Chapitre 1

LANDON

Le gâteau d’anniversaire d’Ellen dans les bras, je suis prêt à descendre. Nora se tient près de la porte et fait un petit geste de la main pour dire au revoir à Posey et Lila. Je l’observe enfoncer ses chaussettes aux imprimés pizza dans une paire de tennis toutes blanches. Je pose un instant le gâteau sur la table rouge dans l’entrée.

– Prête ?

Elle acquiesce.

Elle n’a pas dit un mot depuis notre discussion dans la salle de bains et je ne sais pas comment reprendre la conversation. Je lui ai promis que je n’essaierai pas de la secourir, que je n’insisterai pas pour connaître ses secrets et que je ne l’aiderai pas à se délester de ses problèmes. Elle m’a prévenu un milliard de fois qu’elle n’était pas faite pour moi et qu’elle ne pouvait pas me donner ce que j’attendais d’elle.

Comment peut-elle savoir ce que j’attends d’elle, alors que je ne le sais même pas moi-même ?

Tout ce que je sais, c’est que j’aime passer du temps avec elle et que je veux apprendre à la connaître. Ça ne me dérange pas d’y aller doucement. Les meilleurs cadeaux sont souvent ceux qu’on met le plus de temps à déballer.

Nous marchons sans dire un mot vers l’ascenseur et j’appuie sur le bouton. Seul le chuintement qu’il émet en montant les étages rompt le silence du couloir. Nous pénétrons à l’intérieur et Nora se place dans le coin le plus éloigné de l’habitacle.

Je lui laisse l’espace dont elle a besoin et essaie de ne pas la regarder pendant qu’elle me fixe. Je peux sentir son regard sur moi, mais il est clair qu’elle n’a aucune envie de bavarder aujourd’hui.

Mes bras me semblent vides malgré le gâteau, comme s’il me manquait quelque chose. Nora peut-être ? Chaque seconde en sa présence me donne l’impression de perdre tout contrôle sur mon propre corps. Nora caresse sa tresse du bout des doigts et mes yeux rencontrent les siens.

L’ascenseur n’a pas bougé depuis que nous y sommes entrés. Je ne pourrais même pas dire combien de temps s’est écoulé depuis que nous sommes installés là. Des minutes il me semble, mais il se pourrait bien qu’il ne s’agisse que de quelques secondes.

Ses yeux restent plantés dans les miens. Elle me regarde comme si elle m’examinait, comme si elle essayait de déchiffrer quelque chose.

Ce n’est pas moi qui cache des secrets, j’ai envie de lui dire.

Je repense à Dakota et à notre soirée de la nuit dernière. À quel point je me sentais honteux et coupable quand je n’ai pas réussi à… assurer. À la sensation que j’ai ressentie quand j’ai découvert que la salle de bains était vide parce que mon ex venait de s’enfuir par l’escalier de secours. Ça ne fait qu’une nuit seulement et je suis là avec Nora, à essayer de me rapprocher d’elle.

Je suppose que je garde des secrets, moi aussi.

– Il est cassé ?

J’ai un moment de panique en croyant que Nora parle de mon pénis. Quand je comprends qu’il s’agit en fait de l’ascenseur, j’ai envie d’éclater de rire.

– Je ne sais pas.

J’appuie de nouveau sur le bouton « 1 ». Ça sonne et la porte s’ouvre et se referme. La cage d’ascenseur se met à bouger et je hausse des épaules. Aurais-je oublié d’appuyer sur le bouton ? Aucune idée.

Quand nous atteignons le rez-de-chaussée, j’attends que Nora sorte la première de l’ascenseur. Son coude effleure mon bras et je m’écarte pour la laisser passer. Ma peau est brûlante et, l’espace d’un instant, je me dis que j’aimerais vivre dans une autre réalité. Une dimension dans laquelle Nora m’appartiendrait et où je pourrais la toucher, la tenir serrée contre moi. Dans ce monde, Nora aurait confiance en moi et partagerait des aspects d’elle que personne d’autre ne pourrait voir. Elle se laisserait aller à rigoler et n’essaierait pas de se cacher.

Ce monde imaginaire parfait s’évanouit au fur et à mesure que nous avançons silencieusement dans le hall de l’immeuble. Soudain, je me rappelle à voix haute :

– Je n’ai pas d’autre cadeau pour Ellen.

Nora se retourne et ralentit son allure jusqu’à ce que j’arrive à son niveau.

– Je suis sûre que ce gâteau fait maison et le temps que tu lui accordes seront suffisants.

Elle reprend sa respiration et ajoute en continuant de marcher :

– J’adorerais qu’on me fasse un cadeau pareil.

Quand elle m’annonce des choses comme ça, la confusion s’empare de mon esprit déjà bien embrouillé.

– Pourtant, je croyais que tu n’aimais pas du tout les anniversaires ?

Je ne l’attends pas, mais j’espère tout de même un chouïa d’explication. Son anniversaire arrive la semaine prochaine, mais elle m’a fait promettre de ne rien lui offrir. Elle m’a fait promettre un sacré nombre de choses ces derniers temps. Bon, je ne devrais pas dire ces derniers temps car je la connais à peine depuis quelques semaines, et pourtant je lui ai déjà fait tant de promesses.

– Nan.

Nora ouvre la porte et la garde ouverte, le temps de me laisser passer devant elle avec le gâteau.

Plutôt que de lui demander pourquoi, je décide de lui parler de mes meilleurs souvenirs d’anniversaire.

– Quand j’étais plus jeune, ma mère faisait toujours de mon anniversaire une affaire d’État. On le fêtait pendant une semaine entière. Elle préparait tous mes repas préférés et nous restions éveillés tard chaque soir.

Nora lève les yeux vers moi. Nous sommes presque arrivés devant la porte du magasin du coin. Un couple passe, main dans la main, et je me demande si Nora a déjà vécu une histoire vraiment sérieuse avec quelqu’un. Ça me rend dingue de ne rien savoir sur cette fille. Elle a vingt-cinq ans, évidemment qu’elle a dû sortir avec plusieurs garçons par le passé.

– Elle me faisait toujours ses fameux cupcakes dans des cornets de glace et me les apportait à l’école. Elle pensait que les autres enfants m’apprécieraient davantage, mais ils ne faisaient que se moquer encore plus de moi.

En lui racontant cette anecdote, je me souviens de ma toute première année, quand personne dans ma classe n’avait même voulu toucher à un de ces gâteaux saupoudrés de bonbons colorés qu’elle avait préparés.

Personne à l’exception de Dakota et Carter. À nous trois, nous tentions de manger autant de gâteaux que possible sur le chemin du retour à la maison pour que ma mère croie que toute ma classe avait adoré son cadeau et célébré mon anniversaire.

Il ne nous en restait plus que cinq en arrivant à notre bloc. Nous avions fini par laisser ces gâteaux sur une planche de bois, à l’entrée de la forêt. Ce terrain boisé était le refuge des drogués et des gens qui n’avaient pas eu de chance. Des estomacs vides, tout comme leurs vies. Nous aimions penser que nous avions au moins permis à cinq d’entre eux de se nourrir ce jour-là.

– Moi, j’en aurais mangé un.

Nora a les yeux dans le vague. Elle ne développe pas la raison pour laquelle elle déteste fêter son anniversaire, mais je ne m’attendais pas à ce qu’elle le fasse. Ce n’est pas dans ce but que j’ai partagé avec elle un pan de mon passé.

Nora ouvre la porte du magasin et la clochette retentit. Je la suis à l’intérieur et m’amuse de voir Ellen qui, lorsqu’elle nous aperçoit, le gâteau dans les mains, essaie tant bien que mal de retenir un sourire.

Chapitre 2

- Il reste encore tellement de gâteau !

Nora porte un morceau à sa bouche avec une fourchette en plastique. Nous sommes maintenant assis autour de la table dans ma cuisine, en train de partager les restes.

Des petites miettes du gâteau blanc et des résidus de glaçage vert retombent sur la table. En fait, Ellen n’est pas vraiment fan de sucré. Qu’elle me dise ne pas aimer les fleurs quand je m’excuse de ne pas lui en avoir apporté, c’est son côté ado, soit. Mais ne pas aimer les gâteaux ? Je ne sais pas ce qui cloche chez elle, mais je me dévoue avec grand plaisir pour manger sa part !

Malgré le fait qu’elle semble détester à peu près tout, elle a quand même apprécié notre compagnie. Et même si elle a tenté de contenir ses sourires, elle n’y est pas parvenue, et nous avons passé, tous les trois, un très bon moment. Nora a tourné la plaque de la boutique OUVERT du côté FERMÉ et nous lui avons chanté « Joyeux Anniversaire » en découvrant à cette occasion que j’étais un piètre chanteur. Même sans bougies, nous avons tout mis en œuvre pour qu’elle sache que son anniversaire comptait vraiment pour nous.

Nora a mis de la musique pop sur son portable et Ellen a discuté avec elle plus qu’elle ne l’a jamais fait avec moi. Notre petite fête improvisée n’a duré qu’une demi-heure environ, car Ellen commençait à stresser de laisser le magasin fermé et j’ai eu le sentiment qu’elle en avait assez de parler d’elle. En ce qui me concerne, les gens qui n’aiment pas parler d’eux sont justement ceux avec lesquels j’ai le plus envie de discuter.

– Ça en fait plus pour nous.

Je réponds à Nora en m’emparant d’une autre fourchette sur le bar et en la plantant dans une part du gâteau. Elle est assise sur une chaise près de moi, un pied posé sur le siège et le genou replié contre sa poitrine. Les petites parts de pizza sur ses chaussettes sont aussi bizarres que mignonnes. Je tends la main et assène une petite tape sur le dessus de son pied et lui demandant :

– C’est quoi ces trucs ?

Elle passe sa langue sur ses lèvres.

– La vie est bien trop courte pour porter des chaussettes ennuyeuses.

Elle hausse les épaules et enfourne une fourchette pleine de gâteau.

Je baisse les yeux vers mes propres chaussettes, elles sont blanches avec du gris sur les talons et les extrémités. Merde. Elles sont ennuyeuses à mourir. Et en plus, elles sont hautes. Plus personne ne porte de chaussettes hautes de nos jours.

– C’est ta devise ?

Elle acquiesce, la bouche pleine, et répond :

– L’une d’entre elles.

Elle a du glaçage sur le coin de la bouche et j’aimerais être dans un film romantique pour pouvoir le lui essuyer du bout des doigts. Elle deviendrait toute rouge, nous aurions tous les deux des papillons dans le ventre et elle se pencherait vers moi. Mais je lui dis, en adoptant l’attitude opposée d’un comportement romantique :

– Tu as du glaçage sur les lèvres.

Elle essuie sa bouche avec son pouce, mais manque l’endroit où il se trouve.

– Et tu ne comptes pas me l’enlever toi-même ? C’est le parfait scénario pour un baiser de cinéma.

Elle pense à la même chose que moi. Cette idée m’apaise quelque part. Je lui souris.

– Je pensais justement à la même chose. Si nous étions dans un film, je me pencherais vers toi et essuierais le coin de ta bouche.

Nora grimace, le glaçage toujours au coin de ses lèvres.

– Puis tu porterais ton doigt à ta bouche et j’observerais tes lèvres s’entrouvrir.

– Et moi, en le faisant, je te fixerais droit dans les yeux.

– Je lâcherais un soupir tandis que tu lécherais ton doigt pour enlever toute trace de gâteau. Sans jamais te quitter des yeux.

Qu’elle participe à mon scénario me fait battre le cœur.

– Tu aurais des papillons dans le ventre.

– Du genre agressifs et sauvages, à me rendre complètement folle.

Les yeux de Nora sont plantés dans les miens. Elle sourit, elle est tellement belle.

Je poursuis.

– Je te dirais que tu en as oublié, là, et je me pencherais de nouveau. Ton cœur battrait plus fort.

– Si fort que tu pourrais l’entendre.

Je répète ses mots, m’étourdissant avec eux.

– Si fort que je pourrais l’entendre. Je caresserais ta joue.

La poitrine de Nora se gonfle et se dégonfle lentement.

– Je te laisserais faire.

– Tes yeux se fermeraient comme chaque fois que je te touche.

Nora a l’air surprise de m’entendre dire ça, comme si elle ne se rendait pas compte qu’elle le faisait. Je fixe sa bouche pendant qu’elle parle et me demande à quoi elle pense. Elle continue notre petite histoire :

– Je t’attirerais plus près de moi et passerais ma langue sur mes lèvres.

Mon cœur cogne si violemment dans ma poitrine que je peux entendre le sang palpiter dans mes tempes. Je prends une grande inspiration et remarque que Nora s’est rapprochée de moi. Je ne pense pas qu’elle s’en soit même rendu compte.

– J’écraserais ma bouche contre la tienne. Si tendrement au début que tu le sentirais à peine. Puis j’écarterais tes lèvres avec ma langue et t’embrasserais.

Les yeux de Nora sont pratiquement fermés à présent. À travers ses paupières à demi closes, elle fixe ma bouche.

– Tu m’embrasserais comme si personne ne m’avait embrassée avant toi, et ce serait probablement le cas, jamais de la manière dont tu le ferais toi. Ce serait comme mon premier baiser, même si ce n’est pas le cas.

Sa voix se fond dans un murmure. Je ne peux pas ne pas l’embrasser. Je me penche vers elle, ne laissant plus que quelques centimètres entre nous deux.

– Tu n’as jamais été embrassée avant.

Elle est si près maintenant que je peux sentir son souffle sur mes joues.

– Pas de la manière dont je t’embrasserais moi. Tu oublierais chaque baiser reçu avant le mien, chaque caresse. Tous, sans exception.

J’inspire profondément, et ses lèvres sont sur les miennes avant que je n’aie le temps de reprendre mon souffle. Ses lèvres ont le goût du glaçage. Je sens sa langue tiède dans ma bouche et ses mains empressées dans mes cheveux. Elle m’attire plus près d’elle, ses doigts agrippés à mes racines.

Mes deux pieds fermement ancrés dans le sol, je passe mon bras autour de sa taille et l’attire contre moi, l’arrachant à sa chaise. Elle s’installe sur mes genoux, une cuisse de chaque côté de mes jambes. Elle m’embrasse comme jamais je n’ai été embrassé auparavant et j’ai envie d’oublier chaque baiser avant les siens, chaque caresse.

Son corps souple bascule contre le mien tandis qu’elle mordille ma lèvre. Je sens mon sexe durcir au contact de son corps et suis surpris de ne pas être gêné le moins du monde. Je sais qu’elle le sent aussi. Sans lâcher sa bouche, je sens ses bras s’enrouler autour de mon cou. Elle emboîte son corps dans le mien de manière à pouvoir mieux se frotter contre moi. Son pantalon est si fin, et mon sweat ne dissimule pas grand-chose non plus.

La sentir frotter sa chatte contre mon membre dur en ondulant contre moi me fait gémir. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est tellement bon de la sentir sur moi, même tout habillée.

Putain, la tête me tourne lorsqu’elle s’attarde sur mon cou. Sa bouche sait exactement où m’embrasser, où me lécher et sucer aux endroits précis, à la base de mon cou. J’attrape ses hanches et les presse délicatement, la guidant pour qu’elle se frotte à l’endroit précis où j’en ai envie.

Elle bouge ses hanches de la manière la plus sexy qui soit. C’est une déesse. Tout simplement. C’est une déesse et je suis un putain de veinard d’être avec elle, là maintenant, dans la cuisine, sur cette chaise. Il y a vraiment un truc avec cette cuisine pour qu’elle nous rende à chaque fois complètement fous l’un de l’autre. J’étais loin d’imaginer la soirée se dérouler de cette manière.

Mais je ne me plains pas de la tournure que prennent les événements.

Nora retire ses lèvres de ma nuque tout en continuant de presser sa chatte contre ma bite. Son souffle se fait plus violent au creux de mon cou.

– Putain, j’aimerais tellement que tu ne sois pas le coloc de Tessa.

Elle suçote de nouveau ma peau, puis s’arrête. J’étreins ses hanches entre mes mains et elle poursuit :

– Je te baiserais, putain, je te baiserais là, maintenant, si tu ne l’étais pas.

À ces mots, je sens le picotement familier d’un orgasme monter le long de ma colonne vertébrale. Elle est tellement excitante, tellement décomplexée. Elle me rend dingue. Je suis complètement accro à elle, putain.

– On pourrait prétendre que je ne le suis pas.

Ce n’est qu’à moitié une plaisanterie. Elle rigole et s’abandonne contre moi.

– Putain, Landon, je vais jouir. Ça… ne compte… pas.

Sa voix est rauque et sensuelle. Elle me chevauche et je peux à peine respirer tant elle balance violemment ses hanches contre mon bassin.

Je déplace mes mains sur son dos pour tenter de contenir ses mouvements saccadés. Je suis sur le point de la rejoindre, et je crains de ne pouvoir me retenir. Je ne veux pas y penser, je ne veux pas que mon esprit ruine ce moment. J’ai juste envie de la sentir, juste envie de la faire jouir et de la rejoindre dans l’extase. Je souffle dans son cou :

– Moi aussi. Moi aussi, je vais jouir.

J’aimerais être aussi doué qu’elle avec les mots. Et là je l’embrasse, ne sachant pas exactement ce que je suis en train de faire. Mais le son qu’elle lâche quand elle jouit contre moi me fait comprendre que ça lui plaît.

Mon cerveau disjoncte. Il n’y a plus que les sensations à cet instant. Je ne suis que pure sensation, et elle est tellement forte pour apaiser mon esprit. C’est si bon. Si bon de la sentir, sur mon corps et dans mon esprit stressé.

Tandis qu’elle revient à elle, les mouvements de son corps se font plus lents et sa respiration se calme. Elle pose sa tête sur mon épaule et je sens l’humidité entre nos deux corps, mais aucun de nous ne semble s’en soucier.

– C’était… Je…

Ses mots sont interrompus par le bruit de la porte d’entrée qui claque.

– Landon ?

La voix de Tessa surmonte le bruit de nos respirations haletantes, mettant un terme à notre état euphorique.

– Merde !

Nora bondit de mes genoux et perd l’équilibre. J’attrape son coude et l’immobilise pour qu’elle ne tombe pas par terre.

Je me redresse et les yeux de Nora s’attardent sur mon entrejambe. Sur la zone humide, là.

– Vas-y !

À ses mots, je me précipite pour rejoindre la salle de bains, mais Tessa entre dans la cuisine au moment où j’atteins tout juste le couloir de l’entrée. J’essaie de m’esquiver, mais elle m’arrête. Au moins, j’ai le dos tourné de son côté quand elle me dit :

– Hé, j’ai essayé de t’appeler.

Je ne veux pas me retourner. Je ne peux pas me retourner.

– Je voulais savoir si tu pouvais m’apporter mon autre paire de chaussures au travail. Quelqu’un a renversé un bol de sauce vinaigrette sur mes baskets et je dois faire la fermeture ce soir.

La voix de Tessa semble épuisée. Elle est stressée et je ne suis pas vraiment en position de la conseiller là, maintenant. Je regarde autour de moi pour voir si je ne peux pas attraper quelque chose pour me couvrir et me retourner, mais je ne trouve rien. Rien, à l’exception d’une boîte de Lucky Charms.

– Bref, commence Tessa en éclaircissant sa voix. Vous faisiez quoi ?

J’attrape la boîte de céréales et m’en sers pour cacher mon entrejambe avant de me tourner vers Tessa. Ses yeux sont tout de suite attirés par la boîte. Je la maintiens bien calée contre moi.

– On était…

Je cherche désespérément mes mots et une bonne excuse tout en veillant à ce que les bords de la boîte ne glissent pas entre mes doigts nerveux.

Le regard de Tessa passe de Nora à moi.

– Oh, hé, qu’est-ce que tu fais là ?

J’attends que Nora me vienne en aide, mais elle reste silencieuse. Je suis sur un navire en plein naufrage avec comme seul allié le petit lutin vert sur la boîte de céréales.

– Eh bien…

Je commence, mais je ne sais absolument pas ce que je vais bien pouvoir lui dire. Tessa reste immobile dans l’entrée, les chaussures éclaboussées de sauce blanche. Elle n’est pas la seule à avoir des taches blanches…

– On était en train de cuisiner.

Dans ma tête, je remercie Tessa d’avoir acheté la version familiale de Lucky Charms.

– De cuisiner ?

Tessa observe Nora, une expression indéchiffrable sur le visage. Nora s’avance d’un pas en me regardant.

– Ouais. Du poulet et… des Lucky Charms ?

Son ton est tellement hésitant que Tessa va s’en rendre compte, c’est sûr.

– Pour faire de la chapelure. Tu vois, on a bien testé les Frosties pour recouvrir les croquettes de poulet au restaurant ? Je voulais essayer avec des Lucky Charms.

Je la croirais presque, et plus important encore, il semblerait que Tessa aussi.

Nora poursuit :

– Tu dois retourner travailler ? Viens, allons chercher tes chaussures.

– J’arrive tout de suite.

Ça s’adressait aux deux. C’est tellement bizarre. Pourquoi tout est bizarre dans ma vie, putain ?

Heureusement, Nora est bien plus douée que moi pour mentir. Je disparais dans le couloir, la boîte de céréales toujours en place.

– Qu’est-ce qu’il a ?

J’entends la question de Tessa à Nora, mais je ne m’attarde pas pour écouter sa réponse.

Chapitre 3

Ma chambre est silencieuse.

Elle semble si petite.

Ou peut-être est-ce moi qui me sens tout petit après ce nouvel échange embarrassant avec Nora ? C’était quand même mieux cette fois-ci, parce que nous étions deux à partager ce moment gênant.

Que nous avons provoqué.

Je peux encore sentir son corps bouger frénétiquement contre le mien dans un seul objectif. Je peux entendre ses gémissements dans mon oreille et sentir son souffle chaud contre ma peau.

Il me semble qu’il fait chaud dans ma chambre à présent.

Beaucoup trop chaud.

Je m’écarte de la porte contre laquelle je suis adossé et m’avance dans la pièce en direction de la fenêtre. C’est le bordel sur mon bureau. Des piles de livres et de Post-it envahissent le plateau en bois. Je parie que ce n’est même pas du bois massif ! Il vient d’Ikea et coûte moins d’une centaine de dollars. Je tapote des doigts sur le supposé bois marron foncé, ça sonne creux. Je savais que ce n’était pas du vrai.

Mes doigts tremblent lorsque je passe la main derrière les stores pour ouvrir la fenêtre. Le rebord de celle-ci est couvert de peinture écaillée et de poussière. Il y a même une mouche morte. Tessa grincerait des dents si elle voyait ça. Je note mentalement de le nettoyer cette semaine. Je tire sur l’encadrement en bois qui s’obstine à rester immobile puis coulisse enfin en couinant.

Je l’ouvre au maximum, appréciant les sons calmes de la ville qui pénètrent dans ma chambre. J’adore le niveau sonore ici, à Brooklyn. Hormis quelques voitures et les voix des gens qui marchent sur les trottoirs, il n’y a rien de trop strident. Le nombre de taxis qui klaxonnent est bien moindre qu’à Manhattan. Je ne comprendrai jamais ces batailles de klaxons endiablés. Ça n’a aucun sens pour moi. Comment les gens peuvent-ils s’imaginer que cela puisse améliorer le trafic de quelque façon que ce soit ? Le seul résultat de ce réflexe désagréable, c’est d’énerver davantage les gens et de créer encore plus de bouchons.

En s’éparpillant dans tous les sens, mes pensées font un excellent travail pour m’empêcher de repenser à ce que Nora et moi venons tout juste de faire. Enfin, plus maintenant vu que j’y repense. Comment avons-nous fait pour passer de notre petit scénario de film à son corps en train de me chevaucher sur une chaise ? Je fais tomber mon pantalon et mon boxer à mes pieds et les jette sur la pile de vêtements sales devant la porte de mon placard.

Je change de tenue puis m’assieds sur le rebord de mon lit, près de la fenêtre. Mon portable est branché au chargeur posé sur ma table de nuit. Je l’attrape.

Hardin répond dès la deuxième sonnerie.

– C’est trop tard pour m’empêcher de venir, je serai là vendredi.

Tels sont les premiers mots qui sortent de sa bouche. Je lève les yeux au ciel.

– Salut, je vais très bien. Merci de me le demander.

– Ok. Que puis-je faire pour toi en cette délicieuse soirée ?

La voix d’Hardin couvre le bruit d’une alarme de voiture dans le fond.

– Rien. Je vis un truc un peu bizarre…

Je ne sais pas vraiment de quelle manière lui expliquer ce qui se passe ni pourquoi je l’ai appelé pour en parler. Il rigole.

– Il va falloir que tu me donnes un peu plus d’infos que ça.

Je soupire dans le combiné tout en tendant l’oreille. D’ici, j’entends à peine les voix de Tessa et Nora dans la cuisine.

– Ok, tu vois qui est Nora, la copine de Tessa ? Enfin, elle s’appelait Sophia quand tu l’as rencontrée ? Elle passait souvent à la maison, chez ma mère, peu de temps avant que je déménage ?

Il reste silencieux pendant un moment. Je me demande si je parle trop fort. Je suis incapable de saisir ce que les filles se disent, donc j’espère qu’elles entendent encore moins le son de ma voix.

– Ouais. Je crois.

– Ok, eh bien, on vient juste de coucher ensemble. Enfin, pas tout à fait. Mais c’était vraiment, vraiment pas loin.

J’ouvre les stores en tirant sur les cordons pour les faire remonter.

– Et ?

Évidemment que la réponse d’Hardin serait : Et ?

Je m’assure que ma voix ne soit pas plus forte qu’un murmure.

– Le truc, c’est que Nora ne cesse de me répéter que nous devons rester amis et là, nous étions en train de parler comme d’habitude, et deux secondes plus tard, elle était sur moi en train de me chevaucher et de se donner un orgasme, puis Tessa est arrivée juste après et maintenant je suis dans ma chambre, en panique parce que je ne sais pas quoi dire ni quoi faire.

– Waouh. Tessa est entrée ? La meuf était en train de te chevaucher sur une chaise ? Donc, tu t’es fait griller ! Attends, tu l’as baisée sur une chaise de cuisine ? Ou elle t’a juste chevauché jusqu’à ce qu’elle jouisse ?

Il pose toutes ces questions sur un ton neutre comme si sa bouche ne sortait pas autant d’obscénités que sur les murs des chiottes publiques.

– Hum, la deuxième version. Il n’y a pas eu de sexe. Enfin, pas du genre à s’imbriquer l’un dans l’autre.

– Vraiment ?

Sa voix est calme avec une pointe d’amusement.

– C’est vraiment ce que tu viens de dire ? J’adorerais te demander de me montrer sur une poupée où elle t’a touché.

– Je ne sais pas pourquoi je t’ai appelé.

Je m’allonge et fixe le ventilateur bizarrement coloré au plafond. Hardin semble avoir remarqué quelque chose dans le ton de ma voix.

– Tu l’aimes bien ? Je veux dire, en quoi le fait de coucher avec elle représenterait-il un problème ? Tu es célibataire, elle est célibataire. Non ?

J’envisage cet argument un court instant. Suis-je vraiment célibataire ? Oui, cela fait des mois que Dakota et moi avons rompu.

Puis soudain, une prise de conscience menaçante me frappe en plein visage : elle était ici hier. Putain, je suis un vrai connard. Je devrais dire à Nora que Dakota était ici. Ce serait plus honnête. C’est ce qu’un mec bien ferait, et je suis un mec bien.

– Nous sommes tous les deux célibataires. Sauf que Dakota était ici la nuit dernière.

Je déteste devoir l’admettre. Je ne suis pas ce genre de mec.

Pas du tout.

– Oups. Delilah aussi ? Mais c’est quoi, ce bordel ?

Je ne me fatigue pas à corriger le prénom de Dakota.

– Je ne sais pas. Mais n’en parle pas à Tessa. Pour de vrai. Elle a déjà suffisamment de problèmes comme ça et Nora flippe vraiment à l’idée que Tessa l’apprenne. Je suis sérieux. Et je me fous qu’elle soit nue quand elle te le demande. Tu ferais mieux de faire semblant de ne rien savoir.

– Si elle est nue, je ne peux rien promettre.

– Hein ??

– Ça va. Ça va. Je ne dirai rien. Au fait, tu lui as parlé de ses horaires de boulot ?

Non, je suis une grosse poule mouillée.

– Pas encore. Elle travaille beaucoup ces derniers temps. Oh, et il faut que je te prévienne d’un truc, mais il ne faut pas que tu partes en live. Sérieusement, tu ne le fais pas. Promets-le moi.

Je baisse la voix. Je ne veux pas que Tessa ou Nora m’entende rapporter des choses sur elles à Hardin.

– Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Je suis sûr que Hardin imagine le pire à ce moment-là.

– Promets-le moi.

Il soupire, frustré de devoir être patient.

– C’est promis.

– Tu sais, le serveur au restaurant du lac, ce week-end-là ? Quand toi et Tessa vous disputiez tout le temps ?

– On ne s’est pas tout le temps disputés. Mais oui, quoi le serveur ?

Je sens Hardin sur la défensive, enfin un peu.

– Il est ici.

– Dans ton appartement ?

Le ton de sa voix monte d’un cran et je commence à me dire que ce n’était peut-être pas une bonne idée de lui en parler maintenant, ni de cette manière.

– Non. À New York. Ils travaillent ensemble.

Il soupire et je ne peux qu’imaginer l’expression de son visage.

– Est-ce qu’ils sont… tu sais ? Sortis ensemble ou un truc comme ça ?

Je secoue la tête bien qu’il ne puisse pas me voir.

– Non, rien de ce genre. Je voulais juste t’en parler parce que je pense que pour ton bien, il serait plus sage que tu n’en fasses pas toute une histoire. Tu sais, pour montrer à Tessa que tu as gagné en maturité, et tout.

Et aussi parce que je ne veux pas retrouver mon appartement en miettes si jamais la Seconde Guerre mondiale Hessa éclatait. Bon, s’il brûlait complètement, le problème que Nora et moi avons chaque fois que nous nous retrouvons seuls dans la cuisine ne se poserait plus…

– Gagné en maturité ? Je suis très mature. Enfoiré.

Je le provoque :

– Oui bien sûr, je le remarque à la richesse de ton vocabulaire, enfoiré.

– Hé mec, je suis fier de toi, de ta manière de m’insulter et de baiser à moitié cette Naomi ou Sarah ou quel que soit le nom qu’elle choisira de porter la semaine prochaine, mais j’ai un coup de fil à passer dans une minute.

Je ne peux m’empêcher de rire devant la manière de s’exprimer d’Hardin.

– Merci pour ton aide, Hardin.

Il reste silencieux une seconde, puis reprend :

– Si tu veux vraiment en parler, je peux te rappeler après ?

Sa voix est pleine de sincérité. Je me redresse.

– Non, ça va. Il va bien falloir que je sorte d’ici pour affronter l’ouragan.

– La tempête Dalilah ou Naomi-Sara ?

– La ferme !

Et la ligne coupe.

Chapitre 4

Le temps que je me décide enfin à quitter la chambre, Tessa est déjà repartie travailler. Je retrouve Nora seule, assise dans le canapé, les jambes repliées contre sa poitrine, le dos appuyé contre l’accoudoir du canapé en cuir et la télécommande dans une main.

– Tessa est déjà partie ?

Je pose la question à Nora pour lui faire croire que je n’ai pas du tout attendu d’entendre le claquement de la porte d’entrée pour sortir de ma chambre.

Nora acquiesce et appuie sur la flèche de la télécommande, faisant défiler le programme. Elle ne me regarde pas. Je remarque qu’elle aussi a changé de pantalon. Cette idée fait battre mon cœur à toute vitesse et j’essaie de ne pas trop repenser à ce que nous étions en train de faire quand Tessa nous a presque surpris.

– Tu crois qu’elle sait ?

J’avais prévu d’être légèrement plus subtil que ça en abordant le sujet, mais apparemment ma grande gueule avait d’autres plans.

Le pouce de Nora presse la télécommande, mais elle lance tout de même un regard vers l’endroit où je me trouve, dans l’embrasure de la porte entre le couloir et le salon.

– J’espère que non. Écoute, Landon…

Elle s’interrompt et prend une grande inspiration. La voix de Nora m’indique clairement qu’elle s’apprête à proférer des adieux alors que je l’ai à peine entendu me dire « bonjour ».

– Attends !

Je lui coupe la parole avant qu’elle ne puisse parler sans me laisser l’opportunité de m’expliquer.

– Je sais ce que tu as l’intention de dire. Le ton de ta voix et le fait que tu évites mon regard me donnent une petite indication.

Les yeux de Nora croisent les miens tandis que je m’avance dans le salon pour m’asseoir sur une chaise près du canapé. Elle se redresse pour s’asseoir en tailleur. Ses mains saisissent un oreiller, celui que la mère de Ken m’a donné à l’automne dernier, et le pose sur ses genoux. Sa voix est douce, et j’adore la façon dont elle prononce mon prénom dans un souffle.

– Landon. Je ne suis pas…

– Arrête !

Je suis un peu brutal quand je l’interromps à nouveau, mais je sais déjà ce qu’elle s’apprête à dire.

– C’est le moment où tu me mets en garde et me dis que tu n’es pas une fille pour moi et tout le bla-bla. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, on va parler de ce qui te fait croire ça et voir, à partir de là, où cela peut nous mener.

Une fois que j’ai fini ma phrase, j’ai l’impression d’être un peu sonné. Ça fait du bien de voir que mes pensées viennent de se matérialiser en mots et j’ai même l’impression qu’un ou deux poils viennent de me pousser sur la poitrine.

– Il n’est pas question de voir où cela peut nous mener. Je t’ai déjà dit que nous ne pouvions pas sortir ensemble… On ne pourra jamais être ensemble, pour de vrai. Je ne cherche pas à me remettre dans une relation.

Les yeux de Nora me fixent.

Je suis surpris par son aplomb. D’habitude, quand ce genre de conversation gênante se produit dans les livres ou les films, celui qui parle a toujours le regard un peu fuyant ou se ronge les ongles, ou un autre truc.

Pas Nora. Nora l’impétueuse me regarde droit dans les yeux, et ça me rend un peu nerveux. Mon état second est retombé comme un soufflé, mes poils sur la poitrine ont disparu en retournant là d’où ils venaient et ma gorge est desséchée.

Nora a parlé d’une autre relation. Quelle a été sa dernière histoire ? Je ne pense pas qu’elle m’en parlera et je suis à quatre-vingt-dix-neuf pour cent sûr qu’elle ne partagera pas ça avec moi, mais je lui demande quand même.

– C’était quand ta dernière relation ?

Ses yeux s’élargissent, mais elle ne détourne pas le regard.

– C’est compliqué.

– C’est toujours compliqué.

Elle sourit en m’entendant dire ça.

Je l’encourage.

– Raconte-moi, je veux en savoir plus sur toi. Laisse-moi te le demander.

– Je ne veux pas que tu saches quoi que ce soit sur moi.

Je peux sentir la conviction dans ses mots. Elle le pense vraiment et cette certitude me blesse.

– Pourquoi ?

L’oreiller recouvre sa poitrine à présent et ses doigts sont agrippés aux coins supérieurs. Je me souviens quand Gran, la mère de Ken, me l’a donné. Elle m’a dit qu’elle avait acheté le même pour Hardin, mais quand Ken a sorti les poubelles ce jour-là, il a retrouvé l’oreiller bleu et jaune parmi les ordures. J’ai gardé le mien, et je suis convaincu que lorsque Ken rendra l’oreiller à Hardin, un jour, il sera prêt à le garder cette fois.

Nora n’a pas répondu à ma question. Une pointe de colère frémit dans ma poitrine.

– Pourquoi ? Dis-moi pourquoi tu ne veux pas que j’apprenne à te connaître. Tu m’aimes bien, Nora. Je ne suis peut-être pas aussi expérimenté que la plupart des autres mecs, mais ça, je suis capable de le voir. Pourquoi ne me laisses-tu pas simplement me rapprocher de toi ?

– Tu ne m’aimeras plus autant. Si tu continues de vouloir creuser, tu n’aimeras pas ce que tu découvriras.

Nora se lève et jette l’oreiller sur le canapé. Il retombe sur le sol, mais aucun de nous ne bouge pour aller le ramasser.

– Je t’avais prévenu dès le départ que cette histoire ne nous mènerait nulle part.

Je reste immobile sur ma chaise. Si je me lève, elle va me gifler ou m’embrasser, et bien que je crève d’envie que l’une ou l’autre de ces deux situations se réalise – histoire de garder un contact avec elle –, nous avons besoin d’avoir une vraie conversation, une bonne fois pour toutes. Je commence :

– Tu dis ça, mais quand on s’embrasse ou… tu sais bien… Si tu me donnais juste la raison pour laquelle tu essaies de me garder à distance, on pourrait essayer de trouver une solution ensemble.

Comme elle ne fait que m’observer, ma frustration se transforme soudain en courage. Sans la lâcher du regard, je poursuis :

– C’est vraiment un truc que je ne pige pas chez les êtres humains. Je ne comprendrai jamais pourquoi les gens ne peuvent pas tout simplement dire ce qu’ils ressentent et s’exprimer. Je ne saisis pas. Rien ne peut être si grave. Rien n’est jamais trop grave pour ne pas essayer de trouver une solution. Je ne suis pas une espèce de connard qui te fera croire qu’il sera là pour ensuite disparaître.

Je me lève. Je voudrais me rapprocher d’elle. Elle recule d’un pas.

– Je n’ai pas d’autre intention que d’être près de toi. Crois-moi. Ou au moins, autorise-toi à essayer.

– Tu ne sais même pas de quoi tu parles. Tu ne sais rien de moi. Tu ne savais même pas que j’existais il y a deux semaines seulement.

Ses poings sont serrés lorsqu’elle avance de deux pas vers moi.

Je répète sa phrase absurde.

– Je ne savais même pas que tu existais ?

– Tu étais tellement obnubilé par Dakota que rien d’autre ne comptait à tes yeux. Je ne sais même pas pourquoi nous sommes en train de parler de ça. Nous sommes amis. Rien de plus.

– Mais…

Sa voix monte d’un cran, elle rugit :

– Il n’y a pas de mais, putain ! J’en ai marre de ces gens qui me disent ce que je suis censée faire, ressentir ou comment je dois agir. Si je te dis que nous ne sommes qu’amis, eh bien, nous ne sommes que des amis, putain ! Si je te dis que je ne veux plus jamais te voir, eh bien, je ne te verrai plus jamais. Je suis parfaitement capable de prendre mes propres décisions et ce n’est pas parce que tu te prends pour un putain de psy que je suis obligée de te parler ! Tout le monde n’a pas forcément envie de s’asseoir pour balancer toute sa putain d’histoire à un inconnu.

– Je ne suis pas un inconnu. Tu peux essayer de te convaincre que j’en suis un, mais tu sais bien que non.

J’essaie de briser le mur qu’elle tente, tant bien que mal, de dresser entre nous. Et je ne me prends pas pour un psy. C’est juste que je n’ai aucun problème à exprimer mes émotions.

Maintenant, Nora hurle presque :

– Ah, vraiment ?

– Oui, vraiment !

J’essaie de tourner sa colère en dérision, mais ça ne marche pas. Chaque fois que j’ai pu ressentir contre elle une certaine forme de colère, elle s’est évanouie à l’instant même où je réalisais combien Nora était vulnérable derrière sa colère. Quelque chose m’échappe pourtant, je ne comprends vraiment pas pourquoi elle prend ça tellement à cœur.

– Tu m’as vue combien de fois avant d’emménager ici ?

Qu’est-ce que ça a à voir avec le reste ?

Avant que je ne puisse répondre, elle ajoute :

– Réfléchis bien avant de me répondre.

Je l’ai vue une fois ou deux. Je me souviens de l’avoir vue à la maison de ma mère au moins une fois. Ken connaît plus ou moins son père.

– Tu étais chez ma mère. Nous avons dîné ensemble une fois.

J’essaie de lui prouver qu’elle a tort, mais elle rigole d’une manière enragée.

– Tu vois ?

Sa main s’agite devant elle comme si elle balayait l’air devant moi.

Je ne la quitte pas des yeux même si j’ai envie de regarder ailleurs. Puis sa voix brise le silence.

– Huit fois. Huit, c’est le nombre de fois où nous nous sommes vus. Ça ne m’étonne pas que tu ne t’en souviennes pas.

– Impossible. Je m’en souviendrais.

– Vraiment ? Tu te souviens quand nous parlions d’Hardin et que je faisais semblant de ne pas le connaître ? Je continuais d’espérer que tu te souviendrais. J’étais là quand il t’a plaqué contre le mur dans la maison de tes parents. Je me souviens quand il a levé son poing vers toi mais qu’il ne pouvait pas te frapper parce qu’il t’aime. Je me souviens de m’être assise à la table de ta cuisine quelques jours avant ça et de t’avoir écouté me parler de l’université et combien tu espérais que Tessa soit admise à NYU. Je me souviens du bleu de ton t-shirt et des éclats de miel dans tes yeux. Je me souviens que tu sentais le sirop et que tu rougissais quand ta mère léchait ses doigts avant de te pincer les joues. Je me souviens de chaque détail, et tu sais pourquoi ?

Je reste muré dans le silence.

– Demande-moi pourquoi !

– Pourquoi ?

Le mot qui sort de ma bouche d’abruti sonne de façon ridicule.

– Parce que je faisais attention. J’ai toujours fait attention à chaque chose autour de toi. Le mec gentil et sexy, un peu maladroit, qui était amoureux d’une fille qui ne l’aimait pas en retour. J’ai mémorisé la façon dont tes yeux se fermaient quand tu buvais du bon café et j’adorais cuisiner avec ta mère et t’entendre, toi et ton père, hurler devant un match débile à la télé. Je pensais…

Elle s’interrompt, puis regarde autour d’elle avant de reporter son attention sur moi.

– Je pensais quand même que tu m’avais un peu remarquée toi aussi, mais non. Je n’étais rien qu’une distraction de Dakota. Dakota qui est une sacrée salope, soit dit en passant !

– Ce n’est pas une salope.

Les yeux de Nora s’élargissent.

– Après tout ce que je viens de te dire…

Ses yeux se ferment et s’ouvrent à nouveau lentement.

– Après tout ce que je viens de te dire, tout ce que tu fais, c’est défendre Dakota ? Tu ne la connais même pas comme tu crois la connaître. Depuis qu’elle est ici, elle n’a fait qu’écarter ses cuisses à tous les mecs qui lui souriaient et tu es tellement obsédé par elle que tu n’arrives même pas à voir à quel point elle est horrible.

Ses mots me blessent et mon cœur s’arrête. Trop de pensées fusent dans ma tête pour être capable d’assimiler tout ce qu’elle vient de me dire durant ces cinq dernières minutes.

– Elle… elle ne ferait pas ça.

Nora soupire. Sa colère semble se dissiper un peu plus à chaque seconde qui passe. Je l’observe se diriger vers la porte et enfiler ses sneakers. Elle ne me parle plus et moi, je n’arrive pas à trouver les bons mots.

Je me tiens au milieu du salon et l’observe quitter l’appartement. Si nous étions dans un film, je la poursuivrais, je courrais derrière elle et je m’expliquerais. Je saurais me montrer courageux et trouver les mots pour apaiser sa douleur et sa colère.

Mais nous ne sommes pas dans un film.

Et je ne suis pas courageux...


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