PROLOGUE

J’observe ses beaux yeux noisette et la fossette qui se dessine lorsqu’il esquisse un sourire. Il caresse ma joue et se penche pour m’embrasser tendrement. Oliver est tellement grand que, même en me tenant sur la pointe des pieds, je suis encore bien plus petite que lui.

J’ai choisi pour lui une robe vaporeuse presque transparente et il en profite en laissant sa main remonter sur ma cuisse. J’adore les sensations qu’il éveille en moi, le plaisir qui frémit dans le bas de mon ventre et le long de ma colonne vertébrale. Je sais qu’Oliver aimerait aller plus loin, mais je ne suis pas encore prête. Je lui ai promis de m’offrir à lui pour le bal de fin d’année. Je suis folle de ce garçon, il est tellement beau, tellement gentil. Tellement différent de mon père.

Il s’écarte et je proteste en faisant courir mes doigts sous son tee-shirt.

– Si tu ne rentres pas maintenant, tes parents vont gueuler, précise Oliver en dessinant le contour de ma bouche du bout de son pouce.

Je le laisse partir à regret, mais je sais qu’il a raison. À peine j’ai franchi la porte que le regard assassin de mon père me fait presque regretter d’être rentrée.

– Tu es en retard !

Il me fusille d’un regard noir.

Je me tourne vers ma mère qui astique frénétiquement la cuisine, les yeux baissés.

Comme si le ménage l’intéressait ! Pas besoin de lui demander, je sais qu’ils se sont encore engueulés à mon sujet et que je vais bientôt payer les pots cassés. Jamais il ne s’en prend à elle. Elle, elle est parfaite ; elle, il ne peut rien lui refuser ; elle, il l’aime.

– Je n’ai que cinq minutes de retard et j’étais devant la maison bien avant l’heure, je proteste en tentant un pas vers l’escalier qui mène à l’étage.

Si je parviens à rejoindre ma chambre avant la tempête, il se défoulera sur la porte et, demain, je m’éclipserai de bonne heure pour l’école, afin d’éviter les représailles.

– Quand je dis une heure, ce n’est pas une minute ni une seconde après, crache-t-il en s’avançant vers moi.

J’hésite à me précipiter vers les marches, je suis plus rapide que lui, je peux le semer, mais s’il me rattrape, la suite sera pire encore. Je m’élance au moment même où sa main se referme sur mon bras.

– Et c’est quoi cette tenue ? s’emporte-t-il. On dirait une pute !

– Maman ! je supplie pour qu’elle intervienne.

Elle redresse enfin la tête et me détaille comme si elle venait de réaliser que j’étais là. Un sourire étrange se dessine sur son beau visage qui a toujours fait fondre les hommes.

– À son âge, tu adorais me voir vêtue de la sorte, ironise-t-elle. Tu t’en souviens ?

Il lui sourit, relâchant son emprise. Je profite de ce moment d’inattention pour dégager mon bras et grimper les escaliers quatre à quatre.

Il me rejoint à l’instant même où je verrouille la porte. Je sens la poignée s’agiter sous mes doigts et je supplie Dieu qu’elle lui résiste une fois de plus, sans vraiment y croire. Un homme tout-puissant qui vit dans les cieux, ça ne fait pas partie de mes convictions. C’est juste que je ne supporte pas de rester désarmée face à mon père. Je hais le bruit de ses poings contre le bois et les gémissements des gonds.

– Sandre, putain, ouvre cette porte ! Tu le sais, tu dois respecter mes règles… Si tu te fais engrosser, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi… Sandre, putain !

Je me recroqueville en boule dans un coin de la pièce en attendant qu’il se calme. J’essaie de penser à Oliver, j’imagine ses bras me bercer lentement pour me rassurer. J’aimerais pouvoir m’éclipser par la fenêtre et aller le retrouver, mais il habite dans la ville voisine et il n’y a pas de bus avant deux bonnes heures.

Les coups se font moins insistants, et je recommence à respirer. Quand il fatiguera, ma mère interviendra.

Et comme toujours lorsque le bruit diminue, j’entends sa voix douce reprendre :

– Ryan, elle n’a rien fait de mal.

– Je ne supporte pas qu’elle me désobéisse, elle finira comme toi si ça continue.

– Tu sais très bien que ce n’est pas vraiment le problème.

Le silence se fait, et j’imagine les mains de ma mère apaisant mon père et ses baisers calmant ses tensions. Il ne s’en prend jamais à elle, il l’aime trop pour ça. Je souhaiterais qu’il m’aime à ce point-là, moi aussi, je voudrais qu’il me regarde comme il la regarde, elle.

1

SANDRE

Depuis mon perchoir, je vois tout. Les égarés, les infidèles, les imbéciles, les paumés, les trop sérieux, les pas assez… Avec mon téléobjectif, je ne rate aucun détail et je mitraille.

Steve Marchal, le beau blondinet aux yeux verts, avec son air négligé juste comme il faut et son corps bodybuildé qui les fait toutes craquer, toujours planqué dans un coin à bécoter, ou plus si affinités. Aujourd’hui, il a jeté son dévolu sur la trop jeune Julie-je-ne-sais-pas-comment. À peine quinze ans, et elle porte déjà des trucs fluo qui ne cachent pas grand-chose. Moi, si j’étais sa mère, je lui imposerais le jean et le col roulé, à cette chaudasse. Elle fera peut-être moins la maligne quand elle découvrira où Steve veut en venir. Comment cet imbécile peut-il ne pas se faire choper ? Les filles sont-elles toutes aussi nunuches qu’elles en ont l’air ?

Je prends quelques clichés où l’on verrait presque sa culotte, si elle en portait une, les mains de l’obsédé bien plaquées sur elle et sa bouche l’envahissant. Puis, je fais glisser l’objectif vers un secteur moins écœurant.

Je tombe sur Lewis Brakman avec ses cheveux trop longs et tellement dégueus qu’il reste à gerber même à cette distance. Finalement, je crois que je préfère Steve et ses attouchements salaces, mais j’aime aussi savoir ce que la bande de shootés trafique. Ils sont tous aussi crados les uns que les autres. Pas un pour rattraper l’autre. Comme s’ils perdaient du temps pour la défonce en se lavant. Ils squattent toujours derrière les poubelles, certains disent que c’est pour dissimuler le relent d’herbes et d’autres substances illicites, mais je ne suis pas convaincue, vu la fumée qui s’en échappe.

Je fais un zoom sur les petits carrés noirs qu’ils s’échangent, mais d’aussi loin, ils pourraient aussi bien jouer aux dominos que ça n’y changerait rien. Je ne m’attarde pas, leurs tignasses graisseuses me donnent des haut-le-cœur et ça, même sans l’odeur.

Will Donnell, comme toujours, est plongé dans ses bouquins sur le banc devant l’entrée. Quand on a oublié de prendre des notes ou qu’on ne sait plus s’il y a contrôle, c’est à lui qu’il faut s’adresser. Tout le monde le connaît, même s’il fait plus partie du mobilier que des élèves. Et puis, on ne peut pas le rater avec ses lunettes à la Harry Potter et ses cheveux châtains parfaitement lissés de chaque côté d’une raie bien droite. Et je ne parle pas de ses affreuses chemises à carreaux qu’il boutonne jusqu’en haut. Ce mec a dû se tromper de décennie.

Il n’y a rien d’intéressant à voir, mais c’est ma façon de lutter contre ce que je ferai bientôt si la sonnerie ne me rappelle pas à l’ordre, et vite.

Ça y est, trop tard, j’y suis. Mes mains ont bifurqué vers la petite zone ombragée où se retrouvent les plus populaires. Sans réfléchir, je me retrouve avec Josh Anderson dans le viseur. Je suis irrécupérable, aussi cruche que toutes les godiches qui bavent devant lui. Pourtant, je devrais être vaccinée, j’ai déjà donné avec Oliver. Lui aussi était grand, musclé, craquant. Un enfoiré comme les autres, qui joue de vos faiblesses et vous plante dès que les choses se corsent. Josh est le même genre de beau gosse populaire et superficiel, qui roule des mécaniques et n’est pas capable de faire une addition sans calculette. Je devrais me moquer de lui, de sa stupidité, de son arrogance… au lieu de le reluquer comme une chienne en chaleur. Comment, alors que la première fois n’était pas géniale, puis-je en redemander ? En réalité, ce n’est pas moi qui le désire, c’est mon corps. Je déteste l’idée que mon corps le réclame, lui ou un autre d’ailleurs.

Mais comme toutes les godiches du lycée, je bave devant sa carrure massive de rugbyman, ses cheveux châtains tombant en désordre sur son regard qui vire du bleu nuit à l’azur suivant ses humeurs. J’ai bloqué sur ses biceps qui font onduler son sweat, son jean qui moule à la perfection son joli petit cul. J’imagine cette douce puissance enroulée autour de moi, sa peau brûlante et moite contre la mienne, mes doigts sur son corps dessinant chacun de ses muscles.

Une main se glisse dans son dos et me ramène instantanément sur terre.

Je divague ! Vraiment. Comment un mec qui représente tout ce que j’exècre peut-il me faire cet effet-là ? Je l’avoue, je ne pourrai jamais oublier la première fois où nos regards se sont croisés, quelques jours après la rentrée. Si je n’avais pas remarqué cette étincelle étrange dans ses yeux, ce sentiment de déjà-vu, il n’existerait même pas dans mon monde. Mais, dans le fond de ses yeux bleus, un secret bien gardé a fait écho en moi, comme si son regard hurlait : « Je ne suis pas celui que tu penses, je suis comme toi. »

Une partie de moi sait que je me trompe, mais chaque fois que mes yeux rencontrent les siens, cette étincelle ridicule est là. Elle me nargue, elle me pousse à vouloir découvrir qui est le vrai Josh Anderson. Et pourtant, ce gars n’a d’yeux que pour la splendide Marcy Shepard. Cette pimbêche aux jambes interminables, aux seins parfaits, à la chevelure blonde à couper le souffle, au regard de biche qui peut tout obtenir… Je ne m’y connais pas vraiment en religion, mes parents ne sont pas croyants, mais cette pimbêche a fait vœu de chasteté ou quelque chose dans le genre, alors que lui est clairement en rut. Enfin, il se trouve que mademoiselle est la présidente du « comité de soutien contre le sexe irréfléchi » ou un truc du genre. Non, mais franchement, elle est avec lui depuis le secondaire, qu’y aurait-il d’irréfléchi à se faire plaisir avec son mec. Je me demande comment elle fait pour ne pas avoir l’entrejambe qui la démange, surtout en passant ses journées à se laisser tripoter par un bel imbécile dans le genre de Josh. Cette fille a dû rater sa puberté.

Qu’est-ce qu’il fiche encore à baver devant elle comme un abruti, au lieu de s’en faire une autre ? Depuis des mois, je parie sur la chanceuse qui le dépucellera, mais toujours rien. Un mec normal serait déjà allé voir ailleurs.

Et comme chaque jour, ils se collent en discutant avec leurs amis respectifs. J’observe les longs doigts de Josh qui jouent avec ceux de Marcy comme si ce simple geste suggérait quelque chose d’indécent. Il en meurt d’envie et ça se voit. Si ça ne tenait qu’à lui, Steve l’obsédé aurait l’air d’un saint à côté. En tout cas, ce n’est pas avec eux que j’obtiendrai des clichés compromettants, mais je flashe quand même. J’en ai des tonnes dans le genre, je pourrais faire un inventaire de leurs garde-robes quotidiennes.

Aujourd’hui, Marcy a opté pour une jupe portefeuille grise près du corps et une chemise légèrement transparente qu’on aperçoit à peine sous son trench beige. Josh a un jean plus déchiré qu’à son habitude et un sweat marine presque trop moulant. J’aimerais voir les tablettes musclées que dessine si bien le tissu sombre.

Non, Sandre, n’y pense même pas !

Parfois, j’en ai marre de mes hormones ! Qu’est-ce que c’est nul d’avoir dix-sept ans !

Tu veux tout et tu es encore trop stupide pour réussir à obtenir quoi que ce soit. Tu as envie de sexe, mais malgré toutes les bêtises qu’on te raconte, pour t’éviter le drame mère célibataire ou les maladies terrifiantes, eh bien, tu n’as toujours pas imprimé ce qu’on attend de toi. Tu dois étudier même si tu n’as aucune idée de ce que tu souhaites faire plus tard, et surtout on te demande de mûrir alors que ton cerveau n’a pas assimilé ce que ça signifie. C’est vraiment pathétique, un adolescent. On est tous là, à attendre comme des imbéciles qu’il se passe un truc, sans vraiment savoir lequel.

Bon bien sûr, il y en a qui agissent. Prenez des gars comme Will Donnell, eux, ils sont déjà à fond dans leur avenir et je suis sûre qu’ils savent parfaitement où ils vont. Et dans un autre genre, les Steve Marchal, eux, le sexe ils en connaissent un rayon. Du coup, tout le monde est à ses pieds, alors que dans le genre crétin, il assure ! Même Josh ne jure que par ses conseils débiles. Enfin malgré ça, la Marcy, il ne l’a toujours pas sautée.

Ça y est, je recommence à devenir vulgaire. C’est les hormones, je vous dis, ces satanées hormones.

Je pourrais passer des heures à photographier cette bande d’andouilles, vivant leur adolescence de merde. Ça a l’air tellement facile vu d’ici, tellement cool, alors que cette période est vraiment merdique. Je voudrais avoir déjà trente ans et toutes les complications des premières expériences loin derrière moi. Je voudrais avoir choisi ma voie et, surtout, ne plus me sentir stupide quand il s’agit de sexe.

Bon, si je n’y vais pas, là maintenant, l’assistante sociale risque fort de me tomber dessus. Ma vie est assez compliquée comme ça, pas besoin d’en rajouter.

Je descends de mon perchoir, enfin des gradins du stade qui donnent sur le parc devant le lycée. Je me faufile au milieu de la foule bruyante qui pénètre dans ce vaste bâtiment datant du siècle passé.

Sans vraiment savoir pourquoi, au milieu des autres, je ne me sens pas à ma place. Je ne suis avec personne, je ne parle à personne, mais je ne suis pas pour autant personne. Non, tout le monde me connaît. Je suis la fille qui a des parents tueurs à gages ou derrière les barreaux. Certains disent même que j’ai, moi aussi, fait de la prison pour avoir tabassé à mort un mec qui se moquait de mon prénom. Bien sûr, rien de tout ça n’est vrai, mais au moins ça a le mérite de les tenir à distance. Et pour être honnête, ça me plaît assez d’alimenter la rumeur. J’aime voir les autres détourner le regard quand ils croisent par hasard mes grands yeux noirs trop maquillés. Bon, pour mon prénom, OK, il y a de quoi se poser des questions, mais je ne vous avouerai pas pourquoi ma mère a eu la très mauvaise idée de me baptiser Sandre.

Mon premier cours du jeudi matin, c’est éducation citoyenne. Je me demande encore pourquoi j’ai choisi cette option. Tout le monde disait : « Tu verras, c’est le cours qui rapporte de bonnes notes sans rien glander, parce que tout ce que tu as à apprendre, tu le sais déjà. » Eh bien, je vous le dis, n’écoutez jamais ce genre de conseils que racontent des étudiants au cerveau digne d’Einstein, ou juste pas normaux. À cause de ces rumeurs stupides, je me farcis deux heures par semaine un discours soporifique avec une bande d’abrutis qui se sont fait avoir, comme moi. Bien sûr, dans les imbéciles, il a fallu qu’il y ait Josh et Steve l’obsédé.

Et comme toujours, Marcy et Josh sont déjà devant la porte à se rouler des pelles, enfin plutôt à s’échanger de chastes baisers. Pourtant Josh est à fond, il tente de la plaquer contre le mur, de remonter sa jupe un peu trop serrée, mais la miss est douée. Comment fait-elle pour à la fois le repousser avec le genou, maîtriser sa main baladeuse et dresser sa langue trop aventurière ?

C’est écœurant, ils ne pourraient pas se planquer un peu pour faire leurs cochonneries ! Et si cette foutue mère Salomon n’était pas complètement miro, elle aurait déjà viré les tourtereaux. En passant à proximité, je bouscule la pétasse, histoire de perturber son savant jeu de jambes. Elle me fusille du regard et je lui souris avec une fierté qui dissimule la gêne que provoquent les yeux bleus de Josh eux aussi tournés dans ma direction. Pour lui, je ne dois être qu’une emmerdeuse au cœur froid et peut-être d’autres adjectifs que je préfère ne pas imaginer.

Je m’engouffre dans la salle et évite de justesse le couple torride, Steve et Lucy. C’est l’officielle de l’obsédé depuis plusieurs mois. Si elle savait tout ce qu’il fait en douce ! Et pourtant, je suis sûre que Lucy n’est pas du genre farouche. Quoique… elle fréquente Marcy, donc, on ne sait jamais.

Et la prof qui ne voit rien ! Tant que la cloche n’a pas sonné, personne ne respecte rien. On crie, on jette des objets, on se bouscule, on s’interpelle, et elle ignore le vacarme. Moi aussi, je les ignore. J’ai ma place habituelle que personne ne se risquerait de me piquer. Dans le fond près de la fenêtre, pour pouvoir admirer le paysage quand je n’en peux vraiment plus. Généralement, tout le monde évite de me regarder, mais aujourd’hui, on m’observe en coin et on chuchote dans mon dos. J’ai dû rater quelque chose. Mais quoi ?

Soudain, je me fige. Une espèce de binoclarde avec des couettes sur les côtés qui lui donnent l’air d’avoir dix ans est installée sur ma chaise. Comment est-ce possible ? Pourquoi personne n’a averti cette godiche ?

– Putain, c’est ma place ! je m’écrie, en y mettant toute la hargne dont ma voix est capable.

– Euh… je suis désolée, mais madame… euh… Salomon m’a dit que nous n’étions pas placés, bafouille-t-elle en me fixant avec des yeux déjà humides qui me supplient silencieusement.

Oh là là ! Cette pouffe va se faire bouffer toute crue, pourtant il est hors de question que je m’attendrisse. J’attends, mais elle me dévisage sans broncher. Elle a quand même du cran pour une coincée. Je m’impatiente, je sais que tout le monde nous observe. Elle peut pleurer, j’ai ma réputation à tenir. Enfin, j’espère que je ne vais pas finir chez le dirlo à cause de cette gourdasse. Je ne peux pas me le permettre. Heureusement que la mère Salomon n’y voit que dalle.

– Bordel, tu bouges ou je t’enfonce tes loupes dans tes jolis petits yeux… verts ?

Je la dévisage de mon regard noir, celui qui fait toujours son effet.

Elle hésite un instant et, sans me lâcher de ses yeux de biche apeurée, elle se redresse tremblotante, pour rejoindre l’une des rares places encore libres au premier rang. Les autres se moquent ouvertement, alors qu’ils m’ignorent totalement. Bande d’enfoirés, qui s’acharnent sur une pauvre créature déjà à terre.

Ben quoi ? Ce n’est pas de ma faute. Elle a qu’à s’endurcir un peu, la coincée.

2

SANDRE

Soudain, la mère Salomon tape du poing sur la table pour obtenir le silence. Elle, elle s’est bien endurcie depuis le début de l’année. Elle porte un chemisier à froufrous boutonné jusqu’en haut, agrémenté d’une broche au cas où la fermeture lâcherait, on ne sait jamais, et une jupe à fleurs qui lui tombe sur les chevilles. On dirait une copie conforme, en plus vieille, de la godiche qui vient de me piquer ma place.

Elle commence à déblatérer sur l’évolution des droits du citoyen, mais je ne l’écoute pas. Je suis encore sous le coup de la colère, à cause de cette poufiasse qui a osé me provoquer. Et comme pour me narguer, elle se retourne et me lance un timide sourire, genre désolé. Je la fusille du regard, mais il semblerait qu’elle soit trop cruche pour comprendre le message. Je tourne la tête pour tenter de penser à autre chose et je me retrouve face aux yeux de Josh en partie dissimulés derrière ses mèches rebelles. Il me détaille en coin comme si j’étais une criminelle en puissance, et mon cœur tressaute, alors qu’il ne devrait même pas réagir. Je le dévisage à mon tour, et il reporte son attention sur la Salomon qui me casse déjà les oreilles. Sandre, s’il te plaît, détends-toi !

J’observe le ciel bleu qui illumine la pièce, la brise légère qui caresse doucement les premiers bourgeons du printemps. Pourquoi ne faisons-nous jamais cours dehors ? Je m’imagine couchée dans l’herbe, me laissant bercer par la voix un peu trop aiguë de la prof… quand cette voix de crécelle ose m’appeler, moi qui n’ai rien écouté.

– Sandre River ! répète-t-elle, d’un ton irrité.

– Quoi, p… ? je m’exclame, en tentant de dissimuler ma surprise et mon agacement.

– Ce mois-ci, l’exposé c’est pour vous, déclare-t-elle, tout sourires.

Et elle est contente en plus ? Non, ce n’est pas possible, pas moi. Je me doutais bien que ça allait finir par me tomber dessus. Enfin, j’espérais secrètement qu’elle m’oublie. J’aurais été seule sur le coup, j’aurais pu envisager un discours qui lui aurait fait regretter de m’avoir choisie, mais là, je vais avoir un partenaire. Je prie pour qu’elle ne me mette pas avec David le crasseux ou pire avec Steve l’obsédé. Je la vois hésiter, puis annoncer :

– Monsieur Anderson, vous travaillerez avec mademoiselle River sur l’évolution des droits de la famille.

Oh !

Je n’avais pas pensé à lui. Mon cœur s’est arrêté de battre, je suis au bord de la crise cardiaque, j’en pleurerais presque. J’ose un œil vers le trop beau Josh. Il me fixe désemparé, ses mâchoires sont crispées, son regard a pris une étrange teinte grisâtre, son étincelle a disparu. Il est dégoûté. Non, c’est pire encore, il n’y a pas de mot pour décrire ce que je lis dans ses yeux. Je devrais m’en moquer, mais ça me fait mal. Sandre, ce type est un crétin, un enfoiré de première comme tous les autres, et tu vas lui rendre la monnaie de sa pièce.

Je suis toujours bloquée sur lui, alors que tout le monde range ses affaires sans se soucier du vacarme ahurissant qui envahit la salle et le couloir. Lui non plus ne m’a pas lâchée du regard. Il est au bord du suicide et je représente son enfer. Bon OK, j’exagère !

Soudain, il ose enfin se lever et s’avancer vers moi. Il se déplace avec une aisance formidable pour un abruti censé me craindre. Je n’ai toujours pas bougé, je ne sais même pas si je respire encore.

– Alors, on fait comment ? articule-t-il sans tenter de cacher sa déception.

– Ce soir, chez moi, après les cours, je lui annonce froidement.

Et, machinalement, je déchire une feuille de mon classeur, griffonne mon adresse et la lui tends. Il hausse un sourcil étonné. Bien sûr, il ignore que j’habite à une rue seulement de chez lui.

– OK, répond-il simplement en glissant le papier dans la poche arrière de son jean.

Je regarde son joli petit cul s’éloigner. Qu’il est sexy avec ses larges épaules, ses longues jambes et cette assurance impressionnante, qui le rend plus désirable encore. J’aimerais tellement toucher la marchandise. Je me mords la lèvre inférieure en l’imaginant entièrement nu.

Eh oh ! Qu’est-ce que tu fous, Sandre ?

Je retrouve pleinement mes capacités quand il disparaît dans l’embrasure de la porte. Mais quelle cruche ! Ressaisis-toi, bon sang !

Je n’en reviens toujours pas d’avoir dit ça. Quelle idée de l’inviter chez moi ? On aurait pu aller chez lui. En réalité, je sais très bien pourquoi j’ai fait ça : je ne veux pas voir ses parents. Je ne veux pas qu’ils me jugent. Sa mère fait partie du groupe actif des parents d’élèves et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle a des idées rétrogrades et ultra-rigides. Je suis sûre qu’elle redouterait que j’initie son fils aux armes à feu ou à la drogue si elle savait qu’on doit travailler ensemble.

– Des questions ? me demande la mère Salomon en m’extirpant de mes pensées.

– Euh… non, je bafouille, en découvrant que la salle est déjà vide.

 

J’ai passé la matinée à ressasser la nouvelle. Moi, je dois bosser avec Josh Anderson, supporter sa présence, sa proximité, ignorer l’étincelle qui me confie silencieusement tout ce qu’il ne dit pas. Ça va être l’enfer. Ça y est, ma punition est arrivée.

Je voudrais oublier, mais j’ai du mal à digérer la situation et, du coup, je n’ai vraiment pas faim. Et puis, le self ce n’est pas le top pour vous ouvrir l’appétit. Pourtant, il faut que je mange, car il n’y a plus grand-chose à becqueter à la maison. Je m’oblige à prendre une salade de tomates, une pomme et une brioche.

Toujours perdue dans mes pensées, je m’installe à une table encore libre. J’ignore comment me comporter avec lui. Je ne veux pas jouer les gentilles. Je sais que je ne serai jamais son amie et, de toute façon, je ne veux pas d’amis. Si ça avait été avec quelqu’un d’autre, je me serais autorisé une mauvaise note, histoire de bien faire chier mon partenaire. Mais avec lui, je ne sais pas vraiment si j’en suis capable. J’ai peur d’être trop faible pour être la peste qu’il s’attend à supporter.

Une présence dans mon dos m’extirpe de mes pensées. C’est encore la binoclarde avec ses couettes de petite fille. Qu’est-ce qu’elle me veut celle-là ? Ne me dites pas qu’elle vient s’excuser, ça serait vraiment trop… bouleversant !

– Euh… je peux m’installer avec toi ? bafouille-t-elle.

– Putain, non, je réponds sèchement.

Mais mademoiselle semble du genre bouchée… et courageuse. Elle pose son plateau, s’assied en face de moi et commence à piquer dans sa salade. Je n’en reviens pas, je l’ai humiliée au premier cours de sa nouvelle école et elle espère encore faire de moi son amie. Elle a un grain, la coincée.

– Moi, c’est Prudence, précise-t-elle sur un ton trop enjoué qui me donnerait presque la nausée.

La pauvre ! Avec sa jupe plissée sous le genou, ses collants opaques, son chemisier blanc boutonné jusqu’en haut et sa veste rayée, je la trouvais déjà pathétique, mais pour couronner le tout, elle a le prénom qui va avec. Je la fixe, ahurie et un rien irritée, mais elle l’ignore totalement et continue sa joyeuse litanie.

– Je viens d’emménager à Winsted, avant je vivais à Acton, près de Los Angeles. Ça change de climat. J’ai hésité à mettre un blouson, mais j’avais peur que les autres se moquent de moi. Et toi, tu es ici depuis longtemps ? Sandre, c’est ça ? C’est le diminutif de Sandra, Sandrine… ?

Waouh, elle a du débit, la coincée ! Je la dévisage bouche bée. Elle a vraiment peur qu’on se foute de sa gueule et elle s’est habillée comme ça ? Le blouson, ça n’aurait rien changé. Et comment fait-elle pour être aussi pâle, alors qu’elle arrive de Californie ? Je l’examine de plus près. Ses yeux sont vert amande, ses cheveux châtain clair et, sur ses joues, je distingue quelques taches de rousseur qu’elle a tenté de dissimuler sous un peu de poudre. Elle m’observe comme si elle attendait quelque chose de moi et soudain je comprends, elle veut une réponse.

– Non, c’est Sandre.

– C’est original. J’aime bien, ça change.

Et en plus, elle joue les lèche-bottes. Ça y est, elle a réussi son coup, j’ai envie de vomir. Je n’en supporterai pas davantage. J’empoigne ma pomme et ma brioche, récupère mon sac et me redresse vivement. J’allais m’éclipser sans un mot quand je me rends compte qu’une précision s’impose.

– Prude… la prochaine fois, fais-moi plaisir, si l’envie te prend de t’installer à ma table… évite.

– Mon prénom, c’est Prudence, insiste-t-elle, alors que je m’éloigne déjà.

Et elle me croit complètement bouchée. Comme si je n’avais pas compris. C’est juste que je le trouve à gerber ton prénom, ma petite.

Je pensais m’être débarrassée d’elle pour de bon, seulement il semblerait qu’on partage aussi notre cours d’histoire. Et mademoiselle, toujours perspicace, vient s’installer à côté de moi avec son éternel sourire niais. Je sens mon sang bouillir. Je suis à deux doigts de renoncer à mon dernier cours de la journée. J’hésite, je l’envoie bouler ou je l’ignore, mais si je l’ignore, elle n’est pas près de me lâcher et il semblerait qu’elle se foute de mes attaques cinglantes.

– Bordel de merde, mais pourquoi tu me colles comme ça ? T’as pas remarqué que je ne voulais pas de toi ? je souffle entre mes dents crispées, pour que le gros Wilson ne nous entende pas.

– J’avais remarqué, chuchote-t-elle en levant les yeux au ciel. J’ai l’air d’une intello avec mes lunettes, mais je ne suis pas assez douée pour traîner avec eux. Je suis un peu excentrique, mais je redoute ce qu’ils pourraient me faire fumer…

– Et tu penses qu’on se ressemble, je la coupe, horrifiée.

J’ai haussé le ton, ce qui me vaut un regard noir du gros Wilson. Je me détourne de ma camarade et fais semblant de me plonger dans l’épais bouquin qui est censé nous servir de bible. Je croyais que notre conversation s’arrêterait là, mais quelques instants plus tard, ma voisine me glisse un bout de papier griffonné sous les yeux. J’aime bien ta façon d’être différente.

Ma façon d’être différente ? Elle se fout de ma gueule ? Je me penche pour m’observer. Je porte un legging noir sous des rangers montantes empruntées à ma mère, un débardeur également noir, en partie dissimulé sous une immense chemise à carreaux de mon père. Et j’oublie son vieux cuir trois fois trop grand pour moi, glissé sur le montant de la chaise. J’ai attaché mes cheveux bruns, que je n’ai pas coupés depuis un an, en une queue-de-cheval haute qui dévoile mes yeux smockés à mort.

Elle a vraiment un goût de chiotte, la coincée. Je ne suis pas lookée, je veux juste les garder à distance. Je la dévisage, consternée, et elle n’ouvre plus la bouche du reste du cours.

Bien sûr, elle ne va pas me lâcher si facilement. Le cours fini, elle me colle au train comme du chewing-gum après une journée en plein soleil. Et elle recommence à déblatérer. Non, mais ça lui arrive parfois de respirer ? Et elle voudrait qu’on révise ensemble, qu’on fasse du shopping aussi, et je pourrais dormir chez elle pendant qu’on y est ? Si tu savais à quel point tu m’emmerdes ! Remarque, ça a le mérite de me divertir de ce qui m’attend peut-être déjà devant chez moi.

Soudain, elle réalise qu’elle ne va pas dans la bonne direction. Merci mon Dieu, elle n’habite pas à côté de chez moi.

– Tu vas par là ? me demande-t-elle comme si ça n’avait rien d’évident.

Je ne réponds pas. De toute façon, elle n’en a pas besoin.

– Bon, ben, à demain ! poursuit-elle, toujours aussi enjouée.

– Mais tu vas me lâcher, bordel !

Elle s’éloigne en agitant joyeusement la main et en faisant semblant d’ignorer que je viens de la rembarrer. Je suis tellement perturbée par la cruche qui disparaît au bout de la rue que je percute un abruti qui ne regarde pas non plus où il va.

– Bonjour, Sandre !

C’est le père de Will l’intello. Chaque fois qu’on se croise, il me sourit comme un demeuré, ou comme un ami. Non, impossible ! Je chasse ce mec et les idées terrifiantes qu’il m’inspire. Si quelqu’un est au courant, je suis foutue.

3

JOSH

– Elle a une façon de te presser le gland, mon vieux, à tomber. Je suis sûr que si je lui en touche deux mots, elle te fait la totale quand tu veux.

Steve est toujours trop bavard quand il s’agit de ses conquêtes. Je préférais ne pas savoir que Pénélope je-ne-sais-plus-comment vient de lui faire une gâterie dans les toilettes et qu’il a tripoté la nouvelle bimbo d’à peine quinze ans. Il fait ça, parce qu’il pense que je devrais me décoincer.

En fait, c’est juste que Marcy écoute un peu trop les sermons du révérend Clark. Je suis fou d’elle, mais si elle ne change pas d’avis rapidement, je crois que je vais exploser. Il y a des jours, j’ai l’impression que si j’osais pleurer, c’est du sperme qui me sortirait par les yeux.

J’ai vraiment pensé ça ?

J’ai très nettement un problème. C’est dingue comme j’en ai envie ! Il m’arrive même de loucher sur la poitrine de la grosse Vidal de l’accueil ou sur les jambes fuselées de la prof de maths et je ne parle pas des pom-pom girls qui me font un effet de malade. Quand je pense que je n’ai encore jamais touché une paire de seins. Je vais avoir dix-huit ans, je ne peux quand même pas rester puceau jusqu’à vingt-cinq, juste pour faire plaisir à ma copine.

J’ai beau connaître ses raisons et les comprendre, mon corps, lui, reste sourd à ses convictions. Nous nous fréquentons depuis si longtemps, il ne devrait plus y avoir cette gêne, cette retenue entre nous. Et chacun de mes sens espère plus que tout voir évoluer notre relation. Enfin !

Quand je repense à notre rencontre, je revois son petit corps frêle, magnifique, échoué sur mon perron. Mon cœur s’est enflammé pour elle instantanément et j’ai cru que tout deviendrait beau et simple avec elle dans ma vie.

Elle venait de découvrir que son père trompait sa mère depuis toujours et que cette dernière l’acceptait, mais elle, elle ne pouvait pas l’accepter. Je ne connaissais rien d’elle à l’époque, mais elle m’avait laissé la consoler, la rassurer, et un lien puissant s’est tissé entre nous. Pourtant, ce n’est pas moi qui lui ai permis de tolérer la décision de ses parents, c’est la religion. Et Marcy s’y consacre corps et âme. Au point qu’il m’arrive d’être jaloux du pasteur.

Et puis, la toucher ne me suffit plus, j’en veux plus, j’en ai besoin. Je n’en peux plus des rêves torrides qui m’obligent à prendre des douches froides en pleine nuit pour calmer la bête. J’ai un monstre entre les jambes qui ne se satisfait plus de mes mains. J’ai bien essayé d’en discuter avec Marcy, mais elle ne comprend pas. Elle refuse de comprendre.

– Attendre, c’est être assuré de faire le bon choix, commente-t-elle, chaque fois que j’aborde le sujet.

– Tu doutes encore de moi ? Pourtant, je t’ai prouvé ma fidélité.

– Ce n’est pas le problème, Josh. Tu as… tu as le regard de mon père… comme tous les hommes. J’avais espéré que toi… tu serais différent.

Elle a prononcé ces mots il y a déjà une semaine, mais je ne parviens toujours pas à les digérer. Comment peut-elle me comparer à son père alors que, chaque jour, je lui montre à quel point je l’aime, à quel point elle est unique à mes yeux ? Bien sûr, c’est une fille, elle ne se retrouve pas avec une quille dans le pantalon chaque fois qu’elle y pense. Pour elle, c’est bien plus facile à contrôler.

Marcy me renvoie brusquement à la réalité en me sautant au cou comme si on ne s’était pas vus depuis des jours. L’effet qu’elle a sur moi, c’est dingue ! Sa bouche pulpeuse me fait des propositions indécentes, son regard de braise m’appelle pour des jeux coquins et ses petits seins se dressent dans ma direction comme s’ils avaient besoin d’attention. Je l’embrasse fougueusement en laissant glisser mes doigts sur sa jupe, mais elle écourte notre étreinte. Elle me gronde chaque fois que je deviens trop entreprenant, mais comment pourrais-je rester stoïque après les explications détaillées des attouchements de Pénélope dans les toilettes ? Et pour rajouter à ma frustration, Steve et Lucy se pelotent sans ménagement devant nous, alors que nous devons rester sages.

– Toi, tu as encore soûlé Josh avec tes histoires de cul, le réprimande Lucy en me dévisageant moqueuse.

Si elle savait ! Lucy s’imagine que Steve se contente d’en parler, elle ne semble jamais gênée par les grossièretés de son copain.

– Je lui enseigne la vie, la vraie, réplique Steve.

– Il y a tellement de choses bien plus importantes dans la vie, commente Marcy en s’écartant de moi.

– Ma chérie, si tu me laissais te lécher le minou, tu ne penserais plus jamais de cette façon, la taquine Steve en lui donnant une claque sur les fesses.

Je déteste quand il fait ça et je déteste encore plus que Marcy n’ose jamais riposter, parce que plus on cherche Steve, plus il devient grossier.

– J’ai entendu dire que la vieille Salomon t’oblige à bosser avec la rebelle ? me questionne Lucy pour changer de sujet, comme si elle prenait pitié de ma petite amie.

– Ouais, je grogne les dents serrées.

– Elle va nous le dévergonder, raille Steve en exhortant Lucy vers la sortie.

Marcy le fusille du regard, mais comme toujours, il insiste.

– Tu parles ! Elle va en faire un toxico ou l’entraîner dans les bas-fonds de la ville. Je suis sûr qu’il suffit de mettre un pied chez elle pour devenir accro aux pires drogues, la taquine-t-il.

– Arrête Steve ! le gronde Marcy.

J’ignore pourquoi cette conversation la dérange, mais je préfère ça à ses grands discours sur le sexe qui perturbent mes sens.

À contrecœur, j’abandonne Marcy et son corps de rêve devant le lycée, tandis que Lucy et Steve disparaissent déjà à l’angle de la rue. Ils habitent dans les quartiers résidentiels un peu plus loin. Je tente un dernier baiser enflammé en prétextant avoir besoin de courage, mais rien n’y fait, Marcy résiste. Ma copine a une volonté de fer. C’est une qualité que j’admire, même si je préférerais la voir plus entreprenante.

Je ne peux m’empêcher de penser à Sandre en la regardant s’éloigner. Je n’en reviens toujours pas que la mère Salomon m’ait choisi pour faire équipe avec elle. Cette fille n’ouvre la bouche que pour dire des horreurs. Je me rappelle encore quand elle a débarqué ici avec son regard déstabilisant. Le vieux Soulier ne s’en est pas remis. Je revois son sourire provocateur lorsqu’elle lui a répondu : « C’est tout ce qui reste quand la passion se consume. » Après ça, plus un prof n’a osé lui demander la signification de son prénom.

En m’approchant des petites maisons toutes similaires où vit Sandre, j’ai une nouvelle appréhension. À quoi ressemble sa baraque ? Ses parents ? Certains disent qu’ils sont en prison, mais si c’était le cas, elle serait en famille d’accueil. J’imagine les armes à feu traînant sur la table de la cuisine, les bouteilles vides dans l’évier et des médocs multicolores sur le canapé. Les autres comptent sur moi pour que je découvre enfin la réalité. À la cantine, ils étaient tous surexcités en apprenant que j’allais pénétrer dans l’univers de l’énigmatique Sandre River. On en raconte tellement sur elle et ses parents, mais là tout de suite, je n’ai plus vraiment envie de jouer les Sherlock, surtout que moi, je n’y crois pas à ces foutaises.

Finalement, je suis presque soulagé en apercevant une barrière fraîchement repeinte et une pelouse impeccable. J’hésite presque avant de m’engouffrer dans l’allée.

Je sonne, mais personne ne répond. Je respire profondément en espérant ne pas rencontrer ses parents. Cette idée me fait flipper, j’ignore pourquoi. Je ne suis pas un trouillard, bon sang ! Pense à autre chose, pense à autre chose. Je retire mon blouson et me penche sur la balustrade pour tenter d’entrevoir ma maison toute proche, mais on ne distingue rien entre les hauts arbres du voisin.

Un bruit me fait sursauter et je frémis en la voyant enjamber le portillon avec une souplesse impressionnante. Elle se fige quand elle me découvre sur le pas de la porte. On dirait qu’elle avait oublié notre petit rencard. Nous nous observons un instant sans broncher comme deux ennemis qui se jaugent avant une bataille. Ses yeux noirs trop grands et trop maquillés m’ont toujours foutu la chair de poule, me renvoyant aux souvenirs les plus terrifiants de mon enfance. C’est dingue, ils sont tellement grands que je ne vois rien d’autre. Et ils me font un effet indescriptible, comme s’ils avaient le pouvoir de prendre le contrôle de mon corps. J’en ai des sueurs froides ! Je n’ai toujours pas bougé quand elle s’avance, sort ses clés et ouvre sans un mot.

Là ça va être… intéressant !

– Tes parents ne sont pas là ? je demande, en la suivant de loin.

Un air frais et léger s’échappe de la maison. J’ose un pas à l’intérieur.

Waouh ! Je n’en reviens pas. Tout est blanc : les murs, le carrelage, les meubles, la cuisine, le canapé, même le grand escalier qui doit conduire aux chambres. Tout est propre et parfaitement rangé, rien ne dépasse. C’est moderne, design, ça ne ressemble pas à un repère de junkies ou de voyous notoires.

Je dois avoir l’air d’un imbécile avec la bouche grande ouverte, parce qu’elle me dévisage en esquissant une grimace moqueuse.

– Ils sont en déplacement, déclare-t-elle simplement.

Elle jette son sac militaire sur un imposant fauteuil en cuir blanc.

Ils sont en déplacement, je me répète mentalement. Qu’est-ce qu’ils font comme boulot ? À moins que ce ne soit une façon plus correcte de parler de la prison. Mais si c’était le cas, ça voudrait dire que c’est elle qui fait le ménage ici ? Impossible ! Je l’observe, et elle se fige un instant comme si elle redoutait une présence. M’a-t-elle menti ? Quand elle remarque mon regard braqué sur elle, son expression change et elle me tourne le dos, mais je ne la quitte pas des yeux.

Elle détonne au milieu du décor, je me demande si ses parents sont la vraie raison de son apparente rébellion. Pourtant, il doit bien y avoir une explication à son comportement. J’ai envie de la provoquer pour qu’elle m’en dise plus. C’est étrange, ce désir de mieux la connaître tout d’un coup. Elle est tellement moins effrayante au milieu de tout ce blanc.

– Dommage, j’aurais bien fait leur connaissance.

Elle me fixe comme si je venais de l’insulter et je lui rends son sourire moqueur en redoutant quand même un peu sa riposte, mais elle ne fait rien. Elle se contente de quitter son vieux cuir et de l’envoyer rejoindre son sac. Puis, elle ouvre un vieil ordinateur portable qui trône sur le plan de travail de la cuisine, appuie sur l’interrupteur avant d’aller chercher deux grands verres et du jus d’orange pendant que la machine démarre dans un vacarme assourdissant.

Je l’observe sans oser bouger. Elle est mince à en juger par les fines jambes qui dépassent de son immense chemise usée. Elle pourrait être jolie si elle s’habillait un peu mieux. Je me demande pourquoi elle met ces vieux vêtements informes. Les autres rebelles du lycée ont des fringues déchirées, des bijoux cloutés, des piercings et des tatouages. Elle n’a rien de tout ça, enfin je crois. La théorie de Marcy, c’est qu’elle se punit en portant la garde-robe d’une personne décédée par sa faute. Peut-être son grand-père ou son père.

Je finis par me poser sur le tabouret à côté d’elle, pendant qu’elle me détaille en douce, un air narquois toujours plaqué sur le visage. Je sors mon classeur et mes stylos et dépose le reste de mes affaires au bout de la table. Je l’ai frôlée au passage et ce contact l’a fait sursauter. Serait-il possible qu’elle me craigne ? Je souris en pensant qu’elle redoute ce partenariat autant que moi. Elle a bloqué sur la page de recherche de Google comme si elle attendait que je lui dise quoi écrire. Elle ne sait pas que les cours, ce n’est vraiment pas mon truc ? Pourtant elle, elle a de bonnes notes d’après mes souvenirs. Je comptais un peu là-dessus pour que la corvée soit vite expédiée.

– Bon alors, c’est quoi le plan ? finis-je par articuler.

Elle me fixe, ahurie comme si je venais de m’exprimer en chinois, et reporte son attention sur l’écran blanc en annonçant :

– Eh bien, je pense qu’il faut parler de la famille monoparentale, homoparentale, des enfants adultérins, naturels, de l’adoption, des familles recomposées, du divorce…

Je l’observe bouche bée. Elle y a réfléchi trente secondes, et ça lui inspire tout ça. On a à peine commencé que j’ai déjà l’impression d’être un imbécile à côté d’elle. Cet exposé, ça va être l’enfer. Et comme pour lui prouver ma bêtise, je répète comme un automate :

– Du divorce ?

– Oui, le divorce. Tu sais, c’est ce truc qui permet à deux personnes mariées de se séparer. Ça fait partie de la vie, ça arrive à tout le monde un jour ou l’autre…

Et en plus, elle se moque de moi. Ça y est, c’est fait, je la déteste. Cette fille est une sale prétentieuse aigrie. Je voudrais la remettre à sa place, mais je ne trouve rien de mieux que des arguments qui pourraient sortir tout droit de la bouche du pasteur.

– Ça n’arrive pas à tout le monde. Si on se parle, si on est honnête l’un envers l’autre, on peut traverser les épreuves.

Elle plante ses grands yeux trop sombres dans les miens comme si elle avait pitié de moi et qu’elle s’apprêtait à m’avouer que le père Noël n’existe pas. Pourquoi a-t-il fallu que je sorte une bêtise pareille ? Il faut que j’arrête d’écouter les arguments de Marcy pour justifier que nous sommes bien trop sages pour notre âge.

– Tu sais quoi, mon vieux, t’as les couilles en ébullition et t’arrives plus à penser avec ta tête.

QUOI ?

C’est mon tour de la dévisager, ébahi, en esquissant une grimace. Elle a sorti ça comme ça, même pas gênée par les insanités qui s’échappent de sa bouche. Je n’arrive pas à le croire ! C’est écrit « puceau » sur mon front ou quoi ? Bon sang, évidemment tout le monde le sait. Je rampe comme un caniche stupide aux pieds de Marcy et ils ont tous pitié de moi.

Ressaisis-toi Josh ! Elle n’attend que ça, de te voir flancher. Je ne lui donnerai pas ce plaisir. Hors de question ! J’abandonne mon siège pour mieux la dominer. Elle semble surprise, mais ne me quitte pas des yeux. Sans hésiter, je m’approche davantage et le regrette aussitôt. Ce regard ! Ce que je lis en elle résonne en moi avec un goût amer de déjà-vu. Je sais pourquoi elle est comme ça et elle sait que je sais. Sa respiration se fait sifflante, alors que je réponds :

– Si c’était vraiment le cas, peut-être devrais-tu te méfier d’elles.

– Tu parles en leur nom, maintenant ? C’est évident, elles débordent, mon pauvre.

– Elles ne me semblent pourtant pas désespérées à ce point, je réplique en me plaquant contre elle, les mains fermement appuyées sur le plan de travail derrière elle, comme pour lui prouver mes dires.

Pour être honnête, même cette fille et son corps frêle pourraient me foutre en transe. Je compte mentalement pour ne pas bander, pour ne pas penser à ses seins doux et ronds contre ma poitrine. Ses hanches s’animent, provocatrices, et je retiens un grognement. Son sourire s’illumine, je viens de la défier et elle n’est pas du genre à renoncer.

– Hum ! Putain, oui ! Tu es désespéré et ça se sent, réplique-t-elle. Quel dommage que je ne sois pas disposée à te faire ce cadeau !

Ses mains courent sur mes fesses, sur mes cuisses et remontent entre mes jambes, ma queue gonfle entre ses doigts, et là… elle se détourne subitement en pianotant sur son ordinateur comme si de rien n’était. Je suffoque, je peine à retrouver mes esprits, il a suffi qu’elle me frôle, qu’elle me touche, pour que mon corps réagisse au quart de tour, et je sais qu’elle l’a remarqué. Quand j’y pense, j’en suis malade d’être aussi faible, d’avoir ressenti cette envie en m’approchant d’elle.

La suite est une véritable torture. J’essaie de faire comme si rien de terriblement gênant ne venait de se produire et elle en fait autant, mais mon sexe, lui, n’a pas compris que ce n’était pas le moment. Il réagit à chacun de ses gestes, même les plus discrets. Quand on décide de s’arrêter et de bosser chacun de notre côté ce week-end pour faire le point ensemble lundi, je n’en peux plus. C’est vraiment horrible d’avoir tant bandé pour rien. Et pour qui ? Dire que c’est elle qui m’a mis dans un état pareil, ça me rend dingue.

En arrivant chez moi, je file direct dans ma chambre en ignorant ma mère qui s’active dans la cuisine. Je sais que je devrais passer la saluer, mais je ne peux pas l’affronter, pas maintenant, pas dans l’état dans lequel je suis, pas avec les idées que j’ai en tête. Quand je pense que j’étais censé passer voir Rita avant de rentrer, maintenant je n’en ai plus le courage.

J’ai enclenché le mode automatique. J’ignore comment j’ai atterri sur mon lit à fixer le plafond en tentant de me calmer. Les insanités de Sandre se bousculent toujours dans ma tête. Je revois ses grands yeux incroyablement noirs, ce qu’elle m’a laissé y découvrir, ce que j’ai ressenti, et son sourire moqueur qui ne cesse de me défier encore et encore. Elle a ébranlé mes convictions en un regard et quelques mots. La sensation toujours trop présente de son corps chaud contre le mien me maintient dans un état second alors que je voudrais retrouver mes esprits, reprendre pied.

Je sais que je dois redescendre aider à mettre la table, mais avant je dois dompter mon entrejambe, oublier qu’elle me fait cet effet-là. Il faut que je pense à autre chose sinon c’est sûr, ma mère va flairer le truc. Elle devine tout.

J’observe encore un instant le plafond, puis mon regard se perd dans les innombrables photos de Marcy et moi qui trônent fièrement au-dessus de mon bureau. C’est elle qui les a mises là pour que je pense à elle à chaque instant. Non, je ne dois pas songer à elle, elle me plaît, me fait de l’effet, plus que la rebelle ne le pourra jamais. Oui, c’est ça ! Le nombre de fois où je l’ai imaginée nue sous moi pour finir à deux doigts de jouir dans mon jean.

Les cours ! C’est une meilleure idée, songe au cours. Et vlan, la mère Salomon et son exposé à la noix reviennent me narguer, pour me rappeler Sandre et ses mains qui me touchent et me déstabilisent. Je la déteste.

J’entends Colin, mon petit frère, qui chantonne tranquillement dans sa chambre à l’autre bout du couloir. J’essaie de deviner à quoi il joue pour me sortir toutes ces pulsions incontrôlables de la tête. J’aime mon petit frère, il est la personne la plus importante de ma vie. J’aurais dû aller le voir, lui aurait su me calmer bien qu’il soit trop petit pour comprendre. Parfois, je souhaiterais être né à sa place, tout ignorer de ce qu’était notre existence il y a sept ans de cela. Alors que je me redresse pour le rejoindre, des bruits de pas dans l’escalier me font frémir. C’est ma mère. Je suis sûr qu’elle a déjà compris qu’un truc clochait. J’aurais dû passer l’embrasser, lui raconter quelques banalités sur ma journée avant de monter.

J’inspire un grand coup. Je dois être fort sinon elle va tout saisir en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

Ma mère est super-fière que je sois avec Marcy. Pour elle, c’est la fille idéale qui m’inculque les bonnes valeurs, qui m’évite de faire des erreurs d’adolescent stupide. Et le sexe en fait partie. C’est une femme, elle ne peut pas comprendre ce que mon corps réclame, ce qu’il m’impose. Je suis sûr que ma mère ignore ce que sont les pulsions sexuelles.

Elle apparaît dans l’embrasure de la porte, comme toujours impeccable dans son tailleur anthracite qui n’a pas bougé de la journée. Je ne sais pas comment elle fait pour être irréprochable du matin au soir, même ses cheveux sont encore plaqués sur son crâne en un chignon parfait qui ne lui demande jamais plus de cinq minutes. C’est quelqu’un d’incroyable, que j’admire et respecte. J’aurais certainement fait beaucoup plus de conneries si je ne redoutais pas de la décevoir.

Je suis tellement heureux qu’elle soit ma mère. C’est une femme magnifique, la femme idéale, le genre de femme que tout homme rêverait d’avoir dans sa vie. Non, en fait, je voudrais la même en plus cool et plus délurée, parce que je sais que mon père craque parfois de toujours devoir faire ce qu’il faut.

Je sursaute bêtement quand elle souffle, trop autoritaire :

– Tout va bien mon chéri ?

Je me lève d’un bond et me précipite pour l’embrasser avec un sourire forcé jusqu’aux oreilles. Je sais que je ne suis pas crédible, mais je suis incapable de faire mieux.

– Bien sûr, Maman.

– Toi ! Tes hormones te travaillent, déclare-t-elle avec cette expression soucieuse que je déteste tant.

Comment fait-elle ? Elle ne pourrait pas faire comme si de rien n’était, comme si elle n’avait pas remarqué que je suis devenu un adolescent en rut ? Ou juste faire semblant de ne rien voir, comme le font toutes les mères. Quand je pense à celle de Steve qui ne pipe pas un mot, même quand elle le surprend en train de se masturber, je l’envie. Moi, la mienne en aurait une attaque, pire, elle m’enverrait chez le pasteur pour confesser mes péchés.

– Maman, arrête ça, je réponds en tentant de prendre le même ton autoritaire qu’elle.

Elle pose une main rassurante sur mon épaule et ajoute avec son petit sourire d’avocate persuadée d’avoir raison.

– Sois patient, mon chéri. Ne fais pas de bêtises que tu pourrais regretter. Tu verras, ça passe.

Et ça y est, elle l’a dit. Pourquoi faut-il qu’elle fasse toujours ça ? Qu’est-ce qu’elle y connaît ? Elle n’est pas en pleine puberté à ce que je sache. Mais je m’en moque ! Je n’ai pas besoin d’être culpabilisé ou rassuré, j’ai juste besoin de le faire et de reprendre le contrôle de mon corps.

4

SANDRE

Depuis une heure, je guette le moindre bruit qui provient du garage. J’ai besoin de me défouler, mais j’ai peur de tomber sur mon père. Il y a installé un sac de boxe il y a quelques années et j’aime m’y entraîner en douce. Je ne veux plus être la victime… de personne, jamais. Mais même si c’est ridicule, je redoute qu’il m’y surprenne.

Une fois certaine que le silence a retrouvé sa place dans la maison, je ferme toutes les portes et m’y engouffre à pas de loup. Il n’est pas là, mais je sens encore sa présence. L’odeur âcre de sa transpiration emplit la pièce. Mon père est de ces hommes puissants qui marquent leur empreinte durablement partout où ils passent.

J’enfile les gants, trop grands pour moi, et commence à frapper en me remémorant ma confrontation avec Josh Anderson : « T’as les couilles en ébullition et t’arrives plus à penser avec ta tête. »

J’AI DIT ÇA ? J’ai vraiment dit ça ? Je n’aurais pas pu me contenter de le penser ?

Bon OK, ça me ressemble. J’ai juste fait ce que je fais toujours : piquer là où ça fait mal, tester les limites, provoquer et… il a répondu. Il n’a pas eu peur, il n’a pas eu honte, il ne s’est pas défilé. Le souvenir de son corps pressé contre le mien me rend folle, me pousse à cogner plus fort dans le sac. Je n’en reviens toujours pas d’avoir osé le toucher, le défier, d’avoir désiré aller plus loin, au point de me sentir frustrée qu’il n’ait pas posé ses mains massives sur moi. Quelle folie ! J’ai disjoncté et je divague toujours en imaginant ce qui aurait pu se passer si je n’avais pas rompu le charme. Le charme, n’importe quoi ! Reprends-toi, Sandre ! Je ne suis rien pour lui. Et il n’est rien pour moi. IL. N’EST. RIEN. POUR. MOI.

Mes poings frappent le cuir rouge usé et je m’écarte pour m’acharner avec mes genoux, puis avec mes pieds. Je le revois s’approcher si près de moi que j’en ai encore des frissons. Sa peau douce et chaude contre la mienne. Il faut que j’arrête d’y penser, que j’oublie les sensations qu’a éveillées en moi sa proximité.

Ce mec est en manque, un truc de dingue. Je n’arrive pas à croire que Marcy gâche à ce point la marchandise. Et qu’est-ce qui m’a pris de lancer un tel sujet ? Il ne faut jamais parler de sexe à un puceau. Ça me semble tellement logique maintenant que c’est trop tard.

Soudain, les choses m’apparaissent sous un autre angle. Pour la première fois, ce ne sont plus mes parents qui surgissent sur le cuir rouge mais toutes les godiches du lycée qui se dandinent, railleuses. Si elles savaient que je viens d’envoyer bouler le gars le plus sexy du coin ! Combien d’entre elles auraient vendu leur âme pour une telle opportunité ? Et moi qui reproche à Marcy de gâcher la marchandise !

Putain, Josh Anderson était à ma merci, si vulnérable qu’il m’aurait laissée le dépuceler. J’en ai presque des palpitations dans le bas-ventre en y pensant. Moi, j’aurais pu avoir Josh à mes pieds et je l’ai repoussé. Mes membres s’activent sur le vieux sac en y songeant : l’avoir sous mon emprise, tremblant entre mes doigts, prêt à m’en redemander encore et encore, accro à mon corps qui s’offre à lui toujours plus, toujours plus loin.

Mais bien sûr !

Il faudrait d’abord que je sois capable de le faire décoller. J’entends d’ici ma mère : « Ma chérie, un homme, ça se tient par les couilles, si tu ne gères pas au lit, il s’enfuira en courant. » Comment a-t-elle pu dire des trucs pareils à sa fille de seulement quatorze ans ? Elle est sexologue, mais quand même. Pourtant, je dois bien reconnaître qu’elle n’a peut-être pas tort. Oliver m’a plantée après une première fois plus que décevante, et si j’avais laissé Josh aller plus loin, il se serait sauvé lui aussi.

Et comme une envie pressante, j’ai besoin de me documenter, maintenant et vite. Je quitte les gants, les jette dans un coin et récupère ma chemise sans me préoccuper de la sueur qui ruisselle dans mon dos. Après avoir déniché une tranche de jambon dans le frigo et du pain de mie rassis, je rallume le vieux riblon qui me sert d’ordinateur, déverrouille la porte de l’atelier de ma mère et appuie sur l’interrupteur. Aux murs, les photos de lycéens ont remplacé les gribouillages maternels. Il n’y a qu’une table au centre de la pièce, entièrement recouverte des clichés que je n’ai pas encore eu le temps de classer. Mon Reflex y est posé négligemment, j’avais prévu de développer mes nouvelles prises du jour, mais elles attendront. J’ignore les gros plans de Josh qui me font de l’œil et me dirige directement vers la grande bibliothèque qui remplit le mur du fond.

Toutes les lectures de ma mère sont parfaitement rangées. Tous ces ouvrages dont elle parle avec passion comme si elle exerçait une activité des plus banales. J’aurais dû peut-être l’écouter plus souvent ?

Je sais exactement où chercher. Mon doigt court sur les reliures. Il y a toute la collection de la sexologue Barbara Keesling : Le super-orgasme au féminin, Comment faire l’amour toute la nuit, Le guide du plaisir partagé et ceux du célèbre Français Gérard Leleu : Le traité du désir, L’art de la fellation, Comment le faire jouir de plaisir… et des auteurs moins connus, ou des trucs à faire frémir, genre : Oser la sodomie. J’inspire un bon coup et je m’encombre les bras de la moitié des bouquins du rayon sexe.

Je me débarrasse de mon chargement sur le plan de travail à côté de papi (c’est comme ça que j’ai baptisé le vieil ordi portable de ma mère) qui ronronne calmement. Je sors des feuilles et des stylos comme si je m’apprêtais à faire mes devoirs et je m’attelle à la tâche.

Après quatre heures à bouquiner, j’ai griffonné une dizaine de pages et j’ai une idée plus précise de la chose. En fait, je suis soulagée, je n’étais pas si ignorante que ça, j’avais juste quelques lacunes de vocabulaire.

Et puis, ce n’est pas si terrible. Les termes techniques que les spécialistes utilisent rendent la chose moins effrayante, mais la manière dont ils en parlent est parfois surprenante. C’est comme s’il s’agissait d’un sport qui demande discipline et pratique pour progresser. C’est un peu déroutant, mais ça m’a rassurée. Je peux le faire, je peux y arriver, j’ai juste besoin de m’entraîner.

Au final, je me suis couchée à une heure du mat’ passé. J’étais complètement crevée, mais impossible de dormir. Comment voulez-vous fermer l’œil quand vous avez fait des découvertes à vous retourner le bas-ventre ?

 

Quand mon réveil sonne, je ne sais même pas si j’ai dormi, mais pour la première fois depuis des mois, je n’ai pas fait de cauchemar. Je crois avoir rêvé du corps de Josh pressé contre le mien, mais c’est tellement proche de ce qui s’est passé la veille que je n’en suis plus vraiment sûre.

J’enfile des vêtements à la va-vite, attache mes cheveux en une queue-de-cheval haute, accentue mon regard en recouvrant ma paupière de fard marine et en surlignant le contour de l’œil d’un crayon noir et d’une bonne couche de mascara. Je me retrouve avec sur le dos une chemise bleue à fines rayures qui agrémente habituellement un des costumes sombres de mon père, mais je me moque de la manière dont je suis fringuée.

Une fois devant la porte close de ma chambre, je me fige un instant pour écouter les bruits de la maison. Pas d’eau qui coule, pas de tintement de vaisselle, pas de conversations ni joyeuses ni amères… Lorsque je suis certaine du silence, je m’engouffre dans le couloir, hésitante. La chambre de mes parents semble inanimée et je respire à nouveau avant de me précipiter dans la cuisine pour allumer la cafetière. La machine s’emballe bruyamment pendant que j’en profite pour fouiller le bureau de ma mère, dissimulé dans un coin de l’atelier.

Je sais exactement ce que je cherche, mais j’ai du mal à me rappeler où elle le range. Je finis par dénicher le vieux calepin recouvert de cuir rouge, caché dans le fond d’un tiroir sous un amas de prospectus. Je feuillette les pages cornées. Ma mère a toujours été du genre à cumuler les contacts inutiles et elle les planque pour que mon père ne les découvre pas. Il ne supporte pas ça. On se demande pourquoi ?

Les pages défilent avant que je ne trouve enfin le numéro de sa gynéco, le docteur Chamroux. Je ne l’ai jamais rencontrée, mais je sais que c’est une femme. J’aime autant. Je n’ai pas vraiment envie de me faire tripoter les parties intimes par un vieux pervers. Je retourne dans la cuisine, décroche le téléphone mural et compose le numéro en toussotant.

– Bonjour, c’est madame River, je souhaiterais un rendez-vous pour ma fille.

J’ai la voix qu’adopte ma mère quand elle veut qu’on la prenne au sérieux, et ça a l’air de fonctionner. La secrétaire, à l’autre bout du fil, me demande poliment si je le désire rapidement. Bien sûr, elle doit être habituée aux mauvaises manies de ma génitrice. Incapable de prévoir quoi que ce soit, madame River.

– Oui, si possible, je réplique, sur le même ton qu’elle.

– Demain en fin de matinée, ça vous irait ? poursuit-elle avec le même timbre enjoué.

Comme ça doit être chiant comme boulot !

– Ça serait parfait.

– Alors, à demain onze heures. Vous viendrez avec votre fille ?

Je panique soudain. Ne me dites pas que c’est le genre de chose qu’on doit faire avec ses vieux quand on est encore mineure.

– Non, je suis débordée en ce moment. Elle viendra seule, je lui explique en priant pour qu’elle ne tique pas.

– Très bien. C’est noté, Madame. Bonne journée.

Je souffle bruyamment en raccrochant le combiné. Je peux donc consulter un gynéco sans l’autorisation de mes parents, tant mieux. Et une bonne chose de faite.

Après avoir descendu mon café avec deux tranches de pain de mie de la veille, je prends le chemin de l’école.

J’ai du mal à penser à autre chose. Je me demande comment les autres font pour ne pas avoir l’air trop nuls la première fois. Peut-être qu’ils se contentent de l’être ? Mais si je me décide à tenter l’expérience, hors de question que je me satisfasse de la médiocrité.

Ah quelle belle expression ! La prof d’anglais nous a sorti ça l’autre jour en parlant de nos notes. Je doute quand même que ça puisse motiver qui que ce soit. Enfin, tout ça pour dire que moi, je veux l’emmener au septième ciel. Je veux qu’il m’en redemande, je veux le tenir par les couilles. Même Marcy deviendra banale à côté de moi quand il découvrira ce que je peux lui faire.

Bon d’accord, j’en rajoute peut-être un peu !

5

SANDRE

Je suis déjà arrivée au lycée et, pour une fois, sans avoir détesté les raisons qui ont poussé mes parents à m’envoyer étudier à l’autre bout de la ville pendant toutes ces années. Une demi-heure de bus, deux correspondances, alors qu’il y a tout ce qu’il faut à côté. Ils ont toujours eu un grain, mes vieux.

Comme tous les matins, je passe par le stade et me glisse dans le fond des gradins sans me faire remarquer. Je veux voir dans quel état est Josh après notre petite conversation intime de la veille. Je sors mon Reflex et fixe le téléobjectif. Dissimulée entre les barrières de protection, je sais que personne ne peut m’apercevoir.

Je ne m’attarde pas sur les camés ou les intellos qui potassent leurs cours. Je focalise directement sur la zone ombragée où Josh et ses potes ont l’habitude de traîner. Il est là, il discute avec Steve qui porte un jean tellement déchiré qu’on verrait presque son cul. Pour une fois qu’il n’est pas planqué dans un coin à bécoter, celui-là.

Et là, je me mets à flipper à l’idée que peut-être sa vanité a pris le dessus sur ses obsessions. En même temps, qu’est-ce que Josh pourrait révéler de si terrible ? Que je l’ai provoqué, tripoté et qu’il n’en a pas profité. Non, c’est un mec, il ne dira rien. J’ai beau m’en convaincre, je stresse quand même à mort.

J’oriente l’objectif vers Josh. Il porte un jean noir qui moule parfaitement son joli petit cul et une chemise sombre avec dans le dos un motif que j’ai du mal à distinguer d’où je suis. Ses mains enlacent la taille de Marcy. Elle est, comme toujours, splendide avec une petite robe vaporeuse en satin bleu qui marquerait presque un peu trop ses formes. Ils me tournent en partie le dos, mais la conversation semble plutôt détendue. Je shoote quelques clichés avant de continuer mon observation à l’œil nu. Ils ont l’air de bien se marrer, ce qui me fait paniquer à nouveau. Et s’ils parlaient de moi, s’il avait trouvé le moyen de tourner les choses à son avantage. Je connais les mecs et leur manie de toujours se faire mousser. Mais une idée me rassure : non, il ne ferait jamais ça, il redouterait trop ma contre-attaque. Je n’ai pas la réputation d’être une tendre et ce ne sont pas deux heures passées ensemble qui vont tout changer.

Après avoir fait un tour d’horizon pour tenter de penser à autre chose, je range mon Reflex et vais me glisser dans la foule qui s’entasse devant la porte. J’ai parcouru toutes les meilleures planques et les recoins dissimulés du parc, mais impossible de me souvenir de ce que j’ai vu. Je ne sais même pas ce que les camés fumaient ni si quelqu’un s’est fait tabasser sur le parking. C’est toujours là que les durs à cuire attendent ceux qu’ils ont dans le collimateur.

En m’engouffrant dans la vieille bâtisse, une voix m’appelle et je me fige sur place. Qui a osé ? Je découvre Prude qui me rejoint tout sourires avec son éternelle jupe plissée et sa veste rayée.

– Tu es là ? Je t’ai cherchée partout, s’emballe-t-elle, trop joyeuse.

Je l’avais oubliée celle-là ! Il faut vraiment que je trouve une solution pour m’en débarrasser. En attendant, je l’ignore. Fort heureusement, nous n’avons pas les mêmes cours et elle est obligée de m’abandonner devant la salle du cours de sciences.

Quand la matinée se termine, je n’en reviens toujours pas de l’avoir passée tranquille sans la binoclarde enjouée. Mais Josh et son corps musclé, lui, ne m’ont pas lâchée. Je n’aurais jamais imaginé que quelques instants d’un tête-à-tête imprévu puissent me coller à la peau si sournoisement.

Devant l’entrée du réfectoire, la petite coincée à lunettes se dresse sur la pointe des pieds pour être sûre de ne pas me rater. Malheureusement pour moi, elle ne m’a pas oubliée.

J’ai un haut-le-cœur en découvrant que cette godiche s’est postée juste à côté de Josh et Marcy qui se pelotent comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des mois. Il est toujours en ébullition. Une de ses mains presse sa poitrine, tandis que l’autre remonte distraitement sa robe vaporeuse. L’espace d’un instant, je m’imagine à sa place. Le contact de ses doigts qui se glissent le long de mes jambes et dans mon dos, la fougue de sa langue qui s’introduit dans ma bouche… Ressaisis-toi, Sandre ! Qui voudrait être elle ? Elle est grotesque à tenter de gérer la situation, le repoussant d’une main et maintenant le pâle tissu de sa robe de l’autre.

Le cri suraigu de Prude chasse définitivement cette vision prohibée. Dans sa bouche, mon prénom a l’air d’une insulte, c’est terrifiant. Je vois Josh s’écarter vivement de sa dulcinée comme si sa belle-maman venait de le prendre sur le fait. La mère Shepard est pire que le pasteur. À elle seule, elle pourrait enrôler tout un couvent.

Alors que ça n’aurait jamais dû arriver, nos regards se croisent brièvement. Je sais qu’il regrette déjà ce bref coup d’œil. Ses yeux clairs ont frémi, comme la veille. Et à mon tour, je tremble. Tout en moi lui rappelle ses faiblesses. Un sourire moqueur s’imprime sur mon visage pour repousser ce qui m’anime réellement et j’articule en silence sans le quitter des yeux : « Bourses pleines ». Ma provocation ne le fait même pas grimacer et ses grands yeux azur ne flanchent pas une seule seconde. Il se presse contre Marcy en un défi inexprimé. Mon cœur perd pied, mais je refuse de l’écouter. Soudain, mes initiatives de la nuit me semblent ridicules. Il ne sera jamais à moi, de quelque façon que ce soit. Il n’aurait sans doute même pas été jusqu’au bout si je l’avais laissé faire. Comment ai-je pu imaginer une chose pareille ?

La coincée chasse mes pensées déviantes, alors que nos plateaux glissent devant les étalages de bouffe pas vraiment appétissante.

– Tu lui plais, chuchote-t-elle en se penchant discrètement vers moi.

Un instant, je crois rêver, mais elle m’a bien parlé. Je l’observe pour vérifier si quelque chose sur son visage trahirait la bêtise de sa réflexion. Ce n’est pas possible, d’où elle sort celle-là ?

– Tu confonds intimidation et attirance, je riposte, acerbe, pour dissimuler le choc de sa déclaration surréaliste.

Elle vire au cramoisi, se concentre comme si elle hésitait entre un flan et une banane, elle est pathétique. Dites-moi qu’elle a juste dit ça pour me faire plaisir ? Je vais mourir de honte !

Est-ce que ça signifie que ça se voit que ce crétin me fait de l’effet ? Non, ce n’est pas possible. Si une godiche comme elle s’en aperçoit… Non, non, non, ce n’est pas possible, je ne peux même pas l’imaginer. Et si lui avait compris ?

– La manière dont il t’a regardée, c’est…

Je lui retourne un regard noir pour qu’elle ne termine pas sa phrase, mais elle insiste quand même :

– Je… je suis désolée… Je n’aurais peut-être pas dû dire ça, mais… mais tu es vraiment belle, je suis sûre qu’il pourrait s’intéresser à toi si tu faisais un effort.

Elle tente de rattraper le coup, tandis que nous nous installons le plus loin possible de Josh et de sa bande qui ricanent déjà de ce qu’ils n’ont pas pu entendre.

– Bordel, mais est-ce que j’ai l’air de vouloir plaire ? je m’emporte, en tentant d’ignorer les horreurs qui envahissent ma tête.

Elle m’a tellement perturbée que je découvre, stupéfaite, ce que je viens de prendre pour mon déjeuner : un hamburger, des lasagnes et un flan, très équilibré tout ça. Elle m’a énervée à un point incroyable. J’ai envie de lui lancer mon plateau à la figure, mais je me retiens. Pas de scandale, pas de colle, pas de visite au dirlo, ce sont les seules règles que je ne peux pas transgresser.

Mais qu’est-ce qu’elle s’imagine, la coincée ? Bien sûr, je connais mes pouvoirs de séduction, je les ai même déjà testés. J’étais populaire dans mon ancien lycée, j’avais l’embarras du choix, mais je ne veux plus être ce genre-là. Je ne veux plus être superficielle et insouciante, avoir des amis qui ne s’intéressent qu’à votre notoriété et vous abandonnent dès que les ennuis débarquent.

Elle se tortille sur sa chaise comme une gamine qui a envie de pisser. Je vois bien qu’elle veut dire quelque chose et qu’elle n’ose pas, mais je ne vais pas l’encourager quand même, qu’elle se débrouille ? Et enfin, des mots saccadés finissent par sortir de sa bouche.

– J’ai… j’ai discuté avec mes camarades d’algèbre… ils… ils m’ont parlé de ce qu’on raconte sur toi… euh… tu sais la prison et les histoires de tueur à gages… Je… je trouve ça ridicule de croire à des trucs pareils… Moi, dans mon ancien lycée, on racontait que j’étais d’une famille de mormons.

Je la dévisage, ahurie. De tout son baratin, je n’ai retenu qu’une chose : elle a des camarades d’algèbre ? Elle, elle a des camarades ?

– Tu t’es fait des potes et tu viens quand même m’emmerder ? je proteste, outrée.

– Je ne vais pas te laisser toute seule, je ne suis pas comme ça !

Elle n’est pas comme ça ? Elle n’est pas comme ça ! Quelle cruche ! Mais quelle cruche !

Elle aurait même pu me convaincre si ses lunettes rondes et ses couettes de petite fille ne venaient pas gâcher le tableau. Elle ne va pas se la jouer bon Samaritain ! Tout d’un coup, elle me fout la gerbe. Elle pue la naïveté, je n’en reviens pas. Comment a-t-elle pu survivre sans que personne ne lui remette les pieds sur terre ? Non, je sais, elle est irrécupérable. Et en plus, il a fallu qu’elle ait tout compris : les mensonges pour éloigner les curieux et… Josh. Elle ne pouvait pas se contenter de me fuir, de me craindre comme tous les autres. J’empoigne le plateau que j’ai à peine touché et me redresse, furieuse. C’est décidé, la coincée n’existe plus de toute façon, inutile de se prendre la tête avec une plaie pareille.

 

Je suis soulagée de rentrer enfin chez moi. Un week-end entier sans se farcir la pire godiche qui soit. Et puis, je me fige sur le pas de la porte en réalisant que nous sommes vendredi. Est-ce qu’ils sont là ? Je scrute la rue, observe le jardin, la poignée, guette le moindre bruit. La maison est fermée, il n’y a personne. Je respire à nouveau en repensant à l’incroyable pot de colle qui s’acharne à s’insinuer dans ma vie. Même si elle n’est plus là, le brouhaha suraigu qu’elle provoque continue de perturber mes sens. Elle ne m’a pas lâchée de l’après-midi. Un instant, j’ai cru qu’elle allait me raccompagner chez moi. Rien que de penser à elle, j’ai la migraine. Le silence de la maison qui habituellement me dérange serait presque appréciable.

Après m’être enfilé deux Paracétamol, je commence à bosser sur l’exposé de la mère Salomon. Mes cours auraient pu attendre. Ce n’est pas vraiment ce que j’ai prévu, mais je ne peux m’empêcher de repousser l’échéance. Après les bouquins théoriques de ma mère qui m’ont retourné le cerveau, je suis terrifiée à la simple idée de redécouvrir mon corps. Je suis pathétique !

 

Et puis, il y a notre conversation de la veille. L’espace d’un instant, j’aimerais juste arrêter de penser à Josh, mais les cours, ça n’a jamais été l’idéal pour se vider la tête.

6

JOSH

Le corps de Marcy m’aide à oublier que c’est celui de Sandre qui a envahi mes sens depuis hier. Ce n’est pas qu’elle me plaise. La sentir contre moi n’avait même rien d’exceptionnel. Mais ma petite amie ne m’a jamais touché de cette façon. Je perçois encore ses doigts sur mes hanches et entre mes jambes. Rien que d’y songer, je bande comme un fou.

Malheureusement, ce n’est pas la seule chose qui accapare mes pensées. Impossible de me sortir de la tête ce que j’ai découvert dans ses yeux. En un regard, elle m’a troublé plus que quiconque, parce qu’elle n’est plus seulement une garce sans cœur, elle est comme moi, abîmée par la vie.

Et Marcy qui écourte notre étreinte, me refusant le contact dont j’ai tant besoin ! Il faut qu’on parle, mais ce n’est pas le moment, je dois récupérer Colin dans dix minutes.

– Tu pourrais passer à la maison quand ta mère sera rentrée ? me propose-t-elle.

– Je lui ai aussi promis de faire les courses pour le week-end, je mens en retirant mes mains de son corps magnifique.

Mes amis n’ont jamais entendu parler de Rita, ils ne connaissent rien de mon passé trouble, des années de solitude, de souffrance, que j’ai vécues avant d’emménager à Winsted. Ils ignorent tout des souvenirs qui me hantent, qui m’empêchent d’être vraiment moi. Aucun d’eux ne sait ce que c’est de devenir adulte avant l’heure, de grandir sans autorité parentale. Je voudrais en parler, mais plus que tout, je préfère être comme eux : un ado insouciant et sans histoire. Parfois, j’aimerais juste pouvoir en discuter avec Marcy, mais je redoute que son regard change quand elle saura, alors je ne dis rien, même si c’est une barrière de plus entre nous.

Elle m’embrasse tendrement, mais sans y mettre la langue. Ses doigts se contentent d’effleurer ma poitrine, et je retiens le grognement de frustration qu’elle détesterait entendre.

En arrivant devant l’école de Colin, mon sentiment de manque ne m’a toujours pas quitté. J’ignore les quelques mamans qui me détaillent comme si j’étais une pâtisserie dans une vitrine. Parfois, je me demande ce que font leurs maris pour qu’elles bavent devant tous les jeunots qui passent.

Dès que je m’approche de l’allée ombragée, Colin me saute au cou et fait le malin devant ses camarades de classe en pénétrant dans ma Mustang rouge, pas discrète pour deux sous. Je suis très fier de ma caisse. J’ai bossé comme un malade l’été dernier pour me la payer.

– La maman de Nil t’adore, elle me demande toujours de tes nouvelles, déclare-t-il, en lui faisant de grands signes.

– Elle est un peu trop vieille pour moi, je commente en faisant ronfler le moteur.

– Ben pourquoi tu dis ça ? C’est normal, c’est une maman !

C’est vrai, j’oublie parfois que Colin est trop jeune pour comprendre ces choses-là. J’aimerais tellement pouvoir partager plus avec lui, mais c’est encore trop tôt. Je change de sujet avant qu’il ne me pose quelques questions embarrassantes.

– Il faut que je m’arrête à la supérette pour acheter deux, trois trucs.

– Ne me dis pas qu’on va voir Rita ? ronchonne-t-il, croisant les bras sur sa poitrine en signe de protestation.

– Elle n’est pas si horrible et ça lui fait plaisir de te voir, j’ajoute alors qu’il boude à côté de moi.

– N’importe quoi, elle me regarde comme le coyote qui n’arrive jamais à attraper Bip Bip.

J’éclate de rire, et son expression se renfrogne davantage. S’il savait, il ne la verrait pas comme ça.

– Tu n’es pas son père, ajoute-t-il, soudain très sûr de lui, tu n’y es pour rien si elle ne sait pas s’occuper d’elle.

Un hoquet de surprise m’échappe et je me demande s’il n’en a pas déjà compris plus qu’il n’est censé savoir.

– J’en ai pour deux minutes et je reviens.

Je le laisse ruminer dans la voiture, pendant que j’achète quelques fruits, des légumes et un paquet de pâtes.

Une fois devant l’immeuble de Rita, il me suit sans discuter, juste parce que le quartier de Hartford où elle vit est parfois un peu flippant. Colin ne se risque pas à jouer les durs à cuire et je préfère ça. Il se colle contre moi, quand nous croisons dans les escaliers un homme aux allures de biker. J’esquisse un sourire moqueur et il me tire la langue.

Nous attendons quelques minutes devant la porte de Rita mais, comme souvent, elle ne répond pas, alors je sors le double des clés que j’ai toujours sur moi. Colin entre le premier et s’enfonce dans le canapé en allumant la télé. Comme toujours, il règne un désordre incroyable dans le petit studio. J’ouvre la fenêtre pour aérer un peu et attaque la vaisselle qui s’est entassée dans l’évier.

Rita débarque alors que je termine de nettoyer la cuisine.

– Hé Joshy, ça me fait plaisir de te voir, couine-t-elle sur un ton un peu trop enjoué.

Elle se dresse sur la pointe des pieds pour atteindre ma joue et je me penche pour lui faciliter la tâche. Ses cheveux sont passés du noir corbeau au rouge criard depuis ma dernière visite et ses grands yeux bleus ont quelque chose d’intrigant qui me rappelle Sandre. J’évite de détailler sa tenue un peu trop légère et provocante, bien que ce soit la seule femme que je connaisse qui n’ait pas l’air ridicule dans des fringues pareilles.

Rita Riley doit avoir dans les quarante ans, mais elle n’en fait même pas trente. C’est sans doute parce qu’elle est encore totalement immature.

– Pourquoi tu as amené le têtard ? murmure-t-elle en désignant Colin qui fait exprès de l’ignorer.

– Parce que c’est mon frère et que s’il y a bien une personne à qui je ne veux rien cacher, c’est lui.

– Pourtant tu sais bien qu’il me fout les jetons !

– Et maintenant, tu as la phobie des petits garçons de sept ans, je la taquine en attaquant la préparation des pâtes.

– Il a grandi, commente-t-elle, soudain perdue dans ses pensées. Tu devrais arrêter de venir, je me débrouille très bien toute seule.

Je ne réponds pas, parce que cette conversation ne rime à rien et que nous en avons déjà trop parlé. J’ai besoin de m’assurer qu’elle va bien, sinon ça me ronge, c’est aussi simple que ça.

– Ça va ton boulot ? je demande pour changer de sujet.

– Sam et Josy me sortent par les trous de nez, pour changer !

Rita est serveuse dans un bar à strip-tease. Sam est son patron et Josy une collègue. Je n’y ai mis les pieds qu’une fois, un jour où elle n’y travaillait pas, et ne lui en ai jamais parlé. Ma mère refuse que j’y aille, mais j’avais besoin de savoir où Rita passait ses soirées. Même si ma mère tolère mes visites, elle redoute toujours que Rita me corrompe.

– Mais ne parlons pas de ça, poursuit-elle. Comment vont tes amours ? Toujours la même ?

– Tout se passe bien, je bredouille en salant l’eau et surtout en évitant de songer au corps de Sandre qui me tourmente.

– Tu mens très mal, Joshy chéri. Dis-moi tout, tu sais que je m’y connais en relation amoureuse.

– … Déclare la femme qui n’est pas capable de garder un homme plus d’une semaine, je lui réponds d’un ton moqueur et avec un clin d’œil.

– Ce n’est pas bien de se moquer, réplique-t-elle, m’envoyant un léger coup de coude plus affectueux qu’autre chose.

– Elle n’est pas encore prête à ce que notre relation évolue.

Je m’étonne moi-même de lui faire cet aveu, Rita est incapable de comprendre ce genre de chose, elle qui butine de mec en mec sans se soucier de leurs états d’âme.

– Comment une jeune fille normalement constituée peut-elle résister à un beau mâle comme toi ?

C’est bête, mais cette remarque me fait plaisir. Je voudrais le lui dire au lieu de ça, je me contente de grogner.

– Ne te moque pas.

– Tu devrais lui proposer une petite gâterie pour lui prouver quel gentleman tu es, déclare-t-elle le plus sérieusement du monde.

Décidément, nous ne vivons pas sur la même planète !

– Ta notion de la galanterie est terrifiante, Rita !

 

 

 

 

 

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