Du haut de la mezzanine, j’observe la foule se mouvoir dans le club
bondé. Portés par la musique lancinante, les corps se pressent les uns contre
les autres.
Soudain, la tablette accrochée à ma ceinture vibre pour me rappeler à
l’ordre : la commande que j’attends est prête. Les invités qui ont demandé
ces boissons ne doivent pas attendre. Je me ressaisis et descends de mon observatoire.
Perchée sur mes hauts talons, qui m’empêchent de marcher trop vite, je n’arrive
pas à détourner le regard des couples qui s’enlacent sur la piste. La
sensualité qu’ils dégagent est communicative.
La porte de la cuisine s’ouvre devant moi pour laisser passer un de
mes collègues, qui m’adresse un clin d’œil complice avant de continuer son
chemin, un énorme seau à champagne perché sur l’épaule. Je me faufile derrière
lui et récupère un plateau chargé d’une bouteille de champagne et de quatre flûtes.
J’adresse au passage mon plus beau sourire au commis de cuisine avant de
repartir avec mon butin.
Mes pensées ne cessent de dériver vers lui. Qu’a-t-il prévu au juste ?
Dans les escaliers, je croise une Hostess qui s’efface pour me laisser
passer. Je la remercie et grimpe les dernières marches avec soulagement. Les
invités à qui j’apporte cette commande ont réservé la Chambre Rouge, réplique
de la pièce spéciale de Christian Grey. Au centre trône un énorme lit, dont les
colonnes en bois sombre dégagent une impression de solidité. Il vaut d’ailleurs
mieux qu’elles le soient, étant donné la nature des activités auxquelles les
invités s’adonnent entre ces murs.
J’entends des gémissements étouffés en entrant dans la chambre. Je me
hâte de refermer la porte derrière moi et de déposer le plateau sur une table
près de l’entrée. Puis je décroche la tablette numérique de ma ceinture pour
indiquer que je suis « en service », plus par habitude que par
nécessité.
Fidèle à ses instructions,
je patiente un peu, pour donner aux convives le temps de se rendre compte que
je suis là.
— Bonsoir.
La voix grave me fait sursauter. Il
est installé dans l’alcôve, plus loin sur la gauche. Nos regards se rencontrent
et ma gorge se serre. Nous y sommes. Mon cœur accélère, la chaleur se répand
dans tout mon corps. Je m’en veux de réagir si fort à sa présence.
Les gémissements gagnent en intensité de l’autre côté de la pièce, je
fais un effort pour ne pas regarder dans leur direction.
Je suis là de mon plein gré. J’aurais pu choisir un autre job. Mais ma
curiosité l’a emporté. La perspective d’un défi m’a appâtée, celle du gain m’a
aveuglée. L’évidence me frappe de plein fouet : je me suis mise dans cette
position toute seule et il ne m’aidera
pas à m’en sortir. J’ai accepté de revenir pour récupérer le dossier de
Lesskov, à moi d’en assumer les conséquences. Je ne saurais dire si cette nuit
marque le début ou la fin d’une nouvelle ère. En repensant aux mois qui
viennent de s’écouler, je me demande si j’aurais pu faire autrement. Mes choix
auraient-ils pu être différents ?
Un simple coup d’œil vers lui suffit à balayer mes questionnements. Il
m’observe tel un prédateur guettant sa proie. Si j’ai détenu le pouvoir un
court moment, il est évident que maintenant c’est lui qui mène le jeu. Son
regard inquisiteur passe ma tenue au crible : les escarpins à talons
vertigineux, les bas noirs, la jupe crayon fendue sur le côté, le chemisier au
décolleté trop plongeant, mon cou, ma bouche, et enfin mes yeux. Je sens mes
joues s’empourprer. Il m’a pourtant déjà vue nettement moins habillée. Mais ce
soir, c’est différent : je sais ce que nous allons faire. Cela ne me
déplaît pas, au contraire.
Il ne perd rien de mon trouble. Le duel s’engage. Je garde la tête
haute et les yeux rivés aux siens, mais cette nuit ne m’appartient plus. Je ne
m’appartiens plus. Me voici aux portes de mon ultime nuit blanche, d’une nuit
sans fin que j’attends depuis que je l’ai rencontré. Il est temps de découvrir
jusqu’où je suis prête à aller par amour de la vérité.
L’histoire commence un jeudi matin. Je m’en souviens bien parce que c’est
le jour où j’ai pris ma carrière en main. Enfin, plutôt, où j’ai joué à la
roulette russe avec un revolver chargé. Manière de parler : à l’époque, je
n’avais encore jamais touché à un flingue.
Ce matin-là, tous les membres de la rédaction sont regroupés dans la
salle de réunion. Il n’y a pas assez de places assises, certains d’entre nous sont
donc debout. Un accident sur les voies du RER m’a mise en retard, donc je fais
partie du deuxième groupe. Je maudis intérieurement l’inconnu qui a décidé d’en
finir ce matin : il n’aurait pas pu choisir une autre méthode, de
préférence ne dérangeant pas la Terre entière au passage ? Je sais, je ne
suis pas très charitable. Mais je réfléchirai sur mon manque de compassion plus
tard ; pour l’heure, le rédacteur en chef distribue les sujets. Suspendue
à ses lèvres, j’attends mon tour.
J’ai été embauchée dans ce journal il y a quelques mois. À la suite de
mon reportage de fin d’études, un homme politique assez célèbre a été mis en
examen pour corruption. J’ai mis cette première expérience en avant lors de l’entretien
d’embauche, et ça a marché. Il faut dire que sur cette affaire j’ai reçu
l’appui d’un journaliste reconnu, qui m’a ensuite recommandée à la direction. Je
n’appelle pas ça du piston. J’ai bossé comme une dingue pour arriver dans cette
rédaction et je compte bien m’y faire un nom.
La qualité de mon travail ayant été reconnue, je pensais, très
naïvement, écrire sur des sujets importants. En réalité, je passe mon temps sur
les colonnes de faits divers, « pour me faire la main », comme dit
Claude, le rédacteur en chef, qui continue de parler :
— La situation change, aux États-Unis. Hillary Clinton perd du terrain
face à Trump. Nous devons être sur le coup. Notre envoyé spécial nous fait
un rapport quotidien sur l’avancement de la campagne.
Jusqu’ici, rien d’inattendu, nous avons droit à un point sur la
campagne présidentielle américaine lors de chaque briefing. C’est l’actualité la
plus suivie du moment. Et franchement, je m’inquiète de ce qui va se passer outre-Atlantique.
— Je trouve nos amis russes étrangement calmes face à cette élection. Pourtant,
je n’ai pas besoin de vous rappeler que les enjeux sont énormes. Ce qui m’amène
à un autre sujet : j’ai besoin d’envoyer deux personnes à
Saint-Pétersbourg sur une mission longue durée pour travailler sur une piste
donnée par un de nos informateurs…
Je tends l’oreille. Enfin le moment que j’attendais. Ce matin, j’ai
décidé de ne plus me laisser faire. Je suis venue, j’ai vu et maintenant, je
vais vaincre le lion. Ok, là, j’exagère. Mais il n’empêche que le temps passé
coincée dans le train tout à l’heure m’a permis de faire le point : hors
de question que je me laisse enfermer dans des sujets sans importance. Je vaux
mieux que ça. Si le boss n’accepte pas de me faire confiance, je me casse. Je
suis sérieuse. Autant proposer mes piges en free-lance plutôt que de végéter
dans la plus grande rédaction du pays sans toucher aux vrais sujets.
À la fin de la réunion, Claude m’assigne à nouveau à la colonne des
faits divers. Ça ne peut pas en rester là. Une sérieuse discussion s’impose.
Tandis que tout le monde se disperse, je suis le rédacteur en chef jusque dans
son bureau, dont je referme la porte.
— Bonjour, Claude. Il faut que je te parle.
Mon chef ne s’offusque pas de mon attitude, il
est lui-même connu pour son tempérament rentre-dedans. Et malgré la charge de
travail colossale qui lui incombe, il trouve toujours du temps pour son équipe.
Enfin, si on a quelque chose d’intéressant à lui dire.
Il s’installe derrière son bureau, et déjà, ses
doigts pianotent à toute allure sur son clavier. Il fait toujours plusieurs
choses à la fois.
— Tu as trois minutes, m’annonce-t-il.
— Tu cherches quelqu’un pour la mission en Russie. Je suis volontaire.
Autant aller droit au but.
Le cliquetis des touches continue.
— Hum…
Le ton sceptique m’encourage à clarifier ma
position.
— Je sais que tu n’enverrais pas des membres de la rédaction à plusieurs milliers
de kilomètres sur un coup de tête. Ta piste est plus sérieuse que tu ne veux
bien le dire. Je ne prétends pas connaître les tenants et les aboutissants de
cette affaire, mais je peux te garantir que je peux être vraiment très utile
sur place.
Claude s’arrête un instant de pianoter pour
me jeter un regard. J’ai capté son attention.
— Qu’est-ce qui te fait dire que j’ai
besoin d’une débutante sur une affaire de cette envergure ?
Une chance que je n’aie pas eu le temps de
poser mon sac à main en arrivant. Je glisse la main dedans et en sors un
exemplaire de l’Argumenti i fakti du jour,
que je dépose sur le bureau entre nous. Mon rédacteur en chef m’adresse un
haussement de sourcils dubitatif.
— Où veux-tu en venir,
Auxane ?
— Le russe est ma langue
maternelle, Claude.
L’étincelle d’intérêt que je vois passer dans
son regard m’encourage à poursuivre :
— Mes parents étaient russes et je
détiens les deux nationalités. Je peux être un atout sur cette affaire.
Claude observe distraitement le journal tout
en réfléchissant. Il finit par repousser le quotidien vers moi.
— Je vais considérer ta
candidature.
La déception m’étreint. Je m’attendais à plus
d’enthousiasme de sa part.
— Je…
Il me coupe tout de suite.
— J’ai bien compris ce que tu
pouvais apporter à cette enquête, mais je dois réfléchir avant de te donner ma
réponse. En attendant, tu devrais t’occuper de ton article : je le veux
pour ce soir.
Le ton est sans appel. Claude se remet à
taper sur son clavier sans m’accorder un autre regard. Je récupère ma pièce d’identité
et sors de son bureau. Je quitte la rédaction peu après : le sujet qui m’a
été confié nécessite que je me déplace sur le terrain.
Un froid glacial règne sur Paris en ce début du
mois de janvier. Je presse le pas en direction du métro. Je ne peux pas m’empêcher
de penser à cette affaire en Russie. Je me demande pourquoi Claude s’intéresse
soudain à ce pays. Il doit forcément s’agir d’un gros dossier.
Je suis la personne qu’il lui faut. J’en suis
persuadée. C’est ma chance de prouver ce que je vaux.
Pendant les heures qui suivent, je rencontre
les malheureux propriétaires d’un hôtel particulier qui a été squatté en leur
absence. Je viens de démarrer au journal et je m’ennuie déjà aux faits divers.
Un ennui qui entre en conflit direct avec le sentiment d’urgence qui m’habite
depuis des années déjà : pour moi, chaque seconde qui passe doit être
utile et pleinement satisfaisante. Je vis pour deux depuis que ma sœur aînée
est morte.
Je rentre ensuite à la rédaction, où je boucle
ma colonne en une petite heure. Lorsque je termine, il ne reste plus beaucoup
de monde au bureau. J’éteins mon ordinateur. Inutile de traîner plus longtemps.
— Auxane, dans mon bureau tout de
suite !
La voix de stentor de Claude m’arrête alors
que je m’apprête à prendre l’ascenseur. Je le rejoins et le trouve dos à moi, regardant
par la fenêtre.
— Je ne peux pas t’envoyer en
Russie.
— Mais je…
— La direction n’a pas validé le
budget nécessaire pour couvrir les dépenses de deux journalistes pendant
plusieurs mois. Personnellement, je pense que tu aurais été un atout précieux
pour JC une fois sur place.
Jean-Christophe Dupuis, alias JC, est l’un
des meilleurs journalistes français. Cela ne me surprend pas qu’il ait été
choisi pour cette mission.
Soudain, des mots sortent de ma bouche comme
de leur propre initiative :
— Je peux payer pour mes propres
dépenses.
Je me mords l’intérieur de la joue. Claude
fait volte-face pour me regarder droit dans les yeux. Je comprends qu’il pèse
le pour et le contre de ma proposition. Puis il me lâche :
— Dans ce cas, vous partez dans une semaine.
Je ressors du bureau, un sourire victorieux sur les lèvres mais le
cœur battant la chamade. Je suis dix pour cent stressée et quatre-vingt-dix
pour cent méga excitée à la perspective de ce qui m’attend pour les prochains
mois. Je ne perds pas de temps et file retrouver JC.
Je dois tout de même avouer que, de tous mes collègues de travail, il
n’est pas celui que j’aurais choisi spontanément pour bosser en binôme. Déjà, c’est
un vieux de la vieille, donc niveau méthodes de travail, c’est le Moyen Âge. Mais en plus,
il m’a clairement dit que j’étais l’équivalent d’une stagiaire à ses yeux, et
que mon reportage de fin d’études n’était qu’un coup de chance qui ne se
reproduira pas. Selon lui, si j’ai été embauchée, c’est uniquement grâce au
journaliste qui m’a pris sous son aile… Bref, il ne peut pas me voir en
peinture.
Je le rejoins à son bureau. Il est l’un des rares encore présents dans
l’open space.
— Salut JC !
Il ne prend pas la peine de me répondre. Parler à un mur serait plus
productif. Il continue de taper sur son clavier à la vitesse d’un paresseux
sous antidépresseurs, et avec deux doigts, s’il vous plaît.
— Ou devrais-je plutôt t’appeler « coéquipier » ?
Il redresse vivement la tête.
— C’est quoi cette connerie ?
Cette fois, j’ai retenu son attention. Je décide de faire durer un peu
le suspense, histoire de me venger de son attitude condescendante. Je sors mon
téléphone de ma poche et commence à pianoter dessus.
— Tu es sur quel vol, dis-moi ?
Je ne tiens pas à être assise près de toi dans l’avion, mais ça serait bien qu’on ne
perde pas trop de temps à se chercher à l’aéroport…
Son regard vif passe de mon visage à mon téléphone.
Une veine qui bat sur sa tempe témoigne de son agitation. Pour un mec
expérimenté, il monte vite dans les tours.
— Je ne sais pas où tu penses
aller comme ça, mais je t’assure que tu ne partiras pas en mission avec
moi !
Il se lève d’un bond et part en direction du bureau de Claude, non
sans me lancer un regard furibond au passage. Je ne suis pas enchantée de
devoir travailler avec lui moi non plus, mais cette mission est une vraie
opportunité pour moi. Je vais enfin avoir l’occasion de montrer ce que je vaux.
Je surmonterai tous les obstacles, quitte à payer mes propres dépenses une fois
sur place. Je suis prête à tout. Dans une semaine, je serai sur le terrain loin
de ces bureaux, plongée dans une vraie mission.
— Auxane !
La voix de mon chef résonne à nouveau dans l’open space presque désert. Je me dirige
vers son bureau. Claude referme la porte derrière moi tandis que JC met un
point d’honneur à m’ignorer.
— Que sais-tu de l’Arctique ?
Je glisse un regard en coin à JC avant de me concentrer
sur mon chef.
— Pas grand-chose, en dehors du
fait qu’il s’agit d’un territoire glacé dont la souveraineté est disputée par
plusieurs pays.
Je me raidis en entendant un ricanement de la
part de mon collègue.
— Tu ne peux pas m’envoyer avec la
petite sur une mission aussi importante !
— « La petite » ? J’ai
un prénom, tu sais ?
Le ton condescendant de JC me hérisse.
— Calmez-vous, tous les deux.
La voix de notre chef est posée. Il a l’habitude
de gérer l’ego des membres de son équipe.
— J’attends de vous que vous
travailliez en bonne intelligence sur ce dossier.
Il sort une épaisse pochette cartonnée d’un
tiroir.
— Je ne comprends pas pourquoi tu
me colles une bleue dans les pattes.
JC croise les bras sur sa poitrine. Un coup d’œil
de Claude me dissuade de répliquer.
— Tu me fais confiance ?
Mon collègue marmonne quelque chose dans sa
barbe. Le chef est en train de le mettre au pied du mur.
— Tu sais que cette affaire est
importante. Je ne t’enverrais pas sur place avec Auxane si je ne pensais pas qu’elle
peut t’être utile.
Un silence obstiné lui répond.
— Sa nationalité russe pourrait t’ouvrir
des portes et te fournir une couverture par la même occasion.
Le rédacteur en chef prend le silence de mon
collègue pour une abdication et entreprend de me briefer. Il parle pendant une
bonne heure et je me rends compte de l’ampleur de la tâche qui nous attend. Les
Russes sont prêts à tout pour obtenir la souveraineté sur une large partie de
l’Arctique. S’il le faut, ils iront jusqu’à falsifier le rapport qui doit être
remis à la Commission des Nations unies dans quelques mois. Le pétrole de la
région suscite beaucoup de convoitises, et des hommes d’affaires sans scrupules
sont à l’œuvre pour s’en emparer.
— Inutile de te dire que cette affaire
a des implications internationales, conclut-il. Le réseau s’étend probablement jusqu’au
gouvernement. Mais vous devez vous concentrer sur un membre moins important de
l’organisation. Un businessman.
Claude me tend une photo, sur laquelle je
découvre un homme d’âge mûr au regard perçant, qui n’est pas dénué de charme.
— Dimitri Lesskov. Cet homme est
votre cible prioritaire. Vous devez le trouver et l’utiliser pour récupérer un maximum
d’informations. D’après mes sources, il est mouillé jusqu’au coup dans cette
affaire, et même si ce n’est pas un personnage de premier plan, il pourrait
nous amener à de plus gros poissons.
— Pourquoi ne donne-t-on pas cette
enquête à Interpol ?
JC émet un rire moqueur.
— Petite, si on donnait toutes nos
infos à la police, on n’aurait plus de taf.
Claude prend un air concerné pour me
répondre.
— Nous avons toutes les raisons de
croire que certains membres de la police sont également impliqués. Personne ne
sait jusqu’où s’étend la corruption.
Il me donne encore quelques détails sur la
mission avant de nous laisser partir. C’est seulement en sortant du bâtiment que
je réfléchis à la suite. Je savais que j’allais trop loin en proposant au
rédacteur en chef de payer moi-même mon billet d’avion, mais c’était mon ultime
argument pour parvenir à mes fins… Et maintenant, je dois trouver de l’argent.
Pas beaucoup, heureusement : je pense que trois cents euros feront l’affaire.
J’ai proposé de subvenir à mes besoins, mais en réalité, je suis
fauchée comme les blés. Ce n’est pas une blague. Mon compte se maintient
au-dessus de zéro les quatre ou cinq premiers jours du mois avant de sombrer
désespérément. Je sous-loue une chambre en résidence universitaire alors que je
ne suis plus étudiante. Je ne me plains pas : j’ai toujours connu un train
de vie modeste, voire pauvre.
Je trouve une place assise dans le RER et consulte le solde de mon
compte bancaire sur mon téléphone, chose que j’évite absolument de faire en
temps habituel. Ce que je découvre est encore plus déprimant que ce que je
pensais. Bizarre que mon banquier ne m’ait pas encore contactée : peut-être
qu’il fait durer la trêve de Noël plus longtemps. Ou peut-être bien qu’il est
en train de se dorer la pilule sur une plage ensoleillée quelque part à l’autre
bout du monde. Ce serait bien son genre. Inutile de lui demander un prêt, il ne
me l’accorderait sous aucun prétexte. À bien y réfléchir, peut-être qu’il
accepterait si j’étais prête à aller plus loin avec lui. Je réprime un frisson
de dégoût. L’idée de coucher avec ce petit homme au ventre rond et au teint
grisâtre me répugne.
Les relations que j’entretiens avec les hommes sont généralement assez
brèves. Tout s’arrête avant même de commencer. Je n’éprouve pas le besoin d’être
en couple. La solitude me convient.
Je pense à l’enquête pendant tout le reste du trajet. Une vague de
satisfaction déferle en moi. Je vais enfin travailler sur un sujet de fond !
En quittant la gare, je respire l’air froid à pleins poumons et réfléchis à la
manière de rassembler l’argent dont j’aurai besoin pour couvrir mes dépenses
lors de mon voyage. Je connais peu de personnes susceptibles de m’en prêter dans
mon entourage. En fait, je ne demande jamais d’aide : ce n’est pas du tout
dans mes habitudes.
Une fois dans ma petite chambre d’étudiante, je me débarrasse de mon
manteau et de mes chaussures avant d’allumer l’ordinateur sur mon bureau. À
vingt-trois ans, je n’ai jamais voyagé. De toute ma vie, je n’ai jamais quitté
le territoire français. L’excitation qui me gagne est d’autant plus grande. L’adrénaline
se répand dans mes veines : impossible de penser à autre chose. Je m’attaque
aux préparatifs du voyage, passant un long moment sur Internet à tout planifier.
Les chiffres s’alignent et la somme que je pensais nécessaire s’alourdit
considérablement : pour survivre deux mois en Russie, il me faudrait au
minimum mille euros. En espérant qu’il ne se passe pas d’événement majeur m’obligeant
à dépenser plus.
Je repose mon bloc-notes et m’affaisse dans ma chaise de bureau. Mon
excitation retombe un peu face à ce constat déprimant : je ne trouverai
pas cet argent si facilement. Personne ne me donnera cette somme dans un délai
si court.
En dehors de Milan, peut-être.
J’essaye de chasser cette pensée, mais elle revient tout de suite me
tourmenter. Mon ami d’enfance pourrait aisément me donner cet argent. Le voudrait-il ?
C’est une autre histoire. Je sais déjà qu’il ne fera pas preuve de
philanthropie : je vais devoir lui donner quelque chose en échange.
Et il y a bien quelque chose qu’il convoite. Une chose qu’il désire
depuis très longtemps et que je lui ai toujours refusée jusqu’à maintenant.
Moi.
— Tu délires, ma vieille, lâché-je
à voix haute.
Je me relève et décide de prendre une douche
pour me changer les idées, et je me reconcentre sur la mission qui m’attend en
Russie. Je n’y suis jamais allée, et la perspective de me rendre dans le pays
natal de mes parents me laisse songeuse. Je n’ai presque plus de famille
là-bas. Tout juste une cousine, Valentina, qui m’a retrouvée grâce à Internet.
Il y a un an environ, j’ai reçu une demande
de contact sur Facebook de la part d’une inconnue. Je l’aurais refusée si la
jeune femme ne s’était pas présentée comme faisant partie de ma famille. J’ai
mené mes propres recherches pour aboutir à la même conclusion qu’elle : nos
pères étant frères, elle est bien ma cousine.
Valentina est la dernière personne qui me
rattache à ma famille paternelle. De ce fait, même si j’ai du mal à la
considérer comme une parente proche, j’essaye de la contacter assez
régulièrement.
Tandis que l’eau chaude coule sur mon corps, je me surprends à
considérer à nouveau la possibilité de coucher avec Milan en échange de cet
argent.
Arriverais-je à lui faire débourser autant pour une nuit avec moi ?
Mille euros ? Sérieusement, quels sont les tarifs d’une escort de
luxe ? De toute façon, cette idée, c’est de la folie…
Ou peut-être pas ? C’est vrai, ce qui se passe en Arctique
pourrait bien déclencher une troisième guerre mondiale. À côté de ça,
coucher avec un mec pour quelques billets, est-ce si grave ? Sans compter
que Milan est canon. Si j’ai toujours refusé d’aller plus loin avec lui, ce n’est
pas parce qu’il ne me plaît pas. Loin de là.
Milan et moi, ça remonte à loin. Nous nous sommes rencontrés il y a
quinze ans. On est presque sortis ensemble à un moment, juste avant que je ne
me rende compte que nous n’étions pas du même côté de la barrière.
Milan est un dealer. Et quand je parle de dealer, ce n’est pas le
petit caïd du coin qui traîne dans les cités. Non, lui, c’est du lourd, du
très, très lourd. Il vit sous couverture. Et si j’étais avec lui, je devrais
faire de même. Sans parler des risques encourus.
Je suis journaliste. Ce à quoi j’aspire, c’est dire la vérité, la
partager avec le monde entier. Je pense faire partie des « gentils »,
même si je ne suis pas non plus une sainte. L’intégrité et la sincérité sont
mes mantras. Si je devais choisir entre dévoiler la vérité au risque de tout perdre
ou me taire et garder mon petit confort, je dévoilerais tout, sans hésiter.
Bref, Milan et moi, ce n’est pas possible.
Le premier dilemme de ma carrière se présente. Dois-je mettre de côté
mes idéaux au profit d’une mission plus importante ? En suis-je seulement
capable ?
L’opportunité que je peux saisir aujourd’hui ne se représentera pas.
Je ne peux pas me dégonfler maintenant que j’ai gagné ma place sur le dossier.
Tout en m’enveloppant dans un drap de bain, je réalise que, en réalité, j’ai déjà
pris ma décision…
Si je veux mettre toutes les chances de mon côté avec Milan, il va
falloir envoyer du lourd. Et même du très, très lourd. Je rédige un court SMS.
[Dispo
ce soir ?]
Droit au but. Les fioritures, ce n’est pas mon genre. La réponse est
presque instantanée.
[La
porte est ouverte.]
Une chose que j’apprécie chez Milan : il fait de vraies phrases,
même par SMS.
J’ouvre le seul placard de ma chambre et passe mes fringues en revue.
N’ayons pas peur des mots, il n’y a rien de bandant dans tout ça. J’ai besoin que
Milan soit au garde-à-vous rien qu’en me regardant et ce n’est pas avec un slim
noir que je vais y arriver. Mais si je n’ai pas ce qu’il faut, je vais l’emprunter.
Je traverse le palier. La fille qui occupe la chambre en face de la mienne est
vraiment douée pour les fringues… cheap,
dirons-nous. En quelques phrases, je la convaincs de me laisser piocher deux ou
trois trucs dans sa garde-robe. Je reste clouée devant le nombre d’articles
provocants qu’elle possède. Elle est prostituée à ses heures perdues, ou
quoi ? J’imagine l’emploi du temps de malade : étudiante le jour, et
catin la nuit.
Mon imagination m’emporte trop loin… Je me concentre sur les morceaux
de tissu, prends ce qu’il me faut et ressors en vitesse.
Je mets un soin méticuleux à me préparer. Je dois être irrésistible,
vraiment à tomber. Il faut que je vaille les mille euros que je vais demander à
Milan. En finissant de me maquiller, je m’interroge sur mon comportement. Que
penseraient mes parents s’ils savaient ce que je m’apprête à faire ? Je
repousse cette idée dans un coin de ma tête. Je ne parle jamais d’eux et j’essaye
de ne pas non plus penser à eux.
Il est vingt-deux heures lorsque je frappe à la porte de Milan. Il m’invite
à entrer presque tout de suite et je le suis dans le salon. Son appartement est
grand, aménagé avec goût dans l’esprit loft. Je ne m’attarde pas sur le décor, j’ai
une seule chose en tête. Deux, en fait. La première : allons-nous passer à
l’action ? La deuxième : me prêtera-t-il la somme dont j’ai
besoin ?
Appuyé au plan de travail de la cuisine, il m’étudie. J’observe avec
attention les œuvres d’art suspendues au mur de briques. Je suis nerveuse, ça
ne me ressemble vraiment pas.
— Tu vas me dire ce que tu fais
ici ?
Je prends une grande inspiration avant de lui faire face. La lumière
tamisée m’empêche de bien voir ses yeux. Comme toujours, je joue cartes sur
table.
— J’ai besoin d’argent,
Milan. De beaucoup d’argent, en fait.
Il se détache du plan de travail et se plante devant moi sans cesser
de me scruter. Du bout des doigts, il caresse mon bras avant d’arrêter sa main
à la base de mon cou. Ma peau se couvre de chair de poule. Il n’aurait qu’à se
pencher pour que nos corps se pressent l’un contre l’autre. Un frisson d’excitation
parcourt mon dos.
— C’est pour ça, la
tenue ?
Je n’ai pas besoin de répondre. Il m’a percée à jour à la seconde où
je suis entrée dans l’appartement. Cette robe courte, moulante et décolletée ne
me ressemble pas du tout.
Sa main remonte jusqu’à mon visage qu’il prend en coupe, son pouce
caressant ma joue. Il penche la tête et pose ses lèvres sur les miennes. Son
baiser est doux. Il attend que je réagisse, alors je pose mes mains sur ses
épaules et me colle à lui.
Mes lèvres s’entrouvrent et sa langue vient chercher la mienne pour
entamer une danse qui s’intensifie quand mes hormones prennent le dessus. Depuis
combien de temps un homme ne m’a-t-il pas tenue ainsi ? Cinq ou six mois,
je crois. Mes appétits se réveillent.
Toute pensée rationnelle s’évapore. Je ne pense qu’à cette bouche sur
la mienne et à cette main qui appuie dans le bas de mon dos. Je sens déjà l’érection
de Milan contre mon ventre. Ma tenue rencontre le succès escompté.
Mes mains remontent dans son cou, je fais jouer mes doigts dans ses
cheveux. Il me force à reculer jusqu’à ce que je me retrouve plaquée contre le
mur. Nos lèvres se détachent et nos regards se croisent. Le sien est chargé de
désir. Je prends les choses en main et enroule une de mes jambes autour de sa
taille avant de l’embrasser à nouveau. Le désir enfle au creux de mon ventre. J’en
veux plus. Beaucoup plus.
Tout à coup, il se détache de moi et recule d’un pas. Je vacille sur
mes talons. Son regard froid me glace.
— Tu en es réduite à vendre
ton corps, maintenant ?
Bonne question. Ai-je un autre choix ? Ai-je exploré toutes les
options ? Peut-être pas, mais Milan m’apparaît comme la solution la plus
rapide et la plus efficace. En tout cas, je compte me tenir à la décision que
j’ai prise. Je vais aller jusqu’au bout, et si j’échoue, eh bien je verrai à ce
moment-là. Sans compter que maintenant j’ai très envie de lui.
J’avance vers lui sans répondre. Au fond, je sais que les barrières
qui nous séparent sont toujours là, mais j’ai décidé de les ignorer, pour une
fois.
— Admettons que ce soit le cas. Tu
refuserais ?
Ma voix est basse. Nos corps sont presque collés l’un à l’autre. Ses
yeux ne me quittent pas. Je passe la main dans son cou et exerce une pression
pour rapprocher nos lèvres. Il se laisse faire et répond à mon baiser avec une
ardeur égale à la mienne.
Tout à coup, il saisit mon bassin et je bloque mes jambes autour de
lui tandis qu’il me porte jusqu’au canapé, sur lequel nous nous effondrons. Sa
main remonte le long de ma jambe, entraînant avec elle le tissu de ma robe.
Je bouge les hanches contre lui dans un mouvement suggestif. Il
étouffe un grognement lorsque mon bas-ventre appuie contre son érection. Nous n’avons
jamais eu ce genre d’intimité lui et moi. En sentant la tension qui augmente
entre nous, je le regrette presque.
Sa main continue d’explorer la peau le long de mon string. Une vague
de chaleur se répand dans mon ventre, j’ai envie qu’il me caresse plus bas. Il dépose
une ligne de baisers dans mon cou, puis dans mon décolleté. Je gémis lorsqu’il
fait sortir un de mes seins de mon soutien-gorge. Il s’arrête un instant pour
observer mon téton dressé.
La tension en moi monte encore d’un cran. J’ai l’impression d’être une
bête sauvage affamée : je veux tout, tout de suite. Je m’accroche à son
cou et me redresse un peu pour approcher mon sein de sa bouche. Il est à deux
doigts de me donner satisfaction, mais il se recule au dernier moment. D’un
bond, il se lève du canapé. Il fait quelques pas en arrière en évitant de me
regarder.
— Pourquoi tu me fais ça ?
Le ton est accusateur. Je ne comprends pas. Une femme qu’il désire se
jette à ses pieds et il n’en profite pas… Je me redresse en tirant ma robe sur
mes cuisses. J’ai surestimé mon potentiel de séduction. Il est clair que Milan ne
me prêtera pas la somme dont j’ai besoin en échange d’une nuit ensemble.
— Pourquoi je te fais quoi ?
De quoi parles-tu au juste ?
Cette fois, il me regarde droit dans les yeux.
— J’ai toujours pensé que je te
plaisais, lâche-t-il.
Il passe ses mains dans ses cheveux dans un geste nerveux. J’attends
la suite.
— Mais la seule raison pour
laquelle tu envisages de coucher avec moi, c’est parce que tu veux me demander
de l’argent en retour ? poursuit-il.
J’approche de lui, le regard mauvais.
— Ne joue pas à ça, Milan !
Tu sais que tu me plais, et tu sais aussi très bien pourquoi il ne s’est jamais
rien passé entre nous.
Sa mâchoire se contracte, mais il ne dit rien.
— J’ai besoin de mille euros et tu
es la seule personne que je connaisse capable de me prêter une telle
somme au pied levé. Mais si j’ai appris une chose avec toi, c’est que tu ne
fais jamais rien gratuitement…
— Alors tu t’es dit que tu allais faire la…
Il n’a pas le temps de terminer sa phrase, car je lui balance une
claque magistrale. Je ne suis pas portée sur la violence, mais je ne
supporterais pas d’entendre ces mots venant de lui.
— Je t’interdis de me juger, tu m’entends ?
Qui es-tu pour donner des leçons de morale ? Tu vis de la drogue !
Nous nous faisons face, aussi irrités l’un que l’autre. Milan se passe
à nouveau la main dans les cheveux dans un geste nerveux. Il finit par se
détourner et quitter la pièce d’un pas souple. Je ramasse mon sac à main et me
dirige vers la sortie. Il n’y a rien pour moi ici.
Mais Milan me rattrape par le bras avant que j’aie le temps d’ouvrir
la porte et me fait pivoter vers lui. Emportée par le mouvement, je me retrouve
contre sa poitrine. Je relève la tête pour le regarder droit dans les yeux. Ses
iris s’attardent sur mes lèvres.
— Tiens.
Il me fourre quelque chose dans les mains avant de s’éloigner de moi.
Je baisse le regard et fixe la liasse de billets qu’il vient de me donner.
Il me prête de l’argent.
J’ai obtenu ce que j’étais venue chercher, alors pourquoi ne suis-je
pas satisfaite ? Cette victoire me laisse un goût amer dans la bouche.
Tant pis : je me retourne vers la porte tout de même.
— Pourquoi as-tu tant besoin de
cette somme ? me demande Milan dans notre langue maternelle. Tu fais
ça pour lui, Oksana ?
Ma main se fige sur la poignée. Oksana… Seul mon père m’appelle par ce
prénom.
Pour comprendre mes sentiments envers mon père, il faut imaginer des
poupées russes : au centre, la plus petite poupée représente mon amour. Ce
dernier est entouré par une couche de tristesse, une autre d’amertume, une
autre de regret, et ainsi de suite. Il y a tellement de poupées empilées les
unes sur les autres que je ne ressens plus l’étincelle initiale. Mon cœur est
verrouillé.
— Ne m’appelle plus jamais comme ça.
Je réponds en français, d’une voix qui tremble un peu. Entendre ce
prénom dans la bouche de Milan est trop difficile. Parce que je ne peux pas
accepter que cet homme compte pour moi. Il est la dernière personne proche qui
me reste ; pourtant, je ne peux pas le laisser prendre une telle place
dans ma vie.
Je l’entends s’avancer vers moi. Sa chaleur m’enveloppe, mais il ne me
touche pas.
— Tu dois de l’argent à quelqu’un ?
Je me mords la lèvre. Impossible de lui mentir. Je tourne la poignée
sans un bruit et fais un pas dans le couloir.
— Je ne dois rien à personne. Je fais ça pour moi. Tu
récupéreras ton argent, avec les intérêts.
La porte claque derrière moi. Je laisse échapper un profond soupir. Il
faut vraiment que j’apprenne à me taire. D’abord, je propose à mon rédacteur en
chef de payer un billet d’avion alors que je n’en ai pas les moyens, et maintenant,
j’alourdis ma dette auprès de Milan alors qu’il ne me demandait rien.
Les pensées tournent dans ma tête pendant que je rentre. La réaction
de Milan m’a déstabilisée. Les doutes m’assaillent, m’empêchant de trouver le
sommeil. Comme si ça ne suffisait pas, mon voisin de chambre s’en donne à cœur
joie avec sa conquête de la soirée. Le bon cocktail pour passer une nuit
blanche. J’essaie de faire abstraction des gémissements qui me parviennent à
travers la mince cloison. Vive la promiscuité de la cité universitaire… Si
j’étais avec eux, je n’entendrais pas mieux.
L’excitation que j’ai ressentie plus tôt au contact de Milan refait
surface. Je n’ai pas besoin de beaucoup d’imagination pour fantasmer sur lui,
d’autant que les gémissements des amants accompagnent mes divagations.
Mes mains se glissent sous mon débardeur pour caresser mes seins déjà
tendus. Les pointes durcies sont sensibles entre mes doigts. Je serre les
jambes. Une onde de chaleur intense se diffuse dans mon ventre.
Je me débarrasse de la couverture, du drap et de ma culotte. J’entame
un savant ballet autour de la partie brûlante de mon sexe. Le rythme s’accélère.
Mes mains vont et viennent, mon esprit déconnecte, et je décolle. Un courant
électrique parcourt mes jambes avant de remonter jusqu’à mon ventre. Une
myriade de couleurs éclate sous mes paupières closes lorsque l’orgasme me
cueille.
La neige a envahi le paysage. Mais ici, ce n’est pas inhabituel en
hiver. Tout est bien organisé : les rues sont dégagées, les conducteurs
avertis ne paniquent pas au premier flocon. Le manteau blanc qui recouvre la
ville confère aux bâtiments une allure magique.
Je me hâte sur le trottoir désert en ce début de soirée. Les
températures hivernales stagnent bien en dessous de zéro. Emmitouflée dans une
épaisse parka et chaussée de grosses bottes fourrées, je suis toutefois à l’abri
du froid.
Je ne peux m’empêcher d’admirer les immeubles qui bordent l’avenue. L’appartement
que je partage avec Valentina et trois autres colocataires se situe en plein
centre-ville. J’y vis depuis mon arrivée, il y a deux semaines. Les façades
baroques colorées, néoclassiques et Art nouveau forment un ensemble éclectique
magnifique. Impossible de résister au charme de cette mégalopole majestueuse et
romantique qu’est Saint-Pétersbourg.
J’aimerais cependant avoir autre chose à faire que de m’extasier
devant l’architecture de la ville. Ma mission a tourné court quand JC a dû
regagner Paris en urgence pour une « affaire de famille ». Le rédacteur
en chef m’a demandé de rentrer en France moi aussi, mais j’ai insisté pour
rester. Je voulais continuer à chercher Lesskov et ne pas laisser passer cette
opportunité pour laquelle j’avais déjà tant sacrifié. Mon chef a accepté :
je dois lui faire des rapports réguliers. Mes dépenses restent à mes frais,
bien évidemment.
Mon compte bancaire ressemble au désert de Gobi. L’argent prêté par
Milan diminue trop vite à mon goût. Heureusement, ma cousine Valentina a
accepté de partager sa chambre avec moi moyennant un loyer raisonnable.
Une bonne odeur de nourriture m’accueille lorsque je franchis le seuil
de l’appartement. Je dépose la bouteille de vin que je viens d’acheter sur la
table. J’ai décidé de cuisiner un plat français pour mes colocataires aujourd’hui,
le bœuf bourguignon.
Le repas se déroule dans la bonne humeur. Nous plaisantons et rions.
La nourriture est excellente, le vin aussi. Vers vingt-trois heures, nous
sommes repus et passablement éméchés. Les langues se délient. Mads, le colocataire
danois, sort une bouteille d’eau-de-vie. Je ne suis pas une buveuse et quelques
shots suffisent à me mettre dans un état d’ébriété avancé. L’alcool a un effet
particulier sur moi, je perds toute capacité d’autocensure et je dis tout ce
qui me passe par la tête à n’importe qui. Je déteste perdre le contrôle, et j’évite
donc généralement de boire. Mais ce soir, l’ambiance détendue aidant, je me
laisse aller.
Mes pensées dérivent vers la France et vers Milan. Une bouffée de
chaleur monte en moi quand je repense à notre dernière rencontre dans son
appartement. Je regrette que nous ne soyons pas allés jusqu’au bout lui et moi.
Je suis certaine que j’aurais pris un pied d’enfer dans ses bras.
Valentina, aussi éméchée que moi, monopolise la conversation. Rien
d’inhabituel. Elle attire les regards où qu’elle aille tant sa beauté fascine. Je
la découvre sous un jour nouveau maintenant que nous partageons une chambre :
je me rends compte que derrière sa beauté se cache une dureté que je n’avais
pas perçue lors de nos discussions via Internet.
Lorsque je lui ai annoncé que je venais à Saint-Pétersbourg pour le
boulot, sa réaction spontanée et accueillante m’a réchauffé le cœur. Son
hospitalité était un témoignage d’affection auquel je ne suis pas habituée. Mais
lorsque je suis arrivée en Russie, je me suis aperçue qu’elle n’était pas tout
à fait la fille enjouée et naturelle que j’avais appris à connaître par écrans
interposés. Valentina a la capacité de souffler le chaud et le froid presque
sans transition. Je ne sais jamais sur quel pied danser avec elle.
Je prête peu d’attention à ses divagations à propos de Rihanna qui
serait en ville en ce moment : je me fiche des stars. Puis la conversation
s’oriente sur les activités de chacun et Valentina nous parle de son travail d’enseignante.
Elle reprend un shot avant de lâcher une information qui fait l’effet d’une
bombe au milieu de la conversation. Je me redresse sur ma chaise, les yeux
ronds comme des soucoupes, Mads recrache carrément sa gorgée d’alcool, Antonio jette
un regard lubrique à ma cousine tandis que Katrina, la dernière colocataire,
rougit comme une pivoine.
— J’apprends aux
filles à tailler des pipes ! vient d’annoncer fièrement Valentina. J’enseigne
l’art ancestral de la fellation !
J’ai du mal à en croire mes oreilles. Elle se fiche de nous, là ?
Ou alors, le vin et l’eau-de-vie ont eu raison de moi et je divague ?
Il faut croire que les garçons n’étaient pas encore au courant des
détails de l’emploi de ma cousine, car ils se mettent à lui poser des questions
ridicules en se marrant : est-ce un diplôme d’État ?
Fait-elle des démos sur des mecs volontaires ? Si oui, peut-elle penser à
eux pour le prochain cours ? Je passe les remarques salaces qu’ils lui
balancent.
En fait, aucun d’entre nous ne la prend au sérieux. C’est un peu tiré
par les cheveux, non ? Quel genre de formation peut bien proposer des
classes de fellation ?
La tête haute, la démarche digne, quoique légèrement vacillante,
Valentina se lève et sort de la pièce. Les garçons se bidonnent toujours,
Katrina et moi nous taisons. Je suis sur le point de partir me coucher quand ma
cousine revient dans le salon, une petite mallette en aluminium à la main. Les mecs
se taisent immédiatement et l’observent pendant qu’elle fait de la place sur la
table pour y déposer son matériel.
Je sens que ça va partir en vrille. Si elle est sérieuse et qu’elle
fait ce que je crois qu’elle va faire, les mecs vont être intenables. Mais oui,
elle ose.
Les fermetures métalliques cliquètent quand Valentina appuie dessus.
Nous avons tous le même mouvement lorsqu’elle ouvre l’attaché-case : nous
nous penchons en avant afin de mieux voir, et nous découvrons deux rangées de
sex-toys colorés.
— Qui peut bien prendre ce genre
de leçons ?
J’ai parlé à voix haute sans le vouloir. Valentina me fusille du
regard.
— Des gens célèbres !
affirme-t-elle.
Je secoue la tête, incrédule. Elle est encore plus bourrée que je ne
le croyais. Ses yeux s’étrécissent, ses joues virent à l’écarlate. Elle prend
de grandes inspirations.
— Valentina, ne m’en veux
pas, mais tu exagères un peu, là…
Elle lève la main devant moi puis elle pianote furieusement sur son
téléphone avant de me le tendre. Je fronce les sourcils sans comprendre.
— Tiens, regarde si tu ne me crois
pas ! Celle-là adore se faire prendre en photo pendant mes cours !
Mon regard se pose sur l’écran et j’en reste bouche bée. Cette image d’une
star en train de faire une fellation ne laisse pas place au doute : Valentina
dit la vérité sur la nature des enseignements qu’elle prodigue. Fière d’elle,
ma cousine se remet à parler de la star.
Je choisis d’aller me coucher au moment où elle entreprend une
démonstration avec ses sex-toys. Les regards lubriques des autres colocs ne m’inspirent
pas.
Je remue dans mon lit. La photo de la star tourne dans ma tête encore
et encore. Elle me dérange autant qu’elle m’interpelle. Ma cousine lui a-t-elle
vraiment donné un cours ? Incroyable. Je n’arrive pas à me faire à cette
idée. Mon sixième sens est en alerte, j’ai l’impression qu’il y a plus,
tellement plus à découvrir que ce dont Valentina a bien voulu nous parler.
D’un bond, je suis près du lit de ma cousine, qui s’est couchée entre-temps.
Elle a laissé son téléphone sur la table de chevet. J’ai besoin de revoir la
photo pour m’assurer que je n’ai pas déliré sous l’effet de l’alcool, mais l’accès
est protégé par un mot de passe.
— Valentina, réveille-toi !
Je me penche au-dessus d’elle. Elle ouvre un œil pour me dévisager. J’agite
son téléphone devant elle, ce qui a pour effet de la réveiller complètement.
Elle s’assoit dans le lit.
— Je veux des infos. Et ne me
prends pas pour une imbécile.
Valentina a commis une grave erreur en laissant filtrer des
informations cette nuit. Je suis décidée à les exploiter. Je devrais avoir
honte de profiter d’un moment de faiblesse de ma cousine, mais ce n’est pas le
cas.
— Tu travailles où ? Tu fais
quoi, exactement ?
Elle me dévisage tranquillement, maîtresse d’elle-même, comme si la
cuite de tout à l’heure n’avait jamais eu lieu. Elle remet un peu d’ordre dans sa
longue chevelure emmêlée.
— Je n’ai pas le droit
de répondre à tes questions.
Je fronce les sourcils, sceptique. Valentina passe ses ongles en
revue. Elle sort une lime du tiroir de sa table de chevet. Sans me calculer,
elle commence à se faire une manucure. J’y crois pas. Cette fille aurait les
couilles pour être un agent secret, franchement. Mais je ne me laisse pas déstabiliser
par son petit manège.
— Qu’est-ce qui t’en
empêche ?
Elle lime l’ongle de son
index gauche avec application. Je suis sur le point de répéter ma question
lorsqu’elle daigne enfin me répondre.
— Un accord de confidentialité.
— T’es pas sérieuse ?
— Si. Je ne peux rien te révéler sous peine de poursuites
et je te garantis que je préférerais éviter d’avoir des ennuis avec mon patron…
— Tu peux au moins me dire en quoi
consiste ton travail ? Sans me dire où, ni avec qui tu le
fais.
Elle semble réfléchir à la question tout en s’occupant d’un autre
ongle. J’ai envie de lui arracher la lime et de la balancer à l’autre bout de
la pièce.
— Je ne peux vraiment rien te dévoiler. En
revanche, je peux essayer de toucher un mot au patron pour qu’il t’embauche. Si
ça t’intéresse. Je sais que tu as besoin d’argent…
J’hésite. Elle a raison, j’ai besoin d’argent pour continuer ma mission
pour le journal. Je sais qu’elle ne lâchera pas d’infos sur son travail, donc
autant entrer dans son jeu. Je verrai bien ce que j’en retirerai. Et puis, qu’est-ce
que j’ai à perdre ?
— Tu seras bien payée… mais tu devras
faire quelque chose pour moi d’abord.
Elle a toute mon attention.
— Quoi ?
— Passer des tests. Pour que je
sois sûre de toi.
Louise se penche en avant, m’offrant une vue imprenable sur sa chute
de reins. Son tanga en dentelle noire met superbement en valeur ses fesses rebondies.
Cette femme est d’une beauté rare. Elle a la cinquantaine passée, mais son
corps est un affront au temps. La plupart des filles de vingt ans ne sont pas
aussi belles. Sa silhouette fine et musclée ne doit rien au hasard et tout aux
longues heures de sport quotidiennes auxquelles elle s’adonne. Elle a fait
partie des premiers clients du Secret et reste l’une des rares VIP pour
lesquelles je dispense encore des leçons particulières.
Le jeune éphèbe qui l’accompagne ce soir n’a, lui, pas plus de
vingt-cinq ans. C’est un mannequin colombien. Je le regarde alors qu’il s’approche
d’elle. Simple spectateur, je suis là pour prodiguer mes conseils, pas pour
donner de ma personne. Le prénom du jeune homme m’échappe totalement, alors je le
surnomme « Apollon », ce qui lui va comme un gant. Le bon goût de Louise
s’étend aux hommes qui partagent son lit.
Apollon se place derrière Louise, m’obstruant la vue. Je fais un pas
sur le côté pour continuer d’observer la scène. Je ne joue pas au voyeur, je
travaille. Louise attend de moi que j’explique tout à son nouvel amant. Elle
fait un saut ici chaque fois qu’elle change de petit ami. À croire qu’elle ne
trouve que des incapables au lit…
Une musique d’ambiance sort des haut-parleurs disséminés dans les murs
et le plafond. Sur le grand matelas qui trône au milieu de la pièce, Apollon
fait glisser le string de sa partenaire le long de ses cuisses fuselées. J’interviens
tout de suite pour remettre le sous-vêtement en place.
— Tu dois faire monter la tension.
Joue avec elle, ne va surtout pas trop vite.
Je passe les doigts le long de la dentelle en frôlant la peau douce de
la fesse de Louise. En réponse, sa peau se couvre d’une fine chair de poule. Je
glisse la main plus bas. La chaleur que je perçois entre ses jambes révèle son
degré d’excitation. Je me contente de l’effleurer, en veillant à ne pas exercer
de pression. Elle s’impatiente un peu, tout en sachant bien qu’elle a intérêt à
me laisser faire. Lorsque j’estime que le jeune homme a tout vu, je m’éclipse
pour lui laisser la place. Il continue à stimuler Louise de la même manière.
Puis il l’allonge sur le matelas et s’agenouille entre ses jambes écartées. Elle
se relève sur les coudes pour regarder son amant, qui plonge la tête vers son
sexe. Je me rends très vite compte qu’il ne s’y prend pas comme elle le
voudrait. Au premier mouvement de tête de sa part, je prends la place d’Apollon
pour la satisfaire. Haut, bas, tourner, câliner, souffler, je montre toutes les
astuces à mon élève attentif. J’arrête dès que je sens les prémices de l’orgasme
de Louise. Apollon reprend le contrôle, je recule en ne les quittant pas du
regard.
Ces petits exercices ont réveillé mes ardeurs, mais je ne suis pas là
pour ça. Chaque chose en son temps.
Lorsque je suis certain que mon élève maîtrise tout ce que son amante apprécie,
je quitte la chambre.
Le Secret est bondé. Les parties privées sont complètes, la salle du
bas est remplie. Un sentiment de fierté m’envahit. Cet endroit est plus qu’un
lieu de travail pour moi. C’est mon foyer, ma famille, mon enfant. Ce lieu est
pur. De mon point de vue, en tout cas. J’ai créé un temple dédié au désir, au
plaisir, dans ses formes les plus naturelles et saines. Il ne s’agit pas de
prostitution : aucun des membres de mon équipe n’est forcé de faire quoi
que ce soit. En revanche, ils sont tous libres d’expérimenter et les Guests
sont libres de les récompenser pour ça. Le sexe est naturel. Je ne condamne
aucune pratique, du moment que chacun est consentant.
Le club est un lieu fermé, que j’ai pensé comme une sorte de
communauté au sein de laquelle les membres se sentiraient libres et en parfaite
confiance. C’est aussi un lieu d’apprentissage. Eh oui, pour moi, le sexe s’apprend.
Les leçons n’ont rien de pornographique ou d’obscène, non. Tout est classe, beau
et luxueux.
Cet établissement est toute ma vie. Je n’ai jamais souhaité être
riche, beau ou adulé. Je me suis simplement contenté d’essayer de survivre. Je
ne crois pas à la destinée, ni à la chance, d’ailleurs. Je crois au travail et
aux opportunités. Il faut savoir les saisir lorsqu’elles se présentent, et je l’ai
fait. Je ne suis pas là par hasard, mais parce que je l’ai voulu.
Je rejoins mon bureau, situé au dernier étage du bâtiment. Cette pièce
est telle que je l’ai souhaitée, chaleureuse et accueillante. Personne n’a le
droit d’y accéder à part moi : l’entrée est protégée par une serrure à
code digital.
Je prends place dans mon fauteuil, face au pan de mur recouvert d’écrans
qui diffusent en direct les images filmées par les caméras de surveillance
placées dans tous les endroits stratégiques de l’établissement. La foule s’agite
dans la salle principale. Une silhouette familière attire mon attention : la
jeune femme vêtue d’un ensemble en cuir rouge ne passe pas inaperçue. Son corps
frôle la perfection. De taille moyenne, elle est merveilleusement bien
proportionnée. Ses jambes fuselées sont magnifiées par des cuissardes à talons
hauts et un slim en cuir moule ses fesses bombées. Son ventre est plat et musclé,
ses seins ronds et pleins sont mis en valeur par son bustier. Sa chevelure
blonde est rassemblée en une lourde natte qui repose sur son épaule.
Mon érection s’affole. Des souvenirs refont surface : la douceur
de sa peau, son odeur épicée, son goût. Ses grands yeux bleus plantés dans les
miens tandis qu’elle me prenait en entier dans sa bouche. Je me rends à peine
compte que je défais ma braguette. Les images défilent, toutes plus excitantes
les unes que les autres. Ce petit génie du sexe est mon pendant féminin, elle
en sait autant sur la sexualité masculine que je m’y connais en matière de
femmes. Ce n’est pas pour rien que je l’ai recrutée.
Nous n’avons plus couché ensemble depuis plusieurs années, je me suis
lassé de sa beauté trop froide à mon goût. Pourtant, ce soir, elle m’excite. Soudain,
je me rappelle son penchant pour la nudité ; elle ne perd jamais une
occasion de se déshabiller. L’orgasme arrive quand je pense de nouveau à sa
spécialité : la fellation.
Mon pied dérape sur le trottoir gelé. Je perds l’équilibre et je dois me
retenir à ma voiture de location pour ne pas m’étaler de tout mon long. Malheureusement,
la moitié de mon café se déverse sur mon manteau. Je jure tout haut. La
portière se déverrouille avec un bruit sec et je m’installe sur le siège conducteur
avant d’essuyer mon manteau avec une serviette en papier. La neige va finir par
me rendre dingue.
Cela fait un mois maintenant que j’essaye de trouver Lesskov par tous
les moyens. Quand Claude m’a briefée avant mon départ en
mission, il m’a expliqué qu’il s’agissait du « petit poisson » facile
à ferrer qui nous conduirait aux plus gros. Jusque-là, j’ai
tout juste réussi à trouver où il habite, sans parvenir ne serait-ce qu’à
l’apercevoir. Il est aussi insaisissable qu’une anguille. Je tente donc une
autre approche en surveillant Tatiana Lesskov, son épouse. Alors que j’essaye en
vain de localiser son mari depuis un mois, sa poule de luxe, elle, est facile à
trouver. J’ai commencé sa filature il y a deux semaines. Elle mène une vie oisive
et passe son temps à dépenser l’argent de son mari avant de se réfugier dans
leur maison luxueuse. Tout ça entre quelques parties de jambes en l’air avec
ses différents amants. Oui, elle en a plusieurs…
Je suis garée de manière à avoir une vue dégagée sur la porte d’entrée.
Tatiana ne va pas tarder à sortir. L’horloge de la voiture indique treize
heures quand elle apparaît enfin. Vêtue d’un long manteau de fourrure noir, la
tête recouverte par une chapka de la même couleur, Tatiana a tout de la poupée
Barbie : silhouette mince, longues jambes, grosse poitrine, cheveux très blonds.
Elle est jolie, enfin, si on aime les femmes totalement refaites.
Gardant une main libre, elle enfile un gant en cuir avant de s’avancer
sur le trottoir. Elle pianote sur son smartphone, un sac à main de luxe
accroché au bras. Un véhicule ne tarde pas à apparaître au coin de la rue. Elle
trompe son mari sans aucune vergogne. Ses amants passent carrément la chercher
devant le domicile conjugal.
Je repose mon gobelet avant de prendre la grosse berline aux vitres
teintées en filature. Nous ne tardons pas à filer sur la rocade dans le sud de
la ville. Les pylônes du pont Bolchoï Oboukhovski sont visibles au loin. Concentrée
sur le véhicule des deux amants, je ne perds pas de temps à contempler les
câbles en acier qui s’entrecroisent pour soutenir la structure.
Le trajet dure une vingtaine de minutes et nous amène dans l’est de
Saint-Pétersbourg, dans une partie de la ville que je ne connaissais pas jusqu’à
la semaine dernière. La berline s’engage dans une allée. Je ralentis et me gare
dans la rue, non loin du grand portail anthracite que le véhicule vient de
franchir. Je fais le reste du chemin à pied.
L’établissement dans lequel se rend le couple est un spa niché au cœur
d’un joli parc. Un vrai petit palais aux façades jaune et blanc. Luxueux, comme
tous les endroits où se rend Tatiana. Je délaisse l’entrée principale et fais
le tour du bâtiment jusqu’à trouver la porte discrète que j’emprunte depuis
quelques jours. Je frappe doucement. Un jeune homme m’ouvre presque aussitôt,
il m’attendait.
Le métier de journaliste d’investigation ressemble à celui de
détective à cause de la phase d’enquête qu’il implique. Je ne peux pas me
contenter de rapporter les faits tels quels. Je dois chercher, recouper,
hiérarchiser, analyser les informations pour les comprendre et les rapporter au
monde sous la forme d’un article. Et pour ça, j’ai besoin de me faire des
contacts, de créer un réseau de personnes susceptibles de me donner des
informations. C’est ce que j’ai fait avec cet employé.
Je suis le jeune homme jusque dans une pièce que je ne connais pas. Un
pan de mur est entièrement occupé par une large baie vitrée.
— Attendez ici, vous pourrez tout
voir.
Il me lance un clin d’œil entendu. Je sais qu’il ne serait pas contre
l’idée de rester avec moi : son regard s’attarde sur ma poitrine tandis
que je retire mon manteau taché de café. Pressée qu’il s’en aille, je sors
quelques billets de la poche de mon pantalon et les lui tends. Il les empoche
avec un air satisfait puis me laisse seule dans la pièce. Tatiana a payé une
somme considérable pour privatiser le spa afin de s’amuser avec son amant, mais
le jeune employé ne voit pas la couleur de son argent. Je n’ai donc eu aucun
mal à payer mon entrée dans l’établissement. Ce qui me permet de poursuivre l’enquête,
même si j’ai fait chou blanc jusqu’à présent. À défaut de
mettre la main sur Lesskov, je m’attache à récupérer le maximum d’infos sur sa
femme. Cela dit, l’état de mes finances ne me permettra pas de continuer bien
longtemps.
J’observe le décor derrière la paroi vitrée. Il s’agit d’une cour
intérieure protégée par une rotonde en verre. L’espace forme un carré parfait
au milieu duquel trône un grand Jacuzzi. La vapeur qui s’en élève dénote la
différence de température entre l’eau et l’air ambiant. Je prends un siège et m’installe
en attendant que Tatiana et son amant arrivent. Je ne sais pas ce que j’espère
à la suivre ici, mais je sors tout de même le gros appareil photo que je
transporte toujours dans mon sac à dos, prête à mitrailler.
Le couple ne se fait pas attendre. Ils arrivent par une porte sur la
gauche, traversent la cour avant d’enlever leurs peignoirs et de prendre place
dans l’eau. Tatiana m’offre une vue dégagée sur son corps. Depuis que je la
suis, ce n’est pas la première fois que je la vois nue. Ses seins sont gros et
ronds, je ne peux que saluer le travail de son chirurgien. Ses fesses hautes et
fermes n’ont rien à leur envier. Ses cheveux tombent en cascade dans son dos,
effleurant sa chute de reins.
Je quitte mon poste d’observation en même temps qu’eux une heure plus
tard. Je me hâte de regagner mon véhicule non sans passer devant le jeune
employé, qui tente de me soutirer plus d’argent. Je m’en sors en lui promettant
de boire un verre avec lui à l’occasion.
Je m’arrête dans un petit café. Je commande une boisson chaude avant de
sortir mon ordinateur portable. Claude exige que je lui fasse un compte rendu
assez détaillé de tout ce que je fais ici. Je rédige un rapport concernant la
filature du jour. Mon chef est assez patient, il comprend que j’aie besoin de
temps pour localiser Lesskov, mais je sais qu’il me demandera de rentrer si mon
enquête s’éternise. Même si le journal ne paye pas pour mes frais de vie, je
continue à percevoir mon salaire. Claude ne me laissera pas rester indéfiniment
si je ne lui apporte pas de retour sur investissement. J’espère vraiment
arriver à mes fins grâce à Tatiana Lesskov…
J’appuie sur la touche « Envoyer » de la boîte mail. Claude ne
manquera pas de me répondre dès qu’il recevra mon rapport. J’éteins
l’ordinateur et le range dans mon sac à dos avant de repartir.
Je rentre à l’appartement, où Valentina m’attend de pied ferme. Loin
de se satisfaire de mes « progrès » lors des tests qu’elle me fait
passer, elle m’en demande toujours plus. Rien n’est jamais suffisant à ses yeux.
Je doute d’arriver à la contenter, mais j’ai plus que jamais besoin d’argent.
Jusqu’ici, elle m’a « prise en main », comme elle dit. Elle m’appelle
par la version russe de mon prénom, « Oksana ».
C’est toujours étrange de l’entendre dans la bouche de quelqu’un d’autre
que mon père. Il serait pourtant heureux de savoir que je l’utilise. Je fais un
gros effort pour l’enquête : si je veux me fondre dans la masse à
Saint-Pétersbourg, autant utiliser un prénom russe. Et puis, les gens ici sont
des étrangers pour moi. Pas comme Milan. Lui, je ne peux pas le laisser l’employer.
Cela créerait trop d’intimité entre nous.
Mes parents souhaitaient m’appeler Oksana, mais ils ne parlaient
presque pas français à ma naissance, et quand mon père m’a reconnue à l’état civil,
la personne chargée des formalités n’a pas compris ce qu’il disait et a fini
par écrire « Auxane » sur mon acte de naissance. Seul mon père
s’entête à utiliser la version russe ; même ma mère, qui a toujours été du
genre à vouloir s’intégrer, a adopté la version française.
Bref, les jours passent et je fais de mon mieux pour montrer patte
blanche auprès de ma cousine, que je trouve un brin sadique. Je la soupçonne de
s’amuser à mes dépens. Ce soir, elle a décidé que nous allions sortir en boîte.
Je me doute que ce n’est pas pour vérifier mes talents de danseuse. Les nuits
sont longues à cette époque de l’année et Valentina prend un malin plaisir à
faire durer celles que nous passons ensemble le plus possible. Elle me consacre
trois nuits par semaine. Le reste du temps, soit elle bosse, soit elle
disparaît tout simplement sans rien dire. J’imagine qu’elle voit quelqu’un,
mais elle n’est pas du genre à se confier…
Ma cousine adore diriger son monde. Je supporte cependant assez mal
que l’on me donne des ordres. Je prends sur moi depuis que j’ai accepté de me
soumettre à ses tests pour parvenir à mes fins. Cela dit, ma patience a quand
même des limites et je sens que je vais bientôt l’envoyer balader.
Dans notre chambre, elle passe son dressing en revue afin de me
relooker. Totalement nue, elle me tourne le dos.
Elle a une manie plutôt déroutante : se déshabiller aussi souvent
que possible. En même temps, si j’étais aussi bien foutue qu’elle, je ferais
peut-être la même chose. Son corps est d’une beauté rare. J’ai cependant l’intime
conviction qu’elle n’est pas heureuse, qu’elle cherche quelque chose, qu’elle n’est
pas comblée. Loin s’en faut.
— Mets ça.
Elle se tourne vers moi et me lance des fringues au visage. Je saisis
les deux morceaux de tissu : un body blanc et un slim noir.
— Je ne rentrerai jamais là-dedans !
Je soulève le pantalon pour lui montrer qu’il est trop petit pour moi,
ou bien que je suis trop grosse pour lui, au choix. Je me demande au passage
comment Valentina peut se payer une telle garde-robe alors qu’elle a besoin de
vivre en colocation.
— Essaye-le, il va t’aller, j’en
suis certaine.
Je me lève avec un grand soupir d’exaspération. Ce petit jeu du
commandant et du soldat commence à me taper sur le système. Je n’ai pas pour
habitude d’accepter les ordres aussi facilement. J’ai même plutôt un petit
problème avec l’autorité…
Je passe mes sous-vêtements en revue à la recherche d’un push-up et d’un
string, que je finis par trouver au fond d’un tiroir.
— Tu fais quoi, là ? me
demande Valentina.
— Je mets des sous-vêtements,
pourquoi ?
En deux pas, ma cousine se plante devant moi, les poings sur les
hanches, poitrine en avant.
— Pas question. Tu ne mets rien en
dessous de tes fringues, c’est non négociable.
Elle me lance un regard qui tue. J’ai du mal à contenir le fou rire
qui me gagne.
— Franchement, Tina, tu serais
plus crédible si tu n’étais pas nue comme un ver…
Sa respiration s’accélère, ses seins dressés se soulèvent et s’abaissent
en rythme.
— Tu ne pourrais pas passer un
t-shirt, au moins ?
— Pas de ça avec moi,
Oksana. Si je te dis de mettre ces foutues fringues, tu le fais sans discuter.
Ça fait partie du test et tu sais ce qu’il y a à la clef pour toi…
— Un super boulot ultra bien payé, je sais.
Elle reprend place devant son armoire. J’enfile le body blanc assez
décolleté qu’elle m’a donné. Je dois me contorsionner pour arriver à remonter
le pantalon, et il faut que je m’allonge et rentre mon ventre au maximum pour
le refermer. Quand c’est fait, je me plante devant le grand miroir fixé à la
porte de la chambre. Le résultat me plaît. Enfin, je fais pâle figure à côté de
Valentina, mais tant pis. J’observe ma poitrine, on devine mes tétons à travers
le tissu blanc. Heureusement que je ne suis pas pudique…
— Si quelqu’un renverse un
verre sur moi, on ne verra plus que mes seins…
Valentina m’ignore et referme son armoire. Elle se glisse dans une
superbe robe noire décolletée dans le dos. Il nous faut encore une heure pour
nous maquiller et nous coiffer.
— Tu vas enfin me dire où nous
allons ?
— Est-ce que ça a de l’importance ?
Tu ne connais pas très bien la ville, de toute façon.
Elle a un don remarquable pour les petites phrases assassines. Parfois
je lui foutrais bien ma main dans la gueule, mais je prends mon mal en
patience. Elle s’occupe de moi, après tout, et elle fait partie de ma famille.
— C’est quoi, la
leçon de ce soir ?
Le regard bleu de ma cousine me passe au crible. Le moindre détail de
ma tenue est soumis à son inspection intransigeante. Puis elle me fixe droit
dans les yeux.
— Voyons voir. Nous avons vérifié ton
honnêteté. Maintenant, je voudrais être sûre que tu connaisses bien tes propres
limites.
Ah oui, l’honnêteté. Pour la mesurer, elle m’a fait lire un bouquin. Les Onze Mille Verges d’Apollinaire. Ce
livre concentre tous les vices possibles et imaginables : nécrophilie,
zoophilie, pédophilie, scatophilie, et j’en passe. Ensuite, Valentina a dressé une
liste de pratiques et m’a demandé ce que j’avais déjà essayé et ce que je souhaitais
tenter. Quand j’ai répondu que je n’avais jamais testé la sodomie, mais que je
n’y étais pas opposée, elle a jugé que j’étais suffisamment honnête.
— Tu m’as dit quelles
sont les limites que tu crois avoir. Ce
soir, nous allons les tester.
Je déglutis difficilement. S’il y a bien une chose dont Valentina ne
manque pas, c’est d’imagination. Je crains le pire.
— Quelle limite veux-tu évaluer au
juste ?
Elle enfile ses hauts talons et met une touche finale à son rouge à
lèvres avant de se tourner vers moi. Je sais déjà ce qu’elle va dire avant qu’elle
n’ouvre la bouche.
— Toutes.
La nuit va être longue.