1

Lia – Nouvel élève

8h02

Je me faufile, aussi discrètement que possible, dans la salle de classe. Par chance, la porte est restée entrouverte, ce qui me permet d’entrer sans me faire repérer. Sans un regard pour mes camarades, je m’assieds au fond, à la seule table encore libre. Malheureusement, et malgré toutes ces précautions, M. Williams, notre professeur de gestion financière, me remarque. Il pose sur moi un regard irrité et grimace :

— Mademoiselle Bell. Voudriez-vous, s’il vous plaît – il insiste sur la formule de politesse – nous faire au moins une fois le plaisir d’arriver à l’heure ?

Je hoche la tête et marmonne un « Oui monsieur Williams » sous les regards moqueurs de mes camarades. En dépit des apparences, je ne suis pas une mauvaise élève. Au contraire. Seulement, depuis la rentrée, j’ai établi un rapport « coût-avantage » des retards. Je préfère ainsi les réprimandes des enseignants aux insultes des étudiants dans les couloirs. Le professeur commence l’appel pendant que je sors rapidement quelques affaires de mon sac. Clara, l’élève assise devant moi, se tourne discrètement et me détaille avec un rictus moqueur :

— Franchement, quelle idée d’accepter des pauvresses dans ton genre ici. À ce rythme-là, on invitera bientôt les clochards à se joindre à nous !

Elle s’est déjà retournée et j’entends sa voisine, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, chuchoter :

— T’as raison, elle fait vraiment trop tâche ici.

Je baisse les yeux.

— MADEMOISELLE BELL !

Je sursaute et mon regard se porte sur M. Williams. Il lève les yeux au ciel, visiblement exaspéré :

— Décidément, rien ne nous sera épargné avec vous aujourd’hui ! Trois fois que je vous appelle !

Je bafouille :

— Pardon monsieur. Euh, présente, monsieur.

Mais déjà il reprend sa lecture. Je suis aussitôt oubliée.

***

La demi-heure qui suit, j’ai droit à un peu de répit. J’en profite pour me plonger dans le cours. Pour l’instant, j’ai la chance que cette horrible ambiance ne se répercute pas sur mes résultats. Pour le reste, c’est tout autre chose. Chaque jour, ma joie de vivre s’éteint un peu plus. Chaque jour, j’ai davantage honte de me laisser brutaliser sans répondre.

La semaine dernière, j’étais à deux doigts de craquer. C’était juste après l’épisode des toilettes, celui où Clara et ses acolytes ont trouvé drôle de bloquer la porte afin que je rate le contrôle d’anglais. Par chance, j’ai été délivrée à temps par l’équipe d’entretien.

Ce soir-là, sans le savoir, c’est ma mère qui m’a empêchée de tout lâcher. Au téléphone, elle m’a rappelé combien elle était fière de moi et de mon parcours. Mais malgré son soutien, je ne sais pas combien de temps je pourrai encore supporter ça. Ma vie est devenue une succession d’épreuves et ça m’épuise.

Bien entendu, ma mère n’est pas au courant de la situation. Mon père non plus, d’ailleurs. Je ne veux pas leur en parler. Depuis que j’ai quitté le nid familial, ils s’inquiètent déjà suffisamment pour moi. Alors à quoi bon en rajouter s’ils ne peuvent pas m’aider ? Ils s’en veulent déjà suffisamment de ne pouvoir m’offrir un studio dans les beaux quartiers, à l’image des autres étudiants.

Je sursaute lorsqu’on frappe à la porte derrière moi. M. Timken, le directeur de l’établissement, s’efface pour laisser entrer un jeune homme :

— Voici Nolan Granier. Il rejoint votre classe à partir d’aujourd’hui, nous annonce-t-il.

Étant donné qu’il est accompagné par le directeur en personne, j’imagine qu’il doit s’agir de quelqu’un d’important. Ses vêtements neufs et griffés me le confirment : encore un privilégié. Je n’écoute déjà plus que d’une oreille M. Timken qui nous recommande de lui faire bon accueil. Le nouveau parcourt ensuite la salle du regard et avise la place libre à côté de moi. Puis, lorsque le directeur s’éclipse, il s’avance, un sourire poli au coin des lèvres :

— Je peux ?

Avant que j’ouvre la bouche, M. Williams répond à ma place :

— Je crois que Mademoiselle Bell sera ravie d’avoir un voisin. Quant à moi – il marque une pause – j’espère sincèrement que vous pourrez avoir une influence positive sur elle.

Je crispe les poings et sens le rouge me monter aux joues. Nolan, lui, s’installe sans un regard pour moi.

2

Nolan – Intégration

Je m’assieds à côté de cette Melle Bell, dont je ne connais même pas le prénom, et l’observe quelques instants. Elle est très mignonne avec ses cheveux châtain clair, attachés sur le côté par un ruban. Je la sens différente des autres étudiantes. Elle est à peine maquillée, vêtue d’un simple jean et d’une blouse bleu marine quand les autres filles sont apprêtées comme si elles participaient à un défilé de Miss. Mais ce qui me marque le plus, ce sont ses yeux : immenses et surtout très tristes. Comme éteints.

Dès que l’enseignant reprend son cours, je me penche vers elle :

— C’est un cours de quoi ?

— Gestion financière, répond-elle du bout des lèvres.

OK, elle n’est pas du genre bavarde. J’hésite un moment à poursuivre notre ébauche de discussion, puis ma curiosité prend le dessus :

— Et ton prénom ?

Elle baisse encore la voix, si bien que j’arrive à peine à distinguer sa réponse :

— Lia.

Un joli prénom pour une jolie fille.

Je n’ai pas le temps de répondre que notre voisine de devant, une blonde tout droit sortie d’un shooting photo, se tourne vers nous et lance à Lia un regard assassin. Je lève les mains en signe d’excuse et chuchote :

— Désolé, c’est ma faute.

— Pas de problème, me dit-elle en m’adressant cette fois un sourire éblouissant. Moi c’est Clara. Enchantée.

D’un coup, je me sens dans mon élément : le badinage et la séduction, c’est mon domaine. Je me présente à mon tour, avant qu’elle ne finisse par se retourner vers le tableau. J’en profite pour regarder une nouvelle fois Lia : le nez plongé dans son livre, elle agit comme si le reste du monde n’existait pas. Elle prend des notes dans son cahier et aussitôt, je m’interroge : le prof n’a-t-il pas laissé entendre qu’elle perturbait son cours ? Pour quelqu’un censé ne pas s’intéresser à ce qu’on nous enseigne ici, elle me semble pourtant concentrée. Quelque chose cloche...

Je me penche vers elle :

— Je croyais que tu étais un cancre ?

Ce n’est pas vraiment une question, plutôt une affirmation. Alors que je ne sais rien d’elle. Son visage se ferme et, lorsqu’elle tourne la tête vers moi, elle me dévisage avec un air d’animal blessé. Je me sens immédiatement gêné d’avoir été indiscret. Après tout, nous nous connaissons depuis quelques minutes à peine.

— Comment ça ? m’interroge-t-elle enfin.

— Eh bien... Le prof t’accusait de ne pas t’intéresser à son cours, donc j’ai pensé... Enfin j’ai cru que tu étais une mauvaise élève. Du genre qui est ici pour faire plaisir à ses parents.

Elle a un sourire triste, presque douloureux, et je regrette aussitôt ma maladresse. Elle secoue la tête et murmure :

— Tu ne pourrais pas être plus éloigné de la vérité.

— Je…

La cloche sonne à cet instant, mettant un terme à notre discussion. Lia se hâte de rassembler ses affaires et je fais de même. Au moment où elle se lève pour sortir, je l’arrête :

— Je ne connais ni le bâtiment ni notre emploi du temps. Je peux venir avec toi ?

Elle me sonde, comme si je cherchais à la piéger. Puis hoche la tête :

— Bien sûr.

Sans un mot, je lui emboîte le pas et nous marchons en silence jusqu’à une salle voisine. Il s’agit en réalité d’un minuscule amphithéâtre. Sans réfléchir, je m’assieds à nouveau à côté d’elle. La prof, une femme ronde d’un certain âge, arrive à son tour et s’installe sur la petite estrade.

Je me penche vers ma voisine mais avant que je n’ouvre la bouche elle chuchote :

— Anglais des affaires. Mme Blinz.

Pour la remercier, je lui adresse un clin d’œil qui la fait légèrement rosir. Elle est adorable…

J’écoute d’une oreille distraite les deux heures qui suivent. Grâce à mon père, j’ai eu la chance de vivre quatre ans aux Émirats Arabes Unis et parle anglais couramment. Je regarde Lia. Attentive à ce qui se dit, elle mordille successivement le capuchon de son stylo feutre et sa lèvre inférieure. À ce simple geste, un élan de désir traverse mes reins. Je ferme les yeux. Mauvaise idée : sous mes paupières closes, j’imagine sa bouche. Sur mes lèvres, mon torse, mon… Je remue sur ma chaise, mal à l’aise. Bon sang, j’ai un début d’érection. En cours. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi aujourd’hui ? Je cligne des yeux puis croise le regard perplexe de Lia :

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Je... rien.

Elle hausse d’abord les sourcils, puis les épaules, peu convaincue par mon semblant de réponse.

***

Pourtant, après le cours et contre toute attente, c’est elle qui me propose de déjeuner ensemble. Nous prenons donc la direction du réfectoire. Une fois dans le bâtiment, elle s’éclipse pour se laver les mains tandis que je l’attends dans le vaste hall. À quelques mètres de là, je distingue un groupe d’élèves, dont font partie Clara et sa voisine de classe. Elles se dirigent d’abord vers le self, avant de bifurquer vers les toilettes lorsqu’elles remarquent que je patiente devant.

Sans que je sache exactement quoi, quelque chose me gêne dans l’attitude de l’autre fille. Peut-être ce léger coup de coude donné à Clara avant de pousser la porte ? Ou ce rictus moqueur ? Je jette un regard à ma montre : pourvu que Lia ait bientôt terminé.

3

Lia – Dévorer… du regard

Lorsque j’ouvre la porte des toilettes, je suis apostrophée par Clara et sa copine qui attendent devant le miroir :

— Salut Cosette !

Je rassemble le peu de courage qu’il me reste pour parvenir à les ignorer et me dirige en silence vers le lave-mains. Malheureusement, ça ne semble pas décourager ces deux pestes.

— Lou, tu ne trouves pas ça mignon ? Notre petite Cosette qui va manger avec Nolan Granier.

En retour, ladite Lou se met à ricaner :

Mignon ? Elle hausse exagérément les épaules. Bof. Je crois surtout que Cosette s’attaque à un trop gros morceau.

Elle se tourne ensuite vers moi et enchaîne :

— Mais je suis sûre que tu ne sais même pas qui c’est ! T’as jamais entendu parler de lui dans ton repaire de ploucs, pas vrai ?

Elle regarde ses ongles – sûrement un de ses trucs pour essayer de ménager son effet – avant de reprendre sa discussion avec Clara. Quant à moi, j’avance jusqu’au distributeur de serviettes en priant pour qu’elles me laissent tranquille.

— Nolan Granier est juste LE mec parfait : fils d’ambassadeur, canon et surtout très riche. Qu’est-ce qu’il irait faire avec une pauvre fille dans son genre ? grimace-t-elle en me jetant un regard en coin.

— Ou alors il a peut-être envie de s’encanailler un peu, glousse Clara après quelques instants de réflexion. La version moderne de Cendrillon quoi !

À son tour, Lou éclate de rire. Puis, alors que je m’apprête à sortir, elle m’attrape par la capuche de mon blouson :

— Reste-là, on n’a pas terminé !

— Nolan m’attend, parviens-je à répondre.

Elle me relâche d’un coup et je manque me cogner la tête contre le mur de faïence.

— T’auras pas toujours quelqu’un pour te sauver, crache Clara tandis que je m’enfuis.

Une fois dehors, j’inspire une grande bouffée d’air avant de rejoindre Nolan.

— Discussion entre filles ? me demande-t-il en m’observant bizarrement.

Je parviens à afficher un sourire de façade :

— Maquillage et fringues. Maintenant allons-y, on a cours dans une heure.

Nous prenons place dans la file d’attente, où nous sommes malheureusement rejoints par Clara et Lou.

— Salut Nolan. On peut déjeuner avec toi ? minaude Clara.

— Bien sûr, si vous voulez.

Il leur adresse un sourire poli, tandis que Lou s’approche de lui et souffle à son oreille :

— Je suis ravie qu’on puisse faire plus ample connaissance.

Du bout des lèvres, il lâche un « moi aussi » qui sonne légèrement faux. Cela n’a pourtant pas l’air de perturber cette garce.

Après nous être servis, nous nous dirigeons tous les quatre vers la caisse. Je règle mon repas puis me tourne vers Nolan en lui tendant ma carte. Mais c’est compter sans l’intervention de Clara qui agite déjà la sienne sous le nez du caissier :

— C’est moi qui régale.

Tandis que l’homme insère le badge dans son lecteur, imperméable à ce qui se passe autour de lui, Clara se penche vers moi. Prenant garde à ne pas être entendue par Nolan, elle murmure avec un sourire mielleux :

— MA carte est approvisionnée.

Pour toute réponse, je serre plus fort mon plateau et marche vers la salle. À cette heure-ci, je sais qu’il est difficile de trouver une place. Alors quatre... Avec un peu de chance nous devrons nous séparer.

Ma prière doit avoir été entendue car, effectivement, une table pour deux se libère un peu plus au fond. J’adresse un signe de tête à Nolan. Il s’excuse auprès des filles et m’emboîte le pas. Sauvés. Je jubile en silence.

Mais alors que nous allions nous installer, j’entends la voix un peu trop aigüe de Lou :

— Eh, attendez, il y a une grande table, juste là.

Pitié.

J’ai envie de faire comme si je n’avais pas entendu mais Nolan s’est déjà retourné. Clara lance un « va la réserver » peu aimable à sa copine. En réponse, cette dernière s’empresse de traverser le réfectoire, mais trop tard : un groupe de garçons s’est déjà jeté dessus. Clara lève les yeux au ciel en soufflant bruyamment. Visiblement, le manque de rapidité de son acolyte l’excède.

Quant à moi, je tourne la tête pour éviter d’éclater de rire. Mon plaisir doit néanmoins être évident car Nolan m’adresse un sourire en coin. Oh. Mon. Dieu. Je me liquéfie sur place. Cette petite fossette qu’il a sur la joue… Et ce sourire taquin… Je cligne des yeux, prête à fondre. Il me fait signe de continuer à marcher, certainement pour éviter que les filles nous rattrapent, mais je suis absolument incapable de bouger.

Son sourire s’élargit, accompagné cette fois d’un clin d’œil :

— La table va nous passer sous le nez si tu continues à me dévorer des yeux.

Je reprends pied dans la réalité et baisse la tête, certainement aussi rouge qu’une tomate. Pourquoi faut-il que je me ridiculise déjà ?

 

 

 

 

 

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