PROLOGUE


– Alors, est-ce que tu veux te marier ?

Je suis tellement chamboulée par la tournure prise par les événements ce soir que j’arrive à peine à entendre ce que me dit Linden. Et ça en dit long sur mon trouble parce qu’habituellement, il obtient toujours mon attention, quoi qu’il dise. Je suppose que mon dîner avec monsieur Trouduc’ a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Mais merde, quel genre de type faut-il être pour porter un foulard et se curer le nez devant tout le monde ?

– Steph… répète-t-il avec son léger accent écossais, et je finis par détacher mes yeux de la mousse de mon demi.

Parfois, je me demande pourquoi je m’intéresse aux autres, il est tellement canon.

C’est aussi mon meilleur ami. Et je suis quasiment sûre qu’il vient de me demander de l’épouser.

– Quoi ? je demande.

Est-ce que j’ai vraiment bien entendu ?

Il me sourit. Parfois, ses sourires me coupent le souffle. Et je n’exagère pas. C’est soudain, désordonné et violent, et j’aimerais mieux que ça n’arrive pas, parce que, putain, j’aime bien respirer !

– Je t’ai demandé si tu voulais te marier ?

Tout à coup, je réalise que nous avons peut-être eu une conversation super-importante sans même que je m’en rende compte. Bon, mais Linden… mariage… les deux trucs ne vont pas vraiment bien ensemble.

– Euh, fais-je en espérant ne pas sentir le rouge me monter aux joues, me marier ? Avec toi ?

Il hausse les épaules et siffle une gorgée de bière, de cette façon tellement cool qui est la sienne. À cette heure de la soirée, le bar est complètement silencieux, si on oublie la musique, cet agressif « King for a Day » de Faith No More que James met toujours pour signifier à sa clientèle qu’il va bientôt fermer et qu’il est temps de partir.

James Dupres, le propriétaire du Burgundy Lion, mon ex-petit ami et le meilleur pote de Linden, s’affaire. Il nettoie les tables en jetant des regards assassins au groupe de quatre personnes attablées dans un coin. Ce sont les derniers clients encore présents dans le bar, dix minutes avant l’heure de fermeture.

Linden finit par répondre, aussi négligemment que si nous étions en train de décider quel film nous allions voir ce week-end :

– Ouais, avec moi. Mais je voulais dire aussi en général.

Je le dévisage pendant quelques secondes. Il a l’air sûr de lui, comme toujours, il passe ses doigts dans sa barbe, tout en m’observant. Linden et moi sommes très proches, autant qu’on puisse l’être dans une relation purement platonique. Pour autant, nous n’avons jamais abordé ce genre de sujet. Nos histoires de cœur merdiques, oui. Mais le mariage, l’avenir, nos réelles attentes ? Non.

– Attends que je comprenne bien, lui dis-je en essayant de trouver les mots. (J’inspire un bon coup.) Tu me demandes de t’épouser ?

Il soupire en reculant et en laissant tomber un de ses bras musclés derrière lui. D’une main, il joue avec mes mèches de cheveux noir de jais, que j’ai teints tout récemment.

– Baby Blue, répond-il, en me donnant le surnom qu‘il m’avait trouvé à cause de cette teinture bleu turquoise que j’arborais la première fois que nous nous sommes rencontrés. Raconte-moi encore ton dernier rencard.

Je lui jette un coup d’œil.

– J’aimerais mieux pas, cow-boy.

J’ai choisi ce surnom parce qu’il a le même regard d’acier et le même haussement de sourcils que Clint Eastwood jeune. Et parce que, parfois, il réagit un peu comme un vrai enfoiré, le stéréotype même du bandit de grand chemin.

– D’accord. Moi non plus, je n’aimerais pas en venir aux raisons pour lesquelles je me suis retrouvé en train de m’activer sous la douche lors de mes cinq derniers rencards.

Je t’en suppliiiiiie, ne me fais pas penser à tes ébats sous la douche ou ça va devenir très vite franchement déplacé, du moins dans ma tête. Mais bon, c’est vrai, dans ma tête c’est en général toujours déplacé. Un peu comme sur une page de Pinterest présentant des mecs super-sexy et à moitié nus, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

– Et donc, poursuit-il en me forçant à abandonner mes idées cochonnes pour m’intéresser à lui, tu ne commences pas à te demander si ça ne serait pas plus facile ? Tu es belle, intelligente, je suis beau, intelligent… (Il s’arrête et sourit.) C’est évident. Nous allons avoir vingt-cinq ans… Qu’est-ce qui va se passer si on continue comme ça ? À vivre ces trucs merdiques qui ne mènent nulle part ?

Je hausse les sourcils, un peu hésitante sur la réaction à avoir. Est-ce qu’il me fait marcher ou est-il sincère ? Il a toujours ce petit sourire narquois, quoi qu’il raconte, et je me suis fait avoir plus d’une fois.

– Eh bien, j’aimerais croire que ma vie va prendre une tournure plus positive.

Il sourit et hoche la tête en signe d’approbation.

– Et ça serait la moindre des choses. La moindre des choses, je le pense vraiment. Regarde-toi.

Me regarder ? Je me demande ce qu’il voit en moi exactement.

– Mais que peut-on faire si la Terre est remplie d’imbéciles ? Et que… (Il s’interrompt et jette un coup d’œil autour de nous avant de se pencher vers moi. Alors seulement, je me rends compte, en plongeant dans ses yeux bleu foncé, qu’il est ivre.)… nous nous faisons du bien mutuellement. Tu sais que j’ai complètement raison.

Je ne sais pas quoi en penser.

– Tu es bourré, Linden.

– J’ai un plan.

– Depuis quand est-ce que tes plans de vie incluent l’idée du mariage ?

Il hésite, passe une main dans son épaisse chevelure acajou.

– Tu as beau être une de mes meilleures amies, Baby Blue, tu ne connais pas tout de moi.

– Apparemment pas.

Sa bouche se fend dans un demi-sourire.

– Mais quand nous serons mariés, nous aurons tout le temps pour ça. Et pour le sexe, aussi.

Ok, maintenant je comprends qu’il s’agit pour lui d’une sorte de blague, comme à peu près tout dans la vie.

– Et si je ne voulais pas me marier ? (En même temps, je visualise des images de nous deux, en train de baiser sauvagement.) Quand est-ce que tu m’as entendu parler bébés ou mariage ?

– Jamais. Mais ça ne veut pas dire que tu n’y penses pas. Sans ça, pourquoi est-ce que tu collectionnerais les flirts ?

– Parce que j’aime baiser.

Il rit.

– Voilà une autre bonne raison pour que notre entente soit parfaite.

Je me pince les lèvres, tout en le fixant. J’ai besoin d’un autre verre.

Linden lit dans mes pensées. Il se lève de son tabouret et passe derrière le bar. James ne fait pas attention à lui, et quand bien même, il ne dirait rien. Nous avions tous les deux vingt et un ans, et James vingt-trois, quand nous avons commencé à travailler avec lui au Burgundy Lion. Linden et moi avons évolué vers des boulots plus intéressants, et James a fini par racheter l’endroit. Il nous considère encore un peu comme faisant partie de la maison, je crois qu’il ne nous a jamais fait payer un verre.

Linden prend deux bouteilles d’Anchor Steam dans le frigo et me les passe. On est en pleine vague de chaleur automnale, comme chaque année à San Francisco, et Linden a remonté les manches de sa belle chemise grise, découvrant ainsi ses avant-bras bronzés et musclés, et les vers de Charles Bukowski qu’il s’est fait tatouer.

Il porte un bermuda kaki qui moule ses fesses bien fermes. Comme toujours depuis que je le connais, il a chaussé ses Ked’s noires qui, je dois l’avouer, lui vont vraiment bien.

Si c’est mal de reluquer de temps en temps son meilleur ami, eh bien j’assume.

– Alors, tu en dis quoi ? demande-t-il en se rasseyant à côté de moi. Si on n’arrive pas à trouver quelqu’un, disons avant nos trente ans, on se marie ?

– Tu es vraiment sérieux ?

– Oui. (Il hoche la tête, pousse du coude ma bière.) Finis-la, peut-être qu’ensuite tu diras oui. Je dois t’avouer que tu froisses un peu mon ego, là.

– Ça n’est pas un mal.

Je le pense vraiment.

Linden McGregor est drôle, gentil, intelligent, beau et ambitieux. Il a un doctorat en Gestion des affaires, et il est sur le point d’obtenir son permis de pilote d’hélicoptère. Il représente le bon coup parfait pour n’importe quelle fille.

Mais il est également égoïste, présomptueux, arrogant et comédien. Il est difficile d’obtenir de lui une vraie réaction autre que l’intensité – il a une façon toute personnelle de vous regarder, de regarder la vie comme s’il allait vous manger toute crue.

Il est capable de se passionner pour quelque chose (ou quelqu’un) un moment et de devenir totalement indifférent l’instant d’après. C’est un type compliqué, et quelqu’un dont je suis fière d’être l’amie.

Mais le mariage, putain, une vraie relation – avec lui, c’est une tout autre paire de manches, et pas de celles que je suis prête à jouer. Oui, je le trouve magnifique ; oui, la façon qu’il a de me regarder parfois me fait des trucs bizarres à l’estomac ; oui, j’ai souvent pensé à coucher avec lui. Enfin, je veux dire, plus que je ne le devrais. Mais ce genre d’arrangement – l’épouser – ne fonctionnerait pas.

Heureusement, je sais que Linden plaisante.

J’avale une grande gorgée de bière pour le faire poireauter encore un peu et titiller son ego, avant de lui dire :

– D’accord.

– Tu es sérieuse ?

– Je suppose !

Il sourit assez pour faire apparaître ses fossettes secrètes qui se creusent.

– Tu fais de moi le plus heureux des hommes, Stéphanie Robson.

Je lui fais les gros yeux.

– Nous verrons ça. Avec un peu de chance, à trente ans, nous aurons tous deux une relation sérieuse et je n’aurai plus à penser à faire ta lessive pour le restant de ma vie.

– Ou à me sauter, ajoute-t-il avec un clin d’œil. Cochon, qui s’en dédie. Lève le petit doigt. Tu sais que je tiens toujours parole.

C’est vrai. Peut-être est-il plus sérieux que je ne le croyais.

Je déglutis et je lève mon petit doigt. Le sien s’enroule autour, sa peau est tiède et douce.

– Si, à trente ans, ni l’un ni l’autre nous ne vivons une relation sérieuse, dit-il en me regardant si intensément que j’en ai le souffle coupé, nous accepterons de nous marier. D’accord ?

Je murmure :

– D’accord.

Alors il me fait un baisemain. Je n’arrive plus vraiment à respirer.

– Je crois que je viens de faire le meilleur plan B qui soit, dit-il pendant que ses lèvres effleurent ma peau, avant qu’il ne lâche ma main pour attraper sa bière et trinquer avec moi. À nous !

Je forme les mots, mais ils n’arrivent pas à sortir.

– Putain, ça leur a pris un temps fou pour s’arracher ! s’exclame James en s’avançant vers nous. Combien de fois je dois répéter on ferme avant qu’ils percutent ?

– Tu devrais peut-être sortir un colt, dit Linden. Ou, mieux encore, te mettre à chanter.

– La ferme, lui répond James. J’ai fait la deuxième voix une fois, c’est tout.

Linden et James ont fait partie d’un groupe de musique, Linden était le chanteur et le guitariste, et James faisait la basse. Ils étaient bons, mais pas assez toutefois pour percer. Il faut dire qu’à San Franscisco, la scène musicale est très compétitive.

– Oh, tu sais quoi ? lui demande Linden, les yeux brillants.

– Je dois deviner ? soupire James tout en essuyant pour la millième fois le comptoir du bar.

– Steph et moi allons nous marier, annonce-t-il gaiement.

James s’est figé, et me regarde pour vérifier la véracité de ces propos.

– C’est vrai, j’acquiesce sur un ton qui ne paraît pas tout à fait sincère.

– Quoi ?

Il nous dévisage tous les deux à présent. J’aimerais pouvoir dire qu’il n’a pas montré le moindre chagrin, mais je n’en suis pas totalement sûre. Parfois, j’oublie que nous avons été amants, ce qui est franchement ridicule. C’était quelques jours après que j’ai débuté au Burgundy Lion, et ça a duré un an. Linden était son meilleur ami, c’est comme ça que je l’ai rencontré.

Notre rupture s’est passée assez naturellement. Du coup, James et moi sommes toujours bons amis, mais en y repensant, c’est bien moi qui ai rompu. Lui a fait comme si c’était d’un commun accord, au point que je me demande parfois si je ne lui ai pas fait plus de mal que ce que je pense.

– Tu sais que j’adore avoir des plans de secours, poursuit Linden. Alors nous avons conclu un pacte. Si aucun de nous n’est en couple quand nous atteindrons les trente ans, nous nous marierons.

James nous observe en silence. Il passe une main derrière son oreille, recoiffant sa chevelure noir ébène.

– C’est l’idée la plus idiote que j’ai jamais entendue.

Linden hausse le ton.

– Hé, ne sois pas jaloux, mon pote.

James se moque.

– Je ne suis pas jaloux. Vous deux, mariés ? La femme la plus chiante au monde avec le mec le plus salaud ? Allez-y, amusez-vous bien !

– Quand même, je m’écrie avec indignation, je ne suis pas aussi chiante que ça !

Linden, lui, ne le prend pas mal du tout :

– Oh, mais nous allons bien nous amuser. Pourquoi est-ce que nous n’ouvrons pas une bouteille de champagne pour fêter ça ensemble ?

James lui jette un regard noir :

– C’est toi qui paies ?

Il lui répond avec un haussement d’épaule :

– Disons que c’est ton cadeau de fiançailles.

James soupire violemment, comme s’il avait un poids sur les épaules, mais il se soumet.

Il se soumet toujours à Linden. Il sort une bouteille du frigo, fait sauter le bouchon et nous sert dans des verres en forme de bocaux.

Nous célébrons notre pacte encore une fois, puis la conversation dérive sur les sujets habituels, comme les nouveaux groupes, les films, les émissions de télé, le hockey (James et Linden sont de grands fans des San José Sharks.)

Je sirote mon verre, je ne peux m’empêcher de me sentir légèrement soulagée. Dans cinq ans, tous les flirts et les aventures d’un soir pourraient prendre fin. Dans cinq ans, il y a une minuscule possibilité que j’épouse mon meilleur ami. Je me demande si cinq ans, c’est assez long pour me faire changer d’avis.

CHAPITRE 1

26 ans


À travers la fenêtre, le soleil inonde ma chambre. Il met en évidence les poils noirs sur les bras et les jambes de l’homme qui est allongé à mes côtés. J’aime les hommes poilus, mais je ne m’étais pas rendu compte qu’il était velu comme un singe, dans le bar, hier au soir. Mais, encore une fois, j’étais bien bourrée. Je pense que j’ai dû agir comme un automate jusqu’à ce que Monsieur Gorille me chope.

Je gémis en me tournant pour m’éloigner de lui. Il ne bouge pas. J’ai un mal de chien à me souvenir de son prénom. Je ne suis même pas certaine que nous ayons fait l’amour, jusqu’à ce que j’aperçoive une capote jetée à mi-chemin entre le lit et la poubelle. Dégueu. Raisonnable, mais dégueu.

Hier soir, j’ai fêté mon anniversaire en ville, au Tiki Loundge, ce qui explique non seulement mon coup d’un soir et mon mal de crâne mais aussi les fleurs qui parsèment mon lit. J’éprouve soudain une grosse déception, j’aurais voulu commencer cette nouvelle année avec de bonnes résolutions (c’est-à-dire arrêter de boire autant le week-end, arrêter de me retrouver au lit avec des types improbables) mais, apparemment dès le premier jour de mes vingt-six ans, j’ai tout foiré.

Je me lève lentement, j’attrape une chemise de nuit dans un tiroir, je l’enfile et je passe une robe de chambre par-dessus. Le type plein de poils continue à dormir. Pendant un instant, j’ai peur qu’il soit mort, jusqu’à ce que je me rende compte que son dos monte et descend.

Une fois dans la salle de bains, je m’examine un bon moment, sous toutes les coutures. Je sais que bien que personne ne peut s’en rendre compte, mais quelque chose a changé en moi. Mon visage a encore un joli hâle de l’été, mais il est légèrement congestionné, mes yeux sont bleus et bien ronds, mais un tout petit peu ridés sur les côtés. J’ai fait couper mes cheveux roux foncés au carré l’autre jour, mais ils ont l’air gras et mous. Et, par-dessus tout, j’ai l’air fatigué. Et pas parce que j’ai passé la plus grande partie de la nuit à boire des Maï Taï, à m’épancher sur l’épaule de mes amis et à danser avec de drôles de types, mais parce que je suis fatiguée.

Je suis vraiment crevée de chercher à atteindre un but sans jamais y parvenir. J’avais cru qu’à vingt-six ans, j’aurais enfin tout compris, mais je ne suis qu’au milieu du guet. J’avais espéré qu’à vingt-six ans, j’aurais enfin mon appart à moi, mais je vis toujours en colocation avec ma copine Kayla. Soyons réaliste, vivre à San Francisco est hors de prix, et sans la deuxième moitié de mon plan, je ne pourrai jamais m’installer seule.

Cette seconde partie, c’est de quitter mon boulot au magasin de prêt-à-porter All Saints pour pouvoir enfin me lancer et ouvrir mon propre magasin. Ça n’a pas encore eu lieu. En fait, mon rêve ne m’a jamais paru autant hors de portée qu’aujourd’hui. J’ai peur de sauter le pas – assurer le loyer, signer un bail, passer mes commandes, faire mon marketing, mes promos, embaucher mes employées. Bien que posséder mon propre magasin ait toujours été mon rêve – le truc que je ferais quand je serais plus vieille –, il me semble que plus je vieillis, plus j’ai peur d’affronter la réalité. Les rêves peuvent se transformer en dettes et il existe des millions de façons d’échouer. Mais vous aurez toujours à les rembourser. Je ne veux pas échouer. Mais je ne peux pas non plus continuer comme ça, en roue libre.

Je vais dans la cuisine préparer une énorme cafetière de café, bien que je sache qu’avec mon mal de crâne je ne pourrai pas en avaler plus d’une tasse, quand mon téléphone se met à sonner. Je réponds calmement et dès la première sonnerie, pour ne pas réveiller le monstre poilu.

– Salut ma vieille ! (J’entends l’accent délicieux de Linden à travers le téléphone.) Comment te sens-tu ce matin ?

– Euh, dis-je en souriant, comme une vieille merde.

– Je m’en doute. À propos de merde, c’est qui ce type avec qui tu étais hier soir ?

Je soupire en me prenant la tête dans les mains et en me penchant sur le comptoir.

– J’aimerais bien le savoir. Il est dans mon lit, il roupille comme si je l’avais shooté.

Il y a un silence, puis Linden poursuit

– Qu’est-il arrivé à « plus de baise à droite à gauche » et « à vingt-six ans, je change du tout au tout » ?

– Bon d’accord, et toi, tu as fait quoi la nuit dernière ? Si je me rappelle bien, tu avais la langue collée à la bouche d’une petite minette pendant la moitié de la soirée.

– Langue dans la bouche, bite dans la chatte, c’est du pareil au même, dit-il pendant que je fais un « oh ! » désapprobateur devant son langage ordurier. (La vérité, c’est que c’est toujours sexy quand ça vient de lui. Peut-être est-ce de l’argot écossais ? Quoi qu’il en soit, moi, je ne t’ai jamais fait de déclaration aussi débile le jour de mon anniversaire.

C’est vrai, mais voilà, Linden n’a jamais eu besoin de changer quoi que ce soit à sa vie. Il a maintenant sa licence de pilote d’hélicoptère et travaille sous contrat avec une compagnie locale de charters. Ses parents, des cadres sup très aisés, lui ont payé son appartement sur Russian Hill où il habite seul, et dormir avec quelqu’un a toujours été le cadet de ses soucis. En fait, c’est plutôt de ne pas dormir avec des filles qui semble en être un.

– Bon, tu veux prendre un mini-petit déjeuner ? Un brunch ? Un déjeuner ?

Avant de lui répondre, je calcule la vitesse à laquelle je peux me préparer.

– Bien sûr. Je peux être prête dans une demi-heure, mais je ne sais pas quand je vais pouvoir me débarrasser de ce mec.

– Je m’en occupe, répond Linden avant de raccrocher.

Et merde. J’ai peur de ce que prépare Linden. Il peut être diabolique.

Je retourne dans ma chambre où je jette un coup d’œil. Le type dort toujours, il ronfle légèrement. Je prends une paire de jeans noirs et un long tee-shirt épais avant de m’enfermer dans la salle de bains. Une fois sortie de la douche, je coiffe mes cheveux humides en chignon et je me maquille très légèrement. Je me sens toujours aussi mal, mais mes joues et mes lèvres ont repris un peu de couleur.

En sortant, j’ai la surprise de tomber sur le type debout, en boxer, qui regarde la rue par la fenêtre. Il est mignon, je dois le reconnaître, mais pas assez pour que j’aie envie qu’il reste.

– Oh, salut ! Tu as une super-vue ! fait-il en montrant la fenêtre.

Je fronce les sourcils. Ma fenêtre donne sur un restaurant mexicain un peu crade et un vélo rouillé attaché à un poteau électrique depuis des lustres.

– Euh, merci, je réponds, parfaitement consciente que je ne connais pas son nom.

– Tu as été démente la nuit dernière, dit-il avec un sourire salace en s’avançant vers moi.

Je recule d’un pas.

– Comme une vraie dingue ?

– Comme une super-baiseuse, corrige-t-il.

Charmant.

– Et si on remettait ça ? demande-t-il en essayant d’attraper ma main.

Ouah ! Surtout pas.

– Chérie, je suis là !

J’entends la voix de Linden avec un léger soupir de soulagement. Le type, lui, a un air super-confus quand Linden entre dans la chambre.

– Eh bien, c’est qui celui-là ? » demande Linden en souriant, tout en dévisageant le type de haut en bas. Sa haute stature, sa poitrine large et ses épaules musclées remplissent le chambranle de la porte d’entrée, auquel il s’appuie. Il est décontract’ mais hyper-masculin, dans son jean et son tee-shirt noirs. Comme d’habitude, il a ses Ked’s aux pieds.

Je regarde le type en attendant qu’il se présente puisque j’en suis incapable.

– Drake, dit-il en nous regardant l’un après l’autre.

Il a peur. Le fait que Linden soit beaucoup plus grand que lui n’aide pas.

– Drake, répète Linden en se tournant vers moi. Alors, tu en as terminé avec lui ? Est-ce que c’est mon tour, maintenant ?

– Quoi ? crache Drake, l’air totalement paniqué.

– Ouais, dit Linden, en croisant les bras. Tu vois, Steph et moi avons ce truc que nous aimons bien partager. Elle tire un coup, ensuite, c’est moi qui tire un coup. Tu n’y vois pas d’inconvénient ?

Le type devient rouge écarlate et balbutie :

– Euh, euh, je crois que devrais y aller.

Linden lève les paumes de ses mains.

– Non, non, reste. On peut te baiser tous les deux en même temps, si tu préfères. Tant que tu es d’accord pour être en dessous.

Maintenant, Drake s’empare de son jean et saute dedans. Il ne ramasse même pas son tee-shirt, tellement il flippe.

– Linden, je l’avertis, et Linden sourit en se poussant quand Drake passe devant lui en coup de vent.

Je l’entends ramasser ses chaussures et claquer la porte d’entrée derrière lui.

– Dur, assène Linden. Ce branleur ne t’a même pas dit merci !

Je roule de gros yeux.

– Tu sais, j’aurais très bien pu le faire partir gentiment.

– Ouaip, mais où aurait été le plaisir ?

Le détail amusant, c’est que Linden n’a rien d’autre à faire que se montrer pour faire peur aux hommes que je rencontre. Pas mal de types avec qui je suis sortie ne supportaient pas que Linden soit mon ami. Ils ne pouvaient tout simplement pas comprendre comment nous pouvions être aussi intimes sans que rien ne se soit jamais passé entre nous.

Je ne peux pas me l’expliquer non plus, si ce n’est parce que je suis d’abord sortie avec James. Bien que je bosse avec Linden, je ne l’ai vraiment connu que grâce à James, et bon, une fois que vous rencontrez le meilleur pote de votre petit ami, il reste dans cette case-là. Même maintenant, des années après mon histoire avec James, draguer Linden ne serait pas correct.

Et bien entendu, c’est mon ami, et je ne pense pas à lui de cette façon-là. Juste une œillade de temps en temps, vous vous souvenez ?

J’attrape mon sac, en même temps que je jette le tee-shirt de Drake à la poubelle.

– On va où ?

– Un tour en hélico, ça te dirait ?

Je hoche la tête, prise au dépourvu.

– Est-ce qu’on prévient James, parce que si on ne le fait pas, il va vraiment nous en vouloir.

James passe son temps à se plaindre de ce que Linden ne l’a pas encore emmené avec lui. Moi non plus, mais ça ne me paraît pas sympa de le faire sans James. Nous sommes les trois meilleurs potes, bien que dernièrement, j’aie l’impression que nous nous éloignons un peu.

– Il travaille, Baby Blue, répond-il doucement. Tu sais qu’il travaille tout le temps. Ce sera juste toi et moi.

J’aimerais bien ne pas avoir de palpitations. Je m’éclaircis la voix.

– Ok.

Une heure plus tard, nous sommes dans le Marin County, là d’où décolle Linden.

Malheureusement, nous sommes cloués au sol. Il n’y a aucun hélico disponible pour un vol au pied levé. Du coup, nous échouons dans un bar à Sausalito. Je dois reconnaître que je suis un peu déçue de ne pas avoir pu voler avec Linden, mais je me console vite avec un Bloody Mary siroté en bonne compagnie, devant une vue splendide.

– Tu sais, quand on sera mariés, fait Linden au bout d’un moment, tout en regardant les vagues lécher la grève et la ville qui se découpe sur l’horizon, je t’emmènerai voler aussi souvent que tu voudras.

Je ne peux m’empêcher de sourire.

– Oh, on doit toujours se marier ?

– Trente ans, ça va arriver vite.

Je le regarde fixement.

– Eh, je viens tout juste d’avoir vingt-six ans. Lâche-moi un peu !

Il hausse les épaules.

– C’est juste un petit rappel. Un pacte est un pacte.

– Tu as raison, dis-je en avalant une bonne lampée de Bloody Mary. J’espérais être fidèle à notre pacte pour le restant de ma vie. (Je lui jette un regard appuyé.) Tu m’emmèneras dans les airs aussi souvent que je le voudrai ?

– Bien entendu. Tu seras ma femme. Et tu seras obligée d’aimer le H&Q.

– H&Q ?

– Hélicoptère et queue. Une queue dans la cabine. Une pipe en volant. Y’a rien de meilleur.

– Ne me dis pas que tu as déjà fait ça, dis-je en frémissant à l’idée qu’il se soit fait sucer par une bimbo dans les airs.

Il se penche vers moi et tapote ma main.

– Tu seras la première.

– Tu es tellement romantique, dis-je sèchement pendant qu’il éclate de rire.

Et voilà une nouvelle année de passée.

CHAPITRE 2

27 ans


Je crois que je suis amoureuse d’Owen Geary.

En fait, je sais que je suis amoureuse d’Owen Geary. Le simple fait de prononcer son nom me fait un effet dingue, me chauffe le sang, me fait tourner la tête.

Vingt-sept ans, ça va être ma meilleure année.

Nous sommes mi-octobre, et une nouvelle vague de chaleur recouvre San Francisco. Je vais à mon boulot à All Saints en short de cuir noir, en essayant d’oublier les mini-traces de cellulite qui apparaissent sur le haut de mes cuisses quand la lumière est rasante. Je suis toujours dans ma vingtaine d’années, la vie est toujours belle. Je peux bien dépasser ces foutus problèmes de peau.

Parfois, je me demande si je ne devrais pas devenir végétarienne, privilégier le chou kale et les noix plutôt que les cupcakes et les cocktails aux fruits. Quand j’ai eu vingt-sept ans hier, j’ai pris la décision de commencer à utiliser une crème de nuit, des sérums et de la crème solaire de grande marque. J’ai hérité de la peau sombre de mon père due à ses origines méditerranéennes, mais je sais que je dois me protéger.

J’ai également décidé de commencer les cours de yoga et de m’entraîner au marathon. Celui de la ville a eu lieu il y a juste quelques semaines, et une foule de femmes fines et musclées s’entraînaient sans effort apparent dans le parc du Golden Gate ou piquaient un sprint dans les escaliers qui mènent à Twin Peaks. Avant, j’étais capable de jouir de la vie sans faire attention, mais dorénavant, je sens bien que mon corps commence à stocker de la graisse sur mes cuisses, mon ventre et mes seins. Les seins, je peux faire avec, mais si je ne réagis pas rapidement, je vais commencer à ressembler à une poire. Une poire aux gros seins.

Une partie de moi ne demande qu’à continuer comme je l’ai toujours fait. Mais je ne peux pas faire ça. J’ai un but à atteindre. Bien sûr, je suis toujours directrice à All Saints, mais j’espère avoir bientôt mon propre magasin. Et ma vie amoureuse est enfin ce qu’elle devrait être.

Bien sûr, chez Owen, tout n’est pas parfait. Il est comptable dans une grosse société locale, il a donc très bien réussi, mais il travaille énormément et il est très pragmatique. C’est un beau garçon, du genre propre sur lui, il est super, à part ses oreilles qui sont un peu trop grandes et légèrement décollées. Il aime parler golf, alors que je préférerais parler hockey. Mais hormis ces détails, il est difficile de lui trouver des défauts. En plus, il assure et nous avons plein de sujets de conversation en commun. Et par-dessus tout, il est fiable, et c’est ce dont j’ai vraiment besoin en ce moment, de quelqu’un qui soit fiable, surtout quand le restant de ma vie est dans un équilibre instable.

Mes parents sont en train de se séparer, ils vont sans doute divorcer. Encore un sale coup de l’année passée, et totalement imprévu. Je pensais toujours au divorce comme un drame réservé aux familles de mes copains de classe en primaire, qui avait perduré pendant les années de lycée. Mais jamais je n’aurais cru que ça puisse m’arriver après les années tumultueuses de mon adolescence.

Et voilà que soudain mon père voulait quitter ma mère. Il avait pris ses cliques et ses claques et s’était installé en Oklahoma.

Je ne sais toujours pas pourquoi. Ma mère non plus, enfin c’est ce qu’elle dit. Je lui ai demandé si Papa était tombé amoureux de quelqu’un d’autre, s’il avait rencontré quelqu’un, mais sa réponse a toujours été la même : le changement. Il avait besoin de changement.

Je ne comprends pas comment vous pouvez avoir été marié pendant trente-cinq ans et avoir soudainement besoin de changement. Pourquoi au bout de trente-cinq ans ? Pourquoi pas trente ? Ou vingt ? Après tout ce que ma famille a traversé à cause de mon frère Nate, toutes ces années à lutter pour aller de l’avant… pourquoi maintenant ?

Du coup, je me sens coupable, alors je passe mes week-ends avec ma mère à Pétaluma. Mon père appelle ou maile très rarement. Peut-être que lui aussi se sent coupable. J’ai horreur de voir ma mère si triste, la maison tellement vide, et à quel point elle semble lasse de vivre.

Peut-être est-ce pour ça que j’ai craqué pour Owen, pour lui prouver que moi je pouvais avoir un homme avec qui ça marcherait. Un type fiable, qui reste fidèle, un homme qui vous épouse. Pas un play-boy. Pas un rêveur. Pas quelqu’un comme mon père.

Mais en fait, peu importe ce qu’elle peut penser. J’aime Owen Geary, voilà tout.

Depuis que nous sortons ensemble – quelques mois – je vois moins souvent James et Linden, et plus souvent mon amie Nicole Price. J’étais à l’école primaire avec elle, mais nous n’étions pas amies à l’époque. Nous nous sommes retrouvées cette année à l’Art Institute, où toutes les deux nous avons suivi un cours de « marchandising et mode ». Owen aime bien Nicole. Il n’aime pas James et Linden. James, je suppose que c’est parce que c’est mon ancien petit ami, et Linden parce qu’il est très proche de moi. Et que c’est Linden. Mais finalement, parce que c’était mon anniversaire, j’ai pu les réunir à dîner. Je bosse seulement quatre heures aujourd’hui, principalement à trier des vêtements et à faire de la paperasse, ensuite je cours à la maison, bien contente d’avoir pris ma voiture plutôt que le bus. Owen est déjà là, en train de se servir un verre de vodka. Je me demande pourquoi il la boit ainsi – un verre de vodka pure c’est quand même le pire des drinks – mais il a trente-trois ans, je suppose qu’il est assez grand pour savoir ce qu’il fait. Il porte une chemise à fines rayures, des pantalons slim et des chaussures bien cirées. Tout ça vient de boutiques de créateurs, et il a belle allure. Il est du genre sec, et j’ai comme l’impression que plus je grossis, plus il mincit. Mais pour l’instant, nous sommes à l’équilibre. Je m’habille moins sexy et je me surprends même à cacher les tatouages que j’ai aux poignets (le nom de mon frère d’un côté, le mot CROIRE de l’autre) sous des manches longues. Nous formons un beau couple, particulièrement depuis que j’ai teint mes cheveux dans un beau brun auburn qui ressemble au sien.

Nous sommes bien ensemble. Nous sommes fiables.

Je passe un débardeur en soie sur mon short et j’ai le temps d’arranger un peu mon visage juste avant que James et Linden n’arrivent. Je retiens ma respiration. Je me rends subitement compte que je suis super-nerveuse. J’aurais bien aimé que Kayla, ma coloc soit là. Kayla est très douée pour apaiser les tensions et j’ai comme l’impression que la soirée va être un peu bizarre.

Voire très bizarre.

Et ça l’est, du moins entre James et Owen. James entre, me fait un rapide coucou et me souhaite un bon anniversaire, puis il salue Owen. Sa mâchoire est crispée, tout comme celle d’Owen, il semble suspicieux et plein d’antagonisme. Ils se dévisagent comme deux fauves autour des restes d’un festin, je suis assez étonnée par l’attitude d’Owen. Habituellement, il reste plutôt en retrait.

Peut-être est-ce parce que James a pris son air provocateur. Il a les cheveux noirs très drus, un corps pâle et filiforme et quelques piercings. Il n’est pas aussi dur et révolté qu’il paraît – en fait, c’est un bon géant tout doux pour qui l’opinion des autres compte au plus haut point – mais il faut le connaître pour pouvoir s’en rendre compte.

Je dois l’admettre, c’est ce qui m’a d’abord attirée chez James – son personnage. Mais en réalité, ça n’a pas vraiment fonctionné entre nous.

Et voilà Linden. Il fait irruption dans la pièce, se jette sur moi pour me faire un énorme câlin. Il sent bon la sauge et un truc boisé. Ses bras me serrent comme un étau. Je me sens tellement en sécurité, tout à coup, qu’une partie de moi se met à regretter de ne pas l’avoir vu depuis si longtemps.

– Joyeux anniversaire, un peu tardif, Baby Blue ! murmure-t-il à mon oreille.

Je ferme les yeux une seconde. Quand nous nous séparons, je me rends compte que James et Owen nous regardent fixement. Ils ont l’air encore plus suspicieux.

– Merci, je lui réponds en éclaircissant ma voix, un peu chamboulée, pendant qu’il s’avance pour serrer la main d’Owen.

– Content de te revoir, lui dit Linden.

Owen met un moment avant de réagir, et lui serre la main rapidement.

– Moi aussi, répond Owen d’un air pincé.

Nous allons dans un bar très privé dans Chinatown. Linden « connaît » apparemment l’hôtesse, il a pu nous obtenir une réservation, alors que normalement, nous aurions dû attendre des semaines. Nous trouvons la porte, très anonyme, à côté d’un resto miteux aux lumières verdâtres et rempli de visages tristes. Il n’y a aucun signe de reconnaissance particulier, vous êtes juste censés envoyer un texto à un certain numéro.

Au bout de quelques minutes que nous sommes plantés là, tous les quatre devant la porte, pendant que des clochards passent devant nous avec leurs chariots pleins de couvertures et de packs de bière, la porte s’ouvre enfin.

L’hôtesse apparaît, toute en jambes.

– Salut Linden, dit-elle, en faisant papillonner ses yeux hyper-maquillés.

Son maquillage est bien fait, sensuel et pas vulgaire, et je ne sais pas pourquoi ça me gêne encore plus, ou pourquoi ça me gêne, tout simplement.

Linden la déshabille du regard, avec cet air de voyou qu’il sait prendre et ce sourire aguicheur.

– Émilie, comment vas-tu ?

J’adore sa façon de dire « comment vas-tu ».

Elle pose une main sur sa hanche et dévoile la fente de sa robe sur ses cuisses fuselées. Pas trace de cellulite.

– Je vais bien. Je n’espère plus ton coup de fil.

Je pince les lèvres. Qui donc peut proférer de telles conneries ? Apparemment, Émilie le peut. Linden lui fait un grand sourire.

– Bon, est-ce que ça compte comme un coup de fil ?

Émilie plisse les yeux, pas du tout impressionnée.

– Suivez-moi.

Elle nous emmène à travers un long couloir sombre, si long que je commence à me demander si ça fait partie d’une de ses ruses pour séduire Linden grâce à ses appas très féminins, quand nous discernons enfin des conversations étouffées. Sur notre droite s’ouvre une petite pièce rectangulaire, remplie de crânes dorés et de bancs recouverts de velours blanc. Des jeunes barmaids au look steampunk préparent des cocktails de toutes les couleurs.

Rien à voir avec le bar clandestin auquel je m’attendais, mais franchement cool.

Émilie nous guide vers une table à l’arrière, dans une alcôve, et Owen et moi nous nous installons.

Vous pouvez m’emmener dans le resto le plus minable du monde, du moment que j’ai un salon privé, je suis ravie. Je n’ai même pas besoin de boire. Y être assise est un des plaisirs les plus sous-estimés. Les banquettes en velours sont super-moelleuses, je me coule dedans directement, je jette ma tête en arrière contre le dossier rembourré, entouré par un mur de crânes. Et je me mets à sourire, je suis heureuse

– Je savais que tu aimerais, dit Linden en s’asseyant en face de moi. J’ai tout de suite pensé que ces alcôves n’attendaient plus que toi.

– Les crânes, c’est chouette, commente James en regardant autour de lui.

De toutes les personnes ici présentes, il est celui qui correspond le mieux à cet endroit, lui qui est un savant mélange de rockeur hyper-pointu et de hipster bien maîtrisé.

Owen reste silencieux un moment avant de désigner le bar.

– Ils ont de la vodka Perkele, dit-il en prononçant le nom de sa vodka finlandaise préférée.

C’est à peu près tout ce qu’Owen va dire. Cet endroit n’est clairement pas fait pour lui, et ses regards inquisiteurs passent discrètement de Linden à James.

Une heure plus tard, après que Linden m’a offert deux martinis (bien corsés) d’anniversaire, Owen part aux toilettes et James va fumer une cigarette à l’extérieur. Nous sommes seuls tous les deux. Ça m’a manqué.

– Je n’ai pas l’impression que ton petit copain m’apprécie beaucoup, dit Linden après avoir avalé une bonne lampée de bière en faisant rouler sa bouteille entre ses grandes mains.

– Owen ? 

Ça me fait bizarre d’entendre dire que c’est mon petit ami, et particulièrement dans la bouche de Linden (qui après deux martinis bien corsés, sont bien plus belles que celles d’Owen).

– As-tu d’autres petits copains que je devrais connaître ? me demande-t-il en formant un arc de cercle parfait avec son sourcil.

– Non. De toute façon, aucun des types que je fréquente ne t’aime beaucoup.

Il sourit. Son fichu sourire narquois.

– C’est parce qu’ils savent tous que nous nous marierons un jour ?

Mon cœur a un raté.

– Non. Et tu n’en parles pas à Owen, ok ?

Il prend un air surpris.

– Pourquoi ? C’est la vérité pourtant.

Je pince mes lèvres et je pars à la recherche de mon tube de rouge.

– C’est la vérité, Steph, répète Linden. (Pendant que j’étale mon rouge magenta, il fronce les sourcils en m’observant.) Ne me dis pas que tu comptes rester plusieurs années avec ce nase ?

Je lui jette un regard.

– Écoute, je sais qu’il ne paraît pas être… eh bien, un type pour moi, mais je l’aime, alors ouais, j’espère bien être encore avec lui dans quelques années. Ne le traite pas de nase.

Il cligne des yeux à plusieurs reprises, et le muscle de sa mâchoire se met à palpiter.

– Tu es amoureuse de lui ?

– Ne fais pas comme si c’était épouvantable, lui dis-je, même s’il a un air qui me fait craindre le pire. Il fallait bien que ça arrive. C’est bien. Vraiment bien. Je suis heureuse.

– Vraiment ?

Je penche la tête en avant pour pouvoir mieux l’observer. Devant mes yeux, son air triste disparaît comme par enchantement, le battement de sa mâchoire s’arrête. Il se calme. Il redevient mon meilleur ami, Linden. Je ne sais pas vraiment qui était cet autre type. Mais je crois que j’aurais aimé qu’il reste un peu plus longtemps.

– Ça ne fait rien, dit-il très vite. Tu es heureuse, je le vois. Et, putain, je suis heureux pour toi, Baby Blue, je le suis vraiment. Et il a une veine de cocu.

Je le regarde toujours.

– Tu voulais vraiment m’épouser ? je demande. Ou bien voulais-tu simplement te marier ?

Il esquisse un sourire :

– Maintenant, tu ne le sauras jamais.

Owen revient des toilettes, je me rassieds à ma place en lui faisant un grand sourire. J’ai le sentiment d’avoir fait quelque chose de mal, même si ce n’est pas le cas.

Linden frappe la table de la paume de la main, se lève et s’excuse. J’observe sa haute silhouette musclée pendant qu’il quitte la pièce, probablement à la recherche de James. Presque toutes les femmes présentes le suivent, elles aussi, du regard.

J’ai comme une brûlure dans la poitrine, mais je l’oublie vite et je tourne mon regard sur Owen.

Owen est un type adorable. Il est fiable. Il est solide comme un roc. Il ne va pas partir Dieu sait où.

Je suis amoureuse d’Owen Geary. Mes vingt-sept ans vont être la plus belle année de ma vie.

CHAPITRE 3

28 ans


Linden

– Hé, salut petit merdeux, gazouille la voix de mon frère dans mon téléphone.

– Hé, petit merdeux toi-même, je lui réponds en m’éclaircissant la voix.

Je suis franchement malade, ma gorge me fait un mal de chien. Ça tombe mal.

– Qu’est-ce que tu veux ?

– Eh ben, je voulais te souhaiter un putain de bon anniversaire, espèce de tête de nœud.

– Merci, dis-je en hochant la tête, ce qu’il ne peut pas voir.

Et je sors mes clés de mon pantalon. J’ouvre la portière de ma jeep. Non loin, une moto met les gaz. Je rentre vite dans ma voiture pour pouvoir entendre ce que dit Bram.

– Tu es à l’aéroport ? Ne me dis pas que tu travailles le jour de ton anniversaire !

– La plupart des gens doivent bosser le jour de leur anniversaire.

Bien entendu, Bram, lui, ne fait rien de ses journées, il se contente de se balader dans Manhattan comme une espèce de play-boy hyper-privilégié. Certains peuvent penser que je lui ressemble, mais moi au moins, je bosse. Bram a vécu sur l’argent de nos parents toute sa vie. Le plus drôle de l’affaire, c’est que c’est l’aîné. Il aurait dû être un modèle pour moi. Sans doute l’a-t-il été, d’une certaine façon. Quand j’ai terminé le lycée, je me suis juré de devenir tout son contraire.

– Tu devrais prendre ta journée, dit-il.

Ses mots sont ponctués par un bâillement, je l’imagine parfaitement qui étire ses bras au dessus la tête.

– Tu as parlé à Papa et Maman ?

Je soupire en me renfonçant dans mon siège. On est en avril, il fait un froid de canard. J’ai déménagé à San Francisco quand j’avais vingt ans, mais je ne me suis toujours pas acclimaté à ces écarts de température. À New York, on avait quatre vraies saisons, dans l’ordre normal. En Écosse, à Aberdeen où j’ai grandi, c’était la même chose en plus doux. Ici, il fait chaud en automne et froid en été, et brumeux pratiquement toute l’année. Je suis tenté de démarrer la jeep pour mettre le chauffage en route, mais j’imagine Stéphanie en train de se moquer de moi.

– Non, je ne leur ai pas parlé depuis plusieurs semaines.

Ce qui signifie, nous le savons tous les deux, que je n’ai pas parlé à mon père depuis quelques semaines. Ma mère ne téléphone jamais, et c’est franchement une bonne chose.

– J’espère qu’ils ne vont pas oublier ton anniversaire, dit Bram d’une façon qui signifie tout le contraire. Au moins, tu as un vrai frère.

– Ouais.

– Écoute, poursuit-il sur un ton qui me fait immédiatement comprendre que mon anniversaire n’a rien à voir avec son coup de fil, je me demandais si tu pouvais me rendre un service.

De surprise, je tire sur mon oreille.

– Te rendre un service ?

– Ouais, Linden, c’est ce que font des frères l’un pour l’autre. Le week-end prochain je viens à San Francisco avec ma copine. Elle adore Alcatraz. Tu penses que tu pourrais nous y emmener ?

– Vous emmener là-bas ? je répète, complètement ahuri.

– Ouais, dit-il, comme s’il n’avait pas dit un truc complètement ridicule.

– Tu sais, en hélicoptère.

Je pousse un long soupir exaspéré en me pinçant le bout du nez pour essayer de rassembler mes esprits.

– Bram, écoute. Je travaille pour une compagnie charter. Je ne dispose pas d’un hélico personnel pour te trimballer là où tu veux.

– Alors nous en affréterons un.

– Et tu ne peux pas voler au-dessus d’Alcatraz. C’est un espace protégé. Tu ne peux pas y atterrir sans autorisation. Je ne suis même pas sûr qu’il existe un terrain d’atterrissage là-bas.

– Eh bien, obtiens une autorisation.

Je soupire à nouveau.

– C’est hors de question. D’ailleurs, pourquoi tu veux venir ? Tu ne viens jamais sur la côte Ouest.

– Je m’ennuie. Et Azzura a de la famille dans ce coin de la baie.

– Azzura ?

– Ma copine.

– Bien sûr, elle s’appelle Azzura.

– Moi au moins, j’ai une copine.

– Super, Bram. Tu as quel âge, déjà, trente-deux ans ?

– Et toi, tu as quel âge ?

– Vingt-huit aujourd’hui. Mais il ne s’agit pas de moi.

– Tu peux nous emmener ou pas ?

– Attends, je lui réponds, exaspéré, en faisant défiler mon agenda sur mon portable.

J’ai un vol prévu le matin, mais rien l’après-midi. Je lui dis que je peux réserver le vol pour lui ce jour-là, et je l’assure que ce sera moi qui piloterai, pour un vol privé. Mais pas question d’aller à Alcatraz. Dès que j’ai raccroché, j’envoie un sms à Stéphanie.

Tu fais quoi le week-end prochain ? Tu es partante pour faire un tour ?

Elle sait parfaitement ce que ça veut dire, elle est déjà venue plusieurs fois, elle adore ça. Mon autre meilleur ami, James, adore ça lui aussi, mais je n’éprouve pas le même plaisir à l’observer. Son visage à elle s’illumine, et elle gesticule sur son siège comme une môme. En plus, elle créera un parfait tampon entre mon frère et moi, et je suis sûr qu’elle trouvera quelque chose à raconter à Azzura. Steph s’entend avec tout le monde, la plupart du temps, alors que James peut-être un vrai fouteur de merde.

Ça ne lui prend pas longtemps pour répondre.

Bien sûr, est-ce que James vient ?

Et voilà que je me sens un peu coupable de ne pas l’inviter. Mais c’est une question de place.

Non, mon frère vient avec sa petite amie, alors ce sera juste nous quatre.

Immédiatement elle répond :

Comme un double rencard ?

Je ne sais pas. Pourquoi, tu te lances ?

Tais-toi. Ok, ça me plaît. On se voit toujours ce soir au Lion ?

Je ferme les yeux et j’appuie ma tête sur le dossier de mon siège. Je ne peux absolument pas m’imaginer faire la fête en ce moment. J’ai juste envie de me mettre au lit. Finalement, je lui réponds :

Je ne crois pas que je vais venir.

Mais c’est ton anniversaire.

Je sais, mais je crois que je couve quelque chose. Je vais rester sagement à la maison, regarder un film et me reposer.

Tu te fais vieux, répond-elle. Elle a peut-être raison. Avant, je serais sorti et j’aurais éclusé des bières, malade ou pas. Alors que maintenant, ça me semble complètement cauchemardesque. Ce que j’aimerais, en réalité, c’est l’inviter à venir regarder un film avec moi. Et normalement, c’est ce que je fais, mais en incluant James et parfois sa bonne copine Nicole. Mais je ne veux pas qu’ils viennent, je veux qu’elle vienne toute seule.

Il y a quelques années, j’ai conclu un pacte avec Stéphanie : nous allions nous marier si nous n’étions toujours pas en couple à trente ans. Elle aura vingt-huit ans en octobre, nous avons encore quelques années devant nous, mais Steph a rompu avec Owen, son petit ami foireux, il y a environ un mois. Moi, je n’ai vu personne depuis plus de deux mois. Je voudrais avoir déjà trente ans et transformer mes paroles en actes.

Mais Stéphanie ne prend pas notre pacte au sérieux, elle croit que j’ai dit ça en rigolant et que je n’irai jamais jusqu’au bout. Et comment penserait-elle autrement ? Une histoire d’amour, ou même une simple relation sexuelle, n’a jamais été envisageable entre nous. Nous n’avons jamais été plus que de bons amis depuis que nous nous sommes rencontrés.

En fait, ce n’est pas vrai. La première fois que mes yeux se sont posés sur elle, elle portait des jeans super-moulants et un débardeur lacéré qui laissait paraître juste ce qu’il faut de peau, ses cheveux avaient une teinte bleu pétrole démente. La dernière chose à laquelle j’ai pensé, c’était à devenir son ami.

J’ai eu une envie folle de la baiser.

Mais c’est James avec qui elle est sortie, et je suis devenu son ami.

Mon envie de la baiser n’a jamais complètement disparu, bien que j’essaie le plus possible de la garder pour moi. Draguer la copine de votre meilleur pote, c’est impossible. Ça ne se fait tout bonnement pas.

D’autant plus que nous sommes devenus tellement proches.

D’autant plus, que parfois, je pense que James est toujours amoureux d’elle.

D’autant plus qu’elle pense que je suis le plus grand comédien qui soit.

Elle n’a pas tort. Mais si je lui jouais la comédie, elle ne penserait plus ça du tout.

D’un certain point de vue, ce pacte est stupide. C’est juste repousser à plus tard quelque chose dont je pourrais m’occuper dès maintenant. Mais j’ai peur d’agir si James est vraiment toujours amoureux d’elle. J’ai peur qu’elle me rejette en me disant qu’elle ne m’a jamais considéré comme autre chose qu’un ami, et qu’elle ne veut pas foutre en l’air notre amitié. J’ai peur de bousiller deux amitiés d’un seul coup. Alors, notre pacte est remis à plus tard. Encore deux ans et je devrai faire face. Juste deux ans avant que tout change, pour le meilleur ou pour le pire.

J’ai encore plus mal à la gorge. Je conduis jusque chez moi, et en arrivant je me mets à grelotter. Je me jette sous la douche, bien chaude, pour essayer de me réchauffer, puis je me roule dans un duvet que je sors de la commode. Il sent l’insecticide et les épines de pin. Ça me rappelle James et Steph, et Kayla, sa colocataire. Nous étions partis camper à Muir Woods. Steph et moi étions en train de ramasser du petit bois pour le feu. J’étais bourré, assez pour être incapable de me censurer. La vérité s’étalait au grand jour et je n’étais pas sûr de pouvoir l’arrêter. J’étais dangereusement saoul et sur le point d’avouer à Steph mes réels sentiments.

Je pense qu’elle avait remarqué que quelque chose se préparait, parce que la conversation a brusquement dévié sur Kayla.

– Tu la trouves bandante, n’est-ce pas ? m’a-t-elle demandé.

J’ai haussé les épaules.

– Bien sûr.

Parce que c’est vrai que Kayla est bandante. Mince et petite, avec une peau de pêche de Japonaise et de longs cheveux noirs. En plus elle est sympa, même si ce n’est pas une flèche. Mais surtout, ce n’est pas Stéphanie.

– Je crois qu’elle t’aime bien, m’a dit Steph.

– Eh, on est plus à l’école primaire ! Elle t’a dit ça pendant la récré, ou quoi ?

Steph m’a observé en un moment avant de faire la moue.

– Bon, je crois qu’elle a envie de baiser avec toi. C’est mieux comme ça ?

Je ne comprenais pas ce qu’elle était en train de faire. Voulait-elle m’entendre lui dire que je n’étais pas intéressé ? Ou bien essayait-elle au contraire de nous coller ensemble ? Ça ne la dérangeait donc pas ?

– Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, lui ai-je répondu, parce que c’était la vérité.

J’ai fait un pas vers Stéphanie. Elle a de grands yeux bleus, grands comme des soucoupes. Ils se sont encore agrandis.

– Je trouve que vous feriez un joli couple, a-t-elle embrayé rapidement, avant de faire demi-tour vers le feu de camp.

Plus tard, cette nuit-là, j’ai baisé Kayla contre un arbre, et dans ma tente le lendemain matin, après que James s’était levé pour préparer le petit déjeuner.

Nous n’avons pas formé un joli couple.

Kayla et moi sommes sortis ensemble encore quelques semaines, avant que je rompe et que je sois obligé d’éviter l’appartement de Steph pendant un certain temps.

Outre Kayla, j’ai eu l’impression de baiser quelque chose d’autre. C’est à ce moment-là, je pense, que toute possibilité de relation entre nous a disparu. Après Kayla, j’ai décidé de me sortir Stéphanie de la tête. J’ai baisé d’autres filles, je suis devenu le comédien qu’elle avait toujours cru que j’étais. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour penser à elle comme à une amie.

Et ça a marché. Mais c’est alors que la vie s’en est mêlée. À vingt-cinq ans, j’étais déjà fatigué de collectionner des filles qui n’avaient aucune importance pour moi. Je ne voulais pas que ma vie ressemble à ça. J’avais grandi ainsi, avec une mère absente, accro aux médicaments, et un père froid, qui n’avait jamais montré le moindre amour ni pour mon frère ni pour moi. J’avais grandi dans la bonne société à la morale douteuse, aux ambitions démesurées. Je ne voulais pas devenir comme eux. Je voulais quelque chose de réel, de vrai et de pur, et je n’en avais rien à faire si ça sonnait comme une niaiserie fleur bleue, parce que j’avais besoin de quelque chose qui donne un sens à ma vie.

Je voulais Steph. Elle était ma meilleure amie. Elle était mon Baby Blue et j’étais son cow-boy.

Voilà comment ce pacte idiot et naïf était né.

J’emporte le sac de couchage sur le divan et je me love dedans. Je suis sur le point d’allumer la télé, mais la fièvre m’en empêche.

Quand je me réveille plus tard, c’est parce que mon téléphone sonne. Il y a de la bave partout. J’essuie rapidement ma bouche avant de répondre. C’est Steph.

– Salut Steph, dis-je d’une voix cassée.

– Linden ? Tu vas bien ?

– Ouais, désolé, je m’étais juste un peu endormi.

– Comment te sens-tu ?

– Malade comme un chien.

– Tu veux que je vienne ?

Oui, j’ai salement besoin que tu viennes. Je me redresse un peu.

– Tu viens en uniforme d’infirmière ?

Silence.

– Tu es un porc.

– Onk ! Non mais sérieusement, en costume d’infirmière ?

– Tu veux que je vienne ou pas ?

Je souris.

– Oui, oui, je t’attends dans le canapé.

– S’il te plaît, sois décent.

– Je ne te promets rien.

Quarante-cinq minutes plus tard, j’entends la clé de Steph dans la serrure, et elle apparaît, portant deux sacs de provisions. Elle a l’air énervé, le visage un peu rouge, ses longs cheveux blond cendré en bataille. On dirait qu’elle vient juste de faire l’amour, et j’ai une soudaine hallucination : elle jette ses sacs et vient vers moi, puis soulève sa jupe courte pour me chevaucher. Je tente de remettre mon pantalon en place sous mon sac de couchage pour ne pas que ça se remarque trop.

– Tu as une sale mine, me dit-elle avant d’emporter les sacs à la cuisine.

Je l’entends fourrager là-dedans comme si elle était chez elle. Elle range des trucs dans les placards, elle allume la bouilloire. Quand elle réapparaît, elle tient une petite tasse en plastique remplie d’un liquide bleu.

– Tu veux me droguer ?

– Oui, c’est du Nyquil. (Elle l’approche de mon visage.) Bois-le ou tu es mort !

Je lui prends la tasse avec précaution.

– Si je me souviens bien, la dernière fois que j’ai pris du Nyquil, j’ai failli mourir.

– C’est parce que tu t’étais enfilé six cannettes de bière avec. Allez, bois.

J’avale le sirop bleu dégoûtant avant de reculer dans le canapé. Je dois dire que c’est bien agréable d’avoir quelqu’un qui prend soin de moi, particulièrement quelqu’un qui a un si beau cul. Il semble embellir de jour en jour.

Elle retourne à la cuisine et revient avec un mug rempli de thé bouillant.

– J’ai mis du citron et du miel dedans, dit-elle.

Elle est sur le point de retourner une nouvelle fois à la cuisine, mais je me soulève et je lui attrape le poignet. Le mouvement la stoppe net et elle baisse les yeux sur ma main qui entoure son poignet.

– Relax, Baby Blue, lui dis-je en l’attirant vers moi. Arrête de me materner comme ça.

Elle sourit et un peu de rose lui monte aux joues.

– Désolée. Ce sont mes vieilles habitudes.

Je lui fais un signe de tête plein d’empathie. Pauvre Steph. Quand elle était enfant, son petit frère a eu une maladie auto-immune. Elle en parle rarement, ce qui fait que je m’étonne qu’elle qu’elle fasse ainsi allusion à leur relation. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il était le surdoué de la famille, un vrai génie, mais que sa maladie a empiré au fil des ans. Il est mort d’une pneumonie quand elle avait dix-huit ans et lui quatorze. Je suppose qu’elle a passé beaucoup de temps à s’occuper de lui.

Je lâche sa main, je suis conscient que je l’ai gardée dans la mienne trop longtemps.

– Assieds-toi, c’est un ordre.

– Tu sais, peut-être que ta commande de services d’une infirmière est mon cadeau d’anniversaire.

Je hausse un sourcil.

– Mais alors, où est l’uniforme ?

Elle soupire, se calme et s’assied sur le canapé à mes pieds. Une grosse mèche de cheveux couleur bronze lui strie la pommette, et je l’observe un moment en me demandant si elle va la repousser. Je n’aime pas cette façon de cacher son visage. Elle fait ça souvent, se cacher derrière ses cheveux. Son visage est tellement expressif qu’il est très facile de lire dans ses pensées.

– Qu’est-ce que tu veux faire ?

Je pose mes jambes en travers de ses genoux. Elle les détaille avec un mépris feint.

– Je ne te masse pas les pieds, si c’est à ça que tu penses.

– Je ne pense à rien. Qu’est-ce que tu veux regarder ? J’ai le DVD des Simpson, toutes les saisons, et American Horror Store, une sacrée daube avec Clive Owen.

Steph tourne la tête vers moi et me lance un drôle de regard. C’est seulement à cet instant que je me rends compte qu’elle sait parfaitement ce que j’ai – elle est déjà venue des milliers de fois chez moi et nous avons regardé des foules de DVD. C’est simplement que James n’est pas là et que, du coup, je meuble comme un imbécile. Je me jette alors sur le thé, histoire d’avoir quelque chose à faire. Si la bouteille de Nyquil était là, je m’en enfilerais probablement une autre dose.

– Regardons ce qu’il y a à la télé, dit-elle en ramassant la télécommande et en se mettant à zapper.

Moi je regarde ses mains petites et douces, son vernis à ongles vert foncé irisé, appliqué avec tant de précision. C’est un vrai caméléon avec ses cheveux, je me demande si j’ai jamais vu leur véritable couleur. Je la connais depuis des années et, pourtant, il y a encore tellement de choses que j’ignore à son sujet, et que je veux découvrir.

Au bout d’un petit moment, je lui demande :

– As-tu trouvé un lieu ?

Elle s’extirpe de la pub qu’elle regardait.

– Un lieu ?

– Pour ta boutique.

Elle cligne des yeux à plusieurs reprises.

– Oh ! Non.

– Steph…

– Quoi ?

– Laisse-moi t’aider.

Elle hausse tout doucement les sourcils.

– M’aider ?

Je me rassieds en poussant un soupir.

– Oui, t’aider. Qu’est-ce qui t’empêche d’avancer ? L’argent ? Le temps ? Je peux t’aider pour les deux.

Elle laisse échapper un petit rire acide.

– Non, tu ne peux pas. Et même si tu pouvais, ce n’est pas le problème.

– Alors, c’est quoi le problème ?

Elle regarde à nouveau vers la télé, en tournant et retournant la télécommande dans ses mains.

– Je ne sais pas. Mais je suppose que je dois le comprendre par moi-même. Pourquoi es-tu le seul à me parler de ça ?

Je dresse l’oreille.

– Ah bon ?

Elle hoche la tête.

– Ouais. Mes parents pensent toujours que c’est une espèce de rêve délirant, et tous les autres hochent poliment la tête quand je leur raconte que je veux ouvrir ma propre boîte. Tu es le seul qui continue à me demander où j’en suis, à me pousser à avancer.

– Je suppose que nous avons tous besoin de quelqu’un dans notre vie qui nous rappelle de quoi nous sommes capables, je lui réponds, honnêtement. Je sais que tu es capable de beaucoup mieux que d’être vendeuse dans un magasin de fringues que seuls certains androgynes de « Saturday Night Live » peuvent porter. Tu devrais avoir ton propre magasin. Tu aimes les fringues, tu as un super-bon rapport aux autres, même avec ceux que tu détestes. Tu as très bon goût, tu as beaucoup de style… (Là, je fais une pause.) Je pense que ça te rendrait heureuse. Tu le mérites.

Elle déglutit en me lançant un long regard appuyé. J’espère que mon regard corrobore mes paroles, parce que je le pense vraiment. Stéphanie est ambitieuse, forte et intelligente, elle peut aller très loin. Elle a juste besoin d’un bon coup de pouce et de quelqu’un pour le lui donner.

Je veux être ce quelqu’un.

Mais c’est quand même étonnant que je sois le seul qui propose de s’en charger. C’est à la fois flatteur et inquiétant. Et James alors ? Quand ils étaient ensemble, il ne l’a donc pas encouragée à poursuivre ses rêves ? Après tout, il a réussi, lui, à devenir propriétaire de sa propre entreprise. Et ses autres petits copains, ses amis ? Est-ce qu’ils s’en fichaient ? Ne voyaient-ils pas ses capacités ?

Sans plus rien dire, elle s’intéresse maintenant à la télé. Au bout de quelques minutes, elle choisit Là-haut, le film de Disney. Il est clair qu’elle ne l’a jamais vu. Je me garde bien de lui dire que moi, si, et que ce n’est pas franchement gai.

Très vite, la scène tragique au début du film me fait de la peine, ça me rend malade pour les personnages. Marrant, non ? Je peux parfois être un super-macho, et pourtant, ce pauvre vieux dessin animé me fait toujours un effet bœuf. Cela dit, je surprends Steph qui renifle, et je me rends compte que de grosses larmes coulent sur ses joues.

– Oh mon Dieu, tu pleures !

Je sais que c’est assez désagréable de dire ça. Mais je ne l’ai vue pleurer qu’une fois depuis que je la connais, et c’était juste après sa rupture avec James, elle se sentait terriblement coupable. Elle se détourne et commence à essuyer ses joues nerveusement.

– Pas du tout.

– Mais si. (Je ne peux m’empêcher de sourire.) Et tu es trop mignonne !

Je l’attrape pour la serrer dans mes bras.

– Arrête, dit-elle, moitié riant, moitié pleurant, en s’appuyant contre ma poitrine. (Et me voilà en train d’essuyer ses larmes, avec mes deux pouces.) C’était triste, marmonne-t-elle en craignant de croiser mon regard.

Elle est à la fois gênée et timide. Je ne réponds rien. Je me contente de l’observer. Putain, elle a l’air si vulnérable, mon cœur bat plus vite.

– Vraiment triste, poursuit-elle, en fronçant légèrement les sourcils comme si elle ne se doutait pas que je la regarde. Le vieux petit bonhomme a perdu sa femme, et maintenant il est comme une âme en peine.

– Ouaip, je réponds dans un soupir.

Mais je ne pense pas du tout au film. Ses yeux bleus sont immenses, comme le ciel le matin, ses lèvres délicieusement charnues. Je m’imagine en train de les caresser avec mon pouce, avant d’enlever le sel qui les recouvre dans un baiser.

Je devrais le faire. Je devrais sacrément le faire. Je déglutis difficilement, j’ai la gorge serrée et je sais que ce n’est pas à cause de la grippe. C’est à cause du désir et de la peur.

– Qu’est-ce que tu regardes comme ça ? me demande-t-elle alors dans un joli gazouillis.

Simplement l’embrasser, bordel !

Mais je romps le charme :

– Je vois double !

Elle a presque l’air soulagée.

– Oh, tu es complètement défoncé.

Je lui fais un sourire contrit.

– C’est à cause du Nyquil.

Elle se redresse et me repousse pour se réinstaller à l’autre bout du canapé.

– Eh bien si tu tombes dans les pommes, je te laisse.

J’aimerais mieux pas, mais je ne le lui dis pas. Je m’appuie dans les coussins pendant que le film continue sur une note plus gaie. Bientôt, elle se met à rire et ça m’émeut également. J’aimerais avoir plus de drogues pour enfouir ces sentiments en moi, mais d’ici peu, je vais m’assoupir, de toute façon.

Encore deux ans.

Mais beaucoup de choses peuvent changer en deux ans.

CHAPITRE 4

29 ans


Stéphanie

J’ai réussi. J’ai finalement réussi. Fog & Clothes existe enfin. Il m’a fallu pratiquement une semaine pour me rendre compte que j’avais ouvert, que des clients étaient entrés et avaient acheté, vraiment acheté. Chez moi !

Je l’ai fait. Je possède et dirige mon propre magasin de prêt-à-porter. Et je l’ai fait juste dans les temps. Du moins, ceux que je pensais. Je me suis arrangée pour que l’ouverture coïncide avec mon anniversaire de vingt-neuf ans, en fait juste une semaine avant. L’année dernière, ça a été un peu comme si j’avais mis le booster, j’ai enfin fait bouger les choses. Sans les encouragements de Linden, je ne sais pas si j’y serais parvenue.

Je pense que le fait qu’il ait continué à me proposer de m’aider financièrement y a été pour beaucoup. L’argent n’était pas l’unique problème. J’avais mis pas mal de côté au fil des ans, et mon père m’avait fait cadeau d’une grosse somme à la fin de mes études secondaires, pensant que j’irais dans une université hors de prix. Au lieu de ça, je suis allée dans une école d’art pendant un an seulement, et j’ai gardé le reste de l’argent.

Mais les propositions de Linden étaient vraiment sincères et amicales. De temps en temps, il me semblait qu’il était le seul qui me rappelait mon rêve, je suppose que c’est parce que lui poursuit les siens si intensément. C’était bien d’avoir quelqu’un que je voulais rendre fier. Ma famille avait d’autres rêves pour moi, les mêmes que ceux qu’ils avaient eus pour mon frère. Ils semblent parfois oublier que c’étaient ses rêves à lui, et seulement à lui, et qu’ils sont morts avec lui. Un magasin de prêt-à-porter n’en a jamais fait partie. Mais c’est ce que je désirais, même si eux n’étaient pas d’accord. Et depuis le jour où Linden a commencé à me rebattre les oreilles avec ça, j’ai décidé de foncer, de blinder, et tout et tout. Je voulais lui prouver que j’en étais capable, sans son argent mais avec son soutien.

Je voulais montrer à mes parents que j’étais toujours vivante, toujours là, et que je faisais quelque chose digne d’intérêt.

Et je l’ai fait. Ça a été dur. Je travaillais à plein-temps à All Saints comme d’habitude, et je passais mes soirées à étudier, à faire des plans et des calculs. Je ne sortais pratiquement plus. Je suis devenue une sorte d’ermite asocial, et quand par hasard je sortais, c’était pour rencontrer des gens dans le business, des acheteurs, des créateurs, des pros du marketing, des fabricants, des mannequins. Je passais chaque seconde de ma vie avec des gens qui pourraient m’être utiles. Peu à peu, les journées de dur labeur se sont métamorphosées en semaines de travail acharné, puis en mois de travail acharné.

Et finalement, ça y était.

Je n’ai jamais eu aussi peur que le jour de l’ouverture. J’avais peur que personne n’entre, que tout le monde s’en fiche. Que les vêtements ne bougent pas des portants, que ma caisse enregistreuse reste muette, que les amuse-gueules et le champagne que j’avais préparés n’attirent même pas les passants.

J’avais l’impression que tout ce travail, tous ces rêves dépendaient de ce jour-là.

Bien sûr, ce n’est pas ça. La journée s’est bien passée, les gens sont venus, ils ont bu mes coupes de champagne et mes petits amuse-gueules bon marché. Ils ont acheté des vêtements, ils ont admiré les vitrines, ils m’ont félicitée. Ce n’était pas le jour d’ouverture dont j’avais rêvé, mais c’était le jour d’ouverture du début de mes rêves. C’était déjà beaucoup.

Linden et James sont venus, bien sûr. Linden a amené sa copine.

Ouais. Sa petite copine.

Nadine Collingwood.

Je n’y crois toujours pas, même si ce n’était pas la première fois que je la rencontrais. Elle est charmante, ce qui m’a surpris, et elle a l’air parfaitement normale. Le style de nanas avec qui Linden s’est acoquiné ces dernières années est toujours le même – grandes, extrêmement minces avec de longues jambes, des cheveux blonds dignes d’une pub pour du shampooing, des sourires aux dents parfaites, genre Ultrabrite.

L’opposé de moi, vraiment.

Et de Nadine également. Elle est de taille moyenne, mince mais sportive, elle est rousse, la peau très pâle constellée de taches de rousseur. Elle ne s’habille qu’en jeans et en chemise de flanelle, rien de très fun, mais ça correspond bien à son style garçon manqué.

En fait, elle a l’air écossaise. Peut-être que Linden regrette son pays d’enfance. Il est arrivé aux USA quand il était déjà au lycée, son père avait obtenu un poste aux Nations unies à New York.

Il a l’air heureux. Je suis heureuse pour lui. Vraiment, je le jure. Et comme elle est gentille, elle va prendre bien soin de lui. Je suppose que maintenant qu’il commence à vieillir, il comprend mieux l’intérêt de s’installer. Vous savez, avec quelqu’un qui n’est pas moi.

Tout compte fait, peut-être que ce pacte entre nous va devenir obsolète. Peut-être ce sera moi qui resterai célibataire, alors que Linden et Nadine vont faire un grand mariage et beaucoup de petits Gérard Butler.

Un coup sur la vitrine du magasin me tire de l’horrible mariage de contes de fées auquel je suis en train d’assister dans ma tête. Je lève les yeux pour découvrir James qui me fait signe de la main. Il porte un grand sac bien rempli et me sourit timidement.

Curieuse, je me dirige vers la porte. J’étais censée rentrer à la maison il y a une heure pour me préparer pour la soirée – James a prévu quelque chose au Burgundy Lion – mais le temps a filé sans que je m’en rende compte. Ça m’arrive souvent en ce moment. Parfois, je ne quitte pas la boutique avant dix heures du soir.

J’ouvre la porte et suis accueillie par une brise fraîche qui nous arrive de Sutter. Le brouillard monte, les bâtiments de l’autre côté de la rue commencent à disparaître.

James me fait un grand sourire :

– Je me doutais que tu serais encore là.

Je suis un peu étonnée de le voir ici, mais j’ouvre plus grand la porte et lui fais signe d’entrer.

– Je sais, désolée. Un jour je vais m’y faire. Ou alors je vais devenir tellement célèbre que je pourrai engager des vendeuses pour fermer à ma place.

Il entre. Il sent la pluie et ses cheveux noirs mi-longs sont humides, ils collent à son cou et au col de sa veste en jean.

– Il pleut là-haut ? je lui demande.

Il habite dans le Haight, à côté du parc du Golden Gate, où le climat est un peu différent.

Il hoche la tête en faisant le tour de la boutique, avant de déposer son sac sur le comptoir, juste sur mes papiers.

– C’est quoi tout ça ?

Il ouvre le sac dont il sort une bouteille de vin rouge, le genre français, très cher, avec de la fausse poussière dessus, et un plaid, plus quelques petites boîtes en plastique.

– C’est ton anniversaire.

Je fronce les sourcils.

– Je ne comprends pas.

– Linden est avec Nadine. Ils ne viennent pas, dit-il en m’observant avec attention.

– Quoi ?

C’est comme si j’avais reçu un grand coup dans le ventre.

Il prend un air gêné.

– Elle a sans doute l’appendicite. Ils sont allés aux urgences pour vérifier.

– Oh. (La douleur se transforme en culpabilité.) C’est moche. Est-ce qu’elle va bien ?

Il hausse les épaules.

– Probablement pas, mais je suis certain que s’il y a un problème, ils le régleront vite. Alors, comme nous ne sommes que tous les deux, je me suis dit que ça serait plus sympa ici qu’au Lion.

Je jette un coup d’œil sur ce qui semble être les préparatifs d’un pique-nique en amoureux. Jamais, quand nous sortions ensemble, James n’a eu un geste aussi gentil. Je me demande ce qui l’a fait changer d’un coup.

– N’aie pas l’air si soupçonneux, lance-t-il en détournant le regard, troublé. C’est ton anniversaire, n’est-ce pas ? Je peux quand même faire quelque chose pour toi.

Ah, oui. Maintenant ça ressemble plus au James que je connais. D’humeur changeante et insaisissable.

– Bien sûr que tu peux. Je suis simplement surprise, c’est tout. Je ne me souviens pas de la dernière fois où nous avons passé un moment ensemble, juste tous les deux.

– Je sais. C’est pour ça que je me suis dit que ça pourrait être sympa.

Il prend la couverture et l’étale sur le sol sous le comptoir, juste à côté d’un présentoir à bijoux que j’ai galéré des mois pour obtenir et un panier d‘articles rigolos pour achats coup de cœur, comme des pansements à imprimés moustache ou des chouchous léopard qui partent comme des petits pains.

Il débouche le vin, sort deux verres et ouvre les différentes boîtes. Il me montre la couverture :

– Tu peux t’asseoir, tu sais.

C’est ce que je fais, en découvrant le contenu des Tupperware. L’un d’eux est rempli de fraises nappées de chocolat, l’autre de fromage et de compote. Dans le troisième, il y a des coquilles Saint-Jacques enrobées de bacon. Tout ce que j’aime.

– Ouah, je suis impressionnée.

– C’est la dernière année avant tes trente ans. Il faut marquer le coup.

Je lui lance un sourire rapide. Je n’ai pas l’habitude qu’il soit aussi prévenant. Il semble évident que nous avons une relation toute différente, James et moi, depuis que nous avons rompu.

– Merci beaucoup.

– Pas de problème. Les amis sont faits pour ça, non ? Attends.

Et il me sert un verre de vin, puis me tend une petite fourchette et pousse la boîte de Saint-Jacques devant moi. J’admire leur présentation.

– C’est toi qui les as préparées ?

Il secoue la tête, en prenant un air penaud.

– Non, je les ai achetées chez Whole Foods.

Je dois dire que je suis soulagée. Je suis sûre que James est un excellent cuisinier, mais l’idée qu’il prépare quelque chose spécialement pour moi, même en simple ami, ne correspond pas vraiment à notre relation actuelle, je trouve. Je savoure une coquille Saint-Jacques assaisonnée de vinaigre balsamique.

– C’est délicieux.

– Tant mieux, clame-t-il, joyeux.

Je bois mon vin à petites gorgées, en lui disant qu’il est très bon, lui aussi. Est-ce que je délire ou bien est-ce que la situation devient un peu bizarre ? Peu importe. Il n’y a rien de mal à ce que deux copains célèbrent un anniversaire ensemble. C’est juste de ça dont il s’agit, mais c’est quand même un peu étrange.

Et rapidement, tout devient plus facile. Peut-être à cause des verres de vin ou parce que je raconte à James mes problèmes de boulot, mais tout ça se met à ressembler de plus en plus au bon vieux temps. Quand nous avons terminé les Saint-Jacques et que nous attaquons le fromage, la conversation bifurque de la musique à des trucs plus personnels.

– Tu n’étais pas vraiment sérieuse au sujet de ce pacte que tu avais contracté avec Linden, n’est-ce pas ? me demande-t-il, avec son air de ne pas y toucher.

Mais quand je le regarde, je m’aperçois que sa mâchoire est crispée.

– Sérieuse ? Non, pas vraiment.

Du moins pas assez pour le lui avouer.

– Tant mieux.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne voudrais pas que tu aies de la peine, au cas où tu prendrais les choses au sérieux.

– Pourquoi aurais-je de la peine ?

Il hausse les épaules.

– Linden est un joueur, tu le sais. Il t’aime bien, Steph, mais comme une amie. Je ne voudrais pas que tu commences, je ne sais pas moi, à penser à lui d’une façon qui risquerait de foutre en l’air votre amitié, uniquement parce qu’il aime flirter et jouer en permanence. Il n’a jamais pris ce pacte au sérieux, tu le sais. Pourtant, il semble sérieusement accro à Nadine. Je ne serais pas surpris qu’ils se marient avant leurs trente ans.

J’ai soudain l’impression de manquer d’air. Je serre les lèvres en cherchant à reprendre ma respiration. Je suis sidérée par ma réaction.

– Ce serait plutôt rapide. Ils ne sont ensemble que depuis un mois.

– Ouais, mais ils baisaient ensemble depuis plusieurs mois déjà.

J’ouvre de grands yeux. Je l’ignorais complètement.

– Ah bon ?

Il hoche la tête, et me regarde comme si j’étais une véritable idiote.

– Elle bosse à la réception de la société de charters. Bien sûr qu’ils sortent ensemble. Depuis le premier jour.

Mon cœur bat lentement, à grands coups sourds. Je m’efforce de me calmer.

– Je n’en avais pas la moindre idée.

– Peut-être n’êtes-vous pas aussi proches que ce que tu crois, dit-il et il me flanque un autre coup au cœur.

Il me sert rapidement un autre verre de vin.

– Allez, bois. Tu devrais sourire et t’en contrefoutre de Linden.

– Mais c’est mon ami.

– Autant que moi. Savoir avec qui il sort devrait être le dernier de tes soucis, tant que ce n’est pas avec une vraie psychopathe. Jusqu’à présent, elle a l’air très bien. J’approuve. (Il me jette un regard perçant.) Pas toi ?

– Si, bien sûr, je réponds sans réfléchir.

Je sais que James n’a pas voulu me faire de peine, parce que normalement, rien de ce qu’il a dit ne devrait me chagriner. C’est vrai. Linden est un ami, il l’a toujours été et le restera toujours. Savoir avec qui il sort ne me concerne pas, pas comme ça. Mais je dois bien reconnaître que je me mens à moi-même depuis trop longtemps, j’ai l’impression de saigner intérieurement, là devant James, tout en m’efforçant de ne pas le lui montrer.

Il m’observe avec attention, comme s’il soupçonnait quelque chose depuis le début. Puis il se penche en arrière, apparemment satisfait, et s’écrie :

– Maintenant, je me dis que le vrai mystère, c’est que tu es toujours célibataire.

J’éclate de rire, manquant recracher mon vin.

– Ce n’est pas un mystère, James. Tout le monde, et toi particulièrement, doit savoir pourquoi.

Quelque chose vacille dans ses pupilles.

– J’aimais bien quand nous étions ensemble.

Je l’arrête.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, enfin, pas exactement. Je veux dire maintenant que nous sommes tous les deux des patrons de PME. Je me souviens combien tu as travaillé dur pour acheter le Lion. Tu n’avais pas vraiment de temps à consacrer à Linden, ni à moi ni à quiconque. C’est la même chose pour moi. Je n’ai tout simplement pas le temps.

– C’est vrai. Mais même avant ça, tu semblais n’être… avec personne. Pas sérieusement en tout cas. À part de ce rabat-joie d’Owen.

Je ne prends pas la peine de le reprendre. Owen s’est révélé être un immense rabat-joie – et un tricheur – pas du tout le rocher solide sur lequel s’appuyer.

– Et toi ? je lui demande.

Il sourit et me voilà, l’espace d’une seconde, transportée à l’époque où nous nous sommes rencontrés pour la première fois. James était en train d’essuyer des bocs de bière, et je jure qu’un spot de la petite scène du Lion l’éclairait en direct. Il était exactement ce que j’avais recherché depuis la fin du lycée, sans jamais le trouver ou sans avoir eu le cran de m’en approcher – grand, mince et musclé, de longs cheveux noirs légèrement bouclés. Et pour parfaire le tout, il avait des gauges dans les oreilles, un anneau de nez et de superbes tatouages noirs. Tout chez lui respirait le mauvais garçon, et un bad boy, c’était le rêve pour une môme de Pétaluma comme moi. À cette époque, James, qui a deux ou trois ans de plus que moi, dirigeait le bar. Je venais de lui remettre mon CV et j’attendais là, maladroite, qu’il le lise. Je me rappelle que Linden est passé chercher un drink pour un client et que j’ai été totalement fascinée par ses muscles, son regard intense, sa démarche féline tellement masculine et son accent écossais super-sexy. J’étais une sacrée veinarde de tomber sur deux types tellement chauds, travaillant dans le même endroit !

Mais j’étais également certaine de ne pas décrocher le job, personne ne peut avoir autant de chance.

Mais James a simplement levé les yeux sur moi, a souri, et j’ai été cuite. Son sourire est presque trop grand pour son visage et transforme ses yeux bruns. Il les fait presque étinceler. Plus tard, j’allais me rendre compte que ça cachait une réelle incapacité.

Il a dit :

– Ça me paraît bien, quand peux-tu commencer ?

Et c’était parti. J’ai commencé le lendemain, et une semaine plus tard, James et moi sortions ensemble. Il était vraiment tout ce que j’attendais d’un petit ami. Outre les regards de braise qu’il me lançait et que je considérais à l’époque comme un honneur, il était musicien. Le groupe dans lequel il jouait avec Linden était vraiment bon, même s’ils se contentaient de jouer au Lion et de faire des reprises. Il était drôle et intelligent à sa façon. Il réussissait aussi très bien à me rendre folle. Il avait mauvais caractère et montait sur ses grands chevaux pour un rien. Il suffisait parfois qu’un type me regarde pour qu’il m’accuse de l’allumer. Plus tard, ce genre d’accusation a pris de l’ampleur, il s’est mis à avoir l’impression que je sortais avec la moitié de la ville.

Finalement, James était tout simplement trop jaloux et trop possessif. J’aime bien qu’un homme soit jaloux. Comprenez-moi bien. Mais il l’était même vis-à-vis de mes copines. La seule personne avec qui j’étais autorisée à être amie, c’était Linden, et uniquement parce que James nous avait constamment sous les yeux.

J’ai donc rompu avec James. Il avait certains traumatismes d’enfance qu’il devait dépasser – un père alcoolique et abusif qui l’avait abandonné – et je ne voulais pas être tenue en laisse.

Je voulais pouvoir vivre sans marcher sur des œufs en permanence. J’étais fatiguée d’être avec James. Eh oui, il faisait bien l’amour – il a un piercing sur la queue qui appuyait à chaque fois exactement au bon endroit – mais ça n’était pas suffisant.

Je l’ai blessé. Je le sais. D’ailleurs j’étais certaine qu’il allait me virer. Je ne pensais même pas à me défendre, parce que je me sentais coupable. Eh bien, il ne m’a pas virée, il faut mettre ça à son crédit. Il a agi comme si nous nous étions séparés d’un commun accord. Peut-être était-ce vrai, d’une certaine façon, car nous nous engueulions depuis un bon moment. J’ai donc gardé mon travail. Ça a été assez bizarre pendant quelques mois, mais Linden a fait tampon entre nous deux. Et il m’a envoyé une flopée de SMS et de messages très rigolos sur Facebook.

Le temps guérit toutes les blessures, ou du moins il permet qu’elles cicatrisent. James a réussi à passer à autre chose, et peu à peu nous sommes devenus, tous les trois, les trois mousquetaires. Le chagrin pouvait bien sûr réapparaître par moments. Je faisais très attention à ne pas mentionner d’autres types, et James faisait de même en ce qui concernait les filles avec qui il sortait (et il n’y en a pas eu beaucoup). Finalement, il a retrouvé son équilibre.

Ça fait presque sept ans que James et moi avons rompu et sommes devenus des amis. Il a fallu sept ans pour que nous puissions à nouveau nous retrouver en tête à tête.

James s’éclaircit la voix et se sert un verre de vin.

– Tu dis qu’il n’y a aucune raison cachée, mais je ne te crois pas.

– Ok, dis-je en m’asseyant sur une de mes jambes. Pourquoi as-tu été célibataire pendant si longtemps ? Il y a juste eu… c’était quoi son nom, Laura ?… C’est la seule dont je me souvienne.

Il passe une main dans ses cheveux en haussant les épaules.

– J’en sais rien. Trop de boulot.

– Même chose pour moi. Et peut-être que tu es un peu difficile ?

Il me jette un regard acéré.

– Toi aussi.

– Au fond, il n’y a rien de mal à ça.

– Non, dit-il en fixant la couverture. Pas si ça ne t’empêche pas d’avancer.

Je grimace.

– Je progresse, James. Finalement, ceci… dis-je en montrant le magasin, c’est tout ce dont j’ai toujours rêvé.

– Et l’amour ?

J’ouvre de grands yeux.

– L’amour peut arriver n’importe quand. Mais pour l’instant, je suis heureuse comme ça.

– Et le sexe ?

Je lui jette un regard.

– Quoi, le sexe ? Ça n’a rien à voir. Je ne suis pas coincée, James, tu le sais bien.

– Non, c’est vrai, répond-il en souriant. Il lève les yeux vers moi, son regard s’est comme assombri.) On peut très bien baiser sans être amoureux.

Avant que j’aie eu le temps de répondre, il se penche vers moi en renversant son verre de vin et il m’embrasse.

Je suis trop choquée pour réagir, mais je le laisse faire. Ses lèvres et sa langue me sont à la fois familières et étrangères, ses mains sur mon visage me ramènent en arrière. Je dois bien admettre que même si je n’ai pas pensé à lui depuis des années, ce n’est pas du tout épouvantable.

C’est même assez agréable.

Mais j’aimerais bien savoir ce qui se passe.

Je me recule, maintenant consciente du vin qui tache mon jean. Je réussis à peine à articuler un « ouah » en reprenant mon souffle. Je m’empresse d’éponger avec des serviettes en papier la tache rouge qui grandit sur la couverture.

– On s’en occupera plus tard, dit James à toute allure, avant de reprendre mes lèvres.

Son baiser est follement passionné, causé par quelque chose que je ne comprends pas.

Ou peut-être que si.

La solitude.

– James. (Ses lèvres courent le long de mon menton, puis de mon cou.) Je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.

– Bien sûr que si, marmonne-t-il contre ma peau. (Sa main enserre mon sein, sans aucune autre protection qu’un soutien-gorge de fine dentelle.) Je te veux, tu me veux.

Ce n’est pas tout à fait vrai. Je pose ma main sur sa poitrine et je le regarde dans les yeux. Ils sont remplis de désir, il a du mal à me regarder en face.

– James, je dis à nouveau, un peu plus fermement.

– Quoi ? répond-il en repoussant ses cheveux avec anxiété.

– Steph, écoute… c’est juste une baise. Rien de plus.

Je fronce les sourcils.

– Je t’assure, dit-il, tout en m’attirant à lui. Juste du cul. On le faisait bien ensemble, pourquoi ne pas recommencer juste une fois ?

– Parce que ça pourrait foutre en l’air notre amitié, je rétorque.

C’est presque évident. Je me fiche de savoir si c’est habituel pour les autres de baiser avec leur ex, moi je trouve que ça fout la pagaille, particulièrement quand vous passez toute la semaine ensemble.

– Une nuit ne changera rien pour moi, dit-il alors. Ça changera quelque chose pour toi ?

Je n’en suis pas sûre. Je sais ce que je ressens pour James. Je sais aussi que baiser avec lui pourrait être comme enfiler un bon vieux sweater bien douillet. Et j’aime bien les sweaters douillets quand il fait froid.

Je me radoucis :

– Non. Ça ne changera rien pour moi.

Il me sourit, et son sourire illumine ses yeux sombres. En souvenir du bon vieux temps, alors.

Il se lève et va éteindre la lumière avant de me rejoindre sur la couverture.

Puis nous tombons à la renverse au milieu de la nourriture et du vin. Et malgré ce qu’on raconte dans les films, ce n’est pas aussi amusant que ça. Alors qu’il m’arrache ma chemise, je prie le Ciel qu’il ne la jette pas sur le vin. Alors qu’il suce mes tétons, je m’inquiète pour le bleu et le brie qui me collent aux fesses. Je crains que ma peau et mes vêtements soient tachés par ces délices venus de France. Ce n’est qu’une fois que je suis à quatre pattes, nue comme un ver, que je peux enfin me détendre. Sa bite qui glisse en moi comme une seconde peau aide beaucoup, bien sûr, ainsi que ce putain de piercing génial qui atteint tous les endroits qu’il faut. Aucun autre type n’a réussi à exciter mon point G comme lui, et même si ce piercing est une tricherie, je m’en fous royalement. Mais plus je grimpe au rideau, moins je pense à James…

… et plus à Linden.

J’ai un mal de chien à ne pas crier son nom, mais c’est son visage que je vois, ses mains viriles, fortes et douces à la fois sur ma taille, ses cuisses musclées et ses poils qui caressent les miens.

Alors qu’en réalité, il s’agit bien du mince, pressé et très frivole James. Toutes les femmes donneraient leur sein gauche pour être dans ses bras, pas moi.

Il n’y en a qu’un qui compte pour moi.

Et j’aimerais bien que ce ne soit pas le cas.

Après en avoir terminé, je récupère mes vêtements et je vais me laver dans la petite salle d’eau de l’arrière-boutique. J’avais acheté un savon de luxe à la lavande et à la sauge, et je rigole en pensant à ce pourquoi je l’utilise.

Je viens donc de baptiser mon magasin.

Je me tapote avec un essuie-main duveteux et je me rhabille. Ma chemise a une tache de vin qu’il faudra nettoyer avec une lessive aux enzymes dès demain matin. Pour l’instant, je suis encore assez ivre, de syrah et d’orgasmes. La réalité commence à refaire doucement surface. Je viens de baiser avec mon copain et ex-petit ami. Il a beau dire que c’est juste l’affaire d’une nuit, les coquilles Saint-Jacques, le fromage et le vin, les fraises (OGM, certes mais nappées de chocolat) racontent une tout autre histoire. Peut-être que je me fais des idées mais j’espère vraiment que tout va redevenir normal, comme avant. J’ai besoin de normalité. Je n’ai aucun besoin de revenir à mes vingt et un ans. Je vais avoir trente ans l’année prochaine et je n’ai aucune envie de remonter en arrière, spécialement pas autour de la queue de James, même si elle possède un piercing du tonnerre.

En sortant de la salle d’eau, je me sens un peu comme un poulain qui vient de naître et qui ne sait pas très bien comment agir avec ce qui l’entoure. J’aimerais faire comme si rien ne s’était passé, mais James est si imprévisible que ça ne va sûrement pas être possible.

Il est debout sur la couverture, il a enfilé ses jeans mais pas sa chemise et il observe le bordel.

Il me jette un coup d’œil narquois.

– Je crois que je n’ai pas vraiment réfléchi.

– Je suis certaine qu’on parviendra à éliminer le fromage et le vin avec un bon lavage, lui dis-je en lui montrant l’arrière de mon bras. J’ai réussi à m’en débarrasser facilement.

Il a soudain l’air fier.

– J’imagine qu’on s’est laissé dépasser par les événements.

Ouais. Les événements… ou une véritable mise en scène bien arrosée. Ou l’un et l’autre.

Je hausse les épaules.

– Ces moments-là sont faits pour ça.

Puis je me racle la gorge et je m’accroupis sur la couverture pour pouvoir ramasser les différentes boîtes. Hélas, les fraises sont écrasées. Je mets tout à la poubelle en jetant un coup d’œil circonspect à James qui roule la couverture.

– Merci d’être passé. C’était sympa.

Peut-être est-ce un peu abrupt, mais mieux vaut ne pas laisser l’espoir s’installer. Il s’arrête, comme s’il se demandait si je dis ou pas la vérité. Eh bien non. C’était sympa. Mais je n’ai aucune envie de réitérer l’expérience avec lui. J’espère vraiment ne pas avoir besoin de le lui dire. Et merde. Il continue à me dévisager. Je savais que c’était une erreur. La solitude stupide et les vieux sweaters douillets.

– Ouais, c’était chouette, finit-il par répondre. Tu veux que je te dépose chez toi ?

– Ne me dis pas que tu es venu en voiture jusqu’ici.

– Non, en taxi. Allez, ça nous coûtera moins cher si on partage.

Je fais semblant de réfléchir un instant avant de lui répondre :

– J’ai encore un peu de boulot qui m’attend. Je prendrai le dernier bus.

– Je peux attendre.

Non, tu ne peux pas.

Je lui fais un sourire apaisant.

– J’en ai encore pour un certain temps. La paperasse, tu sais ce que c’est. On s’appelle demain.

C’est comme si, soudain, un gros nuage noir s’était installé dans le magasin. Ses yeux ne brillent plus du tout et ses lèvres se crispent.

– Ok. On se parle plus tard.

Ses mots ont jailli comme des pierres.

Et c’est ainsi que James, son cabas, sa couverture, son piercing de pénis et ses désirs inavoués quittent Fog & Cloth.

La porte se referme sur lui.

Je pousse un énorme soupir de soulagement.

Qui fait bien vite place à des regrets.

CHAPITRE 5


Pendant la première semaine de mes vingt-neuf ans et la deuxième en tant que propriétaire de ma boutique, je me demande si j’ai foutu en l’air une de mes plus belles amitiés.

Non, pas celle entre James et moi, même si c’est lui qui en aurait été responsable.

Je veux parler de Linden et moi. Juste après le départ de James, je lui ai envoyé un texto pour avoir des nouvelles de Nadine et je me suis endormie sans avoir eu de réponse. Puis ce fut lundi, et j’ai encore essayé. Pas de réponse. Facebook – ce bon vieux Facebook – m’a appris qu’il était connecté et occupé à répondre à des posts, et la page d’accueil de Nadine m’a confirmé que l’opération s’était bien passée, (je suis débarrassée de cette fichue appendicite, disait son statut), mais je n’ai obtenu aucune réponse.

Alors, j’ai commencé à m’inquiéter. J’ai commencé à imaginer que James avait peut-être raconté à Linden ce qui s’était passé, qu’il avait peut-être tourné l’histoire de façon à lui faire croire que c’était moi qui l’avais dragué, qui avait détruit notre amitié et que, par solidarité, Linden n’avait plus le droit de m’adresser la parole. Bref, que tout était devenu complètement merdique.

Mais le mardi, Linden m’a appelée comme si de rien n’était pour me proposer d’aller au cinéma avec James et lui, et d’aller ensuite manger un morceau. Il s’est excusé à propos des textos quand je lui en ai parlé, en m’expliquant que son téléphone était à plat et qu’il avait passé tout son temps auprès de Nadine ces derniers jours. Et elle utilise Android.

Lui a un iPhone.

Moi aussi.

Ils ne peuvent pas échanger leurs chargeurs de batterie. Mais nous, nous le pouvons. Bien que ça ne veuille rien dire du tout.

Je suis super-tendue quand Linden arrête sa Jeep devant chez moi. Alors que je descends l’allée, la vague de chaleur automnale me saisit et je me mets à transpirer dans mes bottes à boucles en cuir vert olive (des nouveautés du magasin), mon jean et ma veste à manches kimono. J’épie James de loin. Ça va être très bizarre. À ma grande surprise, il sort et me laisse le siège passager pour s’installer à l’arrière quand j’arrive à la voiture.

– Merci, je lui lance, en essayant de ne pas le dévisager pour essayer de discerner ce qu’il pense ou deviner si quelque chose a changé entre nous.

– De rien, répond James, et c’est typiquement le genre de réponse qu’il m’aurait faite la semaine dernière, avant que nous ayons baisé ensemble.

Est-ce que ça veut dire que ça va ? Je veux dire, que tout va bien ?

Je grimpe, je boucle ma ceinture et regarde Linden. Il me sourit, ses fossettes se creusent sous sa barbe de trois jours, ses yeux brillent comme ceux de ce cow-boy d’Hollywood quand ils veulent sous-entendre qu’il a une vie secrète inavouable en dehors des tournages.

– Baby Blue, dit-il avec cet accent scottish si craquant qui me fait fondre. Joyeux anniversaire. Désolé de ne pas avoir pu être là.

Je lui tapote la cuisse :

– Ne t’en fais pas pour ça. Je suis contente que Nadine aille bien.

Il tressaille et fait démarrer la Jeep.

– Ces derniers jours ont été durs, c’est vrai. Mais elle rentre chez elle demain. Elle m’a presque forcé à la laisser.

Je souris, malgré ces nouvelles.

– C’est chic de sa part. Tu as besoin de te détendre pour être au top quand elle va rentrer, et elle doit avoir besoin de repos.

C’est une énorme connerie, mais qui à l’air de marcher puisqu’il acquiesce de la tête. Il jette alors un coup d’œil à James dans le rétroviseur.

– J’espère que tu t’es bien occupé de notre bébé pour son anniversaire.

Pendant une seconde, mes yeux s’élargissent, je me rends compte que je retiens ma respiration en attendant ce que va dire James.

Mais il répond tranquillement :

– Ouais, je m’en suis occupé. Putain mec, c’est une vraie galère quand tu n’es pas là.

Alors, je comprends que tout va bien. Linden ignore que nous avons fait l’amour. James ne me tient rancune de rien. Nous avons été capables de baiser ensemble et de passer ensuite à autre chose. Tout est redevenu normal.

C’est bien dommage que la normale, ce soit que Linden est épris de quelqu’un qui n’a plus d’appendice.

Mais je suis assez grande pour ne pas en faire toute une histoire.

*
*     *

Quand, à dix heures moins le quart, j’entends un coup frappé à la porte de la boutique, je ne peux retenir un grommellement. Je suis toujours en plein boum à cette heure matinale et j’accepte rarement d’ouvrir aux clients avant l’heure. Mais quand je lève les yeux de mes comptes, je ravale ce mouvement d’humeur. Il se transforme en quelque chose de bien plus sexuel. Devant ma porte, il y a un mannequin. Du moins, quelqu’un qui en a tout l’air. À vrai dire, je n’ai jamais été aussi sûre du métier de quelqu’un. Je jette un coup d’œil rapide au miroir orné de pierreries qui est accroché au mur (325 dollars seulement, à ce prix-là, c’est une affaire) et j’en déduis que bien que j’aie l’air encore un peu endormie, je ne suis pas si mal. Je me suis fait teindre les cheveux d’une belle couleur ombrée, mes racines sont blond platine et mes pointes rose bonbon, et tous les cours que j’ai suivis pour essayer de limiter l’expansion trop rapide de mon popotin m’ont donné belle allure.

Je me dirige vers la porte et l’entrouvre.

– Nous ouvrons dans un quart d’heure, dis-je au type en reculant la tête pour mieux le voir.

Ses grands yeux verts plongent dans les miens.

– Désolé, je le sais, je suis là sacrément trop tôt, mais je voulais pouvoir vous parler avant l’ouverture.

Sacrément, euh ? C’est sans nul doute un Californien du Nord.

Je prends soin de ne pas sourire comme une folle en détaillant rapidement ses cheveux blond cendré qui lui tombent sur les yeux, comme un halo doré. On dirait un mélange entre Chris Hemsworth et Matthew McConaughey.

– Ok. En quoi puis-je vous aider ? Nous ne vendons pas de vêtements pour hommes.

– Mais vous y songez peut-être ? demande-t-il.

Je hausse les épaules.

– J’aimerais bien. Je viens juste d’ouvrir il y a une semaine et je ne suis pas encore vraiment fixée. (Puis je me mets à flirter un peu. En lui jetant un regard appuyé, je poursuis.) Mais ne le dites à personne.

Il sourit. Son sourire est tordu, mais c’est très mignon.

– Ne vous inquiétez pas, je serai muet comme une tombe. (Son sourire s’évanouit et il se met à se frotter le bout du nez avec une certaine inquiétude.) Eh bien voilà. Mon frère Mick a lancé une ligne de vêtements pour hommes en début d’année, je lui file un coup de main en lui cherchant un diffuseur.

Il attrape derrière lui un sac en cuir d’où il sort une enveloppe kraft. Il veut me la tendre, mais il la laisse tomber par terre. Il semble un peu nerveux, assez maladroit, j’aime bien ça. Il la ramasse, et cette fois-ci je l’ôte de sa main tremblante avant qu’il la laisse retomber.

– Alors comme ça, votre frère vous implique dans son business ? je lui demande en sortant un catalogue et en commençant à le feuilleter. (Il a été maquetté à la va-vite, mais les photos sont de qualité professionnelle. C’est lui qui pose.) Vous êtes mannequin. Je le savais.

Il hoche la tête, un peu timidement.

– Ouais, du moins j’essaie de le devenir. Je fais ça pour nous deux, en fait. Il pense que si je trouve un magasin intéressé, ils pourraient lancer ensemble une ligne exclusive. Et moi, je serais le mannequin.

Le truc marrant quand vous allez sur vos trente ans, c’est que des petits instants d’âge adulte font peu à peu leur apparition dans votre vie. Peut-être parce que vous mettez de l’argent de côté sur un plan épargne retraite, que vous restez à la maison le samedi soir parce que vous voulez vous lever tôt pour aller à votre cours de gym, que vous avez des réunions avec votre comptable, que vous prenez des compléments alimentaires à base d’Oméga-3 et de calcium, que vous avez intégré à vos soins quotidiens une crème de jour hyper-chère, etc.

Ça n’arrive pas d’un seul coup, mais quand ça arrive, vous êtes frappés par un « putain, je crois bien que je suis devenu adulte. Regardez-moi ça ! ».

C’était un de ces moments-là. Je vous l’accorde, c’était probablement une queue de comète de mon ouverture de magasin, mais ce beau garçon tout ensoleillé me demandait si je voulais vendre une ligne exclusive de vêtements pour hommes dans ma toute nouvelle boutique. Je me suis dit que j’avais enfin réussi.

– Alors, je lui réponds en cherchant mes mots, vous poseriez pour les vêtements, les vêtements que je diffuserais en exclusivité ?

– Ça dépend de la réponse des autres boutiques, en fait.

Mon cœur a eu un raté, à l’idée d’une concurrence.

– Quelles autres boutiques ?

Il hausse les épaules en se grattant la tête, d’une façon adorable.

– Je ne sais pas vraiment. Je leur ai laissé mon dossier, c’est tout. Mais je dois dire que les gérants n’étaient pas aussi jolis que vous.

J’ai soudain le feu aux joues, je me mets à fixer bêtement le sol.

– Au fait, je m’appelle Aaron, dit-il en me tendant la main. Aaron Simpson.

Je lui serre la main. Elle est chaude, ses doigts sont longs et minces.

– Stéphanie Robson.

– Aaron et Stéphanie, ça va bien ensemble.

Je hausse un sourcil. Mais qui est au juste ce garçon étrange, nerveux et pourtant hardi en face de moi ? Je n’en sais rien, mais j’ai vraiment envie de le découvrir.

Et ça implique de prendre sa proposition au sérieux.

– C’est vrai, j’acquiesce lentement. (Pendant que le côté « tu es une vraie adulte » et le côté « tu n’as pas idée de ce que tu fais » s’affrontent en moi, j’ouvre grand la porte et je lui fais signe d’entrer.) J’ai encore quelques minutes à vous accorder. Entrez donc pour que nous puissions en discuter.

Son regard s’éclaire.

– Vraiment ?

– Bien sûr. Ça m’intéresse toujours de faire de bonnes affaires.

Sur ce, nous échangeons un regard lourd de sous-entendus et il entre dans la boutique.

J’ai comme l’impression que les affaires courantes vont prendre une tout autre signification.

CHAPITRE 6

30 ans


Linden

– Tu sais à quelle heure tu es né ? me demande Nadine, tout en sirotant son gin tonic.

– Aucune idée. Si je le savais, ça voudrait dire que ma mère fait attention à ces petits détails sans importance, bref, qu’elle s’intéresse à moi, tout simplement.

Je recule dans mon siège et remplis mes poumons d’air salé. C’est un temps d’avril, le mélange d’air frais et des chauds rayons du soleil est super-agréable. Pas trace de brouillard aujourd’hui, la baie scintille sous nos yeux, l’eau semble éclairée de l’intérieur.

Je n’ai pas l’impression que c’est mon anniversaire. Tant mieux. Ça fait maintenant un an que je redoute le compte à rebours de mes trente ans et j’ai l’impression qu’on m’y a traîné sans ménagement, à mon corps défendant.

– Peut-être que tu pourrais lui demander demain, poursuit-elle.

Je me contente d’observer les mouvements des voiliers. Je n’ai aucune envie de penser à mes à parents qui arrivent demain matin, il est prévu que je brunche avec eux. Je ne veux pas me rappeler que je ne les ai pas vus depuis des années et que c’est la première fois qu’ils viennent me rendre visite sur la côte Ouest. Je ne veux pas entendre parler de leurs espoirs et de la façon « minable » dont je les ai déçus.

Je veux juste être assis dans ce patio, à boire des bières en compagnie de ma ravissante petite amie et entrer dans la trentaine comme si ça n’était pas important. Voilà pourquoi j’ai refusé toutes les fêtes de « dirty thirties » et toutes ces conneries. Je veux qu’aujourd’hui soit un jour comme tous les autres. Et je me demande si ça n’en est pas un. En fait, le simple fait de passer de vingt-neuf à trente ans ne devrait rien changer, mais je ressens un chamboulement, une transformation intérieure, un peu comme si je me métamorphosais lentement en loup-garou ou en vampire des ténèbres.

Ça n’a rien à voir avec le petit pacte que j’avais conclu avec moi-même. Non, cette connerie, c’est du passé. Je suis en couple avec Nadine, et c’est du sérieux. Quant à cette fichue clause, « si nous n’avons pas de relation amoureuse sérieuse à trente ans », eh bien, j’ai trouvé ma relation amoureuse sérieuse. C’est Nadine.

– Ouais, je lui réponds tout en sachant que je ne demanderai rien à ma mère.

Nadine m’observe d’un air intrigué, sourcils froncés, et je sens poindre une question, la question autour de laquelle elle tourne depuis que je lui ai annoncé leur visite.

– Donc, vous serez tous les trois ? demande-t-elle.

Je hoche la tête et je vide le restant de ma bière.

– Je t’aurais bien invitée, mais tu sais, c’est compliqué.

Je sais qu’elle s’attendait à ce que je l’invite ou au moins que je lui explique pourquoi, alors que nous sommes ensemble depuis six mois, elle ne peut pas rencontrer mes parents. Mais c’est pourtant la seule chose à faire. La vérité, c’est que je ne sais pas ce qui est le plus compliqué, mes relations avec mes parents, ou ma relation avec elle.

Peut-être que ça n’est pas aussi sérieux entre nous que j’aime à le penser.

– Je sais gérer les situations compliquées, répond-elle.

Je comprends que je l’ai blessée. En fait, elle est très facile à comprendre, elle ne sait pas cacher ses sentiments.

Je me penche sur la table et lui prends la main.

– Bébé, je t’en supplie, c’est juste plus simple comme ça. Crois-moi, tu ne rates rien.

Elle croise les bras en signe de colère.

– J’aimerais quand même bien rencontrer tes parents, tu sais, en apprendre un peu plus sur toi, savoir d’où tu viens.

Je m’applique à lui répondre patiemment :

– Tu sais d’où je viens. Je suis né à Aberdeen, en Écosse, mon père était diplomate. Ma mère élevait épisodiquement des chevaux. Quand il a été nommé à l’ONU, nous avons déménagé à New York. Fin de l’histoire.

– C’est parce qu’il faut que je l’appelle Votre Excellence ?

Je lui jette un regard en coin. J’ai entendu ça toute ma vie, surtout au lycée. On s’est foutu de ma gueule plus d’une fois à cause du boulot de mon père, jusqu’à ce que j’aie enfin appris à me défendre.

J’explique :

– II n’est pas ambassadeur de Grande-Bretagne. Il est quelques crans en dessous. Personne ne doit l’appeler Votre Excellence, Dieu merci.

Elle ouvre de grands yeux.

– C’est tout de même impressionnant.

– Je suppose. (Et je me mets à chercher des yeux la serveuse. J’ai bien envie d’une autre bière.) Je m’y suis habitué. Il faisait partie d’un conseil de sécurité ou était directeur adjoint d’un truc ou d’un autre, avant ça.

– Un truc ou un autre ?

Je pousse un soupir, passe la main dans mes cheveux. Il suffit que je parle d’eux pour avoir la gorge serrée. Je ne sais pas comment je vais faire demain.

– Je ne sais pas. J’ai passé le plus clair de mon adolescence à prendre des cuites, à baiser et à faire de la moto. Les différents postes de mon père, c’était du pareil au même pour moi. Nous ne vivions pas dans le même monde.

– Et ton frère ?

– Il a fait comme moi. Finalement, c’est lui qui a réussi à s’échapper. Et il continue. (Je la regarde discrètement, elle attend visiblement la suite.) Allez, on en reprend une ? La bouffe était super, mais la bière est encore meilleure.

Peut-être est-ce à cause de cette discussion sur ma famille, ou à cause des deux autres pintes que je me suis enfilées, mais quand nous sortons du restaurant et que nous descendons Pier 49 pour rejoindre l’Embarcadero, je n’ai plus du tout envie de rentrer à la maison.

Mon téléphone se met à sonner, le numéro de James s’affiche. Je suis sauvé.

– Quoi de neuf, mon frère ? dis-je sur un ton plus enjoué que je ne le voudrais.

– Eh, tu as déjà dîné ?

Il parle fort et j’entends la musique qui hurle derrière lui.

– Ouais, je viens de terminer. Tu es où ? Au Lion ?

– Ouais, mais on va partir au Kozy Kar. Tu devrais venir. Putain, c’est quand même ton anniversaire aujourd’hui !

Je me tourne lentement vers Nadine. Elle me lance un regard plein d’espoir, peut-être même un peu coquin. Elle était extrêmement contente quand je lui ai dit que je voulais passer mes trente ans juste avec elle, et je sais que si je change d’avis, ça ne va pas le faire.

Mais j’ai l’habitude, et ça ne m’empêche que très rarement de faire ce que j’ai envie de faire.

– D’accord, je lui dis. On rentre un moment à la maison et on te retrouve là-bas. Vers huit heures ?

Je sais que cet endroit est très vite bondé, je ne veux pas me retrouver coincé dehors.

Nadine se penche et m’envoie un bon coup de poing dans l’estomac. Je pousse un léger « Pfff » que James ne semble pas relever.

– À tout à l’heure, alors. Joyeux anniversaire, vieille branche !

– Va te faire foutre, James.

Je raccroche et je la regarde, interrogateur.

– Quoi ?

– C’est quoi ce bordel ? s’exclame-t-elle. Tu m’avais dit que nous passerions la soirée en tête à tête 

Je passe ma main dans ma barbe en évitant son regard.

– Ben ouais, dis-je. Les choses ont changé. Maintenant, j’ai envie de sortir.

– C’était censé être notre nuit, siffle-elle entre ses dents.

Je la regarde en fronçant les sourcils.

– Lâche-moi un peu, c’est censé être ma nuit. On vient de faire un dîner mémorable, maintenant on va chez moi pour une mémorable partie de jambes en l’air, avant de sortir rejoindre mes amis formidables.

– Tu peux faire une croix sur la partie de jambes en l’air.

Je lève les mains, immédiatement sur la défensive.

– Bon, attends. Pas de baise d’anniversaire ? Ce n’est pas juste.

– C’est toi qui choisis. Le sexe ou tes copains.

Elle a pris une voix mielleuse, comme si elle jouait, mais je sais très bien qu’elle est sérieuse. Elle bouffe du sexe comme un môme italien boufferait du Nutella.

– Ça n’est vraiment pas juste, je répète. Tu sais que je perds tous mes moyens dès qu’il s’agit de sexe.

– C’est pour ça que tu veux passer par la case « jambes-en-l’air ? »

– Comment est-il possible que tu aies vécu toute ta vie ici sans jamais mettre les pieds au Kozy Kar ? C’est une véritable institution à San Francisco, comme Pete et les Giants et Kirk Hammett. On s’y installe sur des vieux waterbeds dans des voitures ou des combis Volkswagen. Le sol est entièrement tapissé de magazines porno. Des magazines porno, tu imagines !

– Ça a l’air charmant, répond-elle sèchement.

– Ça l’est ! Je viens d’avoir trente ans, j’ai envie de déconner !

– Tu peux t’éclater, mais ça sera sans moi, siffle-t-elle.

Arghl ! Parfois, avec elle, j’ai envie de m’arracher les cheveux. Mais je ne veux pas en arriver là. J’ai de très beaux cheveux et j’ai entendu dire qu’à mon âge, on pouvait les perdre facilement.

– Parfait.

Je cède, mais je sais que je vais quand même essayer de la convaincre, une fois que nous aurons fait l’amour.

Et ça marche. Une fois arrivés à la maison, je lui arrache ses fringues et je lui fais l’amour. J’ai envie de l’enculer, comme toujours, je me dis que je vais peut-être y parvenir puisque c’est mon anniversaire, mais elle fait de la résistance et je finis par éjaculer partout sur son dos. Bon, c’est sympa aussi. Une heure plus tard, alors que nous sommes vautrés devant la télé et que je lui masse les pieds, mon téléphone se met à sonner.

– Ne réponds pas.

– C’est peut-être mes parents ».

– C’est leur numéro qui s’affiche ?

Je sens qu’elle est contrariée.

– Ça pourrait être une urgence.

Et je réponds.

Je l’entends marmonner « pourquoi n’envoie-t-il pas tout simplement un texto ? » et je lance un « salut mon pote ! » à James.

James m’annonce qu’il y a toute une bande qui m’attend et que j’ai intérêt à rappliquer, sans ça c’en est fini de notre belle amitié. Il profère autant de menaces que Nadine, mais comme c’est un vrai copain, je sais qu’il ne le dit jamais sérieusement.

Je jette un air suppliant à Nadine :

– Est-ce qu’on peut y aller ? Mon meilleur ami voudrait fêter mon anniversaire avec moi. Il va fondre en larmes si je ne viens pas. Et moi aussi.

– Et ton autre meilleure amie ? demande-t-elle d’un air un peu pincé.

Nadine n’aime pas beaucoup Steph qui, pourtant, s’est toujours montrée amicale avec elle, lui offre des réductions sur les fringues et fait de réels efforts pour mieux la connaître.

Je demande à James :

– Steph est avec toi ?

– Pas encore, mais elle va arriver.

– D’accord, je viens.

– T’as intérêt, je l’entends dire avant de raccrocher.

– Linden ! hurle Nadine et, retirant ses pieds comme si j’étais soudain radioactif : Je te déteste.

Je gémis.

– Mais non, et tu n’es pas obligée de venir. Si tu veux, je te dépose chez toi au passage.

– Comme si j’allais te laisser sortir sans moi !

Je la regarde en coin, je sens ma mâchoire qui se contracte. Je m’efforce de garder mon calme. Je la regarde fixement, jusqu’à ce qu’elle se radoucisse.

– Nadine, tu n’as pas à me laisser faire quoi que ce soit. C’est moi qui décide, ok ?

– Désolée, marmonne-t-elle.

Mais je me rends bien compte qu’elle est en pétard. Peut-être que d’autres ne réagiraient pas ainsi, mais moi, ça m’énerve au plus haut point. Nadine a tendance à vouloir tout contrôler, et je n’aime pas ça.

– D’accord, allons-y.

Victoire.

Un peu plus tard, notre taxi nous dépose dans Van Ness Avenue, devant un petit groupe de gens qui font la queue. L’air s’est rafraîchi, mais je suis bien au chaud dans ma parka et ça ne m’ennuie pas d’attendre un peu. Dans le passé, j’aurais soudoyé le portier ou fait semblant d’être un étranger en exagérant mon accent pour gratter la file, mais je ne suis plus aussi pressé. Je me contente d’attendre.

Peut-être que j’ai vraiment pris de l’âge !

Quand nous atteignons la porte, le videur me souhaite un bon anniversaire. À l’intérieur, j’aperçois James et Steph installés au bar. Ils se tournent vers moi, lèvent leurs verres avec des sourires complices et, subitement, tout redevient parfait.

Ces deux-là, ce sont vraiment ceux qui comptent le plus pour moi.

– Il était temps ! s’exclame James.

Il devient très drôle quand il est bourré. Et il l’est, sans le moindre doute. Il devient aussi hyper-sentimental, il vous prend dans ses bras, vous répète qu’il vous aime. C’est ce que j’attends de lui ce soir. Je serais vexé si ce n’était pas le cas.

J’attrape sa main et lui donne une claque dans le dos, mais comme il est saoul, il me serre dans ses bras pour me faire un vrai câlin. Je sens sa bière qui me coule dans le cou.

– Tu as enfin le même âge que moi, murmure-t-il.

Je m’écarte :

– Oui, mais le truc chouette, c’est que tu seras toujours plus vieux.

– Va te faire foutre !

– Toi aussi, mon pote.

Mais, bien sûr, je dis ça en souriant.

Je m’aperçois que Stéphanie me regarde avec ses grands yeux de biche. Une des choses que je préfère chez elle, c’est qu’elle ne se rend pas compte à quel point elle est unique. Même maintenant, debout dans ce bar, les épaules tranquillement rejetées en arrière, dans son pantalon moulant délavé et ce haut complètement dingue (on dirait qu’il a été cousu dans une peau de requin), elle est tellement plus belle que ce qu’elle imagine.

– Joyeux anniversaire, dit-elle avec un doux sourire.

Normalement, elle aussi me serrerait dans ses bras mais là, elle semble timide, elle montre une certaine retenue. Je fronce les sourcils et je me rends compte qu’elle regarde Nadine derrière moi. Nadine qui ne se montre pas vraiment sous son meilleur jour.

– Merci.

Je lui réponds chaleureusement, mais ça me paraît bizarre d’en rester là. Je prends Nadine par le bras et je la fais rentrer dans notre cercle de force. Elle leur dit bonjour, leur fait un sourire, mais il est clair qu’elle n’a pas envie d’être là. Elle aime bien montrer aux autres que ça ne va pas, surtout quand c’est à cause de moi. C’est tout juste si elle ne s’attend pas à être sacrée « meilleure petite amie de l’année » parce qu’elle m’a permis de sortir ce soir.

James se met subitement à hurler :

– Tu connais Penny ?

Eh bien non, et ça fait plusieurs semaines que j’attends ça, depuis que James m’a annoncé qu’il voyait enfin quelqu’un. Il devrait s’en souvenir, mais il est rond comme une queue de pelle et vu la façon dont il dévisage Steph, j’ai l’impression que c’est plutôt à elle qu’il s’adresse.

Avant que quiconque ait pu lui répondre, James se met à brailler « Penny ! » à travers tout le bar.

Ce type n’est peut-être pas une bête de chant, mais il sait crier, ça c’est sûr. Toutes les têtes présentes se figent en un instant dans notre direction.

Et, surgissant de l’obscurité, entre les magazines porno et les vieux combis VW, apparaît une nana qui me semble tout de suite être la femme idéale pour James.

D’abord, elle est couverte de tatouages, elle porte un anneau à lèvres rouge foncé, des cheveux de feu à la Betty Page et un côté très féminin malgré son look « dure à cuire », couverte de cuir de la tête aux pieds. En plus, elle porte des lunettes de secrétaire sexy qui mettent en valeur son trait épais d’eye-liner. Les verres semblent épais, eux aussi, elle doit donc réellement en avoir besoin, contrairement à tous ces hipsters qui se baladent en ville.

Elle accourt vers James et lui donne une bonne tape sur les fesses en lui lançant :

– Eh, dieu du sexe, je t’ai manqué ?

James hésite entre embarras et fierté. Je crois qu’il éprouve un peu des deux. Il nous jette un coup d’œil rapide.

– Linden, Steph, Nadine, voilà Penny.

Elle mâche un chewing-gum, la bouche grande ouverte. Elle sourit tout en nous évaluant. Elle me détaille jusqu’aux bouts des orteils. J’approuve.

– Contente de te rencontrer, dit-elle.

Elle a l’accent de Jersey. Encore un bon point. Je suis tout à fait certain que cette bombe rockeuse sera capable de faire entrer un peu de plomb dans la cervelle de James en mon absence.

– Pareil, je réponds.

– C’est toi, l’anniversaire ?

– C’est bien moi.

Soudain elle se met à hurler : « Les shots sont pour moi ! » et elle flanque son poing sur le bar pour attirer l’attention du barman. Il la regarde avec prudence, pendant qu’elle crie quelque chose à propos de Jaegermeister.

Je tremble. Cette boisson devrait être interdite aux plus de vingt ans.

– Elle est chou, dis-je à James en prenant mon accent bourge.

– Elle est bandante, admet-il en se frottant le cou.

– Je vois.

Je me dis que tout compte fait, ma promesse de ne plus boire de Jaeger peut attendre mes trente et un ans. Nous nous enfilons tous un shot de ce liquide diabolique avant d’aller nous asseoir dans le bus VW qui jouxte le bar.

À ma grande surprise, une amie de Steph, Nicola, est là. Aaron, le petit copain de Steph, lui, est invisible.

Je recule et l’attrape par la manche :

– Où est Aaron ?

Son visage délicat se crispe une seconde, avant qu’elle réponde :

– Il est à Los Angeles pour le week-end, tu sais, pour des trucs de mannequin.

– Oui, bien sûr, je sais tout ça, je réponds d’un ton moqueur. Après tous ces jours que j’ai passés dans le circuit à montrer mes couilles à des inconnus.

Elle me regarde de travers, pas amusée du tout.

– Il est mannequin, pas acteur porno.

– Bien sûr, bien sûr.

J’adore la titiller au sujet d’Aaron, c’est un de mes nouveaux passe-temps favoris. C’est un type bien, je suppose, mais je trouve qu’il n’a pas inventé le fil à couper le beurre. En fait, il a trois ans de moins que Steph et a encore beaucoup à apprendre pour grandir. Non que je sois parfait, moi aussi je suis assez immature parfois, mais honnêtement, il ne lui arrive pas à la cheville. D’ailleurs, je me demande bien qui y arrive.

Mais là, c’est mon côté copain hyper-protecteur qui parle. Elle a l’air heureuse.

Au moment où elle me donne un coup de poing dans le bras, je lui demande :

– Qu’est-ce que Nicola fait là ?

Steph baisse la voix et tourne le dos à sa copine qui est en train de dire bonjour à Nadine pendant que tout le monde s’assied.

– Elle avait besoin de se changer les idées.

Nicola n’est pas uniquement une fille hyper-classique et un peu guindée, elle est aussi la mère célibataire d’un petit garçon de deux ans. Quand elle s’est fait larguer pour une minette par son ex-copain, j’ai passé pas mal de temps avec elle, même si nous ne fréquentons pas le même milieu.

Comme Steph s’est penchée en avant vers moi pour chuchoter, je hume une bouffée de son parfum frais et fleuri.

– En plus, elle sort avec son gynéco. Alors, je lance une frappe préventive avant qu’il arrive quelque chose, j’essaie de lui montrer qu’il existe d’autres hommes qui, eux, ne sont pas payés pour vous examiner la chatte.

Je jette un coup d’œil à Nicola dans sa robe de soie noire et ses cheveux relevés. Elle a l’air complètement décalée dans ce baisodrome, mais je suis content que ce soit elle qui soit présente plutôt qu’Aaron.

– Dois-je être moi-même et briser tous ses espoirs concernant l’existence de types bien ? je lui demande en me penchant un peu plus pour tenter de respirer encore une fois son putain de parfum.

Steph me fait les gros yeux.

– Essaie juste d’être gentil, cow-boy.

Je ne peux m’empêcher de sourire. Cow-boy, elle ne m’a pas appelé comme ça depuis des mois. Ça me fait chaud au cœur, et même un peu bander. Je veux me laisser envahir par cette sensation avant de me rendre compte que c’est impossible.

Je m’installe à côté de Nadine en ignorant la flamme qui brûle dans ses yeux noirs. Elle veut que je sache qu’elle est en pétard pour une raison que j’ignore, probablement parce que je parle avec Steph. Peut-être qu’elle m’a surpris en train d’essayer de la sentir. Ce ne serait pas la première fois.

James me tend une bière venue d’on ne sait où, et je l’engloutis. L’alcool coule à flots ce soir, mes trente ans commencent à la mettre un peu en sourdine.

C’est un sacré soulagement pour moi de sortir avec mes copains. Nous ne le faisons plus très souvent. Comme James est avec Penny et Steph avec Aaron, et bien sûr moi avec Nadine, je commence à trouver que les choses sont en train de changer. Au fur et à mesure que nous vieillissons, nous nous impliquons davantage avec nos moitiés, dans nos vies personnelles, tout en essayant de profiter le plus possible de ces années qui défilent. Les liens qui nous unissent sont en train de se détendre.

Mais je ne veux pas arriver à mes quarante ans, marié avec Nadine, deux ou trois morveux sur les bras et plus personne autour de moi, juste le souvenir de deux personnes que j’aimais, que je connaissais jadis. Je ne veux pas les perdre.

Mais en faisant le tour de la table, je me demande si ça n’est pas dans l’ordre des choses. L’âge nous a réunis, l’âge va nous séparer.

Ok, je commence à être bourré et à tout dramatiser. Je suis sur le point de suggérer une autre tournée de shots – pas cette merde de Jaeger, cette fois-ci, désolé Perry – quand Nadine se tourne vers moi.

– Linden, j’ai mal au crâne.

Elle souffre parfois de migraines, donc je ne peux pas savoir si elle joue la comédie pour que je la ramène à la maison.

– D’accord, je murmure.

Je suppose qu’elle m’évite une bonne gueule de bois pour demain matin. Je jette un regard circulaire aux autres en m’arrêtant juste un instant sur Steph.

– Désolé les amis, on va devoir rentrer.

James pousse un cri de dépit.

– Quoi ? Mais vous venez juste d’arriver !

– Ça fait plus d’une heure qu’on est là.

De toute façon il est trop saoul pour remarquer le temps qui passe.

– J’en ai trop fait ? demande Penny à James en essayant de parler doucement sans y parvenir.

– Personne n’en a trop fait. Je dois voir mes parents demain, donc il faut que je dorme un peu avant.

– Tes parents sont en ville ? me demande Steph, surprise.

Je lui jette un coup d’œil rapide et reconnais immédiatement son expression. C’est presque la même qu’a eue Nadine quand je lui ai annoncé que je les verrais seul. Merde, est-ce que Steph aussi a envie de les rencontrer ? Après avoir rencontré mon emmerdeur de frère, elle veut voir le reste de la famille ? Voilà que mes parents deviennent subitement les gens les plus populaires qui soient. Enfin, pour tout le monde, sauf pour moi.

– Ouais, ça c’est décidé à la dernière minute. Pour mon anniversaire.

– Et bien, tiens-moi au courant, dit-elle.

Pendant un instant, c’est comme si nous étions à nouveau chez moi, vautrés sur le canapé à nous raconter nos histoires de famille. Elle sait pratiquement tout de la mienne et de nos relations difficiles, tout comme moi, je sais tout sur la sienne.

Ça me manque. Je me suis rendu compte ce soir que beaucoup de choses me manquaient.

Nadine me pousse du coude, elle insiste pour que nous partions.

– Je le ferai, dis-je à Steph en lui lançant un regard entendu.

Si j’ai besoin de faire des confidences à quelqu’un, ce sera à elle en priorité.

Avant que James puisse faire le tour de notre table pour me serrer dans ses bras, je passe un des miens autour de la taille de Nadine et la pousse vers la sortie. En me retournant pour faire au revoir de la main à tout le monde, j’entends James me traiter de « p’tite bite ».

À peine rentré chez moi après avoir déposé Nadine en taxi, je me mets au lit. Ça sent encore le sexe. J’ai un goût de bière dans la bouche et un début de mal au crâne. Je ne me sens pas prêt pour demain. Allongé dans le noir, mes pensées se mettent à tourner en rond. Tout est en train de changer autour de moi. Je ne suis nulle part, en tout cas pas là où je voudrais être.

Je ne sais pas vraiment ce que je veux.

Mais je sais que je ne l’ai pas.

 

 

 

 

 

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