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 Hannah

  

 Il ne sait pas que j’existe. 

 Pour la millième fois depuis que le cours a commencé il y a quarante-cinq minutes, je regarde Justin Kohl et je le trouve tellement magnifique que j’en ai la chair de poule. Sans doute faut-il que je trouve un autre adjectif pour parler de lui – mes amis me disent que les mecs n’aiment pas qu’on dise d’eux qu’ils sont « magnifiques ». 

 Mais, bon sang, il n’y a pas d’autre mot pour décrire ses traits virils et son regard pénétrant. Aujourd’hui, ses cheveux sont cachés sous une casquette de base-ball, mais peu importe, je connais par cœur sa chevelure brune, épaisse et soyeuse, dans laquelle je rêve de passer la main. 

 Cinq ans ont passé depuis mon viol, et mon cœur ne s’est emballé que pour deux hommes. 

 Le premier m’a larguée. 

 Le deuxième ne m’a jamais adressé un regard. 

 Loin devant, sur le podium de la salle de conférences, le professeur Tolbert nous livre ce que j’ai coutume d’appeler « le discours de la honte », speech qu’elle nous livre pour la troisième fois en six semaines. 

 Soixante-dix pourcent de la classe ont eu un C+ ou moins au partiel de mi-semestre. 

 Moi ? J’ai été brillante. Cependant, je mentirais si je disais que je n’avais pas été abasourdie de voir un A en haut de ma copie, alors que je n’ai fait que blablater pour remplir la feuille. 

 Le cours magistral d’éthique philosophique était censé être une partie de plaisir. Le prof qui l’enseignait avait l’habitude de distribuer des QCM, le pire qu’il demandait était une dissertation autour d’une question morale dans laquelle il fallait expliquer comment on réagirait dans telle ou telle situation. 

 Cependant, deux semaines avant le début du semestre, le professeur Lane est mort d’un arrêt cardiaque. À ce qu’on dit, c’est sa femme de ménage qui a trouvé le pauvre homme dans sa salle de bains, à poil. 

 Heureusement (eh oui, c’est bien du sarcasme), Pamela Tolbert a pris le relais. Elle est nouvelle à l’université de Briar, et elle est le genre de prof qui veut que ses étudiants s’engagent dans sa matière. Dans un film, elle serait la jeune prof pleine d’ambition qui arrive dans une ZEP et qui engagerait toutes les racailles à s’améliorer, à échanger leurs kalachnikovs contre des stylos-bille. À la fin, un petit texte annoncerait que tous les gamins ont fini à Harvard, le genre de film qui ferait gagner un Oscar à Hilary Swank, quoi. 

 Le hic, c’est qu’on n’est pas dans un film et que la seule chose qu’inspire Tolbert, c’est la haine de ses élèves – le pire c’est qu’elle ne semble pas comprendre pourquoi personne n’excelle dans son cours. La réponse est simple : c’est parce qu’elle pose des questions qui sont du niveau d’une thèse de doctorat, voilà pourquoi. 

 – Je veux bien proposer un examen de rattrapage pour ceux qui ont eu C- et en dessous, dit-elle en grimaçant, comme si elle trouvait incroyable qu’un rattrapage soit nécessaire. 

 D’ailleurs, d’après ce qu’on m’a dit, elle ne voulait pas du tout le proposer, mais des dizaines d’étudiants se sont plaints auprès de leur conseiller, et je suis certaine que l’administration l’a forcée à offrir cette deuxième chance. Cela nuit à l’image de Briar que plus de la moitié des étudiants d’un cours n’ait pas la moyenne, surtout lorsque ce ne sont pas seulement les mauvais qui sont à la traîne. Une bonne partie des premiers de la classe s’est plantée aussi, comme Nell, qui boude à côté de moi. 

 – Pour ceux d’entre vous qui décideront de repasser le partiel, je ferai la moyenne de vos deux notes. Si votre deuxième note est moins bonne que la première, elle ne comptera pas. 

 – Je n’arrive pas à croire que tu aies eu un A, chuchote Nell. 

 Elle a l’air tellement triste que j’ai presque pitié d’elle. Nell et moi ne sommes pas meilleures amies, mais on est assises côte à côte depuis septembre, alors on a forcément appris à se connaître. Elle veut rentrer en médecine et je sais que tous les membres de sa famille sont des génies et qu’ils seraient prêts à la déshériter s’ils apprenaient qu’elle n’avait pas eu la moyenne au partiel de mi-semestre. 

 – Je n’arrive pas à y croire, moi non plus, je réponds en chuchotant. Sérieusement, lis mes réponses, je dis n’importe quoi ! 

 – En fait… ça te gênerait que je les lise ? J’aimerais vraiment savoir ce qu’il faut dire pour plaire à Tolbert. 

 – Pas de problème, je les scanne ce soir et je te les envoie par mail. 

 Dès que Tolbert a terminé son cours, la salle se remplit d’échos de « Ouf » et de « Allez vite, on se casse ». Les étudiants rangent leurs ordinateurs et leurs cahiers et se lèvent de leurs strapontins. 

 Justin Kohl attend quelqu’un près de la porte et j’en profite pour le dévorer des yeux. Il est ma-gni-fi-que. 

 Est-ce que je vous ai déjà dit qu’il était magnifique ? 

 Mes mains deviennent moites tandis que j’étudie son sublime profil. Justin est arrivé à Briar en septembre, mais je ne sais pas d’où il vient. Il est vite devenu une des stars de l’équipe de football, mais il n’est pas comme les autres athlètes de la fac. Il ne parade pas dans les couloirs comme s’il était le Messie, comme le font les autres, et il ne débarque pas avec une nouvelle nana pendue à ses lèvres tous les jours. Je l’ai vu rire et plaisanter avec ses coéquipiers, mais il a un air d’intelligence et de mystère qui me laisse penser qu’il n’est pas une brute épaisse comme eux. C’est pour ça que j’ai tellement envie d’apprendre à le connaître. 

 D’habitude, je ne suis pas attirée par les sportifs, mais Justin est différent. Mes jambes se transforment en guimauve dès que je l’aperçois. 

 – Tu es encore en train de le mater, Hannah. 

 Je rougis en entendant la remarque moqueuse de Nell. Ce n’est pas la première fois qu’elle me surprend en train de baver sur Justin, et elle est une des rares personnes à qui j’ai avoué mon béguin pour lui. 

 Allie – ma coloc – le sait aussi, mais il est hors de question que mes autres amis l’apprennent. La majorité de la bande est en licence de musique ou de théâtre, ce qui nous range probablement dans la catégorie des hippies. En dehors d’Allie, qui sort plus ou moins avec un type qui est dans une fraternité, le passe-temps favori de mes amis et de se moquer de l’élite de Briar. Je n’ai pas l’habitude de me joindre à leurs railleries (car j’aime penser que je suis au-dessus des ragots), mais… soyons honnêtes, la plupart des étudiants populaires sont de véritables abrutis. 

 Quand on parle du loup… J’aperçois Garrett Graham, qui est l’autre « star » de ce cours magistral. Il n’a qu’à claquer des doigts pour qu’une nana se jette dans ses bras, ou sur ses cuisses, ou enfonce sa langue dans sa gorge. Cependant, il n’a pas l’air en grande forme aujourd’hui. Presque tout le monde est parti, y compris la prof, mais Garrett reste assis sur sa chaise, serrant sa copie dans ses mains. 

 Il a dû se ramasser, lui aussi, mais je n’ai pas pitié de lui, car Briar est connue pour deux choses : le hockey et le football. C’est normal, étant donné que le Massachusetts est le berceau des Patriots et des Bruins. Les athlètes de Briar deviennent presque systématiquement des joueurs professionnels, donc pendant leurs années ici, tout leur est servi sur un plateau d’argent, y compris leurs notes. 

 Donc ouais, c’est peut-être un peu vache de ma part, mais je suis assez contente que Tolbert n’ait pas donné la moyenne au capitaine de l’équipe de hockey. 

 – Tu veux boire un café au Coffee Hut ? demande Nell en rangeant ses bouquins. 

 – Je peux pas, j’ai répèt’ dans vingt minutes. Vas-y, il faut que je regarde le calendrier avant de partir, je ne sais plus quand j’ai mon prochain TD. 

 Un autre « bonus » des cours de Tolbert, c’est que nous sommes obligés d’aller à deux TD de trente minutes toutes les semaines. Heureusement, c’est Dana, une étudiante en thèse, qui les dirige et elle a toutes les qualités que Tolbert n’a pas. Comme le sens de l’humour. 

 – OK, répond Nell. À plus tard, alors. 

 – À plus ! 

 Oh. Mon. Dieu. 

 Justin vient de se tourner vers moi en entendant ma voix. 

 Comme d’habitude, je ne peux pas m’empêcher de rougir. C’est la première fois que nos regards se croisent, et je ne sais pas quoi faire. Est-ce que je dois lui dire « salut » ? Lui faire un signe de la main ? Lui sourire ? 

 Je finis par hocher discrètement la tête. C’est fait. Je suis restée cool, détendue – l’attitude parfaite pour l’étudiante de troisième année sophistiquée que je suis. 

 Mon cœur cesse de battre quand sa bouche s’étire et qu’il me sourit discrètement. Il hoche la tête en retour et disparaît dans le couloir. 

 Mes yeux restent rivés sur l’espace qu’il occupait. Mon cœur bat désormais la chamade. Putain ! Après six semaines à respirer le même air dans cette salle de conférences miteuse, il m’a enfin remarquée. 

 Si seulement j’avais le courage de lui courir après, je pourrais lui proposer de boire un café ou de dîner ensemble. Ou peut-être un brunch ? Mais est-ce que les gens de notre âge s’invitent pour des brunchs ? 

 Heureusement, je n’ai pas à répondre à cette question, car mes pieds restent cloués au parquet. 

 Parce que je suis une froussarde. Ouaip, une vraie poule mouillée. Je suis morte de trouille à l’idée qu’il dise non, mais j’ai encore plus peur qu’il réponde oui. 

 Quand j’ai commencé la fac, j’allais plutôt bien. Mes problèmes étaient derrière moi, j’avais enfin réussi à baisser ma garde. J’étais prête à sortir avec des mecs, et c’est ce que j’ai fait. Le truc, c’est qu’à part Devon, mon ex, aucun ne m’a fait frissonner comme Justin Kohl, et ça me fait flipper. 

 Une chose après l’autre. 

 C’est ça. Une chose après l’autre. C’était le conseil préféré de Carole, ma psy, et je dois avouer que sa stratégie m’a beaucoup aidée. Il faut se concentrer sur les petites victoires, me disait-elle. 

 Donc : aujourd’hui est une victoire. J’ai salué Justin et il m’a répondu par un sourire. Peut-être qu’au prochain CM, j’arriverai à lui sourire aussi. Et peut-être qu’au suivant, je lui parlerai d’un café, d’un dîner ou d’un brunch. 

 Je souris bêtement en descendant les marches jusqu’à l’estrade, m’accrochant à ce sentiment de victoire, aussi minuscule soit-il. 

 Une chose après l’autre. 

  

 Garrett

  

 Merde. 

 J’ai raté mon partiel. 

 Ça faisait quinze ans que Timothy Lane distribuait des A comme des petits fours, et l’année où moi, je suis là, il a fallu qu’il meure. Et maintenant, je me retrouve coincé avec Pamela Tolbert. 

 C’est officiel. Cette femme est mon pire ennemi. Rien que de voir son écriture soignée – qui remplit toutes les marges de ma copie –, j’ai envie de déchiqueter les feuilles, de les avaler et de les recracher comme un chat avec une boule de poils. 

 J’ai des A dans presque toutes les matières, mais avec cet exam, ma moyenne en éthique philosophique vient de chuter à F. Avec le C+ que j’ai eu en histoire hispanique, ma moyenne générale tombe à C-. 

 Il me faut un C+ de moyenne pour jouer au hockey. 

 D’habitude, je n’ai aucun mal à avoir des bonnes notes. Malgré ce que pensent la plupart des gens, je ne suis pas un sportif débile. Cela dit, je ne fais rien pour leur faire penser l’inverse, surtout les filles. Je suppose que ça les excite de se taper la brute épaisse qui n’est bonne qu’à une chose, mais comme je n’ai pas envie d’une relation sérieuse, les coups d’un soir avec des meufs qui ne veulent que ma bite me conviennent parfaitement. Ça me laisse plus de temps pour le hockey. 

 Cependant, il n’y aura plus de hockey si je n’arrive pas à remonter cette fichue moyenne. Le doyen de Briar exige l’excellence académique et sportive. Là où d’autres facs sont moins exigeantes avec leurs athlètes, Briar a une tolérance zéro. 

 Cette garce de Tolbert ! Je suis allé lui parler au début du cours pour lui demander si elle accepterait que je lui rende un devoir supplémentaire pour remonter ma note et elle m’a répondu – avec sa voix nasale insupportable – que je ferais mieux d’aller aux cours de soutien et de m’inscrire au groupe de travail. J’y vais déjà. Aux deux. Donc, à moins de trouver un génie qui voudrait bien se faire passer pour moi au rattrapage… je suis foutu. 

 Je suis tellement frustré qu’un grognement m’échappe et, du coin de l’œil, je vois quelqu’un sursauter. 

 Je suis surpris moi aussi, parce que je pensais avoir la salle à moi tout seul pour me morfondre, mais la nana qui s’assoit toujours au dernier rang descend vers le bureau de Tolbert. 

 Mandy ? 

 Marty ? 

 Je ne me souviens pas de son prénom. Sans doute parce que je n’ai jamais pris la peine de le lui demander. Elle est mignonne, cela dit. Bien plus jolie que je l’imaginais. Elle a un beau visage, les cheveux bruns et un corps canon – merde comment j’ai fait pour ne pas le remarquer avant ? 

 Eh bien, ça y est, c’est fait. Son jean slim moule ses fesses rebondies qui ne demandent qu’à être pelotées, et son col en V met en avant une poitrine impressionnante. Je ne la reluque pas plus longtemps, cependant, parce qu’elle me voit la mater et elle fronce les sourcils. 

 – Tout va bien ? demande-t-elle. 

 Je grommelle quelque chose en baissant les yeux. Je ne suis pas d’humeur à parler à qui que ce soit. 

 Elle hausse un sourcil en me dévisageant. 

 – Pardon, je n’ai pas compris, c’était du chinois ? 

 Je roule ma copie d’examen en boule et je recule ma chaise en la faisant grincer bruyamment sur le parquet. 

 – J’ai dit que tout allait bien. 

 – Ok, super alors, répond-elle en haussant les épaules avant de reprendre sa route. 

 Elle étudie le papier sur lequel est inscrit le programme des TD tandis que j’enfile ma veste (en cuir, avec le blason de mon équipe dans le dos, naturellement) et je range ma copie dans mon sac. 

 La nana brune fait demi-tour et gravit les escaliers. Mona ? Molly ? Je suis sûr que son prénom commence par un M. Elle tient sa copie dans sa main, mais je ne la regarde pas parce qu’elle s’est sans doute plantée comme tout le monde. 

 Je la laisse passer et je lui emboîte le pas. Je pourrais mentir et vous dire que c’est parce que je suis un gentleman, mais en vérité, j’ai envie de mater son cul, parce qu’il est vraiment sexy et que maintenant que je l’ai remarqué, je ne peux pas faire machine arrière. Je la suis vers la sortie et je réalise à quel point elle est petite – elle a une marche d’avance sur moi, mais je vois quand même le dessus de sa tête. 

 On est presque arrivés à la porte quand elle trébuche, et tous ses livres s’éparpillent par terre. 

 – Merde, quelle maladroite ! 

 Elle s’agenouille et j’en fais de même car, contrairement à ce que je viens de dire, je peux être un gentleman quand j’en ai envie. 

 – Oh, c’est pas la peine, ça va, insiste-t-elle. 

 Cependant, je tiens dans la main son partiel de mi-semestre, et je reste bouche bée en voyant sa note. 

 – Nom de Dieu ! Tu as eu un A ?  

 Elle sourit timidement. 

 – Je sais, c’est dingue ! J’étais certaine de m’être ramassée. 

 – Waouh ! 

 J’ai l’impression d’être nez à nez avec Stephen Hawking et qu’il tient entre ses mains les secrets de l’univers. 

 – Je peux lire tes réponses ? 

 Elle hausse les sourcils en me dévisageant. 

 – Dis donc, tu es gonflé, on ne se connaît même pas. 

 Je lève les yeux au ciel. 

 – Je ne te demande pas de te désaper, Bébé. Je veux juste jeter un œil à ta copie. 

 – Bébé ? Tu n’es pas gonflé, tu es carrément présomptueux ! 

 – Quoi, tu aurais préféré Mademoiselle, ou Madame peut-être ? Je t’appellerais bien par ton prénom, mais je ne le connais pas. 

 – Bien sûr que tu ne le connais pas, Garrett, dit-elle en soupirant. Je m’appelle Hannah. 

 Bon, je m’étais complètement trompé sur le M. Et je n’ai pas raté la façon dont elle a insisté en disant mon prénom, comme si elle disait : « Ha ! Je connais le tien, connard ! » 

 Elle ramasse ses derniers bouquins et se relève, mais je ne lui rends pas sa copie tout de suite. Je me dépêche de la feuilleter, mais je perds tout espoir, car si c’est le genre d’analyse qu’attend Tolbert, je suis vraiment foutu. Je ne suis pas en licence d’histoire pour rien, bon sang. J’aime les faits. Telle chose est arrivée à tel moment, à telle personne, et voilà le résultat. 

 Les réponses d’Hannah sont fondées sur des conneries théoriques qui détaillent la façon dont les philosophes réagiraient à différents problèmes de morale. 

 – Merci, je dis en lui rendant sa copie. Eh, dis… je commence en glissant mes pouces dans les passants de mon jean… tu envisagerais de… tu sais… 

 Ses lèvres se pincent, comme si elle se retenait de rire. 

 – Euh… non, je ne sais pas. 

 – Tu me donnerais des cours de soutien ? 

 Son regard – d’un vert intense et foncé, bordé de cils noirs et épais – exprime d’abord de la surprise avant de devenir profondément sceptique. 

 – Je te paierais, je me dépêche d’ajouter. 

 – Bien évidemment, mais… je suis désolée, dit-elle en secouant la tête. Je ne peux pas. 

 Je suis déçu mais je m’empresse de le cacher. 

 – Allez, aide-moi… Si je me plante aussi au rattrapage, ma moyenne va être catastrophique. S’il te plaît ? je supplie en lui faisant mon plus beau sourire – celui qui fait ressortir mes fossettes et qui ne manque jamais de faire fondre la gent féminine. 

 – Ça marche, d’habitude ? demande Hannah. 

 – Quoi ? 

 – Ton sourire de petit garçon malheureux… Tu obtiens toujours ce que tu veux ? 

 – Toujours, je réponds sans hésitation. 

 – Presque toujours, corrige-t-elle. Écoute, je suis désolée mais je n’ai vraiment pas le temps. Je dois déjà gérer les cours et le travail, et avec le spectacle d’hiver qui approche, je vais avoir encore moins de temps. 

 – Le spectacle d’hiver ? 

 – Ah, bien sûr ! S’il ne s’agit pas de hockey, ça ne t’intéresse pas ! 

 – Qui se montre présomptueux, maintenant ? Tu ne me connais même pas. 

 Elle hésite un instant, puis elle soupire. 

 – Je suis en licence de musique. Et la faculté d’art organise deux grands spectacles chaque année : en hiver et au printemps. Le gagnant remporte une bourse de cinq mille dollars. C’est un événement super-important, des agents de tout le pays viennent en repérage, en plus de producteurs, de labels, etc. Donc, j’adorerais t’aider, mais… 

 – Menteuse, je marmonne. Tu n’as même pas envie de me parler. 

 Elle hausse les épaules, admettant sa faute sans avoir l’air désolée – c’est incroyablement agaçant. 

 – Bon, je dois y aller, j’ai répèt’. Je suis désolée que tu aies eu une mauvaise note, mais si ça peut te rassurer, la majorité de la classe est dans ton cas. 

 – Mais pas toi, je dis en la dévisageant. 

 – J’y peux rien. Tolbert semble aimer mon baratin. Appelons ça un don. 

 – Eh ben, je veux ton don. S’il vous plaît, maîtresse, apprenez-moi à baratiner. 

 Je suis à deux doigts de me mettre à genoux et de la supplier, mais elle recule déjà vers la porte. 

 – Tu sais qu’il y a un groupe de travail ? Je peux te donner le numéro de… 

 – J’y vais déjà, je marmonne dans ma barbe. 

 – Ah bon. Eh bien, je ne peux rien pour toi alors. Bonne chance au rattrapage, Bébé. 

 Elle disparaît en deux enjambées, me laissant tout penaud, frustré comme jamais. Incroyable. Toutes les filles de la fac se couperaient un bras pour m’aider, mais elle ? Elle me fuit comme si je venais de lui proposer de tuer un chat pour l’offrir à Satan. 

 Je suis de retour au point où j’étais avant qu’Hannah-sans-M me donne un peu d’espoir. 

 Je suis dans la merde. 

 2

 Garrett

  

 Je passe la porte du salon où je trouve mes colocs complètement bourrés. La table basse est jonchée de cannettes de bière vides, accompagnées de la bouteille de Jack Daniels de Logan, selon qui « la bière, c’est pour les mauviettes ». 

 Logan et Tucker s’affrontent à Ice Pro, leurs yeux sont rivés sur l’écran plat tandis que leurs doigts tapotent furieusement leurs manettes. Logan me regarde et sa seconde d’inattention suffit à le faire perdre. 

 – Booyah ! s’écrit Tuck alors que son défenseur envoie le palet dans le filet de Logan. 

 – Putain, non ! s’exclame Logan en mettant le jeu sur pause. Bon sang, G ! je viens de perdre à cause de toi. 

 Je ne réponds pas, parce que je suis distrait par un mouvement dans un coin du salon. Voilà que Dean recommence. Il est torse nu, étalé dans un fauteuil, pendant qu’une blonde en soutien-gorge et en short se frotte à lui. 

 Il penche légèrement la tête et ses yeux bleus me sourient. 

 – Garrett ! T’étais où ? parvient-il à dire en dépit de son état d’ivresse avancé. 

 Il n’attend pas ma réponse, préférant enfoncer de nouveau sa langue dans la bouche de la blonde. 

 Je ne sais pour quelle raison, Dean aime peloter les meufs partout sauf dans sa chambre. Sérieusement, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai été témoin de sa débauche. Sur le plan de travail de la cuisine, sur le canapé du salon, sur la table de la salle à manger – ce mec s’est fait tripoter dans tous les recoins de notre maison. 

 Bien évidemment, je suis mal placé pour lui faire des reproches. Je suis loin d’être chaste, et Logan et Tucker ne le sont pas non plus. Que dire ? Les joueurs de hockey ont une libido surdéveloppée. Lorsqu’on n’est pas sur la glace, on est généralement avec une ou deux folles de la crosse. Ou trois, en ce qui concerne Tucker au nouvel an dernier. 

 – Ça fait une heure que je t’envoie des messages, mec, dit Logan. 

 Ses épaules énormes plongent en avant tandis qu’il prend la bouteille de whisky. Logan est un des meilleurs défenseurs que j’aie rencontré, et il est aussi mon meilleur ami. Il s’appelle John, mais comme Tucker s’appelle aussi John, on les appelle par leur nom de famille. Heureusement, Dean s’appelle Dean, sinon on serait obligé de l’appeler par son nom à rallonge : Heyward-Di Laurentis. 

 – Mais sérieusement, t’étais où, bon sang ? grommelle Logan. 

 – Au groupe de travail, je réponds en prenant une Bud Light sur la table. C’était quoi, la surprise dont tu me parlais ? 

 Je peux toujours deviner l’état d’ivresse de Logan grâce à l’étendue des dégâts orthographiques de ses textos. Ce soir, il doit être ivre mort parce que j’ai dû passer en mode Sherlock pour les décrypter. Suprz voulait dire « surprise ». Rmntefessci a été plus dur à décoder, mais je crois que c’était « ramène tes fesses ici » ? 

 Il me regarde en souriant jusqu’aux oreilles, assis sur l’accoudoir. Il hoche la tête en direction du plafond et dit 

 – Tu verras par toi-même. 

 – Pourquoi ? Qui est là-haut ? 

 – Si je te le disais, ce ne serait pas une surprise, répond-il en ricanant. 

 – Pourquoi j’ai l’impression que tu manigances quelque chose ? 

 – Bon sang, s’exclame Tucker. Il va falloir que t’apprennes à faire confiance aux gens, G. 

 – Ah oui, je suis censé faire confiance à un mec qui a enfermé un raton laveur dans ma chambre le premier jour du semestre ? ! 

 – Oh, allez, Bandit était adorable. C’était pour fêter ton retour à la maison s’écrit-il alors que je lui fais un doigt d’honneur. 

 – C’est ce qu’on appelle un cadeau empoisonné, mec, je dis en grimaçant. 

 Je me souviens qu’il avait fallu trois dératiseurs pour dératonlaveuriser ma chambre. 

 – Mec, arrête de râler et va dans ta chambre. Crois-moi, tu nous remercieras plus tard. 

 Le sourire en coin qu’ils échangent me met un peu plus à l’aise. Un tout petit peu. Je ne ferais jamais aveuglément confiance à ces trois abrutis. 

 Je prends deux autres cannettes de bière avant de me diriger vers l’escalier. Je ne bois presque pas pendant la saison, mais le coach nous a donné une semaine de repos pour qu’on puisse réviser nos partiels, et il nous reste encore deux jours de liberté. Mes coéquipiers, ces veinards, ne semblent avoir aucun mal à jouer comme des pros après avoir bu dune douzaine de bières la veille. Quant à moi, même si je ne bois que trois demis, j’ai un tel mal de crâne le lendemain que je patine comme un bambin de trois ans à qui on vient d’offrir sa première paire de Bauer. 

 Lorsqu’on reprendra le rythme habituel de six entraînements par semaine, ma consommation d’alcool reviendra à ma limite un/cinq. Un verre la veille d’un entraînement, cinq verres après un match. Sans exception. 

 Pour l’instant, j’ai l’intention de profiter du temps qui me reste. 

 Armé de mes bières, je file dans ma chambre – la plus grande de la maison, au passage. Ouaip, je n’ai eu aucun scrupule à jouer la carte de « Je suis votre capitaine » pour l’avoir, et croyez-moi, la salle de bains privée en valait la peine, même si j’ai dû supporter les jérémiades de mes coéquipiers. 

 Ma porte est entrouverte et je suis sur mes gardes. Je lève lentement la tête pour être certain qu’un seau de sang ou d’urine ne va pas me tomber dessus, puis je pousse la porte. Elle cède, et je rentre lentement, prêt pour une embuscade. 

 Je ne suis pas déçu. 

 Sauf que c’est une embuscade visuelle, plus qu’autre chose, parce que, doux Jésus, la nana sur mon lit pourrait faire la couverture d’un catalogue Victoria’s Secret. 

 Je suis un mec, et je ne connais pas le nom de ce qu’elle porte. Je vois de la dentelle blanche et des nœuds roses, et surtout, je vois beaucoup, beaucoup de peau. Et je suis content. 

 – Eh ben, tu as pris ton temps, dit Kendall en me lançant un sourire sexy qui sous-entend que c’est mon jour de chance. (Bien sûr, ma queue réagit immédiatement.) Je te laissais encore cinq minutes avant de partir. 

 – Alors, je suis arrivé pile à temps, je dis en ravalant ma salive en la matant des pieds à la tête. Tu as fait tout ça pour moi, Bébé ? 

 Son regard s’assombrit en se remplissant de désir. 

 – Bien sûr, beau gosse. 

 J’ai tout à fait conscience qu’on semble tout droit sortis d’un film porno à deux balles, mais quand un mec entre dans sa chambre et trouve une nana dans cette tenue et dans cette position, il est prêt à jouer n’importe quel rôle pourri, même s’il doit faire semblant d’être un livreur de pizza qui se rend chez une MILF. 

 Kendall étudie ici et elle est membre d’une sororité. On a commencé à se voir cet été, surtout parce qu’on était dans le même coin pendant les vacances. On s’est retrouvés une ou deux fois pour boire une bière, puis une chose en entraînant une autre… j’ai fini par me la taper. Cependant, les choses se sont un peu étiolées avant la rentrée et, en dehors de quelques messages coquins ici ou là, je n’avais pas eu de nouvelles. 

 – J’ai pensé que tu voudrais t’amuser un peu avant que les entraînements reprennent, dit-elle tandis que ses doigts manucurés jouent avec le petit nœud rose entre ses seins. 

 – Tu avais raison. 

 Elle me fait un sourire aguicheur et se dresse sur ses genoux. Bon Dieu, ses seins débordent presque de ce truc qu’elle porte. 

 – Viens ici, dit-elle en courbant son index. 

 Je ne perds pas une seconde pour la rejoindre. Parce que je suis un mec. Ça y est, vous commencez à comprendre ? 

 – Je crois que tu es un peu trop habillé pour l’occasion, remarque-t-elle en attrapant le haut de mon jean pour en défaire le bouton. 

 Elle baisse la braguette et une seconde plus tard, ma bite est dans sa main. Je n’ai pas fait de lessive depuis plusieurs semaines, alors je me promène sans caleçon. Et vu le regard de Kendall, elle approuve complètement. 

 Elle augmente la pression et je gémis. Oh yeah. Rien n’est aussi bon que la sensation de la main d’une femme sur sa bite. Oubliez ce que je viens de dire. La langue de Kendall entre en jeu, et putain, ce n’est pas bon, c’est divin. 

  

  

 Une heure plus tard, Kendall est nichée contre moi, la tête sur mon torse. Sa lingerie et mes fringues sont éparpillées dans la pièce, et deux emballages de capote et une bouteille de lubrifiant – dont on n’a pas eu besoin – sont au pied du lit. 

 Ses câlins me foutent la trouille, mais je ne peux pas la virer après tous les efforts qu’elle a faits pour me séduire. D’ailleurs, c’est inquiétant, ça aussi. Les femmes n’enfilent pas leur plus belle lingerie pour une partie de jambes en l’air insignifiante, si ? Il me semble que non, et ce que dit Kendall valide ma théorie. 

 – Tu m’as manqué, chéri. 

 Ma première pensée est « merde ». 

 La deuxième est « pourquoi ? ». 

 Cela fait plusieurs mois que Kendall et moi avons commencé à nous voir, et elle n’a jamais fait l’effort d’apprendre à me connaître. Quand nous ne sommes pas en train de baiser, elle parle d’elle non-stop. Je suis très sérieux, je crois qu’elle ne m’a jamais posé une seule question personnelle. 

 – Euh… 

 Je cherche mes mots, ou en tout cas quelque chose qui ne soit pas « tu m’as manqué aussi ». 

 – J’étais super-occupé avec les partiels, tu sais. 

 – Je sais, on est dans la même fac, moi aussi j’étais en exam, dit-elle sur un ton légèrement sec. Est-ce que je t’ai manqué ? 

 Eh merde. Comment je suis censé répondre ? Je ne vais pas lui mentir, parce que je ne veux pas lui faire miroiter ce qui est impossible. En même temps, je ne veux pas être le connard qui lui dit qu’il n’a pas pensé à elle une seule fois depuis la dernière fois qu’il l’a vue. 

 Kendall s’assied et me dévisage. 

 – C’est oui ou c’est non, Garrett. Est-ce que je t’ai manqué ? 

 Mon regard cherche la fenêtre. Ouais, je suis au deuxième étage et j’envisage de m’enfuir par le toit. Je suis vraiment désespéré. 

 Cependant, mon silence en dit long et, soudain, Kendall se lève et se dépêche de ramasser ses affaires. 

 – Bon sang, tu es vraiment un enfoiré ! s’exclame-t-elle. Tu te fous complètement de moi, c’est ça ? 

 Je me lève et j’enfile mon jean aussi vite que possible. 

 – Mais non, je ne me fous pas de toi, mais… 

 – Mais quoi ? crie-t-elle en mettant son soutien-gorge. 

 – Mais je croyais qu’on était sur la même longueur d’onde. J’ai toujours été clair, Kendall. Je ne cherche pas une histoire sérieuse. Je te l’ai dit dès le début. 

 Son visage s’adoucit et elle se mord la lèvre. 

 – Je sais, mais… je pensais que… 

 Je sais précisément ce qu’elle a pensé, que je tomberais éperdument amoureux d’elle et que ce plan cul deviendrait une histoire d’amour merveilleuse. 

 Honnêtement, je ne sais pas pourquoi je prends la peine de poser mes conditions. Aucune femme n’accepte un plan cul en pensant que cela va rester un plan cul. Elle dit peut-être le contraire, et peut-être même qu’elle arrive à se persuader que la situation lui convient parfaitement ; mais au fond, elle espère que cela deviendra sérieux. Du coup, je passe pour le méchant lorsque j’anéantis ses espoirs, alors que j’ai toujours été clair quant au fait que je ne voulais pas une copine sérieuse. 

 – Le hockey est toute ma vie, je marmonne. Je m’entraîne six jours par semaine, j’ai vingt matchs par an, et encore plus si on passe la première phase du championnat. Je n’ai pas le temps pour une copine, Kendall. Tu mérites mieux que ce que je peux t’offrir. 

 – Je ne veux plus d’un plan cul, dit-elle d’un air triste. Je veux être ta copine. 

 Je suis de nouveau tenté de lui demander pourquoi, mais je me retiens. Si elle avait eu l’air intéressée par autre chose que le sexe, je pourrais la croire. Cependant, comme ce n’est pas le cas, cela me fait penser que la seule raison pour laquelle elle veut être avec moi c’est parce que cela la rendra encore plus populaire. 

 Je ravale ma frustration et lui offre de maigres excuses. 

 – Je suis désolé. Mais ce n’est pas ce que je veux pour l’instant. 

 Je remonte ma braguette et elle finit de se rhabiller, ce qui n’est pas vraiment le terme approprié puisqu’elle n’avait qu’un trench-coat par-dessus ses sous-vêtements. Cela explique pourquoi Logan et Tucker souriaient comme des débiles quand je suis rentré. Lorsqu’une fille se pointe à votre porte en trench-coat, vous pouvez être certain qu’elle ne porte rien en dessous. 

 – Je ne peux plus te voir, alors, dit-elle en me regardant dans les yeux. Si on continue… je vais m’attacher davantage. 

 Je la comprends et je suis d’accord. 

 – On s’est quand même amusés, non ? je demande en souriant. 

 Elle hésite un instant puis elle sourit à son tour. 

 – Ouais, on s’est bien amusés. 

 Elle avance jusqu’à moi puis elle se met sur la pointe des pieds pour m’embrasser. Je ne la repousse pas, mais le baiser n’a pas la même passion que lorsque je l’ai trouvée dans ma chambre il y a une heure. C’est un baiser léger, poli. Notre flirt touche à sa fin, et je ne vais pas lui donner de faux espoirs. 

 – Cela dit… commence Kendall alors que son regard pétille de malice, si jamais tu changes d’avis et que tu veux une copine… tiens-moi au courant. 

 – Tu seras la première à le savoir, je promets. 

 – Tant mieux. 

 Elle m’embrasse une dernière fois sur la joue avant de partir, me laissant surpris que les choses aient été aussi simples. J’étais prêt pour une dispute, mais Kendall a accepté la situation sans en faire tout un drame. Si seulement toutes les femmes étaient comme elle… Oui, je fais référence à Hannah. 

 Je meurs de faim, comme toujours après le sexe, alors je descends à la recherche de ravitaillement. Je suis content de voir qu’il reste le riz et le poulet que Tuck, notre chef attitré, a préparé hier soir. Alors que nous ne savons même mettre de l’eau à bouillir, Tuck a grandi au Texas avec une mère célibataire qui lui a appris à faire à manger quand il était encore en couche-culotte. 

 Je m’assois au bar et je viens d’enfourner une cuisse de poulet quand Logan passe la porte en boxer. 

 Il hausse un sourcil en me voyant. 

 – Salut. Je ne pensais pas qu’on te reverrait ce soir. Je pensais que tu serais TOAB. 

 – TOAB ? 

 Logan aime inventer des acronymes dans l’espoir que l’on commencera à s’en servir au quotidien, mais la plupart du temps on n’a pas la moindre idée de ce dont il parle. 

 – Trop occupé à baiser, répond-il en souriant. 

 Je lève les yeux au ciel en avalant une bouchée de riz. 

 – Non mais, sérieusement, la blondinette est partie ? 

 – Ouais, je réponds, m’arrêtant pour mâcher. Elle connaît les règles. 

 Les règles étant : rien de sérieux, et chacun dort chez soi. 

 Logan s’accoude sur le bar et ses yeux bleus scintillent tandis qu’il change de sujet. 

 – J’ai hâte de filer une raclée à St. Anthony, ce week-end. Au fait, tu es au courant ? Braxton a de nouveau le droit de jouer. 

 – Tu déconnes. Il joue samedi ? 

 – Ouais. Je vais prendre un plaisir fou à lui casser les côtes, dit Logan sur un ton sérieux et plein de haine. 

 Greg Braxton est l’ailier gauche et la star de St. Anthony, et c’est aussi le pire humain sur Terre. C’est un psychopathe sadique qui n’a pas peur de se battre sur la patinoire, et quand nos équipes se sont affrontées dans un match amical, il a envoyé un de nos plus jeunes joueurs aux urgences avec un bras cassé. Il a été suspendu pour trois matchs, mais si cela ne tenait qu’à moi, il serait banni du hockey universitaire. 

 – Il va falloir que tu sois agressif, alors. J’assurerai tes arrières. 

 – Je compte sur toi. Ah, et la semaine prochaine on joue contre Eastwood. 

 Il faut vraiment que je fasse plus attention à notre calendrier. Eastwood College est numéro deux dans notre ligue (juste derrière nous, bien évidemment) et nos rencontres sont toujours pleines de suspense. 

 Eh merde ! Je réalise soudain que si je ne réussis pas le rattrapage de philo, je ne serai pas sur la glace pour le match contre Eastwood. 

 – Putain, je marmonne. 

 – Quoi ? demande Logan en prenant un morceau de poulet dans mon assiette. 

 Je n’ai pas encore parlé de ma situation académique à mes coéquipiers, parce que j’espérais que ma moyenne ne serait pas aussi mauvaise. Apparemment, je n’ai plus d’autre choix que de leur dire. 

 Je soupire avant de parler de mon F en philo à Logan et des conséquences que cela pourrait avoir pour l’équipe. 

 – Change de cours, dit-il tout de suite. 

 – Je peux pas, j’ai dépassé la date limite. 

 – Merde. 

 – Ouais. 

 On échange un regard lugubre, puis Logan s’assoit sur le tabouret à côté de moi et se passe la main dans les cheveux. 

 – Alors il faut que tu assures, mec. Bosse et décroche un A. On a besoin de toi, G. 

 – Je sais.  

 J’en ai perdu l’appétit. 

 C’est ma première année de capitanat, ce qui est un véritable honneur étant donné que je ne suis qu’en troisième année. Je suis censé suivre les traces de mon prédécesseur et mener mon équipe au championnat national, mais je peux difficilement le faire si je ne suis pas sur la glace avec les autres joueurs. 

 – J’ai trouvé une meuf qui va me filer des cours particuliers. C’est un génie. 

 – Tant mieux. Donne-lui tout l’argent qu’elle voudra. Je peux participer, si tu veux. 

 Je ne peux m’empêcher de sourire. 

 – Waouh. Tu proposes de dépenser ton fric ? Tu dois vraiment vouloir que je joue ! 

 – Bien sûr ! Ça fait partie du rêve, mec. Toi et moi jouant pour les Bruins, tu te souviens ? 

 Je dois admettre que c’est un rêve plutôt sympa. Logan et moi n’avons parlé que de cela depuis que l’on s’est rencontrés en première année. Je sais que je n’aurai pas de mal à passer chez les pros après la fac et que Logan réussira aussi. Ce type est plus rapide que l’éclair et c’est un animal sur la glace. 

 – Remonte ta moyenne, G, ordonne-t-il. Sinon je te botte le cul. 

 – Le coach le bottera plus fort, je dis en souriant. Ne t’en fais, je gère. 

 – Bien, répond-il avant de prendre un autre morceau de poulet et de partir. 

 Je finis le reste de mon assiette en un temps record puis je monte dans ma chambre pour prendre mon téléphone. Il est temps de coller la pression à Hannah-sans-M. 

 3

 Hannah

  

 – Ce serait vraiment mieux si tu finissais en mi majeur, insiste Cass. 

 Pire que d’enchaîner les propositions absurdes, il les passe en boucle comme un disque rayé, les répétant chaque fois que l’on finit de répéter notre duo. 

 Je dois sans cesse me répéter que je suis pacifiste. Selon moi, la violence ne résout pas les problèmes. Les conflits armés me donnent la nausée. 

 Mais je meurs d’envie de mettre ma main dans la tronche de cake de Cassidy Donovan. 

 – La note est trop basse pour moi, je lui réponds sur un ton ferme qui ne cache pas mon agacement. 

 Frustré, Cass passe sa main dans ses cheveux bruns ondulés et se tourne vers Mary-Kate, qui gigote nerveusement sur son tabouret de piano. 

 – Tu sais que j’ai raison, MK, la supplie-t-il. Ça aura beaucoup plus d’effet si Hannah et moi finissons sur la même note. 

 – Non ! Ça aura beaucoup plus d’effet si on finit sur l’harmonie, justement ! je répète pour la quinzième fois. 

 J’ai envie de m’arracher les cheveux. Je sais à quoi il joue – il veut terminer la chanson sur sa note, parce que depuis le début, il fait tout ce qu’il peut pour mettre en avant sa voix et étouffer la mienne. C’est la même rengaine à chaque répétition. Si j’avais su qu’il allait se comporter comme une diva, je n’aurais jamais accepté de chanter avec lui, mais cet enfoiré n’a affiché ses vraies couleurs qu’une fois les répétitions commencées, et maintenant il est trop tard pour faire marche arrière. J’ai investi trop de temps et d’efforts dans ce duo, et j’aime sincèrement cette chanson. Mary-Kate a écrit un morceau incroyable, et je ne veux pas la laisser tomber. Par ailleurs, je sais que la faculté préfère les duos aux solos, parce que les quatre dernières bourses ont été attribuées à des duos. Les juges sont fadas d’harmonies complexes, et cette compo en est bourrée. 

 – MK ? demande Cass. 

 – Euh… 

 La petite blonde fond sous son regard envoûtant. Cass a cet effet sur les femmes. Il est tellement beau que c’en est rageant, et sa voix est phénoménale. Hélas, il en est tout à fait conscient et il n’a aucun scrupule à en user pour parvenir à ses fins. 

 – Peut-être que Cass a raison, murmure MK en évitant mon regard alors qu’elle me trahit. Si on essayait en mi majeur, Hannah ? Faisons-le une fois, comme ça, on verra quelle version est la meilleure. 

 Judas ! ai-je envie de m’écrier. Tout comme moi, cela fait des semaines que MK supporte les caprices et la mégalomanie de Cass, et je ne peux pas lui en vouloir de chercher un compromis. 

 – Très bien, je marmonne. Essayons. 

 Cass a l’air triomphant, mais ce n’est que de courte durée, car on rechante la chanson et il est évident que sa suggestion est nase. La note est trop basse pour moi et mes cordes vocales paraissent si forcées qu’elles attirent l’attention plutôt que de mettre en avant la sublime voix de baryton de Cass. 

 – Je pense qu’Hannah doit rester sur la note originale, dit Mary-Kate en regardant Cass, se mordant la lèvre comme si elle craignait sa réaction. 

 Heureusement, ce type est arrogant, mais pas stupide. 

 – Très bien, crache-t-il. On le fait à ta façon, Hannah. 

 – Merci, je dis en grinçant des dents. 

 Dieu soit loué, notre heure de répétition touche à sa fin et les premières années vont bientôt envahir la salle. Pressée de m’enfuir, je me dépêche de ranger mes partitions et j’enfile mon caban. Moins je passe de temps avec Cass, mieux je me porte. 

 Bon sang, je ne le supporte vraiment pas. 

 Le comble, c’est que les paroles de la chanson sont infiniment sentimentales. 

 – Même heure demain ? me demande Cass. 

 – Non, demain on répète à seize heures, tu te souviens ? Je travaille le mardi soir. 

 – Tu sais, commence-t-il l’air furieux, il y a longtemps qu’on aurait bouclé cette chanson si ton emploi du temps n’était pas aussi… compliqué. 

 Outrée, je hausse un sourcil.  

 – C’est toi qui dis ça ? Toi qui ne veux pas répéter le week-end ? Parce que je te signale que moi je suis libre le samedi et le dimanche soir. 

 Ses lèvres se pincent et il s’en va sans un mot. 

 Connard ! 

 J’entends un soupir derrière moi et je me retourne. MK est toujours assise au piano et elle se mord la lèvre. 

 – Je suis désolée, Hannah, chuchote-t-elle. Quand je vous ai demandé de chanter ce morceau, je ne savais pas que Cass serait aussi difficile. 

 – Ce n’est pas ta faute, j’admets en me calmant. Je ne pensais pas qu’il serait aussi pénible, moi non plus, mais il a une voix incroyable, alors concentrons-nous sur ça, ok ? 

 – Tu as une voix magnifique, toi aussi. C’est pour ça que je vous ai choisis tous les deux. Je savais que vous feriez vivre cette chanson. 

 Je retrouve immédiatement le sourire. Cette fille est vraiment adorable, et c’est aussi l’une des compositrices les plus talentueuses que j’ai rencontrées. Les morceaux pour le spectacle doivent être écrits par un étudiant auteur-compositeur, et j’avais prévu de demander à MK si je pouvais utiliser une de ses compositions avant-même qu’elle me le propose. 

 – Je te promets qu’on va envoyer du lourd avec ta chanson, MK. Ne tiens pas compte de Cass et de ses caprices. Je crois qu’il aime juste se disputer. 

 Mary-Kate éclate de rire. 

 – Ouais, tu as sans doute raison. Alors, à demain ? 

 – Oui, seize heures pétantes. 

 Je lui souris une dernière fois puis je sors. 

 Une des choses que j’aime le plus à Briar, c’est le campus. Les bâtiments sont anciens et couverts de lierre, et ils sont reliés par des allées pavées bordées de hêtres et de bancs en fer forgé. C’est une des universités les plus vieilles du pays et elle compte parmi ses anciens élèves des dizaines de personnalités très influentes. 

 Cependant, ce qu’il y a de mieux ici, c’est la sécurité. Le taux de criminalité est proche de zéro, et c’est sans doute parce que le doyen, M. Farrow, a investi des milliers de dollars dans des caméras de surveillance et des vigiles qui patrouillent sur le campus vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cela dit, ce n’est pas non plus une prison, les gars de la sécurité sont très amicaux et si discrets qu’on les remarque à peine. 

 Mon foyer, Bristol House, est à cinq minutes à pied du bâtiment de musique, et un soupir de soulagement m’échappe lorsque je passe les lourdes portes en chêne massif. La journée a été très longue et je n’ai qu’une envie, prendre une bonne douche chaude et me mettre sous ma couette. 

 L’espace que je partage avec Allie ressemble plus à une suite qu’à une chambre normale, c’est un des avantages lorsqu’on est en troisième année. Nous avons deux chambres, un petit salon et une cuisine minuscule. Le seul bémol, c’est que la salle de bains est commune et qu’on la partage avec quatre filles de notre étage. Cependant, aucune d’entre nous n’est bordélique et, de façon générale, les toilettes et les douches restent nickel. 

 – Salut, tu rentres tard, dit Allie en passant la tête dans ma chambre. Elle sirote une mixture verte et épaisse qui a l’air assez peu ragoûtante. Cela fait deux semaines qu’Allie ne boit que ces jus, qui ressemblent davantage à une purée pleine de grumeaux, et que son mixeur me réveille tous les matins quand elle prépare ses « repas » pour la journée. 

 – J’avais répèt’, je réponds en me déchaussant et en jetant mon manteau sur le lit. 

 Je finis de me déshabiller en dépit du fait qu’Allie est toujours là. Il fut un temps où j’étais trop timide pour me mettre à poil devant elle. En première année, on partageait la même chambre et j’ai passé les premières semaines à me changer sous la couette ou à attendre qu’elle sorte de la pièce. Je me souviens encore de la première fois où j’ai vu les seins d’Allie, j’étais horriblement gênée. Mais cette nana n’a aucune pudeur et quand elle m’a vue la reluquer, elle m’a fait un clin d’œil en disant « Je suis bien gaulée, hein ? ». Après cela, j’ai laissé tomber ma petite routine sous la couette. 

 – Dis, Hannah… 

 Son ton faussement détendu me met sur mes gardes. Cela fait deux ans que je vis avec elle et je sais que lorsqu’elle commence une phrase par « Dis, Hannah », c’est souvent suivi par quelque chose que je n’ai pas envie d’entendre. 

 – Hmmm ? je réponds en prenant mon peignoir. 

 – Il y a une soirée à la maison Sigma, mercredi soir, commence-t-elle, et tu vas venir avec moi. 

 Un grognement m’échappe. 

 – Une soirée de fraternité ? Hors de question. 

 – C’est non négociable, dit-elle en croisant les bras. Les partiels sont finis, donc tu n’as plus cette excuse. Et tu m’as promis que tu ferais plus d’efforts pour être sociable, cette année. 

 C’est vrai que je le lui ai promis. Le truc c’est que… je n’aime pas les soirées chez les gens. 

 C’est à la soirée d’une amie que j’ai été violée. 

 Je déteste ce mot. Viol. C’est moche et déprimant, un des rares mots qui vous fait l’effet d’une claque dans la gueule ou d’un seau d’eau glacée sur la tête. J’ai travaillé dur pour me remettre de ce qui m’est arrivé – vraiment – et je fais tout pour que cela n’ait plus d’emprise sur ma vie. 

 Je sais que ce n’était pas de ma faute. Je sais que je ne l’ai pas provoqué. Cela ne m’a pas enlevé ma capacité à faire confiance aux gens et je n’ai pas la trouille chaque fois que je vois un homme. Des années de thérapie m’ont aidée à comprendre que c’était lui le coupable. C’est lui qui avait un problème. Pas moi. La chose la plus importante que j’ai apprise, c’est que je ne suis pas une victime, je suis une survivante. 

 Cependant, ça ne veut pas dire que l’agression ne m’a pas changée. Je ne suis plus la même, bien évidemment. Ce n’est pas pour rien que j’ai un spray au poivre dans mon sac à main et que le numéro des flics est pré-composé sur mon téléphone quand je rentre seule la nuit. Ce n’est pas pour rien que je ne bois pas d’alcool en public et que je n’accepte de boisson de la part de personne, pas même d’Allie, parce que sans le savoir, elle pourrait me donner un verre dans lequel quelqu’un a mis de la drogue. 

 Et ce n’est pas pour rien que je ne vais jamais à ce genre de soirée. Je suppose que c’est mon propre trouble de stress post-traumatique. Un bruit, une odeur ou la vue de quelque chose d’inoffensif peuvent faire rejaillir des souvenirs à la surface. Ce peut être de la musique forte, des éclats de rire, l’odeur de bière ou de transpiration et, soudain, j’ai quinze ans et je suis chez Melissa Mayer, coincée dans mon pire cauchemar. 

 La voix d’Allie se radoucit lorsqu’elle lit l’angoisse sur mon visage. 

 – On l’a déjà fait, Han. Ce sera comme toutes les autres fois. Je ne te quitterai pas des yeux et on ne boira pas une goutte d’alcool. Je te le promets. 

 J’ai honte et je me sens coupable. Allie est vraiment une amie incroyable. Rien ne l’oblige à rester sobre et à être sur le qui-vive pour me rassurer, mais elle le fait chaque fois que l’on sort. 

 Je lui en suis profondément reconnaissante, mais je n’aime pas qu’elle soit obligée de le faire. 

 – D’accord. 

 Ce n’est pas seulement pour elle que j’accepte, c’est aussi pour moi. Je lui avais dit que je serais plus sociable, c’est vrai, et je m’étais promis de faire un effort pour essayer de nouvelles choses, cette année, de baisser ma garde et de cesser d’avoir peur de tout ce qui est nouveau. Une soirée dans une fraternité n’est pas l’idée que je me fais d’un bon moment, mais qui sait, peut-être que je m’y amuserai. 

 Le visage d’Allie s’illumine. 

 – Booyah ! Et je n’ai même pas eu à sortir mon joker ! 

 – Quel joker ? 

 – Justin sera là ! s’écrie-t-elle en souriant jusqu’aux oreilles. 

 Mon cœur se met à battre plus vite. 

 – Comment tu sais ça ? 

 – Parce que Sean l’a croisé au self et qu’il le lui a dit. Apparemment, tous les footeux ont prévu d’y aller. 

 – Justin n’est pas juste un footeux ! 

 – Oh, tu es trop mignonne à défendre ton joueur de foot. 

 – Haha, très drôle. 

 – Non mais sérieusement, Han. C’est bizarre. Enfin, on est d’accord, je suis ravie que tu aies le béguin pour quelqu’un, parce que ça fait quoi, un an que Devon et toi avez rompu ? C’est juste que je ne comprends pas comment toi, tu peux kiffer un footballeur. 

 – Justin est… il n’est pas comme les autres. Il est différent, je réponds, soudain mal à l’aise. 

 – Ouais. Sauf que tu ne lui as jamais adressé la parole. 

 – Je sais qu’il est différent, j’insiste. Il est calme, sérieux, et d’après ce que j’ai vu, il ne se tape pas tout ce qui bouge comme ses coéquipiers. Ah, et il est intelligent aussi, je l’ai vu lire Hemingway dans le parc, la semaine dernière. 

 – Il était probablement obligé de le lire pour les cours. 

 – Non, pas du tout. 

 – Et comment tu sais ça ? demande Allie sur un ton suspicieux. 

 Je me sens rougir, comme d’habitude lorsque je suis gênée. 

 – J’ai entendu une fille lui poser la question en cours, l’autre jour, et il a répondu qu’Hemingway était son auteur préféré. 

 – Mon Dieu, Hannah. Tu écoutes ses conversations, maintenant ? Tu n’es qu’une psychopathe, en fait ! Bon, ça suffit. Mercredi soir, tu vas lui parler. 

 – Peut-être. Si l’occasion se présente… 

 – Je ferai en sorte que ce soit le cas. Je suis sérieuse, on ne partira pas tant que tu ne lui auras pas parlé. Je me fiche que ce soit juste pour dire « Salut, comment ça va », tu vas lui parler. Capich ? 

 Je réponds par une grimace qui ne la satisfait pas. 

 – Capich ? répète-t-elle d’une voix ferme. 

 J’hésite un instant, puis je capitule en soupirant. 

 – Capich. 

 – Bien. Maintenant dépêche-toi d’aller te doucher pour qu’on puisse regarder deux épisodes de Mad Men avant d’aller au lit. 

 – Un épisode. Je suis trop fatiguée pour en voir plus. Capich ? 

 – Capich, marmonne-t-elle en sortant de ma chambre. 

 Je ris toute seule en rassemblant mes affaires pour la douche, mais j’ai à peine fait deux pas vers la porte que mon sac se met à miauler. Cette sonnerie horrible est la seule qui m’agace suffisamment pour attirer mon attention. Je pose ma trousse de toilette sur la commode et je fouille dans mon sac pour trouver mon téléphone. 

 Salut, c’est Garrett. Je voulais fixer les détails pour les cours particuliers. 

 Bon sang, ce n’est pas vrai ! 

 Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Ce mec est déterminé, je dois lui accorder ça. Je soupire et je lui écris un message bref et sec. 

 Moi : Comment tu as eu ce num ? 

 Lui : Sur la liste du gpe de travail. 

 Merde. Je m’étais inscrite au groupe au début du semestre, mais c’était avant que Cass ne décide qu’il fallait à tout prix que l’on répète le lundi et le mercredi, à l’heure exacte où le groupe de travail se réunit. 

 L’écran de mon téléphone affiche un nouveau message avant-même que j’aie pu répondre au précédent. 

 Lui : Si tu venais au gpe, je ne serais pas obligé de t’écrire. 

 Moi : Tu n’es pas obligé de m’écrire, justement. D’ailleurs je préférerais que tu t’abstiennes. 

 Lui : Qu’est-ce que je dois faire pour que tu changes d’avis ? 

 Moi : Strictement rien. 

 Lui : Super. Alors tu vas le faire gratuitement ? 

 Le grognement que je retiens depuis le début de la conversation finit par m’échapper. 

 Moi : Laisse tomber, ça n’arrivera pas. 

 Lui : Et si on commençait demain soir ? Suis libre à 8h. 

 Moi : Je peux pas, j’ai la grippe espagnole. Suis très contagieuse. Je te sauve la vie, mec. 

 Lui : Oh, tu es mignonne, mais je suis immunisé contre les pandémies qui ont décimé 40 millions de personnes entre 1918 et 1919. 

 Moi : Comment tu t’y connais autant en pandémies ? 

 Lui : Je suis en licence d’histoire. Je connais des tonnes de faits inutiles, Bébé. 

 Encore ce Bébé ? Bon, il est clairement temps de mettre fin à cette conversation avant qu’il ne sorte le grand jeu. 

 Moi : Ravie de t’avoir parlé. Bonne chance pour le rattrapage. 

 Plusieurs secondes passent sans que Garrett ne réponde et je me félicite de m’être débarrassée de lui. Cependant, je suis sur le point de quitter ma chambre lorsque mon téléphone miaule de nouveau et m’annonce que j’ai reçu une photo. Je ne sais pour quelle raison, je clique dessus pour la télécharger et, quelques secondes plus tard, un torse nu s’affiche sur mon écran. Ouais. Un torse bronzé, lisse, avec des pecs sculptés et les abdos les plus compacts que j’aie jamais vus. 

 J’éclate de rire. 

 Moi : Sans déconner, tu viens de m’envoyer une photo de ton torse ? ! 

 Lui : Ouais. J’ai réussi ? 

 Moi : Quoi, à me faire vomir ? Oui ! Bravo ! 

 Lui : À te faire changer d’avis. Je te lèche les bottes, là ! 

 Moi : Beurk. Va lécher celles de qqun d’autre. PS : cette photo va sur my-bri. 

 Je fais bien sûr référence à MyBriar, l’équivalent de Facebook dans notre fac, un réseau auquel quatre-vingt-quinze pourcent des étudiants sont inscrits. 

 Lui : Fais-toi plaisir. La plupart des meufs seront ravies de l’avoir sous la douche. 

 Moi : Oublie ce numéro, mec. Je suis sérieuse. 

 Je n’attends pas sa réponse. Je jette mon téléphone sur mon lit et je file – enfin – sous la douche. 

 4

 Hannah

  

 La fac est à huit kilomètres de la ville de Hastings, qui est si minuscule qu’elle n’a qu’une rue principale et une vingtaine de boutiques et de restaurants. C’est un miracle que j’aie trouvé un boulot à mi-temps ici. La plupart des étudiants sont obligés d’aller à Boston, à une heure de route, s’ils veulent travailler pendant l’année. Moi, je travaille chez Della, le diner où je suis serveuse depuis ma première année, et ce n’est qu’à dix minutes en bus ou quinze minutes en voiture de la fac. 

 Ce soir, j’ai la chance de m’y rendre en voiture. J’ai un accord avec une des filles de mon étage, Tracy, qui me laisse prendre sa voiture quand elle n’en a pas besoin, du moment que je fais le plein. C’est un deal génial, surtout en hiver quand toute la région n’est plus qu’une immense patinoire. 

 Je n’aime pas particulièrement mon job, mais je ne le déteste pas non plus. Je suis bien payée et c’est à côté du campus, donc je ne peux pas vraiment me plaindre. 

 Oubliez ce que je viens de dire, ce soir, j’ai le droit de me plaindre, parce que trente minutes avant la fin de mon service, je vois Garrett Graham assis à une de mes tables. 

 Sérieusement, ce mec ne lâchera jamais l’affaire ? 

 Je n’ai aucune envie d’aller le servir, mais je n’ai pas le choix. Lisa, l’autre serveuse, s’occupe d’une tablée de profs, et la patronne est en train de servir trois nanas qui sont assises au comptoir. 

 Je serre la mâchoire et je me dirige vers Garrett, prenant soin de ne pas cacher à quel point je suis agacée de le voir. Ses yeux gris pétillent tandis qu’il se passe la main dans les cheveux et qu’il me sourit en coin. 

 – Salut Hannah, c’est fou de te croiser ici ! 

 – Ouais, c’est fou, je marmonne en sortant mon bloc-notes et mon stylo de mon tablier. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ? 

 – Des cours particuliers. 

 – Désolée, ce n’est pas au menu. Mais on a une très bonne tarte à la noix de pécan. 

 – Tu sais ce que j’ai fait hier soir ? demande Garrett en ignorant mon sarcasme. 

 – Ouais, tu me harcelais. 

 Il lève les yeux au ciel. 

 – Avant ça, je veux dire. 

 Je fais mine d’y réfléchir soigneusement. 

 – Euh… tu t’es tapé une pom-pom-girl ? Non, tu t’es tapé une des nanas de l’équipe féminine de hockey. Attends, non, elles ne sont probablement pas assez niaises pour toi. Je reviens à mon premier choix, la pom-pom-girl. 

 – Elle était dans une sororité, en fait, dit-il sur un ton suffisant. Je voulais dire avant ça, commence-t-il avant de hausser un sourcil. Mais en fait, l’intérêt que tu portes à ma vie sexuelle est curieux, je te donnerais les détails une autre fois, si tu veux. 

 – Non merci, non. 

 – Une autre fois, répète-t-il en joignant les mains sur la table. 

 Ses mains sont grandes, avec de longs doigts et des ongles coupés cours. Ses phalanges sont légèrement rouges et crevassées. Peut-être qu’il s’est battu récemment ? En fait non, les mains gonflées font sans doute partie de la panoplie du joueur de hockey. 

 – J’étais au groupe de travail, m’informe Garrett. On était huit, et tu veux savoir quelle était la note la plus élevée du groupe ? demande-t-il sans attendre ma réponse. C+. À nous tous, on avait une moyenne de D. Comment je suis censé réussir le rattrapage si j’étudie avec des gens qui sont aussi débiles que moi ? J’ai besoin de toi, Wellsy. 

 Wellsy ? C’est un surnom ? Mais comment sait-il que mon nom de famille est Wells ? Je ne lui ai jamais dit… Argh, cette fichue liste d’inscription ! 

 Garrett remarque ma surprise et il hausse de nouveau les sourcils. 

 – J’ai appris beaucoup de choses à ton sujet, hier soir. J’ai eu ton numéro, ton nom de famille et j’ai même découvert que tu travaillais ici. 

 – Félicitations ! Je te mets un A+ en harcèlement. 

 – Je suis déterminé, c’est différent. J’aime savoir à qui j’ai affaire. 

 – Doux Jésus ! Je ne vais pas te donner des cours particuliers, d’accord ? Va embêter quelqu’un d’autre. Est-ce que tu veux commander quelque chose ? je demande en désignant le menu sur la table. Parce que si ce n’est pas le cas, va-t’en et laisse-moi travailler en paix. 

 – Doux Jésus ? répète Garrett en ricanant avant de jeter un œil au menu. Je vais prendre un club au poulet, dit-il en reposant le menu et en le reprenant aussitôt. Et un double bacon cheeseburger. Mais juste le burger, pas les frites. Attends, j’ai changé d’avis, donne-moi les frites. Et un supplément d’onion rings. 

 – Tu vas vraiment manger tout ça ? 

 – Bien sûr, dit-il en souriant. Je suis un garçon en pleine croissance. 

 Garçon ? Absolument pas. Je le remarque seulement maintenant, mais Garrett Graham a tout d’un homme et rien d’un garçon : ni ses traits bruts et virils, ni sa taille, ni son torse musclé qui me fait soudain repenser à la photo qu’il m’a envoyée. 

 – Et je prendrai aussi une part de tarte à la noix de pécan, et un Dr. Pepper, s’il te plaît. Ah, et des cours de rattrapage. 

 – Ce n’est pas au menu, je dis sur un ton chantant. Mais le reste arrive tout de suite ! 

 Je tourne les talons avant qu’il ait pu répondre et je passe derrière le comptoir pour annoncer sa commande à Julio, le chef du soir. Un millième de seconde plus tard, Lisa arrive en courant et me parle en chuchotant. 

 – Oh mon Dieu. Tu sais qui c’est, n’est-ce pas ? 

 – Ouais. 

 – C’est Garrett Graham. 

 – Je sais, je réponds sèchement. C’est pour ça que j’ai répondu ouais. 

 – C’est quoi ton problème ? demande Lisa abasourdie. Pourquoi tu es aussi calme ? Garrett Graham est assis à ta table ! Il t’a parlé ! 

 – Merde, c’est vrai ? Je veux dire, ses lèvres bougeaient, mais je n’avais pas compris qu’il parlait ! 

 Je lève les yeux au ciel et je vais chercher la boisson de Garrett. Je ne regarde pas dans sa direction, mais je sens ses yeux gris sur moi, qui suivent chacun de mes mouvements. Sans doute est-il en train d’essayer la télépathie pour m’ordonner de lui filer ces fichus cours. Eh bien, tant pis pour lui. Je ne vais pas perdre le peu de temps que j’ai pour un joueur de hockey universitaire qui se prend pour une rock star. 

 Lisa me suit à la trace, insensible à mon sarcasme, toujours émoustillée d’avoir vu Garrett. 

 – Il est tellement beau, chuchote-t-elle. Et à ce qu’on dit, c’est un dieu au pieu, aussi. 

 – Haha, il a sans doute balancé cette rumeur lui-même. 

 – Non. Samantha Richardson me l’a dit. Elle a couché avec lui l’année dernière à la soirée de la maison Theta. Elle a dit que c’était le meilleur coup de sa vie. 

 Je ne sais pas quoi répondre, parce que je me contrefous de la vie sexuelle d’une nana que je ne connais pas. Je hausse les épaules et je lui tends le Dr. Pepper. 

 – Tu sais quoi ? Tu n’as qu’à t’occuper de sa table. 

 Lisa retient sa respiration comme se je lui tendais un chèque de cinq millions de dollars. 

 – Tu es sûre ? 

 – Certaine. Il est à toi. 

 – Oh mon Dieu. 

 Elle fait un pas vers moi comme si elle allait me prendre dans ses bras, puis elle regarde Garrett du coin de l’œil et se ravise, préférant garder le peu de dignité qui lui reste. 

 – Je te le revaudrai, Han, dit-elle. 

 Je suis sur le point de lui dire que c’est elle qui me rend service, mais elle est déjà partie s’occuper de son prince charmant. Je regarde d’un œil amusé l’expression de Garrett qui s’assombrit en voyant Lisa approcher. Il lève le verre qu’elle pose devant lui puis il croise mon regard et penche la tête sur le côté, comme pour dire « Tu ne vas pas te débarrasser de moi aussi facilement ». 

  

  

 Garrett

  

 Elle ne va pas se débarrasser de moi comme ça. 

 À l’évidence, Hannah Wells n’a pas l’habitude de fréquenter des athlètes, sinon elle saurait que nous sommes têtus et que nous ne baissons jamais – jamais – les bras. Je ne sais pas comment, mais je réussirai à convaincre cette nana de me donner des cours particuliers, même si je dois mourir à la tâche. 

 Cela dit, maintenant qu’Hannah m’a refourgué l’autre serveuse, je dois attendre longtemps avant d’avoir une nouvelle occasion de plaider ma cause. Je passe les vingt minutes qui suivent à subir la drague éhontée de la petite brune aux cheveux bouclés, et si je reste poli, je ne flirte pas en retour. La seule personne qui m’intéresse ce soir, c’est Hannah, et je ne la quitte pas des yeux, car je la crois tout à fait capable de s’enfuir dès l’instant où je détournerai le regard. 

 Au passage, je dois admettre que son uniforme est plutôt sexy. Elle porte une robe bleu ciel avec un col blanc et de gros boutons, avec un petit tablier blanc noué autour de sa taille fine, le genre de tenue que l’on retrouve dans le film Grease, mais je suppose que c’est normal puisque Della est un diner décoré façon années cinquante. Je vois tout à fait Hannah Wells vivre à cette époque. Ses cheveux bruns sont coupés aux épaules et légèrement ondulés, et une petite barrette bleue retient sa frange sur le côté. 

 Je la regarde travailler en me demandant quelle est son histoire. J’ai mené l’enquête auprès du groupe de travail, mais personne ne savait grand-chose à son sujet. Un mec m’a dit qu’elle venait d’une petite ville dans le Midwest. Un autre m’a dit qu’elle était restée un an avec un mec qui jouait dans un groupe, en deuxième année. En dehors de cela, cette nana est un mystère. 

 – Est-ce qu’il te faudra autre chose ? me demande la serveuse avec un peu trop d’enthousiasme à mon goût. 

 Elle me dévisage comme si j’étais une célébrité, ou une connerie du genre, mais j’y suis habitué. Le fait est que lorsque vous êtes le capitaine d’une équipe de hockey aussi bonne que la nôtre, qui a gagné deux fois le championnat national, les gens savent qui vous êtes. Et les meufs veulent baiser avec vous. 

 – Non merci. Juste l’addition, s’il te plaît. 

 – Ah, dit-elle d’une voix déçue. Bien sûr, je te l’apporte. 

 Je l’arrête avant qu’elle ne soit partie. 

 – Est-ce que tu sais quand Hannah termine son service ? 

 Si elle avait l’air déçue avant, elle est désormais abasourdie. 

 – Pourquoi ? 

 – Elle est en cours avec moi, je voulais lui parler d’un devoir qu’on doit rendre. 

 Son visage se détend, mais son regard reste suspicieux. 

 – Elle a déjà fini en fait, mais elle doit attendre que sa table s’en aille pour partir. 

 Je regarde la seule autre table occupée, à laquelle est assis un couple de quinquagénaires. L’homme vient de sortir son portefeuille tandis que sa femme regarde l’addition. 

 Je paie mon repas, je dis au revoir à ma serveuse et je vais attendre Hannah dehors. Cinq minutes plus tard, le couple sort, suivi de près par Hannah qui fait mine de ne pas m’avoir vu. Elle boutonne son manteau et longe le restaurant. 

 – Wellsy, attends. 

 Elle regarde par-dessus son épaule et fronce les sourcils. 

 – Pour l’amour de Dieu, je ne vais pas te donner des cours particuliers. 

 – Bien sûr que si, je dis en haussant les épaules. Il faut juste que je trouve ce que tu veux en échange. 

 Hannah s’arrête brusquement pour me faire face. 

 – Ce que je veux, c’est ne pas te donner de cours. C’est ça que je veux. 

 – Très bien. Donc, à l’évidence, tu n’es pas intéressée par l’argent, je dis en ignorant totalement ce qu’elle vient de dire. Ça doit être autre chose alors, j’ajoute en marquant une courte pause pour réfléchir. De l’alcool ? De l’herbe ? 

 – Non et non, et va te faire voir. 

 Elle reprend son chemin, et ses baskets blanches crissent sur le gravier qui recouvre le parking du diner. Elle se hâte en direction de la Toyota qui est garée à côté de ma Jeep. 

 – Dans ce cas, je suppose que d’autres types de drogue ne t’intéressent pas non plus. 

 Je la suis à sa portière, mais elle m’ignore complètement et la déverrouille pour jeter son sac sur le siège passager. 

 – Et un rencard ? je propose. 

 Ça a le mérite d’attirer son attention. Elle se redresse soudain et tourne la tête vers moi, l’air ébahie. 

 – Quoi ? 

 – Ah, ça t’intéresse. 

 – Non. Tu crois vraiment que je voudrais sortir avec toi ? 

 – Tout le monde veut sortir avec moi. 

 Elle éclate brusquement de rire. Je devrais peut-être me sentir insulté par sa réponse, mais son rire me plaît. Il est mélodieux et légèrement rauque, j’adore. 

 – Par curiosité, quand tu te réveilles le matin, est-ce que tu t’admires dans le miroir pendant une heure, ou deux ? 

 – Deux, je réponds sur un ton joyeux. 

 – Est-ce que tu te tapes dans la main ? 

 – Bien sûr que non. J’embrasse mes biceps puis je pointe le doigt vers le plafond et je remercie Dieu de m’avoir créé aussi parfait. 

 – Très bien, je vois. Eh ben, je suis désolée de te décevoir, Monsieur Parfait, mais je n’ai aucune envie de sortir avec moi. 

 – Je crois que tu m’as mal compris, Wellsy. Je n’ai pas l’intention de te séduire. Je sais que je ne te plais pas. Et si ça te rassure, tu ne me plais pas non plus. 

 – J’avoue que ça me rassure, oui. Je commençais à penser que j’étais ton genre, et c’est une idée bien trop effrayante pour l’envisager sérieusement. 

 Elle essaie de s’engouffrer dans sa voiture, mais je retiens la portière pour l’en empêcher. 

 – Je parle de ton image, Wellsy. 

 – De mon image ?  

 – Ouais. Tu crois que tu serais la première à sortir avec moi juste pour booster ta popularité ? Ça arrive tout le temps. 

 Hannah éclate de rire encore une fois. 

 – Je suis tout à fait satisfaite de mon classement sur l’échelle de popularité de Briar, mais merci d’avoir proposé de me mettre au-devant de la scène. Tu es un vrai gentleman, Garrett. Vraiment. 

 – Qu’est-ce qu’il faut que je fasse pour te faire changer d’avis ? je demande d’une voix qui trahit ma frustration. 

 – Rien. Tu perds ton temps, dit-elle en secouant la tête. Tu sais, si tu mettais autant d’effort dans tes études, tu décrocherais un A+++ au rattrapage. 

 Elle dégage ma main puis se faufile sur le siège conducteur et referme la portière. Une seconde plus tard, elle démarre, et je suis certain que si je n’avais pas reculé à temps, elle m’aurait écrasé le pied. 

 Je me demande si Hannah était sportive, dans une autre vie, parce que c’est une des femmes les plus têtues que j’aie rencontrées. 

 Je soupire et je regarde ses feux arrière en clignant des yeux, envisageant déjà ma prochaine action. 

 Sauf que rien ne me vient à l’esprit. 

 5

 Hannah

  

 Allie tient sa parole. Cela fait vingt minutes que nous sommes arrivées à la soirée, et elle ne m’a pas laissée seule une seconde alors que son copain la supplie de danser avec lui depuis qu’on a passé la porte de la maison. 

 Je me sens nulle. 

 – Bon, c’est ridicule, Allie. Va danser avec Sean. 

 Je dois crier pour me faire entendre tant la musique – qui est étonnamment correcte – est forte. Je m’attendais à de la pop pourrie ou à du hip-hop vulgaire, mais ce soir, le DJ semble avoir une affinité pour l’indie rock et le punk anglais. 

 – Mais non, ça va, répond-elle. Je reste avec toi. 

 Mais oui ! Bien sûr ! Parce que c’est tellement cool de rester adossée au mur avec moi, à me regarder m’accrocher à la bouteille d’Évian que j’ai apportée – pourquoi vouloir passer du temps avec son mec ? 

 Le salon est plein à craquer. Il y a des membres de fraternités et de sororités partout, mais la foule est plus variée que d’habitude à ce genre de soirée. J’ai aperçu quelques étudiants en théâtre près de la table de billard, et quelques nanas de l’équipe de hockey féminine discutent près de la cheminée. Il y a aussi des mecs de première année accoudés au bar, ce qui n’est pas habituel. Tous les meubles ont été poussés contre les murs en lambris pour créer une piste de danse au milieu de la pièce. Partout où je regarde, je vois des gens danser, rire et s’amuser. 

 Et la pauvre Allie est collée à moi comme du velcro, sans profiter de la soirée à laquelle elle voulait aller. 

 – Vas-y. Sérieusement. Tu n’as pas vu Sean depuis le début des partiels. Tu mérites de passer un peu de temps avec ton mec. (Elle hésite.) Ça va aller ! J’ai vu Katie et Shawna là-bas, je vais aller traîner avec elles un moment. 

 – Tu es sûre ? 

 – Certaine. Je suis venue pour me sociabiliser, tu te souviens ? Allez, file Bébé, je lui dis en lui mettant une petite fessée. 

 Elle me sourit puis s’éloigne. Elle lève son téléphone en l’air et se tourne vers moi, marchant à reculons. 

 – Envoie-moi un SOS si tu as besoin. Et ne pars pas sans me prévenir ! 

 Elle est trop loin pour entendre ma réponse, mais elle me voit hocher la tête et elle tourne les talons pour se faufiler dans la foule. Je suis des yeux sa petite tête blonde jusqu’à la voir aux côtés de Sean qui la traîne immédiatement sur la piste de danse. 

 Vous avez vu ? Je peux être une bonne amie, moi aussi. 

 Cependant, je suis toute seule maintenant, et les deux filles avec qui j’avais prévu de discuter parlent maintenant avec deux beaux gosses. Je ne veux pas interrompre leur plan drague, alors je scrute la foule à la recherche d’un autre visage familier – même Cass ferait l’affaire –, mais je ne vois personne. Je réprime un soupir et je me résous à observer la fête de loin. 

 Durant les cinq minutes qui suivent, tellement de mecs me reluquent – sans la moindre gêne – que je me promets de me venger d’Allie pour m’avoir convaincue de mettre cette robe. Elle est loin d’être indécente puisqu’elle m’arrive au genou et qu’elle n’a qu’un léger décolleté, mais elle est très moulante, et avec les talons aiguilles qui font paraître mes jambes plus longues, ma tenue est trop sexy à mon goût. En acceptant de faire un effort pour attirer l’attention de Justin, j’ai oublié qu’il ne serait pas le seul à me remarquer. Je me sens particulièrement mal à l’aise. 

 – Salut. 

 Je tourne la tête alors qu’un beau brun aux yeux bleus s’adosse au mur à côté de moi en me souriant comme si l’on se connaissait. 

 – Euh, salut, je réponds. 

 Il sourit de plus belle en voyant mon air étonné. 

 – Je m’appelle Jimmy, on est en littérature anglaise ensemble. 

 – Ah, oui, pardon. 

 Honnêtement, je ne me souviens pas de l’avoir déjà vu, mais on doit être environ deux cents dans ce CM, donc les visages ont tendance à se mélanger. 

 – Tu t’appelles Hannah, c’est ça ? 

 Je hoche la tête, encore plus mal à l’aise, car son regard s’est posé sur mes seins une bonne douzaine de fois depuis qu’il m’a saluée. 

 Jimmy marque une pause, comme s’il cherchait un sujet de conversation. De mon côté, je ne sais pas quoi dire, parce que je suis nulle dans ce genre de situation. S’il m’intéressait, je lui poserais des questions à propos des cours, ou je lui demanderais s’il travaille, ou quel genre de musique il écoute, mais il n’y a qu’un mec qui m’intéresse en ce moment. C’est Justin, et il n’est pas là. 

 Je me sens ridicule à scanner la foule à sa recherche. Pour être honnête, Allie n’est pas la seule à se demander ce qui m’attire chez lui. Je me le demande moi aussi. Je ne sais pas pourquoi je suis obsédée par ce gars. Il ne sait même pas que j’existe. Et puis c’est un footballeur. C’est comme si j’avais le béguin pour Garrett Graham, bon sang. Au moins il m’a proposé un rencard, lui. 

 Comme par hasard, il me suffit de penser à Garrett pour qu’il passe la porte du salon. 

 Je ne m’attendais pas à le voir, ce soir. Je me dépêche de baisser la tête. Peut-être qu’en me concentrant suffisamment, je pourrais me fondre dans le mur derrière moi à la manière d’un caméléon. Heureusement, Garrett ne me voit pas. Il s’arrête pour parler à des mecs, puis il va au bar, de l’autre côté de la pièce, où il est immédiatement encerclé par une horde de filles en chaleur qui battent des cils et projettent leurs seins dans sa direction. 

 Jimmy lève les yeux au ciel. 

 – Bon sang, ça devient lourd non, ce truc du dieu du campus ? 

 Je me rends compte qu’il regarde Garrett, lui aussi, et le dégoût sur son visage est impossible à rater. 

 – Alors, comme ça, tu n’es pas fan de Graham ? 

 – Tu veux la vérité ou la version maison ? 

 – La version maison ? 

 – Il fait partie de cette fraternité, explique Jimmy. Donc techniquement, on est frères, dit-il en marquant des guillemets. Et dans la maison Sigma, on aime tous nos frères. 

 – Ok, je dis en souriant jusqu’aux oreilles. Et la vérité ? 

 Le volume de la musique augmente soudain et Jimmy se rapproche. Ses lèvres sont à quelques centimètres de mon oreille. 

 – Je ne supporte pas ce type. Son ego est plus grand que cette maison. 

 Voyez-vous ça, alors nous ne serions pas qu’une poignée de hippies à ne pas aimer Graham ? 

 Oups. Mon sourire a dû être mal interprété, parce que le regard de Jimmy devient lourd et séducteur. 

 – Alors… tu veux danser ? demande-t-il d’une voix qui se veut sensuelle. 

 Non. Je n’ai pas du tout envie de danser. Cependant, je suis sur le point de refuser son invitation lorsque j’aperçois du coin de l’œil le t-shirt noir de Garrett. Merde. Il m’a vue et il vient vers moi. À en juger à son pas déterminé, il se prépare à dégainer son argumentaire. 

 – Avec plaisir, je réponds en prenant la main de Jimmy. Allons danser ! 

 Jimmy sourit de plus belle, sans doute ai-je été un peu trop enthousiaste. Toutefois, il est trop tard pour changer d’avis, parce qu’il me guide déjà à travers la foule. Bien sûr, avec la chance que j’ai, à peine ai-je posé un pied sur la piste de danse que la musique change, et The Ramones sont remplacés par Lady Gaga et pas un morceau rapide, non, une version lente et acoustique de « Poker Face ». Gé-nial. 

 Jimmy pose ses mains sur mes hanches. 

 J’ai une seconde d’hésitation avant de me ressaisir et je pose mes mains sur ses épaules. On commence à danser lentement et c’est horriblement gênant. Cela dit, au moins j’ai échappé à Garrett qui nous regarde désormais en fronçant les sourcils, les pouces dans les passants de son jean délavé. 

 Lorsque nos regards se croisent, je lui souris en prenant un air de « que veux-tu ? », et il semble deviner que je ne danse avec Jimmy que pour l’éviter. Puis, une jolie blonde lui touche le bras et nos regards se quittent. 

 Jimmy tourne la tête pour voir à qui je souriais. 

 – Tu connais Garrett ? demande-t-il d’une voix inquiète. 

 – On a un CM ensemble, je réponds en haussant les épaules. 

 – Vous êtes amis ? 

 – Pas du tout. 

 – Ah, tu me rassures. 

 Garrett et la blonde sortent du salon et je me félicite d’avoir réussi à l’éviter. 

 – Il vit ici avec vous ? je demande. 

 Mon Dieu, mais cette chanson n’en finit jamais ! Je n’ai aucune envie de parler de Garrett, mais je me sens obligée d’aller jusqu’au bout de cette danse avec Jimmy. 

 – Non, heureusement. Il a une maison en dehors du campus. Il est toujours en train de s’en vanter. Je parie que c’est son père qui paie le loyer. 

 Je fronce les sourcils. 

 – Pourquoi, il vient d’une famille riche ? 

 – Tu ne sais pas qui est son père ? demande Jimmy d’un air surpris. 

 – Non, pourquoi, je devrais ? 

 – C’est Phil Graham, dit Jimmy comme si tout le monde le connaissait. L’attaquant des New York Rangers ? Il a remporté deux fois la Stanley Cup ? La légende du hockey ? 

 La seule équipe que je connais est la Chicago Blackhawks, et c’est seulement parce que mon père est un énorme fan et qu’il m’oblige à regarder les matchs avec lui. Je ne sais donc rien d’un mec qui a joué pour les Rangers il y a quoi, vingt ans ? Cela dit, je ne suis pas surprise que Garrett descende d’une lignée royale du hockey, ça explique pourquoi il se comporte comme si tout lui était dû. 

 – Je me demande pourquoi Garrett n’a pas été à la fac à New York, dans ce cas. 

 – Graham senior a fini sa carrière à Boston, explique Jimmy. Je suppose que la famille a décidé de rester dans le Massachusetts après sa retraite. 

 Dieu merci, la chanson prend fin et je m’excuse en prétextant d’aller aux toilettes. Jimmy me fait promettre de danser avec lui plus tard, puis il me fait un clin d’œil et part à la table de beer pong. Comme je ne veux pas qu’il sache que j’ai menti à propos des WC, je vais me cacher dans le hall d’entrée, et c’est là qu’Allie me trouve quelques minutes plus tard. 

 – Hey ! Tu t’amuses ? demande-t-elle à bout de souffle. 

 Ses joues sont rouges, mais je sais que ce n’est pas parce qu’elle a bu. Elle m’a promis de rester sobre, et Allie tient toujours parole. 

 – Ouais, je suppose, mais je crois que je vais bientôt partir. 

 – Oh non, tu ne peux pas partir aussi tôt ! Je viens de te voir danser avec Jimmy Paulson, tu avais l’air de t’amuser. 

 Ah bon ? Apparemment, je suis meilleure actrice que je ne le pensais. 

 – Il est mignon, ajoute Allie avec un regard lourd de sous-entendus. 

 – Non, il est trop propret, pas mon genre. 

 – Mais je connais quelqu’un qui l’est, dit Allie en jouant des sourcils. Ne te retourne pas, il vient de passer la porte, chuchote-t-elle. 

 Mon cœur bat la chamade. Ne te retourne pas ? Les gens ne savent pas qu’il suffit de le dire pour que l’on se retourne, justement ? 

 Je regarde derrière moi et tourne tout de suite la tête parce que, mon Dieu, elle a raison. Justin est enfin arrivé. Et comme je n’ai eu le temps de rien voir, je me repose sur Allie pour répondre à mes questions. 

 – Est-ce qu’il est seul ? je murmure. 

 – Il est avec quelques-uns de ses coéquipiers, mais il n’y a aucune fille. 

 Je fais de mon mieux pour passer pour quelqu’un qui parle à son amie et qui n’est absolument pas intéressé par le mec qui est à quelques mètres de là. Ça fonctionne, parce que Justin et ses potes passent devant Allie et moi sans nous remarquer. 

 – Tu rougis, se moque mon amie. 

 – Je sais, je marmonne. Merde. Ce béguin est stupide, A. Pourquoi tu me laisses me ridiculiser comme ça ? 

 – Parce que je ne pense pas que ce soit stupide. Et ce n’est pas ridicule, c’est sain. 

 Elle me prend par le bras et me ramène dans le salon. La musique est moins forte, mais il y a tout même beaucoup de bruit. 

 – Sérieusement, Han, tu es jeune et belle, et je veux que tu sois amoureuse. Je me fiche de qui tu aimes du moment que… Pourquoi Garrett Graham te dévisage ? 

 Je tourne la tête dans la même direction qu’elle et je réprime un grognement quand mon regard croise celui de Garrett. 

 – Parce qu’il me harcèle. 

 – Pour de vrai ? s’écrie-t-elle en haussant les sourcils. 

 – Plus ou moins, ouais. Il a raté son partiel de philosophie éthique et comme j’ai eu une bonne note, il veut que je lui donne des cours de soutien. Apparemment, ce type ne sait pas ce que veut dire non. 

 – Sans doute parce qu’aucune autre fille ne l’a jamais rejeté, Hannah, dit-elle en souriant. 

 – Si seulement le reste de la population féminine était aussi intelligent que moi. 

 Je surveille la pièce à la recherche de Justin, et mon pouls accélère lorsque je le vois à la table de billard. Il est vêtu d’un jean noir et d’un pull en grosse laine grise. Ses cheveux sont en bataille et retombent sur son front. Bon sang, j’adore cet effet saut-du-lit. Il n’a pas les cheveux pleins de gel comme ses amis, et il ne porte pas non plus son blouson de footballeur comme les autres. 

 – Allie, ramène ton joli petit cul ici ! crie Sean depuis la table de beer pong. J’ai besoin de ma partenaire ! 

 – Tu veux nous voir mettre une raclée à tout le monde ? me demande-t-elle en rougissant légèrement. Je ne vais pas boire, bien sûr. Sean sait que je reste sobre. 

 – Ça n’a aucun intérêt, Allie, je réponds alors que je suis assaillie par une nouvelle vague de culpabilité. Tu ne peux pas jouer au beer pong sans boire de bière. 

 – Je t’ai promis que je ne boirai pas, dit-elle en secouant la tête. 

 – Je ne vais pas rester longtemps. Tu n’as aucune raison de te priver. 

 – Mais je veux que tu restes ! proteste Allie. 

 – Que dis-tu de ça : je reste encore trente minutes, mais seulement si tu t’autorises à t’amuser. Je sais qu’on a conclu un deal en première année, mais j’y mets fin ce soir. Profite de la soirée, Allie. 

 Je pense sincèrement ce que je dis, parce que je déteste le fait qu’elle joue la baby-sitter chaque fois que l’on sort. C’est injuste pour elle, et après deux ans à Briar, je sais qu’il est temps que je baisse ma garde. 

 – Allez, je veux voir tes prouesses, je dis en lui prenant le bras et en la menant à Sean et ses amis. 

 – Hannah ! s’exclame Sean. Tu joues ? 

 – Non, j’encourage juste ma meilleure amie. 

 Allie rejoint Sean d’un côté de la table et pendant les dix minutes qui suivent, je regarde le match de beer pong le plus intense de ma vie. Cependant, durant toute la durée de la partie, je ne perds pas la trace de Justin qui parle avec ses amis à l’autre bout de la pièce. 

 Je finis par m’en aller parce que j’ai vraiment envie de faire pipi, cette fois-ci. Il y a des WC au rez-de-chaussée, à côté de la cuisine, mais il y a une queue de dingue et j’attends des heures avant que ce soit mon tour. Je me dépêche de faire ce que j’ai à faire et, alors que je passe la porte, je me cogne à un torse dur et musclé. 

 – Tu devrais regarder où tu vas, dit une voix rauque. 

 Mon cœur cesse de battre. 

 Les yeux noisette de Justin brillent de malice tandis qu’il me prend le bras pour m’aider à ne pas perdre l’équilibre. Mon sang s’embrase dans mes veines et ma peau se recouvre de chair de poule. 

 – Désolée, je bégaie. 

 – Pas de souci, dit-il en tâtonnant son torse. Je suis en un seul morceau. 

 Soudain, je me rends compte que plus personne n’attend pour aller aux toilettes. Justin et moi sommes seuls dans le couloir et – nom d’un chien – il est encore plus beau de près. Il est également beaucoup plus grand que ce que je croyais et je dois lever la tête pour le regarder dans les yeux. 

 – Tu es en philo avec moi, non ? demande-t-il d’une voix chaude et sexy. 

 Je hoche la tête. 

 – Je m’appelle Justin. 

 Comme si toutes les filles de Briar ne savaient pas comment il s’appelle. Cela dit, sa modestie est adorable. 

 – Hannah, je réponds. 

 – Comment tu t’en es sortie toi, au partiel ? 

 – J’ai eu un A, et toi ? 

 – B-. 

 – Vraiment ? On doit être veinards alors, parce que tous les autres se sont plantés. 

 – On est intelligents, pas veinards, dit-il en souriant. 

 Je fonds. Sérieusement. Je ne suis plus qu’une flaque par terre et je suis incapable de quitter des yeux son regard envoûtant. Et waouh, qu’est-ce qu’il sent bon ! Il sent le savon et l’après-rasage, un parfum doux et citronné. Vous croyez que ce serait déplacé si je collais mon nez à son cou pour respirer son odeur ? 

 Euh… je suppose que oui. 

 – Alors… 

 Je ne sais absolument pas ce que j’ai l’intention de dire. Je cherche quelque chose d’intéressant, mais je suis trop nerveuse et je ne trouve plus mes mots. 

 – … tu joues au football, c’est ça ? 

 Il hoche la tête. 

 – Ouais, je suis wide receiver. Tu es fan ? Du jeu, je veux dire, ajoute-t-il en souriant. 

 Je ne le suis pas, mais je suppose que je pourrais mentir en faisant semblant d’aimer son sport. Cela dit, c’est un peu risqué parce que s’il entame une discussion sérieuse avec moi, il se rendra compte que je n’y connais pas grand-chose. 

 – Pas vraiment. J’ai vu un ou deux matchs, mais honnêtement, c’est trop lent à mon goût. J’ai l’impression que vous jouez cinq secondes avant que quelqu’un siffle, et puis vous restez plantés pendant des heures en attendant que la partie reprenne. 

 Justin éclate de rire, un rire merveilleux, grave et rauque, qui me fait frissonner jusqu’au bout des orteils. 

 – Ouais, tu n’es pas la première à me dire ça. Mais c’est différent quand tu joues. C’est beaucoup plus intense qu’on ne le croirait. Et puis, quand tu es là pour encourager une équipe ou un joueur, c’est bien plus divertissant et facile à comprendre. Tu devrais venir nous voir jouer, dit-il en penchant la tête sur le côté. Je parie que tu t’amuserais. 

 Nom de Dieu. Est-ce qu’il m’invite à voir un de ses matchs ? 

 – Euh, ouais, peut-être que je… 

 – Kohl ! crie une voix depuis le salon. C’est à nous ! 

 Justin et moi nous tournons alors qu’un mastodonte blond passe sa tête dans le couloir. C’est un des coéquipiers de Justin, et il a l’air particulièrement agacé. 

 – J’arrive, répond Justin avant de me sourire en avançant vers les toilettes. Big Joe et moi allons mettre une branlée aux autres au billard, mais j’ai une petite urgence, avant. À plus tard ? 

 – Ouais, je réponds d’une voix calme tandis que mon cœur bat si fort que je suis presque inquiète. 

 J’attends que Justin referme la porte derrière lui et je me dépêche de retrouver Allie pour lui raconter ce qui vient de m’arriver. Cependant, je n’en ai pas l’occasion, car j’ai à peine mis un pied dans le salon que le mètre quatre-vingt-deux et les quatre-vingt-dix kilos de Garrett m’empêchent de passer. 

 – Wellsy ! s’écrie-t-il d’une voix chantante. Tu es la dernière personne que je m’attendais à croiser ici ce soir. 

 Comme d’habitude, sa présence me met immédiatement sur mes gardes. 

 – Ah ouais ? Pourquoi ça ? 

 – Je ne pensais pas que les soirées de fraternité seraient ton truc, dit-il en haussant les épaules. 

 – Mais tu ne me connais pas, tu te souviens ? Peut-être que je passe toutes mes soirées dans les maisons de fraternité. 

 – Menteuse. Je t’y aurais déjà vue. 

 Il croise les bras, une posture qui accentue ses biceps. J’aperçois un tatouage qui dépasse de la manche de son t-shirt, mais en dehors du fait qu’il est noir et compliqué, je ne sais pas ce que c’est. Des flammes, peut-être ? 

 – Bon, pour ce qui est de ces cours… je me disais qu’il fallait qu’on se fasse un planning. 

 – Tu ne laisses jamais tomber, hein ? je demande d’une voix qui ne cache pas mon agacement. 

 – Jamais. 

 – Alors, il va falloir que tu apprennes, parce que je ne t’aiderai pas. 

 Je suis distraite, maintenant, car Justin vient d’entrer dans le salon et son corps splendide se faufile dans la foule pour rejoindre son ami à la table de billard. Il est à mi-chemin lorsqu’une belle brune l’intercepte. À mon plus grand désespoir, il s’arrête pour lui parler. 

 – Allez, Wellsy, dépanne-moi, supplie Garrett. 

 Justin éclate de rire. Mince, il riait de la même façon avec moi, il y a une minute. Et quand elle lui touche le bras et qu’elle se rapproche, il ne recule pas. 

 – Écoute, continue Garrett, si tu ne veux pas t’engager pour tout le semestre, aide-moi au moins à réussir le rattrapage. 

 Je ne l’écoute plus. Justin chuchote à l’oreille de la nana et elle pouffe de rire en rougissant. Mon estomac se noue. Je pensais qu’on avait eu… je ne sais pas… une connexion. Mais il est déjà en train de flirter avec une autre. 

 – Tu ne m’écoutes pas, accuse Garret. Bon sang, qui tu mates comme ça ? 

 Je détourne vite mon regard, mais je ne suis pas assez rapide. Garrett sourit jusqu’aux oreilles. 

 – Lequel ? demande-t-il. 

 – Lequel quoi ? 

 Il fait un signe de tête en direction de Justin, puis en direction de Jimmy, que je n’avais pas remarqué. 

 – Paulson ou Kohl ? Lequel tu veux sauter ? 

 – Sauter ? Beurk, qui parle comme ça ? 

 – Tu veux que je reformule ? Tu préfères parler de « faire l’amour » ? 

 Ce mec est un enfoiré. 

 Je ne réponds pas et il le fait à ma place. 

 – Kohl. Je t’ai vue danser avec Paulson tout à l’heure, et tu ne lui faisais pas les yeux doux, j’en suis sûr. 

 Je ne confirme pas et je ne nie pas non plus. Je préfère simplement m’éloigner. 

 – Bonne soirée, Garrett. 

 – Je déteste avoir à te dire ça, mais tu n’as aucune chance, Wellsy. Tu n’es pas son genre. 

 Une vague de honte et de colère s’abat sur moi. Est-ce qu’il vient vraiment de dire ça ? 

 – Merci pour l’info, je réponds froidement. Si tu veux bien m’excuser… 

  Garrett tente de me prendre le bras, mais je l’évite et je me dépêche de chercher Allie dans la foule. Je m’arrête lorsque je la vois peloter Sean sur le canapé. Je ne souhaite pas les interrompre, alors je tourne les talons et je file vers la porte d’entrée. Mes doigts tremblent tandis que j’écris à Allie pour lui dire que je m’en vais, et les paroles de Garrett passent en boucle dans ma tête. Tu n’es pas son genre. 

 Pour être honnête, j’avais besoin de l’entendre. Justin m’a parlé dans le couloir, et alors ? À l’évidence, cela ne signifiait rien puisqu’il n’a pas perdu de temps avant d’aller draguer quelqu’un d’autre. Il est temps pour moi d’affronter la réalité. Il ne se passera rien entre Justin et moi. 

 Je n’aurais pas dû venir ce soir. 

 Je me sens encore horriblement honteuse alors que je passe la porte de la maison Sigma et que l’air froid me fouette le visage. Je regrette de ne pas avoir pris de manteau, mais je n’avais pas envie de le trimballer toute la soirée et j’ai pensé que je pourrais supporter le froid d’octobre durant les cinq secondes qu’il me faudrait pour marcher entre la porte d’entrée et le taxi. 

 Allie me répond en me proposant d’attendre à l’intérieur avec elle, mais je lui ordonne de rester avec son copain. Je cherche le numéro de la compagnie dans ma liste de contacts et je suis sur le point d’appeler lorsque j’entends mon nom. Enfin, une version insupportable de mon nom. 

 – Wellsy, attends ! 

 Je descends les marches du perron deux par deux, mais Garrett est plus grand que moi et ses foulées sont plus longues. Il me rattrape en un rien de temps et m’attrape par l’épaule 

 – Allez, attends. 

 Je dégage sa main et tourne la tête pour le fusiller du regard. 

 – Quoi ? Tu veux m’insulter de nouveau ? 

 – Je ne cherchais pas à t’insulter, proteste-t-il. Je disais juste la vérité. 

 – Ah ? Super ! Merci ! 

 Je dois avouer que ça fait mal. 

 – Eh merde, s’exclame-t-il d’une voix frustrée. Je t’ai encore vexée. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je n’essaie pas d’être méchant, d’accord ? 

 – Bien sûr que tu n’essaies pas. Tu l’es, c’est tout. 

 Il a le culot de sourire, mais ce n’est que de courte durée. 

 – Écoute, je le connais, ok ? Kohl est ami avec un de mes colocs, donc il est venu chez moi plusieurs fois. 

 – Tant mieux pour toi. Tu peux sortir avec lui alors, parce que moi je ne suis pas intéressée. 

 – Bien sûr que si, tu l’es. 

 Il a l’air très sûr de lui, et je déteste ça. 

 – Tout ce que je dis, poursuit Garrett, c’est que Kohl aime un certain type de fille. 

 – Bon, très bien. Vas-y. Quel est son type ? Et pas parce qu’il me plaît, je m’empresse d’ajouter. 

 – Mais non, bien sûr qu’il ne te plaît pas, rétorque-t-il en souriant. Ça fait quoi… deux mois qu’il est dans cette fac ? Pour l’instant, je ne l’ai vu se taper que des pom-pom-girls et deux membres de la sororité Kappa Beta. Tu sais ce que ça me dit ? 

 – Non, sauf que tu passes beaucoup trop de temps à suivre qui couche avec qui. 

 – Ça me dit, poursuit-il en ignorant ma remarque, que Kohl ne sort qu’avec des filles qui ont un certain statut social. 

 Je lève les yeux au ciel. 

 – Si tu t’apprêtes encore à me proposer de booster ma popularité, ne te fatigue pas. 

 – Attends, si tu veux attirer l’attention de Kohl, il va falloir faire quelque chose de radical ! Alors oui, je propose de nouveau de sortir avec toi. 

 – Et je refuse de nouveau. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, il faut que j’appelle un taxi. 

 – Mais non, pas besoin. 

 Je me dépêche de composer mon code pour déverrouiller mon téléphone. 

 – Sérieusement, dit Garrett, ce n’est pas la peine. Je peux te ramener. 

 – Je n’ai pas besoin qu’on me ramène. 

 – Ce n’est pas ce qu’allait faire ton taxi ? Te ramener chez toi ? 

 – Je n’ai pas besoin que tu me ramènes. 

 – Tu préfères payer dix balles pour rentrer chez toi que d’accepter que je te raccompagne gratuitement ? 

 Il pensait sans doute être sarcastique, mais en vérité la réponse est oui – parce que je fais confiance aux chauffeurs de taxi employés par la fac alors que je ne fais pas confiance à Garrett. Je ne monte pas en voiture avec des étrangers, point barre. 

 Garrett m’étudie comme s’il essayait de lire dans mes pensées. 

 – Je ne vais rien tenter, Wellsy. Je vais juste te reconduire chez toi. 

 – Retourne t’amuser, Garrett. Tes frères se demandent sans doute où tu es. 

 – Crois-moi, ils n’en ont rien à foutre. La seule chose qui les intéresse, c’est de trouver une nana un peu pompette pour tremper leur bite. 

 Je suis à deux doigts de vomir. 

 – Mon Dieu, tu es répugnant, tu le sais ça ? 

 – Non, je suis juste honnête. De toute façon, ce n’est pas ce que moi je cherche. Je n’ai pas besoin qu’une fille soit bourrée pour qu’elle couche avec moi. Elles viennent à moi sobres et consentantes. 

 – Toutes mes félicitations. 

 Tout à coup, il tend la main et m’arrache mon téléphone. 

 – Eh ! Qu’est-ce que tu fais ? 

 Abasourdie, je le regarde diriger la caméra sur lui pour prendre un selfie. 

 – Tiens, dit-il en me rendant le téléphone. Envoie mon joli minois à tous tes contacts en leur disant que je te ramène chez toi. Comme ça, si on te retrouve morte demain, tout le monde saura qui est coupable. Et si tu veux, tu peux garder ton doigt sur le bouton d’appel d’urgence pendant tout le trajet au cas où tu ressentirais le besoin d’appeler les flics. Est-ce que je peux te ramener, maintenant ? 

 Je n’ai aucune envie d’attendre mon taxi seule dehors et sans manteau, mais je proteste une dernière fois. 

 – Qu’est-ce que tu as bu ? 

 – Une demi-bière. (Je hausse les sourcils.) Ma limite, c’est une bière. J’ai entraînement demain. 

 Ma résistance s’effondre en voyant son expression sincère. J’ai entendu de nombreuses rumeurs à propos de Garrett, mais aucune n’implique l’alcool ou la drogue. Par ailleurs, les taxis prennent toujours leur temps pour arriver. Ça ne me tuera pas de passer cinq minutes dans la voiture avec ce mec. Et puis s’il m’agace – ou plutôt quand il m’agacera – je peux refuser de lui parler. 

 – D’accord, tu peux me ramener. Mais ça ne signifie pas que je vais te donner des cours de soutien. 

 Son sourire arrogant est insupportable. 

 – On en parlera pendant le trajet. 

 6

 Garrett

  

 Hannah Wells kiffe un joueur de football. Je n’en reviens pas, mais je l’ai déjà vexée une fois ce soir, donc il faut que je prenne des précautions si je veux la convaincre de m’aider. 

 J’attends que l’on soit tous les deux attachés pour poser la question fatidique. 

 – Alors… depuis quand tu veux te f… faire l’amour avec Kohl ? 

 Elle ne répond pas, mais je sens son regard meurtrier sur moi. 

 – Ça ne doit pas faire très longtemps puisque ça ne fait que deux mois qu’il est arrivé, non ? 

 Toujours pas de réponse. 

 – Bon, admettons que ça fasse un mois. 

 Rien. 

 Elle me fusille toujours du regard, ce qui ne l’empêche pas d’être canon. Elle a un des visages les plus intéressants que j’aie jamais vus : ses pommettes sont un peu trop rondes, sa bouche un peu trop pulpeuse, mais associées à sa peau mate et à ses yeux d’un vert intense, en plus de ce petit grain de beauté au-dessus de la lèvre, elle a presque l’air exotique. Quant à son corps… waouh, maintenant que je l’ai remarqué, je ne peux pas le dé-remarquer. 

 Néanmoins, je n’oublie pas que je ne la raccompagne pas dans le but de la séduire et que j’ai trop besoin d’Hannah pour tout foutre en l’air en couchant avec elle. 

 Après l’entraînement, aujourd’hui, le coach m’a pris à part et m’a fait la leçon pendant dix minutes sur l’importance de garder une bonne moyenne. Enfin, une leçon n’est pas le bon terme, parce que ses paroles exactes étaient « remonte ta moyenne ou je te botterai le cul tellement fort que tu mettras des années à pouvoir t’asseoir de nouveau ». Forcément, le petit con que je suis lui a répondu, et il a déversé sur moi un florilège de jurons plus originaux les uns que les autres avant de partir en rouspétant. 

 Je n’exagère pas lorsque je dis que le hockey est toute ma vie, mais je suppose que ça n’a rien d’étonnant lorsque votre père est une superstar. Je n’étais pas encore né que mon vieux avait déjà tracé mon avenir : j’apprendrais à patiner puis à marquer, et plus tard, je passerais chez les pros. Fin de l’histoire. Phil Graham a une réputation à soigner, après tout. Imaginez ce qu’on dirait de lui si son fils unique ne devenait pas lui aussi un joueur de hockey professionnel ! 

 Oui, c’est bien du sarcasme. Je vais vous faire un aveu : je déteste mon père. Je le hais, vraiment. Le comble, c’est que cet enfoiré pense que tout ce que j’ai fait est pour lui. Les bleus sur tout le corps, les entraînements intensifs vingt heures par semaine, il est assez arrogant pour croire que je m’inflige tout ça pour lui. Cependant, il a tort. Je le fais pour moi. Et dans une moindre mesure, je le fais pour le battre. Pour être meilleur que lui. 

 Qu’on soit d’accord, j’adore le hockey – je ne vis que pour les encouragements du public, pour la sensation de l’air givré qui me fouette le visage quand je zigzague sur la patinoire à toute vitesse, pour le sifflement du palet lorsque je l’envoie valser au fond du filet. Le hockey, c’est l’adrénaline et l’excitation. 

 J’observe de nouveau Hannah en me demandant ce que je dois faire pour qu’elle change d’avis, et soudain je réalise que j’ai appréhendé cette histoire avec Kohl dans le mauvais sens. Je ne pense pas qu’elle soit son genre, c’est vrai – mais comment est-ce qu’elle est attirée par lui ? 

 Kohl se fait passer pour un garçon sombre et mystérieux, mais j’ai suffisamment traîné avec lui pour voir clair dans son jeu. Il se sert de cette image pour attirer les filles, et une fois qu’elles ont mordu à l’hameçon, il sort le grand jeu pour les mettre dans son pieu. 

 Alors, pour quelle foutue raison est-ce qu’une fille lucide et intelligente comme Hannah salive devant une grosse brute comme lui ? 

 – C’est juste un truc physique ou tu veux vraiment sortir avec lui ? je demande, curieux. 

 Elle soupire, exaspérée. 

 – On peut changer de sujet, s’il te plaît ? 

 Je mets le clignotant pour prendre la route qui retourne au campus. 

 – Je m’étais trompé à ton sujet, je lui dis franchement. 

 – Ça veut dire quoi ça, au juste ? 

 – Ça veut dire que je te pensais directe, que tu avais des couilles, quoi. Pas que tu étais une poule mouillée qui ne veut pas admettre qu’un mec lui plaît. 

 Je réprime mon sourire lorsque je vois sa mâchoire se contracter. J’étais sûr que ça marcherait. Je suis doué pour lire dans les gens, et je ne doute pas qu’Hannah Wells est le genre de femme qui ne recule pas devant un défi. 

 – Très bien. Tu as gagné. Peut-être qu’il me plaît. Un tout petit peu. 

 Je ne peux plus retenir mon sourire. 

 – Aaah, enfin ! Est-ce que c’était si dur que ça ? je demande en ralentissant alors que j’approche d’un stop. Alors, pourquoi tu ne lui as pas proposé un rencard ? 

 – Pourquoi je ferais ça ? demande-t-elle d’une voix choquée. 

 – Euh, ben, parce que tu viens d’avouer qu’il te plaisait ? 

 – Je ne le connais même pas. 

 – Et comment tu vas apprendre à le connaître si tu ne passes pas du temps avec lui ? 

 Elle gigote sur son siège, tellement mal à l’aise que je ne peux m’empêcher d’éclater de rire. 

 – Tu as la trouille ! je m’exclame d’une voix amusée. 

 – Pas du tout, rétorque-t-elle avant de marquer une pause. Bon, peut-être un peu. Il… il me rend nerveuse, ok ? 

 Je ne parviens pas à cacher ma surprise. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit aussi… honnête, je suppose. Par ailleurs, elle a soudain l’air vulnérable et ça me perturbe. Je ne la fréquente pas depuis longtemps, mais je me suis habitué à ses sarcasmes et à son assurance. L’incertitude dont elle fait preuve maintenant ne semble pas normale pour une fille comme elle. 

 – Alors quoi ? Tu vas attendre qu’il te propose un rencard ? 

 Elle fronce les sourcils en me regardant. 

 – Laisse-moi deviner, tu crois qu’il ne le fera pas. 

 – Je suis certain qu’il ne le fera pas, je réponds en haussant les épaules. Les hommes aiment la chasse, Wellsy. Tu lui rends la tâche trop facile. 

 – Pas du tout, répond-elle sèchement, puisqu’il ne sait même pas qu’il me plaît. 

 – Il le sait, fais-moi confiance. 

 – Mais non ! s’exclame-t-elle d’un air surpris. 

 – Les mecs savent toujours quand une meuf les kiffe. Crois-moi, tu n’as pas besoin de lui faire un dessin pour qu’il capte les signaux que tu lui envoies. Il ne m’a fallu que cinq secondes pour le deviner. 

 – Et tu penses que si je sors avec toi, il s’intéressera à moi, comme par magie ? demande-t-elle d’une voix moins hostile, à présent. 

 – Ça t’aidera en tout cas, c’est certain. Tu sais ce qui plaît aux mecs encore plus que la chasse ? 

 – J’ai hâte de l’apprendre. 

 – Une femme qui est hors de portée. Les gens veulent ce qu’ils ne peuvent pas avoir, je dis en souriant d’un air moqueur. La preuve, toi et Kohl. 

 – Ok. Alors si je ne peux pas l’avoir, pourquoi prendre la peine de sortir avec toi ? 

 – Tu ne peux pas l’avoir maintenant, ça ne veut pas dire que tu ne l’auras jamais. 

 Je m’arrête à un autre stop et je suis agacé de voir qu’on est presque arrivés au campus. Merde. Il me faut plus de temps. Je décide de ralentir un peu en espérant qu’elle ne remarquera pas que je roule en dessous de la limite de vitesse autorisée. 

 – Fais-moi confiance, Wellsy. S’il te voit avec moi, il te remarquera. Tu sais quoi ? Il y a une fête samedi prochain et ton chérichou sera là. 

 – Premièrement, ne l’appelle pas comme ça. Deuxièmement, comment tu sais qu’il y sera ? demande-t-elle sur un ton suspicieux. 

 – Parce que c’est l’anniversaire de Beau Maxwell, le quaterback. Toute l’équipe sera là. Et nous aussi, j’ajoute en haussant les épaules. 

 – Mmm-hmmm. Et qu’est-ce qu’il se passera quand on y sera ? 

 Hannah fait mine de n’en avoir rien à faire, mais je sais que j’ai éveillé sa curiosité. 

 – On parlera aux gens, on boira quelques bières. Je dirai aux gens que tu es avec moi. Les meufs auront envie de t’étrangler, les mecs se demanderont qui tu es et pourquoi ils ne t’ont jamais repérée avant. Kohl se posera la même question d’ailleurs, mais on prendra soin de l’ignorer. 

 – Et pourquoi je ferais ça ? 

 – Parce que ça va le rendre dingue. Tu lui paraîtras inaccessible. 

 Elle se mord la lèvre. Je me demande si elle sait à quel point il est facile de deviner ce qu’elle ressent, son agacement, sa colère, sa gêne. Ses yeux révèlent absolument tout et je trouve ça fascinant. Je fais énormément d’efforts pour cacher mes sentiments, un réflexe que j’ai adopté quand j’étais tout petit, alors que le visage d’Hannah est un livre ouvert. C’est assez rafraîchissant, en fait. 

 – Tu es très sûr de toi. Tu crois vraiment que tu es une telle star que le simple fait d’aller à une soirée avec toi fera de moi une célébrité ? 

 – Oui. 

 Et ce n’est pas de l’arrogance, c’est simplement la vérité. Cela fait deux ans que je suis dans cette fac. Je suis conscient de ma popularité. 

 Toutefois, je dois avouer que, parfois, je ne me sens pas aussi cool que ce que pensent les gens, et je suis quasi certain que s’ils prenaient le temps d’apprendre à me connaître, ils changeraient d’avis. Je suis un peu comme l’étang sur lequel je patinais quand j’étais petit. De loin, la glace avait l’air brillante et lisse, mais il suffisait d’approcher pour voir les bords crénelés et les marques des patins. Je suis un peu pareil, je suppose, couvert de marques que personne ne semble remarquer. 

 Waouh, je suis beaucoup trop philosophe ce soir. 

 Hannah est silencieuse à côté de moi et elle se mord la lèvre en réfléchissant à ma proposition. 

 L’espace d’une seconde, je suis tenté de lui dire de laisser tomber. Cela me semble… mal, qu’une fille comme elle donne de l’importance à ce que pense un abruti comme Kohl. 

 Toutefois, je pense à mon équipe, aux mecs qui comptent sur moi, et je mets de côté mes scrupules. 

 – Penses-y, d’accord ? Le rattrapage est vendredi prochain. Ça nous donne environ dix jours pour étudier. Je passe l’exam, et le lendemain on va à la soirée de Maxwell pour montrer à ton chérichou à quel point tu es sexy et convoitée. Il ne pourra pas résister, fais-moi confiance. 

 – Premièrement, ne l’appelle pas comme ça. Deuxièmement, arrête de me demander de te faire confiance. Je ne te connais pas, dit-elle alors que je la sens sur le point de capituler. Écoute, je ne peux pas promettre de te donner des cours toute l’année. Je n’ai vraiment pas le temps. 

 – Ce sera juste pour cette semaine, je lui promets. 

 Hannah hésite, et je ne lui en veux pas de douter de moi. Je suis déjà en train de réfléchir à un moyen de la convaincre de m’aider avec Tolbert jusqu’à la fin de l’année mais… une chose à la fois. 

 – Alors… est-ce qu’on a un deal ? 

 Elle reste silencieuse et j’ai presque perdu espoir lorsqu’elle soupire et lève les yeux vers moi. 

 – Ok. On a un deal. 

 Je suis super-étonné d’avoir obtenu gain de cause. J’ai l’impression que ça fait une éternité que je me bats pour y arriver, et maintenant que j’ai réussi, je me sens presque vide, perdu. Allez comprendre. 

 J’arrive dans le parking derrière les dortoirs. 

 – Tu es dans quelle résidence ? 

 – Bristol House. 

 – Je te raccompagne à la porte, je dis en détachant ma ceinture. 

 – Non, ça va, t’en fais pas, dit-elle en secouant la tête. Je n’ai pas besoin d’un garde du corps. 

 Un court silence s’installe entre nous. 

 – Eh ben… je commence en lui tendant la main. C’est un plaisir de faire des affaires avec toi. 

 Elle regarde ma main comme si j’étais un porteur d’Ebola et je lève les yeux au ciel en la retirant. 

 – Je travaille jusqu’à vingt heures demain soir, dit-elle. On peut se retrouver après. Tu n’habites pas sur le campus, c’est ça ? 

 – Non, mais je peux te rejoindre ici. 

 Hannah pâlit, comme si je venais de proposer de lui raser la tête à blanc. 

 – Et risquer que les gens pensent qu’on est amis ? C’est hors de question. Envoie-moi ton adresse par téléphone, je viendrai chez toi. 

 Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui soit aussi dégoûté par ma popularité, et je ne sais pas quoi en penser. Je crois bien que ça me plaît. 

 – Tu serais la star du foyer si je venais, tu sais. 

 – Envoie-moi ton adresse, dit-elle fermement. 

 – Oui m’dame, je réponds en souriant. À demain soir. 

 Je n’ai en retour qu’un regard meurtrier avant qu’elle ne se tourne pour ouvrir la portière. Elle sort sans un mot, puis, à contrecœur, elle tapote à la vitre. 

 Je réprime un sourire et j’appuie sur le bouton pour l’ouvrir. 

 – Tu as oublié quelque chose ? je demande sur un ton moqueur. 

 – Merci de m’avoir ramenée, dit-elle simplement avant de s’en aller. 

 Sa robe verte virevolte dans le vent tandis qu’elle marche d’un pas rapide vers la porte de l’immeuble. 

 7

 Hannah

  

 Je me suis toujours félicitée de garder la tête sur les épaules et de prendre les bonnes décisions. Sauf qu’hier soir, j’ai accepté d’aider Garrett. Je suis stupide, profondément stupide. Je m’en veux encore alors que je suis en route pour aller chez lui. Lorsqu’il est venu me voir à la soirée Sigma, j’avais prévu de lui dire d’aller se faire foutre et de me laisser tranquille. Cependant, il s’est servi de Justin comme appât, et moi j’ai couru, comme une ado de quinze ans à qui on dit que les One Direction sont à deux pâtés de maisons. 

 Je crois qu’il est temps d’accepter la triste vérité : ma capacité à réfléchir disparaît dès lors qu’il s’agit de Justin Kohl. Je suis partie de la fête, hier soir, déterminée à l’oublier. Or j’ai laissé Garrett Graham faire naître en moi l’émotion la plus dangereuse qui soit donnée à un humain de ressentir : l’espoir. 

 L’espoir que Justin me remarquera. L’espoir qu’il voudra de moi. L’espoir que j’ai peut-être enfin rencontré quelqu’un qui me fera ressentir quelque chose. 

 C’est gênant, d’être aussi entiché d’un mec qu’on ne connaît pas. 

 Je m’arrête derrière la Jeep de Garrett, mais je n’éteins pas le moteur. Je ne cesse de me demander ce que dirait ma psy si elle était au courant du deal que j’ai conclu avec Garrett. J’aimerais penser qu’elle serait contre, mais Carole disait toujours que le plus important était de prendre le contrôle d’une situation, et de sa vie. Elle disait que je devais saisir toutes les occasions qui m’aideraient à mettre mon passé derrière moi. 

 Voici les faits : je suis sortie avec deux mecs depuis mon viol. J’ai couché avec les deux, et aucun ne m’a fait frissonner comme le fait Justin Kohl d’un simple regard. Carole me dirait que cela mérite d’être exploré. 

 La maison de Garrett se dresse sur deux étages. Les murs sont en crépi blanc et un chemin pavé mène à la porte d’entrée. La pelouse est étonnamment bien entretenue. Je me force à sortir de la voiture et à gravir les marches du perron. À l’intérieur, quelqu’un écoute du rock à plein volume, et une partie de moi espère qu’on ne m’entendra pas sonner. Hélas, la porte s’ouvre et je me retrouve nez à nez avec un grand mec aux cheveux blonds coiffés en piques, et au visage tout droit sorti du magazine GQ. 

 – Bien le bonjour à toi, dit-il en me regardant des pieds à la tête. Mon anniversaire n’est que la semaine prochaine, mais je ne vais pas me plaindre qu’on t’ait envoyée en avance, Poupée. 

 J’aurais dû me douter que Garrett vivait avec quelqu’un d’aussi odieux que ce type. Je remonte la bretelle de mon sac sur mon épaule en me demandant si je peux atteindre ma voiture avant que Garrett ne sache que je suis là, mais mon plan d’évasion tombe à l’eau lorsque l’homme en question derrière son ami. Il est pieds nus, vêtu d’un jean délavé et d’un t-shirt gris et usé, et ses cheveux sont mouillés, comme s’il sortait tout juste de la douche. 

 – Salut Wellsy, tu es en retard, dit-il en souriant. 

 – J’avais dit huit heures et quart. Il est huit heures et quart, je rétorque avant de diriger mon attention sur Monsieur GQ. Quant à toi, tu viens vraiment de sous-entendre que j’étais une pute ? 

 – Tu as cru qu’Hannah était une pute ? demande Garrett en fusillant son ami du regard. C’est ma prof, espèce d’abruti. Un peu de respect ! 

 – Je ne pensais pas que c’était une pute, je pensais qu’elle venait faire un strip-tease, répond-il comme si ça changeait tout. Tu as vu sa tenue, bordel ? 

 Hmm, il n’a pas tort. Mon uniforme de serveuse n’est pas très subtil. 

 – PS, je veux une strip-teaseuse pour mon anniversaire, dit GQ. J’ai pris ma décision. Occupe-t’en. 

 – Je passerai quelques coups de fil, promet Garrett. 

 Cependant, dès que son ami a le dos tourné, il rompt sa promesse. 

 – Je ne vais pas lui commander une strip-teaseuse. On s’est tous cotisés pour lui offrir un nouvel iPod. Il a fait tomber le sien dans la mare derrière Hartford House. 

 Je ris, et Garrett saisit l’occasion pour me taquiner. 

 – Waouh ! Est-ce que je viens de te voir rire ? Je ne pensais pas que tu en étais capable. Tu peux le refaire et me laisser filmer ? 

 – Je ris tout le temps. C’est juste qu’en général c’est pour me moquer de toi. 

 Garrett s’attrape le ventre, comme s’il venait de recevoir une balle. 

 – Tu n’es pas bonne pour l’ego des mecs, tu le sais ça ? 

 Je lève les yeux au ciel en fermant la porte derrière moi. 

 – Allons dans ma chambre, dit-il. 

 Merde. Il veut réviser dans sa chambre ? Je suis consciente que c’est sans doute le fantasme de toutes les filles de cette fac, le truc c’est que moi, j’ai peur d’être seule avec lui. 

 – G, c’est ta prof ? crie une voix d’homme tandis qu’on passe une porte. Eh, la prof, viens par là une minute ! Faut qu’on parle. 

 Légèrement paniquée, je regarde Garrett qui sourit en m’invitant à entrer. Je découvre le salon typique d’une garçonnière : deux canapés en cuir sont disposés en angle droit autour d’une table basse recouverte de bouteilles de bière, face à un immense écran plat. Un brun aux yeux bleu très clair se lève du canapé. Il est aussi beau que Garrett et que GQ, et vu sa façon de m’approcher, il est tout à fait conscient de son sex-appeal. 

 – Alors, écoute, commence yeux-bleus d’une voix ferme. Mon pote doit réussir cet exam haut la main, et tu as intérêt à faire en sorte que ce soit le cas. 

 Je hausse un sourcil. 

 – Sinon quoi ?  

 – Sinon je serais très, très mécontent, répond-il en promenant lentement son regard sur mon corps, s’arrêtant un peu trop longtemps sur mes seins. Tu ne veux pas que je sois mécontent, hein, ma belle ? 

 – Tu perds ton temps, mec, intervient Garrett. Elle est immunisée contre la drague. Crois-moi, j’ai essayé, dit-il en se tournant vers moi. Je te présente Logan. Logan, Wellsy. 

 – C’est Hannah, je corrige. 

 Logan fait mine de réfléchir quelques secondes, puis il secoue la tête. 

 – Non, je préfère Wellsy. 

 – Tu as déjà rencontré Dean dans l’entrée, et là-bas c’est Tucker, ajoute Garrett en désignant un mec aux cheveux auburn assis sur le canapé et qui est – je ne suis pas surprise – aussi beau que les trois autres. 

 Je me demande si « douloureusement canon » est un critère pour pouvoir vivre dans cette maison. Bien sûr, je ne poserais jamais la question à Garrett, son ego est déjà bien trop énorme. 

 – Salut Wellsy, clame Tucker. 

 Super, apparemment je suis Wellsy, maintenant. 

 – Wellsy est la star du spectacle de Noël, dit Garrett à ses amis. 

 – Spectacle d’hiver, je marmonne. 

 – Ce n’est pas ce que j’ai dit ? Bref. Allons travailler. À plus tard, les mecs. 

 J’emboîte le pas à Garrett qui m’emmène à sa chambre au fond du couloir, au deuxième étage. Vu la taille de la pièce et la salle de bains privée, ce doit être la chambre parentale. 

 – Ça te gêne si je me change ? je demande, un peu gênée. J’ai d’autres vêtements dans mon sac. 

 Il s’assoit sur son énorme lit et s’allonge en s’appuyant sur les coudes. 

 – Fais-toi plaisir. Je vais rester là et profiter du spectacle. 

 – Dans la salle de bains, je veux dire. 

 – Tu n’es pas drôle. 

 – Cette situation n’a rien de drôle, en effet, je marmonne. 

 La salle de bains est bien plus propre que ce à quoi j’aurais pu m’attendre, et une légère odeur d’après-rasage boisé flotte dans l’air. Je me dépêche d’enfiler un legging et un pull noir, puis j’attache mes cheveux et je range mon uniforme dans mon sac. Lorsque je retourne dans la chambre, Garrett est toujours assis sur le lit, concentré sur son téléphone, et il ne lève pas la tête lorsque je balance une pile de livres devant lui. 

 – Prêt à bosser ? je demande pour attirer son attention. 

 – Ouais, deux secondes, répond-il d’un air absent en continuant à écrire un message. Désolé. Je suis tout ouïe. 

 Je n’ai pas l’embarras du choix pour m’asseoir. Il y a un bureau devant la fenêtre, mais il n’y a qu’une chaise et elle est recouverte d’une montagne de fringues. Même chose pour le fauteuil qui est dans un coin de la chambre. Quant au parquet, il n’a pas l’air très confortable. 

 Je me résigne à me poser sur le lit. 

 – Bon, je pense qu’il faut que l’on commence par revoir les différentes théories, pour s’assurer que tu connais bien leur base avant de les appliquer aux cas pratiques. 

 – Ça me va. 

 – On va commencer par Kant. Sa théorie est assez simple à comprendre. 

 J’ouvre le polycopié qu’a distribué Tolbert au début du semestre et je le feuillette jusqu’à trouver le passage sur Kant. Garrett se traîne jusqu’à la tête de lit contre laquelle il s’assoit et il soupire longuement lorsque je pose le polycopié sur ses cuisses. 

 – Lis, j’ordonne. 

 – À voix haute ? 

 – Oui, et quand tu auras fini, je veux que tu résumes ce que tu viens de lire. Tu crois que tu peux y arriver ? 

 Garrett hésite un instant, puis sa lèvre inférieure se met à trembler. 

 – C’est sans doute le mauvais moment pour te le dire mais… je… je ne sais pas lire. 

 Je suis bouche bée. Merde. Ce n’est pas poss… 

 Garrett éclate de rire. 

 – Détends-toi, je déconne ! s’exclame-t-il avant de froncer les sourcils. Tu as vraiment cru que je ne savais pas lire ? Bon sang, Wellsy ! 

 – Ça ne m’aurait pas du tout étonnée, je réponds d’une voix doucereuse. 

 Sauf qu’en fait Garrett m’étonne, justement. Non seulement il lit le texte d’une façon claire et précise, mais il résume sans souci l’Impératif Catégorique de Kant, et ce presque mot à mot. 

 – Tu as une mémoire visuelle ? je demande lorsqu’il a terminé. 

 – Non, je suis doué pour retenir les faits, dit-il en haussant les épaules. J’ai juste du mal à appliquer les théories aux cas particuliers. 

 – Si tu veux mon avis, ce sont des conneries, je dis pour le rassurer. Comment peut-on être certain de ce que ces philosophes – qui sont tous morts depuis longtemps – penseraient des hypothèses de Tolbert ? Pour autant que l’on sache, ils adapteraient peut-être leurs théories au cas par cas. Le bien et le mal ne sont pas blanc ou noir. C’est bien plus complexe que… 

 Le téléphone de Garrett vibre sur le lit. 

 – Merde, attends une seconde, dit Garrett en regardant son portable. 

 Il fronce les sourcils et répond au message. 

 – Désolé, tu disais quoi ? 

 Nous passons les vingt prochaines minutes à discuter des différents arguments de Kant, durée pendant laquelle Garrett envoie une bonne demi-douzaine de messages. 

 – Bon sang ! je finis par m’exclamer. Est-ce que je vais devoir confisquer ton téléphone ? 

 – Désolé, dit-il pour la millième fois. Je le mets en silencieux. 

 Cependant, cela ne change rien car il laisse son portable sur le lit à côté de lui et l’écran s’allume à chaque fois qu’il reçoit un texto. 

 – Donc en gros, l’épine dorsale de la morale de Kant est la logique… 

 Je marque une pause lorsque son téléphone s’illumine de nouveau. 

 – C’est ridicule. Qui t’écrit toutes les secondes ? 

 – Personne. 

 Personne mes fesses, ouais. Je prends son téléphone et je clique sur le message. Il n’y a pas de nom, juste un numéro, mais il ne faut pas être un génie pour comprendre qu’il s’agit d’une femme. À moins que la personne qui veut lécher Garrett de la tête aux pieds soit un mec. 

 – Tu envoies des messages de cul pendant que je te file un cours ? C’est quoi ton problème ? 

 – C’est pas moi qui écris, dit-il en soupirant. C’est elle. 

 – C’est cela oui. C’est forcément de sa faute. 

 – Lis mes réponses si tu veux. Je ne fais que lui dire que je suis occupé. Je n’y peux rien si elle ne comprend pas. 

 Je fais défiler les messages pour remonter dans la conversation et je découvre qu’il dit la vérité. Tous les messages qu’il a envoyés durant les trente dernières minutes expliquent qu’il est occupé, qu’il révise, et qu’il parlera plus tard. Je soupire avant de taper une réponse sur l’écran tactile. Garrett proteste et essaie de reprendre son téléphone, mais c’est trop tard car j’ai déjà appuyé sur « envoyer ». 

 – Là. Problème réglé. 

 – Wellsy, je te jure que si tu as… 

 Il ne finit pas sa phrase, occupé à lire ma réponse. 

 C’est la prof de Garrett. Tu commences à sérieusement m’agacer. On finit dans 30 min. Je suis sûre que tu peux tenir encore un peu avant de mouiller ta culotte. 

 Garrett lève les yeux sur moi et rit si fort que je ne peux m’empêcher de sourire. 

 – Ça devrait être plus efficace que tes protestations à deux balles, tu ne crois pas ? 

 – Tu n’as pas tort, dit-il en riant. 

 – J’espère que ça fera taire ta copine un petit moment. 

 – Ce n’est pas ma copine. C’est une folle de la crosse que je me suis tapée le week-end dernier et… 

 – Une folle de la crosse ? je répète, horrifiée. Mais tu es dégoûtant ! C’est vraiment comme ça que tu traites les femmes ? 

 – Lorsque la seule chose qui les intéresse c’est de se faire un joueur de hockey pour pouvoir s’en vanter auprès de leurs copines, oui, c’est comme ça qu’on les appelle, dit-il sur un ton légèrement amer. C’est moi qui suis traité comme un objet, pas elle. 

 – Si ça t’aide à mieux dormir la nuit… je dis en prenant le polycopié. Passons à l’utilitarisme. On va d’abord se concentrer sur Bentham. 

 Lorsque Garrett a lu et résumé les théories de Bentham, je l’interroge sur les deux philosophes que l’on a étudiés ce soir et je suis contente de l’entendre répondre correctement, même lorsque je lui pose des questions plus complexes. 

 Soit. Peut-être Garrett Graham n’est pas aussi bête que je le pensais. 

 Au bout d’une heure, je suis satisfaite. C’est dommage que le rattrapage ne soit pas un QCM, parce que je suis certaine qu’il l’aurait réussi haut la main. 

 – Demain, on s’attaquera au postmodernisme, je soupire. Selon moi, et ce n’est que ma modeste opinion, c’est l’école de pensée la plus alambiquée qui soit. J’ai répèt’ jusqu’à six heures, mais je suis libre après. 

 Garrett hoche la tête. 

 – J’ai entraînement jusqu’à sept heures. Disons vingt heures ? 

 – Ça me va. 

 Je range mes livres et je vais faire pipi avant de partir. Lorsque je ressors, je trouve Garrett en train de regarder mon iPod. 

 – Tu as fouillé dans mon sac ? T’es sérieux ? 

 – Ton iPod dépassait de la poche avant, rétorque-t-il. J’étais curieux de voir ce que tu écoutes, ajoute-t-il sans quitter l’écran des yeux. Etta James, Adele, Queen, Ella Fitzgerald, Aretha, les Beatles – wouah, tu as des goûts vraiment éclectiques, dit-il. Attends, tu sais que tu as les One Direction dans ton iPod ? ! 

 – Non, vraiment ? je demande sur un ton plein de sarcasme. Ça a dû se télécharger automatiquement. 

 – Je crois que je viens de perdre tout le respect que j’avais pour toi. Tu es en licence de musique, putain. 

 Je lui arrache l’iPod des mains et le fourre dans mon sac. 

 – Les One Direction ont de super-harmonies, je te signale. 

 – Je ne suis absolument pas d’accord, dit-il. Je vais te faire une playlist. À l’évidence, il faut que quelqu’un t’apprenne la différence entre la bonne et la mauvaise musique. 

 – À demain, je réponds, la mâchoire serrée. 

 – Tu penses quoi de Lynryd Skynryd ? demande Garrett d’une voix préoccupée tandis qu’il allume son iMac sur son bureau. Ah, peut-être que tu n’aimes que les groupes qui font du shopping ensemble ? 

 – Bonne soirée Garrett. 

 Je sors de sa chambre, exaspérée. Je n’arrive pas à croire que j’ai accepté de supporter ce type pendant dix jours. 

 8

 Hannah

  

 Le lendemain, je sors de la salle de musique comme une furie, catastrophée par les nouvelles exigences de Cass, lorsqu’Allie m’appelle. 

 – Waouh, dit-elle en entendant ma voix. Quelle mouche t’a piquée ? 

 – Cassidy Donovan, je m’exclame. La répét’ était un désastre. 

 – Est-ce qu’il essaie encore de s’approprier les meilleures notes ? 

 – C’est pire. 

 Je suis trop énervée pour raconter ce qui s’est passé. 

 – J’ai envie de l’étrangler dans son sommeil, A. Ou plutôt, j’ai envie de le tuer pendant qu’il est éveillé pour qu’il voie la joie que cela me procure. 

 – Merde, dit-elle en riant. Il t’a vraiment énervée, hein ? Tu veux en parler autour d’un dîner ? 

 – Je ne peux pas, je vois Graham ce soir. 

 Encore un rendez-vous auquel je n’ai aucune envie d’aller. J’ai juste envie de prendre une douche et de regarder la télé, mais je sais que Garrett viendra me hurler dessus si je lui pose un lapin. 

 – Je n’arrive toujours pas à croire que tu aies accepté de lui filer des cours, s’étonne Allie. Il doit être vraiment très persuasif. 

 – On peut dire ça, ouais. 

 Je n’ai pas encore parlé à Allie de mon deal avec Garrett, parce que je veux retarder autant que possible le plaisir qu’elle prendra à se moquer de moi et de ce que je suis prête à faire pour attirer l’attention de Justin. Je sais que je devrai tout lui avouer tôt ou tard, puisqu’elle me posera un millier de questions quand elle apprendra que j’accompagne Garrett à une soirée. Cependant, je suis sûre que d’ici-là, j’aurai trouvé une bonne excuse. 

 Certaines choses sont simplement trop gênantes à avouer, même à sa meilleure amie. 

 – Il te paie combien ? demande Allie. 

 Comme une idiote, je lui sors le premier montant qui me vient à l’esprit. 

 – Euh, soixante. 

 – Soixante dollars de l’heure ? Waouh ! C’est dingue ! Quand tu auras fini, tu as intérêt à m’inviter chez Jeff ! 

 Merde. Jeff est le seul restaurant un peu haut de gamme de Hastings. Je dois faire au moins trois services au diner pour avoir les moyens de l’y inviter. Vous voyez ? C’est pour ça que les gens ne devraient pas mentir. 

 – Bien sûr, je réponds sur un ton léger. Bref, faut que j’y aille, je n’ai pas la voiture de Tracy, donc il faut que j’appelle un taxi. À tout à l’heure. 

 Un des taxis de la compagnie du campus me conduit chez Garrett et je lui demande de venir me chercher dans une heure et demie. Garrett m’a dit d’entrer sans sonner parce que personne n’entend la sonnette quand ils regardent la télé ou qu’ils écoutent de la musique, mais lorsque je passe la porte, la maison est plongée dans un profond silence. 

 – Garrett ? je crie depuis le hall d’entrée. 

 – En haut ! répond-il depuis l’étage. 

 Je le trouve dans sa chambre, vêtu d’un jogging et d’un marcel qui fait ressortir ses biceps parfaits et ses avant-bras musclés. Je dois admettre que Garrett a un corps… plaisant à regarder. Il est massif, mais il est sec, pas du tout bodybuildé. Son t-shirt sans manches révèle le tatouage qui couvre son biceps, des flammes noires qui montent jusque sur son épaule. 

 – Salut. Où sont tes colocs ? 

 – À ton avis, c’est vendredi soir, ils sont partis faire la fête, dit-il d’une voix lugubre tandis qu’il sort son polycopié de son sac. 

 – Et toi, tu as choisi de rester là pour réviser ? Je ne sais pas si je dois être impressionnée ou avoir pitié de toi. 

 – Je ne fais pas la fête durant la saison de hockey, Wellsy. Je te l’ai déjà dit. 

 Il a raison, mais je ne l’avais pas vraiment cru. Comment se fait-il qu’un mec aussi canon que lui et qui a plus de fans que Bieber ne fasse pas la fête tous les soirs ? 

 On s’assoit sur le lit et on se met au travail, mais chaque fois que Garrett prend quelques minutes pour relire la théorie, je repense à la répétition de ce soir. Je suis toujours furax et je suis désolée d’admettre que ma mauvaise humeur s’immisce dans le cours. Je suis plus sèche que je ne le souhaite, et beaucoup trop dure avec Garrett lorsqu’il interprète mal le cours. 

 – Ce n’est pas si compliqué, je marmonne quand il se trompe pour la troisième fois. Il dit que… 

 – Ça va, ça va, j’ai compris maintenant, dit-il en fronçant les sourcils. Pas la peine de me sauter dessus, Wellsy. 

 – Désolée, je dis en fermant les yeux pour me calmer. Passons au philosophe suivant, ok ? On reviendra à Foucault plus tard. 

 – Non, on ne passe à rien du tout. Pas avant que tu ne m’aies dit pourquoi tu me cries dessus depuis que tu es arrivée. Qu’est-ce qu’il y a, ton chérichou est passé devant toi sans te dire bonjour ? 

 – Non, je réponds, encore plus agacée par son sarcasme. 

 – Tu as tes règles ? 

 – Oh mon Dieu, tu es insupportable. Contente-toi de lire, tu veux ? 

 – Non, je refuse de lire, dit-il en croisant les bras. On peut facilement résoudre le problème. Tu vas me dire pourquoi tu es énervée et je te dirai que c’est ridicule et que tu n’as aucune raison d’en faire tout un plat. Comme ça, on pourra enfin réviser en paix. 

 J’ai déjà sous-estimé la détermination de Garrett par le passé et je ne vais pas recommencer. Je n’ai pas spécialement envie de me confier à lui, mais ma dispute avec Cass me pèse et j’ai besoin de me débarrasser de ma colère avant qu’elle n’ait raison de moi. 

 – Il veut une putain de chorale ! 

 Garrett cligne des yeux, perplexe. 

 – Qui veut une chorale ? 

 – Celui avec qui je chante un duo, la plaie que je me coltine depuis des semaines. Je te jure que si je n’avais pas peur de me casser les os, je collerais volontiers mon poing dans sa petite tronche arrogante. 

 – Tu veux que je t’apprenne à frapper sans te faire mal ? demande Garrett en se retenant de rire. 

 – Je suis tentée de répondre oui. Sérieusement, ce mec est impossible à vivre. La chanson est géniale, mais il passe son temps à pinailler sur les détails, la tonalité, le rythme, l’arrangement, les vêtements qu’on va porter… 

 – Ok… alors c’est quoi, cette histoire de chorale ? 

 – Écoute ça : Cass veut qu’une chorale nous accompagne pour le dernier refrain. Ça fait des semaines qu’on répète, Garrett. C’était censé être une interprétation simple et modeste qui mettrait en avant nos voix, et maintenant il veut en faire une comédie musicale, bon sang ! 

 – Il a tout l’air d’une diva, ton Cass. 

 – Mais oui, complètement ! J’ai envie de lui arracher la tête. (Je suis tellement en colère que mes mains se mettent à trembler.) Et comme si ça ne suffisait pas, deux minutes avant la fin de la répèt’, ce soir, il a décidé qu’on devrait changer l’arrangement ! 

 – Pourquoi, qu’est-ce qui ne va pas avec l’arrangement ? 

 – Rien ! Il est parfait ! Et Mary-Kate, la fille qui a composé le morceau, reste plantée là, à rien dire. Je ne sais pas si c’est parce qu’elle a peur de lui ou parce qu’elle est amoureuse de lui, ou je ne sais quoi, mais elle ne m’est d’aucun soutien. Quand Cass et moi commençons à nous disputer, elle se tait alors qu’elle devrait être en train de donner son avis. 

 Garrett pince ses lèvres, un peu comme ma grand-mère lorsqu’elle est perdue dans ses pensées. Je dois avouer que je trouve ça adorable. Cependant, je suppose qu’il me tuerait si je lui disais qu’il me faisait penser à ma mamie. 

 – Quoi ? 

 – J’ai envie d’entendre la chanson. 

 – Quoi ? Pourquoi ? je m’exclame, surprise. 

 – Parce que tu n’arrêtes pas d’en parler depuis qu’on s’est rencontrés. 

 – C’est la première fois que j’en parle ! 

 Il répond par ce geste de la main qu’il fait tout le temps pour signifier « comme tu veux, on s’en fiche ». 

 – Bref, je veux l’entendre. Si cette Mary-Kate n’a pas les couilles de dire ce qu’elle pense, je vais m’en charger, dit-il en haussant les épaules. Peut-être que ton partenaire, comment il s’appelle déjà ? 

 – Cass. 

 – Peut-être que Cass a raison et que tu es juste trop têtue pour le voir. 

 – Fais-moi confiance, il a tort. 

 – Très bien, alors laisse-moi en juger. Chante les deux versions, la version actuelle et celle qu’il veut faire, et je te dirai ce que j’en pense. Tu joues, non ? 

 – Quoi ? 

 – D’un instrument, répond-il en levant les yeux au ciel. 

 – Ah oui. Piano et guitare. Pourquoi ? 

 – Bouge pas, je reviens. 

 Il sort de sa chambre et j’entends ses pas dans le couloir, suivi du grincement d’une porte. Lorsqu’il revient, il tient une guitare acoustique à la main. 

 – Elle est à Tuck, explique-t-il. Ça ne le gênera pas que tu joues. 

 – Je ne vais pas te faire une sérénade, je dis en serrant la mâchoire. 

 – Pourquoi pas ? Tu es trop timide ? Tu n’as pas assez confiance en toi ? 

 – Non, j’ai juste autre chose à faire, je dis en désignant le livre ouvert sur le lit. Comme t’aider à réussir ton rattrapage. 

 – On a presque fini avec le postmodernisme. On n’attaque pas les trucs vraiment durs avant la prochaine séance. Allez, on a le temps, dit-il d’une voix moqueuse. Je veux entendre ta chanson. 

 Garrett dégaine son sourire de petit garçon et, évidemment, je cède. Il maîtrise vraiment ses atouts. Le truc, c’est qu’il n’est pas un petit garçon. Garrett est un homme fort et musclé. Bref, je m’éparpille. Sourire ou non, je sais qu’il ne laissera pas tomber tant que je n’aurai pas chanté. Je prends la guitare et vérifie qu’elle est accordée. Elle l’est, et elle a un très beau timbre, même s’il est plus métallique que celui auquel je suis habituée. 

 Garrett s’allonge sur le lit, la tête sur sa montagne de coussins. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui dort avec autant d’oreillers. Peut-être qu’il en a besoin pour soutenir son ego surdimensionné… 

 – Ok. Voici comment on la chante maintenant. Imagine une voix de mec qui chante avec moi au premier refrain et qui enchaîne seule avec le second couplet. 

 Je connais de nombreux chanteurs qui sont trop timides pour chanter devant des inconnus, mais je n’ai jamais eu ce problème. La musique a toujours été une échappatoire pour moi, même quand j’étais petite. Quand je chante, le monde qui m’entoure disparaît. Je suis seule avec la musique et je suis envahie par un profond sentiment de paix que je n’ai jamais trouvé ailleurs. 

 J’inspire, je joue les premiers accords, et je commence à chanter. Je ne regarde pas Garrett, parce que je suis déjà transportée ailleurs, perdue dans la mélodie et dans les paroles, entièrement concentrée sur ma voix et sur la guitare. 

 J’adore cette chanson. Vraiment. Elle est d’une beauté envoûtante, et même sans la voix de baryton de Cass pour compléter la mienne, elle véhicule la même force, les mêmes émotions brutales et saisissantes que MK a couchées dans les paroles. 

 L’effet est presque instantané. Je me sens plus calme, plus légère. La musique me rend entière, comme après le viol. Dès que j’allais mal ou que je souffrais trop, je m’asseyais au piano ou je prenais ma guitare, et je savais que j’irais mieux. Tant que je pouvais chanter, le bonheur n’était jamais loin. 

 Quelques minutes plus tard, les dernières notes résonnent dans la chambre et j’atterris de nouveau sur Terre. Je regarde Garrett, mais son expression est indéchiffrable. En même temps, je ne sais pas à quoi je m’attendais. À des félicitations ? Des moqueries ? 

 Ce qui est sûr, c’est que je ne m’attendais pas à son silence. 

 – Tu veux entendre la version de Cass ? je demande, nerveuse. 

 Il hoche la tête. C’est tout. Un mouvement de tête et rien de plus. 

 Son visage de marbre me perturbe, alors cette fois-ci je ferme les yeux pour chanter. Je déplace la transition là où Cass la veut, et j’ajoute un deuxième refrain. Honnêtement, je ne pense pas me tromper lorsque je dis que la version originale est meilleure. Celle-ci est trop longue et le deuxième refrain réduit l’impact final. 

 À ma grande surprise, Garrett est d’accord avec moi et je suis ravie de l’entendre partager mes inquiétudes. 

 – C’est trop long, comme ça, dit-il sèchement. 

 – Je sais, on est d’accord. 

 – Et oublie la chorale. Tu n’en as pas besoin. Bon sang, tu n’as même pas besoin de Cass, dit-il en secouant la tête, épaté. Ta voix est… merde, elle est magnifique, Wellsy. 

 – Tu trouves ? je demande en rougissant. 

 Son expression me dit qu’il est sincère. 

 – Joue autre chose, ordonne Garrett. 

 – Euh… tu veux que je joue quoi ? 

 – N’importe, je m’en fiche. 

 Je suis surprise par l’intensité de sa voix et par l’émotion dans ses yeux, désormais brillants. 

 – J’ai juste besoin de t’entendre chanter de nouveau, ajoute-t-il. 

 Waouh. Toute ma vie, les gens m’ont dit que j’avais du talent, mais en dehors de mes parents, personne ne m’a jamais supplié de chanter. 

 – S’il te plaît, dit-il doucement. 

 Alors je chante. Un morceau que j’ai composé, cette fois-ci, mais il n’est pas terminé alors j’enchaîne avec autre chose – « Stand by me », la chanson préférée de ma mère et que je chante tous les ans pour son anniversaire. 

 Au milieu du morceau, Garrett ferme les yeux. Je regarde sa poitrine se soulever lentement tandis que ma voix tremblote sous l’émotion. J’étudie son visage et je remarque une petite cicatrice blanche sur son menton, divisant les poils de sa barbe naissante. Je me demande comment il l’a eue. Au hockey ? Un accident quand il était petit ? 

 Ses yeux restent fermés pendant toute la durée de la chanson et lorsque je joue le dernier accord et qu’il ne les rouvre pas, je suppose qu’il s’est endormi. Je pose la guitare aussi délicatement que possible, mais il ouvre les yeux avant que j’aie pu me le lever du lit. 

 – Ah, tu es réveillé. Je pensais que tu dormais. 

 Il s’assoit sur le lit et parle d’une voix émerveillée. 

 – Où est-ce que tu as appris à chanter comme ça ? 

 Je hausse les épaules, mal à l’aise. Contrairement à Cass, j’ai suffisamment de modestie pour ne pas me vanter. 

 – Je ne sais pas. J’en ai toujours été capable. 

 – Tu as pris des cours ? 

 Je secoue la tête. 

 – Alors, un jour tu as ouvert la bouche et il y a ça qui en est sorti ? 

 Je ris doucement. 

 – Tu parles comme mes parents. Ils aimaient dire qu’il y avait dû y avoir un échange de bébés à la maternité, parce qu’aucun membre de ma famille n’a l’oreille musicale. Ils ne comprennent pas d’où je tiens ça. 

 – Je veux que tu me signes un autographe. Comme ça, quand tu rafleras les Grammy Awards, je pourrai le vendre sur eBay et gagner une fortune. 

 – Hélas, l’industrie musicale n’est pas facile, mec, je dis en soupirant. Pour autant que je sache, j’irai droit dans le mur si je me lance dans cette carrière. 

 – C’est impossible, dit-il d’une voix pleine de conviction. Et au fait, je pense que tu commets une grave erreur en chantant un duo pour le spectacle. Tu devrais être seule sur scène. Je suis sérieux, si tu chantes comme tu viens de le faire pour moi, tu fileras la chair de poule à toute la salle. 

 Je pense que Garrett a raison, pas au sujet de la chair de poule, mais sur l’erreur que j’ai faite en m’associant à Cass. 

 – Ouais, mais c’est trop tard. Je me suis déjà engagée. 

 – Tu peux faire marche arrière, suggère-t-il. 

 – Non, ça ne se fait pas. 

 – Tout ce que je dis, c’est que si tu le lâches maintenant, tu auras le temps de préparer ton solo. Si tu attends trop longtemps, tu seras foutue. 

 – Je ne peux pas faire ça, je réponds en le défiant du regard. Tu laisserais tomber tes coéquipiers s’ils comptaient sur toi ? 

 – Jamais, dit-il sans hésiter. 

 – Alors qu’est-ce qui te fait penser que moi je le ferais ? 

 – Parce que Cass n’est pas ton coéquipier, dit Garrett. D’après ce que tu me dis, il ne pense qu’à sa gueule depuis le début. 

 Hélas, je crois que Garrett a raison, encore une fois. Cependant, il est vraiment trop tard pour changer. Je me suis engagée, maintenant je dois tenir ma promesse. 

 – J’ai accepté de chanter avec lui, je répète fermement. Et je tiens toujours parole, j’ajoute en regardant le radioréveil de Garrett. Mince, il faut que j’y aille, mon taxi doit attendre dehors. Mais d’abord, il faut que je fasse pipi. 

 – J’ai pas besoin des détails, merci, dit-il en riant. 

 – Les gens font pipi, Garrett, faut que tu t’y fasses. 

 Lorsque je sors de la salle de bains, Garrett affiche l’expression la plus innocente de la planète. C’est louche. Je regarde les livres qui sont éparpillés sur son lit, puis mon sac par terre, mais rien ne semble avoir bougé. 

 – Qu’est-ce que tu as fait ?  

 – Rien, répond-il d’une voix nonchalante. Bref, j’ai un match demain soir, tu es libre dimanche ? En fin d’après-midi ? 

 – Ça roule, je réponds tout en cherchant encore ce qu’il a pu faire. 

 Ce n’est que lorsque je suis dans ma chambre, quinze minutes plus tard, que je découvre que j’avais raison de le soupçonner. Le message de Garrett me laisse abasourdie. 

 Lui : Je viens aux aveux : j’ai supprimé les One Direction de ton iPod quand t’étais aux toilettes. Tu me remercieras plus tard. 

 Moi : QUOI ?? Attends-toi à un léchage ! 

 Lui : Partout ? 

 Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qu’il s’est passé, et je suis morte de honte. 

 Moi : Lynchage ! Je voulais écrire LYNCHAGE ! Foutu correcteur. 

 Lui : Mais bien sûûûûr. Rejetons la faute sur le correcteur. 

 Moi : Tais-toi. 

 Lui : Alors comme ça, tu veux me lécher ? 

 Moi : Bonne nuit, Graham. 

 Lui : Tu es sûre que tu veux pas revenir pour échauffer nos langues ? 

 Moi : Beurk. Jamais de la vie. 

 Lui : C’est ça ouais. PS : regarde tes mails. Je t’ai envoyé un fichier de musique. De la VRAIE musique. 

 Moi : Ton fichier va finir dans les SPAM. 

 Je souris en lui écrivant et c’est le moment que choisit Allie pour entrer dans ma chambre. 

 – Tu écris à qui ? demande-t-elle en sirotant un autre de ses « cocktails » répugnants. Mon Dieu, c’est Justin ? 

 – Mais non, c’est juste Garrett. Il fait tout pour m’énerver, comme d’hab’. 

 – Quoi, vous êtes amis, maintenant ? demande-t-elle en plaisantant. 

 Je ne réponds pas tout de suite. Je suis sur le point de nier, mais cela me semble injuste après avoir passé les deux dernières heures à lui parler de mes problèmes avec Cass et à lui chanter des chansons d’amour comme une foutue troubadour. Par ailleurs, si je suis honnête, aussi énervant qu’il puisse être, Garrett Graham n’est pas celui auquel je m’attendais. 

 C’est pour ça que je souris tristement en répondant. 

 – Ouais. Je crois que oui. 

 9

 Garrett

  

 Greg Braxton est un ogre : un mètre quatre-vingt-dix-huit et cent kilos de puissance pure, avec une vitesse et une précision qui lui ouvrira sans problème les portes de la NHL. Enfin, du moment que la ligue accepte de fermer les yeux sur le temps qu’il passe en prison. Nous ne sommes qu’au deuxième tiers-temps et Braxton a déjà écopé de trois pénalités, offrant à Logan l’occasion de marquer et de parader devant la prison en souriant triomphalement à Braxton. C’était une grosse erreur, car ce monstre est de retour sur la glace et il a des comptes à régler. 

 Il me projette contre le plexiglas, mais je réussis ma passe et je reprends mes esprits à temps pour voir Tuck envoyer un tir balayé dans le filet de St. Anthony. La sirène retentit, le panneau de score clignote, et même les huées et les sifflements des supporteurs adverses ne suffisent pas à diminuer mon sentiment de victoire. Les matchs à l’extérieur ne sont pas aussi galvanisants que lorsqu’ils ont lieu chez nous, mais je me nourris toujours de l’énergie du public, même lorsqu’elle est négative. 

 Lorsque le buzzer signale la fin de la période, nous menons contre St. Anthony 2-0. Nous rentrons au vestiaire exaltés, mais le coach Jensen ne nous autorise pas à crier victoire. Peu importe que l’on soit en tête, il ne nous laisse jamais oublier nos erreurs. 

 – Di Laurentis ! hurle-t-il en regardant Dean. Le trente-quatre te fait valser comme une poupée en chiffon ! Et toi, poursuit-il en désignant un deuxième année, tu leur as laissé deux échappées ! Ton job, c’est de les coller comme leur ombre. Tu as vu la charge que leur a mise Logan en début de période ? J’attends ce genre d’attitude de toi aussi, Renaud. Arrête de te comporter comme une ballerine et frappe-les, bon sang ! 

 Le coach va à l’autre bout du banc pour hurler sur quelqu’un d’autre et Logan et moi échangeons un sourire. Jensen est dur avec nous, mais il fait un super-job. Il nous félicite lorsqu’on le mérite, bien sûr, mais surtout, il nous pousse toujours à nous améliorer. 

 – Tu as pris un sacré coup, dit Tuck, compatissant, lorsque je soulève mon maillot pour regarder mes côtes. 

 Braxton m’a broyé, il n’y a pas d’autre mot, et je vois déjà une ombre bleue s’étaler sur ma peau. Je vais avoir une sacrée marque. 

 – Je survivrai, je réponds en haussant les épaules. 

 Le coach frappe dans ses mains pour annoncer qu’il est temps de retourner sur la glace et tout le monde enlève ses protège-lames. 

 Je sens son regard sur moi tandis que je me dirige vers le banc. Je ne le cherche pas, mais je sais ce que je verrais si je levais la tête. Mon père, à sa place habituelle, tout en haut des gradins, sa casquette des Rangers bas sur le front, les lèvres pincées. 

 Le campus de St. Anthony n’est pas loin de Briar, mon père n’était qu’à une heure de route. Cela dit, on aurait pu jouer à huit heures de Boston et il aurait pu y avoir du blizzard dehors, il serait quand même venu. Mon vieux ne rate jamais un match. Phil Graham, légende de hockey et père dévoué. 

 Ouais, c’est ça, ouais. Je sais qu’il ne vient pas pour voir jouer son fils. Il vient pour voir jouer une extension de lui-même. 

 Parfois, je me demande ce qui se serait passé si j’avais été nul. Et si je ne savais pas patiner ? Ou tirer ? Et si j’avais la coordination d’une boîte de Kleenex, ou que j’avais voulu faire de la musique ou devenir ingénieur ? Je suppose qu’il aurait fait un AVC, ou qu’il aurait convaincu ma mère de me faire adopter. 

 Je ravale mon amertume alors que je rejoins mes coéquipiers. 

 Oublie-le. Il ne compte pas. Il n’est pas là. 

 C’est ce que je me dis chaque fois que je me jette par-dessus le muret et que je plante mes patins sur la glace. Phil Graham n’est rien pour moi. Il a cessé d’être mon père il y a bien longtemps. Le problème, c’est que mon mantra n’est pas parfait. J’arrive à l’oublier, et il n’est rien pour moi, en effet, mais il est là. Il est toujours là, putain. 

 La troisième période est intense. St. Anthony joue comme si leur vie en dépendait, déterminés à ne pas se faire éliminer du championnat. Le truc, c’est que leur défense est pourrie. Les défenseurs comptent sur leurs avants pour marquer et sur leur gardien pour arrêter les palets qu’ils laissent entrer dans leur zone. Logan et Braxton se battent pour le palet derrière notre but et c’est Logan qui l’emporte. Il fait la passe à Birdie qui est plus rapide que l’éclair et qui file vers la ligne bleue. Il fait la passe à Tucker, puis on part tous les trois en territoire ennemi, fonçant droit sur les pauvres défenseurs qui ne comprennent pas ce qui leur arrive. 

 Le palet file dans ma direction alors que les rugissements du public résonnent dans mes veines. Braxton traverse la patinoire en me fusillant du regard, mais je ne suis pas stupide. Je fais la passe à Tuck et je tacle la bête alors que mon coéquipier fait face au goal, feint une frappe et me renvoie le palet. Mon lancé frappé vole dans le filet alors que les dernières secondes du match défilent. Briar bat St. Anthony 3-0. 

 Même le coach est d’humeur joyeuse quand on retourne dans les vestiaires. On a éliminé l’autre équipe, freiné cet animal qu’est Braxton et ajouté une victoire à notre record. Il est encore tôt dans la saison, mais on a déjà les étoiles d’une victoire nationale dans les yeux. 

 Logan s’assoit sur le banc à côté de moi et se penche pour défaire ses lacets. 

 – Alors, c’est quoi le deal avec ta prof ? demande-t-il d’une voix qu’il veut nonchalante, mais je le connais par cœur et je sais que sa question n’a rien d’anodin. 

 – Wellsy ? Comment ça ? 

 – Elle est célibataire ? 

 Sa question me prend par surprise. Logan est attiré par les filles maigres et sans défense. Avec ses courbes infinies et sa langue bien pendue, Hannah ne répond à aucun de ses critères. 

 – Ouais, pourquoi ? 

 Il hausse les épaules, encore cette fausse nonchalance qui ne me trompe pas. 

 – Parce qu’elle est bonne, dit-il avant de marquer une pause. Tu te la fais ? 

 – Non. Mais tu ne te la feras pas non plus. Elle est à fond sur un abruti. 

 – Ils sont ensemble ? 

 – Non. 

 – Alors, la voie est libre, non ? 

 Je me raidis légèrement, mais je ne crois pas que Logan le remarque. Heureusement, Kenny Simms, notre superbe goal, vient nous voir et met fin à notre conversation. 

 Je ne sais pas pourquoi je suis nerveux tout à coup. Hannah ne me plaît pas de cette façon, mais l’idée qu’elle et Logan se mettent ensemble me met mal à l’aise. Peut-être parce que je sais que Logan peut être un vrai salaud. Je ne compte plus le nombre de fois ou j’ai vu une nana faire le walk of shame en sortant de sa chambre. 

 Je n’aime pas imaginer Hannah sortir en douce de sa chambre, les cheveux ébouriffés et les lèvres gonflées. Je ne m’y attendais pas, mais je l’aime bien, en fait. Elle est vive d’esprit et l’autre soir, quand je l’ai entendue chanter… waouh. Je n’y connais rien en chant. Ce que je sais, c’est que la voix d’Hannah m’a filé des frissons. 

 J’écarte Hannah de ma tête et je vais me doucher. Tout le monde est encore excité par la victoire, mais c’est le moment de la soirée que je déteste. Que je gagne ou que je perde, je sais que mon père m’attendra sur le parking quand on montera dans le bus. 

 Je sors de la patinoire les cheveux mouillés, mon énorme sac de hockey sur le dos. Comme d’habitude, le vieux est là, debout près des voitures, son blouson boutonné jusqu’au menton, sa casquette masquant son regard. 

 Logan et Birdie sont de chaque côté de moi en train de se féliciter pour notre victoire, mais Birdie s’arrête lorsqu’il voit mon père. 

 – Tu vas lui dire bonjour ? chuchote-t-il d’une voix enthousiaste. 

 Mes coéquipiers ne comprennent pas pourquoi je ne crie pas sur tous les toits que mon père est le Phil Graham. À leurs yeux, c’est un dieu. Je suppose que ça fait de moi un demi-dieu puisque j’ai la chance d’être sa progéniture. Quand je suis arrivé à Briar, tout le monde me harcelait pour avoir son autographe, mais je leur ai menti en leur racontant que mon père était un homme très discret. Dieu merci, ils ont arrêté d’insister pour le rencontrer. 

 – Non, je réponds en avançant vers le bus. 

 Je tourne la tête quand je passe devant lui. Nos regards se croisent un instant et il hoche la tête avant de tourner les talons et d’aller à son 4x4 gris. 

 C’est toujours la même routine. Si on gagne, il hoche la tête. Si on perd, rien. 

 Quand j’étais plus jeune, au moins, il faisait un semblant d’effort pour me remonter le moral lorsque je perdais un match, il me souriait pour m’encourager ou il me mettait une tape dans le dos. Cela dit, c’était seulement lorsque quelqu’un nous regardait. Dès que nous étions seuls face à face, il montrait son vrai visage. 

 Je monte dans le bus avec mes potes, soulagé lorsque le chauffeur sort du parking, laissant mon père derrière nous. 

 Soudain, je me rends compte que si le rattrapage de philo se passe mal, je ne jouerai pas le week-end prochain. Cela ne plaira pas au vieux, c’est clair. 

 Heureusement, je me contrefous de ce qu’il pense. 

 10

 Hannah

  

 Ma mère m’appelle tous les dimanches matin. C’est le seul moment où l’on peut se parler car, en semaine, j’ai cours toute la journée et répétition le soir, et je dors profondément lorsque ma mère termine son service de nuit au supermarché. Cette semaine, ça fait deux jours que j’attends ce moment avec impatience. 

 Un des désavantages de vivre dans le Massachusetts, c’est de ne pas voir mes parents. Ils me manquent horriblement, mais il fallait que je m’éloigne autant que possible de Ransom, dans l’Indiana. Je ne suis rentrée qu’une seule fois depuis la fin du lycée, et on est tous tombés d’accord pour dire que ce serait mieux que je n’y retourne plus. Ma tante et mon oncle habitent à Philadelphie, alors mes parents et moi nous retrouvons là-bas pour Thanksgiving et Noël. Le reste du temps, je me contente de leur parler au téléphone ou, avec un peu de chance, nous arrivons à rassembler assez d’argent pour qu’ils viennent me voir. 

 Ce n’est pas idéal, mais ils comprennent pourquoi je ne peux pas rentrer à la maison et je comprends pourquoi ils ne peuvent pas partir. Non seulement je comprends mais je me sens responsable. Je passerai le reste de ma vie à leur rembourser ma dette. 

 – Coucou ma puce ! 

 La voix de ma mère me fait l’effet d’un énorme câlin. 

 – Coucou Maman. 

 Je suis encore au lit, emmitouflée dans ma couette, les yeux rivés sur le plafond. 

 – Comment s’est passé ton partiel de philosophie éthique ? 

 – J’ai eu un A. 

 – C’est génial ! Tu vois, je t’avais dit que tu n’avais aucune raison de t’inquiéter. 

 – Crois-moi, j’avais toutes les raisons de m’inquiéter. La majorité de la classe s’est ramassée, je dis en roulant sur le côté et en coinçant le téléphone dans mon cou. Comment va Papa ? 

 – Il va bien, répond-elle avant de marquer une pause. Il va faire des heures sup’ à l’usine mais… 

 Tous mes muscles se contractent. 

 – Mais quoi ? 

 – Mais je crois qu’on ne va pas pouvoir aller chez Tatie Nicole pour Thanksgiving, ma puce. 

 La tristesse et le regret dans sa voix me fendent le cœur. J’ai les larmes aux yeux mais je cligne rapidement pour les faire disparaître. 

 – Tu sais, on vient de faire réparer la fuite dans le toit, et nos économies ont pris un sacré coup, continue Maman. On n’a pas assez d’argent pour le billet d’avion. 

 – Pourquoi vous ne venez pas en voiture ? je demande d’une voix faiblarde. Ce n’est pas si long… 

 Nooon, pas du tout, c’est quoi, quinze heures de route ? Rien du tout ! 

 – Si on fait ça, ton père devra prendre des congés et il ne peut pas se le permettre. 

 Je me mords la lèvre pour retenir mes larmes. 

 – Peut-être que je peux… 

 Je me dépêche de compter mes économies, mais je sais que je n’ai pas assez pour payer trois billets d’avion pour Philadelphie. 

 Cependant, j’ai assez pour un billet d’avion pour aller à Ransom. 

 – Je peux venir, moi, je chuchote. 

 – Non, dit-elle fermement. Tu n’as pas à faire ça, Hannah. 

 – Ce serait seulement pour un week-end. 

 C’est plus moi que j’essaie de convaincre que ma mère. Je fais de mon mieux pour refouler la panique qui s’empare de moi à l’idée d’y aller. 

 – On n’est pas obligés d’aller en ville, ou quoi que ce soit, je peux juste rester à la maison avec toi et Papa. 

 Il y a un long silence. 

 – C’est vraiment ce que tu veux ? Si c’est le cas, ma puce, on t’accueillera à bras ouverts, tu le sais ma chérie. Mais si tu n’es pas à l’aise à cent pour cent, alors je veux que tu restes à Briar. 

 À l’aise ? Je crois qu’il est impossible que je sois à l’aise à Ransom un jour. J’étais un paria avant de partir, et la seule fois que je suis revenue, mon père a fini en garde à vue après avoir agressé quelqu’un. Donc non, j’ai autant envie de rentrer que de m’arracher le bras pour le donner en pâture à une meute de loups. 

 Mon silence a beau être de courte durée, c’est tout ce qu’il suffit à ma mère. 

 – Tu ne rentres pas, conclut-elle. Ton père et moi adorerions te voir à Thanksgiving, mais je refuse de mettre notre bonheur avant le tien, Hannah, dit-elle d’une voix tremblante. Le fait qu’on habite encore dans cette ville maudite est déjà suffisamment horrible, tu n’as aucune raison d’y remettre les pieds. 

 Mais non, je n’ai aucune raison d’y retourner, à part que mes parents y habitent, les gens qui m’ont élevée, qui me vouent un amour sans condition, qui sont restés à mes côtés durant l’expérience la plus horrible de toute ma vie et qui sont maintenant coincés dans une ville où tout le monde les déteste, et tout cela à cause de moi. 

 J’ai envie qu’ils soient libres de quitter cette ville. Je me sens tellement coupable d’être partie en les laissant derrière moi. Ils ont prévu de déménager aussi vite que possible, mais le marché de l’immobilier s’est effondré, et avec la deuxième hypothèque qu’ils ont dû prendre pour payer mes frais d’avocat, ils seront insolvables s’ils vendent la maison maintenant. Les rénovations que fait mon père feront augmenter le prix de vente de la maison, certes, mais en attendant, c’est de l’argent qu’ils doivent dépenser. 

 Je ravale le nœud dans ma gorge, je regrette vraiment que les circonstances soient ainsi. 

 – Je vais vous envoyer l’argent que j’ai mis de côté, je chuchote. Vous pourrez vous en servir pour rembourser l’emprunt. 

 Le fait que ma mère ne proteste pas me dit qu’ils sont encore plus mal en point que je ne le pensais. 

 – Et si je gagne la bourse, je continue, je pourrai payer mon logement et la cantine l’an prochain, donc Papa et toi n’aurez plus à vous en charger. 

 Je sais que ça les aidera énormément, parce que la bourse d’études que j’ai obtenue pour Briar ne couvre que mes frais d’inscription, tout le reste est à la charge de mes parents. 

 – Hannah, je ne veux pas que tu t’inquiètes pour l’argent. Ton père et moi allons nous en sortir. En attendant, je veux que tu profites de tes années à la fac, ma puce. Ne t’inquiète plus pour nous et concentre-toi sur toi. Est-ce que… est-ce qu’il y a de nouveaux copains dont je devrais être au courant ? demande-t-elle sur un ton enjoué. 

 – Absolument pas, je réponds en souriant. 

 – Oh, allez, il doit bien y avoir quelqu’un qui te plaît ! 

 Je sens mes joues rougir tandis que je pense à Justin. 

 – Enfin, si… mais on ne sort pas ensemble. Je ne serais pas contre, mais je ne sais pas s’il serait intéressé. 

 – Alors demande-lui, dit ma mère en riant. 

 Pourquoi tout le monde me dit ça, comme si c’était simple ? 

 – Ouais, peut-être. Mais tu me connais, j’aime prendre mon temps. 

 C’est certain, étant donné que Devon et moi avons rompu il y a un an et que je n’ai pas eu le moindre rencard depuis. 

 Je préfère changer de sujet. 

 – Parle-moi plutôt du nouveau manager dont tu m’as parlé dans ton mail. Il te rend toujours dingue ? 

 Nous parlons du boulot de caissière de maman jusqu’à ce que ce soit insupportable à entendre. Elle était professeur des écoles, avant. Mais ils l’ont virée après mon scandale, et ces enfoirés ont réussi à exploiter une faille dans le système pour n’avoir à lui verser qu’une indemnité misérable. 

 Maman me parle de la nouvelle obsession de mon père, qui est de construire des avions en maquette, me régale avec les dernières frasques de notre chien et m’ennuie en me racontant en détail ce qu’elle a prévu de planter dans son potager au printemps. Je note, bien sûr, qu’elle ne mentionne pas un seul ami, un seul dîner en ville ni un événement auquel ils auraient pu aller dans la région. Comme moi, mes parents sont des parias. 

 Contrairement à moi, cependant, ils n’ont pas fui l’Indiana. Cela dit, j’avais désespérément besoin d’un nouveau départ. Je regrette seulement qu’ils n’aient pas encore eu le leur. 

 Lorsque je raccroche, je suis tiraillée entre une joie démesurée et une profonde tristesse. J’adore parler à ma mère, mais je suis au bord des larmes à l’idée que je ne vais pas voir mes parents pour Thanksgiving. Dieu soit loué, Allie passe la tête dans ma chambre avant que je cède à ma tristesse et que je passe le reste de ma journée au lit. 

 – Salut, dit-elle d’une voix joyeuse. Tu veux aller prendre le petit dej’ en ville ? Tracy m’a dit qu’on pouvait prendre sa voiture. 

 – Seulement si on ne va pas chez Della. 

 Il n’y a rien de pire que de manger là où l’on travaille, surtout parce que la plupart du temps, Della me demande si je peux rester travailler le reste de la journée. 

 Allie lève les yeux au ciel. 

 – Mais c’est le seul endroit qui sert un petit déj’ ! Bon, très bien, allons manger à la cafétéria, si tu veux. 

 Je sors du lit et Allie prend ma place sous la couette, s’étalant sur le matelas tandis que j’ouvre mon armoire pour choisir des vêtements. 

 – À qui tu parlais au téléphone ? Ta mère ? 

 – Ouais, je dis en enfilant un pull en laine bleu ciel. Je ne les verrai pas pour Thanksgiving. 

 – Oh, je suis désolée ma poule, dit Allie en s’asseyant dans le lit. Pourquoi tu ne viendrais pas à New York avec moi ? 

 L’offre est tentante, mais j’ai promis à ma mère de lui envoyer de l’argent, et je ne veux pas vider mon compte épargne en dépensant le peu qui me reste sur un billet de train et un week-end à New York. 

 – Je n’ai pas les moyens, je réponds tristement. 

 – Merde. J’aurais bien payé ton billet, mais je n’ai plus un centime depuis qu’on est partis au Mexique avec Sean. 

 – Je ne t’aurais pas laissée payer, de toute façon, je dis en souriant. Il ne faut pas oublier qu’on sera des artistes sans un sou après la fac. Il faut qu’on économise tout ce qu’on peut. 

 Allie me tire la langue. 

 – Tu rigoles ? On va être célèbres, meuf ! Tu vas immédiatement décrocher un contrat avec une maison de disques, et moi j’aurai le premier rôle féminin aux côtés de Ryan Gosling – qui tombera fou amoureux de moi – et on vivra à Malibu Beach. 

 – Toi et moi ? 

 – Non, moi et Ryan ! Mais tu pourras venir nous voir, quand tu ne feras pas du shopping avec Beyoncé et Lady Gaga. 

 – Tu ne rêves pas à moitié, toi. 

 – Je ne rêve pas ! Ça arrivera, tu verras. 

 Je l’espère sincèrement, pour Allie, en tout cas. Elle a prévu de déménager à Los Angeles dès qu’elle a son diplôme en poche, et honnêtement, je la vois tout à fait jouer dans une comédie romantique. Elle ne remplacera pas Angelina Jolie, mais elle a un look mignon et frais et un humour parfait pour ce genre de rôle. La seule chose qui m’inquiète, c’est que… Allie est trop gentille. Je ne connais personne qui ait plus de compassion qu’elle. Elle a refusé la bourse que lui proposait la faculté de théâtre de UCLA pour rester près de New York et pouvoir y aller en urgence si son père – atteint de sclérose en plaques – avait besoin d’elle. Parfois, j’ai peur qu’elle se fasse manger toute crue à Hollywood. Cependant, elle est aussi forte que douce, et elle est de loin la personne la plus ambitieuse que je connaisse. Si quelqu’un peut réaliser ses rêves, c’est bien Allie. 

 – Je me brosse les dents, je me passe un coup d’eau sur le visage et on y va, ok ? Au fait, tu es dans le coin ce soir ? Je suis avec Garrett jusqu’à six heures, mais on pourrait regarder Mad Men après, tu en penses quoi ? 

 – Je dîne avec Sean et je vais probablement dormir chez lui ce soir, répond Allie en secouant la tête. 

 – Aaaah, je m’exclame en souriant. Alors, ça redevient sérieux entre vous ? 

 Allie et Sean ont rompu trois fois depuis la première année, mais ils semblent toujours finir dans les bras l’un de l’autre. 

 – Je crois, oui, dit-elle en me suivant dans le salon. On a tous les deux beaucoup mûri depuis la dernière rupture, mais je ne pense pas vraiment au futur, tu sais. Pour l’instant, ça se passe bien, et ça me suffit. Bien sûr, le fait que le sexe soit génialissime aide pas mal, dit-elle en me lançant un clin d’œil. 

 Je souris, mais au fond, je ne peux pas m’empêcher de me demander comment ce doit être, du sexe génialissime. 

 On ne peut pas dire que ma vie sexuelle ait été merveilleuse jusqu’à présent. Elle a été pleine de peur, de colère, et lorsque j’ai enfin été prête après des années de thérapie, les choses ne se sont pas vraiment déroulées comme prévu. Deux ans après mon viol, j’ai couché avec un étudiant que j’avais rencontré dans un café à Philadelphie alors que je rendais visite à ma tante. On a passé l’été ensemble, mais nos rapports sexuels étaient pleins de gêne et dénués de passion. J’ai d’abord pensé que c’était parce qu’il n’y avait pas d’alchimie entre nous deux… Et puis la même chose s’est produite avec Devon. 

 Devon et moi avions assez de désir l’un pour l’autre pour mettre le feu aux draps. Je suis restée avec lui huit mois, j’étais follement attirée par lui, mais j’ai eu beau essayer, je n’ai jamais réussi à surmonter… vous savez… Bon, appelons un chat un chat. 

 Je n’ai jamais eu d’orgasme avec lui. 

 Je suis mortifiée rien que d’y penser. Cependant, je suis encore plus humiliée de penser à la frustration de Devon. Il a essayé de me donner du plaisir, pourtant. Mon Dieu, il a vraiment essayé. Et ce n’est pas comme si je n’arrivais pas à avoir d’orgasme toute seule, parce que j’y arrive. Facilement, qui plus est. Mais avec Devon, c’était impossible, et il a fini par en avoir assez de faire autant d’efforts pour n’obtenir aucun résultat. 

 Donc, il m’a larguée. Je ne lui en veux pas, d’ailleurs. Ce doit être très dur pour la virilité d’un mec d’avoir une copine qui ne prend aucun plaisir avec lui. 

 – Eh, tu es pâle comme un linge, dit Allie. Ça va ? 

 – Oui, très bien. Désolée, j’étais loin dans mes pensées. 

 Son regard s’adoucit. 

 – Tu es vraiment triste de ne pas voir tes parents à Thanksgiving, hein ? 

 Je bondis sur l’excuse qu’elle me fournit et je hoche vivement la tête. 

 – Ouais, ça craint. Mais je les verrai à Noël, c’est déjà ça. 

 – Mais oui ! Allez, va te brosser les dents et fais-toi belle, Bébé. Ton café t’attendra à ton retour. 

 – Oh, tu es la meilleure poulette du monde, tu sais ?! 

 – Poulette ?! Tu mériterais que je crache dans ta tasse, rétorque-t-elle en souriant. 

 

 

 

 

 

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