Prologue

Quatre ans plus tôt

ZOÉ

Vous voulez savoir un truc complètement fou ?

Il y a entre deux cents et quatre cents milliards d’étoiles dans la Voie lactée. Dingue, n’est-ce pas ? Ne me regardez pas comme ça, je ne le savais pas non plus, c’est Sarah qui me l’a appris.

Je ne suis pas sûre qu’elle s’y connaisse vraiment, elle aime juste se la péter un peu. Sur le plafond de sa chambre, il doit y en avoir une trentaine. Elles sont en plastique et brillent dans le noir. J’adore ça, même si je préfère lui répéter que c’est une enfant incapable de s’endormir dans le noir.

Sarah et moi nous connaissons depuis cinq mois seulement, et pourtant, j’ai l’impression que cela fait une éternité.

Une petite éternité.

Notre rencontre n’a rien de romantique, ce qui est plutôt décevant. Tiago, mon ami d’enfance, organisait une fête pour son anniversaire. Sarah ne connaissait absolument pas Tiago, elle s’est juste incrustée avec Lise, sa petite amie du moment. On a tout de suite accroché ; elle m’a tenu les cheveux pendant que je vomissais dans le jardin. Forcément, ça crée des liens.

Cinq mois après, nous sommes devenues inséparables. Sarah est une véritable bouffée d’air frais : elle jure, fume comme un pompier et brise toutes les règles existantes. Une vraie rebelle. Parfois, j’aimerais être aussi indifférente au monde.

Elle ne connaît pas encore tout ce qui se passe chez moi, mais elle sait que la situation est délicate. C’est pour cette raison qu’elle m’a proposé de venir me poser sous les étoiles chaque fois que j’en ai besoin.

Comme aujourd’hui.

— Est-ce que les étoiles sont immortelles ? demandé-je dans l’obscurité.

Sarah ne bouge pas à côté de moi, réfléchissant à ma question. Nous sommes toutes les deux allongées sur son lit en bazar, moi sur le dos, elle sur le ventre. J’ai les yeux rivés sur le plafond tandis qu’elle m’observe.

Et sentir ses yeux sur moi me donne envie de passer la main dans ses cheveux… de frôler ses lèvres du bout des doigts… de sentir sa peau odeur noix de coco.

J’ai peur d’avoir mal interprété les signes, de l’embrasser et qu’elle me jette dehors. Ce n’est pas vraiment son genre, mais on ne sait jamais.

Contrairement à elle, qui sait être gay depuis ses sept ans, j’ai connu une longue période de doute. Au collège, j’avais le béguin pour des acteurs, mais aussi pour des actrices – Emma Watson est et restera la femme de ma vie. Pourtant, je n’ai jamais rencontré une fille qui me plaise assez pour que je sois sûre. Jusqu’à Sarah.

Et bordel, je ne sais pas comment m’y prendre. C’est pathétique, je vous jure.

— Non. Elles meurent au bout d’un certain temps, comme nous, souffle-t-elle, en tendant la main vers moi. Avec ma mère, on a l’habitude de se dire qu’on s’aime jusqu’aux étoiles. Ça craint, hein ?

— Je ne trouve pas, dis-je, en y réfléchissant. Si c’est ta mère, ça va encore. Mais si c’est ta copine, oui, ça craint. Aimer jusqu’à l’infini, c’est bien une connerie que les gens inventent pour oublier que l’Homme oublie très vite.

Elle se tait un moment, puis pince les lèvres.

— Quand tu seras une styliste célèbre et que je te détesterai pour être devenue une vraie garce, tu m’oublieras ?

Je manque de sourire. C’est méchant, mais je suis heureuse qu’elle ait rompu avec Lise, qui ne la méritait pas, pas après l’avoir trompée.

Je ne dis pas que je vaux mieux, hein. Avec la famille merdique que je me traîne, j’ai aussi mes problèmes. Mais je suis égoïste et j’ai envie qu’elle me choisisse moi.

— Je suppose que ça dépendra de la marque que tu laisseras, murmuré-je.

Je sens la caresse électrique de ses doigts contre ma tempe tandis qu’elle repousse mes cheveux. Une envolée de frissons me parcourt les bras jusqu’à mes jambes. Mon cœur bat vite dans ma poitrine, c’en est trop pour moi.

Je pivote le regard vers elle et la trouve en train de me sourire. Ce n’est pas un sourire comme les autres, pas son fameux rictus qui crie : « J’emmerde tout le monde ». Celui-ci est plus réservé et plus doux. Plus intime.

Elle est belle, Sarah. Ses cheveux noir corbeau sont longs, beaucoup trop longs, et tombent dans son dos en boucles soyeuses. Sa bouche est naturellement rouge et ses yeux, d’un bleu profond, noient le feu qui l’habite.

— Je ferai de mon mieux, dit-elle, avec un sourire qui fait chavirer mon cœur.

Je craque.

Ma bouche se pose doucement sur la sienne et je crois mourir. D’abord surpris, son corps ne tarde pas à se détendre contre le mien. Très vite, je sens le bout de sa langue contre mes lèvres, que j’entrouvre alors pour la laisser entrer, ma main agrippant sa nuque.

Je suis en train d’embrasser une fille.

Non. Je suis en train d’embrasser Sarah.

Mes bras se recouvrent de chair de poule tandis qu’elle ricane en reprenant son souffle.

— OK, ça, c’est fait.

— Désolée, souris-je, mon nez effleurant le sien.

— Ah non, ne t’excuse surtout pas! J’aime ce genre d’initiative. À l’avenir, n’hésite pas.

Alors je n’hésite plus. Nous passons l’après-midi entier à nous embrasser sur son lit jusqu’à ce que je sois obligée de rentrer chez moi. J’ai beau retrouver mon enfer personnel, j’y vais presque avec le cœur léger.

Parce que cette fois, je sais que tout ira bien.

Je ne suis plus seule.

1

Décembre 2015

ZOÉ

— J’ai besoin de m’envoyer en l’air.

Tiago ne m’écoute qu’à moitié, trop occupé à scruter le serveur derrière le bar. Je fronce les sourcils en suivant son regard de braise. Il est mignon, il n’y a pas de doute. Sauf que…

— Il est hétéro, dis-je, en sirotant mon cocktail.

Mon meilleur ami m’accorde enfin son attention, rougissant. En vérité, je n’en sais absolument rien et je m’en fous. Je veux simplement qu’il arrête de le mater et qu’il se concentre sur mon problème. Je suis en crise, merde.

— N’importe quoi ! Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

Je hausse les épaules, désinvolte.

— Ça se voit, c’est tout.

— Oui, parce que c’est connu que tous les gays portent du rose et parlent comme ça, se renfrogne-t-il, en prenant un air maniéré qui me fait sourire. Tu ne peux pas le deviner d’un seul coup d’œil, alors tais-toi. Et puis ce n’est même pas lui que j’observais.

Je lui attrape le menton et l’oblige à regarder dans la direction du serveur beau gosse. Celui-ci est en train de servir une bande de jeunes filles en jupe courte et talons hauts. Son regard louche sur le décolleté de l’une d’elles, ce qui fait grimacer Tiago.

— OK, mais ça ne veut rien dire. Il peut être bi.

— Peut-être. Bref, revenons-en à moi.

— Toi, toi, toi. T’as besoin de t’envoyer en l’air, j’ai compris, répète-t-il doucement, le regard sur son verre. Tu me le répètes depuis deux semaines. Si tu veux coucher avec quelqu’un, fais-le. Ou alors… attends… tu veux coucher avec moi, c’est ça ?

Je lui coule un regard blasé. En surface, Tiago peut vite paraître réservé, voire asocial, mais une fois qu’on le connaît, on découvre un homme drôle et très intelligent.

Il a ce genre de charme sombre et adorable qui fait tout de suite craquer. Grand, mince, avec des yeux charbon et des cheveux chocolatés plus soyeux que les miens. En classe de terminale, j’ai rencontré une fille en cours de sport, et quand elle a compris que j’aimais les femmes mais aussi les hommes, elle m’a répondu : « Ah, donc, t’es bi ! Mais alors, pourquoi t’as toujours pas couché avec Tiago ? »

J’ai passé la demi-heure suivante à lui expliquer qu’être bisexuel ne voulait pas dire « être attiré par tout le monde ».

— Je ne veux pas coucher avec toi, calme tes ardeurs. C’est juste… C’est juste plus dur pendant la période de Noël.

Voilà, c’est dit. Bordel, quelle pleurnicheuse je fais. Comprenant enfin de quoi il s’agit, Tiago pose une main chaleureuse sur la mienne. Le bruit assourdissant du bar parisien un soir de vingt-quatre décembre s’évanouit, et l’espace d’un instant, il ne reste plus que mon meilleur ami et moi dans la salle. Je m’interdis toutefois de pleurer sur mon sort ; il est temps de passer à autre chose, comme tout le monde.

Au moins pour ce soir.

— Je suis désolé… Mais il faut que tu penses à toi, Zoé. Ça fait deux ans, déjà.

Je lui fais comprendre que ce n’est pas important. Après tout, je ne suis pas venue dans ce bar pour parler de Sarah.

Autrefois, on aimait s’attifer de pulls de Noël ridicules pour aller boire des Magners dans un bar irlandais, le Galway, situé à Saint-Michel. C’était notre QG. Après ça, on s’allongeait devant la cathédrale Notre-Dame pour contempler les étoiles – les vraies – avant de nous balader sur le pont des Arts puis de marcher jusqu’au musée du Louvre.

En dépit de ce qui s’est passé, il est hors de question d’arrêter les bonnes habitudes.

— Tu sais quoi ? Tu vas t’envoyer en l’air, ce soir, me promet Tiago, en finissant son verre cul sec. Tu en as plus besoin que moi.

Je lui offre un sourire reconnaissant et engloutis la fin de mon cocktail.

J’ai voulu inviter Violette, ce soir, que j’ai rencontrée à l’ESMOD et avec qui je partage désormais un appartement, mais elle passe les fêtes avec son père, dans le Jura. J’adore cette fille, même si notre amitié a commencé avec sa moussaka renversée sur mon pull Burberry.

Je m’étais promis de la détester pour toujours, mais quand ses excuses ont – sans que je sache pourquoi – viré sur son amour pour Colin Firth, je le lui ai pardonné.

— Je vais commander deux autres shots et je reviens, dit Tiago, avant de partir.

Je lève les yeux au ciel en le suivant du regard. Ce salaud m’abandonne pour aller voir le serveur de plus près et il croit que je suis trop idiote pour ne pas piger le truc. J’attends de longues minutes, il ne revient pas.

Ma foi, peut-être que le serveur est bel et bien bisexuel.

Me tortillant sur place, je décide d’aller attendre Tiago près des toilettes. Quatre filles patientent déjà et je me pose contre le mur, les bras croisés sur la poitrine. C’était une mauvaise idée, de venir ici. J’aurais dû m’en douter.

J’écoute la musique en chantant dans ma tête, jusqu’à ce qu’un semblant de conversation atteigne mes oreilles.

—… la rappeler le lendemain. Je veux dire : OK, j’avais promis. Mais tout le monde sait que quand on dit ça, c’est du baratin. C’est pas ma faute si elle n’a pas pigé le truc. Pardon ? Je suis tellement blasée que je fronce les sourcils en tournant la tête. Deux types sont là, à ma droite, la hanche adossée au bar. Celui qui parle – appelons-le Blondie – me tourne le dos tandis que l’autre lui fait face et l’écoute en hochant vaguement la tête. Il donne l’impression de s’ennuyer ferme.

— Mmh-mmh, répond-il, en faisant tourner son verre. En effet, quelle idiote de ne pas avoir compris.

Je crois entendre une pointe d’ironie dans sa voix, mais je n’en suis pas certaine.

— J’avais envie de lui répondre : « Meuf, si je t’ai dit que je t’appellerais mais que j’ai pas pris ton numéro, tu t’es pas dit qu’il y avait un problème ? » Puis je comprends pas ce qu’elles ont toutes à vouloir approfondir ; si je te ramène chez moi deux heures après t’avoir rencontrée, c’est que je ne veux que ton cul. Réfléchis.

Je me retiens d’éclater de rire ; c’est nerveux. Tellement, en fait, que je me décolle du mur et me poste derrière Blondie, une main posée sur ma hanche. J’espère bêtement qu’il sentira ma présence et se retournera. C’est toutefois son interlocuteur qui remarque mon regard noir et mes lèvres pincées. Ses yeux dévient de son interlocuteur et se posent sur les miens. Je hausse un sourcil provocateur, mais une fois la surprise passée, c’est un sourire qui naît et grandit sur son visage.

— Oui, c’est clair, dit-il. Continue, je t’en prie.

Le fumier.

— C’est pour ça que les femmes viennent de Mars et nous de Vénus. Elles veulent de l’amour alors qu’on veut du cul.

— Je crois que c’est l’inverse, mec, répond le brun. Les femmes viennent de Vénus.

— Ouais, peu importe. Tout ce que tu dois retenir de cette histoire, c’est : ne couche jamais avec une féministe. Mauvais coup assuré. Elle n’a même pas voulu que je la prenne par-derrière.

L’autre grimace et se retient difficilement de rire, le poing devant la bouche.

—Je tâcherai de suivre le conseil, mec.

Ce crétin se régale, c’est clair. Alors que Blondie-grand-gourou-de-l’amour lui répond que ce sont les féministes qui mènent le monde à sa fin, j’en profite pour mettre un terme à la mascarade :

— Waouh. Merci, Einstein. On voit que tu y as grandement réfléchi, à ta théorie.

Il fait volte-face, l’air surpris. Il est bien plus grand que moi, mais je campe sur mes positions et le fusille du regard. J’étais déjà de mauvaise humeur, ce soir, ça tombe très bien.

— Pardon, mais c’est une conversation entre hommes.

— Une conversation entre crétins sexistes, oui, j’ai entendu, rectifié-je, ce qui ne fait qu’élargir le sourire du brun. Si tu ne veux pas qu’une femme avec qui tu as couché te harcèle alors que tu ne l’as pas rappelée, tu devrais peut-être commencer par arrêter de dire que tu vas le faire. Tu verras, c’est magique.

Blondie ouvre la bouche avant de la refermer, puis l’ouvre à nouveau, mais je le devance :

— Les femmes n’aspirent pas toutes qu’à l’amour, comme les hommes n’aspirent pas tous qu’au cul ; t’es juste un abruti obsédé par sa bite.

Il a l’air pris au dépourvu le temps d’une seconde. Comme je m’en étais doutée, il finit par se braquer et prend un air agressif qui ne me fait absolument pas peur. S’il savait le genre d’homme avec qui j’ai grandi, il n’essayerait pas de m’intimider avec son air de gangster.

— Ma bite ne te regarde pas, alors va te faire foutre.

Je prends un air dépité.

— C’est dur, hein, d’entendre la vérité ? Surtout quand ça sort de la bouche d’une femme.

— Putain, mais c’est quoi ton problème ?

L’autre a toujours les yeux rivés sur moi quand il s’approche et pose une main sur l’épaule de son acolyte. Il sourit comme un idiot avant de lui dire de laisser tomber. Alors que l’abruti s’en va en titubant, le brun reste. Nous nous défions du regard assez longtemps pour que cela devienne gênant. S’il s’attend à ce que je batte en retraite parce qu’il me transperce du regard comme s’il me déshabillait par la seule force de ses pensées, il se plante. Ça me plairait, même, s’il n’était pas con.

— Tu devrais suivre ton pote.

— Lui ? m’interrompt-il, en pointant le point par-dessus son épaule. Je connais pas ce type.

— Pardon ?

Il s’adosse au bar, totalement décontracté, et se rapproche pour que je puisse l’entendre davantage.

— Je commandais un whisky coca quand il s’est mis à me raconter les détails sordides de son dernier plan cul. Je ne vais pas mentir, j’adore ce genre de détails, d’habitude ; mais seulement ceux qui concernent mes plans cul.

J’écoute à peine ce qu’il est en train de dire. Je suis beaucoup trop secouée pour lui répondre. En effet, s’il s’était trouvé dans la semi-obscurité du bar tout au long de mon échange avec l’autre type, il est désormais dans la lumière des spots.

C’est plus fort que moi, j’éclate de rire. Alors ça, c’est épique. L’homme m’adresse un regard interrogateur.

— Tu es Colin Firth, expliqué-je pour toute réponse, pointant le doigt vers son torse.

Un sourire commence à naître sur sa bouche pulpeuse. La situation a l’air de grandement l’amuser.

— Je ne sais pas quel cocktail tu as pris, mais je veux le même.

Colin Firth est-il le dieu des rencontres foireuses ? Parce que ce type porte le pull de Noël le plus atroce que j’aie jamais vu. Bleu marine, avec un col rouge et des manches vertes à rayures ; il m’aveugle littéralement. Ce n’est pas le pire. Sur le devant se trouve un sapin de Noël avec des yeux – rien de plus normal – qui dit joyeusement : « I don’t want your BALLS on me ! ».

Je n’ai jamais rien vu de plus kitsch. Évidemment, j’adore.

— Oh, comprend-il enfin. Ouais, c’était soit celui-là, soit celui avec le père Noël en string.

— Très classe.

— Le choix était difficile. Puis j’en suis venu à la conclusion que je serais incroyablement attirant dans l’un comme dans l’autre, alors…

Je croise les bras sur ma poitrine en arquant un sourcil. Je ne sais pas s’il plaisante ou s’il est très sérieux, mais je décide de ne pas lui donner raison. Son ego n’a visiblement pas besoin de ça.

— « Incroyablement attirant » est un mot codé pour dire « incroyablement con » ?

Il rit et son sourire prend la moitié de son visage. C’est le genre de sourire contagieux qui vous donne chaud au ventre. Je laisse traîner un léger coup d’œil sur lui tandis qu’un type lui tape sur l’épaule en lui disant quelque chose que la musique forte ne me permet pas d’entendre.

La première chose que je remarque est sa pomme d’Adam. Elle roule et se déroule chaque fois qu’il parle, à un point tel que c’en est hypnotisant. Le bar est plongé dans une lumière tamisée, mais je peux facilement distinguer la couleur brune et sans défaut de sa peau, la ligne saillante de sa mâchoire, ainsi que ses lèvres charnues. Je ne vais pas tenter de nier parce que j’échouerais lamentablement : c’est un physique qui donne envie de s’offrir au diable.

C’est simple, cet homme est l’indécence même.

Ses yeux mordorés sont en amande et je m’imagine passer la main dans ses cheveux noirs, courts sur les côtés, bouclés sur le dessus. Je ne sais pas de quelle origine il est, mais une envolée de frissons parcourt soudain mon échine dorsale.

Oh, je n’aime pas ça du tout.

Il fait signe à son ami qu’il arrive et se retourne vers moi. Son sourire n’a pas quitté son visage, même face à mon regard noir. Je n’aime pas les gens qui sourient tout le temps, j’ai toujours l’impression qu’ils sont faux.

— Désolé, c’était une connaissance. Moi c’est Jason, au passage. Et tu es… ?

— Pas ton genre.

Sur ce, je tourne les talons et lui fausse compagnie. Bien sûr, je ne manque pas de déhancher mon magnifique cul en le faisant, heureuse de mon jean ultra moulant.

Il a beau se trouver dans notre QG un vingt-quatre décembre vêtu d’un pull de Noël, je ne coucherai jamais avec ce type.

*

Je vais coucher avec ce type.

Oh, ça va, pas la peine de me juger !

Je hais l’alcool. Je hais son sourire, aussi. Il est bien trop grand pour son visage, et puis combien a-t-il de dents, au juste ? Ce n’est pas humain, ça.

Je jette un coup d’œil à Tiago, qui danse avec un autre mec à nos côtés. Il est entre de bonnes mains. Tout comme moi. Des mains électriques qui glissent partout le long de mon corps en flammes, des mains qui redessinent chacune de mes courbes à la manière de Botticelli peignant Vénus dénudée.

Ledit Jason ondule sensuellement du bassin contre moi, le nez effleurant ma joue. Je sens son souffle sur mes lèvres et je me demande comment j’en suis arrivée à espérer qu’il m’embrasse. Pire : qu’il me prenne sur le siège avant de sa voiture.

Il y a encore trois heures, je détestais ce type !

Quand j’ai mis fin à notre conversation, un peu plus tôt, il ne s’est pas démonté, bien au contraire. Il m’a fixée à distance d’un rictus amusé, et en retour je lui ai adressé un doigt d’honneur.

Normal.

Je n’avais pas anticipé que ça ne ferait que renforcer sa détermination – ce type doit avoir un sérieux problème psychologique. Sans grande surprise, c’est exactement mon genre de mec.

C’est pourquoi j’ai accepté qu’il m’offre un verre. Puis deux. Puis huit. D’un instant à l’autre, j’étais sur ses genoux à parler du plus sexy des Avengers (Iron Man, selon moi, et Thor, selon lui : « Pourquoi je peux pas être un beau blond d’un mètre quatre-vingt-dix, moi aussi ? »), de notre filtre Snapchat préféré (le chien, sans hésitation) ainsi que du nom du bar qu’on compte ouvrir ensemble (« Le Bar »).

Je ne me rappelle même pas comment nous en sommes arrivés à danser si proches l’un de l’autre.

Ses mains atterrissent soudain sur mes hanches généreuses et tout mon corps frissonne. Je soupire en me plaquant contre son torse ferme, mes doigts allant explorer les muscles de son ventre chaud sous son affreux pull. Il tressaille sous le contact, murmurant contre mon cou :

— C’est officiel, Mark Darcy est mon nouveau dieu.

Son parfum se mélange à la sueur fabriquée par nos deux corps imbriqués, puis ses lèvres se posent subtilement sur ma gorge délicate. Je ferme les yeux tandis que le bout de sa langue titille mon cou ainsi que l’endroit si sensible sous mon oreille.

Ça, ajouté à la sensation de son genou entre mes cuisses, je perds toute retenue.

— Oh et puis merde.

Je fonds vers sa bouche sans préambule. Il gémit sous l’assaut, empoignant ma taille d’un bras, et c’est le bruit le plus sexy que j’aie jamais entendu. Aussi fou que cela puisse paraître, je veux savoir quel son il fait quand il jouit.

Ses lèvres sont douces et ont le goût du whisky, de la transpiration et de la cannelle. Je fourre mes doigts dans ses cheveux bouclés en ouvrant la bouche. Sa langue s’infiltre aussitôt et s’enroule autour de la mienne avec douceur mais assurance. Mon cœur s’embrase, mes seins s’alourdissent et ma peau se recouvre de chair de poule.

Dieu sait que ça fait longtemps que quelqu’un ne m’a pas mise dans un tel état.

Le baiser s’intensifie et je finis par complètement oublier que nous sommes en public. Lorsqu’il reprend sa respiration, mes yeux sont hypnotisés par ses lèvres gonflées et humides. Je les veux ailleurs et je crois exprimer cette pensée à voix haute, car ses pupilles se dilatent presque instantanément.

— Seigneur, jure-t-il, le souffle court. Tu vas me prendre pour un connard, mais contrairement au crétin de tout à l’heure, je suis toujours honnête avec les femmes que je ramène chez moi. Alors il faut que tu saches deux choses : la première, que j’ai très envie de coucher avec toi. La seconde, que je ne promets pas de rappeler.

Je déglutis avec difficulté. Je vais effectivement m’envoyer en l’air ce soir.

— On va chez toi.

— Dieu merci.

Il plaque ses lèvres sur les miennes, durement, et me prend la main. Nous allons chercher nos manteaux au vestiaire, j’en profite pour dire à Tiago que je m’en vais. Je fais semblant de ne pas comprendre la signification de son sourire amusé.

Le trajet jusqu’à l’appartement de Jason est interminable.

Puisque nous avons tous les deux beaucoup bu et que nous sommes des adultes responsables, nous prenons un taxi. Sur la banquette arrière, nous ne nous touchons pas. Je peux toutefois sentir ses regards en biais vers mes cuisses serrées.

Tout juste descendu de la voiture, il me plaque contre lui et recommence à m’embrasser. Pour être honnête, je ne sais même pas comment nous réussissons à monter jusqu’au cinquième étage.

Je passe les doigts sous son pull tandis qu’il entre la clef dans la serrure. Bon sang, cet enfoiré a vraiment des abdos en béton ! Je fais glisser mes mains froides sous sa ceinture et caresse le renflement de son boxer, ce qui lui fait émettre un grognement rauque.

— Putain, il faut qu’on entre avant qu’on fasse ça sur le palier.

— Chiche, chuchoté-je, en m’agenouillant devant lui.

Une lueur éclaire son regard quand je fais un geste vers sa braguette, mais il me prend par les épaules pour me relever. Il a l’air étonné par mon initiative.

— Ne te méprends pas : j’admire ton assurance et j’ai très, très envie d’avoir ta bouche ici, en revanche, je ne veux pas que les voisins assistent à un tel spectacle. J’ai une réputation de garçon sage à tenir !

Il m’adresse un sourire joueur en tournant enfin la clef dans la serrure. Je hausse une épaule et entre la première. L’obscurité m’empêche de distinguer quoi que ce soit, et de toute façon, je m’en fiche. Je couche avec lui et je m’en vais, rien de plus.

— Pas du genre exhibitionniste ? demandé-je.

— Pas avec madame Michot, explique-t-il en m’adressant un clin d’œil.

Je souris avant de laisser échapper un cri de surprise quand il me soulève du sol et me plaque contre la porte fermée. J’écarte instinctivement les cuisses pour l’accueillir et enroule mes pieds dans son dos, la respiration haletante.

Il me baise le cou avec férocité, laissant traîner sa langue le long de ma gorge jusque dans mon décolleté. Je pousse mes seins vers lui, tremblante d’anticipation. Sa bouche se pose sur le tissu fin de mon soutien-gorge tandis qu’il frotte son érection contre mon entrejambe palpitant.

Un tsunami de chaleur me submerge et je suffoque presque. Le désir est tel qu’il fait mal, si mal que l’insatisfaction me donne presque envie de pleurer.

— Ton lit, haleté-je. Où est ton lit ?

Il me décolle du mur sans me donner le temps de répondre et nous dirige vers ce qui semble être la chambre à coucher. Je continue de l’embrasser, excitée… jusqu’à ce qu’il glisse sur le sol dans la précipitation.

Mon poids le déstabilise et nous tombons comme des masses entre le canapé et la petite table. Il jure dans sa barbe et me demande si ça va. Quel con, putain. Je lui grogne que je vais bien et me relève malgré mon genou douloureux. Je déteste les coins de table.

— Je vais marcher, OK ? C’est plus sûr.

Il acquiesce et passe les mains dans mes cheveux pour m’embrasser l’oreille, comme un pardon silencieux.

C’est reparti.

Cette fois nous marchons jusqu’à une petite pièce plongée dans le noir. Je m’écarte le temps de retirer mes chaussures et…

— Argh !

… crie lorsque mon pied tombe sur quelque chose de vivant et poilu.

J’entends un couinement sous mes pieds, si bien que je me précipite sur le lit en mettant ma main devant ma bouche. Je gesticule frénétiquement, comme pour me débarrasser d’une araignée invisible. Jason n’a pas l’air effrayé, plutôt inquiet.

— T’as écrasé Han Solo ! m’accuse-t-il.

— Pardon ? m’offusqué-je, tandis qu’il se baisse et prend quelque chose dans ses bras.

Je l’entends chuchoter mais je ne suis pas sûre qu’il s’adresse à moi. Il allume enfin la lumière et je découvre une petite boule de poils roux dans le creux de son épaule. Un chaton. J’ai écrasé un putain de chaton.

J’observe Jason caresser l’animal avec stupeur. Bientôt, deux autres bébés chats débarquent et se frottent à ses jambes. L’un est noir et l’autre est blanc. Bordel, dans quel pétrin suis-je allée me fourrer ?

— Tu as des chatons, dis-je bêtement.

Pour le coup, je ne m’y attendais pas du tout. Il relève les yeux vers moi et sourit de toutes ses dents.

— Ouais, la chatte de ma sœur a eu une portée il y a deux semaines. Et je sais, ils ne sont pas de la même couleur. Ne demande pas pourquoi, ils sont quelque peu susceptibles à ce sujet. On se comprend, eux et moi.

Je n’ai absolument pas les mots. Je me contente de le fixer, interdite, avant de me racler la gorge.

— OK… Et comment tu as dit qu’il s’appelait ?

— Le malheureux que tu as failli tuer, c’est Han Solo. Le noir, c’est Dark Vador, et la petite blanche, c’est Leia. Tu peux descendre, ils sont adorables. Le seul problème que j’ai avec eux pour le moment, c’est qu’ils pissent partout dès qu’ils sont contents.

Génial.

Je ne suis pas une grande amatrice de films, encore moins de science-fiction, mais je ne suis pas non plus ignorante. Je le fixe, éberluée. D’où sort ce type ?

— Tu as nommé tes chatons d’après des personnages de Star Wars.

Ses yeux s’illuminent soudain, il me regarde comme si je détenais le secret de la vie éternelle. Oh mon Dieu.

Je suis tombée sur un fan boy.

— Tu aimes ?!

— Non.

Mieux vaut le couper dans son élan dès maintenant. Je suis venue pour m’envoyer en l’air, pas pour mater La Guerre des étoiles avec des chats qui pissent partout.

— Ah.

Il semble un peu déçu, mais il se reprend très vite et dépose le chaton apeuré par terre, en lui disant d’aller voir ailleurs.

— Si tu pouvais éviter d’assassiner mes chats, ce serait vraiment génial, dit-il, en me rejoignant sur le lit, son front contre le mien. Et si tu ne peux vraiment pas t’en empêcher, choisis plutôt Leia. C’est une vraie casse-couilles.

Je le fais taire d’un baiser. Je ne veux absolument pas qu’il parle davantage. Je veux qu’il reste un inconnu canon et arrogant rencontré dans un bar, pas un nerd adorable et sexy qui vit avec des chatons.

Il semble comprendre car il entreprend enfin de me déshabiller. Les battements de mon cœur s’accélèrent à l’idée qu’il me voie nue, comme chaque fois que je suis sur le point de coucher avec quelqu’un, et je réussis à jeter ma chaussure sur l’interrupteur pour nous replonger dans le noir.

Même bourrée, je n’ai pas envie qu’il me voie à poil au grand jour. Heureusement, il s’en accommode.

Il met un temps infini à me déshabiller, s’impatientant sur les boutons de ma chemise. Il finit par en faire sauter un, ce qui ne manque pas de m’énerver. Cette chemise m’a coûté la peau du cul, putain.

Quand il rencontre le même problème avec mon jean, je m’allonge sur le dos pour l’aider. Il tire dessus sans réussir à faire passer mes chevilles. À ce rythme-là, on y est encore demain.

— Tire, nom d’un chien !

— C’est ce que je fais, merci, s’agace-t-il. C’est bien la peine de mettre un jean aussi serré.

— Oh, va te faire foutre. Tu n’es pas en mesure de donner des conseils vestimentaires, monsieur-père-noël-en-string, lui craché-je en retirant le jean moi-même.

Il le jette à travers la pièce et attrape ma culotte en dentelle noire, la faisant descendre sans difficulté le long de mes jambes douces. Mes cuisses se recouvrent de chair de poule, nous sommes enfin nus l’un contre l’autre.

J’enroule mes bras autour du cou de Jason tandis qu’il trace un chemin de baisers humides le long de mon ventre creusé. Ma respiration s’accélère et au moment où ses lèvres se posent sur mon centre de gravité, je l’entends murmurer pour lui-même :

— Que la force soit avec nous.

*

Oh. Waouh.

Je suis allongée sur le dos, le regard fixé au plafond. Jason fait la même chose à côté de moi, immobile et silencieux. Personne n’a encore parlé. La lumière est toujours éteinte et la seule chose que l’on entend est le bruit continu des voitures parisiennes.

Je ne sais pas quoi faire. Partir ? Rester dormir et prendre le petit déjeuner avec lui ? Plutôt mourir.

J’ai diablement envie de me sauver, mais je ne veux pas paraître malpolie. Le moins que l’on puisse dire, c’est que j’ai dessoûlé en moins de deux. Je me mords la lèvre et ose briser le silence.

— Tu as besoin de crème, ou ça va aller ? soufflé-je.

— Je vais me débrouiller.

D’accord. J’aurais ri si je ne me sentais pas aussi gênée.

— C’était… murmure-t-il soudain, laissant sa phrase en suspens.

Je fronce les sourcils. Est-ce qu’il s’attend à ce que je finisse cette phrase ? Merde. J’hésite quelques instants avant de dire :

—… bon ?

— Oui, confirme-t-il. C’était… très bon.

Je me pince les lèvres sans rien ajouter. C’était quelque chose. Je m’en souviendrai toute ma vie, c’est certain.

Jason ne tarde pas à s’endormir à côté de moi, si bien que j’en profite pour me rhabiller et filer en vitesse. Je n’ai pas la force d’endurer un lendemain de plan cul et de mentir en le regardant droit dans les yeux.

C’était le pire coup de toute ma vie.

2

Janvier 2016

JASON

Aujourd’hui est un lendemain de soirée arrosée, pourtant l’alarme de mon téléphone sonne à la même heure que d’habitude.

Fini Noël, Nouvel An, Épiphanie et autres conneries. J’ai mon dernier partiel ce matin et je n’ai pas relu mes cours depuis… quoi, trois semaines ?

Sur un malentendu, ça peut passer.

Je hoche la tête pour me rassurer et me débarrasse du drap pour étirer les muscles de mon dos lancinant. Mes articulations craquent au moment même où je sens quelque chose de doux effleurer ma cheville.

Han Solo, Leia et Dark Vador, mes trois chatons, attendent que je les nourrisse. Le dernier se colle à moi dans l’espoir que je lui donne des caresses mais je le fusille du regard, toujours fâché.

— Cherche pas, mec, pas de papouilles pour vous, dis-je, en me rendant dans la cuisine.

Depuis la fois où j’ai ramené L’Inconnue-aux-cheveux-roses à la maison, je les ai « punis ». À savoir : interdits de câlins et de pâtée de luxe. Et pour cause, ils ont largement contribué au désastre de cette fameuse nuit, tellement que j’en ai encore les marques douloureuses sur le dos.

Une fois que j’ai fini de leur donner à manger, je me rase minutieusement la mâchoire et prends une douche bien fraîche qui me fouette le sang illico. Puis j’allume la télé et prends mon petit déjeuner sur le balcon de l’appartement en caleçon. Il a beau faire quatre degrés, je n’en démords pas.

Quand je l’ai acheté, mon père a certifié que je ne me servirais jamais du balcon, et puisque je ne suis qu’un gosse borné, je m’efforce de l’utiliser chaque matin.

Je suis donc en train de terminer mes céréales quand le téléphone fixe retentit. Je jette un œil à l’interlocuteur. Un vague sourire éclaire mon visage tandis que je prends l’appel.

— Jason Delaunay à l’appareil, chasseur de dragons et pirate des mers, dis-je, en m’adossant au bar de la cuisine. Que puis-je pour vous ?

La voix enfantine fuse immédiatement, comme je m’en étais douté. Il n’y a que Mathis pour m’appeler à cette heure-là.

— Tonton Jason ! Tu chasses vraiment les dragons ? s’effare mon neveu de cinq ans. Mais ça existe même pas !

Je me rends finalement dans ma chambre et ouvre mon armoire en coinçant le téléphone entre mon menton et mon épaule. Qu’est-ce que c’est con, un gosse.

— Bah oui, qu’est-ce que tu crois ? C’est ce que les filles adorent, les aventuriers. Mais pas genre Indiana Jones, hein, ajouté-je. Le fouet, c’est pour les grandes personnes. Tu comprendras plus tard.

Il ne dit rien au bout du fil, signe qu’il réfléchit. Merde, je n’arrive pas à croire que j’ai sorti un truc pareil. Je suis un tonton épouvantable.

— D’ailleurs, ne répète pas à ta mère ce que je viens de dire.

— OK !

J’imagine son visage poupard, avec ses cheveux châtain bouclés et son petit épi qui fait enrager ma sœur, tandis qu’il fronce ses sourcils.

— Tu as toujours ton carnet « Les conseils de Tonton pour faire craquer les filles » ?

— Oui, toujours ! Je l’ai même caché sous mon oreiller, comme ça, bah maman, elle le trouvera jamais.

Hum. Il faudrait que je lui conseille une meilleure cachette, le jour où il voudra dissimuler des revues pour adultes. Heureusement, on a encore le temps, d’ici là.

— C’est bien, champion, lui dis-je à la place. Alors tu le prends et tu notes ce que je viens de te dire.

— Chasser les dragons ?

— Aussi.

— Mais j’en ai jamais vu, moi… Y a que des pigeons, à côté de la maison. Dis, ça marche, avec les pigeons ?

— Non, non, on ne touche pas aux pigeons, encore moins les borgnes hyper louches qui rôdent à côté de chez toi. Tu veux attraper la gale, ou quoi ?

Je l’entends rire, même s’il n’a sûrement rien compris de ce que je lui ai dit, jusqu’à ce que la voix de Julie intervienne et ordonne à Mathis de finir ses céréales.

— Bon alors, microbe, dis-je en enfilant un jean et un tee-shirt noir. Pourquoi est-ce que tu m’appelles de bonne heure ? J’étais en train de manger mes Chocapic.

— Toi aussi tu manges des Chocapic ?

— Bien sûr. Attends… parce que toi aussi ?!

Je suis mort de rire à l’intérieur.

— Oui ! Tous les jours ! affirme-t-il, choqué.

— Waouh. C’est un truc de malade, mec.

Benoît, le mari de Julie, crie à son fils de se dépêcher. J’entends alors Mathis avaler ce qui reste très certainement de ses céréales et me dire la bouche pleine :

— Je voulais juste te dire bonjour. Je te passe maman, elle veut te parler !

— Salut, Mathis.

Mon neveu et moi avons une relation privilégiée, peut-être parce que c’était le premier – sa petite sœur Léa a vite suivi. J’ai trois grandes sœurs, Julie, Jade et Jessica, mais seule la première a des enfants.

Pour l’instant.

Je fais toujours en sorte de passer chez Julie toutes les deux semaines, et je donne des tuyaux à Mathis pour devenir un don Juan tout en respectant les femmes – sa mère m’a à l’œil.

— Allô.

Ma sœur reprend le téléphone et je lui demande ce qu’elle veut, tout en débarrassant la table. Elle s’assure que je n’ai pas oublié notre dîner de ce soir en compagnie de maman et Jade. Je lui réponds que, malheureusement, je m’en souviens.

— T’as intérêt à venir. On ne te voit pas assez souvent…

— Ouais, ouais, je sais, je suis un fils terrible et vous voulez tous me déshériter. Allez, à ce soir.

— Pff. Je t’aime, crétin.

— Je t’aime, sale chieuse.

Ne vous fiez pas aux apparences, Julie est ma sœur préférée. Je sais qu’on n’est pas censé avoir de préféré, mais si vous voulez mon avis, les gens qui disent ça ont juste peur de passer pour des gens horribles.

Moi ? Je m’en fous.

Pour ma défense, Jessica ne prend jamais la peine de passer du temps en famille, et de toute façon elle n’a jamais avalé la pilule de l’adoption – un petit frère caribéen ? Non merci.

Quant à Jade, c’est une casse-couilles froide et calculatrice de compète. Forcément, Julie gagne haut la main.

À part ça, ma vie est géniale.

Non, sans rire. Ma vie déchire, je n’ai absolument pas à me plaindre. J’ai une famille à peu près aimante et stable, un appartement avec vue en plein Paris, des études que j’aime et une vie sexuelle remplie.

Je n’ai jamais été aussi heureux d’être vivant.

*

Loan : J’ai un service à te demander.

Moi : Non, je ne coucherai pas avec toi. Enfin ça dépend. Tu me paies ?

Loan : Sois sérieux deux minutes. Violette a une nouvelle lubie. Elle veut qu’on ait une bande à la Friends (ne pose pas de questions).

Je lève les yeux au ciel, tentant de dissimuler mon portable à la vue de tous. C’est bien le genre de Violette, ça. Certes, je la connais depuis peu ; mon meilleur ami a décidé de me la présenter longtemps après sa rupture avec Lucie. Si j’ai bien tout suivi, c’était d’abord sa voisine, puis voilà qu’ils vivent désormais ensemble.

On les appelle les Violan parce qu’ils sont inséparables. Comme les Brangelina, mais en moins classe.

La meilleure amie de Violette a visiblement rejoint leur duo, même si je ne l’ai encore jamais rencontrée. J’évite de passer chez eux, en général, c’est bourré de tension sexuelle refoulée.

— Tu n’es pas d’accord, Jason ?

— Hum, hum, totalement, dis-je, d’un ton distrait.

Je ne sais absolument pas à quoi je viens de donner mon accord. Ma mère raconte une histoire aux filles, assise sur le canapé en cuir. Je reste adossé au mur du salon, un verre dans une main et mon portable dans l’autre.

Moi : OK. Et donc ?

Loan : Et donc elle a demandé qu’on rassemble nos amis en commun. Toi, moi, elle, Zoé et Ethan.

Moi : Ils sont 6, dans Friends. On est 5.

Loan : On s’en fout, Jason. Ramène ton cul à l’appartement ce soir, c’est tout.

Moi : Seulement si je suis Monica. Tu seras mon Chandler ;-)

Loan : Au point où j’en suis.

Je souris comme un idiot, ce qui alerte l’attention de ma mère. Je lève les yeux et constate qu’elle et mes sœurs me fixent du regard. J’abandonne mon sourire aussitôt, pris en faute.

— J’espère que c’est une femme qui te fait sourire comme ça, commente ma mère, un sourcil arqué. Ou un homme, d’ailleurs ! Tant que tu es heureux, je m’en fiche, tu sais.

Toujours la même rengaine. Ma mère est un vieux disque rayé. Je repose mon verre et saisis ma veste pour m’en vêtir. Il est temps de tailler la route.

— Il s’appelle Fabien et je l’aime, maman.

Jade roule des yeux, exaspérée. Ne cherchez pas, elle n’a aucun sens de l’humour. Ma mère, elle, me tape la main quand je m’approche pour déposer un baiser sur son front.

— Arrête un peu de te moquer de moi.

— C’est trop facile.

Elle me demande où je vais et Julie renchérit en annonçant que le dîner est bientôt prêt. Je déteste leur faire faux bond, mais…

— Je ne peux pas rester, je suis désolé. Loan vient de m’envoyer un message, il est en panne sur l’autoroute.

Je ne sais même pas pourquoi je m’entête à créer des mensonges si crédibles alors que je sais pertinemment qu’elles ne me croient pas. Ma mère me sourit mais je devine aisément sa déception. Une boule désagréable se forme dans ma gorge et j’hésite presque à rester.

Puis je pense aux conversations détaillées sur la césarienne et l’épisiotomie – les seules que Julie ait en stock ces temps-ci –, et mon choix est vite fait.

— Bon… alors file. Et passe le bonjour à Loan.

— Je le ferai.

Je leur adresse un clin d’œil et enfile mon bonnet avant de sortir par le portail principal. Je me dirige vers ma voiture quand j’entends le bruit des graviers derrière moi.

Ma sœur Jade est également sortie pour me rattraper, quelque chose à la main.

— Tiens, dit-elle, en tendant le bras.

C’est une enveloppe. Je n’ai pas besoin d’être un génie pour comprendre de quoi il s’agit. Forcément, je prends la mouche.

— Tu te fous de ma gueule ? Range ça.

— Maman a insisté, s’agace-t-elle. Ça ne me fait pas plus plaisir qu’à toi, je t’assure. Elle est persuadée que tu n’accepterais pas d’argent venant d’elle ou de papa. Alors elle m’a suppliée de t’en passer. Elle s’inquiète, c’est tout.

— Oui, bah elle ne devrait pas. Je m’en sors très bien.

— Tu es au chômage, Jason.

— Je ne suis pas au chômage, je suis étudiant, espèce de snob, rétorqué-je. Et je suis prof de natation dans un collège le mercredi. Ça compte !

Jade me regarde d’un air impassible et blasé. Elle veut juste que je me taise et que je prenne cette satanée enveloppe, ce que je ne ferai pas.

J’en ai vraiment ras-le-bol qu’on me prenne en pitié parce que j’ai décidé de ne pas emprunter le même chemin que papa. Ce n’est pas comme si je me droguais au lieu d’aller en cours, je ne sais tout simplement pas quoi faire de ma vie. Enfin, si : je veux voyager.

Sauf que, d’après eux, c’est une perte de temps.

— Prends-la.

— Nope, dis-je en souriant. Mais merci.

Je lui adresse un dernier clin d’œil et tourne les talons. Un jour, ils comprendront, j’en suis certain.

Mon téléphone vibre au moment où je prends la route direction l’appartement. J’ai trois messages, deux de Margot, une amie, et l’autre de « What’s her name again ? », mais je les ignore et réponds à l’appel entrant.

— Salut. Tu es où ? me demande Loan.

Je sens tout de suite qu’il angoisse un peu. Je ne comprends pas pourquoi, j’adore Violette. Beaucoup plus que Lucie, que j’ai toujours trouvée trop froide et coincée.

Comme Jade, elle n’avait pas d’humour. Je suis quelqu’un qui ne vit que pour rire, alors j’ai tendance à ne pas perdre mon temps avec des rabat-joie.

Violette, elle est drôle. Enfin, elle a surtout un pet au casque.

— J’arrive.

— Cool. Par contre, je préfère te prévenir tout de suite : Zoé, tu la touches pas. C’est clair ? Je ne veux pas me disputer avec Violette si jamais tu couches avec sa meilleure amie et lui brises le cœur. Alors garde-la dans ton pantalon, tu seras gentil.

Je fronce les sourcils en secouant la tête, faussement offusqué. Bon, d’accord, je me suis quelques fois demandé à quoi ressemblait la meilleure amie de Violette ; est-ce un crime ?

Mais si elle est hors compétition, je ne vais sûrement pas risquer ma peau en couchant avec elle. J’aurais trop peur que Violette envoie son lapin mangeur d’homme pour me bouffer la bite.

— T’inquiète pas pour ça, le rassuré-je, en mettant les clignotants. Après le coup désastreux que j’ai eu il y a dix jours, je ne compte pas recommencer de sitôt.

Loan rigole au bout du fil avant de répondre à Violette qu’il a découpé le fromage et sorti les nachos.

— C’était si terrible que ça ?

— Pire. Le plus mauvais coup de ma vie, mec. Tu verrais mon dos…

— Qu’est-ce qu’il a, ton dos ?

Je soupire en secouant la tête (j’aime les pauses dramatiques), et je réponds d’une voix solennelle :

— Il est trop tôt pour moi pour en parler.

Loan rit une nouvelle fois et me dit de me dépêcher. En raccrochant, les souvenirs de cette fameuse nuit me reviennent en mémoire. Ce n’est pas la première fois en dix jours. Cela commence toujours bien : les longues jambes de mon inconnue autour de ma taille, son parfum floral et ses cheveux courts et roses étalés sur mes draps blancs…

Sublime.

Mon corps s’en souvient encore, c’est certain. Il se souvient aussi du reste :

– d’abord, je veux me la péter un peu et la soulève… avant de la faire tomber entre la table et le canapé. OK, là, j’avoue, j’ai merdé;

– elle manque ensuite d’écraser mes chatons, chose qui, maintenant que j’y pense, a sûrement contribué à leur agitation ultérieure;

– pour la première fois depuis mes quinze ans, j’ai mis trois plombes à déshabiller une femme – fallait-il qu’elle mette un jean si serré ?

– pire : à ouvrir le préservatif. J’ai honte de le dire, mais c’est la vérité. Dans la précipitation, j’ai voulu l’ouvrir avec les dents, comme dans les pornos. Ça fait classe, vous voyez ? Évidemment, je n’ai réussi qu’à le déchirer. Quand je l’ai jetée par terre avec un grognement frustré, la capote a atterri sur la petite tête de Han Solo.

Je ne suis pas fier de cela non plus.

Heureusement, il n’a pas l’air si traumatisé que ça. C’est elle qui a pris de l’avance, en sortant un nouveau préservatif, tandis que je me battais avec le chat pour lui retirer le premier de la gueule.

Quand j’ai enfin réussi à entrer en elle – et le temps d’un très court instant, c’était le paradis sur Terre –, nos gestes étaient maladroits. Je ne sais pas ce qui fut le pire : me rendre compte qu’elle simulait ou Dark Vador, alerté par ses gémissements, qui s’est jeté sur mon dos pour me griffer furieusement.

Tout ça pour dire que les plans cul… j’ai donné pour le mois.

Devant la porte de Loan et Violette, je prends le temps de passer la main dans mes cheveux avant de frapper. Mon meilleur ami vient m’ouvrir, un torchon sur l’épaule.

— Salut. Vas-y, entre.

Je jette un œil à la cuisine, ouverte sur le salon, et je découvre Ethan assis sur l’un des hauts tabourets. Avant de devenir notre ami, celui-ci n’était seulement qu’un collègue de Loan – les deux sont pompiers. À dire vrai, depuis que Loan connaît Violette, je passe plus de temps avec Ethan qu’avec lui.

— Toi aussi, on t’a traîné ici ?

Il sourit en haussant les épaules.

— Je ne dis jamais non quand il s’agit de Friends.

Je le pointe du doigt.

— Je te préviens, j’ai dit prem’s sur Monica. Loan est Chandler. Violette est bien évidemment Phoebe, tu sais, à cause de… ajouté-je en tournant mon doigt près de ma tempe. Et toi… hum… Ross, ça te va ?

Il plisse le front en me jetant un regard noir.

— Tu rigoles ou quoi ? Je suis une Rachel née !

Je souris en lui donnant un high five. Loan nous regarde à tour de rôle, l’air médusé. C’est le moment que choisit Violette pour débarquer, tout en sourire et en robe de tulle mauve. On dirait un petit bonbon sucré.

Elle me fait la bise et je pose le bras sur ses épaules sous les yeux de Loan. Je ne sais pas s’il se rend compte qu’il contracte la mâchoire.

— Je suis contente qu’on soit tous ensemble.

— Zoé n’est toujours pas rentrée ? demande Loan, en s’approchant imperceptiblement d’elle.

Violette se libère de mon étreinte pour prendre les verres et les apporter au salon. Ethan se décide à l’aider.

— Non, elle est sur le che…

Comme pour lui donner raison, quelqu’un frappe à la porte. Violette roule des yeux en se plaignant qu’elle a encore oublié ses clefs. Étant le plus près de la porte, je me lève pour aller ouvrir.

— Laisse, j’y vais.

Et devinez quoi.

Non, allez-y, devinez.

Exactement : ce putain de karma.

J’ouvre la porte, m’apprêtant à saluer Zoé, mais les mots se coincent dans ma gorge quand je découvre la personne qui se trouve sur le seuil.

Oh merde.

Des cheveux roses, un piercing à la narine et une paire de seins mémorable entre toutes. Sans ajouter des yeux ronds qui me contemplent avec horreur.

Zoé est l’Inconnue.

Je reste immobile quelques secondes sans savoir quoi dire, jusqu’à ce qu’elle soupire en fermant les yeux, l’air désabusé.

— Pitié, tuez-moi.

Commander Aime-moi, je te fuis