Prologue

5 novembre 1993

Anchorage, Alaska

 

Wren dépose les deux valises à roulettes près de la poussette et tire une longue bouffée de la cigarette négligemment fichée au coin de ses lèvres. Il souffle la fumée dans l’air glacé.

– C’est tout ? demande-t-il.

– Il manque le sac de couches.

J’hume l’odeur musquée de sa cigarette. J’ai toujours eu l’odeur du tabac en horreur. C’est toujours le cas, sauf quand c’est Wren qui fume.

– D’accord, je vais te le chercher, dit-il, lâchant sa cigarette dans la neige avant de l’écraser avec sa botte.

Il joint ses mains calleuses, souffle dedans et file, épaules rentrées, vers le tarmac où le Cessna qui nous a déposés attend son heure de retour vers Bangor.

Je le regarde s’éloigner, impassible, blottie dans la longue doudoune polaire qui me protège du vent glacial, m’accrochant farouchement à la rancœur qui me ronge depuis des mois. Si je lâche prise maintenant, je vais être submergée par la douleur, la déception et l’inévitable sentiment de perte qui m’habite et auquel je ne pourrais pas faire face.

De retour, Wren dépose le lourd sac rouge sur l’asphalte et un membre du personnel au sol vient récupérer mes bagages. Ils échangent des plaisanteries, comme s’il ne s’agissait que d’un énième transport de passager, puis l’homme s’en va en emportant mes affaires.

Il nous laisse, Wren et moi, dans un silence tendu.

– Alors ? Vers quelle heure arrives-tu ? demande-t-il, en grattant l’éternelle barbe brune qui lui recouvre le menton.

– Demain. À midi. Heure de Toronto.

Prions pour que Calla tienne les dix heures de voyage sans piquer de crise. Encore que cela m’éviterait d’en faire une moi-même. Au moins, nous voyagerons dans un avion plus stable que les éternels coucous que Wren tient tant à piloter. Bon Dieu, mais où avais-je la tête lorsque j’ai épousé un homme né et élevé pour être pilote de brousse ?

Wren hoche la tête d’un air absent et sort notre fille à moitié endormie de sa poussette pour la prendre dans ses bras :

– Alors ? Prête pour ton tout premier voyage dans un grand avion ?

Le sourire qu’il a pour la petite fait vriller mon cœur.

Pour la millième fois, je me demande si ce n’est pas moi la vraie égoïste dans l’histoire. Devrais-je serrer les dents et supporter toute la désolation et la solitude de l’Alaska ? Après tout, c’est moi qui ai fait les choix qui m’ont menée jusqu’ici. Papa me l’avait bien dit lorsque j’ai reconnu devant mes parents avoir pleuré au moins une fois par jour toute cette année passée, en particulier durant ces longues, pénibles et froides nuits d’hiver, quand la lumière du jour est quasi inexistante ; lorsque j’ai admis que ma relation avec Wren n’était pas aussi romantique que je l’avais pensé, que je détestais vivre sur cette dernière grande frontière de l’Amérique ; que je souhaitais retourner vivre auprès de ma famille, de mes amis, retrouver la joyeuse agitation de ma ville d’enfance, dans le pays qui est le mien.

De profondes rides se creusent entre les sourcils de Wren qui dépose un bisou sur le petit nez de notre innocente fille de dix-sept mois avant de la poser par terre. La petite trottine cahin-caha autour de nous, son petit corps trapu enveloppé dans une épaisse doudoune rose bonbon qui la préserve de la rudesse du froid.

– Tu n’es pas obligée de partir, Susan. Tu le sais.

Je me cabre à nouveau, aussi vite que je m’étais attendrie.

– Ah oui ? Et puis quoi ? Je reste ici à me morfondre ? À la maison avec Calla, en bonne femme au foyer, pendant que tu risques ta vie dehors pour des gens que tu ne connais même pas ? Je n’en peux plus, Wren. Chaque jour, c’est pire.

Au début, j’ai pensé que c’était le baby-blues. Mais après des mois d’allers-retours à Anchorage pour consulter un psy et obtenir un renouvellement d’antidépresseurs qui n’ont fait que m’abrutir, j’ai fini par accepter le fait que mes hormones n’avaient rien à voir. J’avais été si naïve de me croire capable d’encaisser les hivers de l’Alaska sous prétexte que j’étais née à Toronto, pensant qu’être mariée à l’homme de ma vie pouvait compenser la dureté du quotidien et surmonter la peur permanente qu’il puisse se tuer en faisant son métier. Que mon adoration pour cet homme, et l’attirance qui nous lie, seraient suffisantes pour supporter tout ce que ce maudit pays allait me faire endurer.

Les mains glissées dans les poches de sa longue veste à carreaux, Wren s’abîme dans la contemplation du gros pompon vert du bonnet de notre fille.

– T’es-tu au moins renseigné sur les vols disponibles pour Noël ? dis-je, dans une ultime tentative pour le convaincre.

– Je ne peux pas m’absenter aussi longtemps, ça aussi tu le sais.

– Wren, enfin, c’est toi le boss de cette compagnie !

Je désigne l’avion qu’il avait affrété pour Anchorage, dont la carlingue est flanquée du logo « Alaska Wild ». Ce logo figure sur bien d’autres appareils, tous appartenant à la compagnie aérienne Fletcher, l’entreprise familiale que le père de Wren lui a léguée à sa mort cinq ans plus tôt. J’ajoute :

– Tu peux prendre autant de congés que tu veux !

– On a besoin que je sois là, on compte sur moi.

– Je suis ta femme ! Je compte sur toi ! On compte sur toi, Wren !

Ma voix se brise dans un sanglot. Wren soupire et se masse entre les sourcils :

– On ne peut pas continuer comme ça. En m’épousant, tu savais que l’Alaska, c’est chez moi. C’est trop tard pour me faire changer d’avis. Tu ne peux pas t’attendre à ce que j’abandonne ce qui est toute ma vie.

Les larmes me brûlent les joues et je les essuie d’un geste furieux.

– Ta vie ? Et la mienne, alors ? Devrais-je être la seule de nous deux à tout sacrifier ?

J’avais rencontré Wren à un enterrement de vie de jeune fille à Vancouver. Jamais je n’aurais imaginé tomber follement amoureuse d’un pilote. Ce n’était pas prévu mais c’était arrivé et depuis, j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour maintenir notre relation, et je l’ai fait avec toute la passion dont sont capables les femmes éperdument amoureuses. J’ai déménagé à l’autre bout du pays, en Colombie britannique et je me suis inscrite à une formation d’horticulture, afin d’être plus proche de l’Alaska. Puis, lorsque je suis tombée enceinte, j’ai lâché les études et emménagé à Bangor où nous pourrions nous marier et élever notre fille. Mais la plupart du temps, je me sens comme une mère célibataire. Wren passe sa vie dans ce fichu aéroport, soit pour piloter, soit pour planifier de nouveaux décollages.

Et pendant ce temps, à quoi ai-je droit ? Aux dîners qui refroidissent, à la petite qui réclame sans arrêt son « ba-ba » et une terre subarctique inhospitalière sur laquelle j’aurais de la chance de voir pousser ne serait-ce qu’une mauvaise herbe. Au fur et à mesure, j’ai abandonné à cet homme des parties de moi et, ce faisant, je me suis perdue, corps et âme.

Par-dessus mon épaule, Wren suit du regard un vol commercial s’envoler à destination de l’aéroport international le plus proche. Il ne rêve lui aussi que de s’envoler, loin de nos incessantes disputes.

– Je ne souhaite que ton bonheur, déclare-t-il. S’il faut pour ça que tu retournes vivre à Toronto, je ne t’en empêcherai pas.

Il a raison : nous ne pouvons pas continuer ainsi, surtout s’il n’est pas disposé à faire le moindre sacrifice pour me garder auprès de lui. Mais comment peut-il renoncer aussi facilement ? Lorsque je lui ai annoncé que je n’avais pris qu’un aller simple, c’est tout juste s’il a bronché. Non pas que j’en sois vraiment surprise – dévoiler ses sentiments n’a jamais été son fort. Mais au point de nous amener ici, dans le froid, et de nous planter là avec nos valises sur le sol gelé… Peut-être ne nous aime-t-il pas assez ?

Je me mets à espérer que maman ait raison. Quelques mois sans sa femme pour lui préparer ses repas et réchauffer son lit le soir lui donneront des pistes de réflexion. Il comprendra alors qu’il peut voler partout, même à partir de Toronto. Il comprendra qu’il ne peut pas vivre sans nous.

Je prends une grande inspiration.

– Il faut que j’y aille.

Wren me dévisage de son regard gris acéré, le même qui m’a pris au piège il y a quatre ans de cela. Si j’avais su à l’époque dans ce bar que l’homme si beau et bien bâti qui s’était assis à côté de moi pour commander une Budweiser allait finir par me briser le cœur…

– Bon, dit-il. Je suppose qu’on se reverra quand tu seras prête à revenir à la maison.

Le léger enrouement dans sa voix a presque raison de ma ferme résolution. Mais un seul mot me donne de la force et je m’y accroche : maison. L’Alaska n’est pas ma maison. C’est ainsi et si Wren ne le voit pas, c’est qu’il s’y refuse. Une boule se forme dans ma gorge et je peine à déglutir.

– Calla, chérie ? Dis au revoir à papa.

– Au ‘voir, ba-ba ! dit-elle, agitant sa petite moufle avec un grand sourire.

Inconsciente du cœur brisé de sa maman.

1

26 juillet 2018

 

Cette calculatrice n’est pas à moi.

Je souris amèrement tandis que j’examine le contenu du carton – brosse à dents, dentifrice, tenue de sport, une boîte de mouchoirs, un maxi flacon d’Advil, un sac de produits de beauté avec quatre tubes de rouge à lèvres entamés, de la laque, une brosse à cheveux et six paires de chaussures que je gardais autrefois sous mon bureau. C’est là que je remarque le coûteux engin de calcul. Le mois dernier, j’avais réussi à convaincre mon supérieur que j’allais en avoir besoin. De toute évidence, l’agent de sécurité chargé de nettoyer mon bureau de tous mes effets personnels pendant que je me faisais crûment virer de mon job avait dû penser qu’elle m’appartenait. Probablement à cause du nom « Calla Fletcher » marqué au feutre indélébile dessus, un avertissement à l’attention de mes collègues qui auraient eu l’idée de me la piquer. Qu’ils aillent se faire voir, c’est la mienne, maintenant !

Je m’accroche bec et ongles à ce petit bout de satisfaction que m’octroie cette décision tandis que le métro déboule du tunnel de la station Yonge. Dans le wagon plongé dans le noir, je fixe mon reflet dans la vitre, ignorant de mon mieux le picotement dans ma gorge.

Le métro de Toronto est tellement calme et désert à cette heure de la journée que j’ai pu m’asseoir où je voulais. Je peine à me rappeler de la dernière fois que j’ai eu ce luxe. Pendant presque quatre ans, pour aller et revenir du travail, j’ai dû m’entasser dans des wagons bondés, asphyxiée par les odeurs corporelles et ballottée dans les incessantes et infernales bousculades de l’heure de pointe. Mais cette fois-ci, le trajet pour rentrer chez moi est bien différent.

Aujourd’hui, j’avais tout juste fini de savourer les dernières gouttes de mon latte acheté chez Starbucks – taille venti – et sauvegardé mes derniers fichiers Excel lorsqu’un message est arrivé sur ma boîte mail, m’informant que le patron voulait que je descende le voir dans la salle Algonquin au deuxième étage. Sans trop y réfléchir, je m’étais emparée d’une banane et de mon carnet de notes avant de traîner les pieds jusqu’à la petite salle de conférence.

Je l’y ai retrouvé, accompagné de son supérieur et de Sonja Fuentes, des ressources humaines. Cette dernière tenait entre ses mains enflées une épaisse enveloppe kraft marquée à mon nom. Je me suis assise face à eux et les ai bêtement écoutés me déblatérer chacun leur tour un discours maintes fois répété : la banque avait récemment fait installer un nouveau système prenant en charge bon nombre de mes tâches d’analyste des risques, et mon poste avait été de fait éliminé ; j’étais une employée modèle et cette décision n’était en rien le reflet de mes capacités professionnelles ; évidemment, la société m’assurerait un important soutien financier durant cette période « transitoire ».

Je crois bien être la seule personne de toute l’histoire de l’humanité à avoir mangé une banane entière pendant qu’on la licenciait. La « transition » s’appliquait à effet immédiat. Autrement dit, pas la peine de retourner à mon bureau pour saluer mes collègues ou prendre mes affaires. J’allais être raccompagnée jusqu’au service de sécurité comme une vulgaire criminelle, on allait me remettre un carton contenant mes affaires et m’escorter vers le trottoir. Apparemment, c’est la procédure standard de la banque quand on se sépare d’un employé.

Quatre ans à m’aveugler sur des tableurs, à lécher les bottes de traders égoïstes dans l’espoir qu’on me recommande pour une promotion, à veiller tard pour couvrir les bourdes d’autres analystes, à organiser des activités pour « renforcer l’esprit d’équipe », m’assurant qu’on n’aurait ni chaussures de bowling usées, ni buffets pleins de glutamate, tout ça pour ça ! Quinze minutes d’entretien et me voilà sans emploi.

Je savais que cette machine finirait par être installée, que les postes d’analystes seraient réduits et le travail redistribué. Mais j’ai été assez stupide pour me croire indispensable et penser que je serais épargnée. D’ailleurs, combien d’autres têtes étaient tombées, aujourd’hui ? Suis-je la seule à avoir perdu la mienne ? Mon Dieu ! Et si j’étais la seule de l’équipe à avoir été virée ?

Les larmes menacent et je cligne des yeux pour les chasser, mais quelques-unes parviennent à s’échapper. D’un geste rapide, je sors mouchoir et miroir de poche du carton et entreprends de me tamponner délicatement les yeux pour ne pas ruiner mon maquillage.

Le train tressaute en s’arrêtant en gare et des usagers grimpent à bord, s’éparpillant dans la rame tels des chats errants à la recherche d’une place suffisamment éloignée de celle des autres. Tous à l’exception d’un grand costaud en uniforme bleu qui s’affale sur la banquette rouge pile en face de moi. Je serre les genoux pour ne pas entrer en contact avec sa cuisse. Le voyageur s’empare d’un exemplaire froissé de Now sur le siège d’à côté et commence à s’éventer avec, ce qui m’envoie son haleine chargée de pastrami dans le visage.

– Il fait frais, je devrais peut-être rester là, marmonne-t-il pour lui-même en essuyant la pellicule de sueur de son front, visiblement inconscient de l’immense gêne qu’il m’occasionne. Avec l’humidité qu’il fait dehors, je vais sentir la mort.

Je fais comme si je n’avais rien entendu – aucune personne sensée ne fait la causette dans les transports – et dégaine mon téléphone pour relire les textos que Corey et moi nous sommes envoyés pendant que j’étais restée abasourdie sur Front Street, essayant de comprendre ce qu’il venait de m’arriver.

Je viens d’être virée.

Merde, alors ! Désolé pour toi.

On peut boire un café ?

Impossible. Désolé. Débordé.

Des clients par-dessus la tête.

Et ce soir ?

Possible. On s’appelle plus tard ?

L’usage d’un point d’interrogation en fin de phrase indique que même un petit coup de fil à sa copine pour la réconforter, c’est peut-être trop demandé. C’est vrai qu’il est submergé par le stress ces derniers temps. L’agence de publicité pour laquelle il travaille lui fait faire des heures à n’en plus finir, comme un esclave, pour apaiser leur plus gros client, qui est aussi le plus désordonné. S’il veut avoir la moindre chance d’obtenir la promotion sur laquelle il lorgne depuis deux ans, il a tout intérêt à assurer cette campagne à fond. Ces trois dernières semaines, je n’ai pu le voir que deux fois. Je ne devrais pas être surprise qu’il n’ait pas le temps pour un café.

Pourtant, je suis déçue.

– Vous savez, quand il fait ce temps-là, j’aimerais parfois pouvoir être une femme. Vous avez l’avantage de pouvoir être moins habillées.

Ce coup-ci, c’est bien à moi que le voyageur sudoripare s’adresse. En plus, il me dévisage et baisse discrètement les yeux vers mes jambes nues, révélées par ma jupe crayon noire. Je lui adresse un regard sans expression, serre les cuisses et me détourne le plus loin possible, le visage à moitié dissimulé derrière le rideau de ma longue chevelure cannelle.

Semblant percevoir ma mauvaise humeur, il ajoute :

– Oh, vous vivez une sale journée, conclut-il en désignant le carton sur mes genoux. Ne vous en faites pas, vous n’êtes pas la seule. Avec les années, j’en ai vu des gens quitter des bureaux.

Je lui donne la cinquantaine, sa chevelure rêche est plus sel que poivre et il a une calvitie sur le haut du crâne. Sur sa chemise, j’aperçois brièvement une étiquette marquée « Williamson Custodians Co ». Probablement un employé d’une de ces compagnies de ménage engagées par des entreprises comme la mienne. Quand je travaillais tard, je les voyais pousser leur chariot d’entretien avec nonchalance le long des bureaux à cloison, tâchant de vider les corbeilles des employés sans les déranger.

– J’ai démissionné, mentis-je en replaçant le couvercle du carton, dissimulant son contenu à l’abri de ses regards indiscrets.

Ma fierté est trop blessée pour évoquer ce qui vient de se produire à haute voix avec de parfaits étrangers. Son sourire indique qu’il n’en croit rien :

– Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?

– Analyse des risques, pour une banque.

Mais pourquoi est-ce que je continue à lui répondre ?

L’homme hoche la tête, comme s’il connaissait parfaitement le sujet. Si quatre ans plus tôt, avec mon diplôme de l’université de Toronto tout juste obtenu, on m’avait demandé ce qu’était un analyste, je n’aurais pas su quoi répondre. Mais quand on m’a offert le poste, j’ai été plutôt extatique. Ce travail a été ma première expérience de jeune travailleuse. Un salaire presque convenable, avec mutuelle et retraite, le tout pour une grande banque. Des points à cumuler sur le chemin d’une « bonne carrière », surtout quand on est une jeune femme de 22 ans, fraîchement diplômée et bonne en maths.

Il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre que le travail d’un analyste consistait surtout à remplir des tableurs et à faire en sorte que les résultats de formules coïncident pile avec ce que vous voulez. Un singe savant pourrait presque le faire à votre place. Pour être franche, la plupart du temps, je m’ennuie à mourir à mon poste.

– Pourquoi avoir démissionné ?

Un trémolo dans la voix, j’avoue la vérité :

– Je n’ai pas démissionné. Appelez ça une restructuration des équipes.

– Oh, je sais ce que c’est.

Il marque une pause et m’observe intensément.

– Mais vous aimiez votre travail ?

– Il existe vraiment des gens qui aiment leur travail ?

Il ricane.

– Voyons, vous êtes trop jeune pour être cynique. Appréciez-vous vos collègues, au moins ?

Je repense à mon équipe. À Mark, chargé de micro gestion, avec sa constante haleine de café, qui organise des réunions uniquement pour valider ses objectifs et qui note à la minute près les pauses déjeuner, du départ jusqu’au retour au bureau ; à Tara, l’éternelle employée de type A, dénuée de toute vie sociale, qui passe ses week-ends à envoyer des notes de service par mail du genre « Urgent » ou « Priorité Absolue » et qui sature les boîtes de réception dès le lundi. Raj et Adna sont sympathiques, bien qu’ils ne sortent jamais boire des pots avec les autres après le boulot et que je n’ai jamais pu leur dire « salut, comment ça va aujourd’hui ? » sans les faire rougir comme des pivoines. Il y a aussi May, qui travaille dans le box juste à côté du mien, toujours en retard sur ses rendus et qui empeste les locaux avec l’éternel chou fermenté qu’elle mange à son bureau, alors que la convention collective interdit fermement les aliments trop odorants. Je dois à chaque fois quitter mon bureau ou passer dix minutes à me retenir de vomir. Tous. Les. Jours.

– Pas vraiment, admets-je.

Pour être honnête, je ne me rappelle pas de la dernière fois où je me suis levée de bon cœur, ou d’un jour où je n’aurais pas regardé l’heure défiler. En revanche, j’adorais la sensation que me procurait chaque soir le fait d’éteindre mon ordinateur et de prendre mon manteau pour partir.

Le voyageur m’adresse un sourire malicieux.

– Dans ce cas, votre renvoi est peut-être une bonne chose.

– Oui. Peut-être.

Nous approchons de la station Davidsville. Je soupire d’aise et me lève de mon siège, soulagée de pouvoir mettre fin à cette conversation sans paraître grossière. Le carton de travers sous le bras, j’agrippe fermement la barre et attend que le train s’arrête.

– À votre place, je ne m’en ferais pas trop, dit le voyageur en se soulevant de son siège au moment où le wagon s’immobilise. Vous aurez sûrement trouvé un autre boulot dans une autre banque en un rien de temps.

Il essaye juste de se montrer rassurant. Je lui adresse un sourire tendu mais poli.

Les portes du métro s’ouvrent et je m’engage sur le quai.

Le voyageur s’engage pesamment à ma suite :

– J’étais comme vous, vous savez ? Moi aussi, j’ai quitté un bureau du centre-ville avec mon carton sous le bras. Bien sûr, ça a flanqué un coup à mon estime, mais ça m’en a aussi flanqué un aux fesses. J’ai décidé de me servir de mes indemnités et j’ai fondé une entreprise de nettoyage avec mes frères. Je n’aurais pas cru que ça serait mon destin, mais il n’aurait rien pu m’arriver de mieux. Même quand les temps sont durs, je ne souhaiterais pour rien au monde faire autre chose.

Puis, il m’adresse un clin d’œil et lève en l’air son magazine roulé.

– C’est le destin. Croyez-moi, jolie dame, de grandes et meilleures choses vous attendent. Je le sens d’ici !

Plantée sur le quai, j’enserre mon carton contre moi et regarde l’enthousiaste agent d’entretien déambuler vers la sortie. Il jette son magazine à la poubelle en sifflotant, comme si récurer des toilettes et passer la serpillière le rendait vraiment heureux. Après tout, peut-être a-t-il raison ? Peut-être qu’avoir perdu mon job va s’avérer être la meilleure chose qui me soit jamais arrivée.

Je secoue la tête et me dirige vers la sortie. Trois pas plus loin, le fond de mon carton cède et mes affaires se répandent partout sur le sol crasseux du métro.

*
*     *

Lorsque je m’engage dans l’allée en pierre, mon front est couvert d’une fine pellicule de sueur – la maison est à dix minutes de marche de la station. Cela va faire quinze ans que ma mère et moi vivons dans cette maison avec Simon, mon beau-père, qui l’a rachetée il y a plusieurs années à ses parents retraités à un prix bien inférieur à celui du marché. Un bon investissement, d’autant que le prix des maisons à Toronto ne cesse d’augmenter. Les coups de fil de la part de prospecteurs immobiliers sont monnaie courante. Nombreuses sont les agences désireuses de tirer profit de cette maison de type victorien s’élevant sur trois étages, en briques brunes, bien située et construite dans un large coin de rue. Après des années de travaux, elle est entièrement rénovée. Aux dernières nouvelles, l’expertise l’évaluait à plus de deux millions.

Il est presque midi. Je n’ai qu’une envie, aller pleurer sous une bonne douche chaude, puis me mettre au lit sans voir personne jusqu’au lendemain. J’ai presque atteint les marches du perron lorsque surgit de la porte menant au cabinet de psychanalyse de Simon une petite femme discrète, d’âge moyen, en pantalon noir mal ajusté et en train de sangloter. Nos regards se croisent brièvement, puis elle rentre la tête dans les épaules et file droit vers une vieille voiture verte – du genre ringard. Probablement une patiente. On dirait bien que son rendez-vous s’est mal passé. Ou pas. D’après Simon, les vrais progrès ne sont pas faciles à atteindre. Je me sens réconfortée. Au moins, je ne suis pas la seule à avoir eu une sale journée.

Une fois à l’intérieur, je dégage mes talons hauts et laisse tomber le carton défectueux sur le plancher, trop contente d’en être enfin débarrassée. Sur le quai, deux de mes rouges à lèvres à quarante dollars pièce avaient explosé en morceaux et ma tennis gauche – d’une paire toute neuve et hors de prix – repose encore sur la voie ferrée à l’heure qu’il est. Pendant un instant, j’ai songé à descendre la récupérer mais j’imaginais déjà les gros titres. « Au fond du trou, une analyste fait le grand saut. » Quitte à être dans le journal, j’aime autant que ça ne soit pas à cette occasion.

Maman appelle depuis la cuisine :

– Il y a quelqu’un ?

Je bascule la tête en arrière et pousse un grognement étouffé. J’avais oublié qu’on était mardi. Maman ne va pas travailler à la boutique de fleurs avant quatorze heures.

– Ce n’est que moi, maman.

Le parquet craque sous ses pas et tandis qu’elle s’approche, sa longue jupe rose ondule autour de ses chevilles. Elle est suivie de près par Simon, portant l’un de ses éternels gilets à boutons et pantalon beige. Qu’importe qu’il fasse grand soleil dehors, sa présence refroidit toujours les lieux. Nouveau grognement étouffé. Je m’attendais à ce qu’il soit là – il est presque toujours là – mais je l’espérais déjà auprès de son prochain patient ou qu’il ne m’ait pas entendue arriver.

Maman fronce les sourcils.

– Mais qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-elle, passant de mon visage au carton qui gît à mes pieds. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Derrière elle, Simon affiche une inquiétude similaire.

Contrainte et forcée, je rejoue la scène pour eux et leur montre l’enveloppe contenant les détails de mon indemnisation. Tout le long de mon récit, ma gorge est nouée. Jusque-là, j’avais réussi à garder la face mais les larmes deviennent de plus en plus difficiles à contenir.

– Oh, ma chérie, je suis navrée !

Maman adresse un regard noir à Simon et je sais pourquoi. Mike, son meilleur ami, est vice-président de la banque. C’est lui qui m’a dégotté ce boulot. D’ailleurs, savait-il qu’on m’avait réservé la guillotine ? En avait-il parlé à Simon ? Mon beau-père était-il au courant ce qui m’attendait ce matin quand j’ai posé mon assiette dans l’évier avant de leur dire au revoir ?

Ce dernier a déjà enfilé ses lunettes pour se plonger dans ma paperasse alors que maman, elle, me prend dans ses bras et me caresse tendrement les cheveux, comme quand j’étais petite et que j’avais besoin d’être consolée. Le tableau est plutôt comique, étant donné que je fais dix bons centimètres de plus qu’elle.

– Ne t’en fais pas, ça arrive à tout le monde.

– C’est faux ! Vous, ça ne vous est pas arrivé !

Simon se plaint à longueur de journée que son carnet de rendez-vous est surbooké. Quant à maman, elle est l’heureuse propriétaire de sa propre boutique de fleurs sur Yonge Street depuis onze ans. Elle bafouille des exemples qu’elle peine à trouver :

– Nous, peut-être pas, mais... c’est arrivé à ton grand-père, et à Norman, le frère de Simon. Et à deux de nos voisins, aussi, souviens-toi !

– Ils avaient tous la quarantaine quand c’est arrivé. Je n’ai que vingt-six ans, bon sang !

Maman me jette un regard exaspéré, puis son front délicat se creuse.

– Qui d’autre a été renvoyé ?

– Je ne sais pas, je n’ai vu personne d’autre à la sécurité.

Et si l’équipe était en train de médire sur moi à cette heure ? Est-ce qu’ils étaient au courant que cela allait arriver ? De ses mains délicates, maman me masse affectueusement les épaules.

– Eh bien, s’ils laissent filer comme ça une de leurs meilleures employées, c’est que cette boîte est très certainement gérée par une bande d’imbéciles.

Nouveau regard noir vers Simon, à l’intention de Mike.

Même si je m’attendais à ce qu’elle dise quelque chose de ce genre – c’est ce que font les mères – je me sens légèrement mieux.

Je repose ma tête contre son épaule, réconfortée par son léger parfum de fleurs et la douceur de ses cheveux brun doré coupés au carré, tandis que nous attendons le verdict de Simon, toujours en train de consulter les papiers.

– Quatre mois de salaire, plus les indemnités... et un plan de reconversion dans une agence. Un arrangement très standard, déclare Simon avec son charmant accent so british à la Hugh Grant qu’il conserve, malgré trente ans de vie au Canada. Ce n’est pas si mal. Tu n’as ni loyer, ni emprunt à rembourser. Et tu as peu de frais, ajoute-t-il en remontant ses lunettes sur le haut de son crâne pour me fixer avec son regard bleu plein d’astuce. Mais comment ressens-tu tout cela ?

Simon adore me poser cette question, surtout quand il sait pertinemment que je ne veux pas y répondre. Il est psychiatre et, en tant que tel, il ne peut s’empêcher d’analyser tout et tout le monde. Maman dit qu’il souhaite que je puisse exprimer mes émotions sans être mal à l’aise. Depuis que je l’ai rencontré à l’âge de huit ans, il a toujours agi ainsi, m’ayant même demandé de but en blanc ce que je ressentais à l’idée que maman ait un nouveau copain.

– Je ressens le besoin d’être seule, répondis-je.

Compréhensif, Simon hoche la tête.

– C’est bien normal.

Je récupère mon enveloppe et pars vers les escaliers. Dans mon dos, j’entends Simon parler à voix basse.

– Susan ? Y a-t-il un autre sujet que tu souhaiterais aborder ?

Maman siffle entre ses dents.

– Pas maintenant !

Je me retourne vers eux. Maman et Simon se lancent des regards appuyés, jouent des sourcils et écarquillent les yeux. J’ai toujours trouvé très amusant cette manière qu’ils ont de communiquer... sauf quand c’est moi le sujet de la discussion.

– Qu’est-ce qui se passe ?

Maman m’adresse un sourire crispé et parle d’une voix légère :

– Rien d’important. Nous en parlerons plus tard, quand tu te seras un peu remise de tes émotions.

Je soupire.

– Dis-moi ce qu’il y a.

Maman finit par céder.

– Nous avons reçu un coup de fil, dit-elle, avant de marquer une pause. D’Alaska.

L’inquiétude me parcourt l’échine. Je ne connais qu’une seule personne qui vit en Alaska et je ne lui ai pas parlé depuis douze ans.

– Qu’est-ce qu’il veut ?

– Je n’en sais rien. Je n’ai pas pu décrocher le téléphone à temps et il n’a pas laissé de message.

– Rien d’important, alors.

Le froncement de sourcils de ma mère indique qu’elle pense le contraire. Même quand on se parlait encore, mon père n’a jamais été celui qui faisait des efforts pour se rendre disponible, ne serait-ce que passer un coup de fil pour dire bonjour.

– Tu devrais peut-être le rappeler, dit maman.

Je m’engage dans l’escalier.

– Demain. J’ai eu ma dose de déception pour la journée.

Et mon père m’a suffisamment déçue pour une vie entière.

2

– Tu sors ?

Simon consulte sa montre. L’idée que l’on puisse sortir voir des amis à vingt-trois heures le laisse perplexe. À moins que maman ne l’y oblige, à quarante-six ans, mon beau-père ne quitte jamais la maison, ou très peu. Pour lui, le summum du fun consiste à se servir un verre de cherry et de s’installer devant le dernier documentaire diffusé sur la BBC.

– Ça ne peut pas me faire de mal.

Par-dessus ses lunettes, il jette un rapide coup d’œil paternel à la tenue que je porte et retourne à sa lecture. Ce soir, j’ai jeté mon dévolu sur des talons hauts et sur la robe noire la plus courte et près du corps possible. Tenue qui, en n’importe quelle autre occasion, aurait pu me faire passer pour une escort girl, mais en juillet, un mardi soir sur Richmond Street ? C’est presque le strict minimum.

Simon ne fait presque jamais de commentaire sur ce que je porte et je lui en sais gré. Dieu sait quelle conclusion psychologique il tire de cet accoutrement. Une soudaine poussée d’égocentrisme pour pallier ma fierté blessée ? Un appel à l’attention générale, probablement ? Un sacré complexe d’œdipe ?

– Tu retrouves tout ton petit gang ?

– Non, ils ne sont pas en ville. Juste Diana.

Et Aaron sera là aussi, c’est presque certain. En boîte, on ne voit jamais l’un sans que l’autre finisse par débarquer. C’est classique de ma meilleure amie : prétendre vouloir passer une soirée entre filles et tout à coup, comme par hasard, son petit ami débarque – alors que j’ai surpris Diana lui signaler notre position par texto moins d’une demi-heure plus tôt.

– Pas de Corey, ce soir ?

– Il travaille tard.

Mon marmonnement peine à dissimuler mon agacement. En revanche, il veut que l’on se voie samedi soir, pour « déstresser » m’a-t-il écrit dans son dernier texto, ce qui pour lui est une autre façon de dire « s’envoyer en l’air ». D’ordinaire, je ne m’offusque pas de ce type de message, mais aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, ça m’agace. J’ai été virée et le fait qu’il ne prenne même pas dix minutes pour s’assurer que j’aille bien me triture l’esprit. Depuis quand est-il si obsédé par sa carrière et ses envies de promotion que j’en suis devenue à ce point négligeable ? Et comment cela a-t-il pu m’échapper jusque-là ?

Simon se met à faire à la moue :

– J’ai vu une photo de vous dans le bazar que tu as ramené. Tu sais, celle que vous avez prise l’été dernier ?

– Elle s’est toute abîmée quand le carton a cédé.

– Elle est sympa.

– Ouais.

Nous l’avions prise en juin dernier à Lake Joe, dans le chalet de ma copine Talia – le même chalet où Corey et moi nous sommes rencontrés à l’occasion d’un week-end prolongé de mai, alors qu’il rendait visite à un ami trois maisons plus loin. C’était un samedi matin et nous nous étions croisés en kayak sur une partie du lac normalement très fréquentée. À hauteur l’un de l’autre, nous avons ralenti et commencé à échanger des banalités du type « quelle belle journée, n’est-ce pas ? » D’abord, ce sont ses cheveux blonds bouclés qui ont attiré mon attention, puis son regard hypnotisant et son rire décontracté m’ont définitivement touchée. Je ne vous dit pas mon état quand j’ai appris qu’il vivait à High Park et que son lieu de travail était à seulement huit minutes.

Le temps de rejoindre côte à côte nos rivages respectifs, lui et moi avions convenu de déjeuner ensemble le jour même. Le soir, devant l’âtre de la maison de Talia, Corey et moi nous badigeonnions respectivement les lèvres de marshmallow fondu.

Sur la photo, nous sommes assis sur un monticule de rochers escarpés qui s’étendaient jusque dans le lac. En arrière-plan, des pins centenaires dominent la scène. Corey m’enserre les épaules de ses longs bras et nous sourions, fous amoureux l’un de l’autre. À cette époque, nous nous voyions au moins quatre fois par semaine, nos agendas respectifs étaient calqués l’un sur l’autre et il répondait à tous mes textos en seulement trente secondes avec d’adorables petits traits d’esprit. Chaque semaine, il commandait des fleurs à la boutique de maman et les disposait sur ma table de nuit – une attention qui avait consolidé chez elle une adoration quasi immédiate. C’était le temps où, gloussant bêtement, je devais repousser ses baisers insistants, même en public.

Mais en cours de route, les choses ont changé. Sur ma table de nuit, les fleurs se sont raréfiées, les réponses à mes textos prennent des heures et les baisers ne sont plus réservés qu’aux préliminaires.

Nous sommes devenus un couple posé. Peut-être trop. Il est peut-être temps que Corey et moi ayons une conversation. Gardons cette pensée pour plus tard.

– Je peux toujours la réimprimer.

Simon me regarde à nouveau, une expression inquiète sur son visage étroit. Il adore Corey, probablement encore plus que maman. Ils ont toujours été très prévenants avec mes petits copains et cette maison en a vu défiler quelques-uns au fil des ans. Mais il faut reconnaître que Corey est particulièrement attachant. Il est intelligent, calme et accessible. Le coin de ses yeux turquoise se creuse quand il sourit, il est attentif, pose mille questions pour mieux vous connaître et est complètement à votre écoute quand vous lui parlez. Il a un don pour ça. L’opinion des autres lui importe, mais dans le bon sens. Même énervé, il tournera sept fois sa langue dans sa bouche pour éviter de dire une chose qu’il finira par regretter.

C’est un type bien, travailleur et il m’a toujours traité avec respect. Un parfait gentleman. Et beau gosse ! Quels parents ne souhaiteraient pas pour leur fille qu’elle rencontre un Corey ?

Et pourquoi, alors que je viens d’établir la liste mentale de ses meilleures qualités, ai-je l’impression que j’essaye de m’en convaincre ?

Simon marmonne :

– Bon, et bien... surveillez vos verres et ne vous séparez pas, surtout.

– C’est promis. Dis bonsoir à maman pour moi.

Elle dort déjà à poings fermés. C’est la pleine saison des mariages et elle doit se lever tôt pour terminer ses commandes de bouquets de mariée à temps pour le week-end. Je suis sur le point de franchir la porte quand Simon appelle :

– N’oublie pas de mettre les containers sur le trottoir !

Je bascule la tête en arrière et gronde :

– Je le ferai en rentrant !

– Tu vas descendre les ordures à trois heures du matin ? demande-t-il d’un ton neutre.

Il sait pertinemment que ce n’est pas en rentrant de soirée en titubant sur les marches que je vais me motiver à m’occuper des poubelles, du recyclage et du compost. J’ouvre la bouche, prête à demander à mon beau-père de s’en occuper, juste pour cette fois-ci, quand :

– Descendre les poubelles une fois par semaine en échange du loyer et des charges, c’est un compromis plutôt raisonnable, tu ne crois pas ?

– Si.

Il a raison. Deux fois par semaine, une femme de ménage passe nettoyer la maison et s’occuper du linge. Maman nous fait livrer les courses et des plats préparés bio, naturels, sans gluten ni hormones, ni produits laitiers. Il est donc rare que j’aie à cuisiner ou à sortir faire les emplettes. En plus, je profite toujours que Simon porte ses gilets et pantalons au pressing pour incruster mes jupes et mes chemisiers sur sa note.

J’ai vingt-six ans, aucune traite à payer et malgré un salaire décent, maman et Simon m’ont logée et entretenue pendant quatre ans, sans jamais s’en plaindre. Ils aiment m’avoir chez eux et j’apprécie grandement le train de vie que cela m’autorise. Donc, la moindre des choses est de sortir les « containers » une fois par semaine.

Ce qui ne freine pas ma répartie :

– Tu m’obliges à le faire juste parce que tu détestes ça !

– Pourquoi crois-tu qu’on te garde depuis si longtemps ? lance-t-il, juste avant que la porte ne se referme dans mon dos.

*
*     *

– Je te retrouve là-bas, Diana.

Les roulettes du bac de compost vibrent sur la chaussée tandis que je dépasse l’Audi de maman et la Mercedes de Simon, en direction du trottoir. Je le tire d’une main et garde mon téléphone contre mon oreille de l’autre. La maison est une des seules du coin dotée d’une allée, assez large pour y mettre au moins trois voitures. Dans le quartier, c’est la guerre pour se garer, un souci d’autant plus épineux en hiver quand, en plus de la voiture du voisin, il faut se démener avec quinze centimètres de neige.

Paniquée, Diana crie dans le téléphone par-dessus la foule pour se faire entendre :

– Si tu ne te dépêches pas, on va se faire refouler partout !

– Relax, on entrera quelque part, comme chaque semaine.

Il suffira de faire du charme aux videurs ou, au pire des cas, de leur glisser un ou deux billets en douce pour passer devant la file d’attente conçue exprès pour faire croire que l’endroit est plein à craquer, alors qu’en réalité, c’est toujours désert.

Il y a bien des avantages à être deux jolies jeunes femmes et ce soir, je compte bien en tirer un maximum de profit. J’ai beau être ravagée de l’intérieur, j’ai mis le paquet à l’extérieur pour que ce soit insoupçonnable.

– Mon Uber est en chemin, dis-je. Choisis où tu veux aller et envoie-moi un texto quand tu y es. J’y serai dans un quart d’heure.

En fait, j’en ai plutôt pour vingt-cinq minutes mais si je lui dis ça, Diana va me poser un lapin. Après avoir déposé sac et portable sur le capot de la voiture de Simon, je tire les trois bacs bleus du recyclage sur le trottoir en prenant garde à ne pas me casser un ongle. Puis, je fais demi-tour pour m’occuper des deux grandes poubelles vertes.

Soudain, du coin de l’œil je capte un mouvement, une demi-seconde avant que quelque chose ne me frôle la jambe. Avec un cri de surprise, je bondis en arrière, perds l’équilibre et mes fesses viennent atterrir sur un rosier qui ne manque pas de piquant. Un gros raton laveur passe devant moi à vive allure, suivi de près par un autre qui prend le temps de me babiller son indignation au visage.

– Bordel !

La chute a été rude et je m’en tirerai avec un beau bleu en fin de soirée. En revanche, ce qui me fait vraiment mal, c’est le talon haut brisé net, juste à côté de mon pied. J’enlève la Louboutin ruinée et la balance rageusement en direction des ratons laveurs. Mais ils sont déjà bien à l’abri sous une voiture d’où ils m’observent, la lumière du porche se reflétant dans leurs petits yeux de fouines.

La porte de la maison s’ouvre sur Simon.

– Calla, tu es là ?

Il me trouve assise dans l’herbe, en train de bouder. Je marmonne :

– Tim et Sid sont de retour.

Nous n’avions pas revu les deux ratons depuis un mois, alors qu’ils profitaient de la meilleure période de l’année pour visiter notre quartier chaque mardi soir. J’avais fini par me dire qu’ils avaient trouvé une autre famille à martyriser ou qu’une voiture les avait écrasés.

– Mon intuition me disait qu’ils finiraient par revenir, dit Simon, avant de me tendre le téléphone. L’Alaska à l’appareil.

Je secoue la tête et épelle en silence :

– Dis que je ne suis pas là !

Mais c’est trop tard. Simon garde patiemment le bras tendu vers moi, ses sourcils broussailleux arqués vers le haut. De toute façon, il ne m’a jamais couvert. C’est son côté psy : on ne fuit pas les problèmes, on y fait face.

Et si on en croit ce que dit Simon, mon plus gros problème, c’est ma relation avec Wren Fletcher. Ou plutôt le manque de relation, car c’est un quasi inconnu pour moi. Autrefois, j’ai cru le connaître, quand je l’appelais, m’imaginant sa chambre, sa maison, l’homme à l’autre bout du fil. Bien sûr, je savais de quoi avait l’air mon vrai père. Maman m’avait déjà montré une photo : une chevelure hirsute couleur beurre de cacahuètes, un doux regard gris, un jean et une épaisse veste bleu marine de la navy qu’il portait même en plein mois d’août, posant fièrement près d’une rangée d’avions. Une beauté brute, disait maman et même toute jeune, alors que je n’aurais pas dû, je comprenais ce qu’elle entendait par là.

Il arrivait qu’il ne réponde pas au téléphone, ce qui me laissait déçue pour la journée. Mais parfois, quand j’avais de la chance, je pouvais lui parler entre deux trajets. Nous parlions rarement plus d’un quart d’heure, de l’école, de mes copines ou de mon hobby du moment. C’était surtout moi qui parlais mais j’étais si contente que je ne m’en rendais pas compte. D’après maman, papa n’a jamais été un grand bavard.

Elle disait aussi que ne nous serions jamais une famille unie. Papa avait sa vie en Alaska et nous la nôtre à Toronto. C’était ainsi, et j’ai appris très tôt à accepter cette réalité. Après tout, je ne connaissais rien d’autre. Pourtant, je lui avais souvent demandé de venir me rendre visite. Il avait tant d’avions à disposition. Il lui suffisait de monter dans l’un d’eux et de voler jusqu’à nous.

Il avait toujours une bonne excuse et maman ne lui avait jamais forcé la main. Elle ne le connaissait que trop bien. Moi ? Je ne l’ai jamais vu autrement qu’avec le regard d’une petite fille émerveillée qui souhaitait plus que tout pouvoir rencontrer l’homme discret à l’autre bout du fil.

Je me dresse sur mes pieds et balaye la saleté de mon postérieur. Puis je remonte vers la maison en boitant dans mon unique chaussure, sans jamais quitter mon patient et compréhensif beau-père du regard.

Finalement, je lui prends le téléphone des mains.

– Allô ?

Une voix de femme me répond :

– Allô, Calla ?

Incrédule, je regarde Simon.

– Oui. Qui est-ce ?

– Je m’appelle Agnès. Je suis une amie de votre père. J’ai trouvé votre numéro dans les affaires de Wren.

– D’accord.

Une étincelle de peur inattendue prend vie en moi. Pourquoi cette femme a-t-elle fouillé dans les affaires de mon père ?

– Est-ce qui lui est arrivé quelque chose ?

– On peut dire ça, oui.

Elle marque une pause et je retiens ma respiration, craignant la suite.

– Votre père a un cancer du poumon.

– Oh…

Je prends place sur la dernière marche en haut de l’escalier, les jambes soudain flageolantes, imitée par Simon qui s’assoit une marche plus bas.

– Je sais que votre relation a été plutôt compliquée, poursuit Agnès. Mais j’ai pensé que vous voudriez savoir.

Compliquée ? Carrément inexistante, oui. Il y a une longue pause et mon interlocutrice reprend :

– J’ai trouvé une copie de ses résultats médicaux en faisant sa lessive, dans l’une de ses poches. Il ne m’a rien dit et il ignore tout de cet appel.

Je comprends ce qu’elle sous-entend : mon père n’a aucunement l’intention de m’en parler.

– Et… à quel stade est-il ?

– Je ne suis pas très sûre mais les médecins ont recommandé un traitement.

Sa voix est aiguë, avec un léger accent qui me rappelle celui de mon père, du moins, dans les vagues souvenirs que j’en ai.

– Eh bien, d’accord, dis-je, sans savoir trop quoi ajouter. Je pense que les médecins savent ce qu’ils font. Merci pour votre appel et pour m’avoir…

– Pourquoi ne viendriez-vous pas lui rendre visite ?

J’en reste bouche bée.

– Lui rendre visite ? En Alaska, vous voulez dire ?

– Oui. Bientôt, avant qu’il ne débute son traitement. S’il le faut, nous paierons votre billet d’avion. C’est la haute saison en ce moment, mais j’ai pu vous trouver un vol pour Anchorage qui part ce dimanche.

– Ce dimanche ?

Dans trois jours ?

– Jonah viendra vous récupérer pour effectuer le reste du trajet.

La tête me tourne.

– Pardon, mais qui est Jonah ?

Son rire est à la fois doux et mélodieux.

– Oh, mes excuses. C’est notre meilleur pilote. Vous voyagerez en toute sécurité avec lui.

J’ai bien entendu : notre meilleur pilote ; nous paierons votre billet d’avion. Cette Agnès s’est présentée comme une amie de mon père. Elle semble être bien plus que ça.

– Et Wren adorerait vous voir.

J’hésite avant de prendre la parole.

– C’est ce qu’il vous a dit ?

Elle soupire.

– Il n’a pas besoin de le dire. Vous savez, votre père est… un homme compliqué. Mais il vous aime et il a beaucoup de remords.

Peut-être que les silences et la passivité de papa lui conviennent, mais ce n’est pas mon cas.

– Je suis désolée, dis-je. Je ne peux pas juste bondir dans un avion pour l’Alaska, comme ça…

J’en perds mes mots. Concrètement, je suis au chômage et je n’ai rien de prévu dans les prochains jours. Quant à Corey, je pourrais faire l’aller-retour qu’il ne se rendrait probablement même pas compte que je suis partie. Dans les faits, je peux bondir dans un avion, mais ce n’est pas la question.

– Je sais que c’est beaucoup à encaisser d’un coup, dit Agnès. Mais faites-moi une faveur et pensez-y. Ce serait l’occasion pour vous de le connaître. Je pense vraiment que vous l’aimeriez beaucoup.

Sa voix devient rauque. Elle l’éclaircit et ajoute :

– Avez-vous de quoi écrire ?

– Euh… oui.

Je pioche un stylo dans la poche de chemise de Simon – je peux toujours compter sur lui pour en être équipé – et prends note du numéro d’Agnès au dos de sa main, bien qu’il soit probablement affiché sur le combiné. Elle me dicte également son adresse e-mail.

Lorsque je raccroche, je me sens comme nimbée de brouillard.

– Il a un cancer.

– C’est ce que j’ai cru comprendre, dit Simon qui passe un bras autour de mon épaule et m’attire contre lui. Et cette femme à qui tu as parlé veut que tu viennes lui rendre visite.

– Agnès, oui. Et c’est bien le souci : elle veut que je vienne, pas lui. Il n’a même pas l’intention de m’en parler lui-même ! Il compte juste mourir, comme ça, sans même m’avertir !

Un sanglot bloque ma voix. Je ne connais même pas cet homme et, pourtant, il continue à me faire du mal.

– Qu’est-ce que cela te fait ressentir ?

– Que crois-tu que cela me fasse ressentir ? dis-je sèchement, au bord des larmes.

Simon conserve un calme olympien. Que cela soit avec moi, maman ou ses patients, il est habitué à ce qu’on lui hurle dessus quand il pose des questions indiscrètes.

– Souhaites-tu te rendre en Alaska pour mieux connaître ton père ?

– Non.

Il arque un sourcil circonspect et je pousse un soupir exaspéré.

– Je n’en sais rien !

Vraiment, comment-suis je supposée réagir à cette nouvelle ? Un homme qui ne m’a jamais fait que du mal va mourir. Que dois-je ressentir ?

Nous restons assis sur le perron tandis que Tim et Sid glissent de sous la voiture et sautillent en direction des déchets recyclables sur le trottoir. Quelques minutes plus tard, il y a des conserves vides et du carton un peu partout alors que les deux animaux jacassent entre eux, ne s’interrompant qu’occasionnellement pour toiser leur public.

Je pousse un soupir las.

– Il n’a jamais fait le moindre effort pour me connaître. En vertu de quoi devrais-je faire cet effort pour lui maintenant ?

– Vois-tu un meilleur moment ?

C’est du Simon tout craché, toujours à répondre à une question par une autre.

– Permets-moi une question : crois-tu avoir quoi que ce soit à gagner en te rendant en Alaska ?

– Tu veux dire à part un selfie avec le type qui a signé un don de sperme pour maman ?

Simon fait la grimace. Ma vanne toute pourrie ne lui a pas plu.

– Désolée, dis-je à mi-voix. Je ne peux pas attendre quoi que ce soit de la part d’un homme qui n’a pas voulu voir une seule fois sa propre en fille en vingt-quatre années.

Une fois, pour fêter mon passage en troisième, il était supposé venir à Toronto. Il me l’avait dit quatre mois en avance. J’avais à peine raccroché que j’avais fondu en larmes. Toutes ces années de colère et d’amertume, toutes les vacances et les anniversaires manqués année après année, tout ça s’évanouissait d’un coup. J’ai cru dur comme fer qu’il viendrait, jusqu’à ce que, deux jours avant la cérémonie de remise des diplômes, il appelle pour me dire que « quelque chose » lui était tombé dessus. Le travail, une urgence ou je ne sais quoi. Il ne s’est pas encombré de détails.

Maman l’avait rappelé. Je l’avais entendue à travers les murs, en pleurs, proférer un ultimatum : soit il changeait ses priorités pour me voir, ou il sortait de nos vies une fois pour toute. Il n’est jamais venu. Quand je m’étais présentée sur l’estrade pour recevoir mon prix, j’avais les yeux gonflés et un sourire forcé, me faisant la promesse de ne plus jamais lui faire confiance.

Simon hésite, son regard de sage scrutant les ténèbres du soir.

– Savais-tu qu’à l’époque, ta mère l’aimait encore ?

– Quoi ?

– Pas qu’un peu.

Je fronce les sourcils.

– Mais elle était déjà mariée avec toi !

– Ce qui ne signifie pas qu’elle ne l’aimait plus, réplique-t-il, l’air pensif. Tu souviens-tu de cette période où ta mère a changé de coiffure et travaillait presque tous les jours. Elle était très irascible à l’époque.

– C’est un peu flou, mais je crois que oui.

Je me souviens qu’elle s’était teint les cheveux en blond et allait au yoga tous les jours, cherchant à limiter les effets de l’âge pour se sentir plus forte. C’était devenu une véritable obsession. Au petit déjeuner, elle lançait des piques à Simon ; au déjeuner, elle faisait l’inventaire de ses défauts ; au dîner, elle le blâmait pour ce qu’il n’était pas.

J’en garde un drôle de souvenir, car avant cela, je ne les avais jamais vu se disputer et ces escarmouches étaient devenues très fréquentes.

– Tout a commencé après que Wren ait appelé pour dire qu’il venait.

– Mais non !

J’avais répliqué sans pouvoir m’en empêcher. Les souvenirs de Simon devaient être bien plus précis que les miens à ce sujet.

– Quand ta mère l’a quitté, elle espérait qu’il changerait d’avis par rapport à l’Alaska, continue-t-il. Ça n’a pas été le cas mais elle a continué de l’aimer, malgré tout. Au bout d’un temps, elle a fini par comprendre qu’elle devait passer à autre chose. Nous nous sommes rencontrés et nous nous sommes mariés. Puis voilà que tout à coup, il a refait irruption dans sa vie. Après tant d’années sans le voir, elle n’a pas su comment réagir, elle était… déchirée par ses sentiments pour nous deux.

Si Simon en ressent une quelconque rancœur, il se garde bien d’en faire l’étalage.

– Cela a dû être difficile pour toi.

Je ressens un pincement au cœur pour cet homme que j’ai appris à connaître et aimer au fil des ans et qui est devenu pour moi bien plus qu’un beau-père.

Simon a un sourire triste.

– Ça l’a été, reconnaît-il. Mais après que tu aies eu ton diplôme, les choses ont changé. Elle s’est assagie et elle ne pleurait plus.

– Maman pleurait ?

– La nuit, quand elle me croyait endormi. Pas souvent, mais bien trop. Je suppose qu’elle s’est sentie coupable d’avoir nourri des sentiments pour lui aussi longtemps. Elle devait aussi appréhender de le revoir, surtout après m’avoir épousé.

Que sous-entend-t-il ? Ses lèvres se crispent tandis qu’il essuie les verres de ses lunettes sur les poignets de sa chemise.

– Je pense qu’elle a fini par accepter que jamais vous ne connaîtriez la vie dont vous aviez rêvé avec lui, poursuit-il. Qu’on a beau souhaiter qu’une personne soit comme nous le voulons, cela n’arrivera pas pour autant.

Il hésite un instant.

– Je dois égoïstement reconnaître ne pas avoir été mécontent qu’il ne se montre pas. Pour moi, il a toujours été clair que si Wren décidait de renoncer à l’Alaska, mon mariage avec ta mère prendrait fin.

Il triture l’alliance en or qu’il porte au doigt.

– Je sais qu’à côté de cet homme, je ne suis qu’un second choix. Je le savais même lors de ma demande en mariage.

– Mais alors, pourquoi l’avoir épousée ?

Aussi bien pour le bien de maman que pour le mien, je suis très heureuse qu’il l’ait fait, mais ses propos sont plutôt étranges.

– Aussi amoureuse de Wren qu’elle ait pu être, je l’aimais au moins aussi fort. Et c’est toujours le cas.

C’est évident, cela se voit dans chaque regard qui s’attarde et chaque baiser volé. Simon aime profondément maman. Pour leur cérémonie de mariage, mon grand-père a livré un discours plutôt inapproprié, les qualifiant de couple improbable – que ma mère était une femme dynamique et impulsive, là où Simon était une vieille âme calme et pragmatique. « C’est un parti inattendu, c’est certain mais ce qui est sûr, c’est qu’il la rendra bien plus heureuse que son prédécesseur. » C’étaient ses mots exacts et il les avait prononcés devant une centaine de convives. Pas moins.

Mais papy avait vu juste. Car Simon s’était avéré complètement fou de maman et il comble le moindre de ses désirs. Il leur réserve des vacances dans des stations balnéaires de luxe alors qu’il préfèrerait passer son temps à visiter de vieilles églises et des bibliothèques poussiéreuses ; il est toujours prêt à porter des montagnes de sacs pendant ses séances shopping ; il la chambre sur sa passion des brocantes du dimanche, mais rentre en éternuant après l’avoir accompagnée sur les chemins de campagne en dépit de sa douzaine d’allergies. Quand maman a décidé de suivre un régime sans gluten et de ne plus manger de viande rouge, il a fait de même, juste pour elle. Au moment de redécorer la maison, maman a décidé de tout repeindre en gris et mauve. Plus tard, Simon m’a confié qu’il y avait peu de choses qu’il détestait cordialement, mais que la couleur mauve en faisait partie.

Pendant des années, j’ai reproché à ce gentil Anglais guindé de ne pas se montrer assez ferme avec maman, de ne pas s’imposer. Mais tandis que j’observe son visage anguleux et doux, avec les tempes dégarnies depuis longtemps, je ne peux m’empêcher d’admirer tout ce qu’il a fait pour elle uniquement par amour.

J’ose lui poser une question qui me brûle les lèvres :

– T’a-t-elle déjà confessé ses sentiments ?

Simon rit d’un air moqueur et fronce les sourcils.

– Non, certainement pas. Jamais elle ne se confiera à ce sujet et ce n’est pas la peine d’envisager la confronter à ça. Cela ne ferait que raviver sa culpabilité et ne rendrait service à aucun d’entre nous.

– C’est vrai, dis-je, avant de pousser un soupir. Alors ? À ton avis, je devrais aller en Alaska ?

– Aucune idée. Tu crois que tu devrais ?

Je lève les yeux au ciel.

– Pourquoi n’es-tu pas comme tous les autres parents ? Dis-moi quoi faire, pour une fois !

Le sourire de Simon indique qu’il se sent heureux que je l’aie désigné comme un parent. Il dit souvent que je suis comme sa propre fille mais, si ma mère avait accepté, je pense qu’il aurait été heureux d’avoir ses propres enfants.

– Laisse-moi te poser une question : quand Agnès t’a annoncé que ton père avait un cancer, quelle est la première chose qui t’est passée par la tête ?

– Qu’il allait mourir.

– Et maintenant, comment te sens-tu ?

Je commence à voir où Simon veut en venir.

– Effrayée. J’ai peur de rater ma chance et de ne pas pouvoir le connaître.

Peu importe toutes les fois où, seule dans mon lit, je me suis demandé pourquoi mon père ne m’aimait pas. Au fond, la petite fille que j’étais est toujours impatiente de faire sa connaissance.

– Dans ce cas, je pense que tu devrais y aller. Si tu as des questions pour Wren, pose-les-lui et apprends à le connaître. Fais-le pour toi, pas pour lui. Ainsi, plus tard, tu n’auras pas à te morfondre dans tes regrets. En plus, tu n’as rien de mieux à faire en ce moment, ajoute-t-il avec une petite bourrade de l’épaule.

– Les choses prennent parfois une drôle de tournure, dis-je en repensant à l’homme du métro. C’est sûrement ça, le destin.

Simon m’adresse un regard sans expression et se met à rire. Il ne croit pas au destin, pas plus qu’en l’astrologie. Selon lui, ceux qui font confiance à leur horoscope refoulent gravement leurs problèmes.

Je pousse un nouveau soupir.

– Il ne vit pas dans le coin le plus agréable de l’Alaska.

Non pas que je me souvienne d’un quelconque coin de l’Alaska, agréable ou pas. Je n’y ai pas vécu assez longtemps pour ça. Mais maman l’a souvent décrit comme une « terre à l’abandon », ce qui justifiait bien assez que je m’en désintéresse. Mais elle a aussi une fâcheuse tendance à l’exagération. Qui plus est, c’est une citadine née. Elle ne peut décemment pas rester plus d’une nuit à Muskoka, et encore, pas sans se tartiner d’anti-moustique tous les quarts d’heure en rappelant sans cesse tous les risques qu’on encourt à attraper le virus du Nil.

– Je vais y penser.

Je fais mentalement défiler mon agenda. Et je peste. Si je pars dimanche, je vais louper mon rendez-vous chez le coiffeur. Peut-être que si j’insiste, Fausto acceptera de me prendre samedi matin ? C’est très improbable, son salon est toujours pris d’assaut des semaines à l’avance. Par chance, ma manucure est à heure fixe tous les samedi après-midi et j’ai eu mon soin des cils la semaine dernière.

– Mais j’ai déjà payé d’avance les dix prochains cours de Bikram yoga. Et le squash ? Maman va devoir se trouver une autre partenaire.

– Quand tu es partie pour Cancun l’an dernier, tu as su régler ces choses-là, il me semble.

J’admets à contrecœur :

– Ouais… c’est pas faux. Mais l’Alaska, c’est à des millions d’heures d’ici !

– Juste cinq cent mille heures, raille Simon.

– Peux-tu au moins me prescrire des somni…

– Non. me coupe-t-il.

Je soupire avec emphase.

– À quoi bon avoir un beau-père psychiatre si on ne peut pas profiter de ses ordonnances ? C’est pas drôle !

Soudain, mon portable se met à vibrer contre la carrosserie de sa voiture.

– Merde, Diana ! Elle doit être en train de faire la queue quelque part en me maudissant.

Pile à cet instant, une Nissan Maxima noire vient se garer devant la maison.

– Et voilà mon Uber, dis-je, avant de jeter un œil à mon pied nu et ma robe toute froissée. Il faut que je me change.

Simon se lève péniblement et commence à marcher vers l’une des deux poubelles.

– Ce coup-ci, je veux bien faire ton travail à ta place. Mais juste pour cette fois. Tu as eu une rude journée.

Il s’élance avec une drôle de démarche, faisant fuir Tim et Sid vers la haie la plus proche, puis revient pousser comme il peut la seconde poubelle. Simon a beau être très attachant, il n’a jamais été ni très agile, ni bien costaud. Maman a bien essayé de le convaincre d’aller faire gonfler ses bras rachitiques à la salle de sport, peine perdue.

Une pensée me vient soudain :

– Si je vais en Alaska, qui s’occupera des poubelles ?

– Ta mère, bien évidemment.

Il attend un peu et se tourne pour me voir faire la moue. Puis, il ajoute d’un ton pince sans rire anglais typique :

– Quand ça arrivera, les poules auront des dents, pas vrai ?

3

– Il faut absolument que tu y ailles !

Diana crie pour se faire entendre par-dessus les basses de la sono et s’interrompt un bref instant pour adresser un sourire éclatant au barman qui nous sert nos verres sur le comptoir.

– L’Alaska, c’est magnifique ! insiste-t-elle.

– Arrête, tu n’y as jamais mis les pieds !

– C’est vrai, mais j’ai vu Into The Wild ! La nature sauvage, les montagnes… Évite juste de manger des baies.

Dans un geste appuyé, elle glisse un billet de cinq dollars sur le bar à l’attention du barman, astuce qui nous vaudra d’être servies en priorité pour le verre suivant. Toute l’attention de ce dernier est accaparée par le décolleté plongeant de ma robe bleu cobalt, première fringue qui me soit tombée sous la main avant de partir de chez moi en catastrophe. Le type est mignon mais trapu, il a le crâne rasé et un tatouage sur tout le bras. Il est loin d’être mon genre d’homme : grand, mince, bien coiffé et sans encre sous la peau. De toute façon, je ne suis pas d’humeur à draguer pour des shots gratuits.

Je lui fais tout de même un sourire puis recentre mon attention sur ma conversation avec Diana.

– Ce sera sur la côte ouest de l’Alaska, ce n’est pas pareil.

– Santé ! dit-elle avant que nous ne vidions nos shots cul sec. C’est comment, alors ?

Le cocktail sucré et sirupeux m’arrache une légère grimace.

– C’est plat.

– Plat ? Genre, comme les Prairies ?

– Non. Enfin, si, sûrement comme les Prairies, mais il fait aussi méga froid. C’est l’Arctique !

Contrairement au Midwest, qui est la région la plus rurale du pays, rien ne pousse en Alaska. La saison des semis est bien trop courte. Du moins, c’est ce que m’a dit maman et elle est détentrice d’un diplôme en botanique. Je pense donc pouvoir lui faire confiance sur ce point.

Les yeux bleus de Diana s’écarquillent d’exaltation.

– L’Arctique ? C’est le plan rêvé pour Calla & Dee ! C’est toi qui a dit qu’il nous faudrait une destination originale !

– Je songeais plutôt à Sandbanks ou le lac des Baies.

D’adorables et bucoliques destinations situées à seulement quelques heures de voiture.

– Mais quoi de plus original et dépaysant qu’une virée façon blogueur dans les neiges de l’Arctique ?

Ses lèvres maquillées d’un mauve à effet mat s’étirent en un large sourire plein d’espoir. Les plans doivent être en train de se tisser sous son crâne comme une toile d’araignée.

L’an dernier, Diana et moi avons lancé un site Internet, Calla & Dee, où nous partageons nos coups de cœur sur les dernières tendances en matière de rouges à lèvres et chaussures. C’était juste pour nous amuser, mais connaissant Diana, j’aurais dû savoir que ce passe-temps finirait par prendre de l’importance. Lorsqu’elle m’a demandé de partager la facture d’un graphiste, j’ai tout de suite compris qu’elle nourrissait pour le site de plus hautes ambitions.

Depuis, nous échangeons par texto à longueur de journée des idées de futurs articles sur ce qui fonctionne le plus. Plus qu’un simple blog, le site possède plusieurs catégories – mode, cuisine, beauté, loisirs – et chaque semaine, les publications sont régies par un planning très strict. Je passe mes pauses déjeuner et mes trajets en métro à faire défiler des newsletters et des blogs, m’informant sur le sujet et son actualité la plus brûlante – soldes chez les détaillants, dernières tendances de la mode édictées par les pontes du style et réseautage avec d’autres blogueurs lifestyle. Mes soirées sont consacrées à la mise à jour de liens, au téléchargement de contenus et au peaufinage de la mise en page – le genre de choses que Diana abhorre au plus haut point, mais comme je gère bien le sujet, ça ne me dérange pas de m’en occuper.

Chaque jeudi soir, Diana et moi nous retrouvons dans un restaurant différent afin de goûter des tapas pour notre chronique « Où grignoter en ville ». Un samedi par mois, nous ratissons les friperies pour nous dénicher des tenues branchées et nous consacrons les dimanches après-midi à la découverte des plus beaux endroits du centre-ville de Toronto – les ruelles les mieux taguées, High Park et ses cerisiers en fleurs ou le pittoresque petit marché de Noël dans Distillery District. Pour chaque excursion, nous embarquons le coûteux appareil Canon de Simon, nous essayons nos diverses tenues à l’arrière de la Chevrolet Tahoe de Diana et nous nous relayons pour nous photographier, en faisant semblant de ne pas poser. J’en ai appris bien plus sur la ligne de visibilité, les temps de pose et la règle de trois que je ne l’aurais imaginé de prime abord, et tout ça rien qu’en posant pour Instagram. Le cliché idéal ? Bien habillée, assise sur le banc d’un parc ou en ville, un fond flouté et des tags feelgood prônant l’amour, le bonheur et la spiritualité.

Diana et moi passons notre temps à refaire le monde avec des « et si ». Et si on atteignait les cent mille abonnés ? Et si on commençait à nous envoyer des échantillons de fringues et de maquillage pour ne plus avoir à y dépenser la moitié de nos salaires ? Et si on devenait des célébrités sur Instagram ? Pour moi, c’est un doux rêve. Pour Diana, c’est un but.

Mais il nous reste un très long chemin à parcourir avant d’atteindre ces sommets et chaque jour, je crains de plus en plus que tous nos efforts ne soient vains. Après un an à nous décarcasser, nous n’accusons guère plus de quatre mille followers réguliers. Il y en a bien plus sur nos profils Instagram respectifs. D’ailleurs Diana a trois fois plus d’abonnés que moi et ce n’est pas surprenant tant elle est obsédée par les dernières méthodes de construction d’audience, de référencement photos, d’utilisation de tags, et de rédaction des légendes les plus accrocheuses. Elle répond jusqu’au plus petit commentaire laissé sur ses posts et passe ses pauses déjeuner à discuter avec de parfaits étrangers dans l’espoir d’attirer leur attention et leurs likes.

Malgré tous les efforts de Diana, nous n’attirons pas grand monde. Au stade où nous en sommes, le site n’est plus qu’un hobby qui nous occupe à plein temps, histoire de trouver des sujets de tutoriels et des Top Ten auxquels personne n’aurait encore songé.

Je sens au fond de moi qu’il nous manque un ingrédient essentiel : l’originalité. Pour l’heure, nous ne sommes que deux citadines branchées qui aiment se prendre en photo et parler fringues et maquillage. Les filles comme nous sont légion.

– L’Alaska, ce n’est pas vraiment l’Arctique, lui dis-je. C’est quelque part entre l’Arctique et la civilisation normale. En quelque sorte, c’est… la dernière frontière.

Je répète ce terme d’après un article que j’ai lu sur l’Alaska. Intérieurement, je me fais la remarque que je ne connais presque rien de ma région natale.

– C’est encore mieux ! Pense à tous ces avions qui seront à ton entière disposition !

– Je doute qu’ils soient à ma disposition, comme tu dis. Et je vais être toute seule là-bas ! Qui va m’accompagner pour prendre de bonnes photos ?

L’idée d’une perche à selfie nous fait grincer des dents à l’unisson. Diana ne se laisse pas démonter.

– Il y aura sûrement quelqu’un là-bas qui ne dira pas non pour photographier une jolie petite Canadienne. Peut-être un beau pilote américain ?

Je pousse un soupir.

– Tu ne serais pas en train d’oublier la raison pour laquelle je dois m’y rendre à la base ?

– Pas du tout. J’essaye juste…

Elle s’interrompt et ses sourcils blonds parfaitement épilés se froncent avec sérieux.

– Je veux juste que ça soit moins déprimant pour toi.

Martinis en main, nous nous éloignons du comptoir. En moins de deux, nos places laissées vacantes sont prises d’assaut par d’autres clients. Diana n’exagérait pas : pas moyen de se poser quelque part sans se faire bousculer de tous les côtés.

Une paille entre les lèvres, je me fraye un chemin à travers la foule remuante, repoussant les mains parfois baladeuses de clients, le tout en espérant ne pas renverser mon verre au passage. Enfin, nous dénichons une petite place libre près d’un pilier. Diana demande :

– Que fait Corey ce soir ?

– Il bosse.

– Humm…

Elle plisse le nez très discrètement, comme s’il y avait une légère puanteur dans l’air et qu’elle faisait tout son possible pour ne pas la respirer.

Diana est la seule personne au monde de ma connaissance à ne pas aimer Corey. Elle ne l’a admis qu’au bout de cinq mois de relation et après cinq margaritas, un soir où nous dînions dans l’arrière-salle d’un restaurant mexicain. Il veut trop qu’on l’aime, avait-elle dit. Il est trop tactile et quand on parle, on dirait qu’il drague, avait-elle ajouté. Corey la met mal à l’aise. Selon elle, il n’est pas digne de confiance et il finira par me briser le cœur.

Je n’avais pas aimé son petit speech, c’est rien de le dire. Je lui avais rétorqué qu’elle était jalouse, parce que j’avais un copain et pas elle. Nous nous étions quittées en mauvais terme cette nuit-là. Le lendemain, je m’étais réveillée avec une gueule de bois carabinée et la peur au ventre d’avoir définitivement brisé une amitié.

Encore une fois, Simon m’avait sauvée du désespoir, comme lui seul sait le faire. Il m’avait rappelé que pendant des années, malgré tous les petits amis que j’avais eus et alors qu’elle-même restait célibataire, Diana avait toujours été là pour moi et, que si elle ressentait de la jalousie, c’était parce qu’elle craignait que je la délaisse, une peur on ne peut plus naturelle, que ressentent souvent les amies à cet âge.

Cet après-midi-là, Diana et moi nous étions réconciliées, à grand renfort de larmes et d’excuses. Elle avait même promis de redonner sa chance à Corey. Et puis, coup de bol, quelques mois plus tard, Aaron était entré dans sa vie et je suis à mon tour passée au second plan. Mais je ne me plains pas. Je ne l’ai jamais vue aussi heureuse et amoureuse. Il y a deux semaines, elle m’a même confié qu’ils voulaient acheter un appartement l’an prochain. Au moins, elle cessera de me harceler pour qu’on s’installe en colocation. Je l’adore, c’est ma meilleure amie, mais ses douches interminables pompent toute l’eau chaude, elle utilise tellement de détergent en faisant le ménage que j’en ai la peau qui pèle et elle se coupe les ongles dans le salon, devant la télé. Et si elle n’arrive pas à dormir ? Alors, personne ne dort non plus. Je te souhaite bien du courage, Aaron.

– Du coup, quand partirais-tu ? demande-t-elle, tout en scannant la foule.

Si mon père doit subir une chimio ou que sais-je, le plus tôt sera le mieux. Je n’ai connu qu’une seule autre personne ayant souffert d’un cancer du poumon, madame Hagler, notre vieille voisine. C’était une amie des parents de Simon et comme elle n’avait plus de famille, il l’accompagnait de temps en temps à l’hôpital. Elle avait finalement succombé après des années de souffrance. Vers la fin, elle passait le plus clair de son temps assise dans son jardin, un bonnet sur la tête pour protéger ses cheveux dégarnis, fumant une cigarette à côté de sa bouteille d’oxygène. En paix avec ce qui l’attendait.

– L’amie de mon père m’a dit qu’il y avait un vol ce dimanche… j’imagine que je vais le prendre. Sauf s’il n’est plus disponible demain. Elle a dit qu’ils prendraient le billet pour moi, mais ça me gêne de leur devoir quelque chose. Et si ça se passe mal et que je doive repartir presque aussitôt ?

– Tu te sentiras obligée de rester, souligne Diana.

Elle boit une gorgée et l’alcool lui arrache une grimace. Il faut dire que le barman n’y est pas allé de main morte.

– Papa Warbucks pourrait payer ton billet, suggère-t-elle. Il doit avoir ce qu’il faut dans son coffre-fort. On sait tous qu’un psy, ça gagne bien.

Diana est persuadée que Simon a une crypte secrète pleine d’argent dans les sous-sols de notre grande maison et qu’il y passe ses nuits à compter ses pièces d’or.

Bien qu’il gagne très bien sa vie en s’occupant d’esprits fragiles, je doute que les goûts de luxe de maman lui aient permis d’amasser une telle fortune. Sans rire, sur ce point, elle est pire que moi.

– Plus sérieusement, Calla, Simon a raison. Si tu n’y vas pas et que ton père ne s’en tire pas, tu finiras par le regretter. Je te connais par cœur.

C’est vrai, elle me connaît mieux que quiconque. Elle et moi nous sommes rencontrées à l’école privée à quelques rues de la maison, et nous sommes les meilleures amies du monde depuis. À l’heure de la récré, elle me peignait les ongles en bleu coquille d’œuf. Encore aujourd’hui, c’est ma couleur favorite. Elle sait tout de mon histoire avec mon père et combien j’en ai souffert, tout comme elle sait que je brûle de questions auxquelles il me faut des réponses. La moindre n’étant pas : pourquoi sa compagnie Alaska Wild revêt-elle plus d’importance à ses yeux que sa propre fille ?

Toutefois, cette démarche comporte un risque et je ne suis pas encore sûre de vouloir le prendre.

– Et si c’était un père indigne ?

– Eh bien, comme ça, tu sauras enfin à quoi t’en tenir, dit-elle, avant de marquer une pause. Mais c’est peut-être aussi un type génial, aux qualités insoupçonnées et dont tu vas adorer faire la connaissance.

– Oui, peut-être, dis-je, sans trop y croire, soudain frappée par une nouvelle inquiétude. Et s’il ne guérit pas ?

Ce serait comme le perdre encore, sauf que cette fois-ci, il y aura plus à perdre que des illusions.

– Au moins, tu pourras t’accrocher à quelque chose de vrai. Écoute, Calla, avec des si, on mettrait Paris en bouteille. Mais tu as l’occasion d’obtenir des réponses. Oh ! Hé !

Diana fait signe à quelqu’un qui se trouve derrière moi et un instant plus tard, qui s’installe avec nous ? Aaron. Surprise ! Agacée au plus au point, je détourne le regard tandis qu’ils échangent un langoureux et interminable baiser de cinéma. D’ordinaire, ça ne me ferait rien mais après la journée que je viens de passer, j’aurais bien aimé, pour une fois, avoir droit à l’attention complète de ma meilleure amie.

– J’ai appris pour ton boulot, Callie. Ça craint.

Même en stilettos, j’ai l’air d’une naine à côté d’Aaron et de son mètre quatre-vingt-quinze. Je dois lever la tête pour pouvoir rencontrer son regard d’encre.

– Je ne te le fais pas dire, mais ce n’est qu’un boulot, pas vrai ?

Amusant. Depuis que cette situation avec mon père requiert toute mon attention, ces mots me viennent un peu plus facilement.

– Moi aussi, j’aimerais qu’on me fiche à la porte avec quatre mois de salaire en poche, se lamente Diana.

Elle travaille comme standardiste dans un modeste cabinet d’avocat, un job qu’elle déteste. À mon avis, c’est la raison pour laquelle elle se donne à fond dans notre projet de site, histoire de compenser.

– J’ai un pote qui est chasseur de tête pour des banques, m’informe Aaron. Il te retrouvera un emploi en moins de deux !

– Merci, dis-je, avant de dissimuler ma mine renfrognée. J’aime bien ta barbe, au fait.

Aaron passe la main sur la belle toison noir ébène de sa mâchoire.

– Ça prend forme, hein ?

J’en admire les contours bien taillés.

– Pas mal du tout. Il a l’air sacrément doué, ton barbier. Mais où as-tu bien pu le dénicher, ma parole ?

Aaron fait un rictus.

– C’est une barbière, en fait. Très canon d’ailleurs, et très…

– Arrête de draguer ma meilleure amie, l’interrompt Diana. Et d’inventer des mots, aussi.

Elle lui lance un regard assassin, puis finit par lui adresser un clin d’œil. Deux mois plus tôt, Diana a décidé que nous devions lancer une nouvelle chronique : « Comment transformer notre homme des bois en dandy urbain ? » Pour le bien de toutes les femmes, avait-elle ajouté. En réalité, c’était plutôt pour le bien de la copine du serveur velu et négligé du restaurant grec sur Danforth, celui qui nous servait de copieuses rations de vin et de tzatziki.

C’est donc tout naturellement qu’Aaron avait fait office de cobaye pour une démo live. En bon petit-ami qu’il est, Aaron avait cessé de raser son visage lisse comme celui d’un bébé, ne se plaignant qu’environ mille fois. À notre surprise – et à la sienne – il était finalement parvenu à se laisser pousser un très respectable collier de hipster.

Ni Diana, ni moi n’avions rasé de barbe avant cela. Toutefois, j’avais été bénévole dans un refuge animalier pendant un trimestre pour valider des UE au lycée, et après avoir embelli plus d’un toutou hirsute, j’avais fini par acquérir une certaine expérience à la tondeuse. J’avais donc été désignée d’office. Pour me préparer à la tâche, j’avais dévoré des dizaines de tutoriels sur YouTube. Puis, le week-end dernier, éclairée par la lampe torche de l’iPhone de Diana, j’avais transformé le menton broussailleux d’Aaron en une belle barbe digne d’une première page de magazine. Il avait enfin l’air d’un homme de vingt-huit ans et non plus d’un adolescent.

Diana porte délicatement les doigts à la barbe de son homme et les fait courir le long de sa mâchoire.

– C’est notre article le plus vu, dit-elle. C’est grâce à toutes ces femmes en chaleur…

Grâce à elles, mais aussi à la société à laquelle Diana avait acheté son nécessaire. Nous les avions tagués et ils avaient relayé la vidéo sur leurs réseaux. Quand elle a appelé pour m’apprendre la nouvelle, Diana était si hystérique que mes oreilles ont sifflé pendant une demi-heure.

Nouveau rictus d’Aaron. Sa chérie lève des yeux excédés. Il a lu tous les posts et son ego en a été des plus flattés.

– Je me disais que Calla pourrait me la rafraîchir un…

– Non, coupe Diana.

Son regard lance des éclairs.

– Mais elle l’a déjà fait !

– C’était pour Calla & Dee ! C’est tout. Le rasage, c’est trop intime. Pas vrai, Calla ?

Aaron et moi échangeons un regard circonspect.

– J’imagine. Enfin, je ne l’ai pas ressenti comme ça, mais…

– De toute façon, Calla part en Alaska dimanche.

– Ce n’est pas encore acté…

Mais je n’ai pas le temps d’argumenter que Diana est déjà penchée à l’oreille d’Aaron pour tout lui rapporter du coup de fil d’Agnès. Son visage s’assombrit.

– Je suis désolé, Calla. La vache, c’est ce qui s’appelle une journée de merde !

Je lève mon martini :

– Je trinque à ces événements.

– Eh bien… j’ai un pote qui est allé en Alaska, il y a quelques années et il n’arrête pas de me dire que ça déchire. Même si les circonstances craignent un peu, je suis sûr que ça sera une sacrée expérience.

– Savais-tu que Calla était née là-bas ? fit Diana. Eh oui, son père a même sa propre compagnie aérienne !

– En fait, c’est plutôt une entreprise d’affrètement.

En vérité, je n’en savais rien. La dernière fois que j’ai tapé le nom de mon père sur Google, je ne suis tombée que sur l’annuaire et sur un site en construction au nom d’Alaska Wild.

Diana reprend :

– Elle va mettre tous les pilotes de son père à contribution. Ils vont l’emmener partout pour qu’elle puisse prendre des photos d’enfer pour le site.

– Mortel, dit Aaron, avant de désigner mon verre à moitié vide. La prochaine tournée est pour moi, mesdames.

Aaron n’a pas relevé mais je sais qu’il serait heureux que pour une fois Diana parle d’autre chose que de Calla & Dee. Il se lève, lui vole un baiser – ce qu’il fait à chaque fois qu’il doit s’éloigner d’elle, comme Corey le faisait autrefois avec moi – et se fraye un chemin jusqu’au bar à travers la foule.

Diana se met à bouger les épaules en rythme avec la musique et se met à beugler :

– Putain, j’adore cette boîte !

Chez elle, le nombre de « putain » prononcés est proportionnel au nombre de verres qu’elle a éclusés. Elle doit commencer à être pompette. Moi aussi.

– Sérieux ? J’étais justement en train de me dire que je la trouve un peu has been.

Je bois une gorgée et mon regard se porte à nouveau sur l’assistance, combien de personnes sont entassées ici ce soir ? Cinq cents ? Mille ? Difficile à dire. Avant, chaque fois que je passais ces portes, je sentais une certaine frénésie s’emparer de moi. La musique engourdissait mes pensées, vibrant dans mes membres et tout autour de moi, entourée par les fêtards qui dansaient, buvaient, riaient et s’embrassaient.

Je ne ressens pas cette frénésie. Probablement à cause de ma journée, mais il faut dire que le DJ est mauvais ce soir. Il joue exactement la même playlist que la semaine dernière. Et que la semaine d’avant. Et la précédente. Je doute d’être assez motivée pour danser.

Tout à coup, Diana me donne un petit coup de coude et fait jouer ses sourcils.

– Hé ! Admirateur en vue à trois heures !

Je tourne la tête vers la droite et repère un grand type aux cheveux de jais, à deux mètres de nous, entouré par un groupe d’amis. Il me fixe de ses yeux noirs, un sourire charmeur au coin des lèvres.

Les miennes forment un « waouh » silencieux tandis que des papillons s’ébattent dans mon ventre. Très beau et bien bâti. Pas vraiment mon genre, mais aucune fille ne saurait être insensible à son charme. Dieu sait depuis combien de temps il m’observe, attendant d’attirer mon attention et que je lui réponde d’un sourire engageant, d’un battement de cils, d’un clin d’œil ou n’importe quel type de feu vert. Je suis prête à parier qu’il a une voix suave, que sa peau sent le citron et l’eau de Cologne et qu’il se rase jusqu’à deux fois par jour pour conserver sa mâchoire carrée parfaitement imberbe. Je suis aussi certaine que c’est le genre de type à occuper votre espace pour vous parler, pas invasif, mais juste assez pour créer une forme d’intimité, une envie de contact. Il ne doit probablement jamais quitter cette boîte seul, tout comme il doit certainement – pour son grand plaisir – se réveiller seul.

Que j’aie un copain n’éveillerait chez lui aucun scrupule. Mais j’ai un copain, je me force à me le rappeler. Calla, enfin ! Cela fait trois fois en quelques semaines que je bave devant un beau gosse : deux fois en boîte et une fois dans un parc, pendant que je déjeunais sur un banc – un blond dans un superbe costume rayé sur mesure qui m’est passé devant, beau à s’en décrocher la mâchoire.

Je me force à endurcir mon expression et lui tourne ostensiblement le dos, espérant qu’il ne me prenne pas pour une fille timide, et passe à autre chose. Pour les gars de ce genre, draguer en boîte, c’est comme du baseball : on swingue plus qu’on ne touche la balle.

Les yeux rivés vers le bar, Diana fronce les sourcils.

– Hé, ce ne serait pas Corey là-bas ?

Je suis son regard vers une silhouette à la chevelure ondoyante et familière.

– Peut-être.

De dos, il pourrait tout à fait s’agir de Corey, dégingandé et les épaules légèrement voûtées. En plus, il porte une tenue qui lui ressemble : un pantalon chic et une belle chemise noire cintrée. Le type se retourne, révélant un visage juvénile et rasé de frais qui confirme nos doutes. Tâchant d’ignorer la douleur qui me prend à l’estomac, je dégaine mon portable de mon sac. Peut-être m’a-t-il laissé un message ? Mais rien. Pas même un texto.

Diana lui jette un regard noir.

– C’est qui avec lui ?

Je scrute attentivement les visages qui l’accompagnent.

– Des collègues. On ne doit pas avoir la même définition de ce que signifie travailler tard.

– On devrait aller le rejoindre au bar pour…

Diana suspend ses mots. Le groupe s’éclaircit et révèle une fille de petit gabarit installée juste à côté de Corey. La main de mon « copain » est posée sur sa chute de rein d’une manière presque tendre. Pas comme on le fait avec sa petite amie, mais avec quelqu’un dont on rêverait qu’elle le soit.

Corey se penche, murmure quelque chose à son oreille et se recule. Certainement un trait d’humour. J’ai toujours adoré son sens de l’humour. Hilare, la fille bascule la tête en arrière, faisant se balancer ses longs cheveux châtains, provoquant un grand sourire chez Corey. Je peux presque apercevoir son regard pétillant, le même qui m’avait charmée il y a si longtemps, à une époque où nous sortions ensemble en boîte avec nos amis et où il posait sa main dans mon dos.

Je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine. Tout devient clair. Cette fille, c’est Stéphanie Dupont. Elle est entrée à l’agence de pub il y a trois mois de cela. Je l’ai rencontrée à une fête, une fois. Elle était en couple à l’époque. Est-ce toujours le cas ? Car sinon, Corey a tout l’air d’être en train de vouloir marquer son territoire.

Diana siffle entre ses dents.

– Dis-moi que tu vas aller là-bas et lui jeter le contenu de ton verre à la tronche. Non, attends ! Ne gâche pas ta conso. Prend celle-là plutôt.

Elle s’empare d’un verre abandonné sur un rebord de fenêtre, à moitié rempli de glaçons fondus et de morceaux de citron.

Je ne le fixe qu’une fraction de seconde.

– À quoi bon ?

Les sourcils de Diana se soulèvent en un geste furieux.

– Parce qu’il t’a menti en prétendant travailler tard ? Il est juste à côté de toi et il n’est qu’à un verre de te tromper. Et avec une poule de seconde main, en plus ! Sérieux, tu l’as vue comparée à toi ?

Son visage est caché mais je me souviens qu’elle comme d’une fille jolie, saine, avec de jolies fossettes et un sourire amical. Je garde le silence et Diana devient véhémente.

– Pourquoi tu pètes pas les plombs ?

– J’en sais rien.

Et c’est vrai. Certes, ça fait mal. Mais pour être honnête, je pense que c’est surtout ma fierté qui est blessée. Je devrais avoir le cœur en vrac. Cette trahison devrait me tordre l’estomac, les larmes devraient être en train de me piquer les yeux. Mais au mieux, la seule chose que je ressens est une sorte de mélange de déception et de… soulagement ?

Diana soupire d’un air désapprobateur.

– Que comptes-tu faire ?

Je secoue la tête et cherche un sens à cette situation. Je suis sortie pendant un an avec un homme en apparence parfait en tous points, tout se délite sous mon nez en ce moment-même et je ne veux même pas me battre pour le garder ?

– Attends, intervient Diana. Je sais quoi faire ! Où est-il ?

– Où est qui ?

– Le gars de tout à l’heure. Le beau gosse qui te dévorait des yeux…

– Oh, que non !

Je l’attrape vivement par le poignet et la stoppe dans son élan. Quand Diana a une idée en tête…

– Je ne draguerai pas un inconnu pour rendre Corey jaloux !

Diana se met à balbutier.

– Oui, mais… il faut que tu fasses quelque chose !

– Tu as raison. Il le faut.

Je trinque avec elle, descend cul sec le reste de mon verre. J’ai tellement envie de quitter cet endroit sans que Corey me voie que j’en ai les jambes qui me démangent.

– Je rentre chez moi.

Finalement, il faut croire que je pars en Alaska.

Commander Alaska Wild