La grenadine. Il n’y a pas de boisson plus régressive. Le verre glacé qu’un serveur vient de déposer devant moi me rafraîchit les mains et son odeur acidulée me chatouille les narines. J’observe le dégradé de roses. Le sirop stagne au fond comme s’il était coincé par les glaçons et je sais d’avance que remuer le liquide avec la longue touillette en plastique n’y changera rien. Avec Peter, nous avions une astuce pour y remédier. Souffler délicatement dans la paille pour faire des bulles. Le sirop vient alors s’harmoniser avec l’eau pendant que les glaçons effectuent une valse dans le tourbillon. Les deux liquides ne forment qu’un et ne se séparent plus.
On est le 10 juin. Quatorze mois jour pour jour que Peter m’a quittée. Avec un sourire amer, je m’intime l’ordre de penser à quelque chose de plus gai. J’ai posé mon après-midi pour me faire plaisir, pas pour gamberger ! C’est un rituel que je m’octroie une fois par mois depuis le début d’année. J’ai lu quelque part que caler du temps pour soi dans son agenda permettait de lâcher prise sur le rythme effréné du quotidien. Et depuis que je m’y emploie, je confirme que je ne pourrais plus me passer de ce rendez-vous mensuel avec moi-même. Grâce à ça, j’ai enfin pris le temps de suivre un cours de calligraphie et, mieux encore, j’ai assouvi mon vieux fantasme de prendre une leçon de pole dance. Je me rends compte qu’il y a tout un tas de choses que j’ai envie de découvrir et je suis bien contente de cocher chaque mois des cases de ma liste. Ce mois-ci, c’était simple. J’avais besoin de me détendre et c’était l’occasion de tester les services d’un institut dont me parle souvent ma cheffe. Et quelle bonne idée ! Je sors d’une heure et demie de massage balinais, c’était divin. La masseuse m’a enduite d’une huile dont le parfum de vanille et de coco ne me quitte pas, ce qui ne fait que prolonger ce moment de relaxation.
Je suis partie si loin pendant le soin que j’ai l’impression de planer encore un peu. En retrouvant la lueur du jour, je n’ai pas eu envie de rentrer tout de suite. Il n’est que seize heures et la journée est magnifique. Et puis ce café sur la jolie place de Lenche m’a tendu les bras. Il s’appelle Le Peuchère. Ça me correspond bien, tiens ! Mon regard se pose sur la Bonne Mère, que j’observe au loin en me remémorant ces quatorze derniers mois. Une envie subite de faire le bilan. Mon déménagement, les quelques aventures d’un soir – bon okay, les deux aventures d’un soir – et… et c’est tout. Vu comme ça, le chemin n’a pas l’air long mais le grand changement s’est opéré dans ma tête. Depuis l’achat tout récent de mon appartement, je me suis enfin faite à l’idée que Peter ne reviendrait pas. Et je crois que ça va.
Qu’est-ce que je peux espérer à présent ? Pour commencer, j’aimerais que Peter soit moins présent dans mes pensées, que les vagues de mélancolie arrêtent de m’assaillir par surprise, qu’il appartienne définitivement au passé. Et puis, rencontrer quelqu’un. Mais comment on s’y prend quand on revient sur le marché du célibat après treize ans de vie de couple ? Je n’ai aucun automatisme, aucune technique de drague, aucune stratégie rodée et sûrement pas le savoir-faire de Chloé, mon amie d’enfance, en matière d’hommes. Rien que de la voir papillonner d’un mec à l’autre, j’ai le tournis. Cette fois, je m’adresse directement à la Bonne Mère.
Tu m’aides à dégoter un amoureux ? Je suis prête à tourner la page.
Les va-et-vient en terrasse me forcent à revenir à la réalité et j’espère que je n’étais pas en train de parler à voix haute. Plongeant la tête dans mon verre, je souffle délicatement dans la paille. C’est magique, le sirop remonte doucement et se mêle à l’eau, mettant fin au dégradé pour ne laisser apparaître qu’une jolie couleur rosée. Je termine ma grenadine et dépose l’appoint sur la table. J’ai rendez-vous en fin de journée avec Chloé et Romie pour notre apéro hebdomadaire et j’aimerais visiter quelques boutiques avant de les retrouver. Le temps que je me faufile entre les tables du café, mon téléphone que je croyais pourtant sur vibreur se met à sonner et je m’arrête pour le sortir de mon sac. Chloé hurle au bout du fil.
– 1 % de batterie ! Dis-moi vite où et quand on se voit ce soir, je peux pas regarder dans Messenger.
– Dix-neuf heures au Sanguin, je m’empresse de lui souffler.
La communication est coupée instantanément et je continue mon chemin en espérant qu’elle sera au rendez-vous.
Ça doit faire plus de trois heures que nous sommes à la terrasse du Sanguin, et d’une humeur très légère, l’alcool aidant. La virée à Bordeaux de Chloé, la dernière collection de Zara, la fin de la série italienne que nous regardons chacune de notre côté, un livre de développement personnel bien connu que Romie est en train de lire… nous avons survolé mille sujets. Sur la table, il y a des tapas en tout genre, une bouteille de vin blanc à moitié entamée et nos six verres à cocktail vides. Pourtant, c’est devenu rare que l’on improvise des soirées arrosées en semaine. Généralement, on se contente d’un sage apéro hebdomadaire. Mais en ce mercredi soir, c’est comme si chacune avait envie de décompresser et, pour ça, le Sanguin est l’endroit approprié. Avec sa carte de tapas savoureuses et ses guirlandes guinguette, ce bar situé près de la place Castellane est notre endroit préféré de la belle saison. Par contre, l’humidité commence à tomber et je frissonne sous le fin tissu de ma robe.
– Il est presque vingt-deux heures trente. On décolle ? je propose.
Romie regarde sa montre.
– Oh non, déjà ? On était si bien ici, je n’ai pas vu le temps passer.
– Moi non plus, mais mémé Mica est fatiguée, si elle se couche pas tôt elle va caner, ricane Chloé.
Je lui lance un pop-corn qu’elle esquive et qui finit sa course sur l’épaule d’un type derrière elle. L’un de ses potes me montre du doigt en riant et le gars se tourne lentement dans ma direction. De dos, baraqué et avec une casquette enfoncée sur la tête, il n’a pas l’air commode et l’espace d’un instant, je redoute un esclandre. Pour un malheureux pop-corn. Ou pire encore, qu’il pense à une invitation.
Euh, non merci.
Entre le sweat à capuche bleu vif et le tatouage dans le cou, je sais d’avance qu’il n’est pas mon style. Il finit par trouver mon regard et je lui fais un signe d’excuse silencieux auquel il répond par un hochement de tête. La scène devrait s’arrêter là, mais je me perds une seconde dans ses yeux espiègles – que je jurerais verts – et qui m’invitent à sourire.
Merde, j’ai souri.
Chloé se retourne vivement pour voir à qui est destinée ma face béate et le moment devient gênant.
– Vé, on dirait que tu as tapé dans l’œil du rappeur ! Ici c’est Marseille, bébé !
Elle s’esclaffe et je sens mon visage virer au rouge. Cette fois, c’est mon verre que je lui jetterais bien dessus. Je me contente de hausser les épaules pendant qu’elle pouffe encore. Le silence se fait et je m’apprête à lancer une boutade quand Romie renifle bruyamment, la tête entre ses mains parfaitement manucurées. J’échange un regard inquiet avec Chloé et, l’espace de quelques secondes, on pourrait entendre une mouche voler à notre table. Nos yeux sont fixés sur notre amie qui paraît sur le point de pleurer. Et qui se met à pleurer. Panique. En quinze ans, je ne l’ai jamais vue verser une larme ! Même lorsque sa grand-mère est repartie vivre au Vietnam. Même quand elle n’a pas eu le poste qu’elle convoitait à la sortie de son école de commerce. Même lorsque Bunny, son lapin, s’est enfui.
– Il se passe quoi ? lui demande Chloé en lui passant maladroitement un bras autour des épaules.
De mon côté, je m’empresse de quitter ma chaise pour venir m’asseoir à côté d’elle. De cette façon, on l’entoure de nos corps.
– Noam est parti, elle nous assène.
Je fronce les sourcils.
– Parti où ?
Elle se remet à pleurer de plus belle et Chloé me fait les gros yeux. Ni elle ni moi ne savons quoi dire, d’autant plus que nous ne comprenons pas du tout la situation. Noam est son mec depuis huit ans, son mari depuis un an, et c’est l’homme presque parfait. Enfin, vu de l’extérieur en tout cas. Chloé, qui déteste se sentir dépassée, enlève son bras des épaules de Romie et inspire profondément.
– Attends, attends. Faut que tu nous expliques, Romie, on ne comprend pas là.
De longues secondes passent avant que notre amie ne se tamponne les yeux et relève la tête, sous nos regards impuissants.
– Il est parti, définitivement. Il me quitte. Ça me semble tellement incroyable, je n’avais pas l’intention de vous en parler ce soir.
J’entends les mots mais je ne saisis pas leur sens. Noam et Romie. Romie et Noam. C’est juste impossible. L’un ne va pas sans l’autre.
– Tu délires ? aboie Chloé.
Vu la tête de Romie, ce n’est pas une blague. Ils sont ensemble depuis tellement d’années que je n’arrive même pas à me rappeler mon amie célibataire. Pourtant, elle hausse les épaules, l’air résignée.
– Ça fait des mois que ça ne va pas. On n’est plus sur la même longueur d’onde. Il y a un an, il a commencé à parler d’enfants alors que je ne voulais rien savoir…
– Il est fada ou quoi ? Tu n’as que vingt-huit ans, y a pas le feu ! grimace Chloé.
Romie hoche la tête et lève les mains en signe d’incompréhension.
– Il a voulu qu’on parte trois semaines en road trip cet été et a pété un plomb quand je lui ai dit que je ne pouvais pas prendre de congés.
– Tu viens de lancer Ma Biche, tu ne peux pas partir comme ça, ça s’organise ! je m’insurge.
Elle triture son mouchoir entre ses doigts et les larmes perlent à nouveau au coin de ses yeux. Même quand elle pleure, elle reste élégante. Son mascara ne coule pas, son chignon donne l’impression d’avoir été fait il y a cinq minutes et son teint reste uniforme. Quelques mois plus tôt, j’étais à sa place et je ressemblais à une épave, alors je ne peux m’empêcher d’admirer la classe de mon amie, en toutes circonstances.
– Bref, il se plaint que je ne pense qu’à mon boulot. Hier, j’ai oublié notre anniversaire de mariage et ça a été le drame, elle poursuit.
Bravo Romie.
Noam est l’homme le plus romantique que je connaisse. Du genre à sortir une rose de sa manche juste parce que Romie a le cafard, à l’embarquer le soir à l’improviste avec un panier de pique-nique voir le coucher de soleil sur une plage, ou à parsemer le sol de pétales de rose, du parking de leur résidence à la porte de leur chambre, pour son anniversaire. Alors peut-être qu’il avait prévu un truc spécial hier…
– Tu as oublié la date ? je lui demande.
– J’ai zappé notre rendez-vous au resto et il m’a attendue là-bas pendant une heure. Pendant ce temps, j’étais à la maison en train de faire une salade de hareng devant une émission de cuisine et, bref, je n’ai pas entendu mon téléphone.
– Une salade de hareng ? Qu’est-ce qui tourne pas rond chez toi ? demande Chloé, les traits déformés par le dégoût.
Romie hausse les épaules, l’air déboussolée.
Je réprime un sourire. Chloé aime la bonne bouffe et Romie ne mange pas de viande. C’est toujours un casse-tête pour nous mettre toutes d’accord quand on choisit un resto. C’est d’ailleurs pour ça que les tapas du Sanguin font l’unanimité.
– Tendu. Va falloir que tu lui fasses la totale pour qu’il passe au-dessus de ça. Le mec s’est retrouvé seul au resto, comme dans les films, déclare Chloé.
Romie secoue la tête comme si elle voulait chasser ce souvenir et interpelle subitement le serveur pour commander ce qui sera son troisième mojito. Je décide qu’on a assez dramatisé.
– Bon, clairement, vous traversez une mauvaise passe. Il faut que Noam comprenne que tu viens de créer ton entreprise et que tu dois la faire tourner, alors tu ne peux pas faire un enfant ou te barrer en vacances comme ça. Et toi, tu dois te rappeler les dates Romie, sérieux !
– Vous êtes cul et chemise tous les deux, impossible que ça se termine pour une connerie pareille, ajoute Chloé.
Le cocktail arrive et Romie le siffle devant nos mines sidérées, avant de lever la main à l’attention du serveur. Je la lui baisse précipitamment.
– Romie, ça suffit !
Chloé, avec sa délicatesse inexistante, lui met un roulé au jambon cru sous le nez.
– Déjà, t’as rien avalé de la soirée. Mange ou tu vas nous faire un coma éthylique.
– Je ne mange plus de viande depuis quatre ans, tu te souviens ?
– Je testais juste ton alcoolémie.
Il y a un moment de flottement, puis je grimace.
– Ce serait con que tu sois bourrée si Noam rentre ce soir pour discuter. Il est parti quand ?
Le regard de Romie se voile.
– Hier, quand il a vu qu’il ne m’était rien arrivé de grave mais que j’étais juste avachie sur le canapé. Je lui ai envoyé un texto cette nuit, j’ai laissé un message sur son répondeur ce matin et un autre à midi en m’excusant encore et encore. Et en fin d’aprèm, monsieur me demande de ne pas rentrer trop tôt car il veut faire ses valises sans me croiser.
– Duuur !
Je lance un regard noir à Chloé qui n’avait pas besoin d’en rajouter une couche.
– C’est du bluff pour te faire réagir, Noam est fou de toi. Il ne tiendra pas trois jours, on parie ? ajoute-t-elle pour se rattraper.
D’un ton nonchalant, je balance :
– Tu m’avais dit ça pour Peter. Tu sais que ça fait cinq cent douze jours ?
Leurs deux paires d’yeux se braquent sur moi et je hausse les épaules. Chloé murmure :
– Pour de vrai, tu comptes ?
Je ne pipe pas mot avant d’esquisser un sourire.
– Je suis une drama queen.
L’alcool doit lui monter à la tête car Romie passe soudain des larmes au rire. Un fou rire nerveux et contagieux qui, finalement, nous gagne toutes les trois. Je n’ai pas compté pour de vrai, j’ai balancé ce nombre au hasard mais leurs visages sont si drôles que je n’arrive même pas à leur dire la vérité. Quand nous reprenons notre souffle, c’est comme si nous nous étions vidées de la nervosité de la journée. Un grand sentiment de lassitude s’empare de moi et j’imagine que ce doit être la même chose pour mes amies. Enfin, pour Chloé, car Romie est en train de chantonner en faisant des confettis avec le menu en papier. Je soupire en la regardant faire et, sans que je m’y attende, quelqu’un derrière elle attire mon attention. Encore lui. Il vient de se retourner pour interpeller le serveur et nos regards se sont croisés.
Ils sont verts, ses yeux.
C’est étrange, cette sensation. On dirait que l’instant est suspendu. Comme s’il avait envie de se lever pour me rejoindre mais que quelque chose l’en empêchait. Comme si, en prolongeant cet échange de regards, je l’invitais à tenter, mais que…
– On y va avant que Romie ne se mette à danser sur la table ?
La voix de Chloé me ramène à la réalité. Mes joues doivent rosir tandis que je rassemble mes affaires. Après avoir réglé l’addition, nous prenons chacune un bras de notre amie et marchons jusqu’à la rue où est garée la voiture de Chloé. Une vieille Twingo à l’arrière de laquelle ni Romie ni moi ne voulons jamais monter à cause de la conduite sportive de sa propriétaire. Chloé devine mes pensées.
– Je sais que tu descends la première mais elle va dégueuler si elle monte derrière.
Je ne m’aventurerais pas à parcourir de nuit les vingt minutes de marche qui me séparent de mon appartement, et j’abdique à contrecœur en me faufilant derrière le siège passager. La radio se met en marche et une vieille chanson se fait entendre. Romie commence à entonner : « J’ai attrapé un coup de soleil, un coup d’amour… », bientôt suivie par Chloé et moi. Je ris.
– J’ai l’impression d’être revenue dix ans en arrière alors que Romie venait d’avoir le permis et nous a fait faire la virée de tous les quartiers de Marseille.
Chloé s’esclaffe à son tour.
– Grave ! Et vous vous rappelez quand elle a pris l’impasse derrière le musée d’histoire et qu’on ne s’en est rendu compte qu’au bout de la rue ? C’est un inconnu à qui on a fait pitié qui lui a fait la marche arrière.
– Et j’avais fini par rayer toute l’aile droite en faisant un créneau, termine Romie. Celle-là, de journée mémorable ! Ça me fait penser que je suis garée au parking du…
Romie vient d’avoir un éclair de lucidité mais Chloé y coupe court.
– Non mais tu ne crois pas que tu vas conduire dans cet état ? Tu dors chez moi ! En plus, tu seras à côté de la boutique demain.
– Non non ! Si Noam est rentré, il va se faire des films et ce sera pire. Ramène-moi, je prendrai un taxi pour aller bosser.
Romie change de station et c’est un Girls Just Wanna Have Fun que nous chantons à tue-tête quand la Twingo pile brutalement.
– Chloé !
Je masse mon épaule endolorie par la ceinture qui a stoppé ma propulsion vers l’avant.
– Meeerde ! Mais cet âne aussi, il traverse sans regarder. Vous allez bien ?
Chloé se tourne vers moi, paniquée, tandis que Romie porte la main à sa bouche.
– Je crois que je vais…
Trop tard. Elle vomit à moitié dans la voiture, à moitié au-dehors par la portière qu’elle parvient à entrouvrir. De mon côté, faute de pouvoir ouvrir ma fenêtre, je me colle le front à la vitre pour avoir un peu de frais et ne pas suivre l’exemple de Romie. Une voiture klaxonne derrière nous, je me tourne pour voir un embouteillage se créer. Chloé enclenche la première tandis que Romie se fait une toilette de fortune avec un paquet de lingettes intimes qu’elle avait dans son sac. Je parviens à tenir le court trajet en apnée, jusqu’à ce que la voiture s’arrête en warning devant mon entrée. Après avoir salué les filles, je prends une grande bouffée d’air frais et fonce dans mon appartement. Une bonne douche et au lit.
Plus tard, dans la fraîcheur de mes draps, je ferme les yeux en cherchant le sommeil. Et, juste avant que ne passe le marchand de sable, ce sont des iris verts qui dansent dans mes pensées.
Ce qui ne devait être à la base qu’un interlude entre deux dossiers dure depuis une heure. Impossible de me décider entre deux modèles de trottinette électrique et la notification Messenger que je reçois tombe à pic. J’ouvre la conversation de notre trio sur l’application et lève les yeux au ciel en lisant le message.
Chloé : Les meufs, j’ai passé une semaine de ouf avec Melvin !
Elle suivait une formation sur la photographie argentique toute la semaine dernière, en région parisienne. En regardant ses stories, j’ai vu plusieurs fois le même type, un beau métis avec des dreadlocks, et je sais qu’il s’agit de Melvin, un photographe avec qui elle flirte souvent tout en jurant que ce n’est pas sérieux.
Romie : À la base, tu n’étais pas en formation ?
Mica : Il ne serait pas en train de devenir officiel, ce petit Melvin ?
Chloé : Même le lundi matin vous êtes relous ?
Mica : Vous pensez que c’est une bonne idée si je m’achète une trottinette électrique ?
Chloé : Ça fait dix jours qu’on s’est pas vues, j’imagine que je vous ai manqué ? Vous êtes dispo ce soir ?
Romie : Non !
Chloé : Enfoirée.
Romie : Je répondais à Mica.
Okay pour ce soir.
Mica : Pourquoi non ?!
Chloé : Au Sanguin ?
Romie : Je préférerais qu’on soit au calme. Et pas chez moi, j’ai besoin de changer d’air.
Chloé : Pas chez moi non plus, c’est le bordel. 19 h chez Mica ?
Romie : Okay.
Mica : Je suis d’accord aussi si vous voulez savoir
Chloé : Alors viens chez toi, avec plaisir !
Je ferme la conversation et boude devant mon écran. Romie a cassé un peu mon délire concernant l’achat de la trottinette, mais comme c’est la moins fun de nous trois, ce n’est pas si étonnant. Je réfléchis aux avantages et inconvénients d’un tel investissement en grignotant ma salade composée.
Je ne suis qu’à une vingtaine de minutes du boulot mais maintenant que je vis en plein centre-ville où il est impossible de trouver une place, j’ai renoncé à l’usage de la voiture et il me faudrait un moyen de locomotion pour les jours de flemme, pour les déplacements un peu éloignés ou encore pour rentrer plus vite du travail l’hiver. Sachant qu’à Marseille, on doit avoir plus de trois cents jours de soleil par an, vraiment, une trottinette, ce serait bien. Enfin, j’ai une place dans la cave collective de l’immeuble. Toutes les conditions sont réunies pour m’influencer dans ce sens. Mais bon, le prix… c’est sûr que c’est plus cher que de louer l’un des engins de la ville. Et puis zut, mon anniversaire est le mois prochain, on va dire que je me fais un beau cadeau avec un peu d’avance.
L’achat effectué, je me remets au boulot et m’efforce de me concentrer : je dois réaliser un tableau d’inspiration pour un restaurant étoilé. J’ai d’ailleurs proposé les services de Chloé au propriétaire qui semblait intéressé. Elle n’a pas son pareil pour mettre en scène et photographier les plats phares d’un établissement.
L’après-midi passe rapidement, je parviens à finaliser mes visuels et à les envoyer par mail au client puis quitte mon bureau, satisfaite de cette journée productive. Il ne me reste plus qu’à aller faire quelques courses pour ce soir. J’arrive au niveau du passage piéton sur l’avenue où se trouve mon agence et souffle malgré moi au bout de quelques secondes d’attente. La patience n’est pas mon fort mais sur cet axe, les voitures vont si vite que je n’envisage pas une seconde de passer au rouge. En attendant, j’observe les alentours, à la recherche de personnes en trottinette électrique pour voir s’il existe de nombreux modèles comme celui que j’ai commandé. C’est un mec sur le trottoir d’en face qui attire finalement mon attention.
Il ne porte pas de sweat criard cette fois. Il a un tee-shirt blanc et un jean déchiré. Le type aux yeux verts. Je sais que c’est lui. Je le reconnais à sa carrure, à cette casquette grise qu’il portait l’autre soir, à son tatouage dans le cou. Il avance et soudain je saisis que le feu est passé au vert. Je me lance aussi. Nous nous croisons et je ne sais pas s’il m’a vue à cause de ses lunettes de soleil. Il n’en a pas l’air en tout cas. Sans que je sache ce qui m’y pousse, je fais demi-tour sur le passage piéton, m’excusant auprès de la dame que je percute en changeant ma trajectoire. Il y a eu, l’espace d’une nanoseconde, une alchimie entre lui et moi au Sanguin l’autre soir. Je ressens quelque chose qui me dit que ce n’est pas anodin. J’ai besoin que nos regards se croisent. Soit son visage s’éclaire en me reconnaissant, soit il ne se passe absolument rien. Il faut que je sois fixée, que je sache si je fabule ou non. Alors je commence à marcher derrière lui, mes neurones fonctionnant à cent à l’heure. Je suis censée faire quoi, exactement ? C’est qu’il va vite en plus, je ne vais tout de même pas me mettre à courir pour faire semblant de lui rentrer dedans !
Il prend une rue à droite, en direction du Panier, ce qui va m’éloigner de l’endroit où je dois me rendre mais, poussée par je ne sais quelle motivation, je tourne aussi. Okay. Je suis en train de le suivre. Je connais cette rue, je la traverse souvent pour aller déjeuner avec ma collègue Lucie, c’est très passant. Aucune raison qu’il s’aperçoive que je le file, il y a beaucoup trop de monde pour que ma présence quelques mètres derrière lui soit remarquée.
Aussi, je pourrais aller l’aborder directement.
Après tout, pourquoi il n’y aurait que les hommes qui aborderaient les femmes dans la rue ?
« Hey, tu te souviens, on était au même bar il y a environ dix jours. Je t’ai lancé un pop-corn dessus. »
Non, ça ne va pas le faire.
Il avance dans la rue d’un pas assuré et je rythme ma marche de façon à ne pas trop me rapprocher, sans pour autant le perdre de vue. Quand il entre dans une supérette, je ressens comme un grand soulagement. C’est un signe que je dois rebrousser chemin, non ? Je ne peux pas aller là-dedans et, comme par hasard, choisir le même produit dans un rayon, on n’est pas dans un film. Je passe devant le magasin, jette un rapide coup d’œil au passage et poursuis ma route en marchant au ralenti. Il n’est pas mon style en plus. Je n’ai jamais été attirée par les mecs qui se la jouent bad boy. Il a une phrase tatouée dans le cou qui est d’un mauvais goût ! Et puis tous les accessoires, bracelets, casquette, lunettes, la panoplie que je déteste. Alors pourquoi ça fait trois minutes que je fais semblant de regarder cette vitrine en attendant qu’il finisse ses courses ?
– Bonjour, vous connaissez notre concept-store mademoiselle ?
La vendeuse me fait sursauter. Gênée, j’entre dans la mini-boutique et fais mine de m’intéresser à ce qu’elle me montre. Par chance, le téléphone du magasin sonne et je profite de ce qu’elle m’ait quittée du regard pour m’observer dans l’un des nombreux miroirs. Avant de partir du boulot, j’ai arrangé mon carré et rafraîchi mon rouge à lèvres. Bien. J’ébouriffe légèrement ma frange et tourne sur moi-même pour vérifier qu’il n’y a aucune fausse note dans ma tenue. Un slim bleu foncé et un top décolleté blanc, tout ce qu’il y a de plus simple, dommage. Au moins, j’ajoute dix centimètres à mon mètre soixante avec mes espadrilles, c’est toujours ça pour lui laisser une chance de m’apercevoir dans le paysage.
Je bredouille un « au revoir » à l’attention de la vendeuse et sors dans la rue. Comme fait exprès, l’inconnu arrive droit sur moi à ce moment-là et s’écarte juste ce qu’il faut pour qu’on ne se frôle pas. Mon sourire naissant meurt sur mes lèvres. Il parle au téléphone et ne m’a pas même regardée. Frustrée et les nerfs à vif, je reprends ma filature. Cette fois c’est sûr, je le déteste. Si j’étais en trottinette, je lui roulerais sur les pieds, à ce con, pour qu’il voie un peu ce que ça fait de se sentir transparent !
Je le suis jusqu’au bout de cette rue et j’arrête. Bon okay, celle-ci, c’est la dernière. De toute façon, ça monte trop et je commence à m’essouffler.
En marchant, j’avise au loin la Bonne Mère. Et je lui adresse une petite prière mentale pour que tout ça ait un sens. Ou au moins pour qu’il ne me prenne pas en flagrant délit de filature…
Il avance dans les rues escarpées typiques du quartier et gravit les marches à grandes enjambées tandis que je peine à le suivre. Cinq minutes que j’essaie de tenir le rythme sans savoir dans quel but je fais ça. Nous sommes désormais dans le quartier du Panier et après une belle volée d’escalier, je m’apprête à abandonner pour de vrai quand je le vois s’arrêter devant une petite porte et sortir une clé de sa poche. J’en profite pour m’immobiliser à mon tour, reprendre un peu mon souffle, et mettre mes lunettes de soleil. C’est la première fois que je suis ravie de voir autant de touristes dans ma ville. Ça me permet de me fondre dans le décor malgré l’étroitesse des rues.
Lorsque je suis certaine qu’il est entré, je m’approche de la porte en bois. J’espère qu’il ne va pas ressortir et se trouver nez à nez avec moi, ce serait gênant. En mode incognito, je lis les noms inscrits sur chacune des six cases de l’interphone. Deux sont des noms de femme : Germaine, Patricia. Je vois mal une jeune femme, son éventuelle copine, se prénommer ainsi. Il reste quatre noms. Eugène Protat, Jonathan Rocher, Leio Sari ou Sébastien Pereau. M’assurant que personne ne me regarde, je sors mon téléphone pour prendre une photo. Saleté de karma, Romie m’appelle à ce moment-là. Je l’envoie sur répondeur. Cliché pris, je continue mon chemin, le cœur battant à toute allure comme si j’avais commis un méfait. Mes pieds me font mal dans mes talons compensés et avec cette histoire, j’ai bien rallongé mon trajet. Je vois que Romie m’a envoyé trois messages, elle me demande ce qu’elle doit apporter pour ce soir. Je la rappelle.
– Trop tard ! J’ai pris du rosé et du blanc.
– Pardon ma Roro ! T’es un amour, j’avais l’intention de m’occuper de tout !
– Fais-moi ton houmous à la betterave, ça sera ma récompense !
La culpabilité me serre la gorge au moment où je raccroche. J’ai l’impression d’être une gamine qui a fait une connerie et qui va se faire gronder. Mes copines vont tellement se moquer… Mais pourquoi j’ai fait ça au juste ? Et puis non, je ne leur raconterai pas, je n’assume pas. De toute façon, ça n’ira pas plus loin, je n’ai pas besoin d’en parler. C’était un moment d’égarement.
Les pieds en compote, je finis par arriver chez moi, munie de gressins, d’un pot de pois chiches et d’une betterave achetés sur ma route. Je soupire de soulagement en ouvrant la porte de mon appartement. J’adore rentrer dans mon cocon et je crois que c’est le signe que je ne me suis pas trompée en achetant ce bien. Comme toujours, la première chose que je fais en entrant est d’ouvrir la baie vitrée qui donne sur la terrasse. J’ai la chance d’être exposée plein sud et de ne pas avoir de vis-à-vis. Il n’y a pas non plus une vue dingue, juste une place avec des restaurants mais justement, c’est vivant. Et puis, comme je suis au dernier étage d’un immeuble, j’ai l’impression de surplomber l’agitation de la ville, comme un oiseau.
Je ne suis là que depuis trois mois et pourtant, je ne me verrais pas vivre ailleurs ! Et dire que quand je me suis décidée à acheter un appartement, celui-ci ne correspondait pas du tout à mes critères. Je souhaitais alors un trois-pièces, dans un bâtiment moderne, avec un parking et dans le deuxième arrondissement pour être près de mon travail. Rien que ça. Après plusieurs visites, je n’avais toujours pas de coup de cœur – en tout cas pas dans mon budget. Je me rappelle encore cette soirée où Noam m’a appelée : « Mica, tu es chez toi ? On vient de rentrer un appartement à l’agence qui va te plaire c’est sûr ! Le propriétaire en demande trois fois rien, il va se vendre en une journée. Si tu veux, je t’emmène le visiter tout de suite, il ne paraît que demain en ligne ! »
Intriguée, j’ai sauté sur l’occasion. J’habitais chez mes parents depuis huit mois, depuis la rupture avec Peter, en fait. Et les trajets pour venir bosser chaque jour dans le centre de Marseille me pesaient, sans parler de mon besoin d’indépendance. J’en étais arrivée à me demander si je ne devais pas abandonner l’idée d’acheter un bien pour vite prendre une location. Quand on s’est garés au parking d’Estienne-d’Orves, près du Vieux-Port, j’ai froncé les sourcils, sceptique. Je l’ai suivi sans poser de questions, jusque sur la place animée où les restaurateurs étaient en train de dresser les tables, en me demandant s’il m’amenait manger ou visiter un appartement. Mon excitation est définitivement retombée quand il a sorti un trousseau de clés devant un immeuble à la façade vieillotte.
J’ai demandé l’étage, il a ri en disant que c’était au quatrième sans ascenseur et que c’était mieux que les squats. Et moi, j’ai serré les dents en gravissant les marches et en espérant que l’envie de le jeter du balcon ne me prendrait pas une fois sur place. Enfin, il a poussé la porte et, dès le premier pas dans l’appartement… je suis tombée amoureuse. Malgré l’heure tardive, deux baies vitrées apportaient de la lumière à la pièce à vivre de quarante mètres carrés et j’ai eu envie de me déchausser pour fouler le parquet flottant. L’îlot central m’a tapé dans l’œil tout de suite et j’aurais été prête à cuisiner n’importe quoi sur-le-champ. Au bout du couloir, il n’y avait qu’une chambre mais elle était attenante à un dressing alors je n’ai pas grimacé. Et puis la salle de bains avait une baignoire et une fenêtre. Décidément, j’allais de bonne surprise en bonne surprise, jusqu’au clou du spectacle… la terrasse sans vis-à-vis ! En y réfléchissant, je n’étais qu’à vingt minutes de marche de mon travail, et la marche c’est bon pour la santé. Bref, un coup de cœur qui m’a fait oublier tous mes critères et quand Noam m’a annoncé le prix, je n’ai plus hésité. J’ai fait une offre dans la foulée, qui a été acceptée le lendemain.
Inquiets de cette décision rapide, mes parents ont contacté Noam pour le visiter et ont été sous le charme, ce qui m’a rassurée. Quant aux filles, elles l’ont adoré dès la première seconde où elles y ont mis les pieds. Elles se sont tout de suite imaginé les apéros qu’on prendrait sur la terrasse et on a trouvé trop pratique le fait que je sois située entre leurs appartements. Trois mois plus tard, le temps de la signature du compromis et de l’acte de vente, je posais mes valises.
Cette décision cruciale a marqué un tournant, un peu comme un nouveau passage, dans ma vie. Tout en me remémorant cette période, je me suis activée en cuisine et le houmous est fin prêt. Je rectifie l’assaisonnement avant de filer passer une tenue plus confortable. Quelques minutes plus tard, la sonnette retentit. Comme chaque fois qu’elles viennent ici, Chloé et Romie ont fait du covoiturage. Trouver une place dans le quartier à cette heure-ci relève du parcours du combattant, alors deux…
Appuyée dans l’embrasure de la porte en attendant qu’elles gravissent les quatre étages, j’entends la voix de Chloé.
– Melvin non plus n’a pas aimé Harry Potter, c’est ouf, non ? Il y a peut-être cinq personnes dans le monde qui détestent. Et on est deux d’entre elles !
Le fait qu’elle parle encore de Melvin m’arrache un sourire et j’essaie de le conserver en voyant l’allure de Romie. Elle a les traits tirés et n’a pas l’air aussi apprêtée que d’habitude. Malgré moi, je ne peux m’empêcher de penser à la tête que tirerait sa mère – la terrible madame Thyan – si elle la voyait coiffée ainsi. Ses longs cheveux noirs sont attachés à la va-vite, des mèches folles s’échappent et on voit bien que ce n’est pas fait exprès. À part au réveil, elle n’est jamais décoiffée. Romie, c’est un peu la reine du chignon : chignon bas, chignon banane ou chignon danseuse, tout lui va et elle les maîtrise à la perfection.
– Pourquoi tu me regardes comme ça ? elle me demande.
Prise en flagrant délit.
Je bafouille en l’embrassant.
– Ça fait drôle de te voir coiffée de cette manière mais j’aime bien.
Chloé paraît atterrir.
– Mais grave ! Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux pour qu’ils soient aussi brillants ?
– Je ne les ai pas lavés depuis six jours.
Je lance un regard interloqué à Chloé qui grimace en me tendant une boîte de macarons.
– Quoi ? Vous n’avez pas entendu parler de la cure de sébum ? raille Romie.
– C’est quoi ça ?
– Ça consiste à ne pas se laver les cheveux pendant un mois et…
– Un mois ! je la coupe.
– Oh con, rien que d’y penser, ça me gratte le crâne ! crie Chloé en passant ses doigts entre ses boucles brunes qu’elle secoue comme une fada.
Les filles s’emparent de ce que j’ai disposé sur l’îlot et nous nous dirigeons, les bras chargés, vers la terrasse pour nous installer. Chloé se cale dans le canapé tandis que Romie s’assoit comme toujours sur un petit coussin de sol.
Mon regard se pose quelques secondes sur sa longue silhouette. Elle a maigri.
– Tu as eu des nouvelles ? je l’interroge sans préliminaire en m’employant à déboucher la bouteille de rosé.
Au téléphone, la semaine dernière, elle nous a raconté avoir eu une discussion avec Noam qui n’avait pas fait avancer grand-chose.
– Oui, on s’est appelés mais il est borné. Il m’en demande trop ! Je ne peux pas lever le pied, le magasin ne va pas tourner seul ! Je suis en train de développer un système de franchise, ce n’est pas le moment de partir en vacances, en week-end ou je ne sais où.
Romie a monté une boutique de cosmétiques bio et vegan dans laquelle elle dispense aussi des ateliers pour permettre aux femmes de confectionner elles-mêmes leurs produits. Le concept cartonne mais du coup, la charge de travail est énorme.
– Il faudrait peut-être trouver un compromis car depuis deux ans que tu as lancé Ma Biche, tu ne touches pas terre. Tu pourrais embaucher quelqu’un à qui tu confierais des responsabilités ou le développement de la marque ? je lui demande.
Elle soupire.
– Je n’ai pas envie de déléguer juste parce que Noam fait son caprice. Ça l’arrange bien que je rentre tard en semaine, il passe sa vie au basket. Ou que je travaille le samedi, il en profite pour aller aux matchs. Je ne dis rien, moi ! Mais quand c’est la trêve l’été, ah, là, je dois tout lâcher !
Chloé secoue la tête en enfournant un morceau de fromage.
– Les relous ! Je commence à comprendre pourquoi votre discussion a tourné en rond. Vous êtes tous les deux entêtés !
Je laisse échapper un rire. Même en froid, je les trouve mignons et bien qu’ils traversent une période difficile, je sais au fond qu’ils finiront par se retrouver. J’espère juste que ça ne prendra pas trop de temps.
– On peut parler d’autre chose ?
Romie marronne en regardant le fond de son verre. Je lui verse du vin et fais mine de réfléchir en souriant à Chloé.
– Et si on parlait… de Melvin ? J’ai entendu dans l’escalier que vous avez un point commun incroyable. J’ai hâte de rencontrer ce petit ami formidable.
L’intéressée me tire la langue.
– Abuse pas, c’est pas un « petit ami », elle assène en mimant des guillemets avec les doigts. C’est juste pour la baise, notre connexion est dingue.
Romie rit.
– Hein ? Vu comme tu le décris depuis tout à l’heure, je croyais que tu allais finir par nous annoncer un truc, du style que tu te cases officiellement.
Chloé nous regarde tour à tour.
– Vous avez fumé ou quoi ? C’est moi, Chloé !
– Si c’était juste un plan cul, tu ne te chercherais pas d’atomes crochus, j’assène avec un petit sourire.
Romie ne dit rien mais lève son verre qu’elle cogne contre le mien alors que Chloé nous regarde, les yeux ronds.
– N’importe quoi. C’est un plan cul qui est devenu un sex friend ! Ça fait deux mois que je vous en parle, ce n’est pas nouveau.
Je soupire.
– Et au bout de combien de temps un sex friend se transforme en petit ami ?
Romie susurre.
– Deux mois ?
J’explose de rire mais Chloé ne partage pas notre hilarité. Elle n’a pas non plus l’air énervée mais paraît plus sérieuse que jamais.
– Vous êtes à côté de la plaque, là. Je veux profiter des plaisirs de la vie. Imaginez… un harem. Vous le visualisez ?
– Un lieu rempli de femmes ? demande Romie.
– De femmes nues, je précise.
Chloé sourit.
– Eh bien, mon harem à moi est peuplé d’hommes. Des hommes nus, bien montés et qui n’attendent qu’un claquement de doigts de ma part pour assouvir tous mes désirs.
Romie se mord la lèvre.
– C’est pas la définition de l’enfer, ça ? elle demande.
– Si c’est ça l’enfer… je murmure, avec un clin d’œil à l’attention de Chloé qui pouffe.
Elle se frotte les mains, les yeux pétillants.
– Vous avez compris mon plan ?
Romie a l’air un peu hébétée. J’explose de rire.
– Et il y a qui dans ton harem en ce moment ?
Elle se frotte les mains.
– Forcément, il y a Melvin pour la fougue. Il y a aussi Thibaut. Je vous en ai déjà parlé, il fait des massages hoooot et je viens d’ajouter récemment Benny pour le fun.
– Tu arrives à coucher avec un mec qui s’appelle Benny ? Ça me rappelle trop mon lapin, ricane Romie.
Je glousse et manque de m’étouffer avec une gorgée de ma boisson alors que Chloé se mordille la lèvre en nous regardant tour à tour.
– Benny, je l’ai rencontré la semaine dernière. C’est un petit jeune, il fantasme sur les femmes plus âgées et dominantes. Me voici !
Elle accompagne ses paroles d’un geste de la main en caressant son corps voluptueux et Romie et moi échangeons un regard désespéré.
– J’en peux plus d’elle, je ris en finissant mon verre.
– Quel âge ? demande Romie.
– Vingt et un ans.
Cette fois je m’étouffe pour de vrai.
– C’est un minot ! Purée Chloé, toujours dans l’abus !
Romie est bouche bée.
– L’enfer te tend les bras, grimace-t-elle.
– Mais arrêtez, je ne suis pas un dinosaure non plus ! Y a que sept ans d’écart.
Je ne sais pas si c’est l’alcool qui me monte à la tête ou la discussion qui part en vrille, mais je commence à rire sans pouvoir m’arrêter. Chloé ondule du corps au ralenti, visiblement fière de ses prouesses, et Romie soupire, amusée.
– Vous savez tout. Donc dans mon harem, nous sommes officiellement au complet.
Elle a articulé particulièrement le mot « harem », déclenchant encore notre hilarité.
– Vous voulez voir à quoi ils ressemblent ?
– Au point où on en est… sourit Romie.
Chloé pianote sur son portable.
– Vous voulez voir leurs têtes ou leurs bites ?
– Dis-moi que tu plaisantes, s’étrangle Romie.
Je ris tellement que je commence à avoir mal aux abdominaux. Chloé rit aussi à gorge déployée avant de buguer devant son mobile.
– J’ai 4 % de batterie, j’en peux plus de ce téléphone en bois ! Donnez-moi l’un des vôtres, rien qu’avec leurs noms, on trouvera leur photo sur le Net.
– Flippant… marmonne Romie. Pas avec le mien, je veux pas être mêlée à tes conneries.
La tête qu’elle fait est beaucoup trop comique. Je laisse mon téléphone entre les mains expertes de Chloé en pensant qu’il y a des noms que j’ai hâte de rechercher sur le Net, moi aussi…