Les vendredis soir sont synonymes de fête entre amis pour la plupart des adolescents de seize ans des États-Unis. Pas pour moi. Ce moment de la semaine est celui que je redoute le plus, celui que je déteste par-dessus tout, car il lance les hostilités du week-end. Deux jours interminables...
Le clapotement de mes bottes dans les aques d’eau commence à m’exaspérer. Il pleut à seaux, la température avoisine les deux degrés et je serai chanceux si je n’attrape pas une pneumonie. Mes vêtements complètement trempés me collent désagréablement à la peau, mais je ne me mets pas à couvert pour autant. Je continue à trottiner pour arriver plus vite à la maison.
Chaque jour, je parcours dix kilomètres aller-retour à pied pour me rendre au lycée. La plupart du temps, je m’en tape, mais pas le vendredi.
Je cours un peu plus vite. La nuit est déjà tombée, ce qui signifie qu’il va bientôt rentrer et que le cauchemar va commencer...
Lorsque j’atteins la rue sinistre dans laquelle nous vivons, je repère immédiatement la voiture garée dans l’allée. Mon pouls s’emballe et je sprinte sur les derniers mètres, défonçant presque la porte d’entrée lorsque des cris me parviennent au travers.
– Lâche-le, Randy !
C’est pour éviter ça que, chaque vendredi soir, je fais en sorte d’être rentré avant lui. Malheureusement, aujourd’hui, j’ai été retenu au lycée par l’un de mes profs, qui m’a reproché́ mon manque d’investissement... Je savais que les minutes que je perdais étaient précieuses, je le savais... mais je ne pouvais rien faire d’autre que de le laisser terminer son sermon. Et j’ai eu beau courir la majeure partie du chemin de retour, j’arrive tout de même trop tard.
La scène qui se joue devant moi, je la connais par cœur, sauf que d’habitude c’est moi qui me retrouve traîné sur le sol, à la place de mon petit frère.
Austin, six ans, hurle de terreur, le visage rouge, les larmes noyant ses joues d’enfant.
– Ryan, s’écrie-t-il en m’apercevant. Ryan, j’ai peur.
En entendant mon prénom, la brute épaisse qui me sert de beau-père se tourne dans ma direction. Son sourire froid me fait frissonner, mais ça ne m’empêche pas de lui foncer dessus et de le percuter de plein fouet.
– Lâche-le, enfoiré, je hurle en essayant d’arracher le col du pull d’Austin de ses grosses mains.
– Te voilà rentré, petite merde ! réplique Randy avant de me coller un coup de poing dans l’estomac.
Le choc m’envoie au sol. En me tenant le ventre, je m’écrie en toussant :
– Ne le touche pas. NON !
Je me jette en avant, mais trop tard. Austin reçoit une violente giffle du revers de la main, et il chute lui aussi. Mon cœur se brise devant le spectacle de cet enfant innocent qui se recroqueville en position fœtale pour absorber la douleur et pleurer en silence.
Cependant, ce n’est pas ce qui me fait le plus enrager. Ce qui m’est le plus insupportable, ce sont les sanglots de ma mère. Elle se tient dans l’embrasure de la porte du salon, les mains couvrant son visage, et elle pleure à chaudes larmes sans pour autant esquisser un pas dans notre direction, sans essayer de venir en aide à ses fils qui sont en train de se faire tabasser par l’ordure qu’elle a épousée. Elle demeure spectatrice de toute cette violence et je ne comprends pas comment elle peut l’accepter...
– Que des bons à rien, grogne mon beau-père, ivre mort, comme chaque vendredi soir.
À l’écouter,il a des centaines de raisons de boire. Son travail qui le pousse à bout, ma présence ainsi que celle d’Austin, ma mère qui a cramé le repas, la météo, bref, absolument tout et n’importe quoi est une excuse pour se soûler et nous violenter.
Après la mort de notre père, peu de temps après la naissance d’Austin, ma mère, incapable de vivre seule, a rapidement refait sa vie. Il y a cinq ans que cet enfoiré de Randy est entré dans notre vie et bientôt trois ans que mon petit frère et moi sommes ses souffre-douleur. Parmi ses collègues, personne ne le soupçonne d’être un sac d’alcool violent. Avec eux, il se montre sous son meilleur jour et il se garde bien de faire le moindre écart. Mais quand vient le vendredi, il quitte son job plus tôt pour se réfugier dans un bar et boire jusqu’à se griller les neurones. Ensuite, il revient ici... et s’adonne à son activité favorite. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours fait en sorte d’être son seul défouloir. J’en ai pris, des coups, j’ai reçu mon lot d’insultes et de menaces de mort. Au début, cela me terrifiait et j’étais désespéré par tant de haine à mon égard. Mais avec le temps, j’ai appris à ne plus faire attention à toute la merde qui sort de la bouche de cet enfoiré. Je me suis concentré sur mon objectif : être le bouclier de mon petit frère.
Ce soir, c’est la troisième fois qu’il lève la main sur lui, la troisième fois que j’échoue à le protéger.
La fois de trop...
La douleur dans mon estomac se dissipant un peu, je me redresse et prends Austin dans mes bras. Je monte à l’étage, chargé de son petit corps endolori, tandis que l’alcoolique s’égosille depuis le bas de l’escalier :
– Reviens ici, sale merde ! J’en ai pas ni avec toi.
Je m’enferme avec Austin dans la chambre que nous partageons. Il sanglote contre moi, dévasté.
– Hé, regarde-moi, lui dis-je d’une voix douce.
Ses épaules frêles se soulèvent rapidement. Sa lèvre inférieure fendue saigne à cause du coup qu’il a reçu et cette vision me donne envie de hurler.
– Je n’ai rien fait de mal, je te le jure, hoquette-t-il. Je suis resté bien sage et silencieux dans notre chambre comme me le demande toujours maman. Je ne l’ai pas provoqué.
– Je sais, mon grand, je sais. Ne t’inquiète pas, tu n’y es pour rien.
– J’ai mal, gémit-il.
Il se force à chuchoter de peur que quelqu’un d’autre que moi ne l’entende se plaindre.
– Ne bouge pas, dis-je en le déposant sur le lit.
Je me baisse et attrape sous le sommier la petite trousse à pharmacie que j’ai rassemblée au l du temps. Je prends de quoi soigner Austin, puis je retourne vers lui. Ma gorge se serre quand je le vois combattre ses larmes et tenter d’étouffer la douleur pour ne surtout pas envenimer les choses avec le démon qui nous empoisonne l’existence.
– SORTEZ DE LÀ !
Mon frère et moi sursautons en même temps lorsque deux poings furieux s’écrasent contre la porte.
– Randy, je t’en prie, gémit ma mère.
– La ferme! Dégage de là et va préparer à bouffer. Comment peut-elle accepter de se laisser traiter ainsi ?
Ça me sidère. Je sais qu’elle est terrifiée par son mari et qu’elle craint de se faire rouer de coups elle aussi, mais tout de même...
Dire que, depuis le début, tous les signes étaient là, devant ses yeux... Mais elle a préféré les ignorer. À peine ont-ils été mariés que Randy a commencé à lui imposer sa volonté, à la rendre dépendante de lui. Il lui a d’abord suggéré de quitter son emploi de réceptionniste, a rmant que son salaire su sait largement à entretenir le foyer. Puis il a commencé à ne plus aimer les amis qu’elle fréquentait. Ma mère, aveuglément amoureuse, a petit à petit coupé les ponts avec tous ceux qu’elle connaissait. En n, Randy a décidé que nous devions déménager à plus de mille kilomètres de Dallas, où nous vivions auparavant... À partir de là, ma mère, financièrement et affectivement sous emprise, est devenue « l’épouse de... » et plus une personne à part entière.
En grandissant, j’ai tenté de lui ouvrir les yeux, en vain. La première fois que Randy a levé la main sur moi, j’ai cru que cela agirait comme un électrochoc sur elle, mais au lieu de s’interposer, elle a fui dans une autre pièce lorsqu’il a menacé de lui faire subir bien pire si elle s’en mêlait.
Bien sûr, un jour est venu où il a ni par s’en prendre à elle aussi.
Pas une fois elle n’a appelé la police. Moi, j’ai tenté d’agir. J’avais quatorze ans et ma mère venait de dévaler l’escalier après y avoir été poussée. Ce soir-là, j’ai appelé la police en cachette et une patrouille a sonné à notre porte. J’espérais tant que cela signerait la n de ce cauchemar... Mais j’ai vu ma mère a cher son sourire des beaux jours, faire face aux policiers, leur dire que j’étais en pleine crise d’ado et que j’avais menti... C’est à cet instant que j’ai arrêté de lui faire con ance, à cet instant que j’ai arrêté de la respecter.
– SORTEZ ! continue de s’époumoner Randy derrière la porte.
Entre ses hurlements, les gémissements de ma mère et les pleurs de mon petit frère, quelque chose se rompt en moi, et je prends une décision radicale. J’attrape le sac à dos rempli d’a aires de première nécessité pour Austin et moi que j’ai préparé il y a quatre mois déjà.
Cela fait des semaines que je n’en peux plus d’encaisser sans rien dire. Dans ma tête, je suis prêt à cette éventualité depuis un moment : partir, quitter ce foyer malsain où règnent la haine et la violence...
Oui, dans ma tête, je suis déjà loin. Mais il est hors de question que je laisse Austin derrière moi. Il est ma seule famille, le seul pour qui je suis prêt à tout.
– Austin, écoute-moi, dis-je après avoir rassemblé d’autres vêtements dans un sac de voyage.
Je m’accroupis pour essuyer ses larmes et caresser ses cheveux noirs identiques aux miens, alors même que le fou furieux continue de tambouriner contre la porte.
– Écoute-moi, je répète pour obtenir l’attention de mon petit frère. On va s’en aller, d’accord ? On va partir d’ici tous les deux et ne jamais revenir. Tu veux bien ?
Sans hésiter, il hoche vivement la tête, puis il se jette à mon cou.
– Je ne veux plus rester ici, Ryan, pleure-t-il contre moi. J’ai trop peur. Et je ne veux plus qu’on me fasse mal.
Ma gorge se serre un peu plus.
– Je suis pas méchant, poursuit-il tout bas. Il dit que je suis méchant mais je sais que c’est pas vrai. Je mérite pas d’être puni tout le temps.
Si j’avais encore une hésitation, elle s’évapore à cet instant. Cet enfant mérite autant de bonheur que je peux lui en apporter.
Je lui dois une belle vie.
– Fais-moi confiance, tu ne seras plus jamais puni.
Je soulève mon matelas pour y récupérer le canif qui appartenait à mon père et que je n’ai jamais quitté.
– Mets-toi derrière moi, dis-je à Austin. Ne t’inquiète
pas, il ne te touchera pas.
Les bras de mon frère se serrent autour de ma taille.
Je suis prêt à parier qu’il ferme les yeux de toutes ses forces pour ne pas voir ce qui va se passer.
J’attends que les coups contre le battant se calment, puis je déverrouille doucement la porte avant de l’ouvrir violemment. Surpris, Randy recule et titube. Derrière lui se trouve l’escalier et je ne rêve que d’une chose : qu’il le dévale tête la première.
Alors qu’il retrouve l’équilibre, je pointe le couteau sous son visage.
– Fous-nous la paix, sinon je te plante, j’afirme le plus sérieusement du monde.
Mon frère se serre plus fort contre moi, et ma mère, debout à côté de son mari, me regarde avec de grands yeux. – On va partir, je leur annonce. Austin et moi, on se casse et on vous laisse dans votre merde tous les deux.
–Non! s’écrie ma mère. Tu ne peux pas emmener mon bébé.
Elle esquisse un pas dans ma direction mais je la menace avec mon arme elle aussi.
– Ton bébé ? Le même qui vient de se prendre une raclée gratuitement? Celui que tu n’as jamais défendu et à qui tu demandes de rester enfermé en silence dans sa chambre pour ne pas faire de vagues ? Celui-là, de bébé ?
– Où crois-tu pouvoir aller comme ça ? crache Randy. T’es mineur et tu te trimballes avec un enfant.Tu ne tiendras pas un jour sans être ramené ici.
– Ne t’inquiète pas, je me débrouillerai. N’importe où, ce sera toujours mieux qu’avec vous deux. N’allez pas nous chercher ni prévenir qui que ce soit, c’est clair ? J’ai assez de preuves pour vous faire mettre en prison pour des années,alors si vous ne voulez pas que ça arrive, vous nous foutez la paix.
Sur ce, j’entraîne Austin avec moi au rez-de-chaussée. Je passe dans la cuisine et remplis un sac vide d’autant de nourriture que je le peux. Randy et ma mère débarquent sur mes talons, mais je les menace à nouveau de mon couteau. L’alcoolique, qui croit certainement que je bluffe, s’approche de moi, sa grosse main tendue en avant. Sans réfléchir, je lève l’arme et lui fais fendre l’air. L’enfoiré recule et crie de douleur en se tenant le bras.
– La prochaine fois, c’est dans la gorge, t’as compris ? je grogne.
Ma mère tente encore une fois de protester :
– Ryan, tu ne peux pas...
– Si, je peux, et je vais le faire, je réplique. Moi, j’ai l’habitude, maintenant, mais vous n’avez pas le droit de pourrir l’enfance d’Austin. Tu aurais dû dire la vérité à la police quand tu en as eu l’occasion. À présent...
Malgré la colère que je ressens à l’égard de cette femme qui a démissionné de son rôle de mère, une pointe de tristesse m’envahit alors que je m’apprête à lui dire mes derniers mots.
– Tu l’as laissé s’installer avec ses démons, je reprends. Et un jour... un jour, il t’emportera avec lui, maman.
J’attrape nos sacs puis je prends la main d’Austin. Je récupère les clés de la voiture de ma mère dans l’entrée et nous quittons la maison en trombe, mon frère et moi. J’ignore encore où nous allons : je sais simplement que je dois nous éloigner d’ici, et vite.
– Qu’est-ce qu’on va faire maintenant, Ryan ? me demande Austin quelques heures plus tard.
J’ai réussi à nous trouver une chambre dans un motel à peine salubre, et mon frère me paraît encore plus petit, assis au bord du lit double que nous allons devoir partager cette nuit. Je tente de me montrer aussi rassurant que possible en lui répondant :
– On va commencer par changer de ville, s’éloigner un maximum de la maison.
– Où est-ce qu’on va aller ?
– Est-ce qu’il y a une ville que tu voudrais découvrir?
– Je ne sais pas trop.
Austin fronce les sourcils, puis il ajoute :
– Je crois que j’aimerais voir l’océan.
– Alors c’est là qu’on ira.
Je m’approche et m’agenouille devant lui.
– Je ne veux pas que tu t’inquiètes, d’accord ? lui dis-je.
Plus personne ne te fera de mal. On va s’en sortir. – D’accord.
Sa lèvre est encore gonflée. Je déglutis et embrasse son front.
– Je vais te préparer un sandwich, j’annonce en ouvrant le sac de provisions. Ensuite, tu essayeras de dormir un peu.
– Merci, Ryan.
Le regard triste d’Austin me serre le cœur mais je m’oblige à a cher une assurance à toute épreuve.
– Je suis content que tu sois mon grand frère, déclare-t-il avant de retirer ses chaussures.
Ma gorge se noue, mes yeux se remplissent de larmes, mais je garde le dos tourné, me concentrant sur la préparation du sandwich. Je sais que fuir était la meilleure des solutions, mais je sais aussi que l’avenir s’annonce sombre. Je suis encore un adolescent, et j’ai maintenant avec moi un petit garçon dont je dois prendre soin.
À l’extérieur, la pluie tombe, encore plus fort que tout à l’heure. Le vent se lève, sifflant bruyamment lorsqu’il s’engouffre entre les immeubles. On dirait qu’une tempête est en train de se préparer, et curieusement, je trouve cela réconfortant, raccord avec ce qui vient de se passer ce soir, avec la décision que j’ai prise.
En un instant, tout a été détruit.
Maintenant, il ne reste plus qu’à reconstruire.
Mardi 9 janvier
15 h 53 : Un homme immense et une femme aux cheveux roses entrent dans le pub.
15 h 55 : L’homme commande deux bières, ils s’installent à la table le plus en retrait.
16 h 30 : La femme observe les alentours.
16 h 55 : Ils quittent le pub.
Mercredi 10 janvier
15 h 51 : L’homme immense entre accompagné d’un rouquin musclé.
15 h 53 : Le rouquin passe au comptoir pour commander deux bières.
16 h 17 : L’homme immense m’observe.
16 h 56 : Ils quittent le pub.
Jeudi 11 janvier
16h30: Avec plus de trente minutes de retard par rapport à d’habitude, la jeune femme aux cheveux roses arrive au pub. Elle est accompagnée d’une autre femme, brune.
16 h 35 : Elles commandent des boissons. La femme brune me regarde.
16 h 50 : Elles sont rejointes par un homme grand et musclé, aux cheveux noirs. Ils commencent à discuter.
17 h 30 : Ils quittent le pub.
Vendredi 12 janvier
15 h 00 : L’homme aux cheveux noirs d’hier entre dans le pub. Seul.
15 h 02 : Il s’installe à la table la plus reculée.
16 h 00 : Il commande une deuxième bière. Personne ne l’a rejoint.
17 h 00 : J’ai l’impression qu’il m’observe autant que je l’observe.
18 h 00 : Personne ne le rejoint. Je quitte le pub.
SAMEDI 13 JANVIER
Cela fait des heures que je suis assise dans ce pub à attendre que l’un d’eux se montre. Le temps s’écoule avec une lenteur atroce... La nuit commence à tomber sur Saint-Louis, et aucun de ceux que je surveille ne s’est montré. Il faut que je me rende à l’évidence : aujourd’hui, personne ne viendra. Déçue, je décide de rentrer chez moi.
Les rues sont bondées. Il a fait particulièrement beau pour une journée d’hiver et tout le monde en a profité pour faire les boutiques, se balader en famille ou en couple... Je fais mon possible pour ne pas regarder les visages heureux des amoureux qui se tiennent la main, et je fends la foule en trottinant pour rejoindre une allée beaucoup moins fréquentée.
Dans ma poche, mon téléphone vibre et je pince les lèvres, essayant de résister à l’envie de voir de qui provient le message, même si j’en ai une vague idée.
Je traverse la route en évitant deux ados à vélo quand ma poche s’anime à nouveau. Le cœur lourd, je prends mon smartphone pour lire les deux textos qui s’affichent sur l’écran.
Ça fait plusieurs jours que je n’ai pas de nouvelles. Appelle-moi. Ne te renferme pas sur toi même, ma chérie. Je suis là pour toi.
L’inquiétude de ma mère me fait monter les larmes aux yeux. Mais ce n’est pas le moment de craquer, surtout pas alors que je suis si près du but.
Je renvoie un message à ma mère pour la remercier et lui dire que je l’aime avant de passer au second SMS, qui provient, lui, de Scott :
Il est encore temps de changer d’avis, Ella. On trouvera une solution ensemble. S’il te plaît, réfléchis-y.
C’est faux, je ne peux plus faire machine arrière. Je n’en ai pas envie, de toute façon. Je suis déterminée, poussée par la colère, la haine, la rage... et le désespoir.
Soudain, alors qu’il ne me reste que quelques mètres à parcourir avant d’atteindre la bouche de métro la plus proche, une Volvo noire s’arrête en travers de mon chemin en faisant crisser ses pneus sur l’asphalte. Les quelques badauds présents se retournent en entendant le bruit des freins, mais ils reprennent bien vite leur chemin. Quand on habite dans une ville avec l’un des taux de criminalité les plus élevés du pays, plus rien ne surprend, et surtout pas une voiture qui barre la route d’une jeune femme.
Dans la majorité des cas, c’est chacun pour soi.
La portière côté conducteur s’ouvre et je reconnais l’homme qui descend du véhicule. Grand, les cheveux noirs, le teint hâlé, le regard sombre... C’est lui qui est resté des heures seul au pub hier et qui semblait n’être là que pour m’observer. Son visage est fin, sa mâchoire carrée, et sa stature est plutôt impressionnante.
Il s’adosse à la carrosserie de la Volvo en braquant son regard sur moi. Les manches de son pull sont remontées, découvrant ses avant-bras tatoués.
– Bonjour, prononce-t-il d’une voix claire.
Je me tends. Cela fait des jours que je me rends au pub avec pour seul objectif qu’ils me remarquent et c’est chose faite. Mais maintenant qu’ils s’intéressent à moi, que je suis confrontée à l’un d’eux, la peur qui jusqu’à présent était comme endormie au fond de moi commence à se réveiller.
– Et si tu montais dans cette voiture pour qu’on puisse discuter un peu ? me lance l’homme.
Son sourire se veut apaisant mais je ne suis pas dupe, ce n’est qu’une façade.
– Pourquoi est-ce que je vous suivrais ? je rétorque. Je ne vous connais pas.
L’homme ouvre la portière côté passager puis s’approche lentement de moi sans cesser de sourire.
– Vraiment, tu ne me connais pas ? Pourtant, mes amis et moi avons l’air de beaucoup t’intéresser depuis quelques jours...
Une bouffée de chaleur fait battre mon cœur deux fois plus vite. Nier ne ferait certainement qu’aggraver mon cas, alors je reste silencieuse.
– Allez, monte, insiste l’homme. Quelqu’un veut te parler.
Son sourire a disparu et je sais qu’il ne me donnera pas une autre chance de grimper dans cette voiture par moi-même.
Une part de moi est parfaitement consciente du danger qui m’entoure, qui les entoure. Je suis lucide sur ce que je peux encourir si je suis démasquée. Mais la colère sourde tapie au fond de mon être, celle qui m’a amenée ici, qui m’a poussée à me lancer dans cette mission, est la plus forte. D’un pas déterminé, je m’approche de la voiture et monte dedans. L’homme claque la portière derrière moi puis contourne l’engin pour venir s’installer au volant.
Ses mouvements sont rapides, précis, gracieux.
Je pose mon sac à dos sur mes genoux.À l’intérieur se trouvent mon précieux carnet de notes ainsi que mon téléphone. Si je vois que les choses commencent à mal tourner, il faudra que je trouve un moyen de prévenir Scott et Jacob...
– Où est-ce qu’on va ? je demande au bout de quelques minutes.
L’homme reste muet, les yeux xés sur la route. Ses doigts tapotent le volant et je remarque deux anneaux en acier à sa main droite, l’un à son index, l’autre à son majeur.
Tandis qu’il me conduit je ne sais où, je me dis que, cette fois, je me suis officiellement jetée dans la gueule du loup.