Prologue

Donovan

Je cours sur le côté du terrain de basket pour finir de m’échauffer pendant que la foule se presse dans le stade. Le match amical que l’on joue aujourd’hui va bientôt commencer, et même s’il n’y a pas d’enjeu pour le championnat, je suis concentré et sérieux. Le bruit court que des recruteurs NBA ont fait le déplacement, et au-delà de cette opportunité, j’adore jouer, tout simplement. Je tiens ça de mon père, qui le tenait de son père. Un truc de Wolinski, quoi.

— Don, attrape !

Un objet non identifié me frappe douloureusement l’arrière du crâne. Je me retourne au ralenti vers Lewis avec une furieuse envie de l’assassiner.

— Sérieux, mec, tu connais le principe d’un lancer ?

— Évidemment, je suis basketteur, il argue avec assurance.

Je ramasse la bouteille d’eau à l’origine de mon trauma crânien, dévisse le bouchon et bois une longue gorgée en laissant mon regard voguer sur les gradins. En reconnaissant Lois et Lane, installés dans l’une des rangées, je ricane et secoue la tête.

— Regarde-moi ces deux-là, j’interpelle mon coloc.

— C’est une honte, raille Lewis en les observant se câliner.

— Mate la tronche de Kirky, je chuchote en le pointant du doigt.

Notre coéquipier essaie de ne pas les fixer, mais ses yeux repartent systématiquement vers son ex-copine. Il ne me fait même pas pitié, il a voulu tester le célibat pour son entrée à l’université, résultat des courses : il se retrouve comme un con avec ses regrets.

Je suis ravi que Lane ait enfin trouvé chaussure à son grand pied tordu, il avait besoin de ça pour aller mieux. Il en aura mis du temps à l’accepter ! Cela dit, Lois est plutôt timbrée dans son genre. Ils forment une belle équipe, tous les deux.

Avec les autres, on a passé toute l’année à les regarder évoluer, l’un près de l’autre, l’un contre l’autre, puis, enfin, l’un avec l’autre. Quoique… Même maintenant qu’ils se sont déclaré leur amour merveilleux, indéfectible et ennuyeux… ce n’est pas si simple. Lane a réussi à reconquérir son petit Cœur Brisé, mais Lois s’efforce de le rendre fou. Le meilleur exemple ? Ils se sont réconciliés depuis quatre mois, mais elle a décidé de continuer à vivre dans la chambre de Becca jusqu’à la fin du semestre. D’après elle, c’est une manière de se forger une pseudo-indépendance affective ou un truc comme ça. D’après moi, c’est juste pour le plaisir de voir Lane enrager. Les nanas sont trop compliquées. Dieu merci, les vacances sont proches, il me tarde qu’elle ramène ses sacs chez lui. Je n’en peux plus de l’entendre ronchonner.

— Ça te donne envie ? m’interroge Lewis en me filant un coup de coude.

— Pas du tout ! je rétorque comme si c’était l’idée la plus débile qu’il ait jamais eue.

D’ailleurs, c’est sûrement le cas. Même s’ils pourraient ressembler à une publicité pour promouvoir le couple – conçue par un directeur artistique sacrément tordu, certes –, très peu pour moi.

— Tape-m’en cinq ! il conclut en levant sa paume.

Nos mains claquent. Il y a bien trop de filles à séduire pour accepter ce que Lois et Lane nous jettent à la tronche. Bon sang, est-ce qu’ils vont arrêter de se frotter l’un à l’autre ?

Un long coup de sifflet retentit, il agit comme un gong éloignant mes pensées futiles. Mon cerveau oublie tout le reste pour ne se concentrer que sur ce qu’il se passe sur le terrain. Je me détourne des gradins et croise le regard concentré du coach. Il m’adresse un clin d’œil discret et siffle deux coups supplémentaires. Je trottine jusqu’à lui pour écouter ses dernières recommandations. Il a beau être mon père, il me traite de la même manière que les autres joueurs.

Il est en train de nous rappeler certaines tactiques adverses lorsque Lewis tire sur mon maillot.

— Ton paternel a l’air fatigué, il s’inquiète d’un froncement de sourcils.

— C’est la fin de la saison, tu le connais ! je lui retourne avec un sourire.

Mon père ne fait peut-être pas autant de kilomètres que les joue+urs sur le parquet, mais il n’est pas loin de dépenser autant d’énergie que nous. Il analyse les enchaînements à mettre en place, scrute chaque joueur pour déceler ses failles, nous encourage dans les moments décisifs et intériorise son stress quand on est en mauvaise posture. Il est donc toujours crevé à ce moment-là, Lewis le sait. Mais maintenant qu’il me le fait remarquer, je le trouve effectivement un peu pâlot.

 

Une danse de cheerleaders et un show de mascottes plus tard, le match démarre.

Je suis à fond et ne vois pas les minutes défiler.

L’équipe adverse a un bon jeu. J’admire la persévérance des joueurs. Même quand j’inscris un nouveau trois-points, ils continuent de se donner à fond. Ils savent que cette rencontre ne changera rien à leur classement dans le championnat mais, pour autant, ils ne lâchent rien.

La première mi-temps va bientôt s’achever, je fonce vers le panier, prêt à réceptionner la passe de Lewis. Il a vu le couloir parfait qui vient de s’ouvrir à ma gauche, il me lance la balle, qui trouve aussitôt mes mains. J’accélère.

L’ailier qui me colle au train depuis le début de la rencontre plisse les yeux et se prépare à contrer mon tir. J’analyse sa posture, il va plonger à droite, j’en suis sûr.

Au moment où j’arme mon lancer, il relève la tête par-dessus mon corps et fronce les sourcils. J’ai une seconde d’hésitation, il s’est immobilisé et ne fait plus attention à moi. Je tire par réflexe, mais je sens bien qu’un truc cloche quand les murmures de la foule prennent de l’ampleur et que les journalistes orientent tous leur appareil photo dans la même direction.

La balle frappe le panneau, Lewis crie mon prénom, et en le cherchant des yeux, je comprends avec horreur ce qui se déroule. Putain de merde !

— Papa !

Je traverse le terrain à une vitesse hallucinante et pousse les joueurs qui me bloquent la route.

— Il s’est effondré tout à coup, hurle une voix quelque part.

— J’ai appelé le 911, ajoute une autre.

Je tombe à genoux et avance jusqu’à attraper sa main inerte.

— Papa !

— Coach !

— Laissez-lui de l’espace !

Dans un tumulte cauchemardesque, j’observe mon père, allongé par terre. Son teint est gris, et il est inconscient. Le soigneur des Buckeyes se précipite sur lui, l’ausculte à toute vitesse et aboie un ordre à son collègue.

Ils entament un massage cardiaque doublé d’un bouche-à-bouche. Je les contemple, tétanisé.

La suite se passe dans un brouillard accéléré. Le temps de cligner des yeux, je me retrouve dans une ambulance avec mon père. Un autre clignement plus tard, le brancard dans lequel il a été placé disparaît derrière des portes battantes.

Quand je me retrouve seul dans ce couloir blanc, le flou se dissipe, et je me prends un uppercut dans l’estomac. C’est si violent que je tombe à genoux et cherche mon souffle. La panique arrive comme une vague, et mon cerveau vrille.

Je me redresse et cours vers les portes qui me séparent de mon père. Il faut que je le voie. Lui et moi, on a une relation fusionnelle, et j’ai besoin de le rejoindre.

— Monsieur, vous ne pouvez pas entrer ! m’intercepte une infirmière.

— S’il vous plaît !

— On s’occupe de lui. Asseyez-vous, le docteur viendra vous voir dès qu’on en saura plus. La meilleure chose à faire pour l’instant, c’est de patienter et de nous laisser le soigner.

Elle m’adresse un sourire compatissant avant de repartir.

Je tourne en rond, jette des regards partout autour de moi, complètement perdu.

— Don !

La voix de Lewis perce mon angoisse. Je le repère à l’entrée de l’hôpital, accompagné de Lane et Adam.

— Qu’est-ce qui se passe ? me questionne Lane en m’attrapant par les épaules. Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?

— C’est son cœur. Je… Il a…

— Viens t’asseoir, m’interrompt Adam en me tirant vers un banc en plastique. Je vais te chercher un café.

Je me laisse faire et, dès que mes fesses tombent sur le siège, je m’effondre. Je pleure comme un enfant, je suis mort de trouille.

— On est là, mec, me souffle Lewis en me frottant le dos.

Ils sont là, ouais, heureusement. Les sentir m’entourer m’aide à ne pas sombrer. Dans un moment comme celui-là, notre amitié devient quelque chose de beaucoup plus fort. Nous sommes les Campus Drivers, nous sommes amis, mais là, alors que je vois sur leurs visages la même angoisse que sur le mien, nous sommes des frères.

— Le coach est un guerrier, il reprend d’une voix forte. C’est l’homme le plus robuste que je connaisse, j’ai confiance en lui, ça va aller.

Il admire mon père, et sa conviction m’insuffle du courage.

 

Un nombre infini de cafés plus tard, les portes battantes s’ouvrent enfin. J’ai l’espoir idiot de voir mon père marcher vers moi en me demandant si l’on a gagné ce dernier match, mais c’est un grand type grisonnant qui avance à sa place.

Je suis sur mes pieds avant même que le médecin n’ait ouvert la bouche.

— Qui est le fils de monsieur Wolinski ?

— C’est moi !

— Venez, on va se mettre un peu à l’écart.

Son regard est grave, je comprends tout de suite que les minutes à venir vont être déterminantes pour le reste de ma vie.

Chapitre 1

Donovan

— Allez, le vieillard, je t’ai connu plus rapide !

Mon père grommelle un juron en polonais et essaie de m’écraser le pied, mais j’esquive sans mal. Je le guide jusqu’à l’entrée de chez nous, à la vitesse d’une tortue sous calmant.

Depuis sa crise cardiaque il y a trois semaines et l’opération qu’il a dû subir dans la foulée, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Il a failli mourir. En fait, il est même mort deux fois, d’une certaine manière. Son cœur s’est arrêté à deux reprises.

Il est épuisé, amaigri et cherche encore son souffle, mais Lewis avait raison, c’est un guerrier. Sa sortie de l’hôpital n’a été autorisée que ce matin, et j’ai hâte de le revoir dans notre environnement. Je ne supportais plus de le regarder entre quatre murs aseptisés, vêtu de cette blouse hideuse.

— Il fait chaud, je l’entends râler pendant que nous montons les marches du perron.

— C’est bizarre pour un mois de décembre.

— Arrête de me prendre pour un vieux fou, mon cœur a lâché mais pas mon cerveau. Je sais qu’on est en juillet.

— Le docteur m’a dit de te stimuler.

— C’est moi qui vais te stimuler, si tu continues. Attends une minute, c’est quoi, ce parterre de fleurs ridicules ? il s’offusque en s’agrippant à la rambarde. Qui a saccagé ma reproduction parfaite du désert californien ?

On appelle ça un terrain vague, papa !

— Qui ? À ton avis ? Maman est de retour, je chantonne en ouvrant la porte.

— Si elle commence par mon jardin, elle va vouloir redécorer toute la baraque ! Rappelle-moi pourquoi elle vient passer le mois de juillet ici !

— Parce que ton petit cœur a besoin d’une gentille infirmière dévouée ?

— Et parce que tu n’es qu’un vieux bougre têtu qui ne va pas respecter les conseils des médecins ! intervient ma mère en sortant de la cuisine pour nous rejoindre. Ne crois pas que j’ai oublié à qui j’ai affaire.

Je me marre en voyant mon père marmonner je ne sais quoi et lui tirer la langue. Ces deux-là sont impossibles. Ils sont divorcés depuis plus de trois ans mais ils s’entendent à merveille. Enfin, à leur façon. Mais ça revient au même.

— Viens, papa, je vais te larguer dans ton fauteuil.

— Tu te débarrasses déjà de moi ?

— J’ai pas passé un moment tranquille avec mes amis depuis quinze jours, alors, oui, je t’abandonne aux bons soins de ta femme.

— Ex-femme, il corrige en regardant par-dessus mon épaule.

— Il faut changer sa couche ? lance ma mère en déposant un verre d’eau sur la table basse.

— Maman, ne commence pas.

— Cette mégère me veut du mal. Ne pars pas, fiston !

— Où comptes-tu aller comme ça ? elle m’interroge en fronçant les sourcils.

Son air m’étonne. J’ai presque 22 ans et je ne vis plus avec elle depuis que mon père et moi avons emménagé dans cette ville il y a trois ans. Je ne vois pas en quoi mes allées et venues la concernent.

— Je vais voir mes potes, ne m’attendez pas pour manger.

— Pas ce soir !

— Pourquoi ça ?

Elle lisse son chemisier, et je me tends spontanément. Cette manie qu’elle a n’augure jamais rien de bon.

— Ta sœur va arriver.

Putain, qu’est-ce que je disais ?

— Amelia vient ici ? Tu le savais ? je demande à mon père en pivotant vers lui.

— Oui, ta mère me l’a dit avant-hier. Mais elle s’était abstenue de me dire qu’elle aussi serait de la partie !

Super ! Il ne manquait plus qu’elle pour clore ce joyeux bordel qui dure depuis trois semaines.

— C’est sympa de m’avoir prévenu. Génial, je vais adorer l’ambiance ! Raison de plus pour me barrer avant qu’elle débarque.

— Vous avez passé l’âge de vos petites chamailleries. On va manger en famille, ce soir, conclut ma génitrice avec un sourire.

Je prends une longue inspiration, tête baissée. J’adore ma mère, mais elle me les brise.

Je relève le nez pour parler quand la porte d’entrée s’ouvre à la volée.

— C’est moi !

Bon sang, c’est parti !

J’entends ma sœur lâcher son sac dans le vestibule et je devine déjà la tête qu’elle va tirer quand ses yeux se poseront sur moi. Ça ne loupe pas. Son sourire, identique à celui de ma mère, se fane dès qu’elle m’aperçoit.

— Donovan, elle lâche dans un souffle crispé.

— Amelia, je réponds sur le même ton.

— Jolie baraque, elle ajoute en prenant connaissance des lieux.

Elle n’est jamais venue ici, je suis donc doublement surpris de la trouver dans notre salon. On pourrait vulgairement dire qu’elle s’est rangée du côté de ma mère alors même qu’il n’a jamais été question de faire ce genre de choix. Elle est restée vivre à Washington, et moi, j’ai suivi mon père quand il a décroché son poste prestigieux à OSU. Résultat : je ne l’ai pas vue depuis plus d’un an – entraperçue serait plus proche de la réalité –, et son changement physique me laisse pantois. Elle avait beaucoup maigri ces dernières années, maintenant, c’est une jeune femme longiligne et musclée qui me toise avec mépris.

Elle avance vers notre mère, la serre dans ses bras, puis rejoint notre père et l’embrasse rapidement.

— Tu fais peur à voir, Coach.

Je grimace en même temps que mon père. Il déteste qu’elle l’appelle comme ça, mais rien n’y fait, elle persiste depuis ses 14 ans. Cette fille est insupportable.

— Je vais prendre une douche, j’ai l’odeur de mon voisin de bus collée à la peau.

— Don, montre-lui sa chambre et la salle de bains, m’ordonne ma mère d’un ton sans appel.

Je m’apprête à rétorquer qu’elle n’a qu’à ouvrir les portes de la maison, qu’elle devrait être en mesure de reconnaître une salle de bains et qu’elle peut bien s’installer dans la chambre qui lui chante, mais je repense à une phrase que me répète souvent mon père : il faut choisir ses combats !

— Suis-moi.

Je grimpe les marches et marque une pause à la moitié pour la laisser me rattraper. Je croise une fois de plus son regard froid et je soupire. J’espère qu’elle ne va pas s’attarder.

— Tu restes combien de temps ? je ne peux m’empêcher de lui demander.

— Dix jours. Je dois aller à Washington préparer ma rentrée à la fac, après ça.

Je hoche la tête sans rien ajouter.

— Chambre, salle de bains, j’annonce d’une voix plate en désignant deux portes.

Elle me dépasse pour entrer dans la première pièce. Elle lâche son sac devant la penderie et se penche à la fenêtre pour admirer la vue qu’elle ne connaît pas.

Je devrais déjà être redescendu, mais je suis trop occupé à cogiter. Chaque fois qu’on se retrouve, elle et moi, je me demande pourquoi on s’entend aussi mal. J’ai conscience qu’un frère et une sœur ne sont pas forcés d’être les meilleurs amis du monde, mais je ne sais pas à quel moment nos chemins se sont autant séparés. J’ai trois ans de plus qu’Amelia, et elle m’adorait quand elle était gosse, elle était tout le temps collée à mes basques. Puis, du jour au lendemain, elle s’est mise à me détester. Je n’y ai jamais trop attaché d’importance jusqu’à maintenant, mais il faut croire qu’avoir failli perdre mon père a changé les choses.

— T’as besoin d’un truc ? je m’entends proposer.

— Non.

Elle garde le silence, le front appuyé contre la vitre. Elle respire fort et vite, comme si ma présence lui était insupportable.

— Est-ce qu’un jour tu m’expliqueras pourquoi tu peux pas me blairer ou le mystère restera entier jusqu’à ma mort ?

Elle souffle mais ne se retourne pas.

— Alors, quoi ? J’ai eu la plus grosse part de tarte un jour ? J’ai fini les céréales sans t’en laisser ?

— Dégage, elle crache en tapant son front contre le carreau.

— Tu me casses les couilles, Amelia.

— Va te faire foutre, Donovan.

Nickel, elle est là depuis dix minutes, et c’est déjà la merde !

— Tu vas fêter tes 18 piges et t’es toujours aussi puérile. Fais au moins un effort avec le paternel, il a failli y passer.

Je la laisse et trace jusqu’à ma voiture en ignorant les menaces de ma mère. Pas question de passer la soirée ici, entre ma sœur ennemie et le cœur fragile de mon père. J’ai besoin d’un shoot de Campus Drivers.

Commander Campus Drivers 2