Chapitre 1

Lewis

En pénétrant dans l’enceinte de la fac au volant de ma Dodge, je soupire de soulagement. Cette course est en train de me faire lentement décompenser. Je sens chacun de mes neurones se ramollir, et je suis presque sûr qu’une paralysie faciale me mange la moitié du visage.

Je coupe enfin le contact. Une borne de plus et je convulsais au sol en sortant de ma caisse.

— Vous voilà arrivés à destination ! je me force à annoncer d’un timbre sympathique.

— Déjà ? s’étonne la fille.

Pas trop tôt, ouais !

Logique qu’elle n’ait pas vu le temps s’écouler, elle a passé le trajet à rire aux paroles de son mec, à frotter son nez contre le sien et à se lover dans ses bras. J’ai vomi trois fois dans mon petit sac à gerbe imaginaire. Dieu soit loué, mon professionnalisme est récompensé par le pourboire de dix dollars que ce dernier fait apparaître au-dessus de mon épaule.

— Merci pour la course, il ajoute.

— À votre service, les amoureux ! Vous faites un très joli couple.

— Oh ! C’est trop gentil ! s’émerveille la nana. On refera appel à toi !

— Comptez sur moi.

Putain, ce qu’il ne faut pas faire pour gagner sa vie…

Je sors de la voiture et repère mes collaborateurs, tranquillement installés près de leurs bagnoles. Lane et Adam sont en train de se marrer en matant un truc sur le téléphone du plus âgé des Campus Drivers. Donovan, quant à lui, me regarde les rejoindre en souriant.

— T’as une de ces têtes, mec ! T’es tout pâlot. Un de tes clients a rendu son repas sur tes sièges ou quoi ?

— Pas eux, moi. J’en peux plus de ces couples qui se multiplient partout. C’est une honte ! Je dois déjà vous supporter avec vos moitiés…

— Il ne reste plus que toi, rétorque Adam en me tendant son poing pour me saluer.

— I’m a survivor, I’m not gon’ give up1 ! je chante d’une voix aiguë.

C’est l’hécatombe, le célibataire est en voie de disparition. Je suis un foutu tigre du Bengale ! Est-ce qu’un orage cosmique a élu domicile au-dessus d’OSU2 ? D’abord les Lois Lane, puis les Wolinski. J’étais certain que Donovan resterait ce bon vieux Donny à groupies, jusqu’à ce qu’il tombe amoureux d’une Wolinski bis, accro aux livres romantiques et aux reparties assassines. Je ne peux pas non plus compter sur Adam, ce traître se fourvoie avec la petite sœur de Don et n’a même pas eu le droit à une embrouille de grand frère protecteur. Ok, c’est d’Adam dont il s’agit. Ce mec a toujours eu la cote avec les gens, et je n’ai pas vraiment envie que mes meilleurs potes se prennent la tête, surtout pour une meuf ! Je kiffe leurs copines, mais je ne capte pas l’idée de se mettre en couple si tôt. C’est trop de trucs à gérer, trop de comptes à rendre et trop d’efforts à faire. Il faut réfléchir à tout.

J’ai déjà du mal à trouver du temps pour moi, alors ajouter une fille à l’équation… je saigne du nez rien qu’en l’imaginant. Mes projets impliquent mon investissement total, je préfère privilégier mes objectifs et les coups rapides. Entre les Campus Drivers, mon examen final et les sélections de NBA qui se profilent, me caser est hors de question.

— Où sont les filles, d’ailleurs ? je leur demande en m’étonnant de n’en voir aucune dans les parages.

— Amelia est rentrée à Washington, explique Adam.

— Lois et Carrie sont en chemin, elles arrivent, ajoute Lane.

Je m’appuie contre le capot de Don et remarque qu’il fait glisser quelque chose entre ses mains.

— Qu’est-ce que tu fabriques avec ce… C’est quoi ?

— Un tee-shirt de nuit, pour Carrie !

Il déplie le vêtement et l’exhibe devant nous.

— Waouh ! Un tee-shirt de nuiiit… je scande d’une voix faussement admirative.

— Mate le dos.

Il le tourne de manière à ce que l’on puisse découvrir le gros « WOLINSKI » inscrit dessus, puis serre le poing en lâchant un « boum » victorieux.

On a perdu Donny. Je répète, on a perdu Donny !

— Avec ce truc, je suis sûr de gagner le totem !

— De quel totem tu parles ? cherche à savoir Lane. Attends, c’est encore à propos de votre guerre débile, avec Carrie, pour déterminer qui sera le meilleur partenaire dans votre couple de cinglés ?

— Ouais ! J’ai fabriqué un totem de vainqueur, et ça fait deux fois d’affilée qu’elle le remporte. J’en suis malade.

— C’est une honte ! je raille en levant les yeux au ciel. Tu ferais pas mieux de te concentrer sur le basket au lieu de perdre du temps avec ça ?

— T’es chiant à mourir, Conley3. Je suis ultra concentré, et je ne perds jamais mon temps avec madame Wolinski. Tu comprendras quand t’auras trouvé ta moitié.

— J’ai hâte de voir ça, ricane Adam.

— Ferme-la, traître ! Hey, Loiiis ! je hurle en l’apercevant approcher avec Carrie.

Elle grimace, mais je sais qu’elle adore ça. Enfin, je crois. Mais dans le doute, je continue.

— Ça va, mesdemoiselles ? je questionne sur un ton mielleux.

J’obtiens un sourire de Lois avant qu’elle ne fonde sur Lane, et un semblant de geste amical lointain de la part de Carrie.

— C’était quoi, ça ? je la taquine en attrapant son poignet. Viens dire bonjour à ton meilleur ami !

Je la tire vers moi et la colle contre mon torse en ébouriffant son chignon d’une main. Don a raison, les cheveux de cette fille sont dingues.

— Don, sors-moi de là ! elle l’interpelle d’une voix étouffée.

Il rigole mais ne bouge pas d’un pouce. Je me résous à la lâcher avant que son genou ne s’anime et me prive de Bandido.

— Pourquoi tu n’agis pas comme ça avec Lois ? elle grogne en se recoiffant.

— Hey ! Laisse-moi en dehors de ça ! se défend celle-ci.

— Parce qu’on est déjà SuperCopains, elle et moi ! Alors qu’avec toi, ce sont encore les prémices d’une grande et belle amitié. Je dois te séduire, te complimenter, te câliner.

— Je vais me sentir mal, elle lâche en semblant défaillir.

— Viens là, petite amie, intervient Don.

— T’as oublié un détail primordial, elle contre d’une voix chantante.

— Lequel ?

Elle fait passer son sac sur son ventre et en extrait un objet non identifié.

— Je détiens le totemmm ! elle scande en le brandissant au-dessus de sa tête. Tu dois donc dire « Viens là, meilleure petite amie ».

— Prépare-toi à me rendre mon enfant, j’ai un cadeau pour toi, la prévient Don avec un air triomphant.

Pendant qu’ils se défient du regard, je détaille le fameux totem.

— Est-ce que c’est une brique de lait avec des yeux, une bouche et une petite cape ridicule ?

— Ouais, j’ai même tracé un W dessus, se vante Don.

— On est les Lois Lane ! s’offusque Lois. La cape, c’est notre trip.

— Allez, balance ton cadeau ! s’impatiente Carrie.

Donovan, qui cache son offrande dans son dos, jette un petit coup d’œil confiant à Carrie avant de brandir…

— Un tee-shirt de nuit spécial Wolinskiii ! il vocifère en l’agitant devant lui.

Mes pauvres yeux innocents passent au ralenti sur chacun d’eux. Ils ont touché le fond !

— Alors, tu reconnais ta défaite ? il continue en improvisant une valse avec ce foutu pyjama.

— Tu vas lui laisser le totem pour ça ? s’étonne Lois auprès de son amie.

— J’adore les tee-shirts de nuit… s’émerveille Carrie à contrecœur.

— Et c’est pas fini ! ajoute Don.

Il se tourne vers sa voiture garée juste derrière lui et se penche vers le siège passager avant de brandir…

— Des chaussettes assorties ! exulte Carrie avec une énergie incompréhensible. Ok, t’as gagné.

C’est du délire !

Je me décolle de la carrosserie et baisse la tête au moment où une brique de lait vole entre Carrie et Donovan, cape au vent. Le lait, c’est bien un truc qui convient parfaitement à ma vision du couple : il moisit toujours avec le temps.

— Je vais finir à l’asile si je ne m’éloigne pas de vous, bande de dégénérés ! Je ne sais pas quoi faire de toutes ces informations que vous me jetez à la figure. Vos machins d’amoureux transis sont comme une maladie vénérienne qui essaie de me contaminer la cervelle.

Je pars m’asseoir sur le banc juste en face pour instaurer une distance de sécurité. Lane cale le dos de Lois contre sa poitrine, croise ses bras sur son ventre et hoche la tête vers moi.

— Continue à jouer le célibataire endurci, Lewis. Un jour, l’amour va te tomber sur la gueule.

— T’as pas trouvé une manière plus mignonne de dire ça ? l’interrompt Lois en relevant son profil vers lui.

Il lui claque un petit bisou sur le nez et revient à la charge. Sortez-moi de là !

— Quand ce jour arrivera, on sera tous là, autour de toi. Une belle ronde effrayante.

— Un peu comme maintenant, quoi ?

— Pire que ça, mon pote !

— Pire ! répète le groupe en chœur.

— Vous êtes tous cinglés. Et on aura quitté la fac avant que ça ne se produise, alors ravalez vos doux fantasmes. Si tout va bien, je me ferai dorer la pilule entre deux matchs chez les Heats4, avec une brune à ma gauche et une blonde à ma droite.

— C’est tellement cliché, commente Carrie.

— Tu fais bien de parler de la fin de nos études ! m’interpelle Lane en me lançant un caillou dessus. T’es enfin entré en contact avec Firebird ?

C’est reparti !

— Un autre sujet ?

— Lewis…

Firebird, c’est le surnom qu’ils donnent à cette fichue étudiante qui conduit une voiture du même nom. Celle qu’ils espèrent tous recruter pour monter l’équipe de Campus Drivers qui prendra du service à la rentrée prochaine.

On est tous en fin de cursus, je sais qu’il va falloir transmettre le flambeau, mais ce sujet me hérisse. Je ne me sens pas prêt à me lancer dans un racolage de chauffeurs. Ces dernières années sont les meilleures que j’ai passées jusqu’ici, j’ai l’impression d’abandonner mon bébé à de nouveaux parents qui ne pourront jamais partager notre attachement à l’appli que nous avons créée.

— Nope, je me contente de rétorquer.

— Mec, on a à peine plus d’un semestre devant nous pour choisir et former nos successeurs.

— T’as qu’à le faire toi-même.

— Je vais m’occuper du frère de Lois. Il va venir sur Columbus à chaque période de vacances pour se faire la main.

— Le reste du temps, tu peux donc te consacrer à Firebird.

— On s’est mis d’accord pour que chacun de nous chapeaute un nouveau.

— Vous vous êtes mis d’accord ! Je n’ai pas le souvenir d’avoir dit oui. J’ai un planning plus que chargé, j’ai pas de temps à gâcher.

— Fais pas ta tête de con, Conley ! se marre Don en me jetant un caillou à son tour. Moi aussi, j’ai un agenda blindé, mais c’est important. L’appli continuera à nous rapporter de l’argent si on se débrouille bien. T’as l’opportunité de façonner la relève comme tu l’entends. Je sais que c’est pas facile pour toi, mais plus tu repousses l’échéance, plus tu prends le risque de foirer.

Ouais, j’avoue qu’il a raison sur ce point. Ils sont tous contre moi, il va bien falloir que je cède, mais…

— Une fille, sans déconner… C’est une mauvaise idée. Honnêtement, les gars, c’est pas une activité sûre pour une petite gonzesse comme ça. Imaginez qu’elle tombe sur un lourdaud qui cherche à la coincer, c’est trop risqué. On fait les sorties de soirées, un connard qui picole pourrait l’agresser.

— J’en reviens pas de dire ça, mais il n’a pas tort, acquiesce Lois.

— C’est le truc le plus sensé qu’il ait jamais prononcé, non ? ajoute Carrie en feignant un air ébahi.

— On pourrait la positionner sur une clientèle exclusivement féminine pour les retours de fêtes, propose Adam.

— Voilà, problème résolu ! conclut Lane en tapant dans ses mains. Maintenant, lève ton cul et va te présenter. Sa voiture est en train de rentrer dans le parking.

— Où ça ? demandent Lois et Carrie d’une même voix.

Je tourne la tête dans la direction qu’il indique et repère sans mal la bagnole magistrale qui passe devant nous.

Je dois admettre que ce modèle est dingue. Je vois d’ici que le véhicule est entretenu à la perfection, et le bruit du moteur est une douce mélodie à écouter. Ils font chier !

— Allez, mon pote. Respire un bon coup et vole jusqu’à elle, insiste Lane en levant une main pour la saluer de loin.

J’adresse un doigt d’honneur à mon soi-disant ami sans quitter des yeux la Firebird qui vient de se garer. Sa propriétaire met deux bonnes minutes avant de sortir de l’habitacle.

— Elle a un joli cul, je commente en appréciant la vue.

— Je suis rassurée, il est toujours le même, j’entends Lois chuchoter.

— Comment fait-elle pour conduire avec des talons aussi hauts ? s’étonne Carrie en montant sur la pointe des pieds.

— Un très joli cul… j’insiste en penchant la tête.

— Pas de baise avec elle, Lewis !

— Oh ! Allez, Donny, ce serait un juste retour sur investissement.

— On parle business, je suis sérieux. Finalement, on devrait plutôt la refiler à Adam.

— Trop tard, je me sens soudain très motivé pour être son professeur.

C’est faux, mais ça énerve mon pote, ce qui vaut le coup. Bien fait !

 

Je saute sur mes pieds et fais semblant de remettre en place mon col de chemise inexistant. Je leur envoie un salut militaire avant de traverser le parking d’un pas assuré. Ce n’est pas si terrible, j’ai juste à l’aborder, lui proposer un job en insistant sur les inconvénients – quitte à les noircir carrément –, sortir deux-trois blagues graveleuses et repartir avec un refus divin. Une affaire rondement menée, à n’en pas douter.

Chapitre 2

Amy

I’m a mess, I’m a looser, I’m a hater, I’m a user…

Je fais l’effort de baisser le son de mon autoradio en arrivant au cœur du campus. J’écoute toujours la musique fort en conduisant. Pas pour frimer, pas à cause de problèmes d’audition, juste parce que les basses qui tambourinent canalisent mon tempérament. Paradoxalement, ça me détend.

La fac grouille de monde à cette heure-ci, et je préfère ne pas trop me faire remarquer. Ça fait trois mois que j’ai intégré OSU, et je m’en sors bien jusqu’ici : pas de bagarre, pas d’ennuis… En acceptant mon transfert, le doyen s’est montré plus que clair vu mes antécédents : mes notes sont bonnes, mais à la moindre incartade, je dégage. Et se faire virer de la fac, c’est game over. Il m’a à l’œil, tout comme ma sœur qui veille au grain. C’est d’ailleurs étonnant qu’elle ne m’ait pas encore gratifiée de son coup de fil matinal.

Au temps pour moi, la sonnerie de mon téléphone éradique cette réflexion aussitôt.

— Allô, je prononce d’une voix traînante en m’arrêtant sur le côté.

— Amy, c’est Raven.

Sans blague ? Elle connaît le principe du numéro qui s’affiche ?

— Raven, c’est toi ?

— Oui !

— Raven, ma sœur aînée ?

— Oui !

Bon, apparemment, elle ne comprend pas que je me moque d’elle. Y’a pas à dire, la grossesse détruit sévèrement les neurones !

— Je ne t’ai pas entendue partir, ce matin, elle poursuit.

— Tu ronflais comme un gros cochon. Même une attaque nucléaire ne t’aurait pas réveillée.

— On ronfle plus fort quand on est enceinte, j’y suis pour rien.

— C’est une excuse merveilleuse, ce truc ! J’ai oublié d’acheter du lait : c’est parce que j’attends un gosse. J’ai laissé traîner mon slip sous le lavabo : c’est pas moi, c’est le bébé !

— Arrête de te moquer de moi ! Tu es où ?

— J’arrive à la fac. Tu devrais le savoir grâce à la puce que tu as implantée dans mon bras ! Tu es consciente que tu n’as plus besoin de me fliquer tous les matins pour vérifier que je m’y rends, hein ?

— Où est le mal à prendre des nouvelles de sa petite sœur chérie ?

— Raven, je vis avec toi… On se voit tous les jours.

— Tu n’es pas rentrée manger hier soir.

— J’ai bossé tard sur une Cadillac avec RJ, c’est-à-dire juste en dessous de chez nous. Tu n’avais qu’à te pencher par la fenêtre pour m’apercevoir.

RJ est un mécano hors pair et il possède le garage parfait. Du genre de celui que j’aimerais tenir dans quelques années. Il nous loue l’appartement au-dessus de son atelier, et je passe une grande partie de mon temps libre à bricoler avec lui. Entre autres.

— Tu as appelé Joey pour t’assurer qu’il était bien à l’école ? je reprends avec ironie.

— Mon fils a 6 ans, Charlotte l’a déposé.

— Et moi, j’en ai 20, donc pas besoin de me torcher.

— Je continuerai à t’appeler jusqu’à la fin de ta vie.

— Tu as un enfant et un second en fabrication, tu n’as pas d’autres chats à fouetter ?

— Ramène-moi de la sauce barbecue en rentrant, elle élude comme elle sait si bien le faire.

— T’as déjà fini les trois bouteilles que je t’ai refilées y’a moins d’une semaine ?

— Il en reste une seule, mais tu ne souhaites pas que je sois en rupture de stock, n’est-ce pas ? Tu te souviens comment ça s’est terminé la dernière fois ?

Oh ! Que oui… Elle a gratté à la porte de ma chambre en pleurnichant, puis en me menaçant, avant de passer en mode hurlements.

— Ton accouchement est prévu pour quand, déjà ?

— Bonne journée, p’tite sœur ! Travaille bien à l’école et ne sois pas insolente avec la maîtresse.

Elle raccroche avant que j’aie eu le temps de l’envoyer promener. Elle me rend dingue ! Mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Si je n’avais pas déconné à New York, on n’aurait pas été forcées de déménager pour se rapprocher d’OSU, la seule fac importante qui ait bien voulu de mon dossier.

Ce n’est pas l’unique raison de notre changement de ville, mais je me sens malgré tout coupable. Heureusement, on est bien mieux ici, loin de Brooklyn.

Je me réinsère sur la route, puis arrive au parking. En tournant sur la droite, je repère immédiatement trois voitures qui ne me laissent pas indifférente. Une Camaro, une Road Runner et une Chevrolet Bel Air. Magnifiques ! Je me surprends à chercher des yeux la Dodge qui les accompagne toujours, mais je ne la vois pas. C’est le véhicule qui m’intéresse, pas son conducteur canon. Pas du tout.

En passant à leur niveau, l’un des propriétaires pose son regard sur ma Firebird. Est-ce qu’il vient de me saluer de la main ? Si je ne confonds pas, je crois qu’il s’appelle Lane. C’est la première fois que l’un d’entre eux s’adresse à moi. Je suis tellement surprise – et asociale – que je ne réponds pas.

En débarquant en septembre dernier, je les ai remarqués avant même de savoir qui ils étaient. Les Campus Drivers. Rien que le nom me fait saliver. Je les ai discrètement observés à plusieurs reprises, l’un des quatre peut-être un peu plus que les autres. Ils sont tous là sauf lui, dommage.

En les contournant, mon cœur fait un salto. Sur le banc, je viens d’apercevoir Lewis Conley. Ouais, lui, je n’ai aucun doute sur son prénom… Chaque fois que je l’aperçois, je me sens nerveuse. Il fixe ma caisse du regard. Ma respiration s’emballe, et je me concentre sur ma conduite pour ne pas rouler sur un malheureux piéton innocent.

 

Je me gare sur la première place que je trouve et coupe le contact en prenant de longues inspirations. Je sais que son attention est encore dirigée vers moi et je déteste l’effet inconnu que ça me provoque. Je ne suis pourtant pas en rade niveau mecs, mais ce gars-là me rend toute chose chaque fois qu’il est dans le paysage.

— Arrête de faire ta gonzesse, je me rabroue en croisant mon regard dans le rétro. Tu es Amy Hitman, la briseuse de crânes.

Mon reflet lève les yeux au ciel, je lui adresse un doigt d’honneur.

Je recule mon siège, enlève mes baskets confortables et enfile mes bottines à talons.

En tirant d’un coup sec sur la fermeture Éclair, je mets un terme à mon trouble hormonal. Je sors de la voiture et tourne volontairement le dos aux Campus Drivers. Ils aiment les vieilles bagnoles, c’est logique que ma Firebird les titille.

Je me penche pour attraper mon sac, puis claque la portière. Avant d’avancer vers le bâtiment, je lâche une œillade rapide vers eux. Qu’est-ce que… ?

Il est en train de marcher droit vers moi. Lewis Conley est en train de marcher droit vers moi avec une assurance affolante. Mes jambes m’ordonnent de passer la seconde, mais mon cerveau patine. Mon corps et mon esprit ne sont pas en phase, et je manque de me tordre une cheville en tentant de déguerpir.

J’ai à peine fait un pas déséquilibré que je devine sa présence.

— Salut !

Je lui tourne le dos, il ne voit donc pas ma grimace quand sa voix me file la chair de poule. Merde, qu’est-ce qui cloche chez moi ? J’hésite à l’ignorer, mais une fois de plus, mes pieds et mon cerveau ne sont pas coordonnés. Je pivote au ralenti vers lui et le dévisage, sur la défensive. Il est immense, mais du haut de mes 1,70 m et avec des talons de 15 centimètres, notre différence de taille n’est pas énorme. Il a coupé ses cheveux depuis Thanksgiving, les côtés sont plus courts et… Stop !

Je souffle par le nez. Il bloque sur mon visage en attendant un « salut » en retour, mais ma bouche est hors service.

— Je m’appelle Lewis Conley.

C’est le moment de dire un truc inspiré, Hitman ! Non, tu sais quoi, contente-toi de te présenter.

— Et tu es ? il insiste en penchant sa tête sur le côté.

— De Brooklyn, je rétorque d’une voix rauque.

— Euh… Ok.

Il cille et se mord la lèvre. Comme premier contact, on repassera.

— Ta Pontiac Firebird est impressionnante. Adam dit qu’elle est de 1968.

— Qui est Adam ? La Road Runner ?

— Mauvaise pioche, la Bel Air. Je vois que tu as remarqué nos bébés, tu as l’œil.

— C’est une 1969.

— Elle est canon.

Il passe son doigt sur ma carrosserie, je serre les dents en imaginant les traces qu’il doit être en train d’y laisser. Heureusement pour lui, il retire sa main avant que je ne la lui brise.

— Tu connais les Campus Drivers ? il reprend en revenant sur moi.

— Vaguement.

— Je ne crois pas avoir vu ta photo dans notre fichier clients.

— Je ne me fais pas conduire.

Il se marre, je ne comprends pas ce qu’il me veut tout à coup. On est début décembre, pourquoi est-ce qu’il se manifeste maintenant ?

— C’est bientôt l’heure de mon cours, tu avais quelque chose de particulier à me dire ?

M’inviter à dîner ? Me proposer un rodéo à la nuit tombée ?

Il tergiverse. Ses iris marron vont et viennent entre mon capot et ma figure perplexe.

— Mes amis pensent que tu ferais une bonne Campus Drivers.

Pardon ?

— C’est notre dernière année à OSU, nous allons monter une équipe qui prendra la suite à la rentrée prochaine. T’es en première année ?

— Deuxième, je m’entends articuler.

— Ah bon ? T’es nouvelle, alors t’étais où l’an passé ?

— Tu veux que je devienne l’un de vos chauffeurs ?

— Tu ne réponds jamais aux questions, il tique sans s’offusquer.

Je le fixe du regard sans ciller. C’est ma première opportunité de le mater de si près, je ne vais pas m’en priver. Depuis septembre, je me demande ce qu’il peut bien avoir de si spécial pour m’attirer autant. Pour l’instant, je n’en ai toujours aucune foutue idée.

— On a démarré notre repérage, il reprend sans se douter de mes pensées. Ça ne veut pas dire que ce sera forcément toi. La barre est haute, il y a des tests à passer et une formation rigoureuse à suivre.

Un ricanement m’échappe.

— Vous prévoyez de m’apprendre à conduire ?

Je veux bien découvrir un tas de trucs avec lui, mais pas comment tenir un volant.

— Ça ne se limite pas à ça. La conduite doit s’adapter aux clients, il y a une posture particulière à avoir et un sens du service à respecter. Ça n’a rien d’un vulgaire passe-temps, c’est un vrai business, et on a une image de marque.

Je l’écoute à peine, trop occupée à réfléchir à sa proposition. J’ai besoin d’argent et, si je pouvais rester toute la journée dans ma Firebird, je le ferais. Sans compter que c’est un boulot légal, pour une fois. Bordel, Raven va adorer !

— Il me faut un stagiaire de bonne famille, il continue.

Attends, quoi ? C’est lui qui va… Oh ! Bon sang ! J’avale ma salive et me donne une contenance en recoiffant ma frange. Est-ce que la perspective de le côtoyer me provoque des frissons ? Trop, pour être honnête.

— J’te cache pas que les inconvénients sont nombreux, il reprend soudain sur un ton différent.

— C’est-à-dire ?

— Le temps libre, tu oublies. Un habitacle nickel, tu oublies aussi. Imagine une jolie nappe de vomi sur ta banquette. Avec des morceaux.

Qu’est-ce qui lui prend ?

— Les Campus Drivers gèrent les étudiants stressés, les incontinents, les excités, les possédés…

— Rien que ça ?

Il me déroule une longue liste de points négatifs. Est-ce qu’il essaie de me recruter ou de me dégoûter ?

Comble de l’instant, il recommence à tripoter ma carrosserie. Il a beau me donner envie de me déshabiller, je ne tolère pas qu’il fasse ça.

— Ne mets pas tes doigts sur ma Pontiac.

Il ne m’écoute pas, toujours lancé dans sa description apocalyptique. Je le laisse déverser ses paroles, en les agrémentant de ma phrase préférée, celle qui fonctionne avec absolument tout :

— C’est dingue…

— Le doyen exige des analyses d’urine, donc pas de produits illicites.

— C’est dingue…

— Après, clairement, ça t’offre l’opportunité de te faire grassement tripoter, si ça te démange. C’est une activité qui a la cote, si tu vois ce que je veux dire.

Waouh ! Ça donne envie…

— T’as fait le tour, c’est bon ? je le coupe en remontant la bretelle de mon sac sur mon épaule.

— On fait les sorties de soirées à tour de rôle. Ce qui inclut des types bourrés qui peuvent se montrer lourds. Je ne veux pas te faire peur, mais c’est un fait.

Je suis Amy Hitman, la briseuse de crânes. Mon crochet du droit maîtrise plus que bien les mecs mal intentionnés, mais si je lui confie ça, c’est lui qui va flipper.

— Ça ira pour moi, je me contente de répliquer.

— Tu n’es pas intéressée ? il se méprend sur ma réponse. Je comprends, c’est une sacrée responsabilité alors c’est logique que tu…

— Arrête de toucher mon capot, je l’interromps à nouveau en fronçant les sourcils.

Il semble enfin saisir que son attitude m’irrite, mais il persiste.

— J’y peux rien, ce noir brillant est très attirant.

— Est-ce que tu le fais exprès pour m’énerver ?

— Parce que ça t’énerve ? il se marre en recommençant.

Ok, il me cherche ! Une partie de moi apprécie beaucoup son petit sourire en coin, une autre n’a pas tant d’amour en elle. Et c’est celle-ci qui prend le dessus sans surprise. Je fais un pas dans sa direction, attrape son poignet et lui retourne le bras dans le dos. J’enfonce ma paume dans sa joue pour le plaquer sur ce capot qui l’attire tant. Je viens me positionner derrière lui et me penche pour murmurer à son oreille. Son odeur me plaît, sa proximité aussi, mais l’heure n’est pas à ce genre de considération.

— Oui, ça m’énerve, je précise avant de le relâcher.

Je capte des regards ahuris autour de nous, je me fustige mentalement d’avoir réagi au quart de tour. Pas de vagues, Hitman !

— Tu viens de me faire une prise de ninja, là ? il prononce d’une voix essoufflée. C’est une honte !

— C’était juste une démonstration pour te rassurer. Les étudiants emmerdants, je sais gérer.

— Bon…

Il joint ses mains entre elles et jette un coup d’œil en direction de ses amis. J’en fais autant. Ses compères sont morts de rire, et je reçois même quatre pouces levés de la part de deux filles. Super, j’ai toujours eu un don pour les entrées en matière.

Ça fait trop d’attention à supporter. Il faut que je me tire, j’ai besoin d’air.

— Tu…

— Je suis en retard. Bye.

Je me détourne sans le laisser finir sa phrase et traverse le parking en faisant claquer mes talons au sol.

À mi-chemin, je me rends compte que j’ai déguerpi avant d’accepter son offre. Pourtant, je n’ai pas à y réfléchir longtemps, même si j’ai l’étrange impression qu’il préférerait que je refuse.

Commander Campus Drivers 3