Un portrait de mère Teresa est accroché au mur du salon, à l’endroit où on pourrait installer une télévision si on avait les moyens de s’offrir ce genre d’appareil, ou même une maison équipée de murs qui puissent le supporter.
Ceux d’une caravane ne sont pas faits de la même matière ; ils s’émiettent sous les ongles comme de la craie, pour peu qu’on les gratte.
Un jour, j’ai demandé à ma mère, Janean, pourquoi elle gardait un tableau de mère Teresa au mur du salon.
— Cette salope était un imposteur, m’a-t-elle répondu.
Ce sont ses mots, pas les miens.
Je crois que, quand on fait partie de la lie de la société, on a tendance à souligner le pire chez les autres par pur réflexe de survie. On se concentre sur la noirceur des gens dans l’espoir qu’elle masque la nôtre. C’est ainsi que ma mère a passé toute sa vie. À constamment chercher le pire chez les gens. Même chez sa propre fille.
Même chez mère Teresa.
Janean est allongée sur le canapé, dans la position où elle se tenait lorsque je suis partie travailler chez McDonald’s, il y a huit heures. Elle contemple le portrait de mère Teresa, enfin, pas vraiment. On dirait que ses pupilles ont cessé de fonctionner, d’enregistrer.
C’est une toxicomane. Je m’en suis rendu compte vers l’âge de neuf ans mais, à l’époque, elle n’était accro qu’aux hommes, à l’alcool et au jeu.
Avec les années, c’est devenu de plus en plus évident et plus dangereux. Il y a environ cinq ans, alors que je venais d’en avoir quatorze, je l’ai surprise pour la première fois en train de se shooter à la meth. Quand on commence à en consommer régulièrement, on voit sa durée de vie se réduire assez vite. Un jour, à la bibliothèque de l’école, j’ai cherché sur Google. Combien de temps peut-on vivre avec une addiction à la méthamphétamine ?
Entre six et sept ans, a répondu Internet.
Plus d’une fois je l’ai trouvée inconsciente, mais là, c’est autre chose. Ça semble définitif.
— Janean ?
Une sorte de calme imprègne ma voix, plutôt déplacé en ce moment ; elle devrait être tremblante, inexistante. Je me sens un peu gênée par ce manque de réaction.
Je jette mon sac à mes pieds sans quitter son visage des yeux, à l’autre bout du salon. Dehors, il pleut, et je n’ai pas encore fermé la porte d’entrée, si bien que je me fais toujours copieusement doucher ; mais je ne songe pas un instant à me mettre à l’abri alors que je regarde ma mère en train de regarder mère Teresa.
Janean a un bras posé sur le ventre et l’autre qui pend au bord du canapé, les doigts traînant sur le tapis râpé. Elle est un peu enflée mais ça lui donne l’air plus jeune ; pas que son âge – elle n’a que trente-neuf ans –, mais plus jeune que sa toxicomanie ne pourrait le laisser croire. Ses joues sont un peu moins creuses ainsi, et les rides qui se sont formées autour de ses lèvres ces dernières années donnent l’impression d’avoir été adoucies par le Botox.
— Janean ?
Silence.
Sa bouche béante laisse apparaître des restes jaunes de dents écaillées et pourries. On dirait que la vie l’a quittée au beau milieu d’une phrase.
Voilà un moment, déjà, que je m’attendais à cette scène. Parfois, quand on déteste quelqu’un, on ne peut s’empêcher d’imaginer, au beau milieu de la nuit, comment tournerait votre existence si cette personne venait à mourir.
Je l’imaginais différente. Beaucoup plus dramatique.
J’examine encore un peu ma mère, pour être sûre qu’elle n’est pas dans une sorte de catalepsie. Je m’approche un peu d’elle et m’arrête en découvrant qu’une aiguille pend de son bras, juste à l’intérieur du coude.
Dès que je l’aperçois, la réalité me revient en pleine figure et j’ai un haut-le-cœur. Je fais demi-tour et détale de la maison. J’ai l’impression que je vais vomir, alors je m’adosse à la rampe pourrie, en essayant de ne pas trop m’appuyer pour qu’elle ne se casse pas sous mon poids.
Je suis soulagée dès que je vomis car je commençais à me demander pourquoi je réagissais si peu à ce moment qui risque de changer toute ma vie. Je ne vais sans doute pas piquer une crise d’hystérie comme pourrait le faire une fille devant sa mère dans de telles circonstances mais, au moins, je ressens quelque chose.
Je m’essuie la bouche avec la manche de ma blouse McDonald’s, m’assieds sur les marches malgré la pluie qui s’acharne sur moi par cette nuit sans lune.
Mes cheveux et mes vêtements ruissellent, ainsi que mon visage, mais pas de larmes, juste de gouttes d’eau.
Yeux mouillés, cœur sec.
Les paupières fermées, je presse mes mains sur mon visage en essayant de comprendre si cette absence de réaction provient de mon éducation ou si je suis née ainsi.
Je voudrais bien savoir quel genre d’éducation est pire pour un humain. Le genre où l’on vous protège et on vous dorlote au point d’en oublier la cruauté du monde jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour acquérir les capacités d’adaptation nécessaires, ou bien le genre de foyer dans lequel j’ai grandi : la version la plus atroce d’une famille, où l’on n’apprend qu’une chose : survivre.
Avant d’avoir l’âge de travailler, j’ai passé de nombreuses nuits sans fermer l’œil car mon estomac criait famine. Janean m’a dit un jour que ces grognements provenaient du chat affamé qui vivait en moi et râlait parce que je ne l’alimentais pas assez. Après quoi, chaque fois que j’avais faim, j’imaginais le félin dans mon ventre, à la recherche de nourriture, et j’avais peur qu’il ne finisse par manger mes entrailles, si bien qu’il m’arrivait d’avaler des choses immangeables juste pour satisfaire le chat affamé.
Une fois, elle m’a laissée seule si longtemps que j’ai dû me gaver de vieilles peaux de bananes et de coquilles d’œufs récupérées dans la poubelle. J’ai même voulu avaler quelques morceaux de rembourrage du canapé, mais c’était trop dur à avaler. J’ai ainsi passé mon enfance terrifiée à l’idée d’être dévorée de l’intérieur par cet animal vorace.
Je ne sais pas si elle est restée absente plus d’une journée d’affilée mais, quand on est enfant, le temps s’étire terriblement si on se retrouve seul.
Je me rappelle une fois où elle entrée dans la maison en titubant, pour aller s’affaler sur le canapé et y rester pendant des heures. J’ai fini par m’endormir recroquevillée à ses pieds, terrifiée à l’idée de la laisser seule.
Le lendemain de cette cuite, je me suis réveillée pour la trouver en train de préparer le petit déjeuner, pas forcément ce qu’on mange habituellement à ce repas, comme à son habitude. Ce pouvait être des petits pois, des œufs, parfois une boîte de soupe de nouilles au poulet.
Vers l’âge de six ans, j’ai commencé à observer comment ma mère allumait la cuisinière le matin, car je savais que je devrais m’en occuper la prochaine fois qu’elle disparaîtrait.
Je voudrais bien savoir combien d’enfants de six ans doivent apprendre seuls à manipuler une cuisinière de peur de finir dévorés par leur chat intérieur.
Pur hasard sans doute. La plupart des enfants ont des parents qu’ils regretteront après leur décès. Tandis que les autres, comme moi, les préfèrent morts. La meilleure chose que ma mère ait pu faire pour moi était de mourir.
*
* *
Buzz m’a dit de m’asseoir dans sa voiture de patrouille, pour m’abriter de la pluie pendant qu’ils emportaient son corps. Je les ai regardés la sortir sur un brancard, recouverte d’un drap, puis la mettre à l’arrière d’un fourgon des pompes funèbres. Ils n’ont même pas fait mine de l’emmener dans une ambulance. Pas la peine. Dans cette ville, quand on décède à moins de cinquante ans, c’est en général à cause d’une addiction.
Peu importe laquelle, on finit par en mourir.
J’appuie ma joue sur la vitre et essaie de contempler le ciel. Pas d’étoiles, ce soir. Je ne vois même pas la lune. De temps en temps, un éclair zèbre les amas de nuages noirs.
Comme moi.
Buzz ouvre la portière arrière et se penche à l’intérieur. La pluie n’est plus qu’une bruine, si bien qu’il a le visage humide, mais ça lui donne plutôt l’air de transpirer.
— Je peux te déposer quelque part ? s’enquiert-il.
Je fais non de la tête.
— Tu veux appeler quelqu’un ? Je te prête mon téléphone.
— Non merci, ça ira. Je peux rentrer chez moi, maintenant ?
Je ne sais pas vraiment si je tiens à regagner la caravane où ma mère a poussé son dernier soupir, mais je n’ai rien de mieux à faire pour le moment.
Buzz s’écarte et ouvre un parapluie, bien que je sois déjà trempée, pour me protéger jusqu’à chez moi.
Je ne le connais pas très bien, c’est son fils, Dakota, que je connais, dans de très nombreux sens du terme. Je ne préférerais pas.
Je me demande si Buzz sait quel genre de fils il a élevé. Il passe pour un type correct. Il ne nous a jamais trop embêtées, ni ma mère ni moi. Parfois, il arrête sa voiture durant les patrouilles dans le parc à caravanes. Il veut toujours savoir si je vais bien et ça me donne l’impression qu’il s’attend à ce que je l’implore de me tirer de là. Mais non. Les gens comme moi sont très doués pour faire croire qu’ils vont bien. Alors je me contente de sourire, de dire que tout est parfait, et là, il sourit, comme soulagé que je ne lui aie pas donné une raison d’appeler les services sociaux.
Une fois de retour dans le salon, je ne peux m’empêcher d’examiner le canapé. Il me semble différent maintenant. Comme si quelqu’un était mort dessus.
— Ça ira pour la nuit ? interroge Buzz.
Je me retourne pour le découvrir sur le seuil, toujours avec son parapluie. Il m’observe, l’air compatissant, mais l’esprit sans doute concentré sur toute la paperasse que cette situation implique.
— Ça ira.
— Tu pourras te rendre demain au funérarium pour préparer l’enterrement. Quand tu voudras à partir de dix heures.
J’acquiesce, mais il ne s’en va pas pour autant. Il demeure sur place, pas trop sûr de lui, passant d’un pied sur l’autre, puis ferme le parapluie avant d’entrer, comme par superstition.
Son visage se crispe, son front chauve se plisse de rides.
— Tu sais, dit-il, si tu ne vas pas au funérarium, ils la mettront dans le carré des indigents. Il n’y aura aucune cérémonie, mais tu n’auras rien à payer.
Il semble gêné d’avoir lâché une telle suggestion. Ses yeux se posent sur le portrait de mère Teresa et il baisse la tête, comme si elle venait de le gronder. Je me hâte de répondre :
— Merci.
De toute façon, je doute que qui que ce soit veuille assister à son enterrement.
Triste mais vrai. Ma mère était une solitaire ; elle ne voyait des gens que dans le bar qu’elle fréquentait depuis près de vingt ans, mais ce n’étaient pas des amis, juste d’autres paumés comme elle, qui se retrouvaient pour passer du temps ensemble.
Leur nombre ne fait que diminuer à cause de l’addiction qui ravage cette ville. Et puis les personnes qu’elle fréquente ne sont pas du genre qu’on montre à un enterrement. La plupart doivent être recherchées par la police ; elles évitent de se rendre à tout événement organisé de peur qu’il ne s’agisse d’un piège.
— Veux-tu appeler ton père ? reprend-il.
Je le dévisage un instant, consciente de ce que je vais finir par faire. Je me demande juste combien de temps je peux encore gagner.
— Beyah, énonce-t-il en insistant sur le son du e.
— Ça se prononce Bay-euh.
Je ne sais pas pourquoi je le corrige, alors qu’il le dit mal depuis qu’on se connaît et que je ne m’étais jamais donné cette peine jusque-là.
— Beyah, rectifie-t-il. Je sais que je ne suis pas chez moi, mais… tu dois quitter cette ville. Tu sais ce qu’il arrive aux gens comme…
Il s’interrompt, comme si ce qu’il allait dire risquait de m’insulter.
Alors je termine la phrase à sa place :
— Aux gens comme moi ?
Il a l’air encore plus gêné ; pourtant, je sais qu’il parle en général. Les gens avec des mères comme la mienne. Les gens sans le sou qui n’ont pas les moyens de vivre ailleurs que dans cette ville, qui en viennent à travailler dans un fast-food jusqu’à l’abrutissement et que le cuisinier leur offre un petit truc qui leur donne l’impression que c’est la fête et qu’avant de s’en rendre compte ils ne puissent plus se passer de ce petit truc, au point de poursuivre cette sensation plus intensément que la sécurité de leur propre enfant, et qu’ils finissent par se l’injecter en regardant mère Teresa avant de mourir accidentellement quand ils ne cherchaient rien d’autre que d’échapper à cette misérable situation.
Buzz paraît mal à l’aise dans la caravane. Et moi je ne souhaite qu’une chose : qu’il s’en aille. Je me sens plus navrée pour lui que pour moi-même, alors que c’est moi qui ai trouvé ma mère décédée sur le canapé.
— Je ne connais pas du tout ton père, mais je sais qu’il payait le loyer de cette caravane depuis ta naissance. Ce qui laisse entendre que cela valait mieux pour lui que de vivre dans cette ville. Si tu as ailleurs où aller, n’hésite pas. Cette vie que tu as menée ici… n’est pas digne de toi.
C’est sans doute la chose la plus agréable qu’on m’ait jamais déclarée. Dire que ça vient du père de Dakota…
Il a l’air de vouloir ajouter quelque chose, à moins qu’il n’attende ma réponse. Toujours est-il que c’est dans un total silence qu’il hoche la tête puis s’en va. Enfin.
Une fois la porte d’entrée fermée derrière lui, je me retourne vers le canapé, que je fixe tellement longtemps que mon regard se brouille. Bizarre comme la vie peut subitement changer entre le lever et le coucher.
Malgré moi, je dois reconnaître que Buzz a raison. Je ne peux pas rester ici. Je n’en ai jamais eu l’intention mais, au moins, je pensais disposer du début de l’été pour préparer mon départ.
J’ai travaillé comme une malade pour quitter cette maison ; début août, direction la Pennsylvanie, en bus.
J’ai obtenu une bourse pour jouer dans l’équipe de volleyball de Penn State. En août, je change de vie, et ce ne sera pas grâce à ma mère, ni parce que mon père m’aura sortie de la misère.
Ce sera grâce à moi.
Je veux pouvoir m’attribuer cette victoire.
Je veux être celle qui est responsable de sa nouvelle vie.
Je refuse qu’on donne à Janean le moindre crédit dans une réussite potentielle. Je n’ai jamais parlé de cette bourse, ni à elle ni à personne. Pas plus qu’à mon père, d’ailleurs, je ne suis même pas sûre qu’il sache que je joue au volley.
J’ai juré à mon entraîneur de garder le secret, sans accepter le moindre article dans la presse, ni aucune séance photo pour l’album du lycée.
Je suis le résultat du coup d’un soir. Mon père vivait dans l’État de Washington, mais il se trouvait en voyage d’affaires dans le Kentucky quand il a rencontré Janean. J’avais trois mois quand il a appris qu’il l’avait mise enceinte. Il a su qu’il était père le jour où elle lui a remis la demande de pension alimentaire.
Jusqu’à mes quatre ans, il n’est venu me voir qu’une fois, après quoi il m’a payé des vols pour l’État de Washington, afin que ce soit moi qui lui rende visite.
Il ne sait rien de ma vie au Kentucky, ni des addictions de ma mère. Il ne sait rien sur moi, si ce n’est le peu que je lui ai raconté.
Je suis très secrète à propos de moi. Le secret reste ma seule monnaie d’échange.
Je n’ai pas plus parlé de mes études à mon père qu’à ma mère. Je ne veux pas qu’il s’enorgueillisse d’avoir une fille capable de ce genre de chose. Il ne mérite pas d’être fier d’un enfant pour lequel il a fourni si peu d’efforts. Il croit qu’un chèque mensuel et quelques coups de téléphone sur mon lieu de travail suffisent à compenser le fait qu’il me connaît à peine.
Il n’est père que deux semaines par an.
Ça l’arrange qu’on vive si loin l’un de l’autre. Je n’ai vécu avec lui que quatorze jours par été depuis mes quatre ans et, depuis deux ans, je ne le vois plus du tout.
À seize ans, je suis entrée dans l’équipe universitaire de volley, alors j’ai cessé de lui rendre visite, en prétextant que ce n’était plus possible, et il a fait semblant d’être déçu.
Et moi, je fais semblant de regretter d’avoir tant de travail.
Désolée, Brian, un chèque mensuel fait de toi un homme responsable, mais pas mon père.
Soudain, on frappe à la porte et je sursaute en laissant échapper un cri. Je me retourne et découvre le propriétaire par la fenêtre. Normalement, je ne devrais pas ouvrir à Gary Shelby, mais je ne suis pas vraiment en mesure de l’ignorer. Il sait que je suis réveillée. Il a fallu que j’utilise son téléphone pour appeler la police. Sans compter que je voudrais savoir quoi faire avec ce canapé que je ne veux plus voir dans cette caravane.
Je lui ouvre et il s’engouffre dans le petit espace pour se protéger de la pluie, en me tendant une enveloppe.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un avis d’expulsion.
Venant de quelqu’un d’autre, ça m’aurait étonnée.
— Elle vient juste de mourir. Vous n’auriez pas pu attendre une semaine ?
— Elle a trois mois de retard sur le loyer et je ne loue pas aux adolescents. Alors soit je signe un nouveau bail avec une personne de vingt et un ans, soit tu vas devoir déménager.
— Mon père lui envoie l’argent tous les mois. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Janean a dit qu’il avait cessé de payer ces derniers mois. Il se trouve que M. Renaldo cherche quelque chose de plus grand, alors j’ai pensé que j’allais pouvoir lui proposer…
— Gary Shelby, vous n’êtes qu’un connard.
— Les affaires sont les affaires. J’ai déjà envoyé deux avertissements à ta mère. Tu as certainement de la famille ailleurs. Tu ne peux pas rester toute seule ici, tu n’as que seize ans.
— J’ai eu dix-neuf ans la semaine dernière.
— Peu importe, tu dois en avoir vingt et un. C’est la loi. Sans compter qu’il faut payer régulièrement son loyer.
Je suis sûre que ces processus d’expulsion doivent passer par les tribunaux avant qu’il ne puisse me jeter dehors, mais à quoi bon, alors que je n’ai aucune envie de rester ici ?
— J’ai combien de temps ?
— Je te donne la semaine.
La semaine ? J’ai vingt-sept dollars en poche et nulle part où aller.
— Vous ne pouvez pas me laisser deux mois ? Je pars pour l’université en août.
— Ça aurait été possible si tu n’avais pas déjà trois mois de retard. Là, on en arriverait à cinq et je n’ai pas les moyens d’offrir près d’une demi-année de loyer à qui que ce soit.
— Espèce de connard, sifflé-je entre mes dents.
— Tu te répètes.
Je parcours mentalement une liste d’amis potentiels chez qui je pourrais passer les deux mois à venir, mais Natalie est partie pour la fac dès qu’on a obtenu nos diplômes, afin de commencer les cours d’été. Quant au reste de mes amis, soit ils ont laissé tomber les études pour devenir des sortes de Janean à leur tour, soit leur famille les en a empêchés.
Il y a Becca, mais elle a ce beau-père chelou… je préférerais encore vivre avec Gary que de me retrouver avec ce type.
Il ne me reste qu’une dernière solution.
— J’ai besoin de votre téléphone.
— Il est tard. Je te le prêterai demain.
Je passe devant lui et descends les marches.
— Vous auriez pu attendre l’enterrement pour me dire que je suis une sans-abri !
Je traverse sous la pluie le chemin qui mène à sa maison. Gary est la dernière personne de ce parc de caravanes qui possède encore une ligne téléphonique, et comme la plupart d’entre nous sommes trop pauvres pour nous payer un portable, tout le monde se sert de celui de Gary. Du moins quand on a payé son loyer et qu’on n’essaie pas de l’éviter. Voilà près d’un an que je n’ai plus appelé mon père, mais je n’ai pas oublié son numéro, qui n’a pas changé depuis huit ans. Il m’appelle au travail au moins une fois par mois mais, la plupart du temps, je ne réponds pas. Je ne vois pas ce que je pourrais raconter à un homme que je connais à peine. Je préfère éviter les mensonges genre :
— Maman va bien. Le lycée va bien. Le travail va bien. La vie va bien.
Je déglutis en ravalant ma fierté et compose son numéro. Je m’attends à tomber sur le répondeur, mais non, mon père décroche :
— Ici Brian Grim, lâche-t-il d’une voix cassée.
Je l’ai réveillé.
Je m’éclaircis la gorge :
— Euh… salut papa.
— Beyah ?
Maintenant qu’il sait que c’est moi, il semble beaucoup plus alerte et inquiet.
— Qu’est-ce qui se passe ? reprend-il. Tout va bien ?
Janean est morte. J’ai ça sur le bout de la langue, pourtant je n’arrive pas à le dire. Il connaissait à peine ma mère. Voilà trop longtemps qu’il est venu ici ; la dernière fois qu’il a posé les yeux sur elle, c’était encore une jolie femme, qui n’avait rien de l’être squelettique et vacillant qu’elle allait devenir.
— Oui, dis-je alors. Je vais bien.
— Pourquoi appelles-tu à cette heure-ci ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai travaillé tard et je ne trouve pas toujours un téléphone.
— C’est pour ça que je t’ai envoyé ce portable.
Il m’a envoyé un portable ?
Je préfère ne pas lui poser la question, certaine que ma mère l’a vendu pour les saloperies qui traînent maintenant dans ses veines froides.
— Écoute, papa, je sais qu’on ne s’est pas vus depuis un bout de temps, mais je me demandais si je ne pourrais pas venir te voir avant de commencer l’université.
— Évidemment, répond-il sans hésitation. Dis-moi quel jour et j’achète le billet.
Je jette un coup d’œil vers Gary ; il se trouve à quelques pas de là, en train de lorgner mes seins. Alors je me détourne.
— Demain, ce serait possible ?
Un court silence s’ensuit puis j’entends un mouvement au bout du fil, comme s’il sortait de son lit.
— Demain ? Tu es sûre que tout va bien, Beyah ?
Fermant les yeux, je bascule la tête en arrière avant de lui mentir encore :
— Oui. Janean vient de… Je dois faire une pause. Et tu me manques.
Il ne me manque pas du tout. Je le connais à peine. Mais je suis prête à tout pour m’échapper d’ici au plus vite. J’entends les doigts de mon père en train de taper sur un clavier et il se met à marmonner les horaires et les noms de compagnies aériennes.
— Je peux te prendre un vol United pour Houston, demain matin. Il faut que tu sois à l’aéroport dans cinq heures. Combien de jours veux-tu rester ?
— Houston ? Pourquoi Houston ?
— Je vis au Texas, maintenant. Depuis un an et demi.
C’est sans doute le genre de chose qu’une fille devrait savoir sur son père. Au moins, il n’a pas changé de numéro de téléphone.
— Ah oui, j’avais oublié, dis-je en me grattant la nuque. Tu pourrais juste me prendre un aller simple pour le moment ? Je ne sais pas trop combien de temps je vais rester. Peut-être plusieurs semaines.
— D’accord, je m’en occupe tout de suite. Une fois à l’aéroport, va voir un agent de United pour qu’il imprime ta carte d’embarquement. Je t’attendrai au retrait des bagages à ton arrivée.
— Merci.
Je coupe la communication sans lui laisser le temps d’ajouter quelque chose. Lorsque je me retourne, Gary me désigne la porte du pouce.
— Je peux te conduire à l’aéroport, mais pas gratuitement.
Son sourire me soulève le cœur. Lorsque Gary Shelby propose de rendre service à une femme, ce n’est pas pour de l’argent.
Si je dois accorder une faveur à quelqu’un pour ce trajet, je préférerais qu’il s’agisse de Dakota.
Je connais Dakota et, même si je le méprise, c’est quelqu’un de fiable.
Je reprends le téléphone et compose son numéro. Mon père a dit que je devais être à l’aéroport dans cinq heures, mais si j’attends, Dakota risque de s’endormir et de ne pas répondre à mon appel. Je dois profiter de la situation tant que ça reste possible.
À mon grand soulagement, il décroche :
— Sérieux, Beyah ? On est en pleine nuit.
Pas un allô, ni un bonjour, ni un tout va bien ? Je m’éclaircis la gorge :
— Il faut que j’aille à l’aéroport.
Il se met à marmonner que je n’arrête pas de l’embêter. C’est complètement faux. Peut-être que je ne représente qu’une transaction pour lui, mais il semble ne pas s’en lasser.
Il a dû s’asseoir car j’entends son lit craquer.
— Je n’ai pas d’argent, maugrée-t-il.
— Ce… ce n’est pas pour ça que je t’appelle. J’ai besoin qu’on m’emmène à l’aéroport. S’il te plaît !
— Donne-moi une demi-heure, grogne-t-il.
Et il raccroche. Moi aussi.
Je passe devant Gary et m’arrange pour claquer la porte en sortant.
Avec les années, j’ai appris à ne pas faire confiance aux hommes. La plupart de ceux auxquels j’ai eu affaire sont comme Gary Shelby. Buzz, ça va, mais je n’oublie pas qu’il est le père de Dakota. Ce Gary Shelby en plus beau et plus jeune.
Il paraît qu’il existe des hommes bien, pourtant je commence à me demander si ce n’est pas un mythe. La plupart ont l’apparence de Dakota mais, sous toutes ces couches d’épiderme, une maladie coule dans leurs veines.
De retour chez moi, j’examine ma chambre, à la recherche de ce que je pourrais vouloir emporter. Je ne possède pas grand-chose qui vaille la peine de m’encombrer ; je récupère quelques vêtements de rechange, ma brosse à cheveux, ma brosse à dents, entasse le tout dans mon sac à dos.
Avant de passer la porte d’entrée pour attendre Dakota, je prends le tableau de mère Teresa, que j’emballe dans un sac de supermarché.
Une mère décédée, une escale à Orlando et quelques heures de retard à cause de la météo plus tard, je suis arrivée.
Au Texas.
Dès que je descends de l’avion, je me sens fondre comme du beurre dans la chaleur de cette fin d’après-midi.
Je suis machinalement les panneaux menant à la zone de retrait des bagages pour retrouver ce père dont je suis à moitié issue et que je connais à peine.
Je ne garde aucun mauvais souvenir de lui. En fait, les quelques étés passés dans sa maison restent parmi les meilleurs souvenirs de mon enfance.
Mes sentiments négatifs proviennent plutôt des expériences que je n’ai pas connues avec lui.
Plus je grandis, plus je me rends compte du peu de mal qu’il s’est donné pour faire partie de ma vie. Parfois, je me demande à quel point je serais différente si j’avais passé plus de temps avec lui qu’avec Janean.
Serais-je quand même devenue cet être méfiant et sceptique si j’avais connu davantage de moments heureux ?
Peut-être. Ou pas. J’en viens à croire que les personnalités sont plus marquées par le négatif que par le positif.
Le positif ne s’enfonce pas aussi profondément dans la peau que le négatif, qui peut tant vous salir l’âme. Au point qu’on n’arrive plus à l’effacer ; j’ai l’impression que les gens voient tout ce que j’ai pu subir rien qu’en me regardant.
Les choses auraient pu être si différentes pour moi si positif et négatif avaient pesé le même poids dans mon passé ; malheureusement, ce n’est pas le cas. Je pourrais compter sur mes dix doigts les moments positifs que j’ai vécus, tandis qu’il faudrait plus que ceux de tous les gens présents dans cet aéroport pour compter les préjudices que j’ai subis.
Il m’a fallu du temps pour m’immuniser contre le négatif. Pour bâtir ce mur qui me protège le cœur des gens comme ma mère. Des types comme Dakota.
Désormais, je suis en acier. Vas-y, le monde, attaque-moi. Je suis imperméable.
Arrivée au coin d’un couloir, j’aperçois mon père derrière la vitre de la zone de sécurité et m’arrête. Je vérifie ses deux jambes.
Voilà quinze jours que j’ai terminé mes études secondaires et, si je ne comptais pas le voir assister à ma remise de diplôme, quelque part, je l’espérais quand même. Mais, une semaine auparavant, il a laissé un message sur mon lieu de travail pour m’annoncer qu’il s’était cassé la jambe et ne pourrait donc pas effectuer le voyage jusqu’au Kentucky.
Apparemment, ça ne semble pas être le cas.
Encore heureux que je sois imperméable car ce mensonge est sans doute le genre de chose qui aurait dû me faire mal.
Il fait les cent pas devant le carrousel à bagages, sans aucune béquille. Je ne suis pas médecin, mais à mon avis, il faut plusieurs semaines pour se remettre d’une fracture. Au moins, il devrait boiter un peu.
Je regrette déjà d’être venue, alors qu’il ne m’a pas encore aperçue.
Tout s’est passé si vite, ces dernières vingt-quatre heures, que je n’ai pas eu le temps d’absorber tant de changements. Ma mère est morte, je ne remettrai jamais les pieds dans le Kentucky et je vais devoir passer les prochaines semaines chez un homme avec qui j’ai vécu moins de deux cents jours depuis ma naissance.
Mais j’y arriverai.
Il le faut.
Mon père se redresse à l’instant où je franchis le seuil de la zone sécurisée. Il s’immobilise, les mains dans les poches ; je le sens nerveux et, je l’avoue, ça me fait plaisir. Je voudrais qu’il s’en veuille de s’être si peu impliqué dans ma vie.
Je veux prendre les affaires en main cet été. Impossible de m’imaginer vivre avec un homme qui se croirait capable de rattraper le temps perdu en me chouchoutant. Je préférerais qu’on se contente de cohabiter sans se parler jusqu’à mon départ pour l’université, en août.
On se dirige l’un vers l’autre. Il a fait le premier pas, alors je m’arrange pour effectuer le dernier. On ne se serre pas dans les bras car je porte mon sac à dos et tous mes bagages à main, y compris le portrait de mère Teresa. Je préfère laisser assez d’espace entre nous afin qu’il ne me touche pas. Je n’aime pas ça, pas plus que les étreintes et les sourires forcés.
Comme les étrangers que nous sommes, qui ne partagent que leur nom de famille et un peu d’ADN, on se contente de se saluer de la tête.
— Waouh ! lance-t-il en me regardant. Tu as grandi ! Te voilà si belle, si grande… et…
— Et toi, tu as… vieilli.
Ça le fait rire, sans doute parce que c’est vrai. Ses cheveux noirs sont parsemés de mèches blanches, son visage s’est un peu rempli. Il a toujours été beau, mais la plupart des filles diraient la même chose de leur père. Seulement, maintenant que je suis adulte, je dois constater que c’est la vérité. Nul ou pas, c’est un très bel homme.
Pourtant, il a un peu changé et ça n’a rien à voir avec l’âge. Je ne sais pas d’où ça vient, ni si ça va me plaire.
— Combien de valises as-tu ? demande-t-il.
— Trois.
Le mensonge m’a tout de suite échappé. Je m’étonne parfois de mes propres affabulations. Encore un mécanisme de défense dû à mon enfance avec Janean.
— Trois grandes valises rouges. Je compte rester quelques semaines, alors j’ai tout apporté.
Le signal sonore retentit et le tapis se met à rouler. Mon père se dirige vers l’entrée des bagages tandis que je remonte la sangle de mon sac à dos où se trouve tout ce que j’ai apporté.
Je ne possède même pas de valise, alors trois rouges… mais s’il croit que l’aéroport a perdu mes bagages, peut-être proposera-t-il de remplacer mon inexistante garde-robe.
Bon, ce n’est pas très élégant de ma part. Mais, de son côté, il n’a pas la jambe cassée, alors ça nous met à égalité. Un mensonge pour un mensonge.
On attend quelques minutes dans un silence gênant ces valises qui ne viendront jamais.
Je lui annonce que je voudrais me rafraîchir un peu et m’offre une bonne dizaine de minutes aux toilettes. Je me suis changée avant de monter dans l’avion, préférant une robe d’été froissée à ma tenue de boulot, et je me contemple maintenant dans la glace.
Je ne ressemble pas beaucoup à mon père ; j’ai plutôt hérité des ternes cheveux bruns de ma mère mais tout de même de ses yeux verts à lui, et aussi de sa bouche. Janean avait des lèvres minces, quasi invisibles. Au fond, mon père m’a bel et bien légué un peu plus que son nom. Jusqu’ici, je n’avais jamais pensé que j’avais pu hériter quelques traits de mes parents. Je n’avais pas l’impression de faire partie de leur famille, comme si je m’étais adoptée quand j’étais petite et que j’étais livrée à moi-même depuis. Cette visite à mon père n’est jamais qu’une… visite. Je n’ai pas l’impression de rentrer chez moi, ni d’en être jamais partie.
Un chez-moi demeure donc un endroit mythique que j’ai cherché toute ma vie.
Lorsque je sors des toilettes, tous les autres passagers sont partis et mon père se trouve à un comptoir, en train de remplir des papiers.
— Aucun bagage n’est enregistré sur ce billet, observe l’employé. Avez-vous reçu un ticket ?
Mon père m’interroge du regard et je hausse les épaules d’un air innocent.
— J’étais en retard, alors c’est maman qui les a déclarés pendant que je faisais imprimer mon billet.
Je m’éloigne du comptoir, l’air de m’intéresser à une affiche au mur. L’employé déclare qu’il nous tiendra au courant dès qu’on les aura retrouvés.
Mon père vient me rejoindre et me désigne la sortie :
— La voiture est garée là.
*
* *
Au bout de quinze kilomètres, le GPS annonce qu’on en a encore une centaine à parcourir. La voiture sent l’après-rasage et le sel.
— Une fois que tu seras installée, Sara pourra t’emmener faire les boutiques pour que tu achètes ce dont tu auras besoin.
— Sara ? Qui est-ce ?
Mon père me jette un coup d’œil surpris, comme si je plaisantais.
— La fille d’Alana.
— Alana ?
Les lèvres crispées, il se retourne vers la route.
— Ma femme. Je t’ai envoyé une invitation au mariage l’été dernier. Tu as répondu que tu ne pouvais pas quitter ton travail.
Ah, cette Alana. Je ne sais rien d’autre d’elle que ce qui était imprimé sur le carton.
— J’ignorais qu’elle avait une fille.
— Bon, c’est vrai qu’on ne s’est pas beaucoup parlé, cette année.
Il dit ça comme s’il avait quelque chose à me reprocher.
J’espère que j’ai mal interprété car je ne vois en aucune façon ce qu’il pourrait trouver à redire. C’est lui, le parent. Je ne suis que le résultat de ses mauvais choix et d’une absence de contraception.
— On a beaucoup de choses à se dire, ajoute-t-il.
Il ne sait pas à quel point…
— Sara a des frères et sœurs ? dis-je en implorant le ciel que non.
Déjà, je suis choquée à l’idée de passer l’été avec quelqu’un en plus de mon père. Je ne supporterai pas davantage de tension.
— Elle est fille unique, étudiante en première année de fac ; elle passe l’été chez elle. Tu vas l’adorer.
On verra. J’ai lu Cendrillon.
Il se penche vers la clim.
— Tu trouves qu’il fait chaud ici ? Ou trop froid ?
— Ça va.
J’aimerais qu’il mette de la musique. Je suis mal à l’aise en sa présence.
— Comment va ta mère ?
Je me raidis à cette question :
— Elle…
Je ne sais comment lui dire ça. J’ai trop attendu, maintenant ça va paraître bizarre que je n’aie rien annoncé dès hier au téléphone. Ou, au moins, quand je l’ai retrouvé à l’aéroport.
— Elle va mieux que depuis longtemps.
Je me penche vers le côté du siège pour abaisser mon dossier mais, à la place du levier, je trouve une quantité de boutons ; j’appuie dessus jusqu’à ce qu’il commence à s’incliner.
— Tu me réveilles quand on arrive ?
Il fait oui de la tête et je me sens un peu mal à l’aise mais je ne sais combien de temps encore va durer ce trajet, alors que j’ai juste envie de fermer les yeux et de m’endormir pour éviter des questions auxquelles je risque de ne pas savoir répondre.
Un violent choc me secoue la tête et me réveille en sursaut.
— C’est le ferry Titan, annonce mon père. Désolé, ça secoue toujours un peu sur la passerelle.
Un peu décontenancée, je lève les yeux vers lui, et puis tout me revient.
Ma mère est morte hier soir. Mon père n’en sait rien. J’ai une demi-sœur et une belle-mère.
Je regarde par la fenêtre, mais des rangées de voitures me bouchent la vue dans toutes les directions.
— Qu’est-ce qu’on fait sur un ferry ?
— Il y a des travaux sur l’autoroute ; à cette heure de la journée, on rejoint plus vite Port Bolivar par la mer.
— Mais où est-ce que ça nous mène ?
— Là où se trouve la résidence d’été d’Alana. Tu vas adorer.
— Une résidence d’été ? Tu as épousé quelqu’un qui possède ce genre de propriété ?
Il a un petit rire amusé.
Voilà deux ans, quand j’ai passé mes vacances chez lui, il habitait un appartement d’une pièce dans l’État de Washington, et je dormais dans le canapé. Maintenant, il a une épouse et plusieurs maisons ?
Je le dévisage un instant et comprends pourquoi il me paraît si différent. Ce n’est pas l’âge. C’est l’argent. Lui qui n’a jamais été riche. Même pas un peu. Il gagnait juste ce qu’il faut pour élever son enfant et se payer un studio de célibataire, quitte à faire des économies en se coupant lui-même les cheveux et en utilisant plusieurs fois un gobelet en plastique.
À présent, il me semble évident que ses petits changements proviennent de son argent. Il va chez le coiffeur, s’achète des vêtements de marque, une voiture avec des boutons plutôt que des poignées.
Et là, j’aperçois au centre de son volant un félin bondissant.
Mon père conduit une Jaguar.
Je sens mon visage grimacer, si bien que je me détourne vers la fenêtre pour qu’il ne voie pas ma répulsion.
— Tu es riche, maintenant ?
Il se remet à rire et je déteste ce son condescendant.
— J’ai obtenu une promotion voilà quelques années, mais pas du genre à me permettre d’acheter des résidences d’été. Le divorce d’Alana lui a procuré quelques avantages ; en même temps, elle est dentiste, alors elle s’en tire bien.
Dentiste.
La vie est dure.
J’ai grandi dans une caravane avec une mère droguée et voilà que je vais m’offrir un été dans une maison au bord de l’océan avec une belle-mère qui a passé un doctorat, ce qui signifie que sa gamine est pourrie gâtée et que nous n’avons aucun point commun. J’aurais dû rester dans le Kentucky.
Je ne suis déjà pas à l’aise avec les gens, alors encore moins avec ceux qui ont de l’argent. Il faut que je sorte de cette voiture. Il me faut un moment pour me reprendre.
Je me redresse sur mon siège afin de vérifier par la fenêtre si d’autres gens quittent leur véhicule. C’est la première fois de ma vie que je me retrouve au bord de la mer, car mon père vivait avant à Spokane, plus près de la frontière canadienne que de l’océan. Jusqu’ici, je n’ai mis les pieds que dans deux États : celui de Washington, et le Kentucky.
— On a le droit de sortir ?
— Oui, répond-il. Il y a une terrasse panoramique là-haut. La traversée dure environ un quart d’heure.
— Tu descends ?
Il sort son téléphone en secouant la tête :
— Je dois passer quelques coups de fil.
J’ouvre la portière, sors et observe un instant l’arrière du ferry, bondé de familles qui jettent des miettes de pain aux mouettes ; il y a également une foule à l’avant, ainsi que sur la terrasse panoramique, alors je m’éloigne de la Jaguar pour que mon père ne me voie plus. L’autre bord du bateau semble désert, si bien que je me faufile entre les voitures.
Arrivée devant la rambarde, j’agrippe la main courante et me penche afin de contempler l’océan pour la première fois de ma vie.
Si la clarté avait une odeur, ce serait celle-là.
Jamais je n’ai respiré un air si pur. Je ferme les yeux pour inhaler encore plus profondément cet air salé ; à croire qu’il efface l’atmosphère viciée du Kentucky qui tapisse mes poumons.
La brise soulève mes cheveux, alors je les réunis et les enroule avant de les fixer avec un chouchou que je porte depuis le matin autour du poignet.
Les yeux tournés vers l’ouest, je regarde le ciel qui commence à se teinter de rose, d’orange et de rouge. J’ai vu mille fois le jour tomber mais jamais avec un soleil juste séparé de moi par l’océan et une petite parcelle de terre. On dirait qu’il flotte au-dessus de la terre comme une flamme mouvante.
C’est la première fois qu’un coucher de soleil me produit un tel effet ; j’en ai les larmes aux yeux.
Dire que je n’en ai pas encore versé une pour ma mère, alors que je me laisse ainsi émouvoir par une scène si courante de la nature.
Je ne peux pas m’en empêcher. Tant de couleurs qui tourbillonnent dans le ciel, comme si la terre écrivait un poème sur les nuages, pour transmettre sa reconnaissance à ceux qui en prennent soin.
J’inhale une autre bouffée d’air, dans l’espoir de m’emplir à jamais de cette sensation, de cette odeur et du cri des mouettes. J’ai peur que tout ça ne s’efface peu à peu. Je me suis toujours demandé si les gens qui vivaient au bord de la mer l’appréciaient moins que ceux qui ont pour vue le jardin miteux de la maison qu’ils louent.
Apparemment, tout le monde n’est pas comme moi. Quelques personnes admirent le paysage mais la plupart restent dans leur voiture.
Si je dois passer tout l’été avec de tels spectacles, est-ce que moi aussi je finirai par m’en lasser ?
À l’arrière du ferry, quelqu’un crie qu’il y a des dauphins et, si j’adorerais en voir, je goûte également l’idée de me retrouver une fois de plus loin de la foule. Tout le monde se masse comme des insectes dans la lumière d’un soir de juin.
J’en profite pour filer à l’avant, désert, complètement isolé des voitures.
J’aperçois à mes pieds un morceau de pain de mie à moitié entamé. C’était sans doute ce que les enfants jetaient aux mouettes. Quelqu’un a dû en laisser tomber un peu en se précipitant pour aller voir les dauphins.
Mon estomac se met à gargouiller immédiatement ; je n’ai presque rien mangé depuis vingt-quatre heures, à part un sachet de bretzels dans l’avion. Sinon mon dernier repas remonte au déjeuner d’hier au boulot, et encore, j’ai juste avalé quelques frites.
Je regarde autour de moi pour m’assurer que personne ne traîne dans les parages, et puis je ramasse le pain de mie, en prends une tranche et repose le paquet par terre.
Adossée à la balustrade, je la mange par petits morceaux, lentement, comme toujours.
On a tort de croire, du moins dans mon cas, que les gens pauvres engloutissent la nourriture quand ils en trouvent. Moi, je l’ai toujours savourée car je ne savais pas quand je pourrais en manger de nouveau. En grandissant, quand j’arrivais au bout d’un sachet de pain, je faisais durer la dernière tranche toute la journée.
Il va falloir que je m’habitue à autre chose cet été, surtout si la nouvelle épouse de mon père fait la cuisine. Ils prennent sans doute leurs repas ensemble. Ça va me faire drôle.
Dire que je vais devoir m’habituer à manger régulièrement…
J’avale un autre morceau de pain puis me retourne pour examiner le ferry. Il y a écrit TITAN sur le côté du pont supérieur en grosses lettres blanches. Quelques personnes traînent devant, à contempler la mer. Les dauphins doivent avoir disparu.
Parmi eux, mon attention est attirée par un type qui tient un appareil photo, l’air de complètement penser à autre chose. La sangle n’est même pas enroulée à son poignet. À croire qu’il a tout ce qu’il faut chez lui pour le remplacer s’il le laissait tomber.
L’objectif est pointé vers moi. Du moins, c’est l’impression que ça me donne.
Je l’observe encore, il n’a pas changé de position ; bien qu’il se trouve au niveau supérieur du ferry, mon instinct de défense se met aussitôt en alerte. Comme chaque fois que je trouve quelqu’un attirant.
Dans un sens, il me rappelle les garçons du Kentucky qui reviennent au lycée après avoir passé un été brûlant dehors, à la ferme, le teint hâlé, la chevelure striée de mèches décolorées par le soleil. Je me demande de quelle couleur sont ses yeux.
Non. Je ne me le demande pas. Je m’en fiche. L’attirance mène à la confiance qui mène à l’amour, choses dont je ne veux pas entendre parler. J’ai appris à rembarrer plus vite qu’à me laisser attirer. Comme un interrupteur, à peine m’a-t-il attirée que je le trouve déplaisant.
De ma place, je n’arrive pas à interpréter son regard. Je ne sais pas trop comment décrypter les gens de mon âge, car je n’ai jamais eu beaucoup d’amis, encore moins parmi les gens riches.
J’examine un instant ma robe, fripée, délavée, mes tongs que j’ai réussi à garder intactes pendant deux ans, la demi-tranche de pain qui me reste dans la main.
D’un seul coup, la présence de ce mec me dérange.
Depuis combien de temps prend-il des photos de moi ?
M’a-t-il surprise en train de voler la tranche de pain ? M’a-t-il photographiée en train de la manger ?
Compte-t-il la publier sur Internet pour qu’elle devienne virale comme ces clichés cruels de gens au supermarché ?
Confiance, amour, attirance, déception : j’ai appris à me protéger de ces sensations, mais on dirait que je ne suis pas encore venue à bout de la gêne. Elle m’enveloppe des pieds à la tête d’une vague de chaleur intense.
Il y a toutes sortes de gens dans ce bateau. Les vacanciers avec leur Jeep, en tongs et la peau brillante de crème solaire. Les hommes d’affaires, en costard, toujours assis dans leur voiture. Et puis il y a moi. La fille qui ne peut pas se payer de voiture ni de vacances.
Je n’ai rien à voir avec ces passagers de luxe. Le type à l’appareil photo me dévisage encore. Peut-être qu’il se demande ce que je fiche sur ce ferry, parmi tous ces gens, alors que je porte des fringues pourries et que je me débats entre mes impasses, mes ongles noirs et mes petits secrets.
En face de moi, une porte s’ouvre sur une zone protégée du ferry ; je me précipite, me glisse à l’intérieur, me faufile dans les toilettes sur ma droite, tire le verrou derrière moi.
Je me regarde dans la glace. Je suis toute rouge et me demande si ça vient de ma gêne ou de l’intense chaleur du Texas.
J’ôte l’élastique de mes cheveux, essaie de les recoiffer avec mes doigts.
Je n’arrive pas à croire que j’aie une tête pareille, alors que je vais faire connaissance avec la nouvelle famille de mon père. Ce sont sans doute des femmes qui passent leur temps entre salons de coiffure et manucures, sans compter les médecins chargés de lisser leurs imperfections. Elles doivent s’exprimer dans une langue parfaite et sentir bon le gardénia. Alors que je suis pâle et moite, et que je dois sentir un mélange de moisi et de friture McDonald’s.
Je jette le reste de mon pain à la poubelle puis me regarde de nouveau dans la glace mais n’y vois toujours que la pire version de moi-même. Peut-être que la perte de ma mère m’affecte plus que je ne veux l’admettre. J’ai sans doute appelé mon père un peu trop vite, car je n’ai pas envie de vivre ici.
Mais là-bas non plus.
En fait, j’ai du mal à vivre.
Point.
Je remonte mes cheveux en soupirant, rouvre la lourde porte métallique qui claque bruyamment derrière moi. J’avance à peine de deux pas avant de m’arrêter lorsque quelqu’un se détache du mur de l’étroit corridor pour me bloquer la sortie.
Et je me retrouve à fixer l’expression impénétrable du type à l’appareil photo. Il me contemple comme s’il savait que je me trouvais là et venait à ma rencontre.
Maintenant que je suis plus près de lui, je me rends compte que je me trompais sur son âge. En fait, il semble bien avoir quelques années de plus que moi. À moins que la richesse ne vous fasse paraître plus vieux. En tout cas, il respire la confiance en soi, il sent l’argent à plein nez. Je ne le connais pas mais je sais déjà que je le déteste.
Au moins autant que tous ceux de son espèce. Il croit pouvoir prendre en photo une fille pauvre et vulnérable en train de vivre un moment difficile, en brandissant son appareil comme l’enfoiré qu’il est.
J’essaie de le contourner pour rejoindre la sortie, mais il fait un pas pour me barrer le passage. Ses yeux (d’un bleu pâle hallucinant, dommage) parcourent mon visage et je déteste l’idée qu’il se trouve aussi près de moi. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer que nous sommes bien seuls puis dépose discrètement quelque chose dans ma paume. Un billet de vingt dollars, plié en deux.
Comprenant où il veut en venir, je relève la tête. Nous nous trouvons devant des toilettes. Il sait que je suis pauvre.
Il s’imagine que je suis assez désespérée pour l’attirer là-dedans et gagner l’argent qu’il vient de me glisser dans la main.
En quoi mon attitude laisse-t-elle entendre une chose pareille ? Qu’est-ce qui donne cette impression ?
Ça m’exaspère tellement que je froisse le billet et le lui jette à la figure, mais il s’esquive souplement.
Alors je lui arrache son appareil des mains, le retourne, à la recherche de la carte mémoire que j’enlève avant de le lui lancer. Sauf qu’il ne l’attrape pas et qu’il tombe par terre dans un épouvantable fracas. Un petit bout s’est détaché et roule à mes pieds.
— Putain ! s’écrie-t-il en se penchant pour le ramasser.
Je me retourne pour prendre la fuite mais tombe alors sur quelqu’un d’autre. Comme s’il ne suffisait pas que je me retrouve coincée dans un couloir avec un type qui vient de me remettre vingt dollars pour que je lui fasse une pipe, maintenant ils sont deux. Le deuxième n’est pas aussi grand que celui à l’appareil photo mais ils dégagent le même parfum. De golf. Parce que ça sent quelque chose, le golf ? Sans doute. J’en ferais bien des bouteilles pour les vendre à ce genre de connards.
Lui aussi est bronzé, mais ça semble un peu plus naturel que chez son camarade. Il porte une chemise noire avec les lettres HISPANIC dessus, en deux mots, his panic.
Ça m’amuse mais je cherche tout de même à détaler.
— Désolé pour ton appareil, Marcos, lui lance le premier type.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? demande celui-ci.
Un court moment, j’ai l’impression que ce Marcos aurait pu voir notre échange et tenter d’intervenir, sauf qu’il semble plus se soucier de l’appareil que de moi.
Je m’adosse au mur en espérant pouvoir me faufiler en douce vers la sortie.
Mais le type qui a pris la photo tend une main désinvolte vers moi :
— On s’est rentrés dedans et je l’ai lâché.
Marcos m’examine puis revient vers le connard aux yeux bleus. Ils échangent un regard entendu – sans dire un mot. Comme s’ils communiquaient dans un langage silencieux auquel je ne comprends rien.
Marcos se glisse entre nous pour ouvrir la porte des toilettes.
— On se retrouve dans la voiture, le ferry accoste bientôt.
Et me voilà face au mec à la photo, alors que je n’ai qu’une seule envie : filer retrouver la voiture de mon père. Il semble essayer de réparer l’appareil de Marcos.
— Je ne te draguais pas, marmonne-t-il. Je t’ai vue prendre le pain et je me suis dit que tu pourrais en avoir besoin.
Comme il m’accorde maintenant toute son attention, j’étudie son expression, je guette ses mensonges. Je ne sais pas ce qu’il y a de pire – qu’il me fasse des avances ou qu’il s’apitoie sur mon sort.
Je m’apprête à lui répondre, à dire quelque chose d’intelligent, ou même n’importe quoi, mais je reste là, pétrifiée ; il y a quelque chose dans ce garçon qui me pénètre comme un laser.
Une sorte de gravité, que je pensais être seulement l’apanage de personnes comme moi, assombrit ses iris glacials. Que pourrait-il avoir connu de si terrible dans sa vie pour que je perçoive sa blessure ?
Je l’ignore, mais les gens blessés identifient ceux qui sont passés par là. C’est un peu comme un club dont personne ne voudrait faire partie.
— Je peux récupérer ma carte mémoire ? demande-t-il en tendant la main.
Pas question de lui rendre la photo qu’il a prise de moi sans ma permission. Je me penche pour ramasser le billet tombé par terre que je dépose dans sa paume.
— Voilà vingt balles. Tu pourras en acheter une autre avec.
Là-dessus, je me dirige vers la porte en serrant la carte dans ma main, sors et me faufile parmi les voitures, vers celle de mon père.
Comme il est en train de téléphoner, je grimpe discrètement à la place du passager et ferme la portière sans bruit. On dirait qu’il parle affaires avec un client. Je me tourne vers l’arrière pour glisser la carte dans mon sac à dos et, en me rasseyant, j’aperçois les deux types qui franchissent la porte.
Marcos est au téléphone et son copain inspecte encore l’appareil photo ; ils se dirigent vers une voiture proche de la nôtre. Je me tasse sur mon siège en espérant qu’ils ne me verront pas.
Ils grimpent dans une BMW non loin de nous. On ne voit plus que la moitié du soleil à l’horizon.
Mon père raccroche alors que le ferry accoste.
— Sara a vraiment hâte de faire ta connaissance, lance-t-il en démarrant. À part son petit copain, il n’y a pas beaucoup d’habitants dans la péninsule. Elle est surtout fréquentée par des vacanciers qui vont et viennent jour après jour. Ça va lui faire du bien d’avoir une amie.
Les véhicules commencent à sortir. Sans trop savoir pourquoi, je suis des yeux la BM qui nous dépasse. Cette fois, le type à l’appareil photo regarde dans notre direction.
Je tressaille lorsqu’il m’aperçoit.
Nos yeux se croisent mais il ne réagit pas. Et je n’aime pas que mon corps frémisse ainsi, alors je me détourne vers ma fenêtre.
— Comment s’appelle le petit ami de Sara ?
Je ne sais pas pourquoi mais tout en moi se prend à espérer qu’il ne s’agisse ni de Marcos ni de son abruti de copain aux beaux yeux.
— Marcos.
Évidemment.