Parfois, une vie peut basculer en une fraction de seconde. Un bouleversement si brutal et inattendu qu’il vous coupe le souffle. Mais, généralement, ce sont de toutes petites altérations, très subtiles, une série de petits remous qu’on sent à peine. On arrête d’aimer quelqu’un aussi graduellement et inexorablement qu’on en tombe amoureux. Ce boulot idéal qui n’arrive jamais, le futur radieux qui ne prend pas vraiment forme. L’effondrement de ce possible avenir n’est ni abrupt ni tragique. Il est juste inévitable.
C’est pour cette raison que je me retrouve ici, toutes les semaines, dans le sous-sol d’une église moderne.
Je mélange un innommable lait concentré en poudre avec un vieux café encore plus immonde. Sa seule caractéristique notable est qu’il est complètement cramé. Peut-être que tout le monde se moque du goût. Ou peut-être que toutes les personnes présentes sont tellement habituées à son amertume qu’elles le préfèrent ainsi. Je m’en prépare un, par habitude. Ça me fait toujours quelque chose de chaud. Je peux le siroter pendant les longues pauses inconfortables et les moments de malaise qui surviennent lorsque quelqu’un raconte son histoire. C’est un accessoire, mais je m’y agrippe comme à un doudou.
Mon gobelet en polystyrène dans les mains, je me tourne et percute un mur. Non, pas un mur – lui. Le liquide chaud et clair déborde de son contenant et l’homme échappe de peu à une tache indélébile sur sa chemise, avec l’instinct de celui qui sait comment éviter de se faire brûler. Le temps tourne au ralenti tandis que le café se répand par terre. Je suis déjà en train de réfléchir à la meilleure manière d’éponger ma bêtise quand je lève brièvement les yeux pour lui présenter mes excuses. Je parcours des yeux un torse musclé que son T-shirt noir n’essaie pas de cacher. Des tatouages s’enroulent autour de ses biceps et j’imagine qu’ils lui remontent jusqu’aux épaules, puis passent sur les pectoraux qu’on devine à travers le fin coton. Un bracelet de cuir usé lui encercle le poignet. Quand j’arrive à son visage, je m’arrête net.
Son regard n’a rien à voir avec le reste de son apparence – il est doux et chaleureux, bleu aussi, quelque part entre la nuance d’un saphir et celle du ciel. Quel contraste saisissant avec les lignes sinueuses de son corps et l’ovale ciselé de son visage, caché sous une barbe fournie aussi sombre que ses cheveux noirs et hirsutes ! Quand il m’observe, ses yeux durcissent et se transforment en deux perles méprisantes.
Je recule d’un pas pour le laisser passer, à la recherche d’une serviette en papier.
– Désolée.
– C’était un accident, répond-il d’une voix aussi froide que son regard est devenu. Ça arrive.
Mais pas à lui. Je l’entends dans le ton de sa voix. Peut-être est-ce dû à une vie entière à vivre exactement le contraire – une vie de mauvaise fortune et de difficulté à prendre les bonnes décisions – mais son attitude me déplaît. Hérissée, j’en oublie la serviette en papier et le café renversé, pour lui répondre :
– Ça va, hein, ce n’est pas la peine de jouer au con.
Il hausse les sourcils qui disparaissent sous une mèche de cheveux qui retombe.
– Je pensais être assez poli, mais quand j’y pense, c’est vous qui avez failli arroser mon pantalon avec du café bouillant. Un homme doit veiller à ses priorités, dit-il en se penchant vers moi, m’offrant une bouffée de son odeur de savon mêlée d’un soupçon d’épices.
Alors, il est de ce genre-là, du genre à constamment attirer l’attention sur sa bite comme si c’était un trésor national. Arrogant. Enfin bon, c’est un homme.
Je me concentre sur la colère qui m’envahit et ignore le fait que mon corps soit arrivé à la même conclusion. Je fais comme si je ne ressentais pas la douce attirance et l’accélération soudaine de mon rythme cardiaque quand le fantasme de mon corps pressé contre le sien traverse mon esprit.
Je m’écarte sans dire un mot de plus, les laissant, lui et mon café renversé, derrière moi. Il est aussi responsable que je le suis de cet incident et, d’après moi, il pourrait bien tirer profit d’une petite leçon sur la notion de torts partagés.
Pas du tout, parce que je ne me fais pas confiance.
Je prends place, misant sur le fait que Stéphanie, l’animatrice trop zélée de notre groupe de parole, ne s’assiéra pas à côté de moi. Quand tout le monde s’installe, les pieds d’une douzaine de chaises métalliques raclent le sol en béton. Stéphanie prend le siège voisin du mien. Il va me falloir plus qu’un gobelet de café pour me cacher, mais aujourd’hui, son regard est braqué sur notre nouvelle recrue : M. Arrogant.
Je ne peux pas lui en vouloir. Moi aussi, j’ai fait pareil, jusqu’à ce que je l’entende parler. Impossible de déceler s’il a retrouvé sa douceur ou si notre petit incident a irrémédiablement affecté son humeur. Je ne devrais pas m’en soucier, mais je suis curieuse, et ça m’énerve vraiment. Les mecs qui deviennent agressifs pour une broutille, comme du café renversé, sont tout en haut de ma liste des gens à éviter.
Stéphanie parvient à se reprendre juste avant de se mettre à baver. Mais, en se levant pour nous faire ânonner un mantra inepte sur l’acceptation et le pardon, elle donne un peu de volume à ses cheveux blonds décolorés.
Je me concentre sur les mots. Je les ai répétés un million de fois. Je les ai criés dans mon oreiller. Je les ai murmurés comme une incantation. Ils n’ont jamais eu la moindre substance. Pendant longtemps, j’ai cru que les prononcer rognerait progressivement l’immense masse d’autorécrimination accumulée sur mes épaules. Maintenant, je sais que je suis devenue assez forte pour en supporter le poids. Après tout, ce n’est pas comme si les erreurs impardonnables qu’on avait commises tendaient à s’effacer. On ne peut pas les faire disparaître par magie en prononçant une série de mots bien intentionnés, parce que le pardon s’accorde, il ne se prend pas.
– Est-ce que quelqu’un veut prendre la parole ? lance Stéphanie.
Sa voix est tellement sirupeuse qu’immédiatement Ian me manque, Ian, notre ancien animateur qui n’avait jamais de temps pour les conneries. Il a pris cette philosophie de vie au pied de la lettre et il est parti sillonner la côte à la voile. Je n’arrive toujours pas à apprécier sa remplaçante.
Je me recroqueville sur ma chaise pour qu’elle ne me désigne pas. Partager son histoire est censé être une démarche personnelle. Il y a toujours une personne assez désespérée pour vomir ses échecs ou clamer ses réussites, mais quand ce n’est pas le cas, quelqu’un est mis sous la lumière des projecteurs jusqu’à ce que la séance prenne son rythme de croisière. Ce n’est pas que je veuille rester assise ici à contempler un cercle d’étrangers aussi familiers. Mais je ne veux pas prendre la parole en premier. Pas aujourd’hui.
– Peut-être que…
Stéphanie n’achève pas sa phrase, mais son regard est braqué sur M. Arrogant. En fait, elle me fait pitié. Il est évident qu’elle est déjà en train de se l’envoyer mentalement. Ça ne serait pas plus flagrant si elle se levait pour faire un dessin cochon à la craie sur le tableau noir de la salle paroissiale.
– Jude, dit-il pour répondre à sa question muette.
Bon Dieu. Jude. J’espère qu’il a une moto. Comme ça, il pourra être notre nouveau rebelle municipal. Il lève brièvement les yeux sur moi, comme s’il pouvait entendre mes pensées. Son regard a repris toute sa douceur, mais il passe vite à autre chose. J’ai des frissons dans le dos qui remontent jusqu’aux terminaisons nerveuses de mon crâne, et mon cœur bat à toute vitesse.
J’espère qu’il va se mettre à parler maintenant. J’ai envie qu’il partage son histoire pour comprendre l’étrange effet qu’il a sur moi. Même comme ça, entourés d’une douzaine de personnes, une sorte de lien palpable entre nous – une connexion tangible – nous relie. Je n’ai pas ressenti ça depuis… eh bien, jamais en fait. Pas pour un homme.
Certainement pas pour un étranger.
Même lorsqu’il se tourne et s’adresse à l’ensemble du groupe, il continue de nous attacher l’un à l’autre.
Il fourre ses mains dans ses poches et sourit d’un air suffisant avant de se lancer :
– Comme je le disais, je m’appelle Jude. Euh, vous voulez mon CV ? Une liste de mes transgressions ?
Quelques petits rires accueillent sa sortie. Tous les nouveaux tombent dans le piège du classique « bonjour, je m’appelle Nancy et je suis toxico » qu’on leur a servi dans les films. La réalité est plus compliquée que ça. Certains passent à table et vident leur sac dès leur première séance, comme si l’un des participants avait un secret qu’il pourrait partager pour résoudre tous les problèmes. D’autres s’installent et fulminent dans leur coin. Il y a aussi ceux qui sont là parce que leur conjoint ou un tribunal le leur a ordonné. Les pires sont ceux qui viennent et pensent déjà connaître toutes les réponses. On ne peut pas les aider. Et puis, il y a ceux qui écoutent.
Ceux qui attendent.
Je ne sais pas dans quelle catégorie placer Jude, mais je sais de laquelle l’écarter. Il n’est pas du genre à tout balancer et je doute fortement que quelqu’un l’attende à la maison. Si je devais parier, je dirais qu’il est là à cause de la décision d’un tribunal. Ce qui expliquerait son attitude. Peut-être parce que, d’un certain côté, j’aimerais qu’il nous fasse la totale : les tatouages, l’arrogance et les démêlés avec la justice. Aucune femme n’aime admettre qu’elle a dépassé sa phase bad boy.
Je ne peux même pas me souvenir de la mienne. Ce qui explique ma présence en ces murs.
– Ce n’est pas nécessaire, intervient Stéphanie en battant des cils, ce qui me fait prendre conscience que je ne suis pas la seule à être toujours dans cette phase. Si tu veux partager les raisons de ta venue, vas-y. Tu es en sécurité ici.
Elle dessine un cercle avec ses mains, et je me pince la bouche pour m’empêcher de rire, au moment où Jude se mord les lèvres.
Eh bien, au moins, nous avons ça en commun. Nous voyons tous les deux l’absurdité de notre situation et, pourtant, nous sommes là. Tous les deux.
Je me lance alors un rappel :
C’est probablement la seule chose que vous ayez en commun.
Il incline un peu la tête de côté et lui répond :
– Si ça ne t’ennuie pas, je préfère écouter pour le moment.
Je ne m’attendais pas à ça. Je sens le fil qui nous relie l’un à l’autre s’étirer et je lui jette un coup d’œil pour m’apercevoir qu’il me dévisage. Cette fois, il ne détourne pas les yeux. Son regard me transperce, il voit à travers l’image soignée que je me suis construite. Là, c’est moi qui me détourne. Question de survie.
Une femme prend la parole. C’est Anne. Il se concentre sur elle. Elle raconte que son mari est parti. C’était inévitable. Elle n’est pas surprise. Pendant qu’elle partage calmement cette nouvelle avec nous, mes pensées se mettent à vagabonder. Je suis venue aujourd’hui pour parler de ma propre avancée. Je n’en ai plus envie, parce que les quelques moments partagés avec Jude – un inconnu – viennent de la remettre en question. Les années à essayer de me racheter, les sacrifices – tout s’est effondré lorsqu’il m’a regardée et fait prendre conscience de la vérité. Mon monde est aussi fragile que du verre, de jolis mensonges soufflés en délicates bulles qui couvrent la laideur de mon passé. La laideur qui m’habite.
Je sais qu’il est le diable et qu’il est venu pour réclamer son dû.
Le reste de la séance passe très lentement. Quelqu’un fait une grimace, c’est sa première fois parmi nous, mais son arrivée a été éclipsée par M. Arrogant. Aujourd’hui, c’est la date anniversaire de la guérison de Charlie, il est clean depuis cinq mois. Je lui souris en applaudissant avec tout le monde, mais je sens mon anxiété creuser un trou dans mon bide.
Je reste concentrée sur Jude et le mystère qu’il a apporté à cette heure monotone de ma vie. Je participe à ces séances des Narcotiques Anonymes depuis quatre ans et j’ai vu des gens arriver, d’autres partir. Au début, mon cœur saignait à chaque nouvelle histoire. Maintenant, je n’en souffre plus. Je ne perds pas de vue mon objectif : reprendre ma vie en main.
Non pas qu’il y ait beaucoup de tentations à portée de main dans cette petite ville endormie. C’est pour cette raison que j’ai fini par échouer à Port Townsend. Oui, il y a de la drogue et de l’alcool ici, comme n’importe où. Mais au moins, j’ai l’océan et le petit monde isolé que je me suis créé.
Cette séance m’a révélé la marche à suivre pour survivre : moins je laisse de gens entrer dans mon univers, moins j’ai de chance de souffrir de leur présence. J’ai arrêté de laisser toutes ces créatures sauvages et blessées infiltrer mes pensées depuis des années. C’est ce qui me sauve, alors qu’est-ce qu’il a de si tentant ?
Quel que soit ce truc – quelle que soit la nature de ce lien qui nous unit –, je dois mettre le doigt dessus et procéder à l’ablation. Les hommes comme Jude sont dangereux. Non pas à cause de leurs tatouages ou de leur démarche arrogante mais parce qu’ils pensent que les limites ne servent pas à grand-chose. Je ne peux pas me permettre de laisser une brèche s’élargir dans les murs que j’ai érigés autour de moi.
Je jette ce qui reste de mon café à la poubelle. Je n’en ai même pas bu une goutte, je l’ai juste laissé refroidir entre mes mains.
– Qu’est-ce que tu penses de Jude ?
Sondra a mon âge, mais elle paraît assez vieille pour être ma mère. Après plusieurs années à abuser des calmants, elle est passée à la came, ce qui lui a laissé sur le visage des rides aussi profondes que les montagnes de coke qu’elle a sniffées. On pourrait mettre sa tête sur des posters antidrogue.
Je hausse les épaules, mais je n’ai pas besoin de faire grand-chose pour la convaincre que je ne suis pas intéressée. Elle est déjà trop occupée à préparer son plan d’attaque. J’admire sa sexualité franche et directe, même si je prétends ne pas partager ses goûts.
Elle sort un chewing-gum de son emballage et le met dans sa bouche.
– Je pourrais peut-être l’inviter à boire un verre. Il vient de débarquer ici, c’est sûr. Si je l’avais déjà croisé, je m’en souviendrais.
– Un verre ? je lui demande de manière insistante.
– Un café, répond-elle, chassant mon inquiétude d’un geste.
– Sympa.
Je ne suis pas prête à avouer que je suis intéressée, mais si Sondra va au bout de son plan, elle lui fera cracher son histoire dans les moindres détails. Je note dans un coin de ma tête de lui poser des questions la semaine prochaine.
– Je dois filer. Mon…
Pas besoin de lui sortir d’excuse bidon, elle a déjà rejoint Charlie pour le serrer affectueusement dans ses bras. Une petite attention pour marquer le coup, qui lui fait rosir les joues et le bout des oreilles.
Ce n’est pas mon truc. Je n’offre ni câlin ni poignée de main. Je viens aux réunions, j’y assiste et j’essaie d’éviter le regard des gens que j’y rencontre quand je les croise dans la rue. Je donne une heure de mon temps chaque semaine. Rien de plus.
Sondra étant occupée, j’en profite pour filer vers le vestiaire. Le temps est changeant, le printemps arrive, mais on peut toujours compter sur l’océan pour faire souffler un vent légèrement trop froid. J’entre dans le couloir et m’arrête net.
Anne est en train de pleurer. La femme d’affaires si calme qui nous a annoncé sa séparation est loin d’être apathique. Elle est aussi brisée que le reste d’entre nous.
Immédiatement, je culpabilise. Elle n’aime pas donner cette image d’elle-même. Après tout, c’est pour cette raison que nous assistons tous à ces réunions, pour parfaire le mensonge que nous allons bien. Il faut s’entraîner pour faire croire un pareil mensonge au monde extérieur, et ce groupe nous procure un public de choix. Elle ne veut pas que je la voie dans cet état, tout comme elle ne veut pas que je sache la vérité – moi ou n’importe lequel d’entre nous. Son divorce n’était pas inévitable. Il n’y a pas de consentement mutuel ici.
Son divorce est un dommage collatéral du combat qu’elle mène contre elle-même.
Je recule d’un pas traînant en envisageant de récupérer mon manteau dimanche après la messe. Puis Jude surgit des ombres, son imposante carrure m’est déjà familière, et il se joint à elle.
Ce n’est pas la première fois qu’il assiste à l’une de ces réunions. Il connaît la marche à suivre, comme nous tous. Il a dit ce qu’il fallait et a hoché la tête avec compassion aux bons moments. Il sait même comment écouter, seuls les vétérans ont acquis cette compétence.
Pourtant là, il s’approche d’une femme qui a baissé la garde pour lui offrir du réconfort. Je pensais qu’il était le mal incarné, mais maintenant je sais que c’est faux. Le diable n’est pas si généreux, même lorsqu’il ment. Mais un ange, impossible d’y croire, j’ai arrêté de les attendre il y a bien longtemps.
En revanche, un homme de chair et de sang, avec toutes les complications qui vont avec, c’est ce qu’il y a de plus dangereux.
Je n’entends pas ce qu’il lui dit quand, tremblante, elle hoche la tête. Il a posé la main sur son épaule et c’est comme si je pouvais sentir son poids rassurant sur la mienne.
Ce fantasme me fait revenir d’un seul coup sur terre et je pars sans mon manteau. Sans dire un autre mot.
Sans regarder en arrière.
Tout au long de la semaine, je me prépare au pire pour mon arrivée à l’église. C’est un rituel auquel je ne peux pas échapper et, même si je sais que les Narcotiques Anonymes ne se retrouvent qu’une fois par semaine dans ce sous-sol, je ne peux m’empêcher de me sentir comme mise à nu à chaque fois que j’en franchis le seuil. Je ne veux pas croiser ce mystérieux Jude. J’ai même regardé s’il y avait d’autres réunions en ville, mais je garde ce changement en dernier recours. C’est ici que j’habite. Ce groupe de parole me procure le sentiment de sécurité dont j’ai besoin. Personne, et encore moins un nouveau venu malpoli et arrogant, ne m’en chassera. De toute façon, il y a de bonnes chances pour qu’il soit juste de passage, comme tant de gens que je croise dans la rue tous les jours. Les touristes viennent ici pour goûter au charme bucolique d’une petite ville portuaire, dans leur périple vers un endroit beaucoup plus excitant. Seattle. Une croisière en Alaska. Montréal. Cet endroit est un point de passage et les gens le franchissent, ne laissant rien derrière eux, comme les vagues en haute mer.
Il en a toujours été ainsi et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai choisi de planter mes racines ici.
Je laisserai les tempêtes à la mer et trouverai la paix sur la terre ferme.
J’ai écrit cet aphorisme il y a si longtemps que je ne me souviens même plus s’il est de moi. Il est devenu ma vérité.
Alors, pourquoi tous les jours j’espère le revoir en ouvrant cette porte ? Jude est une tempête, un tsunami, et je ne suis pas prête à l’affronter. Si je le pouvais, je viserais plus haut. Je grimperais si haut que mes poumons me brûleraient, plutôt que de me retrouver derrière lui.
Mais je ne peux pas renoncer à ma vie, alors j’ouvre la porte, trouvant du réconfort dans son grincement familier. Je contourne le sanctuaire et me dirige directement vers le couloir.
Max m’accueille à la porte, un grand sourire aux lèvres. Je ne fais pas deux pas qu’il m’a déjà plaquée. Ses petits bras encerclent mes jambes, mais je sais qu’il vaut mieux éviter de me dégager brusquement. Je me baisse et le prends dans mes bras. Il s’installe sur ma hanche alors que son animatrice traverse la salle à grands pas, ordonnant aux autres enfants d’une voix forte de ramasser leurs affaires. Max ne me ressemble pas du tout, nous n’avons en commun que quelques taches de rousseur sur le nez. Il ne tient pas de moi ses cheveux noirs en désordre. Les miens sont clairs et disciplinés. Ils sont raides et tombent tout droit dans mon dos. L’expression « cheveux en bataille » aurait pu être créée pour lui. Mes yeux sont noisette, tirant sur le vert, les siens sont aussi bleus que le ciel. Et pourtant, quand je le regarde, je ne vois que le reflet de ma personne en version parfaite.
– Il sait toujours quand vous arrivez, dit Marie pour me saluer, avant de croiser le regard de Max et de soupirer. Il a un petit côté homme-araignée, non ?
Max hoche la tête, l’air ravi, et fait mine de tirer des toiles d’araignée de ses poignets. Je sens des larmes brûler mes paupières. Je cligne des yeux pour les chasser, mais Marie me caresse l’épaule dans un geste apaisant et me murmure :
– Des pas de géant.
– Grâce à vous.
Je dépose un baiser sur le front de mon fils et le serre contre moi. Marie travaille avec Max depuis plusieurs mois pour lui faire acquérir les codes du langage parlé complété, notamment lire sur les lèvres et pratiquer le langage des signes.
Marie soupire et secoue la tête pour me répondre :
– Un jour, vous allez devoir accepter que vous êtes une femme exceptionnelle, Faith.
Je souris, parce qu’elle ne sait pas que je suis tout sauf exceptionnelle. Parce qu’elle ne sait pas à quel point je suis tordue et brisée et que ce petit garçon est ma seule raison de tenir le coup. Je souris parce que je ne lui ferai jamais admettre la vérité, j’ai appris il y a bien longtemps qu’il fallait accepter les choses sur lesquelles je n’avais aucune emprise.
Rouge. C’est le premier mot qui me vient en tête quand je regarde ma meilleure amie. Elle n’a pas fait beaucoup d’efforts pour s’habiller aujourd’hui. Ses cheveux indisciplinés sont tressés en deux longues nattes qui tombent sur ses épaules. La visière de sa casquette gavroche protège de son ombre ses yeux gris. Mais malgré l’ensemble décontracté, il n’y a rien de girly dans la tenue d’Amie.
Nos séances de courses du jeudi après-midi sont devenues une tradition. Au début, c’était une nécessité. Mon fils a souffert de nombreuses coliques quand il était bébé. Maintenant, elle vient jouer avec Max tandis que je compare les prix des légumes surgelés.
J’ai rencontré Amie dans son minuscule bistro sur la côte quand j’y suis venue chercher un job. Elle a jeté un coup d’œil à Max qui n’avait que neuf mois et m’a engagée direct. Après un nombre embarrassant d’incidents avec des plateaux, nous avons découvert ensemble que j’avais plus de talents pour le travail en coulisse. N’importe qui d’autre aurait viré une employée aussi maladroite, mais elle m’a fait passer de l’autre côté de la caisse pour m’occuper de la compta et de l’approvisionnement. Notre collaboration a été plus fructueuse que nous l’aurions cru, l’une et l’autre, et elle est la première personne à m’avoir aidée à faire de Port Townsend ma nouvelle ville. Maintenant, elle est devenue un membre de ma famille.
Max désigne un pot de glace et son regard s’écarquille pour m’offrir son air de petit ange implorant la pitié. Ça marcherait peut-être si nous n’avions pas un budget strict à respecter. Je m’en sors en travaillant pour Amie, mais même avec la petite allocation que je perçois de l’État tous les mois, la glace est un luxe que je ne peux pas toujours me permettre.
Il se met à draguer Amie. Elle m’adresse un regard chagriné et ouvre la porte du congélateur.
– Je lui ai dit non, dis-je à voix basse.
Non pas que ça ait la moindre importance, puisque je lui tourne le dos.
– C’est pour moi, dit-elle avec un clin d’œil à Max derrière la porte embuée en s’emparant de son parfum préféré, chocolat-beurre de cacahuètes. Je partagerai peut-être mon pot.
– Tu le pourris.
Rien à faire. En fait, Amie équilibre son désir de gâter Max avec une bonne dose de réalisme. Lorsque Tata Amie est dans le coin, son lit est fait et ses jouets rangés. Elle contrôle son monde d’une main de fer. Mais elle est aussi capable de lui offrir ces petits extras que je ne peux pas me permettre.
– C’est de la glace. Pas un poney.
Elle lève les yeux au ciel et je lui rabats la visière de sa casquette sur le nez.
Elle a raison, mais cette glace, je ne peux l’acheter que si je repose le pack de lait supplémentaire que j’avais pris. On ne peut pas faire un petit déjeuner avec de la glace ni s’en remplir l’estomac juste avant d’aller se coucher.
– Arrête, dit-elle en redressant son chapeau.
– Arrête quoi ?
– De cogiter.
Elle commence à expliquer notre accord à Max avec des signes :
– On peut partager ?
Son large sourire est vraiment contagieux. Pas étonnant qu’elle ne puisse rien lui refuser. Si je le pouvais, je lui offrirais la lune. Non pas qu’il me la demandera un jour. En fait, Max ne demande pas grand-chose, juste des petits riens, comme de la glace. Des petits riens du quotidien. J’ai envie de croire que c’est parce qu’il est trop heureux pour désirer quoi que ce soit, mais d’une certaine manière, je m’inquiète de l’avoir formaté comme ça. Je sais qu’il est dangereux de trop vouloir quelque chose et que ça mène tout droit au fruit défendu.
Je me tourne pour que seule Amie puisse voir mon visage et lui dis :
– Je vais l’acheter. Je ne veux pas lui montrer que nous sommes pauvres.
– Ce n’est pas le cas.
Elle pince les lèvres. Je l’ai déjà vue faire cette tête, généralement c’est pour réprimander un serveur. Puis elle reprend :
– Tu lui montres comment agir intelligemment. Comment vivre économiquement. Ce gamin a un lit douillet dans lequel dormir tous les soirs, de quoi manger et beaucoup d’amour. Il n’a besoin de rien d’autre que de cet amour pour avoir une vie riche. Le reste, c’est de la paillette.
– Tu parles comme un livre de développement personnel. Tu es encore en phase d’autosuggestion, c’est ça ?
J’aimerais pouvoir croire que je peux résoudre tous mes problèmes juste en restant positive comme elle. Mais elle m’attrape par les épaules et me tourne pour me répondre :
– Mais oui, complètement. Tu sais, j’ai un nouveau mantra, trop génial, pour t’ouvrir à l’amour.
– Je suis assez riche pour ça, je réponds sèchement.
J’adore ma meilleure amie, souvent parce qu’elle mon exact opposé. Quand on parle d’amour elle et moi, nous sommes sur deux planètes complètement différentes. J’ai accepté il y a plusieurs années que le véritable amour n’existait pas, ni l’âme sœur. Mais je ne le lui dis pas. Si quelqu’un est encore capable de s’attirer une douce moitié, c’est bien elle.
– Tu n’as pas envie de trouver un mec ? demande-t-elle avant de baisser le ton d’un cran pour que la femme qui passe à proximité ne l’entende pas. T’envoyer un peu en l’air ?
Je repense immédiatement à cet homme rencontré cette semaine lors de la réunion. Jude. Pas facile de l’oublier, d’autant plus qu’il a incarné le rôle principal dans plus d’un de mes fantasmes cette semaine. J’ai prévu de l’en expulser en me faisant du bien.
– Oh là, s’exclame Amie en attrapant la barre du Caddie comme si elle tirait le frein à main. C’était quoi, ça ?
Je jette un coup d’œil autour de moi, regardant tout et n’importe quoi, sauf elle. Les pizzas surgelées n’ont jamais été aussi fascinantes.
– Rien.
– Crache le morceau. Où l’as-tu rencontré ?
Elle en bondit quasiment sur place tant elle est excitée.
Je sors mon portable de mon sac à main pour le passer à Max. Il s’en sert déjà beaucoup mieux que moi et, dans quelques secondes, il sera en train de jouer.
– À ma réunion des Narcotiques Anonymes.
Pas besoin d’en dire plus. Tout est là.
– Alors ?
– Alors ? Euh… on se connaît toutes les deux ? Alors, ce n’est pas envisageable.
– Tu envisages encore moins de choses qu’un menu à plat unique. À un moment ou l’autre, tu vas devoir ajouter des choses à la carte, ou au moins un dessert appétissant.
– Peut-être, je lui accorde avec une vague mauvaise volonté. Mais pas ce mec. Il a des tatouages et un comportement suspect.
– Parle-moi de lui, dit-elle en posant son menton dans sa main.
– Ça ne te suffit pas ?
Parfois, j’ai l’impression qu’elle oublie que j’ai un enfant.
– Tu as un gamin, mais tu n’es pas morte. Arrête de faire comme si c’était le cas. Non mais, en plus tu as une « super baby-sitter qui déchire » disponible.
– Il suit le programme des NA.
À l’évidence, elle est passée à côté de cette information.
– Toi aussi. Dis-toi que c’est positif. Tu rencontres un gars dans la rue ou dans un bar…
Je l’interromps en l’assassinant du regard.
– Ok, pas un bar. À la bibliothèque.
– Parce que les gens qui ne passent pas leur soirée à biberonner du whisky du Tennessee sont tous le nez dans des bouquins ?
Elle continue en ignorant mon interruption :
– Tu ne connais pas ces gens. Ils peuvent être des anciens alcooliques ou des drogués. Il est venu à la réunion. Tu devrais lui laisser une chance.
– J’aimerais que ce soit aussi simple, mais…
Je lève la main pour l’interrompre encore alors qu’elle allait m’opposer un nouvel argument :
– Il est très beau et il le sait.
– Dis-m’en plus, me presse-t-elle.
Visiblement, elle a arrêté d’écouter après le mot « beau ».
– Cheveux noirs. Yeux bleus.
Des tatouages que j’ai envie de suivre avec ma langue. Mais ça, je le garde pour moi.
– Tout ce que je dis, reprend Amie en baissant la voix comme si elle complotait quelque chose, c’est que tu as besoin d’action sous la couette.
J’ouvre la porte du congélateur, laissant la vitre entre nous se couvrir de buée tandis que j’attrape un sac de petits pois surgelés.
– Je n’ai pas besoin de m’envoyer en l’air, dis-je d’un air ronchon en jetant le sac dans le Caddie, ignorant les efforts de Max pour l’attraper au vol.
– Personne n’a jamais eu plus besoin de s’envoyer en l’air que toi, dit-elle sur un ton suraigu qui lui vaut un regard sévère de la femme de l’autre côté de l’allée. La seule preuve que tu te sois déjà envoyé un mec, c’est lui.
– C’est déjà pas mal comme preuve, tu ne crois pas ?
Je la contourne pour rejoindre l’allée des céréales, car j’ai oublié de prendre des Cheerios.
Amie me suit d’un air incrédule, secouant la tête et riant. Dans le Caddie, Max me parle en signant :
– C’est quoi, s’envoyer en l’air ?
– Bien joué, Tata Amie, je grogne en lui jetant un regard mauvais.
– Il est de plus en plus doué pour lire sur les lèvres.
Elle attrape une boîte de cochonneries pleines de sucre que je n’achète jamais à mon fils et lui répond en signant.
Enthousiaste, il hoche vivement la tête. Il est trop facilement corrompu par une promesse de Chamallows au petit déjeuner pour se souvenir de sa question.
– Mea culpa, me murmure-t-elle tandis qu’il détaille attentivement la boîte.
– Pas grave. Moi aussi j’oublie.
Sa faculté à lire sur les lèvres est toute récente, merci à la nouvelle prof spécialisée, celle qui a pris ses fonctions cette année.
– En trois mois, elle a déjà obtenu plus de résultats que moi en toute une vie.
– Sur le plan de la communication, réplique Amie. Mais personne ne peut te remplacer.
Ce n’est pas la première fois qu’elle me le dit. Je suis à peu près certaine qu’elle met un point d’honneur à me complimenter tous les jours depuis notre rencontre.
– Merci, lui dis-je doucement.
– De quoi ? demande-t-elle comme si elle ne savait pas de quoi je voulais parler.
– De me soutenir à chaque étape de ma névrose de mère célibataire depuis toutes ces années.
– Merci de me laisser te soutenir.
Je remarque son soudain sérieux.
– Je ne peux pas me permettre de laisser tout le monde entrer dans ma vie.
– Bien d’accord, et tu as merveilleusement bien réussi à en dégager tous les pourris. Mais, chérie, avoir une bite ne disqualifie pas nécessairement une personne dans la course à l’amitié.
– J’ai hâte d’expliquer le tout nouveau vocabulaire de Max à la maternelle, dis-je en la dévisageant.
– Quoi ? Max ne regardait pas, se défend-elle en levant les mains dans un geste de reddition.
– Je ne sortirai pas avec ce gars. Je ne sais même pas pourquoi je t’ai parlé de lui.
Quelle que soit la raison qui m’ait poussée à m’ouvrir à elle, elle vient de s’envoler.
– Tu es attirée par lui, m’informe-t-elle. Et tu as oublié ce que ça fait, alors c’est bien normal que tu sois perturbée.
– Ce n’est pas ça.
Mais elle ne m’écoute plus. Non, elle a attrapé un concombre dans mon Caddie et le tient de façon suggestive. Elle a pris soin de se détourner pour que Max ne la voie pas.
– Je peux te donner un petit cours de rattrapage en éducation sexuelle, si tu veux.
La voyant encercler le légume de ses doigts avant de le parcourir dans un geste érotique, j’éclate de rire, même si je n’ai pas le cœur à ça.
– Je crois que je me souviens comment on fait, c’est bon.
– Tu en es sûre ? insiste-t-elle, l’air espiègle.
– Je ne suis pas sûr que le directeur du supermarché apprécie une agression sexuelle sur légume, intervient une voix rauque derrière moi.
Je pivote vers la voix, prenant soin de garder une main sur le Caddie. Toutes mes répliques brillantes et mes vannes les plus sèches pour envoyer bouler les dragueurs s’envolent quand je le vois. Il doit posséder un sacré stock de T-shirts moulants. Où travaille-t-il pour pouvoir s’habiller de façon aussi décontractée ? Ou peut-être bosse-t-il pour une femme qui n’a rien contre ce type de spectacle ?
Amie se précipite à mes côtés, lui tendant le concombre pour le lui rendre.
– Je ne suis pas le directeur du magasin, la rassure-t-il en lui montrant son propre Caddie rempli de quelques paquets du rayon boucherie et d’une unique tête de brocoli. En revanche, je n’aurais rien contre une petite démonstration.
– Pas devant le gamin, dit Amie d’un air d’excuse en nous regardant l’un après l’autre.
Aucun doute, elle est déjà en train de se rappeler comment j’ai décrit mon mystérieux inconnu.
– Quel dommage.
Il ne la regarde pas en répondant. Ses yeux sont braqués sur moi, puis sur Max qui serre la boîte de céréales dans ses bras.
Au moins, je n’ai plus à craindre de céder à ma curiosité. L’existence de Max vient juste de refermer le cercueil de ma vie sexuelle.
– Tu es Faith, c’est ça ? demande Jude, toujours bloqué sur mon fils. Et qui est-ce ?
Max ne lève pas les yeux et avant même que je puisse dire quoi que ce soit, Jude s’accroupit devant lui pour le regarder en face.
Je veux ignorer à quel point ce geste me donne un pincement au cœur. Avant que je puisse lui dire que Max ne parle pas, mon fils tend la main et touche ses lèvres.
– Oh mon Dieu, je suis désolée !
Je me précipite à côté de Jude et parle à Max en faisant non de la tête :
– On ne touche pas les étrangers, mon chéri.
Son regard brillant se concentre sur mes lèvres et il fronce les sourcils en lisant mes mots, puis il me répond en signant.
Je réprime un sourire, tant bien que mal. Il a déjà mon attitude.
– Pas de problème, intervient Jude. Il sait lire sur les lèvres ?
Il ne pose pas la question sensible et je lui en suis reconnaissante. Max est assez jeune pour que les gens se disent parfois qu’il est simplement timide. Mais Jude, M. Arrogant en personne a remarqué la précision des mouvements de ses petits doigts. Je n’ai pas besoin de lui dire que mon fils est sourd, ni de lui expliquer pourquoi, ni de répondre aux questions très personnelles que certaines personnes trop curieuses ne peuvent s’empêcher de poser.
– Pas trop mal, je réponds en lançant un regard mauvais à Amie. Il semble faire d’énormes progrès. Je suis désolée qu’il ait…
– Aucun problème.
Jude ébouriffe les cheveux de Max et je n’ai pas ce petit moment de panique que je ressens chaque fois qu’un étranger touche mon fils. Non, mon cœur semble marquer une petite pause et repartir comme si de rien n’était. Jude reprend alors :
– Il voulait juste me montrer qu’il avait besoin de les voir.
Et juste comme ça, je lui suis redevable. Il vient de me rendre service.
J’avance en essayant de pousser mon chariot d’un air nonchalant. Jude fait un pas en arrière et enfouit ses mains dans ses poches. C’est un geste de reddition, mais je note au passage qu’une veine se met à pulser dans son cou.
Pas aussi décontracté que je l’aurais espéré.
– Euh, je peux te présenter ma coloc ?
Qui est aussi prof d’éducation sexuelle amateur…
Je désigne mon amie qui prétend être absorbée par la contemplation d’une de ses tresses et annonce :
– Amie, je te présente…
Je prétends avoir oublié son nom. Il n’a pas besoin de savoir que j’étais justement en train de parler de lui. Il n’a pas besoin d’avoir la satisfaction de savoir que son nom, son visage et son corps sont gravés dans ma mémoire.
– Jude Mercer, complète-t-il.
Jude Mercer. Je prends bien note de son nom complet. Je me déteste. Amie fonce vers lui, la main tendue.
– Quel plaisir de te rencontrer !
Il va falloir qu’on bosse son enthousiasme débordant. Il doit se dire que je lui rebats les oreilles en parlant de lui depuis des jours, quand on la voit nous regarder tous les deux à tour de rôle. Note pour plus tard : ne plus jamais lui parler d’un mec.
– En visite dans notre petite ville, piège à touristes ? continue-t-elle.
Oh ! bordel. Mais, bien sûr, elle va se mettre à lui taper la causette. Jude répond d’un signe de tête négatif, captivé par l’écran que lui montre Max.
– Moi aussi, j’aime bien ce jeu. On pourrait y jouer un jour, si tu veux.
Il parle d’une voix claire en prenant soin d’articuler. Mais il ne crie pas ni ne parle au ralenti. L’attitude de Jude n’est pas condescendante, comme l’est celle de la majeure partie des gens. Mais rien de tout ça ne rattrape l’inutile proposition qu’il vient de faire à mon fils, qui bondit d’excitation devant l’attention qu’il lui accorde.
– Tu pars bientôt ?
Ma question n’est pas gentiment formulée comme celle d’Amie et je n’essaie pas d’en cacher le ton glacial.
– Non, répond-il en souriant et en se redressant comme pour être la hauteur de mon défi. Je viens d’acheter une petite maison sur la côte.
Un seul mot percute mon esprit : merde.
– Alors, on va être voisins, intervient Amie, faisant mine de ne pas saisir la tension entre nous, avant de passer un bras autour de mes épaules. Faith et moi faisons tourner un petit bistro en bord de mer. Il s’appelle Le Bout du Monde. Tu devrais passer. Je pourrais t’offrir une petite spécialité de la maison.
– Je pourrais te prendre au mot.
Sa réponse me fait frissonner. Il lui répond à elle, mais ne dévie pas son regard du mien.
– J’imagine que je vous croiserai dans le coin, ajoute-t-il d’un air entendu.
Il tope dans la main de Max et disparaît dans le rayon suivant. À mes côtés, Amie passe en mode moulin à paroles, mais je ne l’entends pas.
Je le sens dans mes tripes, ce désir de fuir. Je ne serai jamais capable de rester ici et de me battre. Mon instinct de survie me pousse toujours à opter pour la fuite, mais cette fois, ce n’est pas possible. J’ai passé les quatre dernières années à poser les jalons de ma nouvelle vie pour ne plus jamais avoir à recommencer. Avec l’océan derrière moi, je me croyais capable de voir arriver le danger avant que mes barricades ne menacent de céder.
Jude, je ne l’ai jamais vu venir.
Mamie se couchait à vingt heures. Quand les filles vinrent habiter avec elle après l’accident, aucune d’entre elles ne remit son habitude en question. Si elles n’étaient pas fatiguées lorsqu’elle leur annonçait qu’il était l’heure d’aller se coucher, elles jouaient à la poupée à la lumière de leurs lampes torches ou lisaient en cachette dans le noir. À leurs treize ans, Faith était devenue une championne de lecture de romance tandis que Grace avait trouvé un moyen de sortir par la fenêtre. Au début, Faith restait allongée sur son lit à s’imaginer ce qui se passerait si sa sœur ne rentrait pas avant l’aube, mais ça n’arrivait jamais. Il lui fallut plus d’un an pour trouver le courage de lui demander où elle allait et encore une année de plus pour lui dire qu’elle avait envie de l’accompagner. À cette époque, elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau avec leurs cheveux blond cendré et bouclés qui tombaient sur les épaules, et leur nez retroussé. Les yeux de Grace étaient plus verts que noisette, même si Faith savait que sa sœur la jalousait.
Grace ne réfléchit même pas avant de refuser :
– Jamais de la vie. Tu restes à la maison et tu lis ton bouquin.
– Mais j’ai envie de venir, chouina Faith.
Elle ramassa l’un des tops que Grace avait laissé traîner et le mit devant elle. Regardant son reflet dans le miroir, elle se demanda ce que ça ferait de l’enfiler. Il était très osé. Si Mamie savait que Grace possédait des vêtements pareils… mais Mamie n’était pas au courant.
Grace garda le silence en appliquant une nouvelle couche de mascara. Elle battit des cils plusieurs fois et se tourna vers sa sœur pour lui dire :
– Bon, ça ne va pas être ton genre de soirée. On ne va pas se faire des nattes ni jouer à Action ou Vérité.
– Je sais.
Faith prit une décision. Elle lui prouverait qu’elle savait exactement dans quoi elle se fourrait. Retirant son débardeur d’un geste, elle enfila le top de Grace. Le tissu en était assez fin pour qu’elle doive porter un soutien-gorge.
– On voit tes tétons, remarqua Grace.
– Et alors ?
Faith haussa les épaules d’un air nonchalant en espérant ne pas rougir. Sa sœur soupira et lui jeta un push-up en lui disant :
– Mets ça. Tu n’as pas besoin que tous les gars sur Pioneer Square essaient de te tripoter.
– Pioneer Square ?
Le courage de Faith commença à lui faire lentement défaut. Cet endroit n’était pas tout à fait dans le quartier le plus sympa de Seattle, même de jour. Quelques mois plus tôt, Faith avait assisté à un deal de drogue au coin d’une rue, juste à côté de cette station de métro.
– C’est un problème ?
Sa sœur essayait de lui faire admettre qu’elle bluffait. Faith tint bon et répondit d’un signe de tête négatif.
– Ok. Va voir si elle est déjà endormie.
Elle dut faire un effort pour rester silencieuse en arpentant le couloir sur la pointe des pieds puis en jetant un coup d’œil dans la chambre de sa grand-mère. Elle allait participer à une soirée. Si ça se déroulait près de Pioneer Square, ce n’était certainement pas une petite sauterie organisée par quelques gars qui s’étaient procuré un fût de bière pendant que leurs parents étaient en voyage. C’était une vraie fête. Lorsqu’elle atteignit la chambre de sa grand-mère, elle se souvint de ce qu’elle avait sur le dos. Si Mamie n’était pas encore endormie, elle allait devoir lui expliquer pourquoi elle avait la dégaine d’une strip-teaseuse, même si c’était une strip-teaseuse relativement classe.
Mamie ronflait.
Bon Dieu, elle était vraiment partie pour le faire. L’estomac de Faith se retourna et elle le pressa de ses mains. Fermant les yeux, elle se rappela qu’elle serait accompagnée de Grace. Sa sœur était peut-être débridée, mais elle n’allait pas mettre leurs vies en danger. Du moins, elle l’espérait.
Glissant ses mains le long du mur de plâtre tout froid, elle retourna doucement dans sa chambre, prenant bien soin d’éviter les zones grinçantes du parquet. Être excitée et si stressée en même temps était complètement stupide. Il allait y avoir de l’alcool et des garçons. Sûr et certain. Est-ce que l’un d’entre eux allait la toucher ? Elle en avait envie, même si elle ne l’admettrait jamais, pas même à Grace. Ce soir, au lieu de rester allongée sur son lit à imaginer un garçon glisser ses doigts entre ses jambes pour toucher ce point constamment sensible qu’elle caressait elle-même dans le noir, elle pourrait bien enfin aller jusqu’au bout de l’expérience.
Elle n’aurait pas peur, pas ce soir.
– C’est bon ? demanda Grace lorsqu’elle revint.
Faith déglutit la boule dans sa gorge et répondit d’un geste de la tête affirmatif. Grace ne prit pas la peine de s’attarder sur les détails et ouvrit la fenêtre de la chambre. C’était ce qu’il y avait de bien dans ces vieux et minuscules bungalows qu’on trouvait partout dans le quartier : ils n’avaient qu’un étage. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour les escalader. Quelque part, il lui manquait cette petite excitation sur laquelle elle comptait. Presque trop facile de sortir en douce.
– Tu dois la refermer jusque là, ordonna Grace en laissant une ouverture d’environ deux centimètres. Si tu la remontes plus, elle se refermera. Si tu la baisses plus, la peinture sur le rebord va se mettre à coller. Fais-moi confiance, tu n’auras pas envie de lutter pour l’ouvrir à quatre heures du mat.
– Je me souviens du jour où tu t’en es rendu compte, répliqua Faith d’un air pince-sans-rire.
C’était elle qui avait dû trouver un vieux tournevis et forcer l’ouverture de la fenêtre lorsque Grace avait été contrainte de taper à la fenêtre d’un air penaud.
– Ça ne fait pas de mal de le rappeler, répondit Grace, tout sourires, en passant la lanière de son petit sac à main par-dessus sa tête.
Lui ressemblait-elle lorsqu’elle souriait ? Féline et faussement timide ? Quand Grace souriait, elle avait l’air de protéger des secrets, et Faith détestait ça. Elle, de son côté, était aussi transparente que du verre. Rien d’intéressant ni d’émoustillant en elle. Ses parents étaient morts. Elle vivait avec sa grand-mère. Elle était bonne élève. Pas une once de scandale dans son dossier.
Quelques fêtards étaient entassés dans une maison décrépite aux abords du quartier de Pioneer Square, mais un peu plus loin du centre-ville que Faith ne l’avait imaginé. Quelques filles, du même âge qu’elle, la dévisagèrent avec curiosité lorsqu’elle entra, suivant de près sa sœur. Il lui fallut quelques minutes pour se rendre compte que les gens ne la regardaient pas elle, mais elles deux. Elle aurait dû être habituée à ces regards. Grandir avec une jumelle identique vous expose à d’incessants commentaires, de toutes parts. Mais là, bizarrement, c’était différent. Leurs regards étaient calculateurs. Des années plus tard, elle comprendrait qu’ils avaient réagi à la nouveauté de les voir ensemble. La nouveauté est toujours une denrée rare dans ces cercles. Ça ouvre des portes, des portefeuilles et des bouteilles. Pour le moment, ça ne faisait que la mettre mal à l’aise.
Grace avança en ondulant vers le canapé et planta ses mains sur ses hanches. Un gars arborant une barbichette mal entretenue et des boucles d’oreilles était assis sous un vieux poster froissé de Kurt Cobain.
– ll y a autre chose que de la piquette à boire ici ?
Le petit rictus qui naissait sur ses lèvres se transforma en grand sourire lorsqu’il aperçut Faith.
– Tu es venue avec ta sœur, remarqua-t-il en se levant.
– On ne touche qu’avec les yeux, l’avertit-elle.
Il ne répondit pas, mais les attira dans le couloir. Fouillant ses poches, il en extirpa une clé qui lui permit d’ouvrir une porte, puis il alluma une lampe ultraviolette dans la pièce. Faith y suivit sa sœur. D’étranges taches de couleurs brillaient sur les murs. Un matelas dans un coin était plié en deux comme un lit défait. Toute cette chambre ressemblait au décor d’une de ces vidéos qu’on montre aux gamins en atelier de prévention pour leur faire peur. Faith avait vu ces vidéos et là, c’était en vrai.
Avant qu’elle puisse décider si elle voulait partir – si ce matelas lui faisait peur ou l’excitait –, Grace lui passa une bouteille de vodka. Ça ressemblait à de l’eau, mais lorsqu’elle approcha le goulot de ses lèvres, son nez la piqua. Leurs regards étaient braqués sur elle, observant ses réactions. Elle pressa la bouteille contre sa bouche et rejeta la tête en arrière. Elle dut mobiliser toutes ses forces pour s’empêcher de vomir. Il y avait quelque chose de plaisant dans la brûlure de sa gorge et dans le feu qui se répandait dans son ventre. Quelques shots plus tard, elle prit confiance en elle – elle n’eut plus peur. Elle s’imagina que c’était ce que ressentait Grace la plupart du temps. La timide Faith avait disparu. La gentille et obéissante Faith n’était plus. Du moins pour quelques heures. L’expérience fut libératrice.
Verre après verre, elle se libéra tout en construisant sa propre prison.
Anne ne va pas très bien. Je ne devrais pas en être surprise, après avoir été témoin de son moment d’intimité avec Jude. Étrangement, c’est pourtant le cas. Peut-être parce que j’ai toujours cru qu’elle était du genre à tenir bon. Grande carrière. Bien habillée. Je l’ai vue au restaurant avec son mari tout aussi propre sur lui et leurs enfants 2.0. De l’extérieur elle est l’incarnation du rêve américain, mais si on en juge par les cernes qui soulignent son regard et les plis de sa veste de tailleur qu’elle n’a pas pris le temps de repasser, elle est repartie pour vivre le cauchemar américain, avec nous.
Pas la vie de junkie. Ce n’est pas ce que nous craignons vraiment. Non, nous avons peur de nous-mêmes. Nous flippons d’être incapables d’avancer – que nos faiblesses soient des travers mortels, que l’addiction revienne nous attirer avec ses promesses d’oubli ou nous permettre de nous vautrer dans ce dégoût de nous-mêmes dont nous avons besoin. Parce que c’est ça, le secret. Les drogues et l’alcool ne nous aident pas à nous sentir mieux. Quand vous planez, vous vous détestez librement et sur le moment, tout va bien, parce que vous n’êtes pas responsable. Vous êtes libre d’être votre propre pire ennemi, libre d’être la personne qui se tapit à l’intérieur de vous-même. La personne qui est moins que. Moins que ce que vous aviez prévu d’être. Moins que ce que vous pourriez être. Je pense que tout le monde ressent ça, même ceux qui ne sont pas sujets à l’addiction. En tout cas, pas les addicts d’un groupe de soutien. Le sport. Le café. Netflix. Les gens. Tout le monde est accro à quelque chose. Tout le monde a sa drogue. C’est juste que, pour certains d’entre nous, le poison est plus coûteux que pour d’autres.
Anne croise et décroise les jambes. Elle répond d’un signe de tête négatif quand Stéphanie lui demande de prendre la parole. Elle se ferme à nous et nous ne pouvons rien faire. Rien. Aucun d’entre nous. Au moins, elle est présente. Pas comme d’autres. Pas comme Jude qui n’est pas là, ce qui me prouve que j’avais raison à propos de lui.
Un mec à problèmes.
Après notre rencontre fortuite au supermarché, Amie a passé les jours suivants à me supplier de lui donner une chance. Je ne sais pas trop ce qu’elle veut dire par là. Ce n’est pas comme s’il frappait à ma porte ou s’il avait essayé de m’appeler. Je doute fortement que notre rencontre au rayon surgelés prophétise un mariage. Amie n’est pas d’accord. Elle me l’a fait savoir. Et lourdement. Devant les serveurs. Devant les clients. Par texto. Sur mon répondeur. Je m’attends à ce qu’elle prenne un panneau publicitaire d’un jour à l’autre.
Comme par hasard, c’est le moment où il entre dans la salle, comme si mes pensées lui avaient donné l’ordre de retourner sur scène. Il a l’air différent aujourd’hui. Pas de T-shirt. Non, il porte une chemise repassée. Les manches sont retroussées sur ses avant-bras, comme s’il ne savait pas quoi faire de cette tenue formelle. Pourtant je le trouve très bien en costume-cravate pour se rendre au bureau… Et y faire quoi ? Que fait cet homme dans notre petite cité portuaire endormie ? Il a dit à Amie qu’il venait d’emménager ici, mais je ne l’ai pas vu en ville. Peut-être qu’il bosse dans l’un de ces bureaux toujours à louer au-dessus des magasins et des restaurants. Est-il avocat ? Expert-comptable ? Rien ne lui correspond. Je suis tellement distraite par ce putain de Jude Mercer que je n’entends pas que Stéphanie s’est attaquée à moi.
– Faith ?
L’irritation de Stéphanie se fraie un chemin jusqu’à mes réflexions.
Tout le monde se tourne vers moi, mais je sens que son regard à lui me transperce la peau.
– Oh, désolée. Euh… quoi ?
– Est-ce que tu veux prendre la parole ?
Cette fois, c’est moi qui suis frustrée et je lui réponds d’un ton cassant :
– Non. Je te dirai si et quand j’ai envie de parler, Stéphanie.
Le silence s’abat sur la pièce. Personne ne respire ni ne bouge. Et c’est alors qu’il s’éclaircit la gorge.
– Moi, je veux bien.
Jude à la rescousse. Putain de Jude.
J’ai envie de lui dire que son attitude de preux chevalier tout en patience, il peut se la foutre au cul. Ça ne m’impressionne pas. Ça me donne juste envie de crier, parce que les hommes parfaits ne fréquentent pas les groupes de soutien. Je ferme ma gueule et croise les bras sur ma poitrine, comme si je pouvais enterrer mes mots tout au fond de mon corps. L’écoute est une compétence que j’ai acquise grâce à ces groupes et là, il faut que je m’en serve.
– Vas-y.
Même si elle ne me regarde pas, l’attitude de Stéphanie est arrogante. Elle voit la volonté de Jude de prendre la parole comme la preuve qu’elle fait bien les choses. Je la vois pour ce qu’elle est : il m’a empêchée de me foutre la honte toute seule.
Jude regarde le sol et je me retrouve à faire comme lui. J’aperçois l’ombre de ma tête sur la surface polie, mais rien d’autre. Pas de détail. Pas d’expression. Juste le reflet de la trace d’une personne.
– Je pensais aux gens que j’ai laissés derrière moi, admet-il à voix basse.
Personne ne parle, le ton de sa voix requiert notre attention.
– Les gens que tu as laissés ou…
La relance inutile de Stéphanie reste en suspens.
– Je suis parti. J’ai laissé une personne en particulier. Que se passe-t-il quand quelqu’un jette l’éponge et vous abandonne ? demande-t-il.
Personne ne répond. Pas même Stéphanie. Nous attendons simplement qu’il continue de parler.
– Je l’ai abandonnée pour me sauver et je n’arrête pas de me dire que je ferai un jour la paix avec cette décision, poursuit-il en se passant la main sur le bas de son visage légèrement barbu avant de faire une pause. Mais je n’y arrive pas. Je n’arrête pas de revenir en arrière et d’attendre que quelqu’un me donne l’idée magique qui donnera un sens à mon existence.
– Il n’y a pas de formule magique, je l’interromps sans réfléchir. Si tu cherches une réponse pour remédier à tous tes problèmes, il n’y en a pas.
– Alors, pourquoi continuer ?
Nous sommes les deux seules personnes dans cette salle maintenant. Jude et moi nous dévisageons.
– Par habitude. On est doués pour toujours refaire la même erreur, non ?
Il incline la tête, mais ne trouve pas ma réponse intelligente. Lorsqu’il se plante dans le mien, son regard bleu n’est que le reflet d’une profonde tristesse. Une éternité passe, et aucun d’entre nous ne prend la parole alors que l’atmosphère devient pesante. Finalement, Stéphanie lance un mantra, mais je n’écoute pas. Elle est passée à côté de l’information la plus importante. Mais les gens comme Jude et moi, non. Nous savons que nous sommes à la recherche de quelque chose qui n’existe pas, mais nous sommes vraiment perdus.
Dans la voiture, je mets la musique à fond, jusqu’à ce que mes enceintes de merde se mettent à grésiller. J’ai besoin de ne plus entendre mes pensées ni la voix de Jude. Comment peut-il encore être aussi idéaliste ? À voir son comportement lors de la réunion de la semaine dernière, j’imagine qu’il participe à ces réunions depuis un bon bout de temps. Mais aucune dose de musique abrutissante ne pourra effacer cette lueur dans son regard. Mon pare-brise est recouvert de pluie quand je le repère en sortant du parking de l’église. Nous ne sommes pas en pleine tempête, je n’ai donc aucune raison de m’arrêter, mais peu importe comment, ma voiture ralentit pour avancer à la même vitesse que lui.
Jude se penche vers la fenêtre et je lui fais signe de monter. Il est hors de question que je descende ma vitre, il me faudrait plus d’une heure pour la remonter, mais il prend son temps, comme s’il réfléchissait à l’idée d’accepter mon offre. Si j’étais intelligente, je partirais brusquement en le laissant derrière moi, mais ma voiture n’est pas vraiment équipée pour les départs rapides. Avant même que je ne prenne une décision, il ouvre la portière et se glisse dans ma Honda Civic toute pourrie. Il n’est pas à sa place dans cette voiture – ou dans ce monde. Jude est trop à l’aise, il a ce comportement cool qui ne vient qu’avec des années d’entraînement.
– Désolée, je ne peux pas baisser la vitre.
Putain, mais pourquoi je lui dis que je suis désolée ? Et d’ailleurs, pourquoi le déposer en caisse ?
Il passe un doigt sur le bouton incriminé. Son regard se teinte d’inquiétude, faisant fondre en moi des zones que je pensais congelées à tout jamais.
– C’est cassé ?
Je hoche la tête, la gorge sèche. Je me reprends en tapant du plat de la main contre le volant et lui dis :
– Elle n’est plus toute jeune, mais tant qu’elle démarre tous les matins, je m’en fous.
– Je pourrais jeter un œil.
Sa proposition reste en suspens et je ne sais pas quoi lui répondre. Je ne sais jamais quoi lui dire. Jude m’énerve autant qu’il me fascine et il me fait plein d’autres choses pour lesquelles je n’ai pas de mot.
– Pourquoi es-tu aussi gentil avec moi ?
C’est sorti tout seul, et je le regrette immédiatement. Instantanément, un truc se creuse dans mon ventre.
– Tu préférerais que je sois méchant ?
Impossible de le regarder. Non pas que je cache aussi bien que ça ma honte. Mes joues en brûlent déjà. Pour l’instant, je pense sérieusement à foncer droit sur un arbre pour ne plus jamais avoir à l’affronter.
– En fait, c’est juste que tu n’as pas été sympa quand on s’est rencontrés.
– Si je me souviens bien, tu as failli me renverser une tasse de mauvais café dessus.
Et voilà : la raison pour laquelle je n’ai pas confiance en Jude. Il s’est passé tellement plus lors de cette première rencontre. Même maintenant quand il en blague, il reste encore de la tension.
– J’étais stressé. Tu m’as pris au dépourvu.
– Une confession. Ça fait deux en un jour.
Je choisis de le croire, parce qu’il ne me donne pas d’autre choix.
– Il y a quelque chose en toi qui me donne envie de confesser toutes mes erreurs.
Il parle d’une voix sourde, vibrante de sincérité. Cette fois, c’est à mon tour d’alléger la situation en blaguant :
– C’est à cause de mon prénom.
– Faith, la foi.
Il l’a déjà dit, mais cette fois, c’est avec une certaine familiarité qui provoque un nœud dans mon bide. Il poursuit :
– Dis-moi, quelle est ma pénitence ?
– Je ne suis pas la bonne personne.
Je lutte pour garder un ton léger alors que tout ce que je sens, c’est que Jude Mercer s’attache à ce nœud et m’attire vers lui.
– Tu n’es pas catholique, alors ?
– Loin de là. Je ne pense pas que Dieu s’intéresse vraiment à des gens comme moi.
– Je crois que c’est justement pour ça qu’Il est là. Il s’intéresse à tout le monde, philosophe Jude.
– Tu es catho, alors ?
– Loin de là, répond-il en riant.
Je m’arrête à un carrefour, attendant qu’il me dise quel chemin emprunter. Ce qu’il ne fait pas tout de suite. Nous restons donc assis en silence, le regard fixe. Il finit par me désigner la route sur la gauche. Je prends le virage et m’éloigne du centre-ville et de ma vie, pour me diriger vers les vieilles maisons de style victorien construites sur la falaise qui surplombe le port. Certaines sont en piteux état. Au bout trône l’imposante Reine de la Nuit, l’auberge reine de la ville. Tout chez elle est parfaitement entretenu, de son extérieur chamarré à sa pelouse méticuleusement soignée. Quelques maisons plus loin, une autre demeure s’écroule à moitié, elle a été en partie détruite par son ancien propriétaire qui n’a pas réussi à réunir les fonds pour achever sa rénovation.
– J’adore ces maisons.
Je ne me rends même pas compte que j’ai parlé, jusqu’à ce que Jude me demande :
– Pourquoi ?
La question est innocente, mais sa façon de me la poser me semble de l’ordre de l’intime.
– Elles sont toutes différentes. Uniques. Avec leurs tourelles, leurs couleurs et leur style maison de poupée. J’ai grandi dans un joli quartier, mais toutes les maisons étaient pareilles, les mêmes petites boîtes, stratégiquement placées le long des rues pour que nous ayons tous rigoureusement la même surface de jardin.
– Tu n’as pas l’air du genre à entrer dans une petite boîte, observe-t-il, songeur.
– Non, effectivement.
– Tu me fais regretter de ne pas avoir acheté l’une d’entre elles, admet-il.
– Ce n’est pas le cas ?
Je suis un peu déçue et ne prends pas la peine de le cacher.
– Tu m’apprécierais si je l’avais fait ?
– Je t’apprécie déjà.
Mais mes mots sont trop précipités. C’est ce qui se passe quand on vous a appris que les bonnes manières sont plus importantes que l’intention. Il se tourne vers la fenêtre et suit une goutte d’eau qui sinue sur la vitre.
– Tu es une très mauvaise menteuse, Faith.
C’est à mon tour de me confesser.
– Je n’ai pas encore pris de décision te concernant.
– On s’est rencontrés dans des circonstances pas faciles. Il est probablement plus sage de ne pas accorder sa confiance à un inconnu croisé lors d’une réunion des Narcotiques Anonymes.
Il ne s’est toujours pas tourné et pourtant il lit en moi comme s’il me voyait. Ou peut-être connaît-il mes doutes depuis l’instant où nous nous sommes rencontrés.
– Il est probablement judicieux de ne pas accorder sa confiance à une inconnue croisée lors d’une réunion des Narcotiques Anonymes, je lui réponds.
Parce que le vrai problème, ce n’est pas la façon dont nous nous sommes rencontrés mais que nous ayons assisté tous les deux à cette réunion. Nous sommes tous les deux brisés et, même avec beaucoup d’imagination, il est impossible de combiner nos morceaux pour faire un ensemble opérationnel.
– L’un des principes de notre groupe n’est-il pas l’anonymat ? Autant que je sache, on s’est rencontrés au rayon surgelés. Tout ce que je sais de toi, c’est que tu as un adorable gamin, une meilleure copine plutôt directe et que tu es un véritable rayon de soleil, dit-il d’un ton pince-sans-rire.
– Directe, c’est plutôt sympa de la décrire comme ça.
Je lui permets de réécrire notre histoire parce que j’en ai envie, parce que j’ai envie que Jude soit cet homme qui s’est adressé à mon fils comme si c’était la personne la plus intéressante du monde. Je ne veux pas qu’il soit ce mec à la repartie arrogante et au regard dur qui s’est pointé dans notre groupe de soutien. Et peut-être n’a-t-il pas envie que je sois la fille tellement déglinguée que, même après des années de sobriété, elle se retrouve encore assise une fois par semaine dans le sous-sol d’une église ?
– Je ne te connais pas du tout, Faith. C’est quoi ton nom de famille ? D’où viens-tu ? Es-tu mariée ?
Ses questions sont rhétoriques et, pourtant, je me retrouve à lui répondre :
– Kane. Je ne suis pas mariée et je viens de la ville.
– Je crois que ton histoire ne s’arrête pas là.
Mais il ne me pousse pas à lui donner plus d’informations. Au contraire, il augmente le volume du poste de radio et me demande :
– Qu’est-ce que tu écoutes comme musique, Faith Kane ?
Je hausse les épaules au moment où l’irrésistible final du dernier tube de Taylor Swift s’envole dans l’habitacle et laisse place à une chanson plus sombre et plus profonde. Je ne connais pas le nom de cette interprète, mais je connais ce titre. Peut-être que je n’ai pas envie de le savoir parce que ses mots sont les miens. Sans plus réfléchir, je commence à chanter avec elle, oubliant un instant que je suis en voiture avec Jude.
I lost myself the day that I met you.
Now I’m not sure where I’m heading to. And you’ll break my heart like the time before; Until I don’t believe in true love no more. I’m in pieces… pieces.
La main de Jude se pose sur mon épaule pour me rappeler que je ne suis pas seule, et me fait sursauter.
– C’est là, dit-il doucement en désignant une allée.
– Désolée.
J’appuie d’un seul coup sur la pédale de frein pour ne pas louper le virage.
– Pas de quoi être désolée. J’ai aimé t’écouter chanter, même si tu te plantes dans les paroles.
– Je me plante dans les paroles ? J’adore cette chanson. Tu es expert ?
Je commence à me rappeler pourquoi je l’ai surnommé M. Arrogant au début. Dès que j’arrête la voiture, je me tourne vers lui pour l’assassiner du regard et lui demande :
– Alors, c’est quoi d’après toi ?
– Je crois qu’elle chante I lost my way.
– Rappelle-moi de regarder sur Internet.
Apparemment, ce mec a un truc pour gâcher le plaisir des autres et, pourtant, je me surprends presque à l’apprécier. Dommage qu’il soit tellement arrogant, ce con. Non, mais qui reprend les autres sur les paroles d’une chanson ? C’est débile.
– Tu veux venir ? demande-t-il en ouvrant sa portière.
J’ai envie de dire non, mais je détache ma ceinture. Bien joué, meuf. Tu sais comment faire pour tenir parole. Bref, s’il peut se la jouer M. Connard-Je-Sais-Tout, moi aussi. Je sors de la voiture et claque la portière derrière moi en disant :
– Tu es au courant que chez toi, ce n’est pas vraiment la porte à côté si on se tape le chemin à pied.
– Moins de cinq kilomètres. Je croyais que tu avais grandi en ville.
Quand j’ai enfin l’opportunité de voir sa maison, ma réplique meurt sur mes lèvres. S’il était encore possible d’avoir un doute sur le fait que nous ne sommes vraiment pas du même monde, c’est bon, la question est réglée. Ce n’est pas l’une de ces vieilles maisons que j’aime tant, mais celle-ci est à couper le souffle. Elle a été construite à flanc de falaise, s’incurvant pour suivre le terrain accidenté, ce qui lui permet, de tous les côtés, d’avoir la meilleure vue possible sur la côte. Je suis toujours en admiration quand Jude me prend la main pour me faire avancer. Je le suis, trop ébahie pour me débattre, et surtout j’ai envie de savoir ce que ça fait de rentrer dans une maison pareille. On est tellement au-delà de ma réalité que même mon imagination de fille fauchée n’arrive pas à me donner une idée de l’intérieur. C’est à peine si je remarque qu’il lâche ma main pour entrer le code du garage. Alors que la porte s’ouvre dans un bruit de craquement, mon regard tombe sur une moto.
Comme par hasard.
Jude intercepte mon regard et hausse les épaules :
– À une époque de ma vie, je pensais que j’en avais besoin.
– Et maintenant ?
– C’est surtout pour le show, dit-il avant de désigner d’un signe de tête l’emplacement suivant. C’est ça, mon véritable amour.
Il me montre une Jeep jaune canari, ce qui est à des années-lumière du type de véhicule que je l’imaginais conduire. Quand nous nous sommes rencontrés, quelque chose me suggérait qu’il était plutôt du genre à aimer les voitures sportives – celles qui n’ont que deux sièges et pas de place pour les bagages.
– Max l’adorerait.
Je grimace en m’apercevant que je viens encore une fois d’entraîner mon gamin dans cette histoire. C’est déjà assez nul qu’ils se soient rencontrés au supermarché. Max est tout mon univers, mais je le protège de certains pans de ma vie. Jude n’existe que dans ces recoins sombres qu’il n’a pas besoin de connaître.
– Je pourrais l’emmener faire un tour.
Je ne dis pas un mot. Qu’y a-t-il en Jude Mercer qui me rende muette ? Je finis par me forcer à lui dire :
– Je devrais y aller. Je dois récupérer Max à quatre heures.
– On dirait que tu as encore une vingtaine de minutes à tuer, dit-il en me montrant l’heure sur son téléphone.
Grosse différence entre nous : il semble avoir réponse à tout.
Je le suis alors qu’il se dirige vers la partie principale de la maison et j’en reste bouche bée. Si l’extérieur était impressionnant, il n’y a pas de mot pour décrire l’intérieur. Des poutres nues, dans le même bois que le parquet, strient le plafond. Le mobilier est minimaliste – des lignes modernes et épurées et quelques pièces soigneusement choisies qui font face à d’immenses baies vitrées du sol au plafond donnant sur le rivage. Aujourd’hui, l’eau semble calme, mais il y a quelques vagues, de petits remous qui agitent la surface polie et disparaissent aussi vite qu’ils apparaissent.
Je sursaute quand sa main se pose sur mon épaule et, l’espace d’un instant, ma propre surface soigneusement polie se brise comme celle de l’océan.
– Je peux te proposer un verre d’eau ? J’ai peut-être du soda, mais j’ai un doute.
Il y a comme un sourire dans sa voix et, entre ça et sa main toujours posée sur moi, je commence à sentir une certaine chaleur s’insinuer en moi. C’est une sensation chaude et plaisante, comme si je rentrais à la maison, je n’ai rien senti de tel depuis très longtemps. Je me détourne de lui et de tout ce qu’il me propose et repère un chevalet de l’autre côté de la pièce. Dessus, une toile, à moitié terminée, représente dans toute leur subtilité les flots de l’autre côté de la fenêtre.
– C’est magnifique, je murmure.
J’ai ce paysage sous le nez tous les jours depuis quatre ans, mais aujourd’hui, je le vois pour la première fois. Il a capturé la finesse des petits mouvements dans un affrontement de verts et de bleus.
– Je ne savais pas que tu étais un artiste.
C’est vraiment con comme commentaire, parce que je ne sais rien de lui. Pas vraiment. Je sais juste qu’il est patient, qu’il n’utilise plus sa moto, qu’il ne sent pas quand il va pleuvoir et qu’il est beaucoup plus que ce qu’il donne à voir. À mes yeux, il est inachevé comme cette peinture qui attend son retour et j’ai envie de me saisir d’un pinceau pour le compléter, jusqu’à ce que je puisse le voir en intégralité.
– Je crois que tu me regardes avec tes yeux de maman, dit-il, amusé, en se tournant pour étudier sa toile.
– Des yeux de maman ? C’est quoi, cette connerie ?
– Mais si, tu sais. Tu te rappelles quand tu étais petite et que ta mère mettait tous tes dessins sur la porte du frigo ? demande-t-il avant de jeter un coup d’œil à sa toile en souriant.
Je reprends un air plus solennel :
– C’est ma grand-mère qui m’a élevée. C’était ma sœur qui avait la fibre artistique, alors…
Un muscle se crispe dans sa joue, puis se détend, comme si l’histoire de ma vie le troublait plus lui, qu’elle ne me trouble.
– Je parie que tu le fais pour Max.
– Je plaide coupable.
Oui, c’est ce que je fais tout le temps avec Max, alors pourquoi suis-je en train de penser à ma mère et à la vie que j’ai perdue il y a si longtemps ?
– Je crois que l’océan me fait penser au passé et pas au présent.
– Comment ça ? demande-t-il d’une voix douce qui me donne envie de tout lui expliquer, même si je ne suis pas certaine d’en être capable.
Je me concentre sur l’étendue bleu gris qui s’étend quasiment à l’infini devant moi et lui réponds :
– L’océan est si vaste et insondable, comme une personne. Je pourrais te connaître depuis des années et tu ne connaîtrais pourtant aucun des moments qui ont fait de moi la femme que je suis aujourd’hui. Ni ceux qui forgent celle que je serai demain ou dans cinq ans. Personne ne peut véritablement connaître une autre personne. Nous sommes tous des mystères, comme la mer.
– Tu crois vraiment ça ? demande-t-il sur un ton dur et tranchant. Ta sœur ? Ta grand-mère ? Personne ne te connaît ? Pas même le père de Max ?
– Surtout pas lui.
Je pense à ce que je viens de lui dire et mon rire sonne creux, alors je clarifie :
– Elles ont pu me connaître à une époque, mais elles ne font plus partie du paysage, et depuis trop longtemps, pour me connaître maintenant.
– Et Max ? demande-t-il d’un ton bourru.
– Il ne connaît que ce qu’il y a de mieux en moi, enfin j’espère.
Ça fait mal de dire ça à quelqu’un qui voit où je veux en venir. Je n’ai pas eu à avouer mes défauts à Jude. Il les a découverts à l’instant où nous nous sommes rencontrés et, à voir ses yeux se fermer brièvement, je sais qu’il ne comprend que trop bien ce que je veux dire.
Quand il les rouvre, il ne les tourne pas vers moi, mais au loin, au-delà des vagues de son propre passé.
– Il est bientôt quatre heures.
Je n’ai pas besoin d’un autre rappel, ma place n’est pas ici, ni auprès de qui que ce soit.