Chapitre 1

Diane

Ça me ferait presque marrer, si ça n’était pas aussi pathétique…

Tout est prêt. Le rôti cuit dans le four, la table est dressée d’une nappe blanche, un bouquet de roses posé en son centre. Une musique douce réchauffe l’ambiance. Je vérifie une énième fois que le champagne est au frais et cache les deux coupes dont l’une contient un anneau. D’un œil inquiet je regarde l’heure lorsque mon portable se met à sonner. C’est ma meilleure amie, Marjorie.

– Alors, tout est prêt ?

– Oui, Joshua devrait arriver d’ici une vingtaine de minutes, il m’a appelée quand il a quitté l’aéroport.

– Mon Dieu, Diane, je suis tout excitée par ton audace.

– C’est notre cinquième anniversaire de rencontre, il fallait bien marquer le coup.

La délicieuse odeur du rôti qui caramélise dans le four fait gronder mon estomac. Mais j’ai d’abord prévu des amuse-bouche à base d’avocat et de saumon. Josh adore le saumon. J’en salive d’avance. Je ne regrette pas l’ardeur que j’ai déployée pour réussir cette soirée.

– Tu t’apprêtes vraiment à le demander en mariage ?

Je mords ma lèvre et esquisse une moue inquiète en me triturant les doigts. Joshua et moi sommes ensemble depuis cinq ans. Une relation en pointillé, je dirais, car il bosse comme steward dans une compagnie aérienne et nous passons peu de temps en couple. Entre mon métier d’assistante designer pour un cabinet d’architecture et son planning de vol, nous sommes contraints de jongler pour nous ménager de vrais moments ensemble. À ce rythme, le piquant du début a fait place à une routine insidieuse. Il est grand temps de mettre des étincelles dans notre vie.

– Nous avons déjà raté nos deux derniers anniversaires. Aujourd’hui, c’est vraiment the date. Je ne pouvais pas rêver mieux.

– Tu crois qu’il s’y attend ?

– À ma demande en mariage ? Non, je ne pense pas. Mais pourquoi serait-ce toujours les hommes qui feraient le premier pas ? Tu sais que je suis une pionnière, j’aime casser les codes.

– Et celui-ci est une institution à lui tout seul.

Un silence s’installe. Je n’entends plus que les battements de mon cœur qui cognent contre mes tympans.

– Tu as la frousse ?

Je connais Marjorie depuis qu’on a sept ans. Elle est ma confidente depuis si longtemps que je dirais qu’elle devine presque mes réactions avant moi-même.

– J’avoue que oui. J’en suis à me dire qu’il faut une sacrée paire de couilles pour oser faire sa demande. Je comprends le stress de certains mecs qui finissent par ne jamais se lancer.

– C’est pas pareil. Joshua et toi, c’est une évidence. Vous êtes ensemble depuis si longtemps que le mariage, c’est l’étape logique. Suivie de…

Marjorie éclate de rire en émettant un bruit de gorge ressemblant à un roulement de tambour.

– Du bébé ! Je veux être la témoin, et ensuite la marraine.

– Tu mets la charrue avant les bœufs, poulette, je ne suis pas enceinte. En plus, tu vas devoir te battre avec Vanessa.

Vanessa est le troisième larron de notre bande. Une pièce rapportée à notre duo dès notre entrée en classe de quatrième. Depuis, nous sommes inséparables. Enfin, presque. Parce que Vanessa a abandonné ses études prématurément et s’est mariée pour cause de grossesse. Depuis, elle coule des jours heureux avec Fabrice, son mari, et est maman de deux adorables petites filles. Nous nous voyons de moins en moins, mais les réseaux sociaux et le téléphone comblent l’éloignement. Elle vient d’ailleurs de m’envoyer un message vocal comique et encourageant.

– On va jouer ça à pile ou face ! L’urgence, c’est de choisir ta robe.

– Marjo, Joshua n’a pas encore dit oui. D’ailleurs, il n’est toujours pas arrivé. Il est en retard.

– Je suis sûre qu’il s’est arrêté pour t’acheter un cadeau. Il n’aura pas oublié votre date anniversaire.

Je souris, imaginant l’homme de ma vie arriver avec un immense bouquet de roses rouges et une bague de fiançailles. Ce serait le comble de l’osmose. La minuterie du four m’arrache à mes pensées.

– Il faut que je te laisse. Le rôti est cuit.

– Bisous, ma chérie. Essayez de ne pas faire résonner les murs cette nuit, pensez à vos voisins !

J’éclate de rire. Marjorie a choisi avec moi la parure de dessous coquins que j’ai enfilée sous ma robe noire. Je n’ai plus qu’à glisser mes pieds dans des escarpins vertigineux et l’effet sera dévastateur. J’entends alors la porte de l’appartement claquer. Joshua arrive, et mon cœur pulse à dix mille dans ma poitrine.

Il n’y a ni bouquet de roses ni bague de fiançailles. L’homme qui passe la porte d’entrée a le pas lourd, l’œil rougi et la mine renfrognée. Il traîne sa valise dans son sillage et me dévisage, complètement abasourdi, en découvrant ma tenue. Il fronce les sourcils.

– On sort ? J’ai manqué un truc ?

L’effet soufflé qui retombe ne se fait pas attendre. Mon enthousiasme est immédiatement douché.

– C’est notre anniversaire de rencontre.

Il opine du menton, une ombre de culpabilité voilant son regard.

– Désolé. Décalage horaire et journée de fou. J’ai zappé.

Il enlève sa veste de costume qu’il pend sur un cintre, et délace ses chaussures. En chaussettes, il trottine jusqu’à l’espace cuisine.

– J’ai juste envie d’une bière et d’une douche. Ensuite, dodo.

Sa tête s’allonge encore plus lorsqu’il découvre la table dressée dans un coin.

– Minou, j’ai mangé avant de rentrer, j’avais une longue escale à Londres, se justifie-t-il.

L’instant devient bizarre. Je me sens désemparée et Josh semble pétrifié. Nous n’osons même pas nous regarder. Mais c’est quoi ce délire ? Où sont passés les deux amants fougueux qui ne pensaient qu’à plaisanter et faire l’amour malgré la fatigue et le décalage horaire ? J’essaie de puiser un peu de ressource en moi en simulant l’enthousiasme.

– Encore une petite place pour le dessert ? J’ai acheté de la tarte au citron.

Josh ne résiste jamais à la tarte au citron, c’est une valeur sûre. Je me dirige vers le réfrigérateur sans attendre sa réponse.

– Non, merci.

Mes épaules se raidissent, mon pas se fige, mon cœur se glace. Parce que le « non » est assorti d’un timbre sec. La lèvre torturée par mes dents, j’hésite à me retourner vers lui.

– Diane, assieds-toi. Il faut qu’on parle.

J’ai l’impression de me déliter comme un château de sable sous l’action des vagues. D’abord la base : je me pose sur une chaise, la gorge nouée et le cœur à l’agonie. Il reste debout et s’agite en faisant quelques pas, se gratte le sommet du crâne et capte mon regard. La lueur qui brille dans le sien ne présage rien de bon.

– Je sais que ça n’est pas le meilleur moment, mais ça ne sera jamais le bon moment. Diane… Je… Nous… Notre relation… C’est fini.

Puis, le corps du château s’écroule : il me dévisage, dans l’attente de ma réaction, mais rien ne vient. Je reste les yeux dans le vague sans rien assimiler. Il a dit quoi au juste ? Fini ?

– Diane, ça fait cinq ans et au lieu de s’embellir, notre couple n’a fait que s’étioler. Je ne sais pas si cela vient de notre mode de vie. Au début, j’ai pensé que l’éloignement ne ferait qu’attiser notre désir lors de nos retrouvailles, mais c’est l’inverse qui s’est produit. Ça a fini par nous séparer. Je ne peux plus faire semblant d’être heureux de rentrer au foyer. J’ai envie d’une nouvelle vie, avec plus de…

Puis le sommet avec la flèche et l’oriflamme qui chute de haut, comme celle de Notre-Dame de Paris. Irrémédiablement perdue.

– Étincelles.

– Quoi ?

– Avec plus d’étincelles.

Il soupire, s’agite à nouveau en se frottant le front.

– Oui, voilà, si tu veux, avec des étincelles. En tout cas avec l’envie d’avancer. Et nous, nous en sommes à l’arrêt, je dirais même au terminus.

Je suis glacée. Je ne sais même pas comment mon esprit garde encore les commandes.

– Tu as rencontré quelqu’un ?

– Quelqu’un ? Non. Je rencontre plein de « quelqu’un », des personnes avec qui je me sens vivre, avec qui je partage des moments de discussion, de passion.

– Je suis multi-cocue ?

– Multi-quoi ?

Il pince les lèvres et secoue la tête, le poids de mon château démoli sur ses épaules.

– Tu ne comprends rien. Ma vie, c’est les voyages, sans entraves. J’ai postulé pour les vols long-courrier. Je veux découvrir la planète et m’arrêter là où j’ai envie, quand j’en ai envie. Je ne veux pas avoir de bagages et encore moins des obligations envers quelqu’un.

La gorge nouée, je cherche mon oxygène. Je ne l’avais pas vue venir, celle-là. Les mains tremblantes, je me sers un verre de vin et l’avale d’un trait. Joshua me dévisage, la mine inquiète. Il a raison : j’ai du mal à saisir ses motivations. Il veut la liberté, mais quand on aime, on reste libre, non ? Je n’ai jamais été possessive, ni même intrusive. J’aimais nos moments simples, ensemble.

– Je suis désolé, ajoute-t-il, face à mon mutisme.

Je le fixe, la tête haute.

– Tu comprendras que je préfère que tu ne déballes pas ta valise chez moi, et que tu partes dormir ailleurs.

C’est mon appartement. Josh est venu s’y installer deux ans plus tôt, après avoir résilié son propre bail. Nous pensions qu’il était inutile de payer deux loyers alors que nous ne vivions que dans un lieu. Il prend sa tête entre ses mains et lâche un profond soupir.

– Putain, Diane. Je suis vanné. On en reparle demain ? Je peux dormir sur le canapé.

– Non.

Il cligne des paupières et plisse les yeux.

– Je croyais qu’on était des adultes et qu’on pourrait…

– Non.

Ma froideur m’étonne autant que lui, mais une profonde résolution s’est érigée dans mon ventre, et c’est carrément glacé. S’il faut tourner la page, je vais la tourner, dès ce soir.

– Écoute, Diane, toutes mes affaires sont ici…

Je me relève et commence à traîner sa valise vers l’entrée. Je récupère sa veste dans le placard et la lui tends en silence. Puis, ses chaussures échouées à côté du paillasson « Bienvenue », que je lui glisse du bout du pied.

– Tu connais le chemin. Bonne nuit, Joshua. Merci de claquer la porte en sortant.

Chapitre 2

Diane

– Tout est normal mademoiselle Salier, vous êtes en pleine forme.

Je me rhabille lentement pendant que mon gynécologue tape sur son clavier.

– Je vous prescris un bilan sanguin et le renouvellement de votre pilule.

Après avoir tourné le problème dans tous les sens, je sais désormais ce que je veux, et surtout : ce que je ne veux plus.

– Non, plus de pilule.

Le praticien quitte son écran des yeux pour me dévisager. Ils sont trop rapprochés de son nez, ce n’est pas sa faute, c’est dame Nature qui l’a paré d’un visage en pyramide, tout en angles et en hauteur. Sa bouche pincée finit de lui conférer un air sinistre.

– Une envie de maternité ? Vous ne m’avez rien dit pendant l’examen.

– Je vais avoir trente-deux ans et je n’ai plus de conjoint. Alors, je me demandais comment on pourrait procéder pour une congélation d’ovocytes ?

Quand je m’écoute parler, je me trouve froide et coupante. Mais la vérité, c’est que je suis terrorisée et désabusée. Josh n’est que le troisième d’une série. Avant lui, il y a eu Maxime, qui m’a quittée en douceur pour cause de manque de passion après quinze mois de liaison. Mon premier « brisage » de cœur. J’avais vingt-trois ans, et l’envie de fonder une famille avec lui m’avait effleurée. Puis, j’ai rencontré Matthias. Un homme pétillant, avenant et amoureux. Matthias avait un fort charisme et charmait son monde. S’il me comblait de cadeaux sans raison, c’est qu’il avait de nombreuses incartades à se faire pardonner. Dans mon aveuglement, je ne voyais que sa présence lumineuse. Puis, le jour de mes vingt-six ans, il m’a demandée en mariage. Et j’aurais accepté si mes fidèles amies n’avaient pas vendu la mèche en me dévoilant ses infidélités. Nouvelle trahison. J’ai attendu cinq ans avant de faire confiance à Josh… pour connaître une énième déception. Tic-tac…

Mon médecin se cale dans son fauteuil. Il inspire en se caressant la lèvre inférieure. Je vois presque les rouages de son cerveau se mettre en branle, réaction instinctive face à un problème insoluble.

– Vous ne pensez pas que c’est un peu radical ? Pourquoi pensez-vous à une congélation de vos ovules ?

– Je viens de vous le dire, j’ai trente-deux ans et mon conjoint vient de se barrer après une relation de cinq ans. Je ne pense pas pouvoir devenir mère dans les mois à venir. J’ai lu qu’à partir de trente-cinq ans la fertilité féminine baissait considérablement, et que le nombre d’ovocytes diminuait notablement.

– Vous n’avez pas encore trente-cinq ans.

– Non, mais je n’aime pas la roulette russe. Qui peut prédire quand je vais rencontrer un homme sérieux, désireux de créer un foyer ?

– Laissez-vous un peu de temps avant d’envisager une telle possibilité, la vie nous réserve parfois de formidables surprises. Mais, je suis votre médecin et je me dois de vous avertir qu’au moment où je vous parle, les congélations ne sont pas envisageables pour les personnes en bonne santé comme vous. Votre cas ne vous donne pas accès à un tel acte en France.

Mon ventre se contracte et un puissant ras-le-bol me submerge. À croire que je suis dans une période merdique de ma vie.

– Donc en fait, il faut que je me résigne à ne jamais devenir mère ?

– Ne sombrez pas dans le mélo, mademoiselle Salier. Vous avez encore du temps devant vous. Si vous souhaitez arrêter la pilule, envisagez-vous un autre moyen de contraception ? Occasionnel, je veux dire.

– Le préservatif.

– Je vais vous prescrire de la vitamine D, l’arrêt de la pilule peut entraîner une carence, mais rien de grave. Vous aurez peut-être quelques désagréments au début : un cycle irrégulier, des gonflements et des tiraillements dans la ventre. Ça devrait s’arranger rapidement, et n’oubliez pas de noter vos cycles sur un calendrier, du moins au début.

– Vous me conseillez aussi une prise de température ?

– La courbe de température vous permettra de vérifier quand l’ovulation aura lieu. Mais, comme je vous l’ai dit tout à l’heure. Laissez-vous du temps. Ne vous focalisez pas sur votre fertilité, c’est le meilleur moyen de déclencher un blocage.

– Un blocage ?

– Allons, allons. Pas de stress. Les résultats des analyses de sang me seront transmis et si tout va bien, on se revoit l’année prochaine.

Je sors du cabinet du gynécologue, désemparée, avec deux ordonnances. Je n’ai jamais eu l’intention de devenir mère dans les mois à venir, mais l’idée que mon horloge biologique tourne de plus en plus vite finit par me donner le tournis. Cinq ans de perdu avec Joshua, cinq ans de complicité que je n’aurai pas avec un autre homme. Il me reste trois ans pour partager mes points de vues, mes opinions et peut-être me décider à devenir maman avec un autre homme. Il ne me reste que quelques mois pour dégoter celui qui me paraîtra capable d’assumer une paternité, de le séduire, et de lui faire confiance. Parce qu’en matière de confiance, mes ressources ne sont pas inépuisables. Puis, il faut compter du temps pour tomber enceinte, certaines de mes amies ont mis plus d’un an… Le timing me paraît dément et de plus en plus aléatoire. Sans parler de l’amertume qui me submerge quand j’analyse les propos de Josh. Aucun signe avant-coureur et une rupture le jour où j’espérais le demander en mariage. L’ironie de ma vie devrait me faire sourire, au lieu de ça, je me sens abattue. Je repense à la tante de Joshua qui n’a jamais eu d’enfant et qui considérait son neveu comme son fils. Je n’ai ni frère ni sœur… Qui me donnera l’enfant que je n’ai pas eu ? Stop ! Il faut rester positive. Mon médecin a raison, je peux tomber sur la perle rare dès demain, mais je peux aussi ne la rencontrer que dans dix ans. J’arrive au bureau, la tête chargée d’incertitudes et la mine défaite.

– Diane, m’interpelle Laure, l’hôtesse d’accueil, Damien te cherche pour le dossier de la Cala di Stanzo.

Je hoche la tête. Mon arrivée un peu tardive bouscule le planning de mon archi. La Cala di Stanzo est une villa en pleine rénovation en Lombardie, près de Bergame. Le style est néoclassique et j’ai encore pas mal de tri et de propositions à faire pour trouver la touche juste. « The perfect touch ! », comme dit Damien.

– Il m’avait dit que la propriétaire n’était pas encore décidée.

– Ça a l’air de s’accélérer. Il demande tes disponibilités pour un déplacement.

Mes disponibilités ?

– Je suis libre comme l’air.

– Tu ne veux pas consulter le calendrier de ton homme, avant ?

Mon sourire s’effrite et je m’y accroche autant que possible, mais il se tend et devient amer.

– Quel homme ? Joshua et moi avons rompu.

Le visage de ma collègue s’allonge et je commence à me préparer à ce genre d’expression : mi-outrée, mi-confuse. Depuis que nous sommes en couple, Joshua et moi étions devenus un seul être, indissociables. L’idéal de l’amour éternel ! J’imagine que toutes mes relations auront cette même réaction. Je vais devoir m’y habituer. Je plaque une expression de circonstance sur mon visage.

– Désolée, je ne savais pas, se croit obligée d’ajouter Laure.

J’élude d’un revers de la main, comme si je chassais une simple mouche : cinq ans ne pèsent pas plus lourd qu’une mouche. Victoire, ma collègue de bureau, qui vient elle aussi d’apprendre la nouvelle, grimace en m’adressant un regard navré.

– On mange toujours ensemble, ce midi ?

C’est instauré : nous prenons notre déjeuner ensemble presque tous les jours, sauf si l’une d’entre nous est absente ou a un imprévu. Je crâne en carrant mes épaules. C’est un mauvais moment à passer. Il est inimaginable que je laisse mes cogitations me submerger, parce qu’alors je serais dépassée par mes émotions, et je refuse de me donner en spectacle.

– Évidemment.

J’ai donné le change toute la matinée. Sur le coup de midi et demi, Victoire apporte sa salade de riz et s’installe à une table du local qui nous sert de cuisine. Je la rejoins avec mon sandwich. Trois jours que des morceaux de saumon attendent sous leur Cellophane dans mon réfrigérateur. Les verrines sont passées à la poubelle le soir même de ma rupture, accompagnées de la tarte au citron. Mais j’écume le reste de saumon avec du pain de mie, ça fait très suédois. J’ai toujours une boule au plexus. Trois jours que je ne mange presque plus, ça sera toujours ça de moins autour de ma taille.

– Je ne savais pas pour Josh et toi, me balance Victoire, j’en suis désolée. Tu veux en parler ?

Je m’installe à ses côtés. Je vais gérer comme si nous allions parler de quelqu’un d’autre. Et dire que j’allais le demander en mariage ! En plus de la tristesse, la honte me consume.

– Ça date de vendredi soir. Je ne l’ai pas encore publié dans les journaux.

Ses yeux clairs m’observent avec sympathie.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

– La lassitude. L’éloignement. Des chemins qui se séparent sans qu’on s’en aperçoive. En fait, je ne sais pas trop.

– Merde ! C’est dur. Comment tu le vis ?

– Le souci, c’est que je ne sais pas encore. Ça ne change rien à mon existence de tous les jours, Josh n’était pas souvent à la maison. Je n’éprouve pas encore le manque. Je me sens… désemparée et vieille fille. Je n’avais pas imaginé que je serais encore célibataire à mon âge. Il faut que je me résigne, je ne suis pas faite pour l’amour.

– Tu plaisantes ! Tu as la vie devant toi.

– Non. J’accumule les ruptures amoureuses depuis si longtemps. Je suis sûre que tout ça, c’est du vent.

– Tout ça ? De quoi tu parles ?

– Tu sais, les jolies histoires de princesses qu’on raconte aux petites filles avant qu’elles s’endorment, comme quoi le prince charmant existe. C’est de la foutaise !

– Tu dis ça parce que tu es sous le choc de la rupture. Il existe forcément quelqu’un qui t’est destiné quelque part. Ma grand-mère dit que chacun a sa chacune.

Je secoue la tête, résolue.

– Je renonce. L’amour, ce n’est plus pour moi. Si j’analyse l’équation, il me reste encore trois ans pour trouver un père. Après, ma fertilité va se faire la malle.

Victoire fronce les sourcils et hausse les épaules.

– Non, mais tu t’entends ? Trouver un père ! Et puis, c’est quoi cette nouvelle lubie ? J’ai connu des femmes qui ont eu leur premier enfant à quarante ans.

– Oui, mais l’âge est un risque supplémentaire dans la grossesse.

– Depuis quand tu as des désirs de maternité ?

– À vrai dire, jusqu’à vendredi, je n’en avais pas particulièrement. J’imaginais un mariage dans l’année, et ensuite, c’était normal de penser à fonder une famille dans un avenir plus ou moins proche.

– Tu vois qu’il te reste du temps.

– Mais non, ça n’est plus pareil, il y a maldonne. Je reste une femme en capacité de procréer, mais je n’ai plus la graine.

– Quel romantisme. Tu exagères. Ne te laisse pas abattre, je sais que tu es une battante. Et puis, moi, je crois aux contes de fées.

Une battante. Ma collègue a raison. J’ai de l’énergie à revendre, et je sais être capable d’atteindre tous les objectifs que je me fixe. Alors… pourquoi pas celui qui germe dans ma tête ?

– Quel âge as-tu, Victoire ?

Elle laisse planer un silence pendant lequel je vois presque son cerveau se mettre à cogiter pour esquiver. Je connais son âge : vingt-huit ans, et elle est déjà maman de deux enfants.

– Ne me réponds pas. Cette rupture ne fait que renforcer l’idée que j’ai raté ma vie et qu’il est devenu inutile de m’acharner à trouver l’âme sœur. Le temps va m’aider à digérer le choc de la séparation, mais le chrono continue de tourner. J’aurais dû faire un enfant plus tôt.

Elle pince les narines.

– Et cela n’aurait pas empêché votre séparation.

– Non, mais j’aurais eu mon bébé, et je me sais capable de gérer toute seule.

– C’est une réflexion un peu égoïste. Un enfant, on ne le fait jamais toute seule. Un enfant a besoin de ses deux parents pour se construire. Et puis, tu en parles trop froidement. Un enfant, ça se fait avec passion.

– Et pour toi, la passion c’est forcément à deux ? Je me heurte juste à un problème physiologique : il faut être deux pour devenir parents.

– Tu es sûre que tu ne fais pas un transfert ? Le deuil d’une hypothétique maternité, alors qu’en fait, tu regrettes ton couple ?

Sa question froisse mon ego. Qui n’a pas envie de connaître la passion fabuleuse d’un amour réciproque ? Par contre, cela soulève une autre réflexion : ai-je encore envie de m’investir dans une relation aléatoire et peut-être stérile ? Rien n’est moins sûr. Je me sens usée d’avance. Victoire pioche dans son bol et avale une bouchée de riz. Elle me détaille curieusement tandis qu’une lueur s’allume dans son regard.

– Tu veux que je te parle de ma cousine, en Belgique ?

J’opine en essayant d’avaler la mie de pain restée coincée dans ma gorge. J’imagine qu’elle va me parler de don de sperme. Je sais que certains pays d’Europe autorisent l’insémination anonyme. J’écoute d’une oreille distraite, parce que je n’en suis pas encore là. L’idée de porter le bébé d’un inconnu me refroidit carrément. Pour moi, il est important d’être rassurée sur les racines du père. Je suis sur le point de reconnaître que mon idée de faire un bébé toute seule est perdue d’avance quand :

– Elle a choisi le père de son bébé sur un site de coparentalité.

– De quoi ?

– Un site de coparentalité. Elle m’a expliqué que tu t’inscris en te décrivant, et ensuite tu peux rencontrer des hommes engagés qui veulent devenir pères. Mais de « vrais » pères. Ça met en rapport des personnes qui ont le désir commun d’avoir un enfant, chacun continuant à exercer son rôle de parent.

Je laisse l’information monter à mon cerveau. Je suis déroutée d’apprendre que de tels sites existent. Décidément, Internet n’a aucune limite.

– C’est chelou quand même. Chacun des parents vit de son côté ?

– Oui, avec le géniteur, ils ont choisi la garde alternée. Ils vivent dans le même quartier et le bébé est une semaine chez l’un, une semaine chez l’autre.

– Comme un couple divorcé, en somme.

– Oui, sans la rancune ni la violence psychologique et émotionnelle d’un divorce. L’enfant ne connaît que ce schéma. Ça se passe bien, sa fille va avoir trois ans et ma cousine vient de se mettre en couple avec un homme qui a déjà deux enfants.

L’idée me dérange un peu… mais finalement, qu’y a-t-il de si choquant ? Deux personnes consentantes qui cherchent à devenir parents en se rencontrant par le biais d’un site spécialisé ? Si la démarche est réfléchie et sincère, c’est une option comme une autre.

– Et comment le prend le père biologique ?

– C’est un célibataire endurci. Il est heureux que sa fille puisse profiter d’une famille dès l’instant où cela n’empiète pas sur son autorité parentale ou son rôle de papa.

– Pour ta cousine, c’est le modèle idéal ?

– Oui. Elle le vit super bien. Elle a quarante ans et elle me dit souvent qu’elle a fait le meilleur choix qui soit. Je ne veux pas la juger, mais envisager de faire un enfant sans amour…

Victoire se fend d’une moue dubitative. On en revient à mes projections de petite fille : la princesse tombant éperdument amoureuse d’un chevalier à l’armure étincelante. Puis, une question importante vient me titiller les neurones :

– D’ailleurs, ils l’ont fait comment cet enfant ?

– C’est une question que je n’ai jamais osé poser.

Chapitre 3

Je n’y crois pas vraiment. Comment les gens peuvent-ils s’enregistrer sur un site pour se proposer de faire un enfant ? Où est l’étincelle qui produit l’essence même de la vie ? L’implication du cœur qui réalise ce miracle si précieux ? Je m’interroge sur la cruauté sentimentale du concept tout en sentant un moment de flottement me gagner : j’arrive néanmoins à admettre l’inadmissible. Il faut dire que le discours de Fred, mon ami d’enfance, n’y est pas étranger. Après m’avoir longuement laissé étaler toutes mes craintes, il m’a prouvé par A + B qu’on pouvait avoir un enfant sans être en couple. Depuis, cette idée tourne en boucle dans ma tête, et ce matin, j’ai commencé à saisir mon profil sur la page d’un site de coparentalité.

Mes principes moraux renâclent encore : dans quelle époque saturée de sensations sommes-nous pour envisager l’idée d’avoir un enfant avec une parfaite inconnue ? Le compromis, c’est que je peux très bien créer un profil provisoire et l’effacer d’un seul clic, si je change d’avis. Mais il y a cette crainte, imparable, qui motive ma démarche. Je suis avant tout un homme d’affaires, et ma carrière m’a appris qu’il ne faut jamais rien laisser au hasard. La meilleure stratégie reste toujours d’avoir une longueur d’avance. Cette inscription est l’assurance qui va me débarrasser des désillusions et des meurtrissures que je porte en permanence depuis l’accident.

Je cale sur l’étape de la photo. Je fouille ma bibliothèque d’images à la recherche du cliché sobre et idéal. Mon curseur clignote sur un cliché, pris en pied par Kyo Kapimoto. Il fait partie d’une série qui était prévue pour alimenter une campagne publicitaire pour la London Finistaire BTP. Je m’évalue sans concession. La photo date d’avant l’accident, dévoilant mes muscles avantageux sous le fin tissu de ma chemise cintrée. La flamme de mon regard éclaire mon visage hâlé et souriant. Le cliché est une réussite. Le Japonais a su incarner l’image d’un homme dynamique et fiable à la fois. Cette campagne m’a coûté une blinde, mais le résultat dépasse de loin mes espérances. Ce n’est pas la photo qui a été retenue pour la publicité, mais elle est incontestablement ma préférée.

Nora, ma secrétaire, passe une tête à la porte de mon bureau, et je me fige, le doigt suspendu sur la souris pendant qu’elle dépose le courrier sur ma table.

– Un café, monsieur Finistaire ?

Je refuse poliment, et soudain, je la vois. L’enveloppe ! Elle est sur le haut de la pile. Blanche, estampillée à l’effigie du laboratoire d’analyses médicales. Porteuse de ce que je redoute le plus. Nora quitte la pièce et je repousse lentement mon ordinateur sur le coin du bureau. Mes mains tremblent et j’agite la souris sans fil. Fred, mon ami et directeur des opérations, entre à son tour sans frapper. Il va falloir que je mette fin à cette habitude qu’ont tous mes salariés de venir me déranger sans s’annoncer. Il faut dire que ma porte n’est jamais fermée. J’ai pour principe d’être disponible H24.

– London ? London ! Tu peux pas répondre au téléphone quand il sonne ? Ça fait dix minutes que j’essaie de t’avoir.

Les yeux perdus dans le vague, je reviens lentement à l’instant présent. J’ai l’esprit ailleurs. Quoi qu’il se passe aujourd’hui, je sais qu’une seule chose me préoccupera : ce pli qui me brûle les mains. Et le pire dans tout ça, c’est que je n’ai même pas le courage de l’ouvrir. Pas tout de suite.

– Tu as écouté ce que je viens de te dire ? L’appel d’offres pour le marché des épandages de la régie est parti au courrier de ce jour. Lionel a bossé dessus toute la nuit, il a réussi à finir dans les temps. Et le contrat italien est en bonne voie. C’est pas une super nouvelle, ça ?

Mon ami s’interrompt et me dévisage, l’air inquiet :

– Ça ne va pas ?

Je ne peux en vouloir à personne, mais j’en ai un peu assez qu’on me croie toujours souffrant dès qu’un truc me tracasse. C’est vrai que je reviens de loin, je suis un miraculé après mon accident de jet-ski. C’était il y a plus d’un an. Après une courte période de coma, quelques interventions chirurgicales et une amnésie temporaire, j’ai repris du service dans l’entreprise depuis quatre mois. Je me pince l’arête du nez et passe ma main dans mes cheveux. La cicatrice sur le crâne est toujours un peu boursouflée et douloureuse au toucher, mais mes cheveux ont repoussé. Une chance ! Sinon c’était la greffe assurée.

– Non, ça va Fred, je suis juste un peu ailleurs. Tu disais ?

Il a la fesse posée sur le coin de mon bureau et une expression soucieuse se dessine sur son visage.

– Tu veux qu’on remette l’assemblée du Codir à plus tard ? On peut décaler. Nora peut t’apporter un comprimé de paracétamol ?

Du paracétamol… la grosse blague ! S’il savait. Je carbure à des analgésiques autrement plus puissants. Les doigts sur la tempe, je grimace un sourire las. Mon ami n’a toujours pas admis que j’étais totalement remis. Je me demande s’il n’a pas raison. Ce n’est plus vraiment mon état de santé qui est préoccupant. C’est vrai que, parfois, la migraine me taraude, mais c’est de plus en plus rare. À part quelques absences dues à mon amnésie, mon cerveau est plutôt bien réparé. Mon neurologue me l’a affirmé. C’est maintenant le cocktail antidouleur, anxiolytiques et somnifères qui interfère dans mon rétablissement. Pour le moment, je n’arrive pas à m’en passer alors que tout le monde croit que j’ai dépassé ce stade depuis plusieurs mois. J’ai la réputation de ne jamais rien lâcher. Je me sortirai de cette addiction le moment venu. Ce n’est pas pour rien que je suis à la tête d’une entreprise de plus de deux cents salariés. Je me suis battu chaque jour de ma vie depuis mes seize ans pour réaliser mon rêve : devenir mon propre patron. Après le marché français, j’attaque le marché européen, notamment un partenariat avec l’Italie pour ses réseaux d’assainissement. Tout homme à ma place serait comblé. La société est en pleine expansion, les bénéfices sont au rendez-vous, la renommée aussi. Je suis un homme heureux. Enfin, presque.

– Non, Fred. On y va.

Je ramasse d’une main nerveuse les dossiers qui traînent sur mon bureau et quitte mon confortable fauteuil. Seule l’enveloppe reste sur le plateau de verre, telle une verrue sur une peau satinée. Mon regard s’y accroche un instant et je me demande quand j’aurai enfin le cran de l’ouvrir. Fred m’attend sur le seuil de ma porte et je le rejoins pour partir en réunion.

Commander Equation à deux inconnus