C’est le jour. Celui de trop.
J’étouffe, mais la chaleur écrasante de cet été sous le soleil d’Arabie saoudite n’y est pour rien. Je me suis accoutumé au climat désertique et à ses températures élevées.
Non, c’est à elle que je ne me suis pas habitué.
À ses courbes voluptueuses. À sa manière de cambrer les reins lorsqu’elle patiente. À sa façon de croiser et décroiser ses longues jambes sur la banquette arrière de la berline. À ses robes fluides et courtes qui contrastent avec les tenues traditionnelles noires des Saoudiennes. En France, elle est tout ce que je fuis, j’aurais résisté sans problème, mais ici… on ne voit qu’elle. Ses bras fins et dorés. Le tintement de ses bracelets. Son front haut. Ses yeux clairs.
— Alexis ?
Elle miaule mon prénom. Devient féline.
— Pourriez-vous m’apporter mon verre de citronnade ?
Je ne suis pas sa bonniche, ce n’est pas mon rôle, mais j’attrape tout de même la boisson, les mains moites. Elle me jette un regard brûlant depuis le canapé tout en jouant avec ses longues mèches blondes.
Son mari est à Riyad pour la journée, dans un des nombreux gratte-ciel de la métropole, pour parler pétrole et argent. Elle sait qu’il rentrera tard. Très tard. Et que nous sommes seuls. Les employés se fichent de la manière dont la maîtresse de maison occupe ses journées, et les jumelles jouent à la poupée à l’étage, sous le regard attentif de leur nourrice.
Je n’ai pas dormi de la nuit, la fièvre me ronge les entrailles depuis la soirée de la veille. André Courbon recevait des dizaines d’expatriés français pour fêter le 14 Juillet et sa jeune épouse était plus belle que jamais. Elle a tenu son rôle d’hôtesse à la perfection, tout en me donnant l’impression que j’étais le seul homme présent. Moi, le gars de la sécurité. Nos regards se croisaient sans cesse. Ses doigts frôlaient les miens à la moindre occasion. Et lorsqu’elle a annoncé aux invités qu’elle se retirait pour coucher ses filles, j’ai bien lu l’invitation dans ses pupilles. Mais je n’ai pas bougé de la pièce principale. J’ai résisté. Comme je le fais depuis six mois. Et j’ai décidé de demander à l’Agence mon affectation dans une autre région.
Mais j’aurais dû me barrer à l’aube. Car c’est le jour de trop.
Elle a traîné toute la journée dans son maillot de bain une pièce. Noir. Attaché d’une simple ficelle. Outrageusement sexy. Elle s’est amusée à me frôler, à me caresser du regard, et mon corps est tendu vers elle depuis des heures. Au point de me faire mal.
À présent, elle porte une longue robe de nuit, en soie sombre. Elle me toise, alanguie au milieu des coussins moelleux. Sa main se referme sur la mienne lorsque je lui tends le verre. Ses cils papillonnent.
— Merci, Alexis.
Ce que je m’apprête à faire est une connerie, mais il est déjà trop tard. Je pensais valoir mieux que ce mec prêt à oublier ses principes pour se glisser entre les cuisses d’une bourgeoise en mal d’aventure. Elle s’ennuie. Et mon jeune corps a besoin de sa dose de plaisir. Ma formation d’élite m’a préparé à me battre, à calculer les risques, à affronter des tas de dangers, mais pas à ce désir lancinant, qui annihile toute volonté.
J’entends les fillettes courir là-haut. Elles s’amusent souvent dans le long couloir qui dessert les immenses pièces.
— Manon, Manon, chante Becca. Le loup va te manger.
J’adore ces gamines, elles sont amusantes et intelligentes. C’est pour elles que j’ai tenu si longtemps au sein de cette famille friquée, dans ce pays à l’air brûlant irrespirable. Et pourtant, je suis un crétin qui va tout gâcher pour dix minutes de plaisir avec leur mère.
Pars. Pars. Tu n’es pas le seul garde du corps dans cette villa.
Je recule sans trop de conviction. Ses doigts remontent de mon poignet vers mon coude. Elle m’agrippe et m’attire vers elle. Ses ongles sont rouges. Rouge sang. Et la bête en moi réagit à cette couleur.
— Oh, Alexis… Ne me fais plus attendre.
— Les filles…
— Elles sont là-haut. Viens…
Ses yeux verts plongent dans les miens et toutes mes convictions s’envolent. Le verre se brise au sol, lui arrachant un rire de gorge excitant. Je tombe sur elle, nos bouches s’écrasent, ses ongles s’enfoncent dans mes épaules.
— Prends-moi, Alexis. J’en crève de te désirer autant.
Je me redresse pour retirer ma veste et ôter le holster où est glissée mon arme. J’ai un moment d’hésitation puis le pose au sol.
— Vas-y, viens. Viens.
L’avidité dans sa voix embrase mon bas-ventre, et je l’écrase de tout mon poids. Je veux sentir sa poitrine contre mon torse. Sa chaleur contre ma peau. Elle passe sa main entre nous et descend ma fermeture Éclair pour attraper mon membre. Dur. Affamé.
— Hum, je vais me régaler, me susurre-t-elle à l’oreille.
Moi, je n’ai plus de cerveau, plus de raison. Elle pousse sur mon pantalon et se tortille pour remonter la fine soie noire de sa tenue. Haletante déjà. Mes doigts partent à la découverte de son intimité. Prête pour moi. Humide. Et mon index s’y enfonce avec délice.
— Alexiiiiiiis.
Déjà, sa voix est plus aiguë.
— Alexiiiiiiiiiiiiiiis !
Je me lève d’un bond. Le pantalon sur les genoux.
— Alexis…
Ce n’est pas Linda, toujours allongée devant moi, qui hurle, mais une des petites. J’entends un adulte courir, des pas lourds, et un léger bruit de chute.
— Manon ? Rebecca ?
Je me rhabille et attrape mon flingue à mes pieds. Ce n’était pas le cri d’une enfant qui joue, mais celui d’une petite fille apeurée. Qu’est-ce qui peut la terrifier à ce point ?
Linda me regarde sans réagir, sa robe froissée en accordéon jusqu’à la taille, les yeux ronds de stupeur. Je lui fais signe de se taire et pointe la cuisine :
— Sortez par la porte de derrière, Daniel est là-bas. Dites-lui qu’on a un code rouge.
Des larmes remplissent ses superbes yeux, mais je n’ai pas le temps de m’occuper d’elle. Je me dirige vers le bas de l’escalier :
— Manon ? Ma puce. Tu m’as appelé ?
Pas de réponse. Un mauvais pressentiment traverse ma colonne vertébrale. J’imagine son visage poupon défiguré par la peur. Je monte marche après marche, le cœur au bord des lèvres. J’ai été entraîné à ce type de situation. À réagir vite en cas de prise d’otage ou d’enlèvement. Mais pas avec des petites princesses de quatre ans. Des amours de gamines qui ne demandent qu’à jouer et chanter avec cette manière bien à elles de rire toujours à l’unisson.
Je repousse les images et me concentre sur les faits. Les filles ne me répondent pas, Zoulikha, leur gouvernante, ne se montre pas, et quand j’arrive sur le palier du premier, personne ne vient à ma rencontre. Je me retiens d’appeler une nouvelle fois et préfère continuer à avancer. Je devine du coin de l’œil un mouvement en contrebas. Daniel, mon collègue, vient pour me rejoindre. Je lui commande, en langage des signes, de rester au rez-de-chaussée pour protéger mes arrières.
Je me reconcentre. Toutes les portes sont grandes ouvertes et je perçois des pleurs. Cela semble venir de la salle des jeux, une immense pièce rose et mauve où les fillettes ont des poufs, une télévision et des dizaines de poupons et d’oursons.
Le bras droit tendu le long de mon corps, l’index contre la crosse de mon Desert Eagle 44 Magnum pour ne pas appuyer involontairement sur la détente, je me place à côté du chambranle de la porte. Mes mains ne tremblent pas. Mes pensées se canalisent. L’action est mon élément, seul l’ennui m’est difficile. C’est sûrement pour cette raison que j’ai choisi d’être agent infiltré. Je demande d’une voix calme, sans me mettre à découvert :
— Que voulez-vous ?
Pas de réponse. Ils attendent.
Les intrus, qui sont certainement entrés par les fenêtres, me laisseront faire le premier pas. Je respire profondément et avance. Dès que je pose un pied dans la pièce, mon cerveau enregistre tous les détails de la scène en un instant. Il me faut deux secondes de plus pour l’analyser. Dans le même temps, un homme pointe un Glock sur moi tandis qu’un second maintient fermement Manon. L’individu l’a agrippée par sa queue-de-cheval et la gueule de son flingue est posée sur la tempe de la fillette, à genoux devant son ravisseur. La terreur l’empêche de crier, mais des larmes mouillent son visage menu. Et ses yeux clairs m’appellent au secours.
— Je vais poser mon arme, messieurs, dites-moi ce que vous voulez. Je suis qualifié pour parler au nom de la famille Courbon.
En mettant mes mains en évidence, je continue mon observation. Ce ne sont pas des pros. Celui de gauche, petit, chauve, d’origine européenne, ne tient pas son arme de la bonne façon et l’autre con qui empoigne Manon, avec un ventre énorme et des traits d’Asiatique, ne se protège même pas derrière elle.
— Parlez-vous français ?
Pas un mot. Dans l’angle, au fond, à droite, Becca est cachée dans les bras de sa nourrice. Seuls ses cheveux bruns apparaissent. Elle sanglote. Je dois faire vite. Avant la crise de nerfs. Et le dérapage.
— Do you want money ?
— Yes !
La réponse fuse de la bouche de l’Européen, l’accent est anglais.
— We don’t have money in this house.
— Shut up ! We know about the strongbox ! We want cash, now !
OK, ils savent pour le coffre-fort dans la chambre de Linda. Ils ont donc une taupe en interne. Qui ? J’observe la nourrice saoudienne, mais Zoulikha tremble de terreur et étreint Rebecca, elle ne connaît pas ces individus. Une des femmes de ménage ? Le cuisinier ? Quel enfoiré a pu parler des billets de banque et mettre les filles en danger ?
— I don’t know the code. But I can…
— Fuck you ! Call the woman.
— I don’t know the code, répond Linda dans mon dos. Neither the key. My husband…
Je ne la regarde pas, pour ne pas quitter les gars des yeux, mais je devine la panique extrême dans sa voix.
— Oh, Manon…
Je lui bloque le passage.
— Ne bougez pas, Linda. Les filles ne risquent rien, ne…
— STOP ! beugle l’Anglais.
Je le vois s’énerver, ses traits se crispent. Que se passe-t-il ? Il pointe son arme vers nous. Un bruit dans l’escalier le fait sursauter et je sens la situation m’échapper. J’écarte les jambes, stabilise ma posture, saisis mon arme des deux mains et fais feu deux fois.
Une respiration.
Une balle dans la tête du chauve. Il meurt avant de toucher terre.
Une expiration.
Une balle dans l’épaule du second. Malheureusement, une troisième détonation retentit. L’Asiatique a tiré en tombant. Je bondis vers les filles. Manon hurle, je l’attrape à bras-le-corps en décochant un violent coup de pied dans l’entrejambe du cambrioleur déjà à genoux. Je l’abats sans ciller. Un trou apparaît entre ses yeux.
C’est fini. Les filles vont bien.
— Maman ?
Rebecca ne me laisse pas la saisir, elle me file entre les doigts et court vers sa mère. Je me retourne et retiens un cri de colère. Linda est allongée au sol, au milieu d’une mare de sang. Son sang. Je me précipite vers elle en hurlant son nom. Je m’agenouille à hauteur de son torse. Sa robe de nuit est imbibée et se colle à mon pantalon.
— Linda ?
J’attrape son poignet. Pas de pouls. La panique monte. Qu’est-ce que j’ai foutu ? Merde, pourquoi n’ai-je pas entendu ces mecs s’introduire dans la maison ? Pourquoi n’étais-je pas sur le qui-vive ?
— Daniel, appelle les secours !
Je pose mes mains l’une sur l’autre, au milieu du thorax sans mouvement, bras tendus, et commence à appuyer.
Un. Deux. Trois.
— Linda ! Reviens, Linda !
Des bulles sanglantes se forment entre mes doigts.
Quatre. Cinq.
— Linda.
Ne crève pas, juste parce que je suis un gros naze.
Six. Sept.
— Linda.
Ne meurs pas.
— Maman.
Huit. Neuf.
Lorsque le haut taxi noir me dépose devant le bâtiment victorien ivoire et ébène de la St George’s Tavern, l’étroite terrasse extérieure du 14 Belgrave Road n’a déjà plus une table de libre, malgré la fraîcheur de cette soirée de juin, et l’intérieur du pub est plein à craquer. Les boiseries foncées et le manque de lumière sont typiques de ces bars à l’atmosphère tamisée. Ça me change des cafés parisiens huppés.
Je me faufile entre les Londoniens et rejoins mes potes de Cambridge au comptoir. Nous venons fêter notre fin de cycle. Dès la semaine prochaine, tous les étudiants ici présents repartiront dans leur chère famille pour l’été. La plupart des Anglo-Saxons iront dans leur immense maison du Sussex construite en briques rouges et les Français viseront la Côte d’Azur avec ses villas chauffées à blanc par le soleil du Sud.
À peine accoudée au bar, telle une vraie baroudeuse anglaise, je lance au serveur :
— A boilermaker, please.
J’attrape ma commande en jetant un billet sur le comptoir, observe le shot de whisky plonger dans la pinte de bière et prends enfin le temps de jeter un coup d’œil rapide sur l’assemblée. Des hommes d’affaires boivent un coup avant de rentrer chez eux, so typical. Des jeunes fêtent un anniversaire. Des couples se bécotent. Beaucoup de monde. Ce lieu est une institution de la capitale britannique.
Alors que j’écoute distraitement les discussions des autres étudiants, je sens un picotement sur ma nuque. Comme l’impression d’être épiée. Je fais lentement un tour sur moi-même et mets un peu de temps à en trouver la cause. Ah, le voilà ! Sur ma droite. Un homme d’une trentaine d’années me dévore des yeux. Il faut dire que je n’ai pas lésiné sur la sexy attitude, ce soir. Mini-jupe, bottes hautes et léger pull ultra large, qui tombe bien bas sur mes épaules. La « sexybitch à la française », comme dirait mon meilleur pote.
Sacré Fabien, toujours une expression d’avance.
Sans un sourire, je lève mon verre pour saluer l’inconnu et bois d’une traite les liquides ambrés. Ils se mélangent dans ma trachée et l’enflamment. J’adore.
— One more.
Certainement surpris de rencontrer une Française avec une telle descente, le barman hausse le sourcil droit, puis il retrouve aussitôt son flegme tout britannique et pose sans un mot les deux verres devant moi. Je fais glisser le petit shooter le long de la paroi du bock et avale une longue gorgée.
— Eh, Letizia, hurle un immense blond aux oreilles décollées. Co… mment vas… tu ?
— Ton français s’améliore, Michael. Tu devrais venir passer l’été à Paris.
— Eh, yes. Les petites Françaises. That would be great !
Il continue à brailler pour couvrir le brouhaha, mais j’ignore les nouvelles tentatives de son accent à couper au couteau et reporte mon attention sur le beau ténébreux à l’autre bout du comptoir. Nos regards s’accrochent. Il est en chemise style bûcheron, dont les manches retroussées laissent apparaître des tatouages sur ses avant-bras. Cheveux foncés. Coupe rétro faussement négligée. Un style hipster assumé, aux antipodes de celui de mes chers camarades friqués. Je craque complètement mais décide de le laisser venir à moi.
Mickaël et Ann-Sophie, une Bordelaise, arrière-petite-fille d’une comtesse, se glissent un instant entre nous deux.
— À quelle heure est ton vol, demain ? me demande-t-elle de sa voix de crécelle.
Qu’est-ce que ça peut lui foutre à cette cruche ? Elle m’a collée tout le dernier trimestre, car je suis « trop cool ». Et elle trouve ça « trop génial » que ma mère ait fait la une de Vogue et de Playboy. Elle met des « trop » dans chacune de ses phrases. Insupportable.
Je la décale négligemment de la main et adresse un sourire éclatant au mec sur ma droite. Après avoir vécu trois années de supplice avec un appareil dentaire, une vraie centrale nucléaire, je peux me le permettre ; mes dents sont parfaitement alignées, d’une blancheur immaculée et… je ne zozote plus.
— Letizia, ce serait trop bien que l’on soit dans le même avion. À quelle heure…
— Je rentre avec le jet de mon père, je la coupe. Excuse-moi, Ann-So, je suis occupée !
Je termine ma bière et descends du tabouret. Un peu vite. Oups, ça tourne. Très bien ! Le spleen s’estompe et la soirée peut enfin débuter. J’attrape le whisky Coca d’Andrew, une paille dans le verre de l’emmerdeuse, et je sirote la boisson en me trémoussant sur la musique. Ici, pas de DJ à la mode avec de la techno entêtante. Non, du bon vieux rock. Sauce anglaise. Je tourne le dos à ma proie, mais je devine très bien l’effet produit. Sur lui, et sur la gent masculine en général. L’ondulation de mes hanches. Mes longs bras au-dessus de ma tête. La caresse de mes boucles brunes sur mes épaules dénudées.
Merci, Stéphanie, j’ai été à bonne école.
À la pensée de ma mère, mon entrain redescend d’un cran, mais pas d’inquiétude, je sais très bien comment relancer la machine. Une petite pilule. Un mec. Et du sexe.
Comme s’il avait lu dans mes pensées, le beau ténébreux choisit ce moment pour se coller dans mon dos. Je le reconnais dès que ses avant-bras musclés entrent dans mon champ de vision. Des tatouages tribaux s’enroulent de ses poignets à ses coudes. Je continue à danser sans le regarder, mes épaules frôlant son torse. Son parfum parvient à mon nez. Bière et déo bon marché. Top, je vais faire dans le prolo pour ma dernière nuit en Angleterre. Parfaite conclusion d’une année de cours dans une université luxueuse avec des camarades… si fades.
Pour une soirée parfaite, il ne me manque plus que… je souris en regardant vers les toilettes… non, finalement, il ne manque rien. Un grand gars filiforme, avec un visage mangé par l’acné, vient de tendre un sachet en plastique à une jeune fille en échange d’un billet orange. Son business réglé, il s’appuie de nouveau contre le mur en briques ocre à côté de la porte où est écrit « Gentlemen ». Pas certaine que ce mot puisse lui servir un jour d’épitaphe.
Je me cambre, me frotte quelques secondes à Monsieur Hipster et sens que ça bouge dans son slip. Une petite contraction de mon propre sexe répond à son désir. J’ai envie de lui tout de suite, et de la jolie pilule colorée que le dealer devant les chiottes voudra bien me filer.
Un dernier coup de hanches et Monsieur me suit comme un petit chien bien éduqué vers le fond du pub. L’excitation monte en moi en même temps que les effets de l’alcool. Pourvu qu’il ne me dise pas son nom. Pourvu qu’il ne me demande pas d’où je viens. Je veux juste me sentir désirée. Emplie. Combler ce vide qui fissure mon esprit. Rien d’autre. La conversation n’est pas nécessaire. Les platitudes seraient de trop.
À mon approche, le dealer passe sa main dans ses cheveux longs et les plaque vers l’arrière. Il doit penser être plus beau ainsi. Loupé. Il ressemble à un cul.
— Hello !
Je ne réponds pas, mais je glisse deux billets de cinq pounds dans sa paume et tire la langue, comme une jeune communiante qui attend son hostie à l’église le dimanche matin. Un rictus tout de travers étire les lèvres fines du revendeur. Il a compris. Je me fiche de savoir ce qu’il va me fournir, du moment que c’est bien puissant. Il fouille dans la poche arrière de son jean et en sort un sac en plastique. Le contenu est intéressant ; des dizaines de cachets de toutes les couleurs et de toutes les formes. Le dealer attrape deux ecstasys avec le S de Superman gravé dessus, en glisse un sur ma langue et, par-dessus mon épaule, un sur celle du brun.
C’est parti !
J’avale le reste de mon verre pour faire descendre la dose et pousse la porte des toilettes. Le British, toujours derrière moi, passe ses mains sous mon pull et caresse mon ventre. Je me cambre. Il avance et me coince contre le lavabo. Dans le miroir, je vois enfin la couleur de ses yeux. Un bleu ciel plutôt sympa. J’observe ses mouvements dans le reflet. Ses doigts remontent vers mon soutien-gorge et s’immiscent entre le tissu et ma peau. Mes seins se durcissent au moment où sir Hipster trouve mes tétons. Ses pouces jouent avec jusqu’à m’arracher un râle d’excitation. Je lève les bras, passe mes mains derrière sa tête et l’attire dans mon cou. Il me mordille le lobe de l’oreille. J’imagine déjà ses dents sur ma poitrine et lâche un nouveau grognement.
C’est à ce moment-là que le taz agit et, putain, il est puissant. Tout mon corps semble se cabrer sous l’effet. Les sensations s’exacerbent. Vive le chemsex ! Sous l’effet désinhibiteur de la drogue, je me retourne, et moi qui ai horreur d’embrasser les mecs, beaucoup trop personnel, j’écrase ma bouche sur la sienne. Sa langue s’introduit et s’enroule autour de la mienne. Serpent ! Je pense à un serpent. La pièce rétrécit autour de moi. La lumière des chiottes glauques se tamise, la pièce devient cocon. L’ecstasy a souvent cet effet sur moi, bien-être et béatitude. Avant la descente, bien sûr, et le mal-être décuplé. Mais ça, c’est pour plus tard. Pour le moment, je suis au Nirvana.
Je descends ma main droite et la pose sur l’entrejambe de mon partenaire. Une bosse prometteuse pulse. Comme un cœur qui bat. Oh, c’est beau un cœur qui bat. C’est… L’idée m’échappe. Tant pis.
Mes doigts défont les boutons du jean et un boxer noir apparaît. Je le fais glisser en même temps que le pantalon et un énorme truc se dresse vers moi. Gros comme… la tour Eiffel ! Comme… Oh, purée, les effets du cachet sont extra. Peut-être qu’en réalité ce mec a un tout petit pénis. Je souris et vois son visage s’éclairer, il croit certainement que je suis béate de gratitude devant sa superbe physionomie. Sa main gauche se pose sur mon épaule et m’invite à m’accroupir, le nez au niveau de sa London Tower :
— Be a good girl !
Les mots détestés mettent un peu de temps à parvenir à mon cerveau embrumé.
Be a good girl ?
Je me relève d’un coup avec l’envie fugace de le gifler. Pourquoi veut-on toujours me cantonner au rôle de gentille petite fille ? J’hésite à le planter là, mais cela signifierait me retrouver seule cette nuit. Je suis ici car j’ai besoin de lire l’envie dans les prunelles de quelqu’un, c’est la seule chose, avec la drogue, qui m’aide à me sentir vivante.
— I’m not a good girl, je rétorque en le fixant droit dans les yeux avant de continuer en français, je ne suis pas ce genre de nanas. Les gentilles filles sont polies et ne traînent pas dans un endroit aussi sordide.
Il me dépasse d’une tête, mais son désir et la came dans son sang le transforment en marionnette.
— You ! Be a good boy.
À mon tour, je lui appuie sur le crâne et il tombe à genoux. Il relève ma jupe, siffle en découvrant l’absence de culotte et lâche :
— Gosh !
Il me regarde et sa langue rencontre ma chair. Le contact m’arrache un frisson.
Voilà ! Toutes mes pensées négatives vont pouvoir disparaître.
— C’est cela, oui. Good boy. Et nous verrons ensuite si j’ai envie d’être gentille.
Accoudé au zinc, je savoure une blonde bien fraîche dans mon bar préféré. The Cork & Cavan est un pub tenu par des Irlandais pure souche, rempli de bikers et non de snobs, loin des quartiers chics de l’ouest de Paris et de ses avenues saturées de lumière et de fric.
Quelle journée de merde au taf ! Je me demande pour la énième fois pourquoi j’ai accepté ce poste de directeur de la sécurité dans une boutique de luxe. Je passe mon temps à vérifier si mes propres gars ne volent pas des sous-vêtements hors de prix pour leurs femmes.
Je gratte ma barbe, trop longue, et plonge le regard dans mon verre, trop vide, comme si mon destin pouvait être écrit au fond. Non, rien. Mais bon, les révélations viennent souvent après la quatrième pinte.
— Ça va, aujourd’hui, shérif ?
— Fais pas chier, Brad ! Arrête de m’appeler comme ça.
Le barman me donne ce sobriquet depuis la fois où je me suis pointé avec mon badge « Chef de la sécurité » encore accroché à ma veste. Tu parles d’un shérif foireux. Je ne suis pas allé à un stand de tir depuis des semaines et je passe plus de temps à faire de la paperasse et des plannings que sur le terrain. Tout cela est bien loin de la vie d’action dont je rêvais et à laquelle je me prépare depuis mes quinze ans.
Je me redresse et croise mon reflet dans le miroir derrière le bar, au milieu des bouteilles. Cheveux longs et visage blafard, je ressemble plus à un poivrot qu’à un agent spécial. Que penserait mon grand-père de moi ? Lui qui faisait briller ses chaussures en cuir chaque matin et qui se rasait de près même les week-ends.
Je repousse le spleen et grommelle :
— Brad, la même chose.
J’ai merdé ! Et me voici échoué le long du canal Saint-Martin, alors qu’après mon master à Saint-Cyr, où j’ai obtenu les meilleures notes jamais réalisées à l’examen de moniteur de tir au combat, j’ai terminé premier de mon stage à la Centrale.
Premier, nom de Dieu !
Premier des cons, me susurre ma mauvaise conscience. Tu n’as pas su mener ta mission à bien. Et deux gamines sont orphelines à cause de toi ! Comme toi !
Les visages de Manon et Becca se dessinent devant moi, mirage triste et entêtant. Et les voix. Elles résonnent dans mon crâne, comme chaque fois.
Maman. Maman.
Mes mains sur son thorax.
Un. Deux. Trois.
Respire.
Le sang rougit la moquette épaisse.
Quatre. Cinq. Six.
Putain, respire.
Et les secours qui prennent le relais.
Wahid, I thnan, Thalaathah. Back ! Step back, Sir. We take care of her. Arbahah, Khamsah, Sittah, No pulse. Sorry, there is nothing we can do1.
Les mots se mélangent dans ma tête, arabe, anglais, français, ma culpabilité a rejoué cette scène dans toutes les langues des dizaines de fois, comme un feuilleton mal doublé. Les bières n’aident même plus.
Je repense aux heures de débriefing qui ont suivi.
« Pourquoi n’avez-vous rien entendu, agent Fabresse ? Que faisiez-vous dans les minutes avant le drame ? Comment de simples cambrioleurs ont-ils pu venir à bout de militaires entraînés ? Où étiez-vous ? À l’étage ? En bas, avec Mme Courbon ? Vous étiez infiltré dans cette famille depuis six mois. Que s’est-il passé ? »
Que s’est-il passé ? J’ai tout foiré.
Eh oui, tu as beau être l’as du mensonge, grâce aux nombreuses années à te fondre dans des familles d’accueil, lorsque ta bite réfléchit à la place de ton cerveau, tu es un con comme un autre.
J’étais censé en apprendre davantage sur les magouilles pétrolières des associés d’André Courbon et comprendre leurs connexions avec le terrorisme. Mais comme un bleu, j’ai cédé à la tentation alors que j’étais en mission. À la suite de ce fiasco, le directeur des opérations, commandant Marceau, celui qui croyait tant en moi lors de mon recrutement, m’a demandé de prendre quelques semaines de congés. Je lui ai remis ma lettre de démission. Il l’a refusée et m’a conseillé de prendre deux jours pour réfléchir. J’ai picolé tout le week-end et foutu mon poing dans la gueule d’un administratif de l’Agence, et j’ai ramené ma lettre de démission, le lundi suivant. J’ai été mis à pied. Durée indéterminée. Pas viré, mais tout comme. C’était il y a presque un an.
Le barman me tire de mes pensées en posant une nouvelle chope devant moi.
— T’as l’air de ressasser de vieilles histoires, Alexis !
— Comme la plupart des mecs ici, rétorqué-je avec un vague mouvement du menton vers le reste de la pièce.
C’est là que je croise un visage pas complètement inconnu à l’entrée du bar. Je ne parviens pas à mettre un nom sur ce mec, mais je suis certain de l’avoir déjà rencontré. Déformation professionnelle oblige, je ne peux m’empêcher d’étudier le nouvel arrivant à la minute où il attire mon attention. Je remarque son mouvement protecteur de la main quand un serveur le frôle, ses jambes écartées pour stabiliser ses appuis, et sa façon quasi instinctive de se mettre dos au mur pour surveiller le plus possible la foule environnante. Tous ces détails me laissent deviner sa profession : c’est un agent secret, comme moi.
Enfin, l’ancien moi.
Avec son costume trois-pièces gris clair, sa paire de derbies noire et son écharpe nouée autour du cou, il me paraît un peu trop classe pour le job. Si ce James Bond ne me dévisageait pas, je douterais de mon instinct, un peu rouillé après des semaines au milieu des strings en brocart, mais son attitude confirme qu’il est là pour moi. Je lui tourne le dos, affichant mon désintérêt, mais garde un œil sur lui dans la glace. Il approche d’une démarche nonchalante, tire le tabouret à droite du mien et s’y installe.
— Eh ! Un whisky Coca, s’il vous plaît.
Brad lui fait signe et se tourne pour préparer le cocktail.
— Bonjour, Alexis.
Je retiens un mouvement de surprise. Entendre mon prénom dans la bouche d’un inconnu me déplaît.
— Te souviens-tu de moi, Alexis ?
Qui est ce mec, et pourquoi vient-il m’emmerder dans mon tête à tête avec ma bière ?
Il reprend :
— 2012. Stage d’immersion. Kazakhstan.
Plutôt intense, comme stage. Les pieds dans la boue durant des jours. Si ce mec était là-bas avec moi, il est dans le top des agents. Pourquoi son nom ne me revient-il pas ?
— J’ai pas fini dans les premiers comme toi, continue-t-il. Mais la Centrale n’était pas mon but.
Je me refrène de nouveau et conserve un air détaché. Comment sait-il pour mon embauche à la Direction générale des Services extérieurs, alias la Centrale ? C’est top secret. Je me tourne vers lui, mais il me coupe :
— Ah ! J’ai enfin ton attention.
Il me tend la main :
— Stephan Di Viani.
Je ne l’imite pas et attrape mon verre pour avaler une gorgée. Pas décontenancé par mon impolitesse, Stephan, si c’est son vrai prénom, poursuit :
— Mon patron veut te proposer un boulot.
— J’peux pas. Trop de taf.
— Tu ne peux pas ? Tu préfères continuer à vendre de la dentelle ?
Une bouffée de colère me traverse.
— Me cherche pas, mec.
— Loin de moi cette idée, Monsieur le Sniper, je n’aurais aucune chance face à toi. Je te demande juste si la crosse d’un flingue dans le creux de ta main ne te manque pas. L’adrénaline. Te sentir utile. Tu gâches ta vocation, mec ! Pourquoi ? Une histoire de cul ?
Sait-il à quel point il est proche de la vérité ? Non, personne ne sait pour Linda et moi. Je ne l’ai avoué à personne, et Linda est morte.
— Regarde-toi, Alexis, tu étais le meilleur. Mais d’ici deux ans, tu auras du bide, surtout à ce rythme, ajoute-t-il en désignant ma bière du menton.
Mon poing se comprime et mes phalanges ont très envie de rencontrer sa mâchoire rasée de près.
— Deux années de plus, et tu nous feras une belle dépression. Peut-être même te tireras-tu une balle dans la bouche ? Les experts diront que c’était prévisible, avec ton enfance compliquée, et cætera, et cætera.
Je me lève d’un bond avec la ferme intention de lui en coller une, mais au lieu de reculer, il me tend, sans ciller, une carte de visite. Noire. Frappée d’un sigle argenté inconnu, une sorte de losange barré d’une croix, et d’un numéro de téléphone.
— Tu es fait pour être sur le terrain, Alexis. Ne gâche pas ton talent. Et ma boîte ne recrute que les meilleurs.
Je prends une profonde respiration et me rassieds :
— Pas intéressé.
Du coin de l’œil, je le vois sourire.
— On se le joue à pile ou face ?
— Va te faire foutre !
— Roulette russe ?
— Ne me tente pas !
L’idée est séduisante ; faire tourner le barillet d’un vieux revolver, y glisser une balle ou deux, poser la bouche du canon sur ma tempe et mesurer la valeur de ma vie avant d’appuyer sur la détente. Oui, mais quelle valeur ?
— Alexis. Je te propose un vrai travail d’infiltration. Une voiture de fonction. Des entraînements hebdomadaires et un salaire en conséquence, pas une rémunération de fonctionnaire.
Il pose la carte à côté de ma pinte et disparaît dans la foule comme s’il n’avait jamais existé. Les nerfs à fleur de peau, je termine ma boisson d’une traite et lance un billet au serveur, ma main tremble.
— Bye, Shérif.
Qui est ce mec ? Comment sait-il autant de choses à mon sujet ? Peu de personnes connaissent les détails de ma vie d’avant, celle d’enfant de la Ddass.
Je marche jusqu’à la porte du pub, hésite, puis je reviens au bar. J’attrape le petit carton noir d’un geste rageur et le glisse dans la poche arrière de mon jean. Ne jamais retourner sur ses pas, me disait mon grand-père. Est-ce que je m’apprête à faire une connerie ?
Vingt minutes plus tard, dans la salle de bains minuscule de mon appartement parisien, j’observe à nouveau mon reflet. Que suis-je devenu ? Je rêve depuis l’adolescence d’être un agent spécial. Je parle quatre langues couramment et pratique plusieurs sports de combat. Je suis le meilleur pour m’inventer un personnage, mentir est une seconde nature. J’ai été formé à surveiller des groupes de l’intérieur : infiltration, recueil des informations, analyse, reporting. Je ne sais rien faire d’autre que ça. Qu’est-ce que je fous dans ce poste de chef de la sécurité, à lécher le cul de directeurs commerciaux et de vieilles pleines de fric ?
J’attrape mon rasoir et tente de faire réapparaître l’ancien Alexis Fabresse, celui qui se cache derrière la barbe épaisse et les cheveux trop longs.
La carte de visite avec le sigle énigmatique est coincée dans l’angle gauche en haut du miroir.
J’en connais déjà le numéro par cœur.