CHAPITRE 1

Ce vendredi, à deux heures du matin, mes deux meilleures amies, bien imbibées, hurlaient de rire derrière moi dans la voiture. Avec un soupir, je m’engageai dans la station-service, ma petite Corolla criant famine depuis déjà plusieurs kilomètres. À vrai dire, si je m’inquiétais d’un arrêt forcé au bord de la route, ce n’était pas pour ma voiture mais pour moi-même. J’ignorais comment je supporterais une petite trotte aux côtés de Lydia et Jessica. Et voilà que la première me flanquait un coup de coude en pleine nuque.

— Oh, Sam ! lâcha-t-elle avec un rire étouffé. Désolée, je ne voulais pas…

Et leurs cris redoublèrent.

Les bras glissés autour du siège passager, Jessica se pencha en avant.

— On peut aller à une autre fête ?

— S’il te pppl… aît !?

— Non, fis-je en ôtant ma ceinture.

Comme les deux s’extirpaient avec peine de la voiture, Lydia buta dans le rétroviseur latéral. Jessica trébucha derrière elle et prit lourdement appui sur son épaule afin de ne pas se vautrer par terre.

— Pourquoi non ? insista-t-elle. C’est notre dernier vendredi avant la rentrée. Allez, Sam !

Lydia se redressa en tapotant ses vêtements. Ses seins ayant repris leur place et ses fesses de nouveau bien rangées sous les centimètres carrés qui lui servaient de jupe, elle tourna vers moi un regard suppliant.

— Ça va être sympa, allez ! Je connais un endroit qui nous acceptera sans histoire.

— Oh, oui ! s’écria Jessica. Ça va déchirer !

Elles se mirent à sautiller sur place, hyper sexy dans leur jupe fluide et leur petit haut moulant, leurs boucles brunes m’effleurant le visage au passage.

— Désolée, je vous ramène chez vous. Vous êtes bourrées.

— Oh, tu es sinistre, ce soir, marmonna Lydia.

— Oui, renchérit Jessica. Qu’est-ce que tu as ?

— Tu t’es disputée avec Jeffrey ? insista Lydia.

Et toutes les deux d’éclater encore de rire.

Je leur décochai mon sourire va-te-faire-foutre le plus poli, ce qui parut les interloquer… un instant seulement. Puis Lydia sembla humer dans l’air une odeur de pizza au parfum d’essence. Et, hop, elles disparurent. Appuyée à ma voiture, je les regardai partir, main dans la main, bêtement ravies de s’être fait traiter d’ivrognes.

Tout en faisant le plein, je me répétai la question de Jessica. Qu’est-ce qui n’allait pas chez moi ? Oui, je devais admettre que, cet après-midi-là, mon univers avait radicalement changé. Je revoyais la tête que faisait ma mère, à mon arrivée à la maison. On était toutes si contentes de sortir ce soir-là. Même moi. D’accord, Jeffrey se conduisait le plus souvent comme un abruti mais, au fond, je me disais que cette nuit, enfin, on allait peut-être coucher ensemble. C’était mon copain depuis trois ans. Je le trouvais sympa, oui… enfin, assez relou parfois, mais il avait l’air de bien m’aimer quand même. Et moi aussi je l’aimais bien. Cependant, alors que ma mère semblait être passée d’un lit à l’autre avant de tomber enceinte de moi, je n’avais aucune envie de finir comme elle. Voilà pourquoi je préférais rester prudente avec Jeff. Ce qui ne m’avait pas empêchée de vibrer d’excitation en me préparant, cet après-midi, pour la fête.

Une excitation qui s’était volatilisée dès l’instant où j’avais ouvert la porte de la maison… pour y découvrir tout un tas de cartons empilés dans l’entrée. Au milieu, trônait ma mère, vêtue de son peignoir de soie, une bouteille à moitié vide dans la main.

Le visage trempé de larmes, elle s’était efforcée de sourire en me voyant apparaître.

— Bonjour, ma chérie, lâcha-t-elle entre deux hoquets.

— Ça va ? soufflai-je, interloquée.

Je laissai la porte claquer derrière moi puis ajoutai :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Oh… fit-elle avec un geste vague. Rien. Il ne faut pas t’inquiéter.

— Ne pas m’inquiéter… à quel sujet ?

— Ça ira très bien pour nous.

Je restai immobile, mon sac toujours pendu à mon bras.

— Maman, qu’est-ce qui s’est passé ?

Il y avait des cartons partout, même dans la cuisine. Où j’aperçus deux bouteilles vides dans l’évier.

— Toi et moi, chérie… tout ira bien pour nous.

— Où est papa ?

Ses mains, qui tapotaient nerveusement un des cartons, se figèrent net et elle retint son souffle.

— Maman ?

Elle acheva le reste de son vin et, dans l’effort, manqua de tomber à la renverse. Alors qu’elle reposait la bouteille, j’insistai :

— Maman, qu’est-ce qui se passe ?

Elle se mit à pleurer.

— Oh, ma puce… je suis désolée… vraiment.

— Maman ! Mais, qu’est-ce qui se passe ?

— Je suis… hic… tombée amoureuse de quelqu’un d’autre et… hic… on quitte de nouveau… ton père.

Elle essuya ses larmes d’un revers de main.

— Quoi ?

Reprenant un peu son souffle, elle enchaîna :

— Je… on quitte ton père.

Les poings crispés, je poussai un hurlement quasi animal et faillis me jeter sur elle. J’avais envie de la frapper jusqu’à la voir disparaître sous mes coups ; au lieu de quoi, je m’effondrai dans le canapé pour l’écouter se lamenter. Amoureuse de quelqu’un d’autre, elle voulait vivre avec lui. Elle l’avait avoué à papa qui, en réponse, n’avait pas hésité à nous jeter dehors ; et, demain, on allait s’installer avec son petit ami.

— Qui ?

— Qu… quoi… ?

Elle leva vers moi un regard embué de larmes. J’insistai :

— Qui est-ce ?

Un léger sanglot, puis elle souffla :

— James Kade.

— James Kade ?

Elle hocha la tête et, d’un bras, s’essuya le visage.

— Il a deux garçons de ton âge, ma chérie. Tu dois les connaître.

Si je les connaissais ? Bien sûr. Tout le monde connaissait Mason et Logan Kade. Du temps où ils croulaient sous les dollars, leur père avait beau posséder cinq des meilleures usines de la ville, ils avaient préféré s’inscrire à l’école publique. Qui ne connaissait pas les frères Kade ? Ils auraient pu s’offrir une école privée, celle des gosses de riches, là où moi-même j’allais parce que mon père était le coach de foot. Mais, non, ils avaient bousculé tous les codes en choisissant le lycée public.

Et, maintenant, j’allais habiter avec eux ?

En regardant ma mère, qui pleurait comme si c’était elle qu’on abandonnait, je sentis quelque chose se ratatiner en moi. Jamais je ne serai comme elle. Jamais. Et, désolée Jeff, mais ça voulait dire que si tu espérais me sauter, ce n’était pas demain la veille !

Après avoir passé la plus grande partie de l’après-midi et de la soirée à emballer mes affaires alors que Lydia et Jessica m’attendaient pour partir à cette fête, Jeff n’avait pas paru spécialement ravi d’apprendre ce brusque changement de plan. Il avait même agi en gros connard. Rien d’étonnant à ça. Quelques insultes bien grossières, une longue gorgée de bière suivie d’un rot sonore, avant de s’essuyer la bouche en signe de bon débarras.

— Je trouverai quelqu’un d’autre, petite conne. T’es pas la seule chaudasse du quartier.

Et, hop, il avait tourné les talons, sa bière à la main, son jean descendu à mi-fesses, ses cheveux bourrés de gel tout raides sur sa tête.

Exaspérée, j’étais partie chercher mes amies.

Avec un peu de chance, Jeff reviendrait. Mais, au fond, je n’étais même pas sûre que son départ me fasse quelque chose.

Alors que je faisais le plein, une Cadillac Escalade s’arrêta à côté de ma voiture. Perdue dans mes pensées, je n’y fis tout d’abord pas attention, mais un cri me ramena brusquement à la réalité.

Quatre garçons en descendirent, et deux d’entre eux me frôlèrent au passage.

J’étouffai un hoquet.

— Laisse tomber, mec, on va chez Molly à la place, rigola l’un d’eux en s’accrochant à son copain.

Rejetant la tête en arrière, il partit d’un petit rire sec. Ses cheveux bruns dansaient autour de son visage comme s’il se sentait tout revigoré.

— Tu en auras des minous là-bas, je te le promets.

Il lâcha un nouveau rire hystérique puis les deux entrèrent dans la boutique.

Les mains crispées sur la pompe, je restai incapable de détacher mon regard de la porte derrière laquelle ils venaient de disparaître.

Logan Kade, bientôt mon coloc… ! Je le vis, derrière la fenêtre, rire de ce que son ami venait de lui dire. C’est là que Lydia et Jessica les aperçurent et qu’elles se mirent à leur faire du charme. Le copain de Logan parut intéressé mais, lui, visiblement pas ; il leur jeta un regard ennuyé puis disparut au fond de la boutique.

Cela faisait un bout de temps que je n’avais pas vu de près les deux fils Kade, mais j’en avais entendu beaucoup à leur sujet. Logan était en première, comme moi, et son frère avait un an de plus. Ils étaient assez beaux, tous les deux, et Mason, avec son mètre quatre-vingt-dix et sa musculature d’athlète jouait en ligne défensive dans son équipe de foot. Logan, lui, était plus mince et légèrement moins grand.

Je ronchonnai en moi-même. Comment pouvais-je connaître tous ces détails sur eux ? Après un nouveau regard agacé à mes copines qui continuaient de minauder à l’intérieur, je tournai la tête vers l’Escalade et me figeai. Deux grands yeux verts me fixaient.

Mason qui, lui aussi, se servait en carburant, m’observait depuis tout ce temps… et je n’avais rien vu.

Parcourue d’un étrange frisson, je me rendis à peine compte que mon réservoir était plein. Impossible de détacher mon regard de ce garçon.

Il était beau, ça ne faisait aucun doute. Mais son frère aîné n’avait rien à lui envier non plus. Maintenant, je comprenais tout ce qui se murmurait à propos des fils Kade.

On continuait tous les deux à se fixer quand son ami réapparut pour venir s’appuyer contre la carrosserie. Ils me regardèrent et son copain esquissa un sourire entendu. Il croisa les jambes, tranquille, comme s’il était au cinéma, pop-corn à la main, et tout.

Ensuite il dit quelque chose, et Mason me jeta un petit sourire narquois.

— Tu as vu ? Des capotes parfumées au bonbon.

Logan bondit de côté puis effectua une petite danse en tendant une boîte à son frère.

Je savais que je n’aurais pas dû regarder mais je ne pouvais pas m’en empêcher. J’étais fascinée par eux. Logan agitait la tête en rythme avec la musique qui sortait des haut-parleurs de la station tandis que Mason, lui, ne me quittait pas des yeux.

C’est là que je compris qu’il savait parfaitement qui j’étais.

L’espace d’un instant, je me mis à trembler comme une feuille. Qu’est-ce que j’avais fait ? Quelque chose de grave ? Puis je revis ma mère, assise en larmes au milieu de tous ces cartons, une bouteille à moitié vide posée à côté d’elle.

Qu’ils aillent se faire foutre. Et leur père avec.

D’accord, maman n’était pas une sainte, ça, je le savais. Mais ça faisait dix-sept ans qu’elle était avec mon père. Et c’était maintenant qu’elle le trompait ? Maintenant qu’elle décidait d’emménager avec son nouveau petit ami et sa famille ?

Qu’ils aillent tous se faire foutre.

Mon regard se durcit, Mason plissa les yeux, et je lui décochai un sourire méprisant avant d’aller régler mon plein à l’intérieur. Quand je ressortis de la boutique, Lydia et Jessica traînaient encore dans les toilettes. Mason me croisa pour aller payer à son tour. Il portait un blouson de cuir sur une chemise noir et un jean, et ses cheveux noirs étaient coupés court. Nos regards se rencontrèrent alors, comme dans une sorte de transe.

L’espace de quelques secondes, mon cœur s’arrêta.

Dans ses yeux, je crus deviner de la haine… exactement celle que je ressentais pour lui.

Qu’il aille au diable.

Je lui lâchai un regard de dégoût et je sus qu’il avait compris le message car il plissa de nouveau les yeux avant d’entrer dans la boutique.

Avec un soupir, je grimpai dans ma voiture et attendis. Installés dans l’Escalade, Logan et leurs amis rigolaient de je ne savais quoi. Puis la porte fit un grincement métallique et je me raidis. Je savais qui allait apparaître.

Incapable de résister, je tournai la tête et croisai le regard de Mason alors qu’il marchait en direction de ma voiture. Arrivé à côté, il hésita, semblant prêt à s’arrêter. Je levai les yeux, prête à entendre ce qu’il allait me balancer au visage, mais deux voitures choisirent cet instant pour venir se garer tout près de nous.

— Qu’est-ce que… ?

— Salut, les loosers ! lança un garçon en émergeant d’une voiture, un truc fumant à la main.

— Oh, merde !

— Mason !

Logan et ses amis ne mirent pas deux secondes à bondir hors de l’Escalade. Mason se rua en avant, et je restai là, totalement interloquée, tandis que tous les quatre extirpaient avec violence les occupants des autres véhicules. Logan arracha l’objet fumant de la main d’un des gars pour le donner à son frère. Mason l’attrapa et le jeta dans la première voiture… dont les portières s’ouvrirent en catastrophe pour laisser s’échapper deux ou trois gars paniqués. C’est là qu’un autre objet fumant apparut, et que Logan se dépêcha de le lancer dans la deuxième voiture.

Alors que leurs deux amis étaient encore en train de frapper les autres types, Mason et Logan se jetèrent sur le reste. Bientôt, les voitures se retrouvèrent emplies de fumée, et, très vite, une odeur de feu me parvint aux narines.

— Oh, non… soupirai-je avant de me ruer vers la boutique.

J’ouvris la porte et hurlai :

— Lydia ! Jessica ! Dehors, vite !

Elles bondirent du fond du magasin et me regardèrent d’un air stupéfait.

— Sam, qu’est-ce qui se passe ?

J’agrippai le bras de Lydia et l’entraînai dehors avec moi.

— On se casse ! En vitesse !

Jessica nous suivit, mais s’arrêta subitement derrière moi. Les yeux exorbités, elle considérait, choquée, la scène qui se déroulait devant elle.

Je poussai Lydia dans la voiture puis me retournai pour lui crier :

— Foutez le camp ! Les voitures vont exploser !

En m’entendant, les amis de Mason et Logan s’arrêtèrent tout net. Ils saisirent Logan en premier, puis arrachèrent Mason au gars qu’il était en train de tabasser. Furieux, il fit mine de se jeter de nouveau sur son adversaire quand Logan lui dit quelque chose à l’oreille. Alors, il fit volte-face et bondit vers sa Cadillac Escalade. Comme il grimpait au volant, ses yeux rencontrèrent les miens le temps d’une seconde.

Je haussai les épaules et poussai Jessica à côté de Lydia dans ma voiture. Je m’installai en moins de deux au volant et démarrai en trombe.

Tout s’était passé tellement vite.

Lydia et Jessica restaient comme tétanisées sur la banquette arrière.

— Je n’arrive pas à croire à ce qui s’est passé !

— Qu’est-ce qu’il y a eu, en fait ?

— Logan Kade, il est vraiment canon.

— Logan ? riposta Jessica avec une moue. Tu as vu Mason ? Je me le ferais bien au coin d’un bois.

— Non, laisse-moi avec mes rêves, gémit Lydia. Pourquoi ils ne sont pas dans notre lycée ?

Avec un sourire en coin, Jessica lâcha :

— J’ai cru comprendre que l’école publique est d’un meilleur niveau. Ils ne voulaient pas d’un lycée de tapettes.

Tout en faisant mine de s’éventer, Lydia enchaîna :

— Que ce soit ci ou ça, je m’en fous. Je change d’école.

Jessica reprit alors, avec sérieux cette fois :

— Tu penses que ça passera aux infos ?

— Moi, tout ce que je sais, répondit Lydia en haussant les épaules, c’est que je n’ai absolument pas envie de rentrer à la maison. Sam, s’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît… on peut aller à une autre fête ? Je suis sûre de savoir où ils vont.

Je les déposai à la fête en question et rentrai seule chez moi.

CHAPITRE 2

Je passai mon week-end à faire des cartons et à charger la voiture. La maison des Kade n’avait rien d’une maison, en fait. C’était un manoir, avec un porche orné de deux colonnes. Au milieu du vestibule trônait une fontaine, derrière laquelle apparaissait un grand escalier en colimaçon. Quant à la cuisine, c’était carrément celle d’un restaurant… et le chef allait avec ! Il s’appelait Mousteff ; il avait une moustache expressive et des mains charnues. D’un geste nonchalant du bras, telle la première dame faisant visiter la Maison Blanche, ma mère fit les présentations. En quittant la cuisine, je hasardai un regard en arrière et vis Mousteff me faire un clin d’œil tout en aiguisant un couperet.

C’était James Kade qui avait payé tous les frais de notre déménagement. Cela ne l’empêcha pas de nous aider, avec ses fils. Mason et Logan s’activaient devant moi, attrapaient les cartons et les emportaient à l’intérieur. Je ne les regardais pas. Ils ne me regardaient pas. Et aucun d’entre nous n’ouvrit la bouche. Les seuls qui parlèrent furent ma mère et James. Il était grand, mince, avec les cheveux grisonnants. On devinait de la gentillesse dans ses yeux bleus, mais jamais son regard ne croisa le mien, pas même lorsqu’il remonta l’allée aux côtés de maman, une main posée sur ses reins.

— Ann-Lise, lui murmura-t-il à l’oreille, des amis nous invitent ce soir à prendre un verre chez eux.

Avec un sourire radieux, elle se retourna et, les deux paumes jointes, lui répondit :

— Oh, ce sera avec plaisir. J’ai vraiment hâte de rencontrer tes amis.

— Mitchell et Malaya Smith. C’est lui, les téléphones Smith ; ils lui appartiennent.

C’est alors que j’entendis maman déclarer d’une voix fébrile :

— Tu penses que Malaya viendrait prendre le thé un après-midi ? J’adorerais rencontrer les autres femmes.

Je me renfrognai. Comme si ma mère allait être acceptée par les membres de ce club… Soudain, mon téléphone vibra dans ma poche. Lydia voulait sortir, ce soir. Et, bientôt, Jessica m’envoya elle aussi un texto. Puis ce fut Jeff, une heure plus tard, qui me demandait de lui pardonner son attitude.

Je les ignorai tous les trois et me glissai dans ma nouvelle chambre. Pleine de cartons, il y avait un lit où auraient pu dormir au moins cinq personnes, ainsi que de deux canapés. J’avais mon propre appartement. Peut-être que je n’aurais plus à voir personne.

C’était ça, l’espoir.

Une seule fois, ce soir-là, je m’aventurai hors de ma chambre. Mon estomac criant famine, il fallait que je trouve le moyen de le calmer. Alors que je tentai de trouver mon chemin vers la cuisine, j’entendis une télévision résonner assez fort dans une pièce voisine. C’étaient les infos qui parlaient d’une explosion impliquant des voitures.

Deux véhicules appartenant à des élèves du lycée Roussou sont en feu devant une station-service de la ville de Fallen Crest. Cet incident ne serait que l’un des nombreux actes de vandalisme commis entre deux écoles, le lycée de Fallen Crest et celui de Roussou. Leurs équipes de football sont ennemies jurées. Un match est prévu pour bientôt entre elles, et les officiels craignent que ce ne soit que le début de ce qui semble devenir une rivalité grandissante entre les deux établissements. Sidney ?

Assis dans l’un des canapés, Logan éteignit la télévision et se leva. En se retournant, il m’aperçut dans le couloir. Je m’éclipsai alors, non sans avoir remarqué une autre tête près de lui. Une fois retrouvé mon chemin vers la cuisine, je regardai en arrière. Mason et Logan s’éloignaient dans l’autre sens, vêtus chacun d’un t-shirt et d’un jean à taille super basse.

Ce fut, pour le reste de la soirée, ma seule rencontre avec un être humain. Mousteff lui-même était parti. Le lendemain, dimanche, il faisait un temps radieux. Je roulai sur mon lit pour consulter mon smartphone. Lydia et Jessica m’avaient appelé mille fois pendant la nuit. Quant à Jeff, après quelques tentatives, il m’avait envoyé un dernier texto à cinq heures. Mon téléphone sonna une nouvelle fois et je vis qu’il était neuf heures. Comprenant que mes deux copines n’avaient pas dû rentrer chez elles si elles essayaient encore de me joindre, je fermai mon appareil, laissai échapper un bâillement et m’assis sur le lit.

L’après-midi, je repartis dans notre ancienne maison pour m’assurer qu’on avait bien tout ce qu’il nous fallait. Je savais que ce serait la fin du monde pour maman s’il lui manquait quelque chose, et qu’elle n’hésiterait pas à me renvoyer là-bas pour aller lui chercher. Non pas que ça me gênât, mais elle avait des horaires tellement bizarres…

Après avoir vérifié le premier étage, je descendais à la cuisine quand j’entendis la porte d’entrée s’ouvrir.

— Papa ?

Il s’arrêta sur le seuil. Il portait son blouson rouge et noir de coach de foot.

— Salut, ma fille…

— Je venais vérifier qu’on n’avait rien oublié.

— Tu veux dire qu’Ann-Lise n’a rien oublié ?

— Oui… avouai-je malgré moi.

Il eut un sourire vaguement moqueur.

— Euh… papa… tu n’étais pas là, ce week-end.

— Non.

Il se passa une main sur le visage puis enchaîna :

— Ta mère pensait que ce serait mieux si je dégageais le plancher. Autant éviter de se croiser.

— Oh.

L’air soudain triste, il s’approcha et demanda :

— Tu aimes ta nouvelle maison ?

— Ma nouvelle maison ? répétai-je, les sourcils froncés. Ma maison, ça reste ici.

Il se détourna.

— Ce n’est pas vrai, papa ?

La mâchoire serrée, il déclara :

— Ta mère estime que c’est mieux si tu restes avec elle. De façon permanente.

— Mais… quoi ? Tu es toujours mon père.

— On se verra à l’école, ma puce.

— Papa !

— Il faut que j’y aille. On commence l’entraînement du dimanche. Fallen Crest Public ne va pas être tendre avec nous vendredi. On joue contre eux, tu sais, tes nouveaux…

— Mes nouveaux quoi ? Colocs ? Les fils du petit ami de maman ? J’en n’ai absolument rien à fiche.

— Oui, enfin… ça ne fait jamais de mal de se faire des amis, Samantha.

Entendre mon prénom en entier me remua. Papa ne l’utilisait que lorsque je le décevais… ce qui n’était arrivé qu’une fois en dix-sept ans.

— On se revoit à l’école, ma fille, répéta-t-il.

Il hésita un instant. Sa main me tapota l’épaule puis il s’éloigna et sortit. Lorsque la porte se referma derrière lui, je lâchai un lourd soupir puis me laissai tomber dans un fauteuil.

J’avais une vie de merde.

De retour au mausolée, comme j’appelais ce manoir, je trouvai ma mère installée dans le patio. Je devais passer juste dans sa ligne de vision pour atteindre l’escalier qui menait à ma chambre. En m’apercevant, elle lança :

— Hello, ma chérie. Qu’est-ce que tu as fait, aujourd’hui ?

James était assis avec elle et, quand j’entrai, il se leva.

— Tu peux prendre ma place, Samantha.

Je sais que je fis la grimace mais il m’indiqua le fauteuil et m’accorda un sourire poli avant de disparaître à l’intérieur.

Ann-Lise me considérait d’un air radieux.

— Viens t’asseoir là, qu’on bavarde un peu.

Je m’exécutai sans mot dire.

Avançant vers moi une tasse, elle déclara :

— James n’a pas touché à son cappuccino. Tu peux le prendre, si tu veux. Je sais que tu aimes ce genre de café.

— Je suis passée à la maison, aujourd’hui, fis-je en ignorant sa proposition.

— Ma chérie, tu habites ici, maintenant, répliqua-t-elle, les yeux tournés vers l’océan.

Le fond du jardin était clos par un mur mais une petite porte donnait sur un sentier qui descendait directement vers la mer.

— C’est magnifique, hein ?

— J’ai vu papa.

Elle saisit sa tasse et enchaîna :

— J’adore le thé.

— C’est nouveau. Depuis quand ?

— Samantha, ce que tu peux être drôle, parfois. J’ai toujours aimé le thé.

— Tu es accro à la caféine depuis que je suis toute petite.

— Oui, eh bien… j’essaie de m’en déshabituer.

— Et James, il est mieux pour toi, aussi ?

Cette fois, elle se tourna vers moi puis reposa sa tasse.

— Il est mieux ? insistai-je.

— Alors, tu as vu ton père, répéta-t-elle sur un ton dur. Il n’était pas censé être là-bas.

— Dans sa maison ?

— Je lui ai demandé de se tenir à l’écart. Je savais que tu y retournerais aujourd’hui pour t’assurer qu’on n’avait rien oublié.

— Tu ne voulais pas le voir ?

— C’est mieux comme ça, Samantha.

— Mieux pour qui ? Pour toi ? C’est mon père, quand même.

Elle me tapota le bras et se cala contre le dossier avant de reprendre sa tasse.

— Tu le verras à l’école. Ton trimestre n’est pas encore réglé.

— Pourquoi il ne le serait pas ?

— Nous divorçons, ma chérie. Tu sais que certaines choses de la vie changent dans ces moments-là.

— Oui, lâchai-je sèchement. Comme la famille, par exemple.

Elle tiqua légèrement mais reposa sa tasse d’une main sûre.

— C’est moi, ta famille, Samantha. On sera toujours ensemble toi et moi, mais maintenant j’ai James. Tu devrais te rapprocher de Mason et Logan. Ce sont de très gentils garçons.

— Et toi, tu t’es rapprochée d’eux ? Tu les connais bien ?

— Oui. Je leur ai parlé. Plusieurs fois.

— Quand ? demandai-je, les mains crispées sur le dossier du siège devant moi.

— L’année dernière, déjà. J’ai dîné avec eux.

— L’année dernière ?

— Je t’ai dit que j’avais quitté ton père. Ça fait longtemps qu’on ne s’entend plus, Sam. Je sais que tu l’as remarqué, même si tu ne dis jamais rien. Tu devrais t’exprimer plus, ma chérie. Ce serait bon pour toi.

— Ça fait un an que tu trompes papa ?

— Je ne le trompais pas… soupira-t-elle.

— Tu dis « un an ». Ça fait un an que tu trompes papa ?

Je me penchai en avant pour ajouter :

— Papa était au courant ?

— Franchement, fit-elle, les yeux au ciel. Comme si ton père était un saint ! Il faut être deux pour qu’un mariage tienne. Ça fait des années que David n’est plus là. Demande-lui pourquoi, de son côté, il a été aussi absent. Ou alors, tu n’avais rien remarqué ?

— Il coache l’équipe de foot. Il est souvent parti.

— La saison de foot ne dure pas un an, ma jolie. Il faudrait peut-être te réveiller avant de jeter le blâme sur moi uniquement.

Sa voix me fit l’effet d’un coup de fouet. Je repoussai la chaise devant moi pour rétorquer :

— Un entraînement nocturne, ça peut souvent prendre des heures. Ils ont déjà commencé ceux du dimanche. Et ça peut se prolonger comme ça toute l’année, maman. C’est une école privée. Leur programme de foot est très important pour le lycée. Je sais tout le temps que ça prend. Jeff joue dans l’équipe depuis trois ans.

De nouveau, elle soupira.

— Toi et ce Jeffrey… il n’est pas bien pour toi non plus, Sam. Son père est mécano et sa mère caissière dans un supermarché. Tu n’as aucun avenir avec lui.

— Je n’ai pas l’intention de l’épouser, si c’est ça que tu crains.

— Je te connais, Samantha. Tu le fréquentes depuis le début du lycée. Et même moi j’ai pu voir qu’il te trompait.

Un cruel sourire étira mes lèvres.

— Tu as raison, maman. Tu as tout vu. Les tricheurs savent toujours reconnaître un autre tricheur. Félicitations, tu fais partie de ce club.

Je m’avançais dans la pièce mais stoppai net. Mason et Logan étaient assis ensemble à une table… et me regardaient. Je fis de même puis fonçai dans l’escalier en direction ma chambre. Là-haut, je me changeai en vitesse et attrapai mon iPod. Quand je redescendis, je vis qu’ils avaient disparu. Pas grave. Rien n’était grave.

Je sortis en courant et me lançai dans la rue. Le running était depuis toujours une échappatoire pour moi. Je ne rentrai qu’une fois la nuit tombée et lorsque mes jambes furent incapables de me porter davantage. En pénétrant dans le manoir, je le trouvai plongé dans le silence. Presque flippant. Mes bruits de pas résonnaient sinistrement dans les couloirs.

En passant devant la salle à manger, j’entendis la voix de ma mère qui s’adressait à moi.

— Tu as repris le running ?

J’ôtai les écouteurs et restai plantée devant l’entrée de la pièce. Des gouttes de sueur me tombaient du visage et je me demandai si elle allait me faire remarquer que je salissais le sol.

Elle se leva en soupirant.

— J’imagine que ça ne devrait pas me surprendre.

J’essuyai mon visage trempé.

Elle poursuivit :

— J’ai dîné avec James et les garçons. Ils ont demandé pourquoi tu ne te joignais pas à nous ; je leur ai dit que tu étais fâchée contre moi. Mais, fais-moi plaisir, Sam, va manger quelque chose. Je ne veux pas voir resurgir tes problèmes d’anorexie.

Lorsqu’elle sortit et s’éloigna dans le couloir, je la saluai sans un mot et lui tendis un majeur bien senti. Puis je montai directement dans ma chambre. Après une bonne douche, je m’assis et allumai mon téléphone. Il bipa consciencieusement. Jessica et Lydia étaient à un feu de camp. Par contre, aucune nouvelle de Jeff. Je refermai mon appareil et me blottis sous les draps.

Mon premier jour d’école allait être épuisant. Je savais que l’année entière le serait. Déjà, le week-end avait commencé en fanfare…

CHAPITRE 3

C’était la rentrée de mon année de première. Avant les événements du week-end, j’attendais ce jour avec tant d’impatience… Plus qu’un an avant la terminale… Et puis, tout s’était précipité, et je n’avais pas la moindre idée de la façon dont la journée allait se dérouler.

Mon père coachait l’équipe de foot de l’école. Il était adoré par beaucoup de parents fortunés. Les gens le respectaient. Et ma mère venait de le larguer. Alors que je rejoignais mon casier, je ne savais vraiment pas à quoi m’attendre. Est-ce que les élèves allaient sympathiser avec moi ou me traiter de putain, genre « telle mère telle fille », par exemple ? Mais, quand un petit groupe de capitaines me passa devant en courant et sans m’accorder un seul regard, je me dis que peut-être personne ne savait…

Puis Jeffrey déboula pour se planter devant le casier à côté du mien. Les cheveux pleins de mousse, il me décocha un sourire de travers.

Mon Dieu, ces fossettes… l’effet qu’elles me faisaient.

Il marmonna :

— On ne t’a pas vue du week-end. Tu nous fais quoi ?

— Après ton délicieux au revoir de vendredi ? Je ne vois pas de quoi tu parles.

— Oh, allez, Sam… Je t’ai envoyé des tonnes de textos pour m’excuser. Tu ne m’en as pas renvoyé un seul.

Je haussai les épaules d’un air indifférent.

— Jess et Lydia étaient contrariées. Elles pensaient bien que tu viendrais.

Je haussai de nouveau les épaules.

— Pourquoi tu agis comme ça ? soupira-t-il. Qu’est-ce qui se passe ?

Je lui jetai un regard vibrant.

— Mais, qu’est-ce que tu racontes ?

— Depuis vendredi, tu es bizarre. C’est comme si quelqu’un dans ta famille était mort, ou un truc dans le genre. Tu es sûre que ça va ?

— Votre soirée, comment ça s’est passé ?

— Bien, super… mais ce n’est pas ça le problème.

— Tu as trouvé une autre fille à te mettre sous la dent ?

— Ah, bon, c’est à ça que tu joues ? rétorqua-t-il, la mâchoire serrée.

— Moi, jouer à un jeu ? J’aimerais bien savoir lequel parce que je n’en connais même pas la règle.

Jeff s’écarta du casier, roula des yeux exaspérés et s’éloigna.

Je ne fis rien. Je ne lâchai aucune injure, aucun soupir. Je n’eus même pas envie de pleurer. Je me contentai de sortir mes bouquins de mon sac et de ranger celui-ci dans mon casier. Un nouveau jour, une nouvelle aventure. Je n’avais pas fait trois pas vers ma classe d’anglais que Jessica et Lydia me bondirent littéralement dessus.

Si on était toutes en uniforme, leurs jupes couvraient à peine leurs fesses. Beaucoup de filles faisaient pareil. Mes amies avaient leur chemisier déboutonné très bas pour montrer leur décolleté et le soutien-gorge en dentelle rouge et noire qu’elles portaient toutes les deux.

— Salut…

Lydia réajusta sa chemise de façon qu’on aperçoive mieux son sein droit.

— On ne t’a pas vue du week-end. C’est quoi, cette histoire ?

— On était inquiètes, tu sais, renchérit Jessica avec un regard grave.

— Ah, oui ?

Elles hochèrent la tête dans un même ensemble puis quelqu’un passa près de nous dans le couloir. Aussitôt, leur expression changea, passant du sérieux à l’exubérance.

S’accrochant à mon bras, Jessica me souffla à l’oreille :

— Ashley DeCortts et Adam Quinn ont rompu ce week-end.

— Oui, enchaîna Lydia, le bruit court que Ashley a couché avec un des frères Kade. Adam l’a découvert et l’a laissée tomber. Ça se voyait clairement, au feu de camp de Kara, hier soir. Et moi, j’étais aux premières loges.

— Oui, elle n’a rien manqué du spectacle.

— Sérieux ? demandai-je.

— Sérieux, reprit Lydia. C’était dingue. Adam était dans un état… du genre « je croyais que nous deux ça voulait dire quelque chose pour toi ». Et elle, « oui, mais une fille ça ne fait que ce qu’une fille peut faire ». C’était trop. Franchement. Si ça pouvait arriver à chaque feu de camp…

— Tu aurais dû être là.

— Oui, j’aurais dû.

— Alors, tu étais où ? demanda Jessica en me dévisageant.

— Quoi ?

— Tu étais où ? On est passées chez toi, mais il n’y avait personne. Lincoln a dit que ton père était à une conférence pendant tout le week-end. Tu y es allée avec lui ?

— J’avais des engagements familiaux, ce week-end. Je n’étais pas censée en parler, c’est tout.

S’approchant de moi, Lydia demanda :

— C’est football confidentiel ?

— Oui, c’est ça.

— C’est vrai ? fit Jessica, les sourcils froncés.

— C’est vrai. Mon père deviendrait fou. Je suis censée ne pas en dire un mot.

— Oh ! lâcha Lydia en se tournant vers Jessica. Ils jouent contre le lycée public, cette semaine. Il est peut-être allé à une conférence pour mieux se renseigner sur eux. Cette équipe est bonne, super bonne.

Les mâchoires serrées, j’agrippai mes bouquins.

— De quoi vous parlez, en fait ?

— De Mason Kade, articula Lydia avec une moue comme si c’était évident. C’est la star de l’équipe. J’ai entendu Adam Quinn dire à Mark Decraw qu’il pense que Kade pourrait passer pro un de ces jours. Je ne sais pas trop pour Logan, mais, là, ils parlaient de Mason. J’ai l’impression qu’il a peur de lui. C’est lui qui plaque, non ? Il peut plaquer Adam tout le long du match, non ?

Comme on la regardait sans vraiment comprendre, Lydia leva les yeux au ciel.

— C’est, en tout cas, ce que j’ai entendu dire ; Adam a peur de Mason Kade.

Mes doigts se crispèrent sur mes livres, au point de faire blanchir mes articulations. J’en avais tellement marre d’entendre parler des frères Kade, qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre. Depuis combien de temps ça durait ? Pour être franche, je m’en foutais carrément.

Je fus soulagée de voir mon cours commencer et, le reste de la journée, j’essayai au maximum d’éviter Lydia et Jessica. Cerise sur le gâteau, personne ne parut remarquer ma présence plus que ça. Comme je ne surpris aucune conversation au sujet de mon père, je finis par me dire qu’il n’avait pas parlé de sa « séparation » à qui que ce soit. Les gens paraissaient bien plus intéressés par la méga rupture entre Ashley et Adam.

La semaine se passa sans histoire. Lydia m’apprit le mercredi que l’équipe de choc ne s’était toujours pas rabibochée, et qu’on avait surpris Adam en train de traîner près du casier de Nancy Burgess. Jessica afficha une moue dégoûtée et s’éloigna. Je crus entendre aussi quelques injures, mais sans en être certaine.

Le soir, je retrouvai Jeff devant une pizza. Il aimait le buffet, et moi, le salade-bar.

— Je te dépose chez toi ? demanda-t-il alors qu’on rejoignait ensemble le parking.

— Non, je suis venue en voiture, rappelle-toi.

— Oui… justement, pourquoi ça ? C’est moi qui passe te prendre, d’habitude.

— Je vais chez Lydia, maintenant, en fait. Ça s’explique.

— Ah, d’accord…

Sans quitter sa mine boudeuse, il se pencha pour un baiser. Tandis que nos bouches s’effleuraient, je sentis sa main sur ma joue. Ses lèvres étaient douces et je laissai échapper un gémissement.

Jeff sourit et posa son front sur le mien.

— C’était bon, hein ?

— Ça fait trois ans qu’on fait ça. Bien sûr que c’est bon.

Il rit et m’embrassa encore une fois. Mais de façon plus insistante. Je reculai et pris appui sur ma voiture tandis qu’il pressait son corps sur le mien. D’une main, il me fit lever la tête et son baiser se fit plus exigeant. Lorsque sa langue s’introduisit dans ma bouche, je m’écartai.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Quoi, « qu’est-ce qu’il y a » ? fis-je en le repoussant. Je ne veux pas faire ça dans la rue.

— Mais, tu veux quoi ? Si je comprends bien, c’est pour ça que tu es venue ici en voiture. Pour ne pas avoir à m’embrasser, c’est ça ?

— De quoi tu parles ? demandai-je, agacée.

— Ça va, Sam, tu sais très bien de quoi je parle. Avant, c’était brûlant entre nous ; maintenant, tu es un véritable glaçon.

— Je croyais que je ne t’intéressais plus. Je te sens tellement ailleurs, ces derniers temps.

— Mais, qu’est-ce que tu racontes ?

À voir la crispation de sa mâchoire, la raideur de ses épaules, je devinai l’orage qui menaçait d’éclater. Quelque chose céda en moi. Ce n’était pas une bagarre que je cherchais, maintenant. Du moins, pas cette bagarre-là.

Je me détournai avant de répondre :

— Rien… Ça n’a pas d’importance.

— Quoi ? interrogea-t-il en me prenant le coude. Qu’est-ce qui n’a pas d’importance ?

Quelque part, la douceur soudaine de sa voix me rassura.

— Tu crois que je te trompe ? insista-t-il.

— Non, Jeff, c’est juste que j’ai des tas de choses en tête, et…

— Quelles choses ?

— Du genre, il fait vraiment que j’y aille. Ma mère devient folle avec les horaires familiaux. Plus je resterai chez Lydia, plus je rentrerai tard à la maison. Tu sais comment elle est.

— D’accord, fit-il en hochant la tête. Tu veux que je passe te prendre avant l’école, demain matin ?

— Non, ça va. J’ai une voiture.

— Ce n’est pas la question, Sam.

— Je sais.

Je m’en foutais éperdument.

Avec un soupir, il s’écarta.

— Tu es vraiment une petite garce, tu sais.

Je le regardai partir sans bouger. Je savais que j’étais une garce, ce n’était pas le problème. Mon téléphone qui vibra me fit soupirer. Lydia voulait que je me dépêche. Je grimpai donc dans ma voiture et démarrai.

En arrivant chez elle, je la trouvai en train de sauter comme un lapin sous amphé. Elle glapit littéralement en m’entraînant dans sa chambre.

— Tu sais ce que Jessica m’a dit aujourd’hui ? Adam a demandé de tes nouvelles !

Je sentis mon estomac faire un bond.

— Quoi ?!

— Oui, articula-t-elle en secouant la tête de haut en bas. Tu y crois ?

Elle bavait carrément d’excitation.

— Pourquoi il a demandé de mes nouvelles ?

— Qu’est-ce qu’on s’en fout ! Il l’a fait, c’est tout ! tu ne trouves pas ça dingue ?

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Tu plaisantes ? Je crois qu’il a demandé comment tu allais. Tu veux un soda ?

— Je crois que tu en as eu assez pour deux.

— Hein ?

Elle s’arrêta de sauter et me dévisagea.

— Rien.

Puis elle me reprit le bras.

— Sois contente, Samantha. Tu peux enfin larguer Jeff.

— Le larguer ? Pourquoi ?

Dégoûtée, Lydia se laissa tomber sur son lit, les bras en croix

— Franchement, ce n’est pas comme si tu tenais à lui. C’était quand, la dernière fois que vous vous êtes vus ?

— Ce soir. On a dîné ensemble.

— Noon ! fit-elle en bondissant assise.

— Si, répondis-je en allant m’asseoir à son bureau. Pourquoi ?

— Toi et Jeff, vous avez dîné ensemble ce soir ? Juste avant de venir ici ?

— C’est quoi, cet interrogatoire ? Oui. J’ai dîné avec mon petit ami. Que je vois depuis trois ans.

— Oh… lâcha-t-elle, les yeux exorbités.

— Ça y est, tu en as fini avec toutes tes questions ? demandai-je en me levant pour me diriger vers la porte.

— Non, non, ne t’en va pas ! s’écria-t-elle.

Une fois de plus, Lydia me saisit le bras et me força à m’asseoir près d’elle sur le lit. Puis, l’air extrêmement grave, elle me demanda :

— Alors, si Adam Quinn te proposait un rancard, tu dirais… ?

— Non, coupai-je. J’ai un copain. Qu’est-ce que tu as ? tu t’agites comme si Jeff et moi on avait rompu.

— Ben, oui… c’est que… vous n’avez pas l’air de vous entendre.

— C’est des conneries. Tu vas me dire une bonne fois pour toutes ce qui se passe ? Tu n’arrêtes pas de me poser des questions sur Jeff, si je l’ai vu à telle ou telle soirée, ce que je fais avec lui, etc.

Les bras croisés, j’attendis qu’elle me réponde. Sans quitter son regard.

— Je… c’est que… je… Adam Quinn ferait un petit ami autrement mieux que Jeff, voilà. Il était fidèle à Ashley, quand ils étaient ensemble. Elle, non, mais ce n’est pas la question. Allez, Sam, tu ne peux pas refuser Adam à cause de Jeff !

— Eh bien, si, je peux.

— Jeff ne passe pas un week-end sans te tromper.

Elle sauta debout.

— C’est ce que je me suis laissé dire.

Je saisis mon sac à dos et repartis vers la porte.

— Attends, Sam. Ne pars pas comme ça. Je suis désolée…

— Désolée de quoi ? fis-je en me retournant brusquement.

Elle manqua de me rentrer dedans, ouvrit la bouche, la referma puis la rouvrit pour déclarer :

— Euh… de… d’espérer que tu laisses tomber Jeff parce que c’est un vrai connard.

— Merci, Lydia.

Je dévalai l’escalier, sortis sans me retourner et courus m’enfermer dans ma voiture. Debout dans l’allée, Lydia avait cessé de me suivre mais, en la voyant avec son téléphone à l’oreille, je verrouillai le mien. Jess allait m’appeler dans une minute, après avoir appris toute l’histoire de la bouche de Lydia.

Mais je m’en fichais. Grave. Tout en sachant, en mon for intérieur, que ce n’était pas le sentiment le plus sain. Pourtant, là encore, je m’en moquais.

De retour au manoir, je le trouvai plongé dans l’obscurité. Il n’y avait pas âme qui vive. Sur la table de la cuisine, je trouvai une assiette et un sandwich emballé dans du film plastique, avec mon nom écrit sur un post-it. Je l’ignorai et grimpai dans ma chambre pour enfiler mes baskets de running. Cinq minutes plus tard, j’étais de nouveau dehors, mais pour n’y rester qu’une heure, cette fois. Ce qui ne m’empêcha pas de rentrer inondée de sueur tandis que j’allais à la cuisine chercher un verre d’eau.

Je l’achevai tranquillement assise à table car je savais qu’il m’en faudrait un deuxième avant de monter prendre une douche et me coucher.

J’avais presque terminé quand la porte s’ouvrit d’un coup, au son d’un grand rire… bientôt suivi d’une odeur de parfum et d’alcool. Instinctivement, je me tassai sur ma chaise, et vis entrer Mason. Il alla ouvrir le frigo et y fourra la tête, tandis que Logan arrivait à sa suite, une blonde pendue à son bras. Elle portait un top si fluide qu’il ne cachait quasiment rien de ses seins.

Il rit et se colla à elle en prenant appui sur le comptoir. Alors qu’il se penchait pour plonger la tête dans son cou, Mason leva les yeux du frigo et se figea. Il venait de m’apercevoir dans l’obscurité.

Aucun de nous ne dit un mot. Aucun de nous ne détourna le regard.

La fille poussa un cri quand le visage de Logan s’aventura un peu plus bas au creux de son décolleté.

Puis il se redressa en souriant.

— Hé, Mason, tu crois que je pourrais la sauter ici ? Tu crois que ça choquerait belle-maman ? Mon jouet à côté de ses tasses à thé ? Tiens, un sandwich…

Logan le déballa et le dévora en trois bouchées. Quand il eut fini, il avala le verre d’eau que lui tendait Mason puis reprit sa petite affaire avec la fille.

Qui se remit à rire et, bientôt, à gémir.

Mason s’appuya contre l’évier. Les bras croisés, il ne me quitta pas une seconde des yeux.

— Tu peux te la faire où tu veux, Log.

Celui-ci lui chatouilla le dessous des seins, et la fille se mit à rire de plus belle. Puis, haletante, elle leva les yeux vers Mason et lui demanda d’une voix rauque :

— Tu veux l’accompagner, Mason ? Tu peux m’avoir aussi.

Logan éclata de rire puis lui plaqua une main sur le coude.

— Je ne crois pas, ma jolie. Je ne suis pas partageur. Je te garde pour moi toute la nuit.

Alors qu’il l’entraînait dehors, elle tendit le bras vers Mason et lui passa un doigt sur le biceps. Tout en montant l’escalier, comme elle continuait à glapir, Logan lui demanda de la mettre en veilleuse sinon belle-maman risquait de se réveiller, et personne n’aurait droit à son petit câlin, ce soir. Puis le silence retomba dans la cuisine.

Moi qui n’avais pas bougé d’un poil, je n’hésitai plus. Je repoussai ma chaise, me dirigeai vers le frigo et remplis mon verre, non sans réprimer un frisson. Puis, d’un mouvement maladroit, je me retournai, ignorai son regard brûlant et montai dans ma chambre. En y arrivant, je fermai la porte derrière moi et lâchai un immense soupir de soulagement.

À ma grande surprise, je sentis mes doigts gelés autour de mon verre. Il me fallut quelques longues secondes avant de pouvoir les en détacher.

CHAPITRE 4

Vendredi soir, je ne mis pas les pieds dehors, et l’équipe du FC Public écrasa le FC Academy sur un score de 32 à 7. Je savais que mon père s’en trouverait mortifié mais je continuais à penser qu’il m’avait chassée de la maison. Mon niveau de compassion était passé dans le négatif. Le seul point positif était que Jessica et Lydia se sentaient tellement surexcitées à propos des fêtes qui allaient suivre – que ce soit côté Public ou Academy – qu’elles en oubliaient de me harceler pour les y emmener. Jeff était pareil, même s’il se montrait toujours très affecté après un match perdu. Je savais qu’il serait plus grognon que la normale.

Apparemment, mes nouveaux colocs firent le spectacle à eux deux. Mason plaqua Adam soixante-dix pour cent du temps, et Logan marqua à lui seul trois essais. Tout ça, je l’appris par des textos que ne cessait de m’envoyer Lydia.

— Tu sors, ce soir, ma chérie ? me demanda maman l’après-midi suivant.

Une tasse de thé à la main, elle venait d’entrer dans ma chambre et s’assit sur le canapé face à mon lit.

J’étais dans la salle de bains, à peine sortie de ma douche. Lorsque je la vis ranger sagement ses jambes de côté, comme si elle conversait avec la reine d’Angleterre, je n’en crus pas mes yeux. Alors, je lâchai la serviette que j’avais enroulée autour de moi et entrai dans ma chambre.

— Samantha ! s’étrangla-t-elle en regardant la porte qu’elle avait laissé ouverte en me rejoignant.

Nue comme un ver, j’allai fouiller dans mon placard. Ignorant le frisson qui parcourait mon corps dénudé, je sortis un jean skinny noir et un haut de même couleur.

— Chérie, j’aimerais que tu passes quelque chose sur toi.

Je trouvai un soutien-gorge en dentelle noir et un string de même couleur.

Soupirant dans mon dos, elle ajouta :

— Tu ne chercherais pas à te venger de moi, par hasard ?

Elle avala une gorgée de thé puis enchaîna :

— J’aurais dû m’y attendre. Malaya dit que c’est ce que font les ados qui ont été déplacés de leur maison… surtout les filles. Je me demande ce que tu me réserves encore.

Jetant le string de côté, j’enfilai le jean à même la peau. Puis je me regardai dans le miroir. Une grimace tordit la bouche d’Ann-Lise, qui avala néanmoins une autre gorgée de thé.

— Tu couches avec ce Jeffrey ? C’est pour ça que tu t’habilles comme une… ?

Je pivotai lentement pour lui demander :

— Comme une quoi, maman ?

Ses lèvres restèrent comme scellées puis elle finit par lâcher :

— Comme une traînée.

Je haussai vivement les sourcils.

— Tu penses que je suis une traînée ?

Elle posa sa tasse et lissa sa jupe.

— Je pense que tu t’habilles comme telle uniquement pour te venger de moi. Tu ne t’habilles jamais comme ça, d’habitude.

— Oui, mais j’ai une famille, d’habitude.

Je passai mon haut. Ultra près du corps, il épousait la moindre de mes formes et s’arrêtait au ras de la ceinture de mon jean.

Penchée devant la glace, j’examinai mon visage. Je n’avais rien d’extraordinaire, avec mes longs cheveux noirs, ma minceur d’athlète et mon regard sombre.

— Samantha, ma chérie, je m’inquiète pour toi. Tu es très belle et je sais que les garçons pensent la même chose.

— De quoi tu parles ? demandai-je en me tournant vers elle.

— De Jeffrey, fit-elle, une main levée. J’ai peur que tu perdes tes années de lycée avec lui. Il n’est pas fait pour toi, c’est évident. Regarde-toi, tu es maigre à faire peur.

Je fis la grimace.

— Il te trompe, c’est clair. Tes amies elles-mêmes me l’ont dit.

— Tu as parlé à Jessica et Lydia ?

— Bien sûr. Ce sont tes amies.

— Quand ?

— Quoi ?

— Tu leur as parlé quand ?

— Oh, je ne sais pas… il y a un mois, peut-être.

Avec un soupir de soulagement, je me tournai vers le miroir et nouai mes cheveux en un genre de tresse. Jessica m’ayant appris à le faire, je tentai de copier ses gestes. Le résultat ne fut pas le même mais ça m’allait. La natte était haute et quelques mèches me retombaient dans le cou. Je savais que Lydia adorerait. Puis j’enfilai mes sandales.

— Où vas-tu, Samantha ?

J’avais l’intention de la planter là en ignorant tout ce qu’elle allait me dire – j’aurais adoré, même – mais la douceur de sa voix m’arrêta net. Étouffant un juron, je me tournai vers elle et lui dis :

— Je vais à une fête avec Lydia et Jessica.

— Oh…

— Pourquoi ? fis-je en me retenant à mort de ne pas prendre l’air excédé.

— Je crois que Mason et Logan vont retrouver des amis pour une petite réunion. Peut-être que tu pourrais te joindre à eux. Tu ne peux pas continuer à faire comme s’ils n’existaient pas.

Son idée de « réunion » était celle d’une soirée à deux cents personnes au moins. Je me demandais si ma mère jouait les demeurées ou si tout ça lui venait de son nouveau petit ami.

— Bien sûr, maman. Je vais courir vers eux.

— Samantha, soupira-t-elle, fais-moi au moins ce plaisir. Ça compte beaucoup pour moi que tu t’entendes bien avec eux.

Je considérai son reflet dans le miroir. Si je ne la connaissais pas, j’aurais craqué devant son regard ; celui d’une femme qui avait perdu son chiot. Et, aussitôt, je m’en voulus. Car je savais que j’allais craquer.

— Je vais demander à Jess et Lydia si elles savent où il y a des fêtes Public. Je suis sûre que Mason et Logan y seront.

Son visage s’illumina et elle me remercia d’un sourire avant d’avaler une dernière gorgée de thé.

— Ça compte beaucoup pour moi, ma chérie, tu sais, dit-elle en se levant.

Elle me gratifia d’un baiser appuyé sur le front puis sortit de ma chambre, d’une démarche souple qui fit onduler sa jupe sur ses hanches.

Un sacré coup bas de la part de ma mère qui venait de me faire magistralement plier devant elle.

Après un nouveau coup d’œil dans le miroir, je décidai de me changer des pieds à la tête. Le noir atterrit sur le lit et j’enfilai un legging rose vif, que j’assortis d’un haut couleur chair qui me collait au corps. Le sourire aux lèvres, je tournai les talons et sortis à mon tour. Si elle me voyait dans cette tenue, ma mère en ferait une attaque.

En revanche, j’adorai la réaction de mes deux amies quand je les retrouvai dans le bar où on s’était donné rendez-vous.

En m’apercevant, Jessica plissa les yeux et roula nerveusement son t-shirt entre ses mains. Quant à Lydia, ses yeux lui sortirent des orbites et sa bouche s’arrondit de stupeur. Au bout d’un moment, elle parvint à articuler :

— Tu es… très chouette, Sam.

— Canon ! me lança un garçon qui passait devant nous avec ses copains.

Un autre me siffla tandis qu’un troisième me demanda carrément s’il pouvait me peloter. Le dernier me proposa de sortir dîner avec lui, mais je me contentai de sourire… jusqu’à l’instant où je sentis deux mains serpenter autour de ma taille pour m’attirer contre un corps masculin, tandis que des lèvres gourmandes s’en prenaient à mon cou. Le petit rire que je perçus alors me rassura.

Jeff murmura à mon oreille :

— On peut aller quelque part, toi et moi ? Je t’ai vue entrer et je ne tiens plus, là.

— Que tu me dragues, c’est juste ce que j’attends de toi, lui répliquai-je avant de lui tapoter la joue et de m’éloigner.

Tout en marmonnant derrière moi, il me suivit. Une main autour de mes hanches, il m’attira de nouveau contre lui.

— Sérieux, Sam. Il faut vraiment que je me défoule, sinon, ça…

C’est alors qu’un type surgit de nulle part pour atterrir au milieu de nous et prendre appui sur le comptoir. Il posa sur moi un regard vitreux puis rejeta la tête en arrière avant de se mettre à hurler comme un loup. D’autres garçons lui répondirent, et la main de Jeff se serra sur mon bras. Quand son étreinte se durcit jusqu’à devenir douloureuse, je voulus protester mais le groupe qui nous entourait s’écarta brusquement.

Les mots restèrent bloqués dans ma gorge.

Suivis de quelques amis, Mason et Logan traversèrent la salle d’un pas assuré, comme s’ils avaient pris possession du territoire. Et c’était bien le cas. Il s’agissait d’une fête Fallen Crest Public. Comme Jeff et moi nous tenions à côté des boissons, ils s’arrêtèrent tout près. Logan nous jeta un regard, sourit puis se tourna et attrapa une bouteille. Il entreprit de remplir des verres pendant que Mason acceptait celui que lui offrait quelqu’un de son groupe. Ses yeux étaient rivés aux miens.

Au bout d’un moment, Jeff me poussa du coude.

— Tu connais Kade ?

— Non, rétorquai-je aussitôt avant d’aller me fondre au milieu des fêtards.

Les garçons reprirent leurs cris et leurs sifflements tandis que Jeff me suivait à travers la foule.

Lydia nous retrouva un peu plus tard dans une arrière-salle. Un gobelet à la main, elle avait le regard vitreux.

— Tu les as vus ? me demanda-t-elle.

Derrière moi, Jeff marmonna quelque chose. La main toujours plaquée autour de ma taille, il avait passé la dernière heure à m’embrasser dans le cou. Mais, cette fois, il s’écarta pour se vautrer contre le dossier de la banquette.

— Qui ?

— Mason et Logan Kade.

J’eus beau réprimer un froncement de sourcils, Jeff remarqua tout de suite mon trouble.

— Tu es sûre de ne pas les connaître ?

— Je n’ai pas besoin de les connaître pour ne pas les aimer.

En totale pâmoison, Lydia s’extasia :

— Mason, il est trop beau. Je devrais peut-être leur dire que j’étais à la station-service, ce soir-là. Je suis sûre qu’il me parlerait. Oui, c’est peut-être ce que je vais faire.

Elle balaya la salle d’un regard plein d’espoir.

— Je crois que je l’ai vu monter avec une blonde, il y a une demi-heure, lâcha Jeff sur un ton indifférent.

— Oh… fit-elle, déçue.

— Au fait, où est Jessica ?

— Au fond, en train de jouer au billard avec Logan Kade, répondit Lydia qui avait retrouvé son enthousiasme.

— Ah, oui ?

— Bon, déclara Jeff, je vais chercher à boire. Sam ?

Je lui tendis mon verre mais il partit sans le prendre.

Lydia, que ma moue laissa de marbre, s’empressa de prendre sa place.

— Elle ne joue pas seulement avec lui, me dit-elle alors, mais avec tout un groupe d’autres gars. Je suis sûre qu’il ne l’a même pas remarquée… mais peut-être que si. Peut-être qu’ils vont sortir ensemble. Tu imagines ? Être la petite amie de Logan Kade ?!

— Il n’est pas si terrible, Lydia.

— Ça veut dire quoi ? demanda-t-elle en tentant de retrouver ses esprits. Tu lui as parlé ? Oui… au fond, c’est vrai… tu étais là-bas… tu as tout vu. Ils t’ont menacée ? Tu n’as jamais rien dit sur le coup des bombes. Personne ne sait que tu as été témoin de tout l’incident. Je suis prête à parier qu’on t’a dit de fermer ta gueule à ce sujet, non ?

Je lui pris le bras et le serrai.

Ce qui ne l’empêcha pas de poursuivre :

— Tu imagines… te faire menacer par eux ? J’aurais du mal à ne pas leur sauter dans les bras. Mason, c’est le rêve…

Des gens commençaient à se retourner sur nous et à écouter notre conversation. Sentant sur moi leurs regards appuyés, je la pinçai pour la faire réagir.

— Lydia !

— Hein… quoi ?

— Tais-toi !

Elle me renvoya un sourire idiot.

— Ou alors, ils t’ont offert des excuses… en nature ? Ce n’est pas moi qui te le reprocherais. Surtout avec un gars comme Jeff. On s’en fout de lui, non ?

Me levant d’un bond, je lui rétorquai :

— Tu vas arrêter, oui ?! Ces types, je ne vois pas ce que tu leur trouves, et puis, ma vie amoureuse, ça ne te regarde pas.

Alors que je tournais les talons pour sortir de la salle, je stoppai net. Entouré de certains de ses amis, Logan se tenait sur le seuil, un verre à la main, une queue de billard dans l’autre. Pendue à son bras, Jessica fit la grimace en m’apercevant mais leva aussitôt les yeux vers Logan pour lui offrir sourire timide.

Celui-ci me considéra d’un air dur, tandis que ses doigts serraient nerveusement son gobelet. Je fis mine de l’ignorer et sortis sans un regard. Je me moquais bien de savoir si je l’avais énervé ou pas. J’aurais même bien aimé ça, pour être franche.

Il y avait une telle foule dans ce bar que je ne parvins pas à trouver la porte de sortie. Un peu perdue, je grimpai l’escalier. L’étage était vide, et je me dis que là je pourrais tranquillement me remettre de mes émotions. Mais, alors que je poussais sans bruit la porte d’une pièce… Surprise ! Je tombai sur Jeff, au lit avec une fille !

Regardant par-dessus son épaule, il afficha un air agacé… puis ses yeux s’exorbitèrent. La fille se glissa hors du lit comme une anguille et tenta de récupérer son haut noir qui traînait par terre. Des traces de rouge à lèvres maculaient leurs deux visages.

Pétrifiée, je lâchai un hurlement de rire.

— Tu… j’y crois pas !

— Sam, attend ! lança-t-il en dégringolant du lit.

Comme je me ruai dans le couloir, il attrapa son pantalon au vol et courut derrière moi pour m’agripper le bras..

— Attends… s’il te plaît !

— Le pire c’est que ça ne me surprend même pas, articulai-je d’une voix blanche.

Mon cœur battait comme un malade et mon sang bouillonnait dans mes veines. Je tremblais de haut en bas, j’étais au bord de l’implosion, mais je savais que Jeff n’y voyait que du feu.

— En tout cas, comme situation cliché pour une rupture, il n’y a pas mieux.

— Rupture… ? répéta-t-il.

— Oui.

Je lâchai un rire sonore et indiquai la chambre.

— Tu t’envoyais bien une fille, non ?

L’air furieux, il enfila à la hâte son pantalon.

C’est alors qu’une porte s’ouvrit derrière lui, si doucement que je faillis ne rien remarquer. Mason apparut, une blonde squelettique à son bras. Comme elle semblait incapable de se tenir debout, il lui glissa une main sous les fesses et la souleva contre lui. Elle se pendit à son cou et appuya la tête contre sa poitrine avec un faible sourire. Quand il m’aperçut, son regard se figea.

— Je sais que ça fait mauvais effet, déclara soudain Jeff dont j’avais oublié la présence à mes côtés.

— Mauvais effet ? Tu te fous de ma gueule ?!

— Oui… enfin, non… Mais tu m’as tellement fait bander, ce soir… Tu te vois, là ? Tu es trop excitante… et, moi, je n’ai rien. Ça fait trois ans qu’on sort ensemble. Putain, j’ai attendu deux ans et demi avant de pouvoir mater le bout de tes seins.

Je lui jetai un regard noir.

Il passa une main dans ses cheveux en broussailles et poursuivit :

— Je vais changer, Sam. Je te jure que je vais changer. Je t’aime.

— Non, tu ne m’aimes pas, fis-je d’une voix plus que calme.

— Trois ans. Ça devrait dire quelque chose. S’il te plaît, Sam.

— Tu ne m’aimes pas.

Il semblait prêt à insister quand il changea brusquement d’expression et partit d’un rire rageur.

— D’accord, OK, c’est fini. Tu ne crois tout de même pas que je vais me traîner à tes pieds. Trois ans à sortir avec toi, deux ans pour t’avoir… ça ou rien, c’était pareil. Et puis, pas besoin de supplier, il me suffit de claquer des doigts pour faire baisser sa culotte à la première fille qui passe.

Instinctivement, je me blindai quand il cracha :

— Tu n’es qu’une pétasse de première qui n’a aucune classe, Sam.

Mason leva la tête mais garda l’air totalement impassible.

J’arrachai mon regard du sien, pour rencontrer celui de mon bientôt ex-petit ami.

— Tu veux savoir avec qui j’étais ? me demanda-t-il. Tu n’en as pas une petite idée ?

— Je sais que tu me trompes. Même ma mère le savait.

— Et, là, tu te sens ridicule, hein ? répliqua-t-il avec un sourire cruel.

Les mains dans les poches, il semblait maintenant tout fier de lui.

— Peut-être, répondis-je. Peut-être aussi que je m’en tape complètement.

— Oui, tu es plutôt une pauvre malade, Sam. Je ne connais pas de fille prête à rester avec un gars qui la tromperait en permanence.

Mon cœur manqua un battement. En permanence ?

Nouveau rire de sa part. Qui me fit frémir.

— Tu n’imagines même pas avec qui, hein ? Tu as vraiment un sale goût pour choisir tes amies.

— Mes amies ? répétai-je malgré moi.

Là, je crus défaillir.

— Ça fait deux ans, maintenant, que je me tape Jess, si tu veux savoir.

— Jess…

— Et Lydia sait tout. Elle est au courant depuis le début. Elle nous a aidés à le cacher, aussi.

— Lydia… Elle savait… ? répétai-je d’une voix automatique.

— Ouais. Je serais ici avec elle, en ce moment, si elle n’était pas aussi obsédée par Kade. Depuis cette histoire de bombe, elles ne parlent que de ça, toutes les deux. Je lui ai conseillé de tout raconter à la police. Les frères Kade vont tomber. Ils mettent le feu aux voitures. Les flics doivent savoir…

Mason fit un pas en avant.

— Tais-toi ! criai-je à Jeff. Tu n’en sais absolument rien !

Il fronça les sourcils sans comprendre.

— J’étais là-bas quand ça s’est passé. J’étais dehors, et toi tu ne sais rien. Jessica et Lydia étaient à l’intérieur. Elles n’ont rien vu. Elles étaient bourrées, ce soir-là.

Mason recula d’un pas. La fille à son bras leva des yeux inquiets puis blotti de nouveau sa tête contre lui.

— On s’en fout, reprit Jeff. Ils auront ce qu’ils méritent.

Sa bouche se tordit dans un méchant sourire.

Je le giflai. Sa tête partit en arrière et il me jeta un regard stupéfait. La tension était palpable autour de nous. J’avais du mal à respirer. Je plantai Jeff au milieu du couloir, je descendis et trouvai enfin la sortie.

Je grimpai dans ma voiture et démarrai. Une fois arrivée, la main avec laquelle j’avais frappé Jeff vibrait encore.

Je me glissai au lit, calai ma main sous l’oreiller et tentai de trouver le sommeil.

Qui n’arriva jamais.

CHAPITRE 5

Le lendemain matin, je sortis courir. Pas longtemps, juste sept ou huit kilomètres, avant de reprendre une marche rapide pour ne rentrer que vers midi. J’eus alors la surprise de tomber sur une série de voitures garées aussi bien dans l’allée que dans la rue. Choisissant de passer discrètement par le patio, je découvris, là aussi, des dizaines de personnes réunies autour de la piscine. Le portillon au fond du jardin était ouvert, et d’autres gens étaient descendus jusqu’à la plage.

Les Kade donnaient une fête. Super.

Je montai prendre ma douche, consultai mon téléphone et grignotai quelques crackers. Lydia et Jessica voulaient toutes les deux savoir où j’étais allée après la fête et pourquoi j’étais partie sans rien dire. Je refermai mon portable. Peu importait qui pouvait m’appeler, je m’en moquais.

Comme je descendais à la cuisine, j’y trouvais Mousteff avec son tablier blanc et sa toque de chef. Un couteau à la main, il me fit signe d’approcher.

— Asseyez-vous, articula-t-il dans un grognement.

Je m’exécutai.

Il coupa un peu de viande fumée qu’il glissa entre deux morceaux de pain recouverts de mayonnaise maison. Il y ajouta une feuille de salade, une tomate tranchée, déposa le sandwich dans une assiette et poussa celle-ci devant moi. Un couteau et une fourchette la rejoignirent, ainsi qu’un verre d’eau.

— Mangez, marmonna-t-il encore.

Il me coupa ensuite une pomme qu’il me tendit dans un bol, tourna le dos et sortit de la cuisine. Je ne le revis plus de la journée.

Plus tard dans l’après-midi, je retournai vers la cuisine pour me chercher un peu d’eau. En passant devant le patio, je vis que le groupe d’invités était toujours là. On avait allumé un feu sur la plage, autour duquel se pressaient la plupart d’entre eux. Le battement sourd des enceintes disposées dehors faisait vibrer les vitres, augmentant brusquement chaque fois qu’une porte s’ouvrait ou se fermait.

Je me gardai bien de lever les yeux lorsque Mason apparut à son tour dans la pièce. S’approchant du frigo, il me frôla, sortit une carafe puis se dirigea vers le placard pour prendre un verre. Alors seulement, je décidai de reprendre ma respiration là où je l’avais laissée.

Mais, pas question de me retourner.

Même lorsque la porte de la cuisine s’ouvrit brusquement, laissant entendre la voix de Logan résonner dans toute la maison. Une portière de voiture claqua alors, et je hasardai un regard vers Mason qui venait de se planter devant la fenêtre. Le petit sourire qui se dessina sur son visage lui adoucit les traits… un instant seulement.

Mon cœur bondit malgré moi.

Qu’est-ce qui me prenait ?

Puis la porte d’entrée s’ouvrit, et on entendit Logan brailler :

— Enfin ! Salut, mec !

Un rire masculin lui répondit. Quand Mason s’écarta de la fenêtre, je pris sa place et vis Logan faire mine, en riant, de prendre un de ses amis par-derrière. Je ne le reconnus pas, mais les deux frères en avaient tant. Il était grand, près d’un mètre quatre-vingt-dix, et ses cheveux étaient aussi noirs que ceux de Mason. Ces deux-là avaient carrément l’air d’être jumeaux. Alors Mason sortit accueillir le nouveau venu et ils s’embrassèrent chaleureusement. Ce geste me parut si sincère, si vrai, que mes doigts se crispèrent sur mon verre.

L’instant d’après, je remontai à la hâte dans ma chambre.

J’y passai le reste de la journée, pour n’en sortir qu’à dix heures passées. La fête continuait à battre son plein, autant à l’intérieur que sur la plage. Personne ne se tenait près de la piscine, ce qui m’étonna. Puis, je risquais un coup d’œil sur mon téléphone et le regrettai aussitôt. Lydia m’avait envoyé un message : « Jeff m’a dit que vous avez rompu. APPELLE-MOI ! »

Je refermai aussitôt l’appareil et me mis un film.

Le dimanche, comme je me sentais fatiguée, je ne fis rien à part quelques petits devoirs pour le lycée. J’entendis une fois la voix de ma mère, en m’aventurant dans l’escalier, mais Mousteff me déclara :

— Monsieur et l’Autre sont sortis pour la journée. La cuisine en ville est meilleure qu’à la maison. Personne ne s’occupe de personne. Et vous, mangez.

Avant de sortir, il posa devant moi un bol de soupe accompagné de quelques crackers. Quand il revint à la cuisine, je l’entendis marmonner pour lui-même des paroles incompréhensibles.

Il était tard quand je perçus dans l’entrée les voix de Mason et de Logan, ainsi que celle d’un troisième garçon. J’en conclus qu’il s’agissait du nouvel arrivant de l’après-midi.

— Nan, mec, ça, c’est sa chambre, résonna la voix de Mason dans le couloir. Toi, tu dors dans l’aile est.

Deux portes se refermèrent sur eux, et le silence s’installa dans la maison jusqu’au matin.

En partant pour le lycée, je vis Mousteff passer la main dehors. Il me tendit un sachet de papier et aboya :

— Mangez. C’est votre déjeuner.

Je pris le sac et perçus d’autres marmonnements en m’éloignant. Impossible de retenir un petit sourire, alors. Mais celui-ci avait depuis longtemps disparu quand Lydia et Jessica m’approchèrent devant mon casier.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec Jeff ? me demanda Lydia, le souffle court.

— Tu ne réponds plus à mes appels, maintenant, se plaignit Jessica en calant ses livres sur sa poitrine. Ce n’est pas ça, une super amie.

— Dégagez, espèces de salopes ! leur lançai-je avant de claquer mon casier avec violence.

— Quoi ? s’étrangla Lydia.

Quant à Jessica, elle rougit jusqu’aux oreilles et s’empressa de s’éloigner.

Je la regardai partir d’un air satisfait mais, voyant Lydia rester, je lui balançai :

— Tu m’as bien caché leur petite histoire. Une garce déloyale, c’est la même chose qu’une autre garce déloyale. Fous le camp, Lydia. On n’a plus rien à se dire.

La tête basse, elle me regarda du coin de l’œil, hésita puis, avant de s’éloigner, lâcha à mi-voix :

— Adam Quinn va te proposer une sortie ensemble. Tout le monde ne parle que de ça.

Je fermai les yeux ; ce que cherchait Adam, ce n’était vraiment pas le moment.

Pendant le dernier cours, ma partenaire de labo ne cessa de me jeter des coups d’œil. Au bout de la douzième fois, je lui lançai :

— Tu as quelque chose à me dire ?

Elle regarda autour d’elle, repoussa de son visage ses longs cheveux roux qui s’entêtaient à lui revenir devant les yeux, puis se pencha vers moi, l’air tout excité.

— Toi et Jeff, vous avez rompu, hein ? me souffla-t-elle en m’envoyant un coup de coude.

J’acquiesçai d’un signe de tête puis croisai les bras.

— C’est vrai qu’Adam Quinn t’a demandé de sortir avec lui ?

Je fis l’étonnée.

Elle laissa échapper un petit cri suraigu. Qui résonna comme un rire.

— Il n’a pas arrêté de poser des questions sur toi à tes amies, ce week-end.

— Ce ne sont pas mes amies.

— Oh…

Ses yeux continuaient de surveiller les alentours d’un air méfiant.

— Alors, tu vas dire oui ? insista-t-elle.

— Mais, tu es qui ?

— Je m’appelle Becky Sallaway.

— La cousine de Jeff ?!

— Oui, mais par alliance, seulement. Ma mère a épousé son oncle. Tu vas sortir avec Adam Quinn ?

— Pourquoi tu me poses toutes ces questions ? C’est Jeff qui te l’a demandé ?

Elle resta un instant bouche bée avant de lâcher :

— Ce petit merdeux ? C’est un looser. Pas comme Adam Quinn.

Et elle ? Elle était quoi ?

— Pourquoi ça t’intéresse tant ?

— Peut-être que je veux qu’on soit amies.

— Ce mot ! C’est surfait !

— Pas si tu as des vrais amis.

— Et toi, tu vas en être une vraie ?

— Mieux que ces deux-là, en tout cas. Jessica Larsen est jalouse de toi depuis la sixième, quand Forrest Adams te trouvait mignonne, et Lydia Thompson n’est pas assez costaude pour être une vraie amie. Elle fait toujours ce que Jessica lui dit de faire. Tout le monde le sait. Je me demande comment tu ne t’en es pas aperçue, depuis le temps.

Je soupirai et finis par lui répondre :

— Il ne m’a rien demandé, encore. Mais je crois qu’il va le faire.

— Et tu vas dire oui ?

La cloche sonna et je reculai ma chaise pour me lever.

— Et si tu disais oui pour moi ?

Elle se dépêcha de me rejoindre alors que je sortais de la classe pour me diriger vers mon casier. La journée avait été longue et il me fallait un bon running pour me remettre.

Essoufflée, Becky repoussa en arrière sa masse de cheveux roux.

— Tu veux vraiment que je le fasse ? Ce n’est pas un problème. Je peux aller le trouver tout de suite.

— D’accord.

Elle changea aussitôt de direction, et je poursuivis mon chemin. Si cette fille était bizarre, j’en connaissais une autre, différente mais tout aussi bizarre, qui eut le mauvais goût de venir se planter devant moi.

Je réprimai un juron, mais mon regard en dit long.

— Jill…

La tête haute, elle vissa au mien son regard bleu acier et repoussa en arrière sa crinière blonde.

— Samantha, articula-t-elle.

Je tentai de la contourner mais elle m’en empêcha.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Je sors avec Jeff.

Non, décidément, plus rien ne me surprenait.

— C’était rapide. Ça fait longtemps que vous vous tourniez autour ?

Avec un petit sourire, j’ajoutai :

— C’est donc toi, la briseuse de couple ?

— Non, Jeff m’a juste proposé de sortir avec lui hier soir. Et j’ai accepté, voilà.

— Et tu vas le faire changer ?

Comme la jupe de son uniforme commençait à lui remonter sur la taille, elle fit mine de tirer dessus puis, l’air moqueur, la remonta encore plus… avant de changer d’avis et de tirer dessus jusqu’à découvrir sa hanche et laisser entrevoir le string qu’elle portait dessous.

— Non, mais, regarde-toi, lui soufflai-je. Tu te prends pour Britney Spears ? Fais-toi des couettes, demain. Je suis sûre que Jeff adorera.

— Seulement si je lui fais une pipe.

— C’est ça.

Son sourire suffisant parut faiblir. Je savais qu’elle était pom-pom girl, elle l’avait oublié.

— Tu sais qu’il m’a trompée pendant deux ans avec ma meilleure amie, au moins ?

— Il ne le fera pas avec moi.

Je partis d’un éclat de rire moqueur.

— Il ne trompera personne avec toi ou il ne te trompera avec personne ? Moi, je suis sûre qu’il fera les deux, au contraire.

— Jessica Larsen, elle ne couchera plus avec lui. Elle ne l’a fait que pour se venger de toi et, d’après ce que je sais, elle n’est pas loin de se faire Logan Kade.

— Oui, c’est ça… En attendant, contente-toi d’espérer que Jeff ne te trompera pas.

— Ça fait des années qu’il me veut.

Elle tira sur l’autre côté de sa jupe, réarrangea les bouquins qu’elle tenait sous le bras et cambra légèrement les reins. Ses seins s’offraient à la vue de tout le monde. Des garçons, qui venaient de s’arrêter pas loin, regardaient le spectacle sans en croire leurs yeux. Aux réflexions qu’ils échangeaient à voix basse, je me dis que, dans la minute qui suivrait, tout le lycée ne parlerait plus que de ça.

— Et, toi, tu représentes évidemment le top du top, l’idéal de fille dont il a pu rêver, c’est ça ?

Du coin de l’œil, je surpris Becky en train de nous observer. Les joues rouges, elle m’indiqua l’angle du couloir. Et, là, j’aperçus un Adam Quinn appuyé au mur, l’air totalement confus, en train de parler avec les joueurs de son équipe. Il repoussa une mèche blonde de son front et se gratta la tempe.

Puis, ce fut Ashley DeCortts qui émergea au milieu d’un groupe. S’approchant de Jill, elle lui posa une main sur le bras et demanda :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— J’essaie de me faire bien comprendre, articula-t-elle en me fusillant du regard.

— Mais, grave, tu blagues ?! m’écriai-je. Tu peux l’avoir, ton Jeff, pour ce que j’en ai à foutre.

Après une micro pause, j’ajoutai :

— Ça fait deux ans que je ne rêve que d’une chose : le dégager.

Quelqu’un étouffa un hoquet derrière nous. Un autre lâcha un petit rire. Alors que je me retournais pour partir, je tombai nez à nez Jeff, qui m’observait d’un air blessé.

Les mâchoires serrées, je redressai les épaules et fendis la foule pour m’éloigner.

En voyant le vestiaire des garçons ouvert et sans personne à l’intérieur, je m’y engouffrai sans réfléchir. Le bureau de mon père se trouvait au fond et la porte était entrouverte. Je m’approchai et stoppai sur le seuil. Je ne venais pas souvent le voir ici à cause, précisément, de l’endroit où il était situé. Mais, cette fois, j’inspirai un grand coup et entrai.

En m’apercevant, mon père se figea.

— Samantha… ?

— Salut, papa, fis-je en regardant derrière moi.

Comme j’entendais les voix des autres pas loin, je fermai soigneusement la porte derrière moi et m’assis dans un fauteuil face à lui.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Mes bouquins sur les genoux, je lui répondis :

— Je ne t’ai pas vu depuis qu’on a déménagé.

— Oui… je sais.

Il avait l’air fatigué, tendu, et ses doigts se mirent à marteler les accoudoirs de sa chaise. Une habitude qu’il avait lorsqu’il était nerveux.

— Tu vas bien ?

— Ça va, fit-il avec un demi-sourire. C’est à moi de te demander comment tu vas.

— Ce n’est pas moi qui divorce, répondis-je en haussant une épaule.

— Oui, c’est vrai…

— Jeff et moi, on a rompu.

— Oh ?

— Oui… il me trompait.

Il avait l’air absent, complètement ailleurs.

Les mains crispées sur mes bouquins, je fixai mes genoux avant de poursuivre :

— Avec Jessica. Tu vois qui c’est ?

Silence.

Je continuai :

— Depuis deux ans… et Lydia était au courant. Elle les a même aidés à tout faire pour me le cacher.

Encore un long instant de silence, puis mon père demanda d’une voix tranquille :

— Pourquoi me dis-tu tout ça, Samantha ?

— Quoi… « tout ça » ? fis-je sans comprendre, en relevant la tête.

J’avais besoin de quelque chose. Que je cherchais chez lui. Mais je ne savais pas quoi, exactement.

— Je suis vraiment désolé que Jeffrey t’ait trompée ainsi. C’est une chose très moche à découvrir.

— Comme pour toi et maman ? hasardai-je, la bouche sèche.

Ses doigts se figèrent soudain sur l’accoudoir. Puis il lâcha un profond soupir et baissa la tête un moment. Quand il la releva, je sursautai. Il y avait tant de chagrin dans son regard. À mon tour de rester sans voix.

Dans un demi sanglot, il finit par articuler :

— Je ne peux pas continuer à te mentir, Samantha.

— À me mentir… ? Papa ?

Il ferma les yeux, se détourna et laissa tomber :

— Je ne suis pas ton père.

Un rire nerveux me secoua de part en part.

— C’est la vérité, Sam. Je ne suis pas ton père biologique.

Il était sérieux. Il ne plaisantait pas. Je le vis à son expression, et ce fut pour moi comme un coup de poignard en plein cœur. Je manquai de tomber en avant mais mes doigts s’agrippèrent à mon fauteuil pour m’en empêcher. Mes livres valsèrent au sol, et l’un d’eux m’atterrit sur les orteils. Mais je ne sentis rien. Le regard rivé à celui de mon père, j’étais comme hypnotisée ; plus rien d’autre n’avait d’importance.

C’est alors que quelque chose craqua sous mes doigts. Je décollai une main de l’accoudoir et vis du sang perler sous mes ongles.

— Sam, lâche ce fauteuil.

— Qu… quoi ?

Je relevai la tête… pour ne distinguer maintenant que la silhouette de mon père, toute floue, qui se mettait à danser devant moi.

— Lâche ce fauteuil, répéta-t-il doucement.

J’ouvris la bouche. Aucun son n’en sortit.

Il se leva, fit le tour de son bureau et s’approcha de moi. Il me força à décoller l’autre main de l’accoudoir, d’où s’échappa encore plus de sang. Dans la bagarre, je m’étais arraché deux ongles.

Mon père marmonna un juron inaudible et sortit de la pièce.

Affalée en avant, la tête sur les genoux, je suffoquais comme une malade. Non… Ce n’était pas possible…

Et puis j’entendis des pas derrière moi… et des bras me soulevèrent. Je sentis des personnes s’agiter autour de moi, ce qui me laissa complètement indifférente.

— Mettez-la sur le divan du soigneur. Quinn, appelle l’infirmière.

On m’allongea sur le dos, on me fit lever les bras. Je sentis couler sur mes mains quelque chose de froid tandis qu’on me tapotait le visage, le corps. Les yeux au plafond, je fixais le carrelage blanc qui semblait se moquer de moi.

— Sam, je suis désolé…

Sa voix étouffée résonna tout près de moi. Ses doigts repoussèrent doucement quelques mèches de mon front.

— Elle m’a toujours forcé à te cacher ce secret. J’aurais dû te dire la vérité depuis longtemps. Ann-Lise ne voulait pas…

De nouveau, des pas approchèrent. Plus lourds, cette fois. Ma tête roula de côté et je vis une infirmière et un homme se hâter vers moi, avec l’air non pas de marcher mais de flotter au-dessus du sol. D’autres personnes les suivaient.

— Fais-les sortir, Quinn ! aboya mon père.

Non, pas mon père. David.

— Quoi, ma chérie ?

Il se pencha vers moi.

— Tu es David, pour moi, maintenant.

Il grimaça et ferma les yeux. Il parut un instant lutter contre quelque chose et, quand il les rouvrit, ils me semblèrent terriblement tristes.

Tristes et abattus… comme je l’étais moi-même en ce moment.

— Oui, Samantha… tu as peut-être raison.

CHAPITRE 6

Becky était assise à côté de moi, au bord du trottoir, à l’entrée du parking. Je m’étais installée là deux heures plus tôt, après m’être fait soigner les mains par l’infirmière, et après le départ de mon p… de David pour une séance d’entraînement avec l’équipe de foot. Il était six heures, maintenant.

— Je ne comprends pas pourquoi tu ne veux pas que je te ramène chez toi, maugréa-t-elle.

Sans répondre, je gardai les yeux fixés devant moi.

— Tu veux manger quelque chose ? Allez, on va grignoter. Je t’emmène.

J’acquiesçai en silence et me levai. Arrivée devant sa voiture, mes mains douloureuses m’empêchèrent d’ouvrir la portière. Becky me poussa de côté, m’ouvrit puis alla s’installer au volant. En démarrant, elle marmonna :

— Et tu voulais rentrer comme ça toute seule chez toi ? Tu ne peux même pas ouvrir une porte. Tu es dingue.

— Je croyais que tu voulais être une vraie amie… lâchai-je en souriant.

— Je le suis, et je te dis la vérité. Tu es dingue.

Ce qui me cloua le bec.

D’une voix tout excitée, elle reprit :

— Tu as vu comment Adam Quinn s’empressait devant toi ? C’était trop romantique.

Je n’avais rien vu. Pas dans l’état où j’étais.

— Vous allez faire un couple génial, tous les deux. C’est évident.

— Comment ça ?

— Quoi ?

— Comment… c’est évident ? Tu ne me connais même pas.

— OK, je ne te connais pas, c’est vrai… mais tu n’étais pas si chouette avant. Je veux dire, j’ai toujours su qui tu étais. Même si on est partenaires de labo, je m’en fichais, alors. Le truc, c’est que quelque chose a changé chez toi, cette année. Je ne sais pas ce que c’est, mais on dirait que tu te fous de tout.

On s’arrêta devant un café, et elle se mit à rire.

— Quand tu as déboulé à la fête dans cette tenue… ça paraît stupide, je sais, mais il y a quelque chose chez toi qui te rend mystérieuse. Tout le monde savait que Jeff voulait coucher avec toi, ce soir-là. Et tout le monde savait aussi qu’il te trompait. Et puis aujourd’hui, tu es arrivée, et tu m’as rembarrée avec mes histoires d’amitié.

— Tu es obsédée par moi, ou quoi ?

Mes mains commençaient à me faire mal. En tentant de plier les doigts, j’étouffai un cri de douleur. Qu’est-ce que j’avais fait ?

Becky lâcha un de ses petits rires suraigus et, d’un geste vif, repoussa ses cheveux en arrière.

J’eus un mouvement de recul.

— Euh… non, pas du tout… tu es folle ? Oui, c’est ça, tu es folle… mais, non… je ne sais pas, finalement.

Son rire faiblit, et elle se tourna vers moi.

— Je connais Adam depuis toujours. On est voisins… il est adorable. C’est un des très rares gentils garçons que je connaisse. J’étais trop contente quand il a rompu avec Ashley.

— Alors, pourquoi tu ne sors pas avec lui ?

Elle rougit et ses mains s’agitèrent sur ses genoux avant de tirer sur sa jupe. Puis elle murmura quelque chose d’incompréhensible.

— Quoi ?

— Je… je ne suis pas assez bien pour lui. Je suis grosse, je le sais. Tout le monde le sait. Tes amis m’appelaient l’hippopotame jusqu’à ce que… en fait, non, ils continuent.

C’était quoi, ces histoires ?

— Enfin, voilà, continua-t-elle, je suis contente qu’il s’intéresse à toi. L’année dernière, je te trouvais mollasse et sans tripes. Franchement, tu étais grave ; deux meilleures copines archi louches et un petit copain encore plus louche. Ils magouillaient tous les trois dans ton dos. Il y en a qui te prenaient pour une idiote ou qui pensaient que tu avais des goûts particuliers, un truc du genre.

— Merci…

— Mais, maintenant, tu es incroyable. Jill Flatten a essayé de t’écraser et tu lui as bien fermé sa gueule. Personne n’y arrive. Tu l’as bien ridiculisée, aussi.

— Quoi, c’est dur à faire ?

— Ashley DeCortts flippe complètement devant elle. Ça veut tout dire.

— Alors, répliquai-je en souriant, tu vas m’offrir à dîner, maintenant ? Tu me balances des flatteries, tu me raccompagnes chez moi, alors, c’est quoi, la suite ? Un ciné et un verre ?

Comme elle recommençait à tirer sur sa jupe, j’enchaînai :

— Ne t’inquiète pas, je plaisantais.

Je voulus lui prendre la main mais ça m’arracha une grimace de douleur. Mes doigts allaient me faire souffrir encore un bon moment, je le sentais.

— Désolée, mais Adam Quinn ne me branche pas plus que ça. Je ne le connais pas. Et je n’ai jamais cherché à le connaître.

Elle se tourna vers la fenêtre et marmonna :

— C’est juste que c’est le type le plus sympa du lycée. Voilà.

— Eh bien, pourquoi tu ne tenterais pas ta chance avec lui ?

— Il ne m’aime pas… comme ça, fit-elle avec une moue. C’est toi qui l’intéresses.

— Bon, OK… on attend un peu pour voir, d’accord ? Mais, avant, tu peux m’aider à sortir de là ?

— Oh, oui…

Elle descendit de voiture et vint m’ouvrir la portière. En entrant dans le café, elle se mit à sautiller.

— J’ai posé ma candidature à un job, ici. J’aimerais bien y bosser. Ce serait génial. Tous les gens cool viennent là, tu sais.

— Tu as fait ça quand ?

— Il y a un mois.

— Ils t’ont appelée pour un entretien ?

Son sourire s’assombrit quand on s’approcha du comptoir.

— La fille a dit qu’ils étaient au complet mais qu’ils m’appelleraient dès qu’ils auraient une ouverture.

Et, pourtant, un panneau fixé sous la caisse annonçait qu’ils recrutaient.

— Vous désirez ? nous demanda une fille toute menue au sourire commercial.

— Rien, articulai-je avant de me diriger vers la sortie.

— Quoi ? s’étrangla Becky en me courant après. Tu n’aimes pas, ici ?

— Écoute, tu m’es tombée dessus en me reprochant de m’être laissé abuser, l’année dernière. Alors, petit conseil d’amie – puisque tu as décidé qu’on l’était : ne te laisse pas abuser par cet endroit.

La tête tournée vers Becky, je poussai la porte pour sortir, sans voir la véritable armoire à glace qui, plantée devant moi, cherchait à entrer. Tout à ma conversation, je butai franchement dedans et hurlai de douleur. Mes pauvres doigts… Le regard voilé de larmes, je sentis alors des mains me saisir les épaules pour me pousser de côté.

— Oh… salut… bredouilla Becky soudain redevenue une gamine de CE2.

Le souffle coupé, je tentai de réprimer l’incendie qui se propageait dans mes bras et, maintenant, dans mes jambes. Un instant aveuglée par les larmes, j’entendis une voix demander :

— Qu’est-ce qu’elle a aux mains ?

Becky hésitait sur le trottoir. Je la sentis rougir jusqu’aux oreilles.

— Elle a eu un accident.

— Elle aurait arraché les yeux d’une fille ou un truc de ce genre ?

Un grand rire résonna derrière moi tandis que d’autres voix se mêlaient à la première.

— Je ne sais pas… reprit Becky dans un murmure. Elle ne m’a rien dit.

Comme mes yeux s’éclaircissaient, je pus enfin découvrir à qui on avait l’honneur.

Mon cœur stoppa net. Évidemment. Avec ma chance…

Mason était planté devant nous, avec Logan d’un côté et leur copain de l’autre. La question, c’était Logan qui l’avait posée. Leur pote, lui, continuait à hennir bêtement, et Mason me considérait avec une expression impénétrable.

Je me renfrognai.

Puis, leur copain demanda :

— Elle peut conduire jusque chez elle, avec ça ?

Becky, dont le regard fixait le bord du trottoir, redressa brusquement la tête.

— Non. Je sais… J’essaie de la raisonner pour la raccompagner, mais elle ne veut rien savoir…

Repoussant la main de Mason qui me tenait l’épaule depuis un moment, je m’écartai.

— Non, ça va très bien.

— Sam, attend, lança Becky en courant pour me rejoindre.

Je dépassai sa voiture.

— C’est moi qui t’ai amenée ici…

— Ça ira, répétai-je, les dents serrées.

Et, juste après avoir tourné au coin de la rue, je me mis à courir. Tant pis pour mon iPod et mes chaussures de running, j’étais trop contente d’avoir mis des baskets ce jour-là. Je n’avais qu’à courir jusqu’à la maison.

Ce que je fis. Ou, du moins, j’essayai. Au bout d’à peine un kilomètre, je passais au pas. Je souffrais des jambes à cause des baskets qui ne convenaient pas au footing, et mon sac me pesait dans le dos. Lorsqu’une voiture ralentit non loin de moi, je lâchai un grognement et me retournai. David… n’importe qui, mais pas lui ! Il s’arrêta à ma hauteur.

Il ouvrit la porte passager et je m’engouffrai à l’intérieur.

Après avoir tourné la clim à fond, il redémarra. Puis il alluma la radio et me déclara d’une voix inquiète :

— En voyant ta voiture encore garée sur le parking, je me suis demandé comment tu allais rentrer.

Je lâchai un soupir. Je n’avais rien à dire.

— Et puis je me suis rappelé ce que tu m’avais dit à propos de Jeff, Jessica et Lydia. Les gens autour de toi savent que tu loges chez les Kade ?

Je secouai la tête. J’avais la gorge trop sèche pour parler.

— Oui… c’est bien ce que je me disais.

Les yeux sur la route, il prit un ton distant.

— Tu as toujours été si têtue et fière. Cette fierté, ça m’inquiétait, même quand tu n’avais que trois ans. Je disais à Ann-Lise que, soit ça te formerait le caractère, soit ça te briserait. J’avoue qu’aujourd’hui, j’hésite entre les deux.

Je fermai les yeux.

— Je sais en revanche que tu peux avoir un tas de questions à me poser, poursuivit-il en prenant à droite à une intersection. Mais je ne suis pas certain de pouvoir y répondre. Ann-Lise m’a toujours demandé de ne pas en parler, alors j’ai obéi. Je l’aimais. Et, maintenant…

— Tu m’as élevée.

Il stoppa soudain la voiture et se tourna vers moi.

Mon cœur battait si fort que je l’entendais dans ma tête.

David paraissait ne rien ressentir mais, alors, il se tourna vers la fenêtre et se plaqua une main sur la bouche.

— Oui, c’est moi qui t’ai élevée, Sammy…

Un lourd soupir, puis il enchaîna :

— Écoute, si tu veux, je peux te conduire au lycée, demain. Je sais que tu ne voudras demander ça à personne, et puis ta voiture est restée là-bas.

Je me rendis compte qu’on n’était plus qu’à une rue de la demeure des Kade.

— Je serai là à sept heures tapantes, demain matin. Tu n’as pas besoin d’appeler. Oui… non, n’appelle pas, c’est préférable. Je t’attendrai.

Je hochai la tête sans rien dire. Passant un bras devant moi, il m’ouvrit la portière. Je descendis, la refermai d’un coup de coude, et il me lança par la fenêtre baissée :

— À demain, Samantha. Repose-toi bien.

Genre, j’allais passer une nuit délicieuse à dormir…

Il s’éloigna et je remontai l’allée vers la maison des Kade. Il n’y avait qu’une seule voiture garée devant, la nouvelle décapotable que maman avait reçue la semaine de notre déménagement. Le cœur battant, je pénétrai dans le vestibule. Puis sa voix me parvint de la bibliothèque, et je la trouvai, de dos, installée sur le canapé, un téléphone collé à l’oreille.

— Oui, mon chéri… Je sais… Oh… je suis sûre que tout se passera bien. Samantha s’adapte… relativement bien… enfin… pas vraiment.

Soupir.

— Je suis certaine que c’est un bon gars. Mason semble très sûr de lui… Non, je sais… Oui, d’accord, mon chéri… Moi aussi, j’aimerais beaucoup.

Elle écouta encore un instant et ajouta :

— Tout va très bien se passer. Je te le promets.

Puis elle lâcha un rire dont le son se répercuta dans toute la pièce et me fit sursauter. Ce qui me déclencha une nouvelle douleur aux mains.

— D’accord, entendu. Oui… Moi aussi, je t’aime. Au revoir, chéri.

Elle se leva, m’aperçut, écarquilla les yeux une fraction de seconde.

— Ma puce, je ne savais pas que tu étais là. Comment te sens-tu ?

J’attendis.

Elle s’étrangla en découvrant mes mains.

— Qu’est-ce que tu as fait ?!

Lorsqu’elle s’approcha pour les prendre dans les siennes, je bondis en arrière.

— Ça va. Ce n’est rien.

— Tu t’es battue ?

Je réprimai de justesse une puissante envie de vomir. De vomir toutes les accusations, les questions que j’avais avalées jusque-là, et qui me remontaient à la gorge. Je ne voulais pas entendre ses mensonges. Je ne savais pas non plus si je pourrais digérer d’autres fausses promesses sorties de sa bouche.

— J’ai essayé d’ouvrir cette porte, qui résistait, et quelqu’un l’a brusquement refermée de l’autre côté… sans voir mes doigts.

— C’est tout ? demanda-t-elle platement.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Rien.

Ma mère secoua la tête et se fabrique un faux sourire.

— Les garçons rentrent tôt, ce soir. Ils avaient un entraînement, mais James et moi on voulait avoir un dîner en famille. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Franchement… ça pue.

— Tu crois qu’ils aiment les boulettes ? interrogea-t-elle d’un air indifférent en me passant devant. Ils sont du genre à aimer la viande, ou les pâtes, non ? Poulet et pâtes, peut-être… Le cuisinier est rentré chez lui ; c’est moi qui le lui ai demandé. J’avais envie de préparer ce dîner moi-même.

L’air renfrogné, je la suivis dans le couloir.

Arrivée dans la cuisine, elle se tourna vers moi.

— Tu voudrais m’aider, ma chérie ? Tu pourrais nous faire ton fameux plat de haricots verts. Celle que tu faisais pour Jeffrey.

— Je peux l’inviter ?

Son rire alla rebondir sur les murs quand elle s’exclama :

— Ma puce, tu es tellement drôle ! Tu dois tenir ça de ton père. David peut être très drôle, parfois.

Je la plantai là et grimpai dans ma chambre. J’avais l’impression que ma peau se décollait de moi. Mes pieds n’arrêtaient pas de bouger. Dîner ou ne pas dîner… je devais partir de cette maison sinon c’était moi qui irais rebondir contre les murs.

J’enfilai mes chaussures de running, je fixai mon iPod sur mon bras et, deux minutes plus tard, j’étais de nouveau dehors. Comme je redescendais l’allée, je vis arriver l’Escalade noire de Mason, bientôt suivie de celle de Logan. Feignant l’indifférence, je me mis à courir sans leur jeter le moindre coup d’œil.

Je devais faire demi-tour. Je le savais. Je ne pouvais pas continuer de fuir ma mère ou ce qu’elle nous avait fait. Mais c’était pour l’instant le seul moyen que j’avais de contenir la tempête qui grondait en moi.

Et je me moquais bien de savoir quand j’allais rentrer. Ça pourrait être après minuit, de préférence quand tout le monde dormirait. Je me glisserais à l’intérieur, me coucherais, et ressortirais le matin, ni vu ni connu. Inspirant profondément, j’augmentai ma cadence. Ce serait ça, ma vie… jusqu’à ce que tout se brise sous nos pieds.

Ce n’était qu’une question de temps.

CHAPITRE 7

Il était tard quand je pénétrai sur la pointe des pieds dans la maison. À ce stade, avec mes mains blessées, mes jambes en coton, et les kilomètres que j’avais parcourus, il était temps d’admettre que je devais m’arrêter là. M’abrutir ainsi n’était pas la meilleure façon de gérer les récents bouleversements de ma vie… mais, avais-je d’autres options, moi qui restais incapable de me confier à qui que ce soit ?

Comme je passais devant la chambre d’Ann-Lise, je la vis s’éclairer par la porte entrouverte.

Je devinais déjà sa colère, alors que je n’avais pas encore glissé la tête dans l’entrebâillement.

En effet, le visage livide, les yeux cernés, elle m’attendait, assise sur son fauteuil, les jambes et les bras croisés. Jamais ma mère ne croisait les bras… une posture peu féminine et bien trop agressive. Et son pied battait nerveusement le sol.

Là, elle m’en voulait vraiment.

— Tu sais l’heure qu’il est ?

Pas de pendule à l’horizon. Je haussai les épaules.

— Il est une heure du matin. Une heure du matin, Samantha !

Elle décroisa les jambes et cessa de battre du pied. Sans bouger de son fauteuil.

La tête haute, je lui rétorquai :

— Tu sais tout ce qui s’est passé dans ma vie, ces derniers temps ?

— Ah, nous y revoilà. Tu savais que mon mariage était un échec. Tu devrais être heureuse pour moi, Samantha.

— Heureuse ? Ça s’est passé il y a une semaine.

— Tu aurais préféré que je reste mariée et malheureuse ?

— Comment je m’en serais aperçue ? Tu passais ton temps à simuler.

Après un soupir théâtral, elle reprit la parole d’une voix totalement maîtrisée.

— De quoi parles-tu ?

— Tu es la personne la plus fausse que je connaisse. Pourquoi tu es aussi énervée contre moi, en fait ? Parce que j’ai manqué ton précieux dîner de famille ?

— Moi, je suis fausse ?

— Oui, et c’est pour ça que je ne supporte pas de l’être. Je ne mens jamais, maman. Et, merci. À cause de ça, je n’ai pas d’amis.

— Je suis fausse ? répéta-t-elle en se levant.

— C’est nouveau pour toi ? fis-je en riant alors qu’elle s’approchait pour me faire face.

Elle était raide de colère, mais ça me passait complètement au-dessus. J’avais mal partout, et j’étais fatiguée. Tellement fatiguée de tout ça.

Elle s’arrêta face à moi.

Ignorant la douleur de mes mains, je serrai les poings.

— Qu’est-ce que tu veux ? Dis-moi, avant que j’aille me coucher.

— Tu as raté le dîner de ce soir.

— Ah, nous y revoilà, dis-je en l’imitant. Ton précieux dîner.

— C’était un dîner important.

— J’en doute fort, maman.

Comme je faisais mine de partir, elle me saisit le bras.

— Je te parle, Samantha.

— Non, c’est fini, tout ça. Dès que j’ai dix-huit ans, je me casse. C’est la seule chose que j’ai à te dire.

— Quoi ? s’étrangla-t-elle.

— Regarde les choses en face, maman. C’est ta vie. C’est ton petit ami. Je n’en fais pas partie, je ne veux pas en faire partie. Je voudrais retourner vivre avec papa.

— Tu… ne… retourneras… pas… vivre… avec… lui.

Elle avait le souffle court. Son menton, ses mains se mirent à trembler. Ses yeux se firent suppliants.

— Et, pourquoi ? demandai-je, soupçonneuse. C’est bien mon père, hein ?

Ses lèvres se crispèrent.

— Il n’a pas le droit de me voir ? insistai-je. Je n’ai pas le droit de le voir ? Pourquoi c’est toujours toi qui décides de tout ? Tu ne m’as pas laissé le choix. Tu as dit qu’on déménageait, et voilà, on l’a fait. Parce que tu l’avais décidé. Eh bien, moi, ça ne m’intéresse pas de vivre ici. Je n’ai pas envie de faire partie de la famille de ton petit copain. C’est ton affaire, pas la mienne.

— Tu es ma fille.

— Ah, oui ? Tu en es sûre ? Combien de fois on a dîné ensemble depuis qu’on a emménagé ici ?

— Je voulais…

— Ce soir, ça aurait été la première fois. Et, ça, c’est toi qui l’as voulu ; pas moi. Tu as cessé d’être ma mère dès qu’on s’est installées ici. Le seul rôle que tu joues, ici, c’est celui de sa petite amie, celle qui voudrait bien devenir Mme James Kade.

Les lèvres blanches, Ann-Lise leva les bras pour les rabaisser aussitôt. Ses mains se remirent à trembler quand elle articula, haletante :

— Tu as intérêt à me respecter…

— Du respect ? Et moi, en tant que ta fille, j’en reçois du respect ?

— Je suis ta mère…

— Eh bien, j’aurais préféré que tu ne le sois pas.

Elle me gifla. Avec une telle force que je partis en arrière. Une paume sur la joue, je relevai crânement le menton. Immobile, pâle à faire peur, elle me regarda puis considéra sa main d’un air incrédule.

— Si tu me frappes encore, je te fais la même chose, murmurai-je d’un air de défi.

— Samantha…

Elle me fondit dessus, mais je l’évitai et reculai vers le mur.

— Je…

Elle continua de regarder sa main, mon visage, et sa main encore.

— Ce… dîner…

D’une voix blanche, elle articula :

— Ce dîner comptait beaucoup pour moi.

Je plissai les yeux sans comprendre.

La tête inclinée de côté, elle précisa :

— Je tenais à ce que tu y sois.

— Tu veux savoir où j’étais ?

Sans attendre de réponse, j’enchaînai :

— Je courais. Je cours presque tous les jours depuis qu’on est ici. Je cours jusqu’à mourir de fatigue, je monte me coucher, le matin je me lève pour l’école, et je n’attends qu’une chose, repartir courir le soir. Je ne veux rien ressentir parce que je sais que, tôt ou tard, on sera partis d’ici. Tu as pensé à ça ? Qu’est-ce qui se passera quand il aura rompu avec toi ?

— On va se marier.

J’hésitai un quart de seconde puis repris :

— Qu’est-ce qui va se passer quand il aura rompu avec toi ?

— Tu m’as entendue ? James m’a demandée en mariage. On l’a annoncé ce soir au dîner.

— Oh… OK… Dans ce cas, désolée que ta fille n’ait pas été là pour représenter ta famille. Il avait ses deux fils, lui ? Et leur ami, aussi ?

Elle eut une expression à la fois peinée et furieuse.

— Et, à côté de toi, il n’y avait que ma chaise vide pour te narguer, fis-je en riant. Ça a dû être l’humiliation totale pour toi, non ?

— Oui, avoua-t-elle.

— Eh bien, moi, je me sens humiliée chaque jour qu’on passe ici. Humiliée que tu aies laissé tomber papa pour ce…

— Surveille tes paroles, Samantha.

— Non. Et pourquoi, d’ailleurs ? Tu surveilles les tiennes, toi ?

Je me collai un poing sur la joue. Ma main s’était engourdie et je me mis à rire. Si fort que ça me secoua de part en part.

— Je t’aime… Je divorce…

Je marquai une pause puis enchaînai :

— Ton père t’aime…

Elle était blanche comme un linge.

Je lâchai un profond soupir pour me calmer, mais la tempête grondait en moi.

— Ton père t’aimera toujours… Je t’aimerai toujours… Je te protégerai… Tu auras toujours la première place dans mon cœur…

Ma bouche se tordit en un mauvais sourire.

— Tout ça, ce n’étaient que des mensonges, hein, Ann-Lise ?

— Tu sais… murmura-t-elle, l’air horrifié.

— Pourquoi tu l’épouses ? Pour me trouver un nouveau père, c’est ça ? David n’arrivait plus à me mentir ?

— Ce n’était pas… ce n’est pas… Oh, Samantha…

Elle s’arrêta sur un sanglot.

— Oh, arrête !

Une larme lui coula sur la joue.

— Tu n’arrives même pas à t’en vouloir, lui dis-je, tremblante de colère. J’aurais préféré ne jamais naître de ton…

Nouvelle gifle. Qui m’envoya la tête de côté. Un goût de sang envahit ma bouche. Je relevai le visage, serrai violemment le poing, et me jetai sur elle.

Alors que ses yeux s’écarquillaient de stupeur, quelque chose m’arrêta. Je me sentis brusquement tirée en arrière, un bras puissant passé autour de ma taille.

— Samantha !

— Lâchez-moi ! hurlai-je en me débattant comme une malade.

— Tu aurais pu venir nous aider, entendis-je dans mon dos.

— Ah, oui ? Je pensais que tu contrôlais la situation.

Retournée de force par les bras qui me tenaient toujours, j’aperçus Logan, James et leur copain sur le pas de la porte. Logan se passa une main sur le visage et continua à rire. Leur ami retenait difficilement un sourire, et James me considérait d’un air impassible.

Je recommençai à me débattre.

Les bras de Mason se resserrèrent autour de ma taille.

— Lâche-moi ! Je ne vais rien lui faire.

Il grogna quelque chose et me libéra.

Je lui jetai un regard furieux, tournai les talons et partis rejoindre ma chambre… dans un silence de mort.

Le lendemain, Mousteff me gratifia d’un sourire compréhensif tout en me tendant mon sac de déjeuner. Je le remerciai et sortis retrouver mon p… David au coin de la rue.

Il me laissa grimper dans sa voiture sans prononcer un mot, mais je sentis son regard sur moi presque tout le long du trajet. En arrivant sur le parking, je lui soufflai un petit merci et me dépêchai de descendre avant lui. Je courus alors rejoindre mon casier, assez vite pour ne rencontrer encore personne dans les couloirs.

La journée se déroula comme d’habitude.

Jessica et Lydia gardèrent leurs distances. Jill Flatten, pendue au bras de Jeff, ricana en me croisant. Lui, évita consciencieusement mon regard. Quant à Becky, elle ne cessa de s’extasier sur les frères Kade qui lui avaient adressé la parole. Quand elle me demanda comment allaient mes mains, je les levai devant elle. Drôle d’impression… Jusque-là, j’avais oublié la douleur, qui revint un instant me titiller… en même temps que Becky repartait dans son délire, à propos d’Adam Quinn, cette fois.

Apparemment, il lui avait dit qu’il voulait me proposer une sortie ensemble.

J’écoutai son histoire, tout m’efforçant d’ignorer la douleur qui revenait de plus belle. Quand je lui demandai à quel moment Adam lui avait parlé, elle se détourna et haussa une épaule.

Adam Quinn ne lui avait rien dit du tout.

La semaine qui suivit, ce fut le statu quo à la maison. Ann-Lise m’évita. J’évitai Ann-Lise. Quant aux garçons, ils semblaient avoir disparu de la circulation.

C’était parfait.

Mais, en arrivant au lycée, ce jeudi, je sentis les rumeurs me tomber sur la tête.

J’étais une putain.

Jeff m’avait laissée tomber car j’avais de l’herpès.

Lydia et Jessica étaient mes amis parce que ma mère les avait payées pour ça.

Mon père me détestait et me parlait à peine.

Je finis par coincer Becky devant sa voiture et lui demandai de me dire d’où venaient ces rumeurs.

Le visage cramoisi, elle glapit :

— De Lydia !

Je haussai les sourcils.

— Et Jessica…

J’attendis.

— Et de Jill Flatten. Elle ne peut pas t’encadrer.

— Tu m’étonnes.

— Et… Ashley DeCortts, aussi… ajouta-t-elle.

— Attends… quoi ? Pourquoi elle me déteste ?

— Parce qu’Adam t’aime bien.

Je levai les yeux au ciel. Il n’en avait rien à faire de moi. Quand arrêterait-elle d’en faire une obsession ?

— Et maintenant, il va arriver quoi ? marmonnai-je entre mes dents.

C’est alors que l’équipe de foot surgit du bâtiment pour traverser le parking au petit trot vers le terrain d’entraînement. Leurs crampons cliquetèrent bruyamment sur le sol goudronné.

— Salut, lança Becky avec un petit geste de la main.

Je me retournai pour voir Adam Quinn ralentir et s’approcher de nous, son casque dans une main, une bouteille d’eau dans l’autre. De près, je compris pourquoi tant de filles se pâmaient devant lui. Il avait un regard bleu électrique, une crinière bouclée méchée de blond, et un visage à tomber par terre.

Sa taille de géant, ses épaulières, son large torse et son ventre super plat ne faisaient qu’accentuer son allure athlétique. Il sourit à Becky, me scanna de haut en bas puis lui demanda :

— Tu as besoin qu’on te ramène, Becky ?

— Non, fit-elle, tremblante d’émotion. Ma mère me prête sa voiture, cette semaine.

— Elle est gentille, Nancy, commenta-t-il en redoublant son sourire. L’invitation pour le chili, ce week-end, ça tient toujours ?

Sans lever la tête, son pied grattant nerveusement le sol, elle répondit :

— Oui, bien sûr. Eddie devrait revenir à la maison pour le week-end.

— Oh, génial. Il me manque, ton frère.

Nouveau regard scrutateur dans ma direction.

— Samantha… annonçai-je alors en lui tendant la main.

Il la prit dans la sienne. Qui me parut rêche, légèrement calleuse… ce qui s’expliquait, à force de trimballer et de lancer un ballon à travers tout le terrain. Je comprenais pourquoi il sortait avec Ashley DeCortts, la fille qui semblait régner sur les pom-pom girls. J’imaginais aisément le couple Ken-Barbie qu’elle rêvait de former avec lui, le prince en armure venu sauver la demoiselle en détresse.

— Je sais, dit-il en retour. Moi, c’est Adam Quinn.

— Je sais.

On se sourit.

— Comment vont tes mains ?

Oui, c’est vrai, il était là…

— Oh, elles… ça va, elles guérissent doucement.

— Tu peux conduire pour rentrer chez toi ?

— Quoi ?

— J’ai vu ta voiture sur le parking, ce soir-là. Et j’ai vu le coach s’en aller. Je me suis dit que, peut-être tu n’avais personne pour te ramener…

— Oh, oui… non, ça va, en fait. J’ai conduit toute la semaine.

— Ah, d’accord.

Comme Becky s’évertuait à garder la tête baissée, je lui jetai un regard étonné.

— Au fait, lui demanda Adam, toi et les autres, vous allez à la fête sur la plage, demain soir ?

Elle leva vivement le visage. Nous dévoilant ainsi ses joues en feu.

Rien d’étonnant à ça, bien sûr.

Puis elle articula d’une voix monocorde :

— J’aimerais bien, mais je ne sais pas où ça se passe.

— Il y a une fête ? m’étonnai-je.

— Oui, répondit Adam avec un sourire lumineux. Vous pourriez venir avec moi, toutes les deux.

Becky tourna vers moi un regard suppliant.

— Je…

Je m’apprêtais à refuser mais, en voyant ses yeux, je craquai.

— D’accord. Tu pourras passer nous prendre chez Becky ?

— OK. Super.

— Oui, super….

— Super ! renchérit Becky.

— Je… euh… on se retrouve demain soir, alors ?

— Oui, fis-je en hochant la tête. À demain.

Il courut rattraper son équipe, non sans se retourner pour nous faire un petit signe avant d’entrer sur le terrain.

Becky n’en pouvait plus d’émotion.

— Je n’arrive pas à croire que je vais à une fête avec Adam Quinn !

— Tu vois, rien n’est perdu pour vous deux, répondis-je en lui donnant un petit coup de coude.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Qu’il faut que tu bondisses sur l’occasion, voilà ! Il va boire. Tu vas boire. Je vous ramènerai en voiture…

Toute retournée, elle glapit de joie et se plaqua une main sur la bouche.

— Maintenant, il ne te reste plus qu’à trouver quelles fringues tu vas mettre, repris-je d’un air malicieux.

En me dirigeant vers ma voiture, je l’entendis ronronner de satisfaction derrière moi. Finalement, les choses n’allaient pas si mal avec une amie pour me distraire. Mais je savais que ça ne durerait pas. Même si j’avais très envie que ça dure.

CHAPITRE 8

Je trouvai Becky dans tous ses états quand je passai la prendre, le lendemain soir. Chaussée de simples tongs, j’avais passé une robe blanche sans manches, dont le col montant se fermait sur la nuque. Légèrement transparente, elle cachait à peine le deux-pièces noir que je portais dessous. Alors que j’avais opté pour le confort, Becky, elle, se voulait sexy.

En me voyant entrer dans sa chambre, elle poussa un gémissement dramatique et se laissa tomber sur le lit. Elle avait un bras passé dans ce qui ressemblait à un bustier noir, sous lequel apparaissait le soutien-gorge d’un maillot aux couleurs arc-en-ciel.

— Je ne rentre dans rien du tout ! se lamenta-t-elle.

— Mais qu’est-ce que tu dis ?

— Il n’y a rien qui me va, rien ! Je suis obèse, Sam.

Je lui pris la main pour l’aider à se relever.

— Qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? Si tu veux jouer au mannequin, tu vas devoir effectivement perdre du poids. Mais, moi, je te trouve très bien comme ça.

— Merci… grommela-t-elle.

— C’est toi qui me disais que les amies devaient se montrer honnêtes entre elles, non ?

Elle se remit debout et lutta pour glisser le reste de son bustier sur son sein gauche. Puis elle se mit à sautiller.

— Hum, c’est facile à dire quand on pèse à peine cinquante kilos toute mouillée.

Je grimaçai et croisai les bras.

— C’est un compliment, précisa-t-elle entre deux sauts.

— Oh, d’accord… Ma mère passe son temps à me reprocher mon poids.

— C’est vrai que tu pourrais en prendre un peu. Tu en veux du mien ?

Je me mis à rire et la regardai faire des bonds de cabri dans sa chambre. Au bout d’une heure, quand elle s’arrêta, essoufflée et tout en sueur, je lui montrai une robe dans son placard.

— Et si tu mettais ça ?

— Beuhhh… j’ai l’air d’un marshmallow, avec.

— Pas du tout. Tu l’avais le jour de la rentrée. Je te trouvais bien, dedans.

— Oh… tu savais qui j’étais, alors ?

— Non, mais ça ne m’empêchait pas de te trouver bien dans cette robe.

— Ta chère Jessica m’a traitée de grosse baleine, ce jour-là.

— Si elle est allée jusqu’à t’insulter, c’est qu’elle te trouvait bien dans cette tenue. Et je parie que le garçon avec qui elle sort était en train de te regarder.

— Tu crois ?

— Non, je le sais.

— En tout cas, perdre du poids, c’est ma seule option. Il faut que je maigrisse, ou que je m’achète des nouvelles fringues… et, ça, je le refuse. Ou, plus exactement, c’est mon compte en banque qui le refuse ; mais ça me gonfle de faire aujourd’hui une taille de plus que l’année dernière.

— Tu pourrais venir courir avec moi.

— Hé, je ne suis pas suicidaire, non plus ! Je vais d’abord essayer de marcher.

La robe noire qu’elle enfila lui allait à la perfection. Elle la moulait là où il fallait. Après quelques tourbillons devant le miroir, je levai un pouce dans sa direction et attendis qu’elle achève de se maquiller.

Au bout d’un moment, je l’appelai dans la salle de bains.

— C’est bien une fête de plage, hein ?

— Mmmmhh, me répondit une voix étouffée.

— Tu n’es pas obligée de te maquiller tant que ça, donc.

— Si. D’abord, c’est du waterproof, et puis c’est Adam qui passe nous prendre.

— C’est lui qui nous emmène ? Je croyais…

— Oui, il passe dans une demi-heure.

— Mais… pourquoi tu m’as fait venir deux heures plus tôt ?

Un bras sur la hanche, elle demanda :

— Tu es sérieuse, là ? On est amies. On n’est pas censées se préparer ensemble ?

— Mais, je suis prête.

— Oui. Eh bien, moi, j’avais besoin d’un soutien moral. Et puis… ma mère a du vin. Je pensais faire une petite descente dans son placard.

— Oh… fis-je en sautant de son lit. Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ?

Becky rigola puis m’entraîna dans l’escalier, jusqu’au salon où on se servit chacune un verre. Enfin, un verre… on en était à notre deuxième quand son téléphone vibra. Sans cesser de rire, elle s’extirpa du canapé, heurta au passage la lampe, qui faillit valser, et annonça :

— Adam est dehors.

Vaguement inquiète pour elle, je la retins par le bras.

— Ça va ?

— Oui, t’inquiète… c’est plus à cause d’Adam que du vin… mais je n’ai rien avalé de la journée. Oups…

Elle gloussa encore, et lui trouva le visage aussi rouge qu’une écrevisse.

Une fois dehors, elle oublia toute envie de rire. Le corps raide, la tête basse, elle marcha comme un robot vers la voiture d’Adam. Il l’observa d’un air étonné mais ne dit rien. C’est seulement une fois installé au volant qu’il demanda :

— Prêtes, les filles ?

Becky répondit par un de ses gloussements.

— Qu’est-ce c’est comme fête ? soupirai-je, assise à l’arrière.

— Une soirée Fallen Crest Public. Ça vous va ?

— Ce sont les mieux, commenta Becky.

Ce qui arracha un petit rire à Adam. Alors qu’il posait un bras tranquille sur le dossier du siège avant, ses doigts lui effleurèrent involontairement l’épaule puis retombèrent sur l’appuie-tête. Je crus qu’elle allait s’évanouir.

— J’imagine… soufflai-je. Avec beaucoup plus de gens, c’est ça ?

— Oui. Et il y aura les Kade, aussi.

Tiens, donc… Je me renfrognai aussitôt.

Et Adam d’imiter ma grimace dans le rétro. Pour se moquer ?

Becky, qui semblait ne rien comprendre, continuait d’agiter la tête d’avant en arrière.

— J’ai entendu dire que c’était organisé par eux. Ils invitent des gens de notre lycée.

— Attends… quoi ? m’écriai-je en m’agrippant au dossier devant moi.

— Eh bien, oui…

Elle souriait comme une idiote.

— Ils sont tellement exclusifs, d’habitude, continua-t-elle. Il paraît qu’ils ne laissent entrer personne chez eux. Mais j’imagine qu’ils vivent en bord de mer car ça se passe sur la plage, juste devant leur maison.

J’étais si tendue qu’en arrivant « chez nous », j’étais au bord de la suffocation. Becky sauta de voiture mais, moi, j’étais comme pétrifiée. Mes jambes refusaient de me porter.

Une fête. Dans « ma maison ». Donnée par mes futurs demi-frères.

En me découvrant aussi perturbée, Adam me demanda :

— Ça va ?

— Oui, fit Becky, une tête passée par la portière, tu es toute pâle. Vraiment.

— Ça va, murmurai-je.

Ma voix était calme mais je tremblais comme une feuille. Comme mes genoux menaçaient de partir en vrille alors que je cherchais à descendre, Adam m’aida en me prenant le bras. Je le remerciai d’un sourire rapide puis me retournai pour voir celui de Becky faiblir légèrement.

Ce que je découvris alors manqua de m’anéantir. Ce n’était pas bon. Pas bon du tout.

Un monde fou était en effet agglutiné en bas de l’allée, face à la demeure des Kade mais, heureusement, certains commençaient à se diriger vers la plage. Soulagée, je repensai à la dernière fête donnée chez eux, il n’y avait pas si longtemps. Mais personne alors n’était entré dans la maison, et j’espérais que ce serait la même chose ce soir.

Quand on longea la clôture du jardin de derrière, Becky s’accrocha à l’un des barreaux et s’exclama :

— Regarde-moi ça, ils ont même une piscine et un spa !

Ses yeux s’arrondirent encore lorsqu’elle aperçut un peu plus loin les terrains en sable de volley et de basket.

— On dirait qu’ils ont installé un feu de bois, lui dit Adam en lui posant une main sur l’épaule.

— Oh, waouh ! s’extasia-t-elle à nouveau.

Je me sentis rassurée en constatant que le portillon du fond du jardin était fermé, et même verrouillé.

On arriva enfin sur la plage, pour y découvrir trois grands feux de bois. Un tonnelet était placé à l’abri sous un buisson, au milieu d’une dizaine de glacières. À voir autant de gens tourner autour, je me dis qu’il devait contenir de l’alcool.

— Regarde ! me dit Becky.

Elle me montra le feu le plus loin, devant lequel étaient réunis Logan et ses amis.

Bientôt, les enceintes placées près de la piscine firent hurler de la musique.

Adam proposa de nous asseoir près du premier feu et, après avoir attrapé des chaises pliantes, Becky, tout sourire, se releva vite fait.

— Je vais reprendre à boire. Vous voulez quelque chose, tous les deux ?

Elle s’éloigna sans attendre notre réponse, sous les yeux d’un Adam au sourire étonné.

— Reprendre à boire… ?

— Oui, on a bu du vin chez sa mère.

— Ah, je vois. Nancy… elle adore son Moscato.

— Ma mère a décidé qu’elle aimait le thé, répliquai-je en riant. Pas le café qu’elle buvait depuis ma naissance, mais le thé. C’est nouveau.

— Oui… c’est vrai, j’ai entendu dire que ton père, ce soir-là…

Il semblait un peu gêné.

— Personne n’est au courant. S’il te plaît, n’en parle pas.

— Bien sûr, reprit-il en hochant la tête. Je sais ce que c’est que de… faire étalage de sa vie devant tout le monde.

— Oui…

— Alors, fit-il en se rapprochant un peu, toi et Sallaway… vous êtes restés ensemble pas mal de temps.

— Oui.

Son regard plongé dans le mien, il hasarda :

— Et, tu crois qu’il y a une petite chance que…

Il me fallut un moment pour comprendre ce qu’il me demandait.

— Si tu veux savoir, il m’a trompée pendant deux ans avec ma meilleure amie. Si certaines filles sont capables de tolérer ça, moi j’ai un minimum d’amour-propre.

En souriant, il répondit :

— C’est bien… Je veux dire, tu mérites mieux.

— N’importe quelle fille mérite mieux.

— Tu as raison. Personne ne mérite d’être abusé par un tricheur.

À son regard soudain grave, je me détendis. Il comprenait.

— Et toi, il paraît que DeCortts t’avait trompé ?

Un instant surpris par ma question, il se reprit et lâcha :

Euh… oui, c’est vrai.

— Ça a fait le buzz dans tout le lycée.

— Je sais, je… apprendre ça de la bouche d’un autre, c’est différent, tu sais…

— On m’avait dit que toi et elle vous formiez le couple le plus hot de la planète.

C’étaient les mots de Lydia.

Il parut se crisper sur sa chaise.

— Oui… c’est ce qui se disait. Elle est… elle s’est jetée dans les bras d’un des frères Kade. N’importe quoi…

— Lequel des deux frères ?

— Logan, je crois. Mais, bon… quelle importance ? Elle a prétendu qu’il l’avait jetée mais je savais ce qu’elle avait fait. Je l’ai appris au cours d’une fête stupide, en plus. Et puis Peter m’a dit qu’elle couchait avec d’autres depuis au moins six mois.

— Peter Glasburg ?

Son meilleur ami.

— Oui, reprit Adam. Je ne sais pas avec qui, mais je le crois. Peter ne parle pas beaucoup et, quand il dit quelque chose, c’est pire que ce qu’il garde pour lui.

Je ne répondis rien et prétendis chercher Becky du regard. Mais je ne pouvais réprimer un vague sentiment de jalousie vis-à-vis d’Adam. Il avait un ami qui veillait sur lui, et cet ami n’était pas du genre à coucher avec sa petite amie. Incapable de répliquer quoi que ce soit, je sentis en même temps quelque chose brûler en moi.

C’est cet instant que choisirent Mason et l’ami de Logan pour remonter du fond de la plage et s’approcher de nous. Ils avaient plusieurs bières à la main et, comme ils arrivaient à notre hauteur, Mason s’arrêta et nous jeta un air vaguement contrarié.

— Salut, mec, lui lança Adam d’une voix tranquille.

Le copain le regarda puis ses yeux se posèrent sur mes mains. Le pansement dont j’entourais mes doigts avait disparu. J’attendis qu’il me dise ce qu’il avait à dire mais, à la place, il me tendit une bière.

— Merci, articulai-je d’une voix mal assurée.

Puis, il repartit en compagnie de Mason.

Adam le regarda s’éloigner.

— Tu le connais ?

Je haussai les épaules sans répondre.

— C’était… bizarre. Tu sais qui c’est ?

— C’est Nate Monson, finis-je par lui dire. Le meilleur ami de Mason Kade. Il a déménagé l’année dernière mais j’imagine qu’il revient souvent le voir.

Adam continua de me considérer d’un air étrange.

— Je ne l’ai jamais vu faire une chose pareille. C’est vraiment bizarre…

— Faire quelle chose ?

Il semblait m’examiner comme une bête curieuse.

— Se montrer gentil avec une fille… qui ne couche ni avec lui ni avec un de ses potes.

— Je ne couche avec personne, si c’est là où tu veux en venir.

— Je ne voulais pas dire ça, se défendit-il, les mains levées devant lui. C’est juste que… tu le connais ?

— Son nom, c’est Nate, tu as dit ?

— Oui.

S’appuyant les coudes sur les genoux, il poursuivit :

— Je peux te dire que c’est pas un mec recommandable. Lui et Kade, ils ne forment pas une bonne team, je t’assure.

— Quel Kade ?

— Mason. Pourquoi cette question ?

En ouvrant ma canette de bière, je répondis :

— Écoute, les frères Kade ont l’air très proches. Ce Nate, il peut être ami avec les deux.

— Oh… fit Adam en se redressant pour allonger les jambes devant lui. Je n’en sais rien ; j’ai juste entendu dire que, lorsque lui et Mason Kade sont ensemble, ça craint.

— Ils te font peur ?

— Non, mais, l’année dernière déjà, ils jouaient au foot contre moi. Je peux m’estimer heureux de ne m’être fait plaquer que par Kade, cette année, et non par les deux. Enfin… voilà… je dois te paraître stupide, non ?

Devant son sourire penaud, j’avalai une gorgée de bière… qui me parut insipide.

— Je devrais peut-être rejoindre Becky et me trouver quelque chose à boire, dit-il en fixant sur moi des yeux bleus pleins d’une bonne humeur retrouvée.

Ce qui me détendit un peu plus encore.

Je le regardai partir et m’apprêtai à finir ma bière quand une main m’en tendit une autre. Levant des yeux surpris, je découvris un Logan encore parfaitement sobre qui, la tête tournée, observait Adam en train de s’éloigner.

Au moment où j’attrapai la canette, celle-ci me glissa des doigts. Il la rattrapa, s’assit sur la chaise d’Adam et posa sa boisson par terre à côté de lui.

Il étendit les jambes et se cala contre le dossier.

Puis un léger soupir s’échappa de ses lèvres. J’en restai étonnée. Ce son, c’était plutôt moi qui le sortais quand j’étais fatiguée, contrariée ou autre…

En entendant des rires résonner derrière nous, je me dis qu’Adam et moi on avait choisi des places un peu à l’écart de la fête. J’ignorais si c’était pour avoir plus d’intimité ou pour être moins gêné par la musique ; mais je me rendis soudain compte des regards qu’on attirait, maintenant, Logan et moi. Est-ce qu’Adam et moi assis ensemble, on avait suscité autant d’intérêt ? Mystère…

— Ils sont allés en ville, ce week-end, résonna près de moi la voix rauque de Logan.

Il leva la tête vers les autres et ajouta :

— Mason est allé voir notre petite maman, ce soir.

En voyant deux silhouettes se détacher du groupe pour se diriger vers nous, il fit la grimace et se leva.

Il ne me jeta pas un regard. Je ne fis rien non plus, mais il me tendit une autre bière. Je l’acceptai, et il s’éloigna d’un pas tranquille, non sans retrouver son air de fêtard pour rejoindre les autres. Deux ou trois filles minaudèrent à son passage, et le cercle de ses copains s’ouvrit pour l’accueillir.

De retour près de moi, Adam et Becky gardèrent le silence un bon moment.

Puis, n’y tenant plus, Becky demanda :

— C’était Logan Kade ?

Les doigts serrés autour de ma bière, je m’efforçai de garder une voix neutre pour répondre :

— Je voulais lui parler de Jessica… lui demander s’il allait sortir avec elle ou pas.

Une lueur scintilla dans ses yeux et elle rétorqua :

— J’ai cru comprendre qu’il l’avait envoyée balader. Et la revoilà en train de chercher à se consoler dans les bras de mon cousin. Je viens de les voir ensemble.

Je manquai de m’étouffer sur la bière que j’étais en train d’avaler.

Quand Adam lui jeta un regard curieux, elle expliqua :

— Enfin… je veux dire… elle n’est pas assez bien pour Kade. C’est ce que je pense, du moins. Quant à mon cousin, c’est un looser. Un looser de première.

Petit grognement d’Adam.

Elle se mordit la lèvre et rapprocha sa chaise.

— Ça va, Sam ?

J’achevai ma canette et la posai à côté de moi. La dernière goutte d’alcool que je me permettrais de boire ce soir-là, sinon, Dieu seul savait ce que j’allais faire… et que je risquerais de regretter.

J’avais failli frapper ma mère ; je n’allais pas recommencer avec Jessica.

CHAPITRE 9

La fête se prolongea tard, mais pas assez, au final. Becky ne marchait plus droit lorsqu’Adam la déposa chez elle. Après l’avoir aidée à entrer, il me demanda en ressortant si, moi aussi, j’avais besoin de me faire raccompagner.

— Désolé, toi tu es sobre, c’est ça ? me dit-il avec un petit sourire contrit.

— Je n’ai bu que deux bières.

— Oui, j’ai vu.

Au bout d’un instant, alors qu’on bavardait encore un peu avant de se séparer, les ronflements sonores de Becky nous parvinrent de derrière la fenêtre près du porche où on se tenait.

— C’est quand même un numéro, cette fille, déclara-t-il.

— Elle t’aime beaucoup, tu sais, lui dis-je d’un air grave.

Il hésita un quart de seconde puis ferma les yeux en saisissant ce que je voulais dire.

— Ne te montre pas trop gentil avec elle. Ça lui évitera de se faire des idées et d’en souffrir ensuite.

Il hocha la tête et se passa une main dans les cheveux.

— Je comprends. Moi aussi, je l’aime bien mais… pas pareil, disons.

Je haussai les épaules et me dirigeai vers ma voiture.

— Elle n’est pas Ashley DeCortts, mais je crois que c’est une bonne chose.

— Hé, lança-t-il en me rattrapant, est-ce que tu voudrais… tu aimerais qu’on se retrouve quelque part pour dîner, demain soir… enfin, ce soir, vu qu’on est déjà le matin ?

J’ouvris la portière et regardai du côté de la chambre de Becky.

— C’est ma seule amie, maintenant.

— C’est aussi la mienne… et, moi, je pourrais être un autre ami.

J’éclatai de rire.

— C’est ce que tu dis maintenant mais, quand je refuserai de coucher avec toi, ça sera une autre histoire. Parce que je refuserai, tu sais. Je ne l’ai jamais fait avec Jeff, et je ne vais pas commencer avec toi. Ma première et unique fois a été une erreur… que je ne suis pas près de recommencer.

— Je sais. C’est bon. Je te respecte pour ça.

Encore un nœud dans mon estomac qui se dénouait. Pourquoi était-ce avec lui que ça arrivait ? Et pourquoi au moment où je le sentais honnête ?

La tête inclinée, j’étudiai son visage puis lui demandai :

— Tu es vraiment le gentil garçon que tu prétends être, ou c’est un jeu ?

— Non, ce n’est pas un jeu. Je suis gentil, mais je ne le suis pas autant avec Becky.

— Non, c’est vrai.

— C’est la seule personne à qui tu parles. Je me demandais comment t’approcher sans que tu me prennes pour un pauvre looser.

— La prochaine fois, répliquai-je avec un sourire, essaie de ne pas passer par l’amie qui en pince pour toi.

— La prochaine fois ? répéta-t-il en m’ouvrant la porte de ma voiture.

J’attendis puis, constatant qu’il n’avait pas l’intention de s’en aller dans les prochaines secondes, je lui demandai :

— Qu’est-ce que tu cherches, Adam Quinn ?

Un instant décontenancé, il se reprit aussitôt.

— À t’emmener dîner. Juste ça.

— Et, si je ne veux pas aller dîner ? Si j’ai envie de m’échapper ? Si je préfère emmener Becky avec nous ?

— Je penserai que toi non plus tu ne fais pas une très bonne amie.

— Peut-être.

Je montai dans ma voiture et en refermai la portière avant de baisser la vitre.

— Ou peut-être que je ne crois plus en l’amitié, qui sait ?

Il se pencha vers moi et dit :

— Si tu veux mon avis, Becky est la meilleure amie que tu puisses avoir. Les deux autres, c’était de la pure blague.

Je lui fis un petit signe et démarrai, non sans marmonner sur un ton railleur :

— Nooon, je n’avais pas compris…

En empruntant l’allée des Kade, je dus composer le code au portail de l’entrée. C’était ouvert, d’habitude, mais j’imaginai que la fête battait encore son plein. Après avoir garé ma voiture et m’être assurée que la grille était bien refermée, j’entrai dans la maison et me dirigeai vers la cuisine.

Le soleil commençait à poindre, et je vis qu’il était cinq heures du matin. Quand j’allais à des soirées qui duraient toute la nuit, avec Jessica et Lydia, on se retrouvait ensuite pour un petit-déjeuner, et, ce matin, mon estomac s’en souvenait. Alors que j’ouvrais le frigo, la pièce s’éclaira soudain et je poussai un cri.

Mason se tenait derrière moi, appuyé au comptoir, les pieds nonchalamment croisés. Il avait l’air tranquille, insouciant, mais tout chez moi se mit en alerte. Car je ne le sentais pas spécialement détendu.

Comme il restait muet, une boule se forma dans ma gorge. Nos rapports seraient toujours de ce type ? Très bien. Déterminée à l’ignorer ou, du moins, à ne pas le laisser m’enquiquiner davantage, je me servis quelques tranches de rôti. J’avais faim d’un sandwich et je ne quitterais pas la cuisine sans m’en être préparé un.

Un bras me passa soudain au-dessus de l’épaule et je sursautai. Le cœur battant, je reculai et butai contre son torse tandis qu’il cherchait à attraper la carafe d’eau. D’une main dans mon dos, il m’empêcha de me vautrer sur lui et, quand il la retira, je poussai un soupir de soulagement. Puis, à l’aveuglette, j’attrapai dans le bac à légumes une tomate et un petit reste de laitue.

Alors que je sortais un couteau pour me préparer un semblant de salade, Mason me glissa un verre d’eau dans la main.

Je restai là, interdite, tandis qu’il me poussait de côté d’un coup de hanche. Puis il me prit le couteau et je le regardai, fascinée, se mettre à couper la salade et la tomate. Une minute plus tard, il sortit du fromage et plaça soigneusement le tout entre deux tranches de pain.

Il disposa alors le sandwich sur une assiette, qu’il poussa devant moi.

Immobile, bouche bée, je contemplai le verre d’eau à ma gauche, le sandwich à ma droite.

Mason ouvrit un placard et en sortit du rhum. Après s’être mixé une espèce de cocktail, il s’assit à table et, du pied, tira une chaise pour moi. Je m’assis à mon tour, mais sans vraiment réaliser ce que je faisais.

Calé contre son dossier, il sirota sa boisson. Le soleil entrait de plus en plus dans la pièce et, bientôt, la climatisation se mit en route. Dehors, la musique restait étouffée par les doubles vitrages des fenêtres, et on entendait à peine ce qui se passait à l’extérieur.

Se passant une main sur le visage, Mason déclara :

— Ça va être comme ça tout le week-end.

Je grimaçai.

— Logan m’a dit qu’il t’avait vue sur la plage.

Pour toute réponse, j’avalai la moitié de mon eau puis demandai :

— Tu es allée voir ta mère ?

— Ce n’est pas de sa faute, mon père est un pauvre con. Normal qu’elle veuille savoir.

— Elle ne savait pas ?

Premier sourire de sa part. Un sourire assez tendre, qui concernait sa mère plutôt que moi.

— Ils ont divorcé l’année dernière, sans s’adresser la parole depuis. James devait estimer qu’elle ne méritait pas d’avoir l’info.

Malgré moi, mes yeux s’arrondirent de surprise. En comprenant que je le fixai d’un air stupéfait, je croquai avidement dans mon sandwich et en avalai le reste.

Son regard se durcit et j’y décelai un éclair de colère. Ses lèvres se pincèrent et ses mâchoires se verrouillèrent.

De nouveau, je sentis mon estomac se nouer. Mal à l’aise, je remuai sur ma chaise. Qu’est-ce que je faisais là, à l’écouter, à lui parler ? Je n’aurais jamais dû. Au moment où une alarme se mettait à sonner dans ma tête, il repoussa sa chaise et se leva.

Il attrapa mon assiette vide, mon verre, et les posa dans l’évier. Puis, en passant derrière moi, il me tapota l’épaule et dit :

— Tu devrais descendre sur la plage. Je crois que Nate a un jet-ski.

Puis il disparut.

Je restai là, toute seule, un peu comme s’il n’était jamais entré dans cette cuisine.

Je ne descendis pas sur la plage. Je ne voulais pas risquer de tomber sur Jessica, Lydia ou Jeff. Les autres, je m’en fichais. Et puis, je sentais une migraine me tomber dessus. Il était temps d’aller au lit.

Mon mal de crâne s’intensifia tout au long de la journée du lendemain, pour s’apaiser subitement dans la soirée. Me sentant plus humaine, je regardai mon téléphone.

Il y avait un texto de Becky :

— Adam t’aime bien. Tu devrais sortir avec lui.

— Mais c’est toi qui l’aimes.

Je laissai passer une minute puis elle ajouta :

— Non, il ne m’aime pas, et je préférerais le voir avec toi qu’avec quelqu’un d’autre. Personne n’est assez bien pour lui.

Oh, Becky… Je lui répondis :

— Peut-être.

— Super. Je lui ai donné ton tél.

Et voilà qu’au même instant je recevais un SMS d’un numéro inconnu.

— C’est Adam. Alors, un dîner ?

Je restai pensive. Mais, qu’est-ce que je faisais ?

Deuxième SMS.

— S’il te plaît. Je suis un vrai looser, en attendant.

Je me frappai le front de la paume.

— D’accord, on se retrouve chez Mastoni à 20 h 30.

Trente secondes plus tard, j’ajoutai :

— À tout à l’heure !

Encore une fois, qu’est-ce que je faisais ?

Mastoni était un joli restaurant. J’y avais déjeuné une fois avec mes parents, ou plutôt… ma mère et mon faux père. Ann-Lise voulait qu’on s’habille pour l’occasion, alors on s’était exécutés. J’avais passé une robe toute simple – une tenue qui semblait suffire, à mes yeux… mais pas aux siens – tandis qu’elle se pavanait en rouge écarlate. David, lui, portait une chemise blanche et un pantalon gris foncé.

Alors que j’entrais avec Adam dans l’intérieur climatisé, la fontaine qui gargouillait, les feuillages qui ornaient les murs, tout ça me rappela la dispute qu’on avait eue ce soir-là.

La première à durer si longtemps… deux heures.

Cette fois, j’avais enfilé un jean et un haut noir, rien de spécial, en fait. Car ce dîner n’aurait rien de spécial, je le savais. En apercevant Adam qui me faisait signe au bar, je compris qu’il devait ressentir la même chose. Dans son bermuda kaki et son polo bleu, il avait l’air tout à fait correct, sans être trop habillé comme ma mère l’aurait voulu, quelques années plus tôt.

Déjà, je préférais cette soirée à l’autre.

Il me tendit un verre en se rapprochant de moi.

— Tiens, je t’ai pris ça.

— Tu as vingt et un ans ?

Sourire ultra bright pour me répondre :

— Le patron est un ami de la famille, et puis j’ai bossé ici, un temps.

Oh… parfait. J’acceptai donc le verre qu’il m’offrait.

— J’ai demandé pour nous un petit coin tranquille… un peu au fond de la salle ; ça ira ?

Oui, ça irait. L’intimité, c’était toujours préférable. Mon verre à la main, je le suivis donc vers son « petit coin tranquille » . Mais, on s’y était à peine installés que, déjà, un groupe de filles venait squatter la banquette voisine. Pendant qu’on attendait notre commande, elles ne se gênèrent pas pour minauder devant Adam en lui envoyant des sourires sexy. Et, si elles parlaient fort, c’était bien évidemment pour attirer son attention.

Quand nos assiettes arrivèrent, j’entendis l’une des filles s’exclamer :

— Je ne savais pas que Nate était dans le coin !

— Mais, si ! répliqua une autre en riant. Tu n’étais pas au courant ? Il est là depuis une semaine.

— N’importe quoi, Natalie.

Une troisième intervint :

— Il paraît que, ce soir, ils ont tous rendez-vous sur la plage de Roussou.

Elles restèrent silencieuses un moment, puis la conversation repartit.

— Qu’est-ce qu’ils vont faire ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ils font toujours quelque chose. Quand Nate et Mason se retrouvent, ils finissent toujours par faire quelque chose. L’année dernière, ils ont volé des voitures de police et ils sont allés se prendre une cuite.

— Oui, on m’a raconté ça. Le père de Mason a dédommagé les flics. Ils ont vandalisé des bars aussi, et il a dû raquer pour calmer les propriétaires.

Puis, la première fille reprit la parole d’une voix assurée :

— Eh bien, oui, ils font quelque chose, ce soir. Ils sont partis de la plage il y a une heure.

— Comment tu le sais ?

— Réfléchis… un SMS de Summer. Elle est encore là-bas.

— Hé… ! me réveilla soudain Adam qui me voyait m’évader de notre « petit coin tranquille ». Ça va ?

— En fait… fis-je, les yeux rivés sur mon assiette, je n’ai pas faim.

— Tu ne serais pas en train de t’échapper ? hasarda-t-il avec un sourire inquiet.

— Je crois que si… avouai-je en me levant. Je suis désolée, Adam. Je… j’ai quelque chose à faire.

Je le plantai là sans aucun état d’âme, pour voir, à peine arrivée à la maison, Mason grimper dans sa Cadillac Escalade. Je courus vers lui en agitant le bras.

— Il se passe quoi ? lança-t-il en abaissant sa vitre.

Assis à côté de lui, Nate afficha un sourire ironique.

Essoufflée, je demandai à Mason :

— Tu vas à Roussou ? Je sais où habite le coach.

— Qu’est-ce que tu fais ? interrogea-t-il sans comprendre.

— Je peux y aller avec toi ?

J’entendis Logan hurler sur la banquette arrière et, bientôt, ils furent quatre à m’agresser avec leurs rires moqueurs.

— Non.

— Si.

Je m’accrochai à la vitre quand il commença à rouler, et j’insistai :

— Laisse-moi y aller avec vous.

— Allez, laisse-la, lui dit Nate en le poussant du coude.

— Quoi ? s’étrangla Logan, penché en avant. Pas question. Dans tes rêves, Mason !

Sans l’écouter, celui-ci me montra du pouce l’arrière du 4x4 et lâcha :

— Monte.

D’un clic, il ouvrit le hayon et je me glissai à l’intérieur, le cœur battant comme un malade. Je refermai la porte sur moi et l’Escalade s’arracha en trombe.

Le trajet dura une heure, pendant lequel j’eus droit aux grognements réguliers de Logan, accompagnés de regards furieux. Le quatrième ami l’ignora et, au bout d’un moment, se mit même à me lancer quelques sourires. Il m’offrit un soda, aussi. Mason et Nate bavardèrent entre eux, Logan participant de temps à autre à leur conversation.

Quelque chose me dit qu’il essayait de les persuader de me déposer au bord de la route. Mais, quand rien ne se passa, je me détendis un peu. Juste un peu. J’imaginai qu’on était déjà trop loin à leur avis pour ça, et, bientôt, on se retrouva à Roussou. La ville était petite mais très riche. Beaucoup de gens fortunés détenaient des actions dans des sociétés Internet, ce qui aidait leur programme de foot à concurrencer celui du lycée public de Fallen Crest, raison de la grosse rivalité entre les deux écoles. Je me souvins alors d’une rumeur disant que l’équipe de Roussou avait lourdement insisté pour recruter Mason et Logan.

Ces derniers leur avaient répondu par un doigt d’honneur magistral !

— Le coach, il habite où ?

Je me penchai en avant pour leur donner l’adresse et, quelques minutes plus tard, on se retrouva devant la maison où je savais que David jouait au poker le samedi soir. Et puis j’aperçus sa voiture. Mes doigts se serrèrent et tout en moi se glaça.

La respiration haletante, je ne voyais plus que ça : la voiture de mon père… non, la voiture de David.

— Mais, c’est quoi ce bordel ! s’écria Logan. Il y a des gens, ici.

— Et, alors ? demandai-je en repérant des fusées de feu d’artifice rangées à l’arrière à côté de moi.

Puis j’entendis une porte s’ouvrir et des voix résonner dans le jardin. J’attrapai quelques fusées et un briquet juste avant de descendre de l’Escalade.

— Tu es folle ! Il va comprendre.

Non, il n’allait rien capter. Je sortis et laissai le hayon ouvert. David rejoignait le trottoir où sa voiture était garée, mais il s’arrêta en me voyant.

— Samantha ?

J’allumai les fusées et courus droit sur le véhicule.

— Samantha, non !

Je tapai son code, ouvris sa portière et y jetai les baguettes.

— Oh, grands Dieux !

Il se précipita mais je refermai la portière sous son nez.

Les feux d’artifice commencèrent à crépiter puis, dans la seconde qui suivit, explosèrent.

David se jeta loin de sa voiture, tremblant de stupeur et jurant tout ce qu’il savait.

Quant à moi, je restai impassible. Les mains sur les cuisses, le dos droit comme un I, la tête haute, je me retournai et rejoignis l’Escalade.

— Samantha, qu’est-ce que tu viens de faire ? s’étrangla-t-il en me rattrapant par l’épaule.

— Ne t’approche pas de moi, lui sifflai-je avec mépris.

— Monte ! me hurla Mason en tambourinant sur sa portière.

Je me jetai à l’arrière de l’Escalade et en refermai le hayon pendant que, déjà, il démarrait en trombe.

Un lourd silence s’installa dans la voiture, puis Logan et son ami rejetèrent la tête en arrière avant d’éclater d’un rire puissant. Quant à moi, je me recroquevillai en boule et ne bougeai plus. Je me fichais bien du sourire narquois sur le visage de Nate ou de la façon dont Mason me transperçait du regard dans le rétro ; il pouvait bien essayer, il ne verrait en moi que du vide.

En chemin, l’Escalade s’arrêta à plusieurs reprises, redémarra quelques instants plus tard, puis s’arrêta de nouveau plus loin, avant de repartir. J’ignorais ce que faisaient les garçons. Mais je m’en fichais, à vrai dire.

Moi, j’avais fait ce que je voulais.

CHAPITRE 10

Ils déposèrent leur ami chez lui et on rentra dans la maison en traînant les pieds. Logan sortit son téléphone et commanda une pizza. Nate attrapa un carton de bières fraîches et le descendit dans la pièce de télé. Sans vraiment savoir pourquoi, je les suivis en bas. Lorsque Mason mit les infos, je m’installai en boule dans un fauteuil relax en cuir et, au bout d’un instant, tirai une couverture sur moi.

N’entendant rien sur mon attaque au feu d’artifice ou sur ce que les garçons avaient pu faire par la suite, je dépliai mes jambes, me levai et montai me coucher.

Mason me suivit.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-je avant d’entrer dans la salle de bains pour me laver les dents.

Assis sur mon lit, il m’observa d’un air impassible, quasiment sans cligner des yeux.

— Cette histoire de voiture aurait pu passer aux infos, me lança-t-il. On aurait pu appeler les flics.

— Eh bien, non.

Je retournai dans ma chambre après m’être rincé la bouche.

— Tu avais l’air sûre de ça.

— Je l’étais.

J’ôtai mon haut puis mon soutien-gorge.

Pas le moindre clignement de paupières. Il paraissait même s’ennuyer.

— Comment se fait-il que tu connaisses ce type ?

— C’est le coach de mon lycée.

Je passai un top moulant puis enlevai mon pantalon. Comme je n’avais pas allumé en entrant, la pièce était sombre, à part peut-être une vague lueur venant de la fenêtre aux rideaux encore ouverts.

— C’était ton père.

Je cessai de respirer. Lui avait tout d’une statue ; un dieu de pierre auréolé d’une lumière diffuse. Même dans l’ombre, son regard intense semblait me transpercer.

— Oui, avouai-je d’une voix étouffée.

— Je comprends mieux.

Comme il se levait pour partir, sa main m’effleura la jambe et s’attarda sur ma cuisse.

Secouée par un sursaut de désir, je fermai les yeux. Ce n’était pas censé arriver. Je ne m’attendais pas à ça.

Puis il s’écarta et sortit de ma chambre. Et moi, tremblante d’émotion, je me glissai sous les draps.

Il était minuit passé mais je ne dormais pas. L’expression sur le visage de David lors mon attaque me hantait. D’abord, la stupéfaction puis la déception. L’espace d’un instant, j’avais éprouvé de la honte puis j’avais repensé au mensonge dont il était en partie coupable, et tout s’était durci en moi. C’était très clair.

Il le méritait. Il méritait plus encore.

C’était ton père… je comprends mieux.

La voix de Mason résonnait dans ma tête. Ma poitrine se serrait dès que je l’entendais. S’il gardait toujours le même air impassible, quelque chose s’était adouci chez lui lorsqu’il avait prononcé ces mots. Une chaleur m’envahit soudain et je repoussai mes draps. L’air frais sur ma peau me fit tressaillir, mais un désir incontrôlable se mit à pulser entre mes jambes. Je les serrai l’une contre l’autre en espérant que ça passe. Pour moi, c’était plus un désagrément qu’un besoin, à cet instant.

Ce fut la sonnerie de mon téléphone qui me réveilla, le lendemain. Quand je répondis, Becky m’accueillit d’une voix pétillante.

— Salut ! Tu fais quoi aujourd’hui ?

— Hein ?

— Passe à la maison. On fait un barbecue, pour le déjeuner, et la famille d’Adam sera là, aussi. Ça risque d’être sympa.

— Oui, peut-être… répondis-je sans conviction.

— Oh, allez, Sam. Qu’est-ce que tu comptais faire d’autre ? Tes devoirs ? Tu peux les faire ici.

— Tu ne me donnes pas le choix, on dirait.

— Non. Sois là dans une heure ou je viens te chercher.

Je souris à cette menace.

— Ça sera un peu plus d’une heure. Je vais d’abord aller courir.

— D’accord. Mais, viens. On commence le barbecue après l’église.

— À quelle heure ?

— Midi.

— Attends, tu me dis de venir dans une heure, mais tu vas à l’église ?

— Ma mère va à l’église. Nous, on reste à la maison.

— Oh, d’accord.

— Allez, tu viens. Tu me promets, Sam ?

— Oui, d’accord. Mais pas immédiatement.

— OK. À toute !

Elle raccrocha, toujours aussi guillerette.

Je ne mis pas longtemps à me préparer et, en descendant, je trouvai les garçons dans la cuisine. On avait fait du café, et chacun avait son mug. Mason, debout, s’appuyait sur le comptoir tandis que Nate s’y était carrément assis. Logan, lui, arpentait la pièce avec un trop-plein d’énergie, à ce qu’il semblait. Dès qu’il m’aperçut, il s’arrêta net.

— Alors, on parie ? Une heure ? Deux ?

— Moi, je dirai une heure, répondit Mason, le nez sur sa tasse.

Nate laissa échapper un grognement, sauta par terre et alla fouiller dans le frigo.

Logan passa un bras sur l’épaule de son frère et me décocha un méchant sourire avant d’articuler sur un ton mauvais :

— Elle a vu son père, hier soir ; alors, je dirai deux heures, peut-être plus. Ça te va, toi qui joues à la petite sœur ?

— Vous êtes vraiment lourds, rétorquai-je en sortant une bouteille d’eau du placard.

Alors que je me dirigeais vers la porte, Logan se précipita pour me barrer le chemin et lâcha :

— Tu sors les griffes ? J’ai touché une corde sensible, on dirait.

— D’après toi ? fis-je en le repoussant.

Sans lui laisser le temps de répliquer, je lui claquai la porte au nez. Cependant, je n’avais pas monté deux marches que j’entendis son rire de hyène derrière le battant. Mason aboya alors quelque chose qui le fit taire aussitôt.

Je soupirai et tentai d’y voir plus clair. Voilà à quoi servait le running. À calmer la tempête qui menaçait d’exploser en moi. Et, au bout d’une heure, elle s’était effectivement envolée. Inondée de sueur, je rentrai à la maison… pour entendre ma mère me lancer :

— Franchement, Samantha, jamais tu ne penses à te sécher un peu avant de mettre les pieds dans cette maison ?

Je n’eus à cet instant qu’une idée : repartir courir.

Elle émergea d’une pièce, vêtue d’une robe jaune et d’un chapeau de plage blanc. Son maquillage était impeccable, son rouge à lèvres nickel. Depuis un mois, le rose était celui qu’elle préférait.

Les mains sur les hanches, elle se planta devant moi pour m’annoncer :

— David m’a appelée, hier soir. On est rentrés plus tôt à cause de ça. À quoi pensais-tu, ma chérie ?

— Toi qui es si calculatrice, tu devrais deviner, répondis-je sur un ton glacial.

— Sam…

Elle allait me suivre dans l’escalier quand la voix de James résonna dans le couloir.

— Ann-Lise ?

En soupirant, elle fit demi-tour et le rejoignit.

Je me ruai en haut et me préparai pour aller retrouver Becky. Trente minutes plus tard, j’étais dehors et grimpai dans ma voiture. Quel plaisir de voir s’éloigner dans le rétro la façade de cette maison ! Et, quand j’entrai dans celle de Becky, le contraste entre les deux me parut tellement flagrant. L’une était chaleureuse et accueillante, l’autre avait la froideur de l’inconnu.

Une femme d’environ quarante-cinq ans m’ouvrit la porte. Les cheveux sombres tirés en queue-de-cheval, elle avait le regard vif, et son visage constellé de taches de rousseur lui donnait l’air bronzé et en bonne santé.

— Tu dois être Samantha. Rebecca m’a beaucoup parlé de toi.

— Oui… bonjour.

— Entre. Je suis Laura, sa mère.

— Sam ! appela soudain Becky de quelque part à l’intérieur. Maman, dis-lui de monter !

— Allez, fais comme chez toi, me dit-elle, une main sur mon dos. Dis-toi qu’à partir de maintenant, c’est ta maison, ici. Ils sont tous dans le jardin. J’étais partie chercher des plats pour les fruits.

— Vous avez besoin d’aide ? proposai-je en la voyant soulever deux énormes plats en argent.

— Oh, non, merci. Va t’amuser avec les autres. Autant profiter de ces jours d’été qui ne vont pas durer longtemps.

— Salut, Sam ! me lança Becky d’une petite piscine à l’angle de la pelouse.

Le matelas gonflable où elle se prélassait lui échappa, et elle glissa à l’eau en poussant un cri d’orfraie.

 

Adam se mit à rire et s’approcha, un soda à la main. Vêtu d’un boxer de bain rouge, des lunettes noires sur le nez, il affichait un sourire de guingois.

— Même sobre, elle est incapable de rester plus de deux minutes sur ce truc.

J’acceptai la canette qu’il m’offrait et lui demandai à voix basse :

— Elle boit de l’alcool, là ?

— Juste un panaché, ça reste soft.

— Mais…

Je vis Laura devant une table de pique-nique débordante de nourriture. Une autre femme se trouvait avec elle. Elle avait les cheveux blonds et portait le même genre de robe qu’Ann-Lise. Quelque chose me dit que ce devait être la mère d’Adam.

—… ses parents sont là.

Il haussa les épaules et m’indiqua deux chaises longues au bord de la piscine.

— Ils sont assez relax de ce côté… pas comme les miens. Si ma mère me voit avec une bière à la main, elle me trucide.

— Et elle ne dit rien aux parents de Becky ?

— Ils n’ont pas le même style d’éducation, ce qui ne les empêche pas d’être amis depuis très longtemps. Ils se respectent.

— Oh, d’accord…

Sans savoir pourquoi, je me sentis bizarre en m’asseyant à côté de lui. Un moment plus tard, Becky nous rejoignit, une serviette passée autour de la poitrine. Elle s’assit au bout de ma chaise longue et des gouttes d’eau s’écoulèrent de ses cheveux trempés.

— Tu es au courant des exploits des joueurs de Roussou, hier soir ?

— Des exploits ? répétai-je en feignant l’indifférence. Quels exploits ?

Un sourire gourmand sur les lèvres, elle m’expliqua :

— Les Kade étaient là-bas avec leurs amis. Ils ont vandalisé la voiture de ton père garée devant le club, et ils ont crevé les pneus de la plupart des joueurs. Tu y crois ?

— Ton père ne t’a rien dit ? s’étonna Adam.

Ignorant sa surprise, je pris l’air dégagé pour répondre :

— Non, il ne m’a absolument rien dit.

— C’est peut-être parce qu’il a décidé de ne pas porter plainte. Il est vraiment trop gentil ; moi, je ne me gênerais pas pour le faire, si c’était ma voiture. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient fait ça. Ils devraient jouer pour notre équipe. On irait en national, c’est sûr.

— Rebecca ! appela Laura à cet instant. Tu veux bien aller chercher tes frères à la cave ?

— Ah, les nains… marmonna-t-elle en se levant.

— Tu ne lui as pas dit ? s’étonna de nouveau Adam quand elle fut loin.

Je le considérai d’un air surpris puis me rappelai qu’il connaissait ma situation, lui…

— Ça ne regarde personne.

— C’est ton amie.

— C’est quelqu’un à qui je parle depuis seulement une semaine, nuance.

— Vraiment ? souffla-t-il, une lueur moqueuse dans les yeux.

— Ça ne te regarde pas non plus.

— Sauf que Strattan, c’est mon coach, et que je n’en connais pas de meilleur.

— Tu n’as joué que dans son équipe.

— Je fais les stages d’été, Sam. C’est le meilleur coach que je connaisse, et ça inclut ceux de Fallen Crest Public. Ils ont de la chance que les Kade ne jouent pas pour notre lycée ; avec eux, Mason et Logan n’ont pas eu l’occasion de développer tout leur talent.

— Tu ne serais pas un peu jaloux ?

En grimaçant, il se leva.

— Les Kade sont des trous du cul sacrément doués, voilà ce que je dis. Ton père en aurait fait des joueurs encore plus brillants, et rien que pour ça ils devraient lui montrer plus de respect. Ce ne sont que des sales gosses de riche.

— Sam, Adam !

Becky nous fit signe de la rejoindre à la table de pique-nique.

— Je vous conseille de vous servir avant que mes frères et leurs copains viennent fiche la pagaille. Ce sont des vrais gremlins, qui ne laissent traîner derrière eux que leur salive.

Effectivement, après avoir rempli nos assiettes et nous être installés un peu à l’écart, on vit débouler huit gamins qui se précipitèrent autour de la table. Becky avait raison ; ses petits frères et leurs copains passèrent tout l’après-midi à littéralement se bâfrer. Sans être tous de la même taille, ils étaient assez minces, à part l’un d’eux, plutôt grassouillet. Quand Becky se leva pour nous servir d’autres boissons, ses frères et leurs amis prirent d’assaut la piscine.

Elle soupira en ouvrant sa bière.

— Et voilà comment se termine ma séance de bronzage du jour. Bande de rats.

— Arrête, riposta Adam en riant, tu adores tes frères, on le sait tous. Jake et Greg, tu en es gâteuse.

— Pfff… tu vas voir, je vais leur pourrir la vie. Jake !

La tête d’un garçon émergea de l’eau.

— Quoi ?

— Si tu ne sors pas tes petits copains de la piscine, je vais raconter aux parents ce qu’il y a sous la télé.

Il lui jeta un regard outré.

Adam se leva alors pour lui lancer :

— Ne t’inquiète pas, Jake, elle ne va rien dire du tout.

Puis, tirant Becky de la table où elle était assise, il ajouta :

— Viens, on emmène Sam au ciné.

Elle rosit légèrement, et prétendit lui résister… juste un peu.

— Mais… je voulais bronzer, aujourd’hui.

Il lui tapa gentiment sur les fesses et reprit :

— Va te préparer. On s’offre une soirée sympa, et c’est moi qui régale.

Je la regardai faire mine de traîner le pied alors qu’elle hurlait de joie intérieurement. Puis je tournai vers Adam des yeux chargés de reproche.

— Tu n’es pas gentil avec elle.

— Je pensais au contraire me montrer spécialement gentil, s’étonna-t-il.

— Non, tu n’es pas gentil et tu le sais. À quoi tu joues ?

Il lâcha un soupir et baissa la tête. Un instant plus tard, il leva les yeux et je suivis son regard. Deux hommes semblaient plongés dans une conversation fébrile. Leurs mains voltigeaient en tous sens malgré la canette qu’ils avaient chacun entre les doigts.

— Je n’ai pas envie de rester là. Mon père vient d’arriver.

— C’est lequel ? lui demandai-je.

— Le grand. Il sort d’une réunion ; il est là depuis dix minutes.

À la façon dont il le regardait, je compris qu’Adam savait quelque chose que je ne devinais pas. Son père était très beau. Vêtu d’un très chic bermuda beige et d’une chemise blanche, c’était Adam en plus âgé, je dirais. Il aurait pu poser pour le magazine GQ.

Le père de Becky, c’était carrément l’opposé. Son tablier était tout taché par le barbecue, et son estomac plein de bière débordait sur son caleçon de surf. L’air quasi respectueux, il avait une discussion animée avec le père d’Adam.

— Il revient d’une réunion, tu dis ?

Installée en compagnie de Laura sous un parasol, la mère d’Adam était muette depuis son arrivée.

— D’après toi ? soupira-t-il.

OK, pas besoin de me faire un dessin.

— Tu comprends pourquoi je ne raconte rien sur ma vie ?

— Oui, eh bien, ce n’est pas à moi que ça arrivera. Il ne la quittera jamais.

Je sentis de l’amertume dans sa voix.

— Tu aimerais qu’il la quitte ?

— J’aimerais qu’ELLE le quitte.

Je gardai le silence, incapable de trouver une réponse à ça.

C’est là qu’Adam me surprit en me tapant doucement le bras.

— Ma mère travaille pour James Kade, tu sais. C’est l’assistante de son assistant.

— Et, alors ? fis-je en lui jetant un regard noir.

— Alors, rien. Elle passe son temps à dire qu’il est très gentil avec elle.

Rassurée, je sentis mon corps se détendre. Puis, avec un sourire, je demandai à Adam :

— Donc, tu serais en train de dire que tu pourrais être le demi-frère de Mason et Logan Kade ?

— Oui, c’est ça. Ce serait la bonne blague…

Je ne sus pas quoi dire d’autre, et Adam, de son côté, sombra dans une sorte de léthargie. On était tous les deux en train de rêvasser quand Becky surgit dehors. Vêtue d’un short kaki et d’un top crème tout flottant, elle s’était fait une queue-de-cheval et avait maquillé ses longs cils noirs. Jamais je ne l’avais vue arrangée comme ça, même en soirée.

La voyant aussi mignonne, je hasardai un coup d’œil discret en direction d’Adam. Est-ce qu’il pensait la même chose ? Mais il se leva, récupéra ses clés et se dirigea droit vers sa voiture. Malgré son air déçu, Becky s’empressa d’arborer un sourire radieux.

— Ça va, ma tenue ? me demanda-t-elle en tapotant sa coiffure.

— Oui, tu es très bien, lui répondis-je avec sincérité.

— Pas autant que toi, souffla-t-elle. Toi, tu es toujours très bien…

Détrompe-toi…

Me suivant vers la voiture d’Adam qui nous attendait, elle enchaîna d’une voix gaie :

— Alors, cet après-midi avec lui, c’était comment ?

J’hésitai. Là, je n’étais plus du tout la copine sympa.

— Allez, dis-moi, insista-t-elle. Je veux savoir.

— Becky, lui dis-je en lui prenant le bras, c’est toi qui l’aimes.

Elle fit une moue… qui se termina par un sourire.

— Quelle importance ? Il ne m’aime pas, lui. Du moins pas comme ça…

— Il pourrait.

— Non. Il bave dès qu’il te voit. Ça fait longtemps que tu le branches.

— Mais, qu’est-ce que tu racontes ?

— L’année dernière, déjà… et même avant, tu l’intéressais. Mais, comme tu sortais avec Jeff, il s’est rabattu sur Ashley.

— Tu es sérieuse, là ?

— Ben, oui.

Devant mon air effaré, elle ajouta :

— Ne me dis pas que tu ne savais pas. Franchement ?

— Non. Je ne savais pas non plus que Jessica couchait avec Jeff depuis deux ans. Comment je l’aurais su ?

— Bon, d’accord… fit-elle, l’air résigné. Mais, maintenant, tu as ta chance.

Sauf que non, c’était faux… et que, de toute façon, je n’en voulais pas. Puis je repensai à la veille au soir, quand Mason m’avait touchée, quand ses doigts m’avaient effleuré la cuisse. Je frissonnai soudain, saisie par le même désir.

Pas bon. Pas bon du tout.

— Alors, vous arrivez ? nous lança Adam qui perdait patience.

— Oui ! lui cria Becky.

Avec un sourire forcé, elle me tira par le bras. Arrivée devant la voiture, elle fit mine de s’asseoir à l’arrière mais je la poussai vers l’avant.

Je me calai au fond du siège et ne prononçai pas un mot de tout le trajet. Devant, tous les deux tentèrent bien de me faire participer à leur conversation, mais sans succès. Je les écoutai bavarder de la même façon pendant qu’on prenait nos billets et qu’on allait s’asseoir à nos places.

Ils se parlaient naturellement, sans aucun silence gêné. Ils étaient comme deux amis, qui se connaissaient depuis des siècles… Mais, oui, depuis toujours, en fait ! Ils étaient voisins. Leurs parents étaient amis.

Je pris alors la décision de devenir l’amie que Becky essayait d’être pour tout le monde.

Si seulement je savais comment m’y prendre…