Henrik essayait de rester concentré sur la femme nue qui s’agrippait à sa taille et gémissait sous son corps en mouvement. Dans un soupir, la femme demanda à Henrik de lui caresser les seins. Ce qu’il fit. Il était attentif à ses désirs. Là n’était pas le problème. Le problème, étaient ses pensées, si lointaines, malgré son corps bien présent…
La femme s’accrocha alors à sa nuque. Elle le mordit à la base du cou, lui suçant presque la peau. Il lui enserra les hanches de ses deux bras noués au bas de son dos et la souleva pour inverser leur position. Dans un même élan, elle se mit à califourchon sur Henrik pour mieux s’offrir à son regard. Elle se fit plus ardente, plus concupiscente. D’ordinaire bon spectateur, Henrik ne put s’empêcher de se laisser à nouveau entraîner par ses songes. C’est alors qu’elle planta ses ongles dans son torse, lui signifiant qu’elle était au bord de l’extase. Il la suivit dans son escalade jusqu’au point culminant. Vannés, ils retombèrent côte à côte sur les draps frais. Henrik se passa une main sur le front. La sueur y perlait. Souriante et épanouie, la femme se tourna sur le flanc pour se mouler davantage à son corps moite. Elle posa un baiser reconnaissant sur son épaule. Henrik ne réagit pas. Dans la pénombre, elle cherchait à sonder son regard, mais il le détourna.
– T’as les yeux de quelle couleur exactement ?
– Je sais pas trop, laissa tomber Henrik avec détachement.
Un rire vif anima la brunette.
– Comment ça, tu sais pas trop ?
– Je me regarde pas souvent dans le miroir.
Elle lui quémanda un baiser. Il le lui accorda, sans toutefois y mettre du cœur ou même en savourer la douceur.
– Moi je pense que tu te regardes souvent, mais pas amoureusement comme je le fais en ce moment.
– Amoureusement ?
Henrik secoua la tête et se redressa aussitôt pour s’asseoir sur le bord du lit. Elle ne put s’empêcher de le questionner sur ce changement brusque d’humeur. Pour toute réponse, il ne lui offrit qu’un silence. Puis il enfila ses vêtements, passa sa montre à son poignet et attrapa ses clés avant de se retourner vers sa conquête.
– Je suis désolé. Vraiment.
Et il quitta les lieux, laissant en plan la jeune femme légèrement abasourdie, les sourcils froncés par l’incompréhension.
*
Le voile de brume se levait tranquillement sur le village de Cap-à-Nipi. Les premiers rayons de soleil tentaient tant bien que mal de s’infiltrer entre les épais conifères et les maisons de bois dispersées à flanc de montagne et sur le roc. Le Cap, tel que l’appelaient affectueusement ses résidents, avait été bâti en hauteur afin de respecter la géographie unique du lieu. Le village était scindé en deux parties par une longue et étroite rivière en cascade qui se jetait dans un petit lac en bordure de la route. Le restaurant le plus fréquenté de la place, le Pub Nipi, était érigé sur pilotis au milieu de ce bassin d’eau. Sa dénomination rendait hommage aux premiers habitants, « nipi » signifiant « eau » en langue montagnaise. La terrasse qui ceinturait le restaurant offrait une vue à couper le souffle… et les cocktails qu’on y servait redonnaient à ses inconditionnels du souffle pour braver les aléas du quotidien.
– Il reste à peine dix minutes avant l’ouverture, dit Henrik en frappant à la porte. Est-ce que tu pourrais débarrer ?
De l’autre côté de la vitre, la serveuse continuait à placer ses napperons de papier blanc et ses ustensiles encore brûlants d’un récent lavage. Henrik s’efforça de sourire le plus affablement possible. La fille ne broncha pas. Elle poursuivit sa routine, bien qu’elle sût qu’il insisterait. L’horloge affichait maintenant 5 h 52 du matin.
– Je viens de vivre trois jours épouvantables. J’arrive de la ville. J’ai à peine dormi cette nuit. Il faut que tu m’accordes cinq petites minutes, tout seul dans le resto, avec ton meilleur café noir.
– Si je commence à ouvrir avant le temps pour te faire plaisir, tout le monde va vouloir la même chose. Je pense pas que le proprio apprécie que je transforme son beau pub en dépanneur 24 heures.
– Y a un gars qui t’implore, ici. Mais si tu veux être à cheval sur les principes…
Henrik s’appuya contre la rambarde de la passerelle qui reliait le restaurant à la terre ferme. Il se croisa les bras et fit mine d’observer très sérieusement des chardonnerets qui batifolaient à la cime d’une épinette bleue. La serveuse cessa de trancher ses fraises et ses kiwis. Elle s’essuya les mains en grommelant, puis déverrouilla la porte principale à un Henrik ravi.
– Si je t’ouvre, c’est ben juste parce que j’ai peur que tu me refiles un ticket.
– Pourquoi ?
– Pour ma vieille minoune qui clignote plus à gauche et qui sonne comme un tracteur.
– Hey, je suis un flic honnête, moi. Je ferais jamais d’abus d’autorité pour un café. Ou pour quoi que ce soit. C’est mal me connaître, de penser le contraire.
– Essaie pas. Je te vois regarder mon char, sur la route.
Henrik ne répondit pas à cette légère provocation. Il abrégea plutôt l’échange en se dirigeant vers sa table favorite, dans l’encoignure du pub où étaient suspendues de fascinantes esquisses algonquines au fusain. Au bout de quelques minutes de contemplation, il se releva pour aller chercher un menu. De toute évidence, la serveuse avait « omis » de lui en offrir un. Il osa une riposte :
– C’est pas à cause de l’état de ta voiture que je te regarde. C’est parce que tu te mets du mascara et que t’envoies des textos en conduisant.
Il attrapa le menu et remercia la fille d’un hochement de tête sarcastique. De retour à sa table, il profita de ses dernières minutes en solitaire pour lire les grands titres du journal local. Il avait trop sommeil pour s’adonner à une lecture exhaustive. Sa tête était légère et ses mains tremblaient, mais la simple vue de la montagne le réconfortait. Le panorama ressemblait à l’île Féroé, au Danemark, où il avait grandi. Il y a quelques décennies déjà. Avant l’abandon de ses parents alors qu’il n’avait que douze ans. Avant son déménagement précipité au Québec, chez un oncle et une tante étrangers… et étranges. Henrik n’avait jamais su le fond de cette singulière histoire, mais il avait réussi à assembler diverses pièces du casse-tête, par exemple l’invalidité de son père, les multiples congédiements de sa mère et une fraude à l’aide sociale. Déraciné et catapulté dans un nouvel environnement hostile, Henrik avait connu une adolescence pénible qui lui avait paru infinie.
Ce matin, il se sentait exténué et n’avait aucunement envie de se replonger dans de mornes réminiscences. Il chassa donc ces pensées en regardant l’heure à sa montre. Il engloutit son déjeuner et laissa un généreux pourboire sous la soucoupe de sa tasse avant de filer au poste de police. Celui-ci était situé en bordure de la route principale, au pied du village, à deux pas du petit pont aux réverbères.
Le poste en soi n’était pas aussi vaste que ceux des grands centres, mais l’équipe qui y bossait était allumée et efficace. Elle servait les communautés de tout le comté. Henrik était fier d’en faire partie. Son métier prenait beaucoup de place dans sa vie. Trop, peut-être ? L’anxiété était un élément inévitable dans ce travail, en particulier pour Henrik parce qu’il était aussi l’un des six plongeurs qui couvraient toute la province. À cause de cela, il avait travaillé sur treize noyades d’enfants consécutives. Chaque mort est un événement particulier pour les policiers, mais la noyade infantile, elle, reste gravée dans la tête comme une marque indélébile.
– Salut, buddy. Le briefing va commencer plus tôt que prévu. As-tu vu mon frère ?
C’était l’un des jumeaux. C’est ainsi qu’ils étaient connus et désignés de tous. Leurs vrais noms : Denis et Danny Dupuis.
– Je viens de le croiser dans le parking, répondit Henrik en finissant d’enfiler son uniforme. Tiens, en parlant du loup…
L’autre jumeau se pointa dans le vestiaire, six canettes de boisson gazeuse lui pendouillant au bout des doigts. Son frère lui en vola une, comme il avait coutume de le faire, pour en caler la moitié d’un trait. Tous deux étaient accros au cola. D’où leur joli renflement abdominal et leur personnalité énergique.
– Fafard est déjà installé. Il nous attend. Ça sent pas bon, un patron aussi prompt que ça le lundi matin. Votre affaire en ville a foiré ou quoi ?
Henrik referma son casier et suivit ses compères jusqu’à la salle de réunion. Il leur apprit que les choses s’étaient déroulées comme il s’y attendait et que le corps du petit noyé avait été rendu à ses parents. Pour ces derniers, ce n’était pas une fin heureuse, mais pour l’équipe de plongeurs, c’était le seul résultat possible, même si, avec le fort débit du cours d’eau, les policiers avaient craint un moment que le cadavre de l’enfant ne dérive jusqu’aux rapides et ne se perde, ce qui n’aurait pas permis aux parents éplorés de faire réellement leur deuil.
L’étroite salle de réunion était déjà bien remplie. De forte stature, le lieutenant Fafard se tenait derrière son siège habituel, soit à l’extrémité de la table ovale. En arrière-plan, un écran blanc, ainsi qu’un projecteur. Tout autour siégeaient les autres membres du corps policier de Cap-à-Nipi : il y avait là une dizaine d’agents, dont une jeune recrue. À 39 ans, avec son grade avancé et ses diverses spécialisations, Henrik Hansen se distinguait du lot. En outre, c’était un homme sagace, habile physiquement et qui avait vécu ailleurs et vu autre chose. Seulement, le stress lui pesait. Plus jamais il ne retournerait en ville. Il y avait trop de tout : trop d’autoroutes congestionnées, trop de collègues workaholics et trop de stimuli qui, bien que revigorants pour certains, s’avéraient nocifs pour lui. Les cent cinquante et quelques kilomètres qui le tenaient à distance, au nord, de la métropole lui faisaient le plus grand bien… quoiqu’il ne fût pas si bien que cela.
– Avez-vous croisé un Italien sur le chemin du bureau ? No signore ! lança Fafard sans préambule et avec un piètre accent latin. Avez-vous déjeuné avec un motard avant de vous pointer ici ? Pas pantoute ! C’est normal, ils sont tous en dedans. Du maudit beau travail de nettoyage du SPVM1, de la SQ2 et de la GRC3. Hé, viarge !
Le lieutenant était parfois dur à suivre. Les agents de police se regardèrent tour à tour. Ils ne savaient pas s’il était heureux ou furieux. Allez savoir. La suite le leur dirait sûrement. Le suspense ne durait jamais bien longtemps avec cet extraverti de calibre supérieur.
– Qu’est-ce qui se passe quand tous nos gentils mottés sont derrière les barreaux ? D’autres gentils mottés débarquent pour s’approprier le territoire. C’est une roue qui tourne. Sans fin. Je me pose la question : est-ce que c’est nous qui poussons la roue ou c’est la roue qui nous pousse dans le derrière ? Étant donné que la réponse est pas trouvable, je vais dire comme les Cajuns : « Laissez les bons temps rrrouler ! »
Les policiers ne savaient toujours pas où Fafard voulait en venir, mais se montraient fort divertis par le spectacle ! Décidément, les réunions se suivaient, mais ne se ressemblaient pas.
– Vous savez quoi ? On va partir la semaine avec un beau diaporama.
Le lieutenant tenta d’allumer l’ordinateur portable et le projecteur. Comme à chaque fois, cela ne se fit pas facilement. Il appuya à répétition sur la même touche, secoua les fils de connexion USB et envoya paître plusieurs saints de l’Église catholique avant d’appeler en renfort une de ses subordonnées. Henrik, amusé, cachait sa bouche derrière sa main d’un air faussement songeur. Les jumeaux s’échangeaient des coups de coude. Enfin, le projecteur s’alluma.
– Vous me le direz si vous avez besoin d’aide pour programmer votre micro-ondes, boss, laissa tomber la policière, pince-sans-rire, en regagnant sa place.
Toute l’équipe se mit à rire à l’unisson.
– Mangez donc d’la marde ! lança Fafard en réprimant un sourire. Et toi, la petite nouvelle, laisse pas le mauvais sens de l’humour des vieux singes ici présents déteindre sur toi.
Les policiers continuèrent à se payer – respectueusement – la tête du grand patron pendant un instant. Cependant, la rigolade s’estompa dès que les premières informations parurent à l’écran : « Mise sur pied d’une escouade mixte. Groupe ciblé : La Pieuvre. » Henrik redressa les épaules. Ces simples mots avaient su capter son attention. Les diapositives défilèrent. Le lieutenant demeura muet afin de permettre à ses hommes de prendre connaissance du texte. Il s’agissait d’informations concernant la formation de la nouvelle escouade : philosophie, valeurs, visées, effectifs. Fafard ne fit retentir sa grosse voix à nouveau que lorsque la phrase « Nouvelle organisation criminelle » apparut en larges majuscules noires.
– On assiste à une première. On fait face à un nouveau phénomène criminel. Comme je vous l’ai rappelé tantôt, les gars sont en prison. Qui est-ce qui reste à l’extérieur ? Leurs blondes.
Henrik venait de perdre son enthousiasme naissant. Des femmes ? Pour ce policier expérimenté au parcours sinueux, cela ne semblait pas très menaçant.
– Je vais vous l’avouer bien honnêtement, on n’a rien vu venir, continua Fafard. Et aujourd’hui, La Pieuvre nous crache son encre en pleine face ! C’est nos collègues de Montréal qui ont trouvé ce surnom-là : La Pieuvre. Vous allez dire que c’est cliché comme métaphore, et vous aurez pas tort, mais reste que l’organisation a réussi à étendre ses tentacules partout, je dis bien partout, sans faire trop de bruit.
Le lieutenant amena davantage de précisions sur le positionnement et le fonctionnement des autres équipes semblables à celle du Cap ailleurs en province. Pour une raison quelconque, seuls l’Outaouais et la Beauce semblaient avoir été épargnés par les criminelles. Sans doute une guerre de territoires.
– La seule condition pour entrer dans le groupe : être une femme. Le seul but : reprendre la job sale laissée par les gars qui ont été arrêtés ou abattus. Ce qui fait que là, on a un bâtard de problème !
Henrik était songeur. Il savait les femmes capables de commettre les pires délits autant que les hommes, mais fallait-il réellement mobiliser des équipes spéciales pour contrer leurs actions ? Si elles étaient si dangereuses, pourquoi ne pas avoir été alertés auparavant ? Henrik se demandait s’il n’y avait pas là une volonté politique sous-jacente de faire un coup d’éclat pour un gang qui, somme toute, ne méritait pas tant d’attention, envoyant ainsi à la déchiqueteuse le précieux argent des contribuables. Mais, en bon garçon qu’il était devenu au fil des ans, il resta bien sagement sur son siège, la bouche close. Il était évident que son patron attendait une réplique passionnée de sa part, réplique qu’il avait préféré étouffer.
– On a de bonnes raisons de croire que les filles se sont infiltrées dans certains milieux sur la Côte. Peut-être même ici. Les vols à domicile ont recommencé. La circulation de drogue a augmenté. Tout ça pour dire que c’est fini, la bonne vieille tranquillité.
Autour de la table, les murmures s’intensifiaient. Les policiers se posaient mutuellement des questions, sollicitaient l’opinion de tout un chacun. Henrik semblait le seul à faire preuve d’indifférence. Il avait quasiment hâte de reprendre le volant de son autopatrouille afin de distribuer des contraventions routières ou de se rendre au domicile de maris jaloux en boisson. Quasiment.
– Les photos que vous allez voir sont peut-être celles de membres de l’organisation. Peut-être, insista Fafard. On les soupçonne fortement en ville, mais on est sûr de rien. Je vous demande juste de garder l’œil ouvert.
Des visages féminins, certains souriants, d’autres renfrognés, se succédèrent sur le grand écran. Une véritable myriade de genres : filles ordinaires, garçons manqués, femmes aguicheuses et autres demoiselles, disons… moins gâtées par la nature. En comparant leur apparence, il sautait aux yeux qu’elles provenaient de différentes couches de la société. Les jumeaux Dupuis paraissaient médusés. Ils sirotaient le fond de leur boisson gazeuse, les yeux rivés sur les photographies.
– J’ai besoin de trois hommes – ou femmes, excusez-moi pardon – sur ce dossier-là. Hansen, je te mets en charge. Choisis ton bras droit. Et ton bras gauche.
Henrik était estomaqué. Comment se sortirait-il, avec diplomatie, de ce cul-de-sac ? Il n’était pas emballé par l’idée de commander cette équipe. Cela représentait des mois d’enquête. Des tonnes et des tonnes de rapports à rédiger, sans compter les heures de présence en cour pour témoigner devant des juges souvent austères. Tout cela alors que l’objet même de l’enquête ne l’enthousiasmait nullement, contrairement à celles qu’il avait eues dans le passé. Mais il y avait autre chose. Quelque chose d’imperceptible. Était-ce une infime trace de machisme ? Une forte impression que La Pieuvre générait beaucoup de bruit pour rien ? Ou quelque chose d’autre, encore ?
– Hansen ? le pressa son patron.
Henrik réfléchit à chacune de ses paroles avant de les prononcer.
– C’est un peu… soudain.
– Soudain ? répéta Fafard. Qu’est-ce que t’es en train de me dire là ?
– Que ça arrive vite.
Le lieutenant s’ancra les deux poings aux hanches, les yeux écarquillés.
– C’est pas un mariage, Hansen. T’attendais-tu à recevoir un faire-part ? Des criminels, ça s’annonce pas. Y a du monde influent au-dessus de moi qui me demande d’agir avant que ça devienne trop grave. Agir. Pas réagir, bout de bonyeux !
Voyant que son sergent n’était pas près de renchérir, le lieutenant changea l’ambiance du tout au tout. Il ferma le portable dans un claquement, ralluma les lumières et attribua les tâches de la semaine au reste de son équipe : accueil, circulation et plaintes. Puis, il envoya tout le monde au boulot. Lorsque Fafard et Henrik se retrouvèrent enfin seuls dans la salle de réunion, le plus haut gradé des deux tenta d’aller au fond des choses.
– Ça fait, quoi, dix ans qu’on travaille ensemble ?
– Oui, en décembre prochain.
– En dix ans, rappelle-moi combien de fois t’as eu la chance d’être à la tête d’une unité spéciale ?
– Une seule fois.
– C’était comment déjà ?
– Je passe à l’interrogatoire ou quoi ? s’impatienta Henrik. Tu sais très bien que c’était impeccable, un succès sur toute la ligne et un des points forts de ma carrière.
– Donc… ?
Henrik était fort au courant de ce que ce « donc » insinuait. Qui pouvait blâmer le lieutenant ? Son hésitation à accepter cette nouvelle affectation manquait de cohérence, sinon de gros bon sens. N’importe quel policier – particulièrement dans un patelin montagnard comme Cap-à-Nipi – aurait sauté sur l’inhabituelle et prestigieuse nomination. En tant que sergent-détective, Henrik n’aurait même pas dû assumer les tâches de patrouilleur, mais puisque les enquêtes palpitantes se faisaient rares, il s’y attelait. Alors pourquoi l’ombre même d’une hésitation ?
– Ça serait bon pour toi, affirma le patron en prenant un ton plus amical. Y a eu beaucoup de noyades dans la province depuis le printemps et je pense que tu as besoin de voir autre chose que des noyés. Je te vois te démener à gauche et à droite.
– Ostie, je le savais ! réagit Henrik. C’est pas une promotion, cette escouade-là. Tu me donnes les filles parce que tu penses que j’ai besoin d’un break ? Quelque chose de moins épuisant ?
– Non, non, non ! Essaie pas de revirer ça contre moi. Je me disais juste que ce serait bon pour toi de briser la routine. C’est quand même gros, cette histoire-là. Coudonc, es-tu rendu parano en plus de…
– En plus de quoi ?
Fafard soupira. Henrik fit un geste péremptoire de la main lui signifiant de ne pas s’aventurer plus loin. Afin de se soustraire à l’insistance de son patron, il tourna les talons et amorça sa journée de patrouille comme si de rien n’était. Mais Fafard n’en avait pas fini avec son meilleur sergent. S’il lui avait permis de partir, c’était pour le laisser « décanter » sa proposition. Sans se tourmenter avec son refus, il vaqua plutôt à ses occupations.
Hansen connut une matinée chargée. D’abord, il y eut une fuite de gaz naturel dans l’une des rares demeures cossues du versant ouest. Puis, un accrochage entre deux camionnettes sur la route principale, et enfin, la disparition d’une personne âgée. Par chance, celle-ci fut retrouvée à moins de dix minutes de marche de son foyer, désorientée et en robe de nuit, mais sans aucune égratignure.
Pour couper la journée en deux, Henrik eut l’idée d’aller dîner chez quelqu’un qu’il affectionnait tout particulièrement. Et ce n’était pas la fille de la nuit précédente. Il gara son véhicule dans l’entrée de gravier et enjamba les trois marches du perron en pin noueux. Lorsqu’il frappa, la femme ouvrit et, l’apercevant, lui sourit à pleines dents. Elle battit joyeusement des mains et lui fit signe d’entrer, avant de lui attraper le poignet, empressée.
– Viens voir ça !
Elle virevolta jusqu’à une grande pièce adjacente au salon. Henrik portait attention au nouveau décor qui avait métamorphosé cette spacieuse section de la maison. Des tons de vert lime, de corail et de jaune vanillé enjolivaient les murs. Les bibliothèques et autres meubles de rangement avaient été peints en blanc et ornés d’adorables petits pois.
– T’as fait ça toute seule ? dit Henrik, surpris.
– Comme une grande.
– Quand ? Tu viens d’emménager !
– J’ai fait ça cette nuit.
– T’es folle.
– Folle de joie, oui !
Elle sautilla tout en rigolant, dansa au milieu de la carpette en forme de chenille et termina sa prestation en balançant dans les airs deux crochets dignes d’une boxeuse professionnelle. Henrik n’eut d’autres choix que de rire de son caractère enjoué.
– Ça avance vite, s’exclama-t-il en souriant. Toutes mes félicitations.
– Je pense pouvoir ouvrir la garderie dans un mois. Gros max.
– Oublie pas de dormir à travers tout ça, lui suggéra Henrik. Au fait, je suis pas venu ici pour parler de tes beaux projets de vie. Je suis venu me quêter un dîner.
– Ah, va donc ! s’indigna-t-elle en lui tirant l’oreille.
Il éclata de rire tout en lui repoussant la main, comme s’il s’agissait d’une vulgaire mouche.
– J’imagine que je peux bien préparer un lunch à mon frère préféré. Comme si j’avais le choix.
– Le choix de me faire à manger ?
– Non. Le choix du frère.
Astrid s’esclaffa à son tour, mais avec une pointe de moquerie. Oh, ce qu’elle était fière de sa répartie ! Elle se rendit à la cuisine, précédée de ses propres éclats de rire. Au grand dam d’Henrik, ceux-ci résonnaient dans les pièces encore vides de meubles qui bordaient le corridor.
– Toutes mes places sont prises, annonça Astrid, plus sérieuse. Je vais avoir deux poupons et trois petits garçons de dix-huit mois.
– Ayoye !
– Tu viendras m’aider à changer les couches de mes bébés entre deux arrestations de tes grands bébés à toi, lui envoya-t-elle avec sarcasme. Si je te fais un sandwich sur bagel, ça te va ?
– Bien correct. Pour te remercier, je vais aller mettre tes poubelles au chemin.
– Ah ! Qu’est-ce que je ferais sans toi, l’homme de la maison à l’ancienne ?
Frère et sœur partagèrent le seul coin du comptoir qui n’était pas encombré et mangèrent un bon petit casse-croûte improvisé, arrosé de thé glacé. Ils continuèrent de jaser et de plaisanter de longues minutes après avoir fini leur dîner.
– Je suis vraiment content que tu sois déménagée ici. Je vais pouvoir m’occuper de toi.
– Me contrôler, tu veux dire, blagua-t-elle.
– Pourquoi me priver de l’un ou de l’autre ? dit-il, un mince sourire en coin. J’ai pas de blonde. Je vais pouvoir être ton chaperon, vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
– Justement, va falloir que je parle à mon chaperon de son « pas de blonde ».
– Une autre fois, une autre fois, trop pressé ! se défila Henrik en déposant son assiette dans l’évier et en se dirigeant vers la porte principale.
Astrid réussit à le rattraper pour lui soutirer un bisou d’au revoir. C’est alors qu’elle remarqua des rougeurs sur sa joue droite. Rapidement, elles s’étendaient à d’autres endroits de son visage, se transformant immédiatement en boursouflures.
– T’es tout enflé ! Qu’est-ce qui se passe ? s’affola-t-elle en vérifiant l’intérieur de ses avant-bras.
L’urticaire était aussi apparu à ses membres supérieurs. Elle lui releva la chemise. Sur l’abdomen, également.
– Astrid, je…
Son teint était rougeâtre. Il se palpait la gorge. Il n’en fallut pas plus pour que sa sœur comprenne qu’il était en difficulté respiratoire. Elle se jeta sur le téléphone et composa le 911. Quoiqu’affolée, elle suivit les directives de la répondante jusqu’à ce que les ambulanciers arrivent sur place. Ceux-ci injectèrent une première dose d’adrénaline à Henrik, qui subissait un choc anaphylactique, avant de l’emmener à toute vitesse au centre hospitalier du village voisin. Astrid suivait derrière, dans la voiture de police de son frère. Elle savait qu’elle commettait une erreur majeure en empruntant l’autopatrouille, mais puisque son propre véhicule était au garage et qu’elle était paniquée… Et tant qu’à être en tort, elle décida d’y aller à fond en allumant les gyrophares. Elle pressa la pédale dans le tapis et arriva à l’hôpital comme un membre d’une équipe tactique débarquant sur les lieux d’une prise d’otages.
– Est-ce qu’il va mieux ? lança-t-elle aux ambulanciers. Dites-moi que ça s’améliore !
Ils transportèrent le malade à l’intérieur du bâtiment sans perdre de temps. Une infirmière et un médecin accoururent aussitôt. Henrik dut recevoir une seconde dose d’épinéphrine. Cette entrée fracassante créa toute un émoi dans la salle d’attente. Au bout d’une heure, Astrid put enfin voir son frère aîné. Les auxiliaires l’avaient transféré dans une chambre semi-privée.
– Oh, mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! s’exclama-t-elle en lui prenant la main. Je suis tellement désolée.
– Pourquoi ? murmura-t-il.
– Je sais pas.
– Les filles et leur culpabilité…
– C’est pas le temps de faire ton fin finaud, se fâcha-t-elle. T’as failli mourir sous mes yeux. Veux-tu bien me dire ce qui est arrivé ?!
Henrik lui expliqua qu’il s’agissait d’une allergie alimentaire. Laquelle ? Encore trop tôt pour le déterminer. Il faudrait passer des tests auprès d’un allergologue, lorsqu’il y en aurait un de passage dans la région. Les spécialistes se faisaient rares.
– Le médecin m’a demandé de dresser la liste de tous les ingrédients de mon sandwich. Même ceux qui ont pu toucher aux ingrédients que t’as choisis, soit ceux sur le comptoir ou ceux dans le réfrigérateur.
– Je te fais ça pour hier, lança promptement Astrid.
Il la regarda avec un sourire narquois.
– Les docteurs m’ont donné de l’adrénaline, mais ils pourraient peut-être te donner des calmants ?
– Ah, va donc !
– Tu me dis tout le temps ça. Tu veux que j’aille où, exactement ?
– Au plus profond du cul d’un…
Une infirmière vint interrompre la riposte vulgaire. Mal à l’aise, Astrid bredouilla une fausse fin de blague, tandis que l’infirmière se mordait l’intérieur de la lèvre pour ne pas céder à un fou rire peu professionnel. Elle s’approcha du patient. Elle se mordit à nouveau la lèvre, cette fois pour retenir un compliment. Elle le trouvait si beau, avec ses traits bien définis et son hâle de fin d’été. L’infirmière ravala ses commentaires et lut le rapport de l’urgentologue, déposa le dossier, puis vérifia les signes vitaux de son patient.
– Henrik Hansen, c’est un nom qui ne sonne pas très québécois, ça. Êtes-vous en vacances dans la région ?
– Non, j’habite au Cap depuis… une éternité. Je suis d’origine danoise. Ça explique le nom.
– Mais pourtant, vous n’avez pas le physique typique : cheveux blonds, yeux bleus, dit-elle gaiement.
– Je pense que vous faites référence aux Suédois ? bafouilla-t-il, un thermomètre sous la langue.
Rougissante, la jeune femme s’excusa pour sa naïveté et s’empressa de lui retirer l’instrument de la bouche. L’homme ne faisait pas de fièvre et c’était fort heureux puisqu’elle n’avait qu’une seule envie : se sauver avec grâce, mais précipitamment, de la chambre. Ce qu’elle fit. Avec brio. Astrid fut incapable d’ignorer la scène qui venait de se dérouler.
– Cœur brisé à l’hosto ! dit-elle d’une voix théâtrale, ses mains encadrant le titre imaginaire dans les airs. Comédie romantique pour les seize ans et plus, diffusée sans pauses publicitaires et sous-titrée pour les malentendants.
Henrik lui répéta à quel point elle était cinglée. Il y avait cependant un fond de tendresse dans ce cruel diagnostic.
– Je suis pas si folle que tu crois, dit-elle en déballant une gomme. Je pense que ton charme scandinave a opéré sur la coquette infirmière. Tu devrais creuser davantage.
– Je vais mettre Fafard là-dessus.
Soudain, un homme entra en coup de vent dans la chambre et tira le rideau séparateur comme on déchire une large feuille de papier. C’était Fafard, justement.
– Hé, de la belle visite patronale ! se moqua Henrik.
– Je devrais-tu m’inquiéter de mon sergent plus que je le fais déjà ?
– On a failli le perdre, avoua Astrid, la gorge nouée.
Henrik indiqua par signes au lieutenant qu’elle exagérait.
– Mais c’est vrai, se fâcha-t-elle. T’as arrêté de respirer sur mon plancher. Ça fait que ta modestie…
Fafard émit un sifflement épaté. Ces deux-là avaient la même combinaison chromosomique. Voilà qui expliquait d’où venait l’aplomb de son subordonné : une histoire de filiation.
– Je suis venu voir comment mon meilleur homme se portait.
– Pas si mal, pas si mal.
– Je suis aussi venu récupérer ton autopatrouille, dit-il en zieutant Astrid.
Henrik fit comprendre du regard à Astrid qu’il serait sage qu’elle se retire. Elle respecta son désir et colla un baiser d’au revoir bienveillant sur sa tempe fraîche.
– Et y a un autre patient que je tenais à voir, reprit le lieutenant.
– Quelqu’un que je connais ?
– Non, mais bientôt.
Henrik était perplexe. Son patron se dépêcha de préciser.
– Un revendeur de poudre qui s’est fait faire une prise de MMA4, lui dit-il en mimant un étranglement par l’arrière. Le chanceux s’en est tiré de justesse. Tu devineras que la fille qui lui a fait ça a foutu le camp. On pense que c’est relié à tu-sais-quoi. Disons que ça décolle plus vite qu’on l’aurait imaginé.
C’était prévisible, cette deuxième tentative de séduction de la part du patron. Henrik n’en était pas étonné. Malgré ses manières parfois bouffonnes, le lieutenant était un pitbull qui ne lâchait jamais le morceau.
– Avant d’accepter ou non le mandat, avança Henrik, j’aurais une question à te poser. C’est essentiel pour moi.
– D’accord. Shoot !
– Qu’est-ce que tu penses du syndrome de choc post-traumatique ? Sois honnête.
Dans la police, il existait deux camps bien distincts : les machos qui banalisaient le syndrome et ceux qui y croyaient dur comme fer, puisqu’ils devaient composer avec cette problématique au quotidien. Restait à savoir de quel bord se tenait le lieutenant.
– T’as devant toi quelqu’un qui, dans sa première vie, était militaire, avoua Fafard. Un homme qui a ramassé des corps en décomposition sur le bord du chemin, à Port-au-Prince, par une chaleur suffocante. Un homme qui était incapable de dormir le soir avant d’être assommé par six ou sept bières. Si je t’ai choisi, c’est que je te comprends. J’ai déjà été comme toi. Cette escouade-là, c’est pas un allégement de tâche, mon homme. Faut que tu la prennes autant au sérieux que moi. Tout ça pour te dire que j’ai confiance en toi, malgré ton syndrome. Est-ce que ça répond à ta question ?
Enfin ! Quelqu’un le comprenait. Même si Henrik consultait une psychologue depuis six mois, l’aveu de son patron était l’approbation qu’il recherchait tant. Le désintérêt qu’il avait initialement éprouvé pour cette enquête fut ainsi balayé. Son lieutenant, qu’il respectait et qui, manifestement, le respectait aussi, croyait en l’importance du démantèlement de cette nouvelle organisation. Henrik devait donc mettre de côté ses propres doutes et remplir l’important mandat qu’on lui confiait. Il tendit alors une main ferme à son supérieur, main qui fut secouée avec la même assurance. À présent, La Pieuvre avait un ennemi. Henrik se dévouerait corps et âme afin de combattre ce nouveau fléau.