Je déteste Noël.
Même si je ne l’ai jamais dit à personne, sûrement par peur de passer pour le Grinch de service. J’ai beaucoup de mal à comprendre l’engouement autour de cette période. D’abord, il fait froid, gris. Il faut dire que sortir les manteaux du placard m’a toujours profondément démoralisée. Ensuite, on passe des semaines à chercher des cadeaux pour nos proches dont ils n’ont absolument pas besoin. Chaque année, inlassablement, on se retrouve tous fin décembre, le compte en banque en dépression et avec une crise de foie carabinée. Du plus loin que je m’en souvienne, je n’ai jamais aimé Noël.
Surtout que, parmi tous les points communs que je partage avec Jésus-Christ, comme l’amour pour les vêtements amples et un bon verre de vin le dimanche, il y en a un qui me casse particulièrement les pieds : notre date de naissance. Lui prétendument, moi littéralement. Je suis née le 25 décembre, à minuit dix. Je me souviens à quel point j’enviais mes copines à l’école qui pouvaient fêter leur anniversaire, faire une boum, un goûter, n’importe quoi, sans avoir à le partager avec toute la crèche de la nativité.
– Vous allez voir, mesdames, elle est magnifique, annonce Charlotte, ma styliste, en fermant les boutons de mon bustier.
– Je n’en doute pas une seconde.
La voix de ma mère nous parvient de l’autre côté du rideau. Je sens dans son ton une excitation parfaitement de circonstance, mais également attisée par les deux coupes de champagne que je l’ai vu boire avant de commencer l’essayage.
– Quelle bonne idée, un mariage en hiver ! C’est sûr, il fait plus froid, mais ça a un côté…
Je jure tacitement que si la vendeuse prononce les mots « féerique », « princesse » ou « prince charmant », j’attrape mon voile pour m’étrangler avec.
– … conte de fées. Un vrai mariage de princesse, quoi ! Quelle est la date de la cérémonie ?
Je lâche malgré moi un grognement de frustration.
– Ne bouge pas comme ça, Azalea… J’ai encore du mal à fermer le bustier. Même si tu as déjà bien minci, se reprend-elle, avec un sourire indulgent. Je pourrais rajouter un peu de mou pour que tu sois plus à l’aise. Je garderai ça entre nous, me dit-elle avec un clin d’œil.
– Il ne me reste que deux kilos à perdre. Ne t’embête pas pour ça.
– Et puis, quelle idée de t’être maquillée comme ça ! Tu le sais, pourtant. Pas de maquillage le jour de l’essayage de ta robe. Surtout quand elle est blanche.
– Je n’ai pas réfléchi, excuse-moi…
Un nœud me serre la gorge alors que le mensonge se fraie un chemin entre mes lèvres. Je sens son regard perçant dans mon dos. Je l’ignore, mais impossible d’en faire autant de la conversation de l’autre côté du rideau.
– Le mariage est prévu pour le 26 décembre, précise joyeusement ma mère. Le lendemain de son anniversaire. Elle vous a dit qu’elle était née le jour de Noël ? Elle va avoir 30 ans cette année.
Je ne peux la voir, mais j’entends dans le timbre de sa voix ce mélange de nostalgie et de tendresse typique d’une mère qui se souvient du jour où elle l’est devenue. Une nuée de « aaaaw » attendris s’élève mielleusement.
Je prie de nouveau ma bonne étoile que ma mère s’abstienne, pour une fois, de raconter l’histoire de ma naissance. Je comprends vite que c’est raté quand je l’entends ajouter :
– Elle est née un matin de Noël, le 25 décembre à minuit dix. Elle était pressée, cette petite ! Normalement, elle était prévue pour au moins trois semaines plus tard. Je rentrais d’un réveillon chez des amis quand le travail a commencé. J’ai marché jusqu’à l’hôpital à côté, mais j’ai à peine eu le temps d’y arriver qu’elle pointait son nez. Je me suis abritée sous un arbre, et en dix minutes, elle était là… La sage-femme n’a même pas eu le temps de me rejoindre. Ce soir-là, un miracle s’est produit : une fleur a éclos, en plein hiver, au pied d’un sapin.
Un nouveau concerto de « aaaaw » retentit. Je lève les yeux au ciel, implorant une divinité supérieure de mettre fin à mes souffrances, à coups de tiare s’il le faut.
– Ça y est, Azalea. J’ai fini de fermer tous les boutons du bustier, me dit fièrement Charlotte.
Cela fait un an qu’elle est à l’œuvre sur cette robe. Mon futur époux est également très impliqué, puisqu’il travaille dans la mode. Enfin, il travaille dans l’innovation technologique pour une grande entreprise de l’industrie du luxe. Mais il n’en reste pas moins plus calé en haute couture que moi.
– Je pense que Thomas sera ravi du résultat, ajoute-t-elle alors qu’elle admire le fruit de son travail accroché à son cintre humain : moi. On y va ?
– Allez, Zaza, ne nous fais pas poireauter non plus ! Il me reste à peine une heure avant d’aller chercher Zouzou à l’école.
Ma sœur aussi a bu beaucoup de champagne.
– Hortense, la reprend ma mère. Prends ton temps, ma chérie. Personnellement, je ne suis pas pressée. On est bien, toutes ensemble, non ? Ça fait si longtemps…
Cette remarque me fait un pincement au cœur. J’ai un peu négligé ma famille dernièrement. Je ne les ai pas vues depuis l’anniversaire de ma mère, fin septembre, et l’automne a filé à une vitesse folle, surtout avec l’organisation de ce mariage et les obligations professionnelles de Tom.
Charlotte attrape le rideau de l’immense cabine d’essayage et attend mon signal pour l’ouvrir. J’inspire une dernière fois pour me donner du courage. Je déteste être le centre de l’attention et, en plus, j’ai une tendance à me ridiculiser dès que c’est le cas. Je hoche tout de même la tête. La lumière claire du ciel gris de ce début décembre inonde la pièce. Je sens les reflets se réverbérer sur l’étoffe blanche de ma robe.
– Nom d’une pipe en bois ! lâche ma sœur dans un soupir alors qu’elle manque de faire tomber sa coupe de champagne.
Je place précautionneusement un pied devant l’autre afin d’éviter tout risque de chute. Je sens les vendeuses replacer ma traîne dans mon sillon. Ma mère est assise sur un immense pouf en fausse fourrure rose poudré. Elle reste un instant immobile, comme face à un mirage, une main sur la bouche. Puis, portée par l’énergie du devoir maternel, elle se lève et s’approche de moi. Elle encadre délicatement mon visage de ses mains chaudes. Les yeux bordés de larmes et remplis de tendresse, elle pose son front contre le mien, respire doucement, paisiblement, puis ajoute, le plus simplement du monde :
– Tu es magnifique, Azalea, avant de s’écarter de moi pour mieux m’admirer.
Charlotte me prend la main et me mène doucement jusqu’à la petite estrade placée au centre de la pièce, en face d’un immense mur orné de miroirs. Je monte d’un geste souple, et tout le monde s’écarte pour me laisser face à mon reflet. Une fois juchée sur cette scène, un silence religieux s’installe dans le salon. Je dois le reconnaître, la robe est somptueuse. Impeccablement découpé, le bustier en soie surmonté d’un décolleté bateau couvre ma poitrine généreuse, et de longues manches d’écolière enveloppent mes bras. Une jupe ample à la taille délicatement soulignée était, en effet, le bon choix pour ma morphologie.
– Je vais chercher l’étole en plumes blanches, on l’a reçue hier, me murmure Charlotte, presque désolée de briser ce moment solennel.
Puis les bruits reviennent crescendo : les larmes de mes proches, les mouchoirs échangés. Je crois entendre ma mère et ma sœur échanger des compliments entre deux sanglots.
À cet instant précis, je suis incapable de les écouter. Face à mon reflet, seuls les battements de mon cœur résonnent dans ma cage thoracique.
Car une chose est certaine : je ne me marierai pas le 26 décembre.
Le tintement de ma cuillère contre la porcelaine de ma tasse me berce. Le ventre creux et la tête pleine, je tente, tant bien que mal, de comprendre à quel moment ma vie a dévié. Pourtant, le chemin était tout tracé. Un bel homme, un beau mariage, dans une belle robe. Alors, comment suis-je passée d’un conte de fées des temps modernes à là où je suis aujourd’hui ?
Je touille inlassablement ma boisson chaude, fixant le liquide noir comme si j’allais y trouver la réponse à mes tourments. Il doit être froid, à présent.
– Mademoiselle ?
Une main fine et masculine se pose sur mon épaule. Malgré moi, je sursaute. Mon cœur cogne à m’en soulever la poitrine. Devant ma réaction, l’homme lève les mains au ciel pour me rassurer.
– Je crois que vous avez oublié votre carte de crédit à la caisse, dit-il en tendant le rectangle doré dans ma direction.
Je peine à reprendre mon souffle et me contente de l’observer sans bouger. Il place doucement ma carte à côté de ma tasse, pose une dernière fois ses yeux bleus médusés sur moi, puis me tourne le dos et s’en va.
Pendant une seconde, j’ai cru que c’était lui.
Je récupère ma carte de crédit et attrape mes affaires. Tout à coup, le brouhaha de l’aéroport m’agresse les tympans. Le son grave des valises s’ajoute à celui des pas précipités animés par les annonces. Je me joins au tumulte de la foule et me dirige vers ma porte d’embarquement.
À mesure que j’avance, je fais glisser mon regard sur les boutiques. Chaque espace disponible est recouvert de guirlandes et de paillettes en tout genre. D’immenses rennes argentés d’au moins un mètre de haut habillent le plafond et défilent au-dessus de ma tête. C’est typiquement le genre de chose que ma mère et ma sœur affectionnent. Le matin de Noël, Hortense se dandine sur l’album de Michael Bublé, chantant à tue-tête dans un anglais plus qu’approximatif. Elle prépare des sablés à la cannelle en forme de sapin pendant que ma mère, tout aussi enjouée, cuisine en chantonnant gaiement et que Zouzou, mon neveu, se gave de sucreries. Et tout ce petit monde est habillé des pieds à la tête de pulls à l’effigie du gros monsieur au bonnet rouge.
Et moi ? Où suis-je dans ce portrait de famille parfaite ? Je suis celle qu’on a forcée à enfiler un pyjama assorti et qui passe son temps à travailler. Déjà au lycée, Noël était une époque de l’année éprouvante. Les fêtes étaient plus synonymes de révisions et de préparation aux examens que de sucres d’orge et de batailles de boules de neige. Et avec les années, ça n’a fait qu’empirer.
Une fois devant ma porte d’embarquement, je m’assieds face à l’immense vitre qui donne sur le tarmac. Les jambes croisées agitées d’un tic nerveux, mon regard se pose sur l’horloge qui surplombe les sièges alignés de l’aéroport. L’air froid glisse sur ma nuque. Mon vol doit décoller dans une heure, et chaque minute qui s’écoule en paraît dix. Je finis par fermer les yeux et laisse une supplique presque inaudible fendre l’air.
C’est trop long !
Je ne peux m’empêcher de guetter autour de moi. Je gigote nerveusement à côté des passagers qui flânent en sirotant un café hors de prix dans un gobelet griffonné de leur prénom mal épelé. Seul le ciel délavé et triste qui surplombe la longue piste de décollage semble de circonstance. Et pourtant, assise sur les sièges froids de l’aéroport d’Orly, je me demande si je ne fais pas une erreur.
Mais je le sais, si je ne pars pas, je suis perdue.
Mon portable, calé dans la poche de mon manteau, vibre sans discontinuer depuis une bonne trentaine de minutes. Il grogne dans mon ventre comme une obligation de décrocher. Je me décide à le sortir : sept appels manqués de Thomas et une dizaine de SMS.
Il déteste que je ne réponde pas à ses messages.
Les vibrations montent crescendo, de pair avec ma culpabilité. Elles augmentent, grondant, jusqu’à ce que je n’entende plus que ça, jusqu’à ce qu’elles étouffent tous les bruits alentour. Mes yeux s’arrêtent sur le bouton vert incrusté sur une photo de nous. Nos sourires, figés sur la surface lisse de l’écran, sont le dernier coup dans ma poitrine.
J’éteins mon téléphone.
Enfin, c’est le silence dans ce hall bruyant.
La première larme se forme au coin de ma paupière avant que je ne puisse la rattraper. Une profonde peine soulève ma poitrine. Mon corps entier tremble, épuisé. Je sens mon portable glisser entre mes doigts et s’écraser contre le sol, mais je n’ai pas la force de le ramasser.
Une minuscule caresse sur le bras me fait sursauter. L’adolescente derrière moi a posé une main sur mon épaule. À côté d’elle, une femme plus âgée me tend un mouchoir. J’accepte d’un vague sourire et sèche mes larmes.
– Merci, arrivé-je à murmurer entre deux sanglots.
Je n’ai jamais été de celles qui pleurent tout en restant belles et dignes. Lorsque je souffre, mon visage se déforme en une grimace ridicule, et ma tristesse s’écoule autant de mes yeux que de mes narines. Je me mouche bruyamment alors que la jeune fille vient s’installer à côté de moi. Elle me caresse de nouveau l’épaule et prononce doucement :
– Quoi qu’il arrive, le soleil se lèvera quand même demain matin.
– Comment ? demandé-je d’une voix nasale, à travers le tissu blanc.
– C’est une phrase que me dit ma mère à chaque fois que j’ai du chagrin. Quoi qu’il arrive, le ciel sera bleu. Ça aide à relativiser, non ?
– Je ne suis pas sûre que la couleur du ciel puisse grand-chose pour moi. Mais merci.
– Ah… Tenez, vous avez fait tomber ça, me dit-elle en ramassant mon téléphone. Maman, je pourrais en avoir un comme ça ? Pour Noël !
Je vois les yeux de sa mère scruter le portable avec un air familier : le même regard qu’arborait la mienne quand je demandais des appareils hors de prix pour Noël et mon anniversaire alors qu’elle n’en avait pas les moyens.
– On verra.
Le premier appel pour mon vol retentit. Sans m’attarder sur ce que je suis en train de faire, je rallume mon téléphone et envoie deux derniers SMS, le même, à ma mère et ma sœur. Je leur assure que tout va bien, que je suis en déplacement et que je ne serai pas joignable pendant les prochains jours. Puis, rapidement, je retire ma carte SIM, la place dans mon portefeuille et me retourne vers la jeune fille :
– Tiens, dis-je en plaçant mon portable dans ses mains. Il suffira d’effacer toutes les données. Il sera comme neuf, ajouté-je avant de partir.
– Attendez ! Mademoiselle ! Je ne peux pas accepter, c’est beaucoup trop !
– J’insiste, je n’en veux plus. Joyeux Noël.
Elle accepte et me serre chaleureusement dans ses bras. J’attrape ma valise et me dirige vers mon avion, laissant derrière moi plus que mon téléphone.
Une partie de ma vie.
Je repense à la phrase que m’a dite la jeune fille : quoi qu’il arrive, le soleil se lèvera demain.
Pour moi, il se lèvera de l’autre côté de l’Atlantique.
Pendant tout le voyage en avion, j’ai été rongée par une sensation étrange. Une gêne latente qui me dévorait le ventre. Quelque chose de similaire à ce que l’on ressent lorsqu’on tombe dans le vide, ce moment où le sol se dérobe sous nos pieds, que plus rien ne nous raccroche à la terre ferme. Le cœur bat plus vite, la peur monte, mais on ne peut strictement rien faire. Totalement impuissant, il ne nous reste qu’à attendre la collision avec le sol. Évidemment, j’ai eu beaucoup de mal à dormir, contrairement à l’homme à côté de moi. Il s’est assoupi bruyamment cinq minutes après le décollage et a passé le vol à baver sur mon épaule. Bloquée entre l’enclume de son corps ronflant et le hublot, je suis restée des heures immobile, seule, à essayer de dévier mes pensées de mes tourments intérieurs. J’aurais peut-être dû prendre mes somnifères avec moi au lieu de les abandonner sur la table de chevet, comme une relique de la vie que je laisse derrière moi.
J’ai fini par sombrer contre ma volonté à peine deux heures avant l’arrivée. Je n’ai rouvert les yeux que lorsque l’hôtesse m’a réveillée à la phase d’atterrissage et que mes tripes ont commencé à jouer au yo-yo dans mon ventre. Mais à l’instant où j’aperçois la baie de Fort-de-France, cette affreuse sensation se volatilise. La vue aérienne de l’île des Caraïbes dont je suis originaire me permet de respirer à nouveau. La mer, qui s’étend à perte de vue, brille sous l’éclat des rayons du soleil.
Une fois sur la terre ferme, la douce chaleur de la Martinique a le pouvoir instantané de me libérer l’esprit. Mes premiers pas sur l’île aux fleurs me ramènent immédiatement vingt-trois ans en arrière. J’avais 6 ans, Hortense à peine 1 an, et ma mère reprenait ses études pour devenir infirmière. Elle venait de se séparer de mon père. Pour être précise, il avait pris la poudre d’escampette, et après six mois sans nouvelles, ma mère avait fini par se résigner. Elle était donc partie se réfugier dans la maison familiale où vit sa grande sœur, Thérèse. C’est cette dernière, que tout le monde surnomme Tatie Thé, que j’ai décidé de rejoindre à mon tour. Elle habite au centre de l’île, sur une commune appelée Saint-Joseph, en plein milieu de la végétation luxuriante.
Après avoir récupéré une voiture de location, je m’installe sur le siège conducteur. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai conduit seule, que j’ai pris la route sans personne. En réalité, je me souviens très bien de la dernière fois que j’ai fait ce dont j’avais envie, sans me préoccuper de quelqu’un d’autre : jamais ! Poussée par un élan de liberté, je baisse toutes les vitres de la voiture et glisse la clef dans le starter. Le rugissement du moteur surgit comme l’hymne de ma nouvelle aventure.
Dès que j’arrive sur l’autoroute, l’air s’engouffre dans l’habitacle. L’alizé rafraîchit ma peau, soulève le tissu de ma chemise et les mèches de mes cheveux. Je pose ma nuque contre l’appuie-tête pendant que ma main dessine des vagues en cadence dans l’air propulsé à 130 km/h. À la radio, je mets quelques secondes à reconnaître Super Trouper d’ABBA. Sans le vouloir, je sens mon corps se dandiner au rythme de la musique. Mes fesses se contractent pendant que mes mains tambourinent le volant. Un immense sourire m’ouvre le cœur alors que le paysage tropical se déroule autour de moi. Puis je chante… fort… et faux ! J’avance, me laissant porter par un soleil créole, les mélodies s’enchaînent, l’air chaud s’infiltrant dans mon corps.
Je quitte rapidement l’autoroute pour emprunter les routes vallonnées vers le centre de l’île. Au gré des virages, les rayons se cachent derrière la végétation qui s’étend à perte de vue. À cet instant, je retrouve l’île que j’ai quittée il y a tant d’années. La Martinique renferme un magnifique centre de nature verdoyant, une émeraude sauvage aux facettes authentiques.
À mesure que je grimpe doucement en altitude, la météo se fait changeante. Le ciel se couvre avant que de grosses gouttes ne se mettent à tomber. Je suis persuadée que je ne suis pas loin de ma destination, mais le GPS ne m’est plus d’aucune aide. Je tourne en rond depuis vingt minutes sans savoir où aller. Le son de l’eau s’écrasant contre mon pare-brise et le couinement répétitif des essuie-glaces contre le verre me ramènent à Paris. À hier matin. J’ai préparé mes affaires, rangé la maison, soigneusement placé mon passeport et mes effets personnels dans ma valise. Puis j’ai déposé ma bague de fiançailles sur une lettre, à l’endroit où il pose ses clefs. Je pouvais presque voir Thomas rentrer le soir même, retirer d’abord son écharpe en laine puis son manteau en cachemire gris anthracite pour l’accrocher à un cintre, avant de soigneusement les ranger dans l’armoire. Ce que je n’arrivais pas à imaginer, c’est la réaction qu’il aurait en découvrant la lettre.
A-t-il été réellement surpris ?
J’ai passé la nuit à l’écrire, pour qu’au petit matin, elle ne contienne que huit mots. Les huit mots les plus difficiles que j’aie jamais eu à rédiger :
« On ne peut plus continuer. Je suis désolée. »
La pluie, de plus en plus dense, me ramène à la réalité. Je n’aperçois que la route principale que je suis tant bien que mal, au gré des reliefs du morne. Autour, la végétation touffue forme un décor flou. Il faut que je me mette à l’abri sur une route adjacente. Je tourne au hasard à gauche et me retrouve sur un petit chemin en terre extrêmement pentu. Je freine pour modérer ma descente, mais je sens les roues glisser sur le sol trempé. Je me retrouve, désarmée, au volant d’une voiture qui glisse inexorablement vers le bas. Jusqu’au moment où la pire des visions possibles se matérialise devant moi : les contours vagues d’une silhouette se dessinent au milieu du chemin. Je tourne le volant de toutes mes forces afin de l’éviter. Je maintiens tous les muscles de mon corps en action pour épargner cette personne, et par chance, ma trajectoire dévie de justesse. Mon soulagement ne dure que quelques dixièmes de seconde, jusqu’à ce que la voiture s’engage dans le fossé.
J’ai de nouveau cette gêne désagréable dans les tripes. Mais cette fois, ce n’est pas une impression.
Je tombe réellement dans le vide.
Aujourd’hui, j’ai vu la mort me regarder dans les yeux. Pas littéralement, à moins qu’elle ait décidé de prendre la forme d’une petite voiture citadine blanche qui me fonce dessus. Pendant un instant, j’ai réellement cru mourir. J’ai souvent imaginé la manière dont je partirais. Soyons honnêtes, je savais qu’il y avait peu de chances que ce soit à un âge avancé, entouré de mes enfants et petits-enfants. Mon amour prononcé pour les coups d’un soir avait enterré ce rêve depuis longtemps. Emporté par la morsure mortelle d’un fer de lance1 ou en sauvant un orphelin des griffes du feu, ça, je veux bien ! Ça a de la gueule ! Mais écrasé par une voiture un mardi pluvieux, en partant déjeuner…
Quelle déception !
À la dernière seconde, les roues du véhicule dévient de la trajectoire de ma mort certaine pour foncer dans le fossé. Cela fait plusieurs semaines que l’île éponge de violentes tempêtes. Le sol, noyé sous les trombes d’eau, est extrêmement dangereux.
BOUM !
Le bruit sourd de la voiture percutant un arbre à toute vitesse retentit. Je reste d’abord immobile, mes jambes flageolant sous le coup de l’émotion, mais je ne vois pas le conducteur sortir du véhicule ni même bouger. Je m’élance en contrebas de la route. La voiture a dû tomber de moins de deux mètres, mais il reste difficile de se frayer un chemin à travers la végétation. Mes pieds glissent sur les fougères arborescentes et autres lichens. La pluie tombe de plus en plus fortement, et je suis trempé au moment où j’atteins la voiture. L’avant est encastré contre un immense gommier blanc. Je jette rapidement un coup d’œil : il n’a pas l’air trop endommagé. Son tronc imposant a pu supporter le poids d’une voiture bien que ses racines aient été fragilisées par les pluies diluviennes.
La nature ne cessera jamais de m’impressionner.
Le bruit des essuie-glaces continuant inutilement à évacuer l’eau sur le pare-brise me ramène à ma mission première. Je m’approche de la porte du conducteur puis l’ouvre. De grands yeux marron me fixent avec une familiarité déconcertante derrière des lunettes rondes à la monture dorée. Les longs cils de la jeune femme battent à une vitesse folle alors qu’elle me scrute de haut en bas. Sa chevelure noire est tirée en un chignon au-dessus de sa tête, à l’exception de deux mèches qui encadrent son visage en formant des boucles qui se perdent sur sa nuque. Ses mains sont accrochées au volant au point d’en éclaircir la jointure. Elle a l’air sous le choc.
– Ça va, mademoiselle ?
Elle ouvre grand la bouche en plaçant son index devant elle, puis se ravise. De nouveau, ses grands iris acajou me fixent.
– C’est vous que j’ai évité ?
– Oui ! On n’est pas passé loin, hein ?
– C’est un miracle, vous voulez dire ! J’ai essayé de freiner de toutes mes forces, mais avec cette pluie et mes pneus lisses, le coefficient d’adhérence était insuffisant.
Son regard est perdu dans le vide à travers le pare-brise, les yeux grands ouverts, comme deux soucoupes.
– Hein ?
– A-qua-pla-ning, articule-t-elle avec une condescendance à peine dissimulée.
Elle quitte son volant une seconde, le temps de replacer ses lunettes sur ses yeux tout en plissant le nez. Je pourrais reconnaître cet air de Madame Je-sais-tout ainsi que cette grimace entre mille :
– Polly ?
Elle me fusille du regard.
– Non. Azalea. Polly, c’était quand j’avais 7 ans !
– Oh ! mon Dieu, oui ! Pardon, Azalea ! Comment tu vas ? Rien de cassé ? demandé-je en me penchant dans l’habitacle au-dessus d’elle, pour détacher sa ceinture.
Elle retient son souffle et se raidit, comme si une anguille s’était glissée dans son maillot de bain. En même temps, je suis trempé et je lui dégouline littéralement sur les genoux. Et puis je sais que j’ai tendance à être trop tactile, alors je me retire doucement.
– Excuse-moi. Je voulais juste t’aider à enlever ta ceinture.
– Je m’en charge. Merci quand même.
Elle allie l’action à la parole puis sort de la voiture comme elle peut, la portière étant à moitié bloquée. En effet, Polly a bien grandi. La petite intello à lunettes fait au moins 1,70 m aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai vue, elle devait avoir 13 ou 14 ans et m’aidait à faire mes devoirs de maths alors que j’avais deux ans de plus qu’elle ; et le moins qu’on puisse dire est que son style pédagogique était du genre sévère. Cela semble toutefois lui avoir réussi : tout le monde sait ici qu’elle est devenue une grande intellectuelle. Tatie Thé a fait une fête le jour où elle a obtenu son doctorat.
Et aujourd’hui, la grande tête pensante d’Azalea Ménard se trouve devant moi. Je l’imaginais plus… guindée. Du genre à porter des tailleurs de mémères et le parfum qui va avec. Mais non. Elle a un jean brut taille haute qu’elle remplit voluptueusement, ainsi qu’une légère blouse blanche. Certains boutons sont ouverts et laissent apercevoir un décolleté généreux. Malgré moi, je prends le temps d’étudier le sujet avant d’être rappelé à l’ordre par la voix de la jeune femme qui se racle deux fois la gorge. Je relève le regard rapidement, seulement pour tomber dans le sien. Mon Dieu, si des yeux pouvaient tuer, mes amis seraient déjà en train de choisir les finitions de mon cercueil.
Je décide rapidement de changer de sujet :
– Tatie Thé ne m’a pas dit que tu venais.
– J’ai voulu la prévenir, mais impossible de l’avoir au téléphone.
– Ah oui ! Tout le réseau filaire est coupé, nous essuyons de nombreux orages depuis deux semaines. C’est assez exceptionnel à cette période de l’année. Un arbre est tombé sur les lignes de téléphone, et comme elle refuse catégoriquement d’avoir un portable… Elle est un peu isolée le temps qu’on rétablisse la situation. Mais ne t’inquiète pas, le réseau mobile fonctionne.
– Je n’ai pas de portable pour le moment.
– Tu n’as pas de téléphone avec toi ?
– Non. Je l’ai… égaré.
Elle observe le paysage alentour, l’air distrait. Nous sommes dans une région très verdoyante, légèrement en altitude, ce qui nous donne un panorama inédit sur l’île. Azalea emplit ses poumons et expire à plusieurs reprises. La pluie tiède continue de tomber, et elle devient rapidement aussi trempée que moi. Sa chemise ne protège plus grand-chose du spectacle qui se trouve en dessous : la peau noire de sa poitrine, sur son soutien-gorge blanc. Je détourne les yeux vers le panorama, à la recherche de tout ce qui pourrait divertir mes yeux baladeurs. Me faire réprimander une fois est déjà de trop. J’aperçois alors une silhouette familière se rapprocher :
– C’est Tatie Thé qui arrive ! lance Azalea, enjouée.
Pour une fois, le ciel a répondu à mes prières en un temps record en envoyant la femme la plus chaste que je connaisse à la rescousse. La dame, courte sur pattes, avance doucement le long du chemin, son sac à main posé sur son avant-bras. Son parapluie en cloche fait la moitié de sa taille. Lorsqu’elle reconnaît sa nièce, elle tente tant bien que mal de presser le pas, ralentie par son embonpoint.
– Azalea ? Mais mon Dieu, c’est ta voiture ? Tu vas bien ? Rien de cassé, ma fille ?
– Ça va, je suis juste un peu secouée, se contente-t-elle de répondre à sa tante en hochant la tête, un peu honteuse. Je me suis fait peur.
– Je vois ça ! Que fais-tu ici ? Ta mère et ta sœur sont avec toi ?
– Non, je suis juste venue comme ça. J’ai vendu mon entreprise, alors je ne travaille plus vraiment… Enfin, j’avais… J’avais besoin de prendre l’air, balbutie-t-elle en se grattant la tête.
Elle ment, et elle le cache très mal.
– Qu’en est-il de ton…
Elle fronce les sourcils et considère sa nièce, presque méfiante, avant de me regarder et de placarder un sourire de façade sur son visage.
– Bon, on en discutera à l’intérieur. Récupérons tes affaires et allons vous mettre à l’abri. Ce n’est pas un temps pour rester plantés là, tu vas attraper la mort.
En effet, bien qu’il fasse chaud, la pluie reste fraîche. J’ouvre le coffre, mais il est vide. Toutes les affaires de la jeune femme sont sur la banquette arrière. Elle a juste un minuscule sac à main et une valise du même acabit.
– C’est tout ce que tu as comme bagages ? Tu viens en week-end ?
– Je ne sais pas encore combien de temps je resterai… et puis ça dépend aussi de tatie. Je ne veux pas m’imposer.
– Oh ! mais ma chérie, tu ne me déranges jamais. C’est autant ta maison que la mienne. J’adore cette petite visite surprise !
– Qui a plutôt des airs de cavale, si tu veux mon avis, tatie ! ajouté-je en riant.
Azalea reste de marbre devant ma provocation, mais je vois, derrière ses lunettes, naître le début d’un agacement. De manière totalement puérile, je ne peux m’empêcher de l’asticoter, en souvenir du bon vieux temps.
– Au vu de tes talents de conductrice, je parierais sur un malencontreux accident de voiture. Vas-y, dis-le, Polly, que tu as roulé sur un mec qui ne savait pas poser une division ?
– Oh ! mais arrête ! Et je ne m’appelle pas Polly ! articule-t-elle rapidement.
Sa voix atteint de manière totalement inattendue des notes si aiguës qu’elle a sûrement dû réveiller quelques chiens aux alentours. Ses joues s’empourprent, et son regard me fusille sur place. Elle s’énerve exactement de la même manière que lorsqu’elle avait 8 ans.
Je sens qu’on va bien s’amuser.
– Mon Dieu, vous voir tous les deux vous chamailler me ramène vingt ans en arrière, nous interrompt Tatie Thé. Jacob, arrête tes bêtises et prends la valise de Zaza. Toi, Azalea… je suis ravie de te savoir ici. Le ciel a dû entendre mes prières, nous avons plus que besoin d’aide pour préparer la fête de Noël de la ville.