Je suis une experte en ruptures.
J’ai vécu plus de séparations que de relations – ce qui est mathématiquement impossible, j’en conviens – mais du moins, c’est l’impression que j’en ai. Qui a dit qu’il y avait quoi que ce soit de rationnel dans les relations sentimentales ?
Certainement pas moi.
Sinon, je ne serais pas, en ce moment même, en train de constater une fois de plus que ma vie amoureuse est une mascarade.
Au fil des ans, on m’a quittée de toutes les façons possibles, et pour tous types de motifs. Il y a eu :
• le classique « c’est pas toi, c’est moi » ;
• ceux qui ont malencontreusement égaré mon numéro de téléphone ;
• ceux qui sont devenus soudainement incapables de répondre au leur ;
• ceux qui rompent en un appel, un texto, un e-mail, un snap (il paraît qu’il faut vivre avec son temps) ;
• le dîner de rupture. Peut-être mon préféré. Au moins, tu repars le cœur en miettes, mais le ventre plein.
Même ce petit prétentieux de Giancarlo Conti, à l’âge de six ans, m’a brisé le cœur en me signifiant qu’il ne voulait plus jouer avec moi, préférant cette peste de Sienna. Ce qui me laisse penser, avec le recul, que certains chagrins d’amour sont un mal nécessaire. Sienna est devenue ma meilleure amie, et lui a fini, aux dernières nouvelles, dans une prison sicilienne.
Tous ces écueils sur le chemin du grand amour sont particulièrement douloureux. Je sais qu’il est difficile de trouver chaussure à son pied du premier coup – et en ce qui me concerne également au bout du vingtième, il semblerait – mais tout de même, si je pouvais éviter d’essayer tout le magasin…
Malgré ces échecs, je reste une éternelle optimiste. À chaque homme rencontré, j’ai cette petite lueur d’espoir : cette fois-ci, c’est peut-être le bon. Le seul, l’unique, celui qui me fera oublier tous mes chagrins précédents, celui pour qui mon cœur battra pour l’éternité. Je ne sais pas faire dans la demi-mesure. À chaque nouvelle relation, je m’investis à fond, je mets toutes les chances de mon côté. Mais pour quel résultat ?
Force est de constater qu’une fois de plus, je me suis trompée.
Comme en ce moment même, alors que j’entre dans la loge de Luca Borelli, mon petit ami.
Enfin, étant donné ce à quoi il est occupé, on peut directement ajouter la particule ex. Car même s’il existe des tas de définitions de la relation de couple, dans ma vision, que je pensais bêtement partager avec Luca, la fidélité est un des principes fondateurs. Et le retrouver en pleine séance de bouche-à-bouche avec une choriste me paraît être une enfreinte très claire à ce principe. La demoiselle en question lâche un gémissement appréciateur. Oui, définitivement, la seule chose à laquelle elle est en train de succomber, c’est au plaisir.
Moi, en revanche, j’ai le souffle coupé. La bouche ouverte, les yeux écarquillés, j’assiste à cette scène surréaliste sans être capable de prononcer un seul mot.
Ce sont finalement mes mains qui me trahissent, les prospectus que je tenais tombent au sol et s’éparpillent. Alertés par le bruit, les deux amants s’interrompent et découvrent ma présence.
Luca a la décence de paraître gêné. Sa compagne me dévisage avec curiosité.
— On peut vous aider ? demande-t-elle sur un ton que j’aurais pu qualifier de courtois en d’autres circonstances.
Mais là, je n’ai pas envie de m’attarder sur sa bonne éducation, qui ne doit pas être si développée que ça, d’ailleurs. Car quand on joue au docteur dans les loges, on a au moins la présence d’esprit de fermer la porte à clé, histoire de ne pas en faire profiter le premier venu, ou la future ex-petite amie de l’homme qu’on est en train d’embrasser.
— Ilaria… commence Luca.
Mais la choriste le coupe en lui demandant :
— Tu la connais ?
Je ne sais pas si je dois surtout me sentir insultée par le fait qu’elle ne sache pas qui je suis, alors que je travaille ici et qu’on s’est déjà rencontrées, ou par le fait qu’elle n’ait aucune idée de qui j’étais dans la vie de Luca.
— C’est ma…
— Sa rien du tout ! interjeté-je en ayant soudainement retrouvé la capacité d’émettre un son.
C’est le moment où je devrais faire une sortie théâtrale en claquant la porte, emportant le peu de dignité qu’il me reste. Mais à la place, je m’accroupis pour ramasser les prospectus que j’ai fait tomber. Ma vie est réduite en lambeaux, mais ce n’est pas une raison pour punir le service de nettoyage.
Luca en profite pour s’approcher et sortir la chose la plus ridicule qu’on m’ait jamais dite :
— Ce n’est pas ce que tu crois.
Comme je l’ai déjà dit, je suis une experte, et pourtant cette excuse – la plus lamentable qui existe, soit dit en passant –, on n’avait jamais osé me la sortir. Et voilà que Luca Borelli, l’homme pour qui j’étais prête à envisager de partir en vacances à la montagne, alors que je déteste la randonnée, me la sert. Pour ne rien arranger, je suis à quatre pattes, cherchant un fascicule qui a glissé sous la coiffeuse de la loge. Un petit morceau de papier glacé vantant les mérites d’un Bed & Breakfast au bord du lac de Garde, où je pensais l’emmener le week-end prochain. Dire que j’avais même réservé des canoës…
Je me relève. La demoiselle à la bouche de mérou et au corps aussi épais qu’un cure-dent me regarde comme si j’étais un petit chiot boiteux. Elle a dû additionner deux et deux, mais ça n’a apparemment pas réveillé la féministe en elle. Luca reste silencieux. Que pourrait-il dire, d’ailleurs ? Nous ne sommes pas dans une comédie romantique. Il n’y a pas d’explication qui sauverait la situation. Il ne va pas me courir après dans les coulisses du théâtre pour me supplier de le pardonner, et apporter une justification logique à tout ça. Laquelle d’ailleurs ? Qu’il vérifiait ses capacités pulmonaires ?
Je sors de la pièce en essayant de contenir mes larmes. Il faut que je tienne, que je quitte les lieux la tête haute.
Le problème, c’est que je regarde si haut que je ne vois pas que le sol du couloir est mouillé. Et au bout de quelques pas, je glisse et m’étale de tout mon long sur le linoléum détrempé.
— Ça va, mademoiselle ? s’écrie l’homme de l’entretien qui vient immédiatement à mon secours.
Il m’aide à me relever. C’est la moindre des choses, vu qu’il y a une minute à peine dans cette loge, alors que mon estime de moi-même était au plus bas, j’ai tout de même pensé à lui. Et comment me remercie le karma ?
— Ça va ? répète-t-il.
Sur son visage à la peau burinée par le soleil s’affiche un regard de compassion. C’en est trop pour que je joue les femmes fortes plus longtemps, je viens d’atteindre le point de rupture. J’enterre définitivement ma dignité en me mettant à sangloter sur son épaule. Parce que c’est ça, ma vie. Pas de happy end au soleil couchant, pas de week-end en amoureux aux côtés d’un homme qui me susurre des mots doux. Les seuls bras dont je devrai me contenter sentent le détergeant et la sueur, et leur propriétaire m’explique qu’il va falloir que j’arrête de pleurer, parce qu’il lui reste les toilettes des hommes à finir.
Quelques minutes plus tard, après que Domenico (oui, on s’appelle par nos prénoms maintenant) m’a affirmé que tout allait s’arranger, ce qui me confirme qu’il n’a pas dû avoir souvent le cœur brisé, et qu’il a surtout envie que je le laisse tranquille, je quitte le Théâtre philharmonique de Vérone.
Je descends la via Roma sous les arcades en direction de la piazza Bra. Je traverse la rue et son flot de voitures important en cette fin de journée.
En temps normal, parcourir les rues de ma ville me met de bonne humeur. Mais ce soir, même la météo semble refléter mon état d’esprit. Au-dessus des arènes romaines dont j’aperçois la crête devant moi, le ciel est chargé de nuages menaçants. Il ne manquerait plus qu’un orage façon prélude de La Walkyrie1 pour que je sois trempée jusqu’aux os, et que cette journée soit officiellement la plus horrible de ma vie.
Au moment même où j’ai cette pensée, un éclair déchire le ciel, et celui-ci me tombe littéralement dessus. Je n’ai bien évidemment pas de parapluie, j’ai sur les épaules un chemisier blanc et je ne vais pas tarder à ressembler à ces filles qui font des concours de tee-shirts mouillés. Dieu merci, je porte un soutien-gorge.
Alors que j’attends le bus, j’ai le moral dans les chaussettes. J’ai l’impression que ma vie prend l’eau, une fois de plus. Mes échecs sentimentaux sont comme les jours de pluie en Irlande. Il y a quelques éclaircies, mais ils reviennent inlassablement.
Je fais le trajet jusque chez moi dans un état lamentable aussi bien physiquement que psychologiquement. Même le gars assis en face de moi dans le bus me regarde avec compassion. Ça ne me rend que plus misérable. Quand quelqu’un qui a des tatouages de prisonnier sur le visage, et plus de piercings qu’un détecteur de métaux ne pourrait en supporter, a pitié de vous, c’est que vous avez vraiment atteint le fond.
Je monte jusqu’à l’appartement que je partage avec Sienna avec une seule idée en tête : m’affaler de tout mon long sur mon lit, et pleurer toutes les larmes que mon corps est encore capable de produire. C’est à peu près ce qui arrive. Et quand, des heures plus tard, les vannes semblent se refermer, je n’ai pas trouvé de solution à mes problèmes. L’unique chose dont je suis certaine, c’est qu’il faut que quelque chose évolue. Je ne peux pas continuer à aimer des hommes qui ne sont pas capables de me rendre la pareille. Je ne supporte plus de voir mon petit cœur bafoué, piétiné, j’en ai marre de souffrir.
Moi, Ilaria Milazzo, je suis une spécialiste en déceptions amoureuses, option relation à sens unique, mais j’ai bien l’intention que ça change.
— Ça fait combien de temps qu’elle est comme ça ? demande Amalia sur le pas de ma porte.
— Tu veux dire à regarder le plafond en écoutant des chansons tristes ? Ça a débuté il y a à peu près deux heures. Si elle suit le schéma habituel, elle devrait se mettre à chanter All By Myself façon Bridget Jones d’ici peu, répond Sienna.
Depuis mon lit, où je suis allongée dans un pyjama que je porte depuis un peu trop longtemps, je leur lance :
— Vous savez que je vous entends ?
— On compte bien là-dessus, rétorque Sienna. C’est d’ailleurs pour ça que j’ai appelé Amalia à la rescousse. Considère ceci comme une intervention.
J’attrape un coussin que je pose sur mes yeux. Un peu comme les gamins qui pensent que s’ils ne voient plus leurs parents, c’est qu’ils sont devenus invisibles.
— Laissez-moi tranquille, vous n’avez pas quelque chose de plus intéressant à faire ? Une répétition à laquelle vous rendre ? Des bris de verre à mettre dans les chaussons d’une concurrente ?
Amalia et Sienna sont respectivement violoniste et danseuse. Elles travaillent toutes les deux pour le Théâtre philharmonique de Vérone, tout comme moi. À la différence que j’opère en coulisses, en tant que répétitrice pour les chanteurs d’opéra.
Amalia s’assied sur le bord de mon lit, retire le coussin, et pose une main sur mon épaule.
— On sait que tu n’as pas le moral, Ilaria, mais rester dans ta chambre à t’apitoyer sur ton sort, ça n’est pas la solution.
J’ouvre les yeux et croise ceux, inquiets, d’Amalia. Avec son carré brun et ses joues roses, j’ai toujours pensé qu’elle avait le physique parfait pour attendre sur un quai de gare avec un chapeau cloche, son étui à violon et une jupe en dessous du genou. Une héroïne d’un film de l’entre-deux-guerres.
— En tout cas, on n’a jamais vu quelqu’un guérir d’un chagrin d’amour en refusant de se doucher, ajoute Sienna en jouant avec ses mèches rousses.
Amalia lui lance un regard de travers, mais loin d’être désolée, celle à laquelle je vais retirer sous peu son titre de meilleure amie rétorque :
— Quoi ? J’ai raison, non ? Et souviens-toi que je vis dans le même appartement. Bientôt, les voisins vont nous envoyer les flics pour odeurs suspectes.
Je lève les yeux au ciel et me redresse dans mon lit.
— Si j’accepte d’aller dans la salle de bains, vous me laisserez tranquille ensuite ?
— Ouiiii ! répondent-elles en chœur.
Note à moi-même : ne pas leur faire confiance quand ça paraît trop simple.
Car une fois ma douche finie, elles sont là toutes les deux, tel un comité d’accueil pour diva empotée. L’une tient ma veste, l’autre mon sac à main, et vu le sourire sur leurs lèvres, elles sont fières de leur traquenard. Et surtout, je sais qu’elles ne vont pas me lâcher.
— Je n’ai pas envie de sortir, déclaré-je alors que Sienna est déjà en train de m’enfiler une manche.
— On va aller prendre un peu le soleil à la terrasse d’un café. Un peu de vitamine D n’a jamais fait de mal à personne.
— Dis ça aux vampires, marmonné-je.
Mais je sais que j’aurais beau protester, ces deux-là arrivent toujours à leurs fins quand elles se liguent contre moi. Alors, autant ne pas perdre le peu d’énergie qu’il me reste à essayer de les combattre.
C’est pourquoi je me retrouve attablée face à un cappuccino quelques minutes plus tard. Je vois bien qu’elles font tout pour éviter le sujet qui fâche et tentent de me régaler avec les potins entendus dans les couloirs de l’opéra. Je ne sais pas si c’est mieux qu’être seule dans ma chambre en train d’écouter La Solitudine de Laura Pausini. Ce n’est qu’une diversion avant l’inévitable : le moment où elles vont démonter mon ex comme un meuble en kit, le mettre en pièces jusqu’à ce qu’il ne ressemble plus qu’à un vieux rebut d’Ikea sans notice.
— Alors, est-ce que tu sais enfin qui sont les chanteurs qui vont tenir les rôles principaux dans les productions de cet été ?
La tentative d’Amalia de me faire participer à la conversation est à peu près aussi subtile que le maquillage de Sienna. Contrairement à Amalia qui est la discrétion même, la rousse flamboyante n’hésite pas à appliquer sur ses paupières des couleurs de fards qui sont normalement réservées aux drag-queens, aux vendeuses Sephora et aux daltoniens. Le pire, c’est que ça lui va bien.
Amalia a déjà la réponse à sa question. En plus d’être un des violons de l’orchestre, elle sort plus ou moins avec Lorenzo, le premier d’entre eux, qui, mis à part son côté phobique de l’engagement sentimental, est l’enfant chéri de notre chef d’orchestre. S’il hésite encore à donner une clé de son appartement à mon amie, il n’est jamais avare de confidences sur l’oreiller, et n’hésiterait pas une seconde à lui donner l’information. Les hommes sont décidément des créatures incompréhensibles.
— Aucune idée. Giacomo Bossi est resté muet comme une tombe, mais Diego devrait avoir la distribution demain. Je sais juste qu’il a promis des surprises, notamment sur La Traviata.
— J’ai hâte, répond mon amie en battant des mains. Pas toi, Ilaria ? Tu n’es pas curieuse de savoir avec qui tu vas travailler ?
— Si, bien sûr.
Mon manque d’enthousiasme fait retomber celui d’Amalia comme un soufflé.
— Oh… tu as peur que Luca fasse partie des chanteurs ? demande-t-elle.
Sienna lui fait les gros yeux, je suis certaine qu’elles avaient fait un pacte du genre : On ne prononce pas le prénom de qui-tu-sais…
— Non, je ne pense pas. Il m’a dit qu’il n’avait pas postulé. Mais bon, est-ce que je dois croire une seule parole qui est sortie de sa bouche ? J’en doute maintenant.
— Tu sais qu’un seul mot de ta part, et il se retrouve ligoté avec les rubans de mes pointes. Crois-moi, je vais lui faire passer l’envie de jouer les Don Juan, vite fait bien fait…
Je pose ma main le bras de Sienna, histoire de la couper dans son élan. Son impulsivité est légende et sa créativité sans limite. Elle ferait une excellente recrue pour la Cosa nostra.
— Merci, Sienna, mais il n’en vaut pas la peine.
Elle étire ses lèvres d’un rouge vermillon en un sourire, et j’ai une vague idée de la raison.
— Oui, je suis triste, mais je suis capable de reconnaître que Luca est un enfoiré.
— J’avais plein d’autres adjectifs pour le qualifier, déclare la rousse, mais enfoiré, c’est un bon début.
— Il n’est pas aussi horrible que ça, nuancé-je.
— Non, tu ne peux pas déclarer que c’est un enfoiré et prendre sa défense la phrase d’après, s’offusque Amalia.
J’ai bien envie de lui répondre que c’est à peu près le résumé de sa relation avec Lorenzo depuis des années, mais je m’abstiens. Le but de cet après-midi n’est pas d’entamer une bataille rangée.
— Répète après moi : tout ce que mérite Luca c’est de brûler en enfer à la manière de Don Giovanni1.
— Eh, je vous trouve un peu dures avec moi là ! Ça ne fait que quelques jours que nous sommes séparés ! Même s’il m’a trompée, c’est pas si facile que ça, j’avais des sentiments pour lui !
Nouvel échange de regard entre elles et je suis agacée de constater qu’elles sont en train d’avoir une sorte de communication dont je suis exclue.
C’est Amalia qui reprend la parole, en essayant de temporiser :
— Ilaria, je suis certaine que tu es blessée et qu’il te faut quelques jours pour tourner la page, mais tu ne crois pas que tu surestimes un peu l’ampleur de l’amour que tu lui portais ? La preuve, tu viens d’utiliser le passé. On a plus l’impression que c’est ton ego qui souffre que ton cœur.
— Et qu’est-ce que vous en savez, d’abord ? m’énervé-je.
Il y a un silence puis Sienna finit par lâcher :
— Peut-être parce que ce n’est pas la première fois qu’on vit cette situation ?
— C’est-à-dire ? Je n’ai pas le souvenir qu’un autre de mes copains m’ait trompée, ou alors vous savez des choses que…
— Non, non, on ne parle pas de ça, me coupe la violoniste. On veut dire : toi, en train de pleurer toutes les larmes de ton corps, nous, en train de te consoler. Avoue que ce n’est pas une situation inédite. Mais finalement, est-ce que ces gars en valaient vraiment la peine ?
Je me rencogne dans mon siège et croise les bras sur ma poitrine.
— En gros, tu es en train d’insinuer que je suis un aimant à losers ?
— Non, mais peut-être que tu devrais te montrer un peu plus sélective, nuance-t-elle.
— J’y crois pas que ce soit toi qui me dises ça ! m’offusqué-je.
— Lorenzo est quelqu’un de très bien ! se défend-elle. C’est juste qu’il a beaucoup de pression en ce moment…
— Au niveau de sa braguette ? demande Sienna et je sens qu’il va falloir que j’intervienne avant que ça dégénère.
Amalia lui jette un regard mauvais et poursuit :
— On fait tous des erreurs de parcours, moi la première, mais ce que j’essayais d’expliquer à Ilaria c’est qu’on a l’impression qu’elle a tellement peur d’être seule qu’elle est prête à accepter n’importe qui dans sa vie !
Je reste bouche bée face à cette attaque en règle. Amalia est en général moins cash que Sienna, alors qu’elle se permette de dire ça… Il me faut quelques secondes pour réagir.
— Tu es consciente que tu pourrais très bien être une de ces erreurs ? lancé-je avec amertume.
Je n’y crois toutefois pas une seule seconde. Mes deux amies sont les deux personnes qui me sont probablement les plus précieuses sur Terre. Et même si on se chamaille régulièrement, elles ont la franchise de me dire ce qu’elles pensent. C’est une qualité que j’apprécie, même si là, tout de suite, je nierai tout en bloc si on me pose la question.
— On se calme, intervient Sienna. Je pense qu’on est toutes d’accord pour dire que Luca était une erreur de casting, et je suis certaine qu’Ilaria en est consciente, ou se rendra à l’évidence très prochainement.
Je soupire.
— Non, je le sais. Je pense même que j’avais des doutes depuis le départ, mais il me faisait me sentir spéciale.
— Je peux te demander comment ? m’interroge Amalia qui n’a pas l’air de croire une seule seconde que Luca soit capable d’une telle chose.
— On discutait souvent lui et moi, il me faisait rire.
En le disant à haute voix, des flashs de ces moments heureux me reviennent en mémoire. Est-ce qu’ils étaient si exceptionnels que ça ? Peut-être pas. Je l’avoue, la vision que j’avais de ma relation avec Luca était peut-être teintée avec des lunettes roses. Si je les retire qu’en restera-t-il ?
Je regarde tour à tour mes amies qui pour une fois restent silencieuses.
— Les filles, vous pensez que j’ai tendance à un peu trop m’emballer, quand je suis avec un mec ?
— Eh bien disons que… commence Amalia.
— Tu sais te montrer particulièrement optimiste par moments, complète Sienna à sa place. Ce qui n’est pas mauvais en soit. Après tout, il y a beaucoup trop de gens qui voient en la vie un verre à moitié vide. Mais peut-être que tu devrais être un peu plus prudente, histoire de ne pas trop malmener ton petit cœur. Quand un mec te montre de l’intérêt, évite de planifier immédiatement vos tatouages assortis et votre mariage sur la plage.
— Je n’ai jamais fait ça ! me défends-je.
— Non, mais faire des montages de vous deux sur un calendrier et le lui offrir alors que vous êtes ensemble depuis seulement une semaine, oui. Tu te souviens du temps que ça t’a pris ? Tout ça pour que le gars te largue trois jours plus tard, me rappelle Amalia.
— On s’était rencontrés au Nouvel An, c’était un symbole.
— Un symbole pas du tout flippant. Tu le connaissais à peine, et tu t’imaginais déjà passer l’année entière avec lui. Et je ne parle même pas de ce montage sur la page de décembre, ces rennes me donnent encore des cauchemars la nuit, commente Sienna.
— Donc en gros, votre conseil, c’est quoi ? Que je n’approche plus un homme ? C’est certain que si je reste chez moi avec un chat pour seul compagnon, il ne risque pas de m’arriver grand-chose.
— Oublie le chat, je suis allergique, me rappelle ma colocataire.
— Non, on ne te dit pas de ne plus t’approcher des hommes. Cependant, prends le temps d’apprendre à les connaître avant de t’engager. Parfois, on a tellement l’impression que tu es amoureuse de l’idée d’être amoureuse que tu te lances à corps perdu dans une relation qui n’en vaut clairement pas la peine. Prends les choses avec un peu plus de recul, et je suis certaine qu’au bout du compte, tu finiras par le rencontrer, celui qui est fait pour toi.
C’est en fredonnant que je me prépare le lundi matin, ce qui n’a rien d’exceptionnel puisque je passe ma vie à chanter. La musique ne fait pas seulement partie de mon travail, c’est ma passion, ma raison de vivre pour ainsi dire. Il n’y a pas une journée de mon existence qui n’ait été rythmée par elle, je crois. D’aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours chanté, dans les moments de peine comme de joie. C’est comme si j’avais ma propre bande-son. Le film de ma vie est cadencé par tout un tas de morceaux, de la pop à la musique de chambre en passant par l’électro ou la variété.
Mais la mélodie qui prédomine dans mon cœur, c’est l’opéra.
Entre lui et moi, je ne peux pas dire qu’il s’agisse d’un coup de foudre, car j’ai plutôt l’impression qu’il a toujours fait partie de mon quotidien. Sans aucun doute à cause de ma mère qui écoutait en boucle les opéras de Verdi, Puccini et Mozart. Et quand on grandit à Vérone, même si c’est dans les quartiers populaires, l’opéra fait en quelque sorte partie de notre ADN. Parfois, les soirs d’été, mes parents nous emmenaient manger une glace aux abords des arènes romaines. Par-delà les murs plusieurs fois centenaires, nous entendions la foule acclamer les plus grands ténors et sopranos du monde. Les notes de musique résonnaient dans le ciel estival, ma mère et moi fredonnions les airs connus tout en dégustant nos cornets de crème glacée. Dans ma tête, j’imaginais ce que pouvaient ressentir les chanteurs qui se produisaient devant des milliers de spectateurs chaque jour. J’inventais – ne pouvant les voir – des décors, des détails de mise en scène. Saison après saison, ma curiosité s’est développée presque jusqu’à devenir une obsession.
Je me suis inscrite au club de musique de mon école, j’enregistrais chaque reportage traitant du sujet, je traînais chez un disquaire du centre-ville pour écouter les CD de Pavarotti ou de la Callas. Une activité plutôt en marge et peu courante pour une adolescente. J’évitais d’en parler à mes amies de peur d’être cataloguée comme la fille ringarde et étrange, celle qu’on évite par peur d’être contaminée par sa non-popularité. La seule à me comprendre était Sienna, que malheureusement je ne voyais que trop peu à cette époque. Entièrement dévouée à la danse, elle passait ses journées à se perfectionner dans cette discipline, avec toute la rigueur qu’elle impose, et qui ne laisse que peu de place aux loisirs.
C’est en décrochant mon premier job parmi les ouvreurs de l’amphithéâtre que j’ai pu enfin accéder à mon rêve et assister à mon premier opéra. Heureusement que l’essentiel de mon travail avait lieu avant la représentation, car une fois la première note jouée, j’étais complètement subjuguée et incapable de penser à autre chose.
J’étais déjà amoureuse de l’opéra et je décidais à ce moment-là de lui consacrer ma vie.
Dis comme cela, c’est un peu théâtral, mais les amateurs d’art lyrique n’affectionnent rien de plus qu’une déclaration un brin dramatique. Et quand on a seize ans, on a le sens de la tragédie.
Mes petits boulots m’ont permis de financer mes premiers cours de musique et de chant. J’étais une élève studieuse, enthousiaste, mais bien vite j’ai compris qu’aussi grande soit ma passion, j’avais un problème de taille : je souffre d’un trac immense qui me fait perdre tous mes moyens dès que je suis face à un public.
Fort heureusement, vu le nombre d’heures passées à me documenter sur l’opéra et tous ses aspects, je savais qu’il était possible d’évoluer dans ce monde hors du commun sans être sur le devant de la scène.
Avec l’aide de mon professeur, j’ai pu intégrer le conservatoire de Vérone. C’est là que j’ai rencontré Amalia qui y étudiait le violon. Nos routes se sont ensuite séparées lorsque j’ai quitté l’Italie pour finir ma formation aux Pays-Bas, et elle à Milan.
Mon diplôme en poche, jamais je n’aurais imaginé trouver du travail à Vérone directement. Mais par un agréable concours de circonstances, cette saison d’opéra fut marquée par la présence d’un séduisant baryton argentin à l’affiche de Carmen. En plus de ravir le chœur du public et des critiques, il a conquis celui d’une des répétitrices, qui, une fois les représentations terminées, l’a suivi dans son pays.
Le bonheur en amour des uns fit mon bonheur professionnel. Comment m’en vouloir après ça d’être une éternelle romantique ?
Je soupire face à mon miroir. Mon état émotionnel est bien meilleur que ce week-end, j’en suis consciente. Peut-être qu’Amalia a raison quand elle dit que je surestime l’affection que je portais à Luca ? Les paroles de La Donna è mobile1 me reviennent tout à coup. Je chante les deux premières phrases et me ressaisis. Ce n’est pas le moment de faire une introspection, je vais être en retard au travail.
Je descends de mon bus à l’arrêt habituel. La météo fait écho à ma bonne humeur, on dirait. J’ai toujours trouvé qu’il n’y avait rien de plus enthousiasmant que l’air printanier. C’est comme s’il était annonciateur de jours meilleurs, et, dans mon cas, de la saison du festival des arènes.
Je traverse la Piazza Bra et lance par réflexe un coup d’œil vers l’horloge située au-dessus du Portoni pour vérifier que je ne suis pas en retard. Sous ses arcades, les voitures sont nombreuses à entrer ou à sortir de la vieille ville de bon matin. La place quant à elle n’est pas encore envahie par les touristes et les vendeurs de souvenirs. Dans les cafés, ce sont les habitués qui sont assis en terrasse. À cette heure-ci, Vérone appartient seulement à ses habitants.
Je traverse et remonte la via Roma en direction du Théâtre philharmonique de Vérone. C’est ici que je travaille depuis quatre ans maintenant, et qu’ont lieu les répétitions et la saison d’hiver. Le bâtiment est presque discret comparé aux autres, Vérone formant un véritable musée à ciel ouvert, mais c’est pour mieux dissimuler les richesses qui le composent.
Je grimpe un des escaliers de l’énorme fourmilière que sont les parties non accessibles au public. Je croise quelques visages connus avec qui j’échange un bonjour, avant de rejoindre le bureau que je partage avec Diego, le chef de chant.
Mais dès la porte passée je constate que le quinquagénaire arbore son air des mauvais jours.
— Ah ! Tu es là ! Mon Dieu Bella, c’est la catastrophe !
Je m’installe sur une des chaises, mais ne m’inquiète pas outre mesure. Diego n’est certes pas sur scène lors des représentations, pourtant il ferait par moments un excellent acteur. Il a le don pour transformer un événement insignifiant du quotidien en véritable tragédie en trois actes.
Quelque chose me dit que son humeur est liée à son rendez-vous tôt ce matin avec Giacomo Bossi. En effet, c’est aujourd’hui que la distribution des rôles doit nous être communiquée.
Je comprends que j’ai visé juste lorsqu’il me met sous le nez une feuille avec une liste de noms.
— Emily Hurley ! m’exclamé-je en lisant le nom de la cantatrice qui va interpréter le rôle de Violetta. Mais Diego, c’est génial !
L’idée de côtoyer la célèbre soprano australienne pour les prochains mois chasse toute pensée négative hantant mon esprit depuis la semaine passée, et ma découverte de la trahison de Luca. Je suis tout à coup excitée comme une puce.
Emily Hurley !
Diego roule des yeux et déclare :
— Bien évidemment que c’est super. C’est sans aucun doute l’artiste la plus douée de ces dix dernières années. Tu as vu les critiques sur son interprétation dans la Tosca à l’opéra de Sidney ? Dithyrambiques ! C’est certain, Bossi marque un gros coup.
— Et alors, où est le problème ?
Je jette un coup d’œil rapide à la liste, le nom de Christian, le mari de Diego, est inscrit pour le rôle de Giorgio Germont, le père d’Alfredo2, donc pas de drame conjugal en vue…
— Tu as vu le nom de l’interprète d’Alfredo ?
J’ai lu en survolant, mais je n’y ai pas prêté attention, trop obnubilée par celui d’Emily Hurley.
— Cillian McKee, lis-je à haute voix.
Le nom me paraît familier, mais je n’arrive pas à le remettre.
— Et quand je croyais que j’avais tout vu dans ce métier ! déclare mon chef en levant les mains au ciel. Qu’est-ce que Bossi va me faire la prochaine fois ? Me demander de coacher Justin Timberlake ? Beyoncé ?
— On pourrait tomber sur pire que Beyoncé…
Je ne finis pas ma phrase, car Diego me lance un regard si froid qu’il pourrait à lui seul résoudre le problème de la fonte des glaces.
— Non, mais un chanteur de boys band, Ilaria ! Tu te rends compte !
Il prononce le mot boys band comme si c’était l’insulte suprême au monde de la musique. C’est alors que la lumière se fait dans mon esprit. Cillian McKee…
— Tu veux dire Cillian McKee des Shooting Stars, le groupe qui faisait fureur il y a une bonne dizaine d’années ?
Je tombe des nues. C’est impossible que ce soit lui…
— Celui-là même. Et tu connais la meilleure ? Depuis que le groupe s’est séparé, il n’est pas remonté une seule fois sur scène ! Huit ans que personne ne l’a entendu chanter. Et Bossi veut qu’il tienne le rôle masculin principal de La Traviata ? Au festival des arènes de Vérone ? Cet homme est totalement cinglé !
La voix de Diego monte tellement dans les aigus que j’ai peur qu’il s’abîme une corde vocale. Je tente de le raisonner :
— Ce n’est pas parce qu’il n’a pas chanté en public…
— Ce n’est même pas un chanteur lyrique ! On ne sait même pas s’il est capable de chanter juste ! Va savoir, maintenant tout est retouché par ordinateur. On embauche des gars pour faire semblant de chanter avec leur belle petite gueule, mais derrière, il n’y a rien ! Rien ! Nada !
J’ai rarement vu Diego dans un état pareil. Il est rouge du menton… je dirais bien jusqu’à la racine de ses cheveux, mais comme il n’en a plus, disons plutôt que sa tête entière ressemble à une tomate bien mûre.
— Je suis certaine qu’il chantait vraiment. Et si mes souvenirs sont bons, il avait un joli brin de voix.
Les yeux de Diego s’écarquillent d’une façon qui me donne presque envie de rire. Il me dévisage comme si je venais de le trahir.
— Parce que tu écoutais ça, toi ?
Si je ne connaissais pas aussi bien Diego et son aversion pour la musique pop, je saurais à présent que ce n’est pas du tout sa tasse de thé.
Je hausse les épaules.
— Oui, c’était à la mode quand j’étais au lycée. Je suppose que tous les jeunes de mon âge suivaient les Shooting Stars, j’ai entendu quelques chansons…
Je ne rajoute pas que j’avais tous leurs albums, et même un poster dans ma chambre, car je sens qu’il est au bord de la syncope. Je viens de perdre au moins dix points sur l’échelle de son estime. Heureusement que j’y étais haut placée. Diego n’est pas seulement mon supérieur, il est un ami fidèle, une sorte de figure paternelle dans le cadre du travail. Et je sais qu’il a beaucoup d’affection pour moi.
Je réfléchis à quelques informations dont je me souviens concernant les Shooting Stars. Ils étaient cinq garçons, tous avec des physiques différents comme c’est souvent le cas dans ces boys bands fabriqués sur mesure, à la suite d’une émission de télécrochet. Il y a généralement le bad boy, le gars sympa, le beau gosse sûr de lui… Cillian McKee tenait le rôle du mec mystérieux. Celui qui restait en retrait lors des interviews, et qui, lorsqu’on lui posait une question, observait son interlocuteur avec ses yeux bleus perçants pendant une ou deux secondes avant de répondre. À cause de ça, certains l’ont qualifié d’attardé. Certaines filles, en revanche, avaient tendance à craquer pour ce côté énigmatique. J’avoue qu’il m’a toujours intriguée.
Les Shooting Stars ont eu quelques belles années, où ils ont rempli des stades, gagné je ne sais combien d’Awards et de disques de platine. Mais tout s’est arrêté brusquement, du jour au lendemain, lorsque leur leader, Dan, est mort d’une overdose en pleine tournée. Quelques membres du groupe ont tenté une carrière solo derrière, mais pas Cillian McKee. Sa subite disparition du circuit a fait les choux gras de la presse people pendant quelques semaines. Il y a même eu des rumeurs comme quoi il aurait été responsable de la mort de son ami. Puis, peu à peu, les gens ont oublié, préférant se focaliser sur les dernières frasques d’une starlette quelconque, ou sur les potins concernant d’autres célébrités. Moi-même, étant pourtant fan du groupe, je l’ai vite oublié.
Diego, qui n’a pas arrêté de râler pendant ce temps-là, en rajoute une couche :
— Il est irlandais. Il y a de grandes chances qu’il ne pipe pas un mot d’italien, imagine s’il a appris tout le livret en phonétique ? Dio mio ! Les prochaines semaines vont être un enfer !
— Pour l’italien, je pense qu’il saura se débrouiller un minimum, je crois qu’il a de la famille ici. Je l’ai vu en interview sur la Rai3 à l’époque, il s’exprimait comme toi et moi.
Je m’abstiens de lui faire remarquer qu’Emily Hurley chante en italien sans que ce soit sa langue maternelle, et que ça n’a pas l’air de le déranger.
Diego cligne des yeux et déclare :
— Tu ne cesses de me surprendre jour après jour, Bella. Qu’est-ce que tu sais d’autre à son sujet ?
— Les rumeurs disent qu’après la dissolution du groupe, il s’est installé en Italie. Mais je n’en suis pas certaine. Sinon, je ne sais rien d’autre, encore moins concernant sa carrière, et ce qu’il a pu faire depuis tout ce temps. Mais on pourrait faire quelques recherches, qu’est-ce que tu en dis ?
— Je ne vois pas comment mater des photos de ce bellâtre va m’aider à faire de lui un ténor qui tient la route, peste-t-il.
Cette remarque m’amuse.
— Je vois que tu as déjà commencé : ce bellâtre ?
Diego roule des yeux et admet :
— Bien entendu que j’ai au moins tapé son nom sur Internet.
— Et ? Tu es allé voir quelques vidéos de ses concerts ?
— Non, dit-il d’une mine renfrognée.
Je souris. C’est typique de Diego. Trop aveuglé par sa première impression, il n’a même pas cherché à creuser un peu.
Alors, je m’approche de son ordinateur, et il recule pour me laisser la place. Je tape le nom de Cillian McKee dans la barre de recherche et la seconde suivante des milliers d’articles à son sujet apparaissent. J’en fais abstraction et me concentre sur les vidéos.
J’en lance une et reconnais dès les premières notes un de leurs tubes de l’époque. Dan est sur le devant de la scène et décroche un sourire qui ferait la fierté d’une campagne pour l’hygiène bucco-dentaire. La foule lui répond par des hurlements, des cadeaux en tout genre pleuvent sur scène, du nounours au bouquet de fleurs en passant par…
— C’est une petite culotte ? demande Diego au bord du malaise.
Je ris.
— Du calme, Diego. Ce sont des gamines qui avaient entre quinze et vingt ans. Personne ne va se lever pour jeter ses sous-vêtements sur notre Alfredo au beau milieu d’une représentation.
Il déglutit avec difficulté, mais heureusement son attention est happée par Cillian qui chante ses premières notes.
Jusqu’à présent, il était dans l’ombre au fond de la scène. Mais après avoir repris le refrain avec ses collègues, il entame un couplet en solo. Même si la chanson ne permet pas de juger totalement de ses qualités vocales, on peut déjà relever qu’il a un timbre clair.
Dans les minutes qui suivent, nous enchaînons les vidéos. Diego reste silencieux, mais je sais que ce qu’il voit le rassure déjà un peu. Nous tombons sur une chanson où Cillian tient une note plutôt difficile.
— On dirait qu’il n’est pas si mauvais, qu’est-ce que tu en penses ? demandé-je à mon collègue.
— Ces vidéos ont presque dix ans. Il semble avoir une tessiture adéquate, il a quelques qualités… Mais tu sais comme moi qu’une voix peut évoluer. Et être chanteur lyrique, ça n’a rien à voir avec se trémousser sur de la pop…
— Gardons l’esprit ouvert. Bossi ne l’aurait pas sélectionné s’il n’était pas compétent.
— Oh, tu sais, je crois qu’il vendrait sa mère pour de la bonne publicité. Et avoir une star, c’est avoir de la pub gratuite.
— Une ex-star, corrigé-je, et Bossi tient peut-être à faire parler de son adaptation de La Traviata, mais il ne mettrait pas en jeu sa réputation à ce point. J’imagine qu’il n’a pas envie de devenir la risée du milieu.
— Tu as probablement raison, concède Diego. Bon, on a du pain sur la planche. La plupart des chanteurs arrivent d’ici quelques jours. Il faut qu’on soit prêts.
Dans les heures qui suivent, nous établissons un planning de travail. Je relis plusieurs fois la distribution des rôles de La Traviata et des autres productions de l’été et me rends compte que Luca n’y figure pas. Même si je m’y attendais, je ne sais pas si cette nouvelle m’attriste ou me soulage. Ça veut dire que je ne le verrai plus dans les prochains mois. Il est en free-lance après tout, il va où le vent le porte. Et pas que dans le cadre du travail, il semblerait.
Peut-être que ça aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Même si notre relation était assez récente, pas une seule fois il ne m’a parlé de ses projets pour les mois à venir. Et pourtant, ce ne sont pas les occasions qui ont manqué. Mais encore une fois, je n’ai pas su voir les signes.