Ses petits pieds nus descendent les escaliers menant à la
cuisine. La fillette remarque l’absence d’odeur de chocolat chaud ou de
café ; la table n’est pas dressée. Ses jambes maigres, squelettiques,
tremblent un peu. Elle a froid, une fenêtre doit être restée ouverte. Pourtant,
elle ne cherche pas à se réchauffer. Elle subit la morsure de la basse
température sans broncher, le regard vide et sans vie.
C’est un jour comme un autre pour elle. Une nuit au sommeil
rare, suivie d’un morne réveil sans attente, sans projet. Elle, qui autrefois
se précipitait sur ses poupées avant même d’engloutir son bol de lait, se
contente à présent de se lever parce qu’il le faut.
Sa mère n’est pas là, ni son père. Ils ne l’accueillent pas
de leurs regards brisés en feignant la bonne humeur pour sauver les apparences.
Ce n’est pas grave, elle n’a pas faim. Elle n’a plus faim de rien.
Elle entend des éclats de voix dans le salon. Elle tend l’oreille,
reconnaît ses parents. Hésite. Et se décide à les rejoindre. C’est difficile
pour elle ; elle peine à marcher, à mettre un pied devant l’autre. Chaque
pas est une souffrance, comme si son propre corps ne pouvait plus supporter son
poids. Elle est si maigre, si fragile.
Elle a si mal.
Elle s’appuie aux murs pour se déplacer. À son entrée, ses
parents cessent leur discussion houleuse. Elle remarque son doudou posé sur un
fauteuil. Elle n’en a plus besoin. À quoi bon se rassurer ? Les monstres
existent, et ce n’est pas une peluche qui la protégera d’eux.
Personne ne peut la protéger.
La fillette pose ses yeux éteints sur sa mère, qui se
détourne en tentant de ravaler ses larmes. Elle prend quelques secondes pour se
redonner contenance avant de s’approcher de l’enfant. Elle lui parle, d’une
voix rendue rauque par le chagrin, mais la petite fille ne comprend pas tout.
Ou ne daigne pas écouter.
Plus rien n’a d’importance.
Elle observe plutôt son père, qui affiche un air qu’elle ne
lui connaît pas. Il ne sourit pas comme d’habitude, même en feignant la gaieté.
La fillette ne distingue pas tout de suite la valise posée derrière lui, ni
qu’il porte son manteau. Il s’approche d’elle, s’agenouille et pose sur elle
ses iris qu’envahit une infinie tendresse, mais qui ne parvient pourtant pas à
lui réchauffer le cœur. Ses lèvres bougent, lui murmurent des mots qu’elle
n’assimile pas.
Hormis un « Je t’aime » chuchoté.
Il caresse sa joue, lutte contre les émotions qui le
submergent. Il finit par la serrer dans ses bras. Trop longtemps. Quelque chose
ne va pas, la fillette le sent. Il la relâche, tourne la tête, puis s’approche
de sa femme, qu’il étreint à son tour. La mère fond en larmes, chancelle contre
lui. Il lui glisse quelques mots à l’oreille, à elle aussi. Il les contemple
une dernière fois, la douleur déformant ses traits, avant de s’emparer de sa
valise, d’ouvrir la porte d’entrée et, à pas lents, de disparaître dans la
lumière du jour.
La fillette observe le dos de son père, autrefois si
rassurant, s’éloigner.
Elle ne le quitte pas des yeux, immobile. Jusqu’à ce que sa
mère referme la porte et se laisse glisser contre le battant en braillant son
chagrin, une main sur son cœur brisé.
— Athair…
C’est le premier mot prononcé par sa voix d’enfant depuis
des mois.
Un mot tant de fois hurlé dans ses souffrances. Un mot tant
aimé.
Une présence espérée. Une douloureuse absence.
Une déception.
Un adieu.
— Bonjour.
Je reste immobile, intimidée par les trois individus qui se
tiennent devant moi sur le pas de la porte de cette petite maison d’Édimbourg.
Le vent frais se faufile sous ma veste trop légère pour le climat écossais en
ce mois de septembre. Nerveuse, je remets en place derrière mon oreille l’une
de mes boucles noires. Après deux heures en avion et une demi-heure en taxi, je
ne dois pas avoir bonne mine.
Je pourrais tourner les talons et rentrer en France.
En deux heures et demie.
Mais c’est impossible.
Je reste figée là, à dévisager ma famille d’accueil. Je
n’arrive pas à déterminer s’ils sont ravis de me rencontrer ou si c’est parce
qu’ils pensent à la somme que va leur verser EF Écosse que leurs expressions sont si affables. Une nouvelle fois, je
m’interroge sur le bien-fondé de ce séjour linguistique. Je ravale mes
inquiétudes et plaque un sourire de façade sur mon visage.
— Hi,
je réponds en anglais.
Sean Bain, le père de famille, me tend la main. Je la saisis
avec maladresse. Sa paume est calleuse et chaude. Elle enrobe la mienne, toute
menue en comparaison. Sa peau est mate. Surprenant.
Elia, son épouse, m’étreint comme une nièce qu’elle n’aurait
pas vue depuis trop longtemps. Je serre les dents, peu habituée à de tels élans
d’affection, surtout venant d’une parfaite étrangère. Les Bain ont pourtant été
choisis par l’organisme de séjours linguistiques selon mes propres critères et
ma personnalité. J’avais stipulé ne pas vouloir d’une famille trop
intrusive ; je souhaitais avoir mon indépendance, qu’on respecte ma
solitude. Mais je pressens qu’Elia va chercher à me materner et à m’apporter un
amour factice. Que je ne désire pas.
— Bienvenue, Phèdre, me murmure-t-elle.
Entendre mon prénom complet me fait tressaillir. Il me
faudra leur faire comprendre que l’on me surnomme « Ed’ ».
Elia fait signe à son fils, Callum, un peu plus jeune que
moi à première vue, de me saluer à son tour. Il me fait me sentir aussitôt à
l’aise, avec son sourire franc et ses yeux pétillants couleur d’azur. Il est
aussi blond que ma chevelure est sombre. Il ne me prend pas la main, ni ne
m’impose une embrassade.
— Attention à ton accent, me dit-il avec
gentillesse. « Hi » veut
dire « oui », ici.
Son anglais est moins haché que celui de ses parents. Ses
intonations, plus agréables et plus chantantes. L’accent écossais me rebute un
peu.
Pourtant, c’était celui de mon père. Le roulement de ses
« r » et l’aspiration de ses mots teintaient ses berceuses et les
histoires qu’il me racontait. Il m’arrive encore de chantonner des ballades en
gaélique écossais, même si je n’en comprends guère le sens.
— Le voyage a été long. Viens, entre, m’invite
Elia. Veux-tu boire quelque chose ?
Je secoue la tête, gênée. Je soulève mes imposantes valises
et prends un air contrit.
— Oh ! Oui, bien sûr, tu dois poser tes
affaires d’abord. Je vais te montrer ta chambre et te faire une visite guidée.
Je préfère ne pas préciser que je voudrais me retrouver
seule et me reposer. Mieux vaut ne pas m’attirer les foudres de ma famille
d’accueil. Après tout, j’ignore combien de temps je resterai ici. Mon séjour
est à durée indéterminée.
En investissant le vestibule des Bain, à la forte odeur de
lavande et de parquet ciré, je repense à l’argent mis de côté par mon père. À
sa mort, j’en ai hérité, avec pour consigne de l’utiliser pour une immersion en
Écosse, son pays natal.
J’ai d’abord refusé. Après dix ans de silence et d’absence,
il osait m’imposer de quitter ma vie, en France ? Je ne lui devais rien.
Les circonstances m’ont cependant poussée à accepter l’exil.
À croire que mon cher Papa avait deviné qu’un jour, je
devrais partir.
Pour me protéger.
La maison des Bain est tout ce qu’il y a de plus
charmant : un havre de paix pour une famille parfaite. Je ne suis pas une
grande amatrice du mobilier en bois allié à des nuances olivâtres, mais force
est d’admettre que cette décoration chaleureuse m’apaise. Nous traversons le
salon pour accéder à la cage d’escalier menant à ma chambre de bonne, une pièce
minuscule qui me suffit.
En grimpant à l’étage, je peux croiser les regards de toute
la famille Bain à jamais figée sur des clichés encadrés disposés le long de la
rambarde des escaliers. Une fresque de leur vie, par ordre chronologique.
Ainsi, je rencontre une Elia adolescente au bras d’un Sean timide, dans des
atours qui tireraient la grimace à bon nombre de stylistes aujourd’hui. Puis,
la toute nouvelle Mme Bain, resplendissante dans sa robe blanche, posant devant
un superbe panorama des Highlands. À ses côtés, son mari, exhibant avec fierté
l’anneau à son doigt et étreignant la jeune femme avec amour. S’ensuit un
portrait d’un adorable poupon, Callum. Malgré son visage ratatiné de
nourrisson, la ressemblance avec sa mère est frappante. Enfin, la famille
actuelle : une Elia vieillie, mais toujours aussi belle, un Sean aux
tempes blanchies, néanmoins heureux et serein, et derrière eux, Callum,
radieux.
— Nous avons pris cette photo peu après sa remise
de diplôme.
Je lève les yeux, embarrassée d’être surprise à détailler
les clichés. Elia me sourit, indulgente.
— Si ces cadres sont là, c’est pour être vus, me
glisse-t-elle.
Sur le palier, elle me guide jusqu’à la salle de bains, puis
désigne les deux portes juste en face.
— Notre chambre est à gauche, celle de Callum à
droite. La tienne se trouve au fond du couloir.
Derrière un petit battant, verrouillé par un ancien loquet,
je découvre un autre escalier, minuscule et étroit. Les marches s’avèrent
traîtresses. Elia soulève l’une de mes valises pour faciliter mon ascension. En
haut, dans ma chambre, m’attendent un petit lit, fait au carré, une armoire
trop imposante pour un espace aussi restreint, un bureau et une chaise
spartiate. La fenêtre est heureusement assez large pour inonder la pièce de
lumière. Il n’y a aucune décoration, si ce n’est quelques restes de scotch sur
le papier peint jaune, témoins du passage des précédents étudiants d’EF Écosse.
Elia dépoussière le bureau de sa main, bien qu’il soit déjà
impeccable.
— C’est une petite pièce, admet-elle d’une voix
fluette. Mais tu seras tranquille ici. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu
peux frapper à la porte de Callum. Vous avez à peu près le même âge, il vient
d’avoir vingt ans. Je suis certaine que vous vous entendrez bien. Tu as
vingt-quatre ans, c’est bien ça ?
J’acquiesce en silence. Je ne suis pas là pour me faire des
amis, mais pour me cacher. Je n’ai jamais pu faire d’études, ayant passé les
dernières années à vadrouiller et me dissimuler. Cela ne m’a pas manqué outre
mesure. Rien ne m’intéresse.
— Je te laisse t’installer. Tu peux descendre
quand tu veux. Je vais faire du café. À moins que tu préfères du thé ?
ajoute-t-elle, soucieuse.
Enfin, elle me laisse seule, non sans me décocher un dernier
sourire, qui ne m’atteint pas.
Ne pas s’attacher. À
personne. Jamais.
Je m’attelle à ranger mes affaires dans l’armoire. Elle
aussi dégage une forte odeur de lavande, grâce à une poche brodée, fermée par
un joli ruban prune. Une astuce de grand-mère pour éviter que les vêtements ne
sentent le renfermé.
Je détache mes cheveux et m’approche de la fenêtre. Mon
regard se perd dans la contemplation d’Édimbourg. Cette ville, la capitale du
pays natal de mon père, ne m’est familière en rien. Plongée dans mes pensées,
je mets un certain temps à sentir mon portable vibrer dans ma poche. Je pince
les lèvres en découvrant qui m’appelle. Je décroche, déjà amère.
— Oui, maman ?
— Allô ? Phèdre ? Tu vas bien, tu es
bien arrivée ?
— Oui.
— Il fait froid ? Es-tu bien couverte, au
moins ?
— Oui.
Il y a un blanc. Elle se force à paraître inquiète, s’oblige
à jouer son rôle de mère. Elle m’écœure.
— Tu sais, ton père…, commence-t-elle.
— Ne me parle pas de lui, la coupé-je, glaciale.
— L’Écosse est magnifique, reprend-elle sans
s’offusquer de ma brusquerie. Tu t’y plairas… comme moi. Combien de temps y
restes-tu, déjà ? Et les cours ?
— Je n’ai pas choisi de prendre des cours, je te
l’ai déjà dit. Je ferai mes armes sur le terrain. Et je ne sais pas quand je
reviendrai.
Je déglutis avec difficulté. Tant que je peux rester cachée,
en sécurité, il n’y a aucune raison que je retourne en France. On ne suspecte
pas ma présence ici. Du moins, je l’espère. Pourtant, je veux déjà repartir.
Mais pour aller où ? Je raccroche, consciente que ce séjour linguistique
est la meilleure solution pour disparaître.
Avant de descendre au salon, je prends le temps de me
changer, optant pour un jean et un pull d’automne. J’aurais apprécié de prendre
une douche, mais il ne me paraît pas poli de faire attendre les Bain plus
longtemps.
Arrivée en bas des escaliers, je perçois une discussion
animée en gaélique. Je signale ma présence une fois dans le salon en me raclant
la gorge. Malgré cela, trop occupés à débattre au-dessus d’une carte
d’Édimbourg, Sean et Elia ne me remarquent pas. Callum, adossé au mur, une
tasse de café à la main, les observe se chamailler, un sourire en coin.
— Ne le prends pas mal, me lance-t-il. Dès qu’ils
entrent en conflit, plus rien ne compte.
Il me fait un clin d’œil avant de m’expliquer.
— Ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur
le meilleur itinéraire pour te rendre à ton futur boulot.
Mon travail. Pour un peu, je l’aurais oublié. Dans deux
jours, je passerai un entretien dans un night-club. C’est EF qui a tout arrangé, conformément à mes attentes. Un emploi
nocturne m’autorisera à dormir le jour, et ainsi, je n’aurai pas à croiser ma
famille d’accueil. Pas d’attache, pas de bureau, pas d’effort social à fournir.
Je ne sais pas encore en quoi consiste le poste. Je verrai
cela à l’entretien. EF peut me faire
d’autres propositions, le cas échéant.
— J’attends encore un peu avant de leur dire
qu’il existe une très chouette application sur portable pour se repérer en
ville, reprend Callum.
Il m’arrache un rire que je masque derrière une toux gênée.
La voix tonitruante de Sean retentit soudain, me faisant sursauter. Il se lance
dans une litanie incompréhensible.
— Sean Bain, tu sais très bien que je ne
comprends strictement rien lorsque tu te mets à japper en gaélique !
gronde Elia.
Sean papillonne des cils, comme s’il sortait d’une transe.
Penaud, il s’excuse. Enfin, le couple me remarque. Elia se précipite aussitôt
vers moi, l’air contrit, et m’invite à m’asseoir sur le canapé. Je m’exécute et
accepte la tasse de café qu’elle me sert.
— The
Unicorn n’est pas si simple à trouver, me dit-elle en s’installant près de
moi.
The Unicorn. Le
nom du night-club. Je le trouve tout à fait approprié. La licorne est l’animal
national de l’Écosse. Indomptable, elle est bien trop noble pour se laisser
capturer ; si cela devait arriver, elle se laisserait mourir. Ce mythe
symbolise bien les valeurs écossaises, le tempérament de ses habitants. Leurs
terres suintent encore du sang de leurs ancêtres.
Je ne sais pas à quoi m’attendre. « Night-club »,
c’est un peu vague pour moi. Est-ce un bar ? Une boîte de nuit des plus
classiques ?
Je surprends le regard de Callum sur moi. Ses yeux sont
soucieux. Je me raidis, mal à l’aise. Pourquoi me dévisage-t-il ainsi ? Il
se détourne toutefois très vite ; je n’étais pas censée remarquer son
attitude.
— Édimbourg a un très bon réseau de bus, enchaîne
Elia. Notre arrêt est de l’autre côté de la rue, devant la maison des
Genyworth. Tu l’as peut-être remarquée en arrivant : c’est la grande
bâtisse qui aurait bien besoin d’un ravalement.
Mme Bain s’épanche sur le jardin des voisins. Je ne l’écoute
que d’une oreille. Un autre étudiant y verrait sans doute l’occasion de
peaufiner son anglais, mais apprendre la langue du pays n’est pas dans mes
projets.
Je suis déjà bilingue.
Merci, Papa.
***
Plus tard, au souper, Sean m’interroge sur mes envies. Quels
endroits j’aimerais découvrir, voir. Si j’ai des questions sur la politique de
l’Écosse. Je clos la conversation assez vite, affirmant vouloir prendre mes
marques au travail avant de visiter la région. En réalité, je n’ai pas réfléchi
à la question. Du bout de ma fourchette, je trifouille mon stovie, un ragoût à base de viande et de légumes bouillis. Je le
trouve délicieux, et il apaise mon estomac resté vide depuis mon départ de
France.
Mon père avait appris à ma mère comment préparer quelques
plats typiques de son pays. Elle n’en a plus jamais cuisiné depuis qu’il est
parti. Tant mieux : c’était une horreur lorsqu’elle essayait. Redécouvrir
le stovie me fait plaisir. Elia me
semble être un véritable cordon-bleu.
Après avoir quitté la table, je m’apprête à rejoindre les
escaliers quand Callum m’intercepte.
— Hé ! attends une minute !
Il sort un trousseau de clés de sa poche, en détache celle
de sa voiture et me la tend.
— Utilise ma vieille carcasse pour te rendre à
ton boulot. Mon université n’est pas très loin, je peux y aller en bus.
— C’est gentil, mais…
— Tu en auras besoin, me coupe-t-il. Ma voiture
n’est peut-être pas des plus endurantes, mais elle démarre vite. Et elle est
rapide.
— Pourquoi aurais-je besoin…
Il ne me laisse pas le temps de finir.
— Et si tu souhaites que je vienne te chercher au
boulot, fais-moi signe. Même s’il est quatre heures du matin.
— Callum, on ne se connaît pas, je ne peux pas te
demander ça.
— Édimbourg est comme toutes les grandes villes.
La nuit, ses rues deviennent ténèbres.
Et il me laisse là, coite, incapable d’ordonner mes pensées.
La nuit, les rues
deviennent ténèbres.
Quelle étrange formulation ! Oui, les nuits sont
dangereuses, surtout pour les femmes. Mais c’est le cas partout. J’ai
l’impression que Callum ne m’a pas tout dit. Suspicieuse, je fais tourner la
clé entre mes doigts un instant avant de la déposer sur la rambarde de
l’escalier. Mon nouveau colocataire la trouvera en montant se coucher.
Je ne veux rien lui devoir. J’ai toujours su me débrouiller
seule.
Ça ne changera pas.
Dans l’une des fenêtres teintées de l’Unicorn, j’observe mon
visage fatigué, que j’ai pourtant tenté de maquiller pour me donner meilleure
mine. Je tapote mes cernes, toujours visibles malgré mes efforts pour les
dissimuler. Dépitée, je tire sur mon large chandail gris en laine par-dessus
mon débardeur et j’arrange mon étole en coton autour de mon cou. Je plisse les
yeux, les rétines à vif sous l’assaut de la brise glaciale. Je claque des dents
et glisse les mains dans les poches de mon jean.
Je suis encore dehors mais j’entends à l’intérieur du club
une musique électro qui me promet une belle migraine. Je jette un coup d’œil à
l’enseigne suspendue au-dessus de deux énormes portes battantes, puis
m’approche du vigile qui m’observe en chien de faïence. Quand je tente
d’entrer, il me barre le passage et lorgne ma tenue en reniflant avec dédain.
— Bonsoir. Je viens pour un entretien.
— Avec qui ?
Je cille. J’ignore le nom du patron de l’établissement.
— Je ne sais pas, avoué-je avec franchise. C’est
un entretien d’embauche.
Le gorille fronce les sourcils, me dévisage avec plus
d’attention.
— Phèdre Duval ?
J’acquiesce.
— Entre, la Frenchie.
Je pince les lèvres, mais ne réponds pas à la provocation.
Je remonte mon col sur mon nez sans doute rougi par le froid et entre.
The Unicorn est un
club plutôt branché, malgré sa façade pourtant peu aguicheuse. Son intérieur
cosy me surprend : un parquet massif, onéreux, grince sous mes pas. Malgré
la foule, je distingue des canapés corbeilles dans les tons chocolat installés
près de tables dans le style Louis XV. Un bar en U orné de luminaires aux doux
halos orangés trône en plein milieu de la piste de danse. En journée, ce doit
être un petit bar discret et tranquille. De nuit, l’ambiance est en revanche
bien plus festive.
La musique m’assourdit dès mon entrée. Je me réchauffe les
mains en les frottant l’une contre l’autre et me plonge dans la masse humaine
endiablée. Le mélange de parfums m’écœure, sans compter l’odeur de transpiration.
Les peaux moites se collent à moi, l’air vibre de sensualité et de désir
palpables. Je rentre les épaules dans l’espoir de ne pas me faire remarquer, me
sentant déjà oppressée. Les coups de coude s’enchaînent jusqu’à ce que je
réussisse à atteindre le bar. Je jette un large coup d’œil à ce qui m’entoure,
à la recherche d’un panneau indiquant un bureau ou l’aile des employés. Sans
succès… Dans un soupir, je m’appuie au bar en bois lustré.
— Qu’est-ce que je te sers ?
Je redresse la tête. La barmaid qui m’a interpellée hausse
les sourcils, dans l’expectative. J’examine les tatouages qui dévorent ses bras
bien dessinés ainsi qu’une partie de son cou, puis détaille ses piercings aux
lèvres et au nez. Ses cheveux, très fins et d’un blond platine, sont relevés
sur le sommet de son crâne.
— Rien, je suis ici pour rencontrer le patron,
crié-je pour me faire entendre dans le tintamarre général.
— Le patron ? Pourquoi ?
Je devine de la suspicion dans ses yeux noirs. Elle ne me
laisse pas le temps de lui répondre : elle me fait signe de patienter et
part prendre la commande de nouveaux clients. Je piétine, me balance d’un pied
sur l’autre. Mais à peine la consommation servie, elle repart en noter une
autre. Au bout de la cinquième, je dois me rendre à l’évidence : elle m’a
oubliée. Je soupire, lui fais signe ; elle ne me voit pas. Excédée, je
m’empare d’un verre abandonné et en engloutis le contenu dans l’espoir que
l’alcool me donnera plus d’aplomb. Le liquide me brûle la gorge et me pique les
yeux. Je suffoque et tousse grassement.
— Putain de me…, commencé-je, la trachée en feu.
— C’est souvent la réflexion qui nous vient à
l’esprit lorsque l’on savoure un Yamazaki de 1980, pur malt. En revanche,
lorsqu’on le boit cul sec… Eh bien, je l’ignore. On ne le boit jamais cul sec.
Je me tourne vers l’homme qui vient de s’accouder au bar à
ma droite et affronte ses iris vert opaline. Ses boucles cuivrées striées de
quelques cheveux argentés et ses fossettes lui donnent un air plus juvénile
qu’il ne doit l’être en réalité. Je note son luxueux costume trois-pièces. Il
me sourit de toutes ses dents impeccables, et ce faisant, le coin de ses yeux
se plisse. Il passe l’index le long de son menton ombré d’une barbe de quelques
jours, repousse une mèche ondulée sur son front avant de pointer son doigt sur
le verre que je viens de vider.
— Un verre à 6 000 dollars, lâche-t-il.
Je hoquette, avale de travers et tousse une nouvelle fois.
— Cela ne fait rien ! ajoute-t-il d’une voix
légère. Je vais me contenter d’en admirer la bouteille vide, que j’exposerai
dans mon bureau pour me souvenir qu’une jeune femme, somme toute ravissante, en
a englouti tout un verre d’une traite sans même l’apprécier.
— Je suis désolée, je pensais qu’il était juste
là… Enfin… Pardon.
Il sourit de plus belle.
— Je le retiendrai sur votre salaire,
mademoiselle Duval.
C’est donc le patron de l’Unicorn… Il lève un bras, ignorant mon air hébété, et la barmaid apparaît
aussitôt pour le resservir. Il me
tend la main, que je serre.
— Lachlan, se présente-t-il, mais beaucoup me
surnomment « l’Irlandais ».
— Oh ! vous n’êtes pas Écossais ?
— Pas plus que vous.
Son sourire s’élargit.
— D’ordinaire, les employés passent par
l’arrière-cour pour me rencontrer ou prendre leur service, me fait-il
remarquer.
— Je ne suis pas une employée.
— Pas encore. Mais même pour un entretien
d’embauche, on évite de passer par la grande porte.
— Votre videur ne m’a rien dit à ce propos.
— Une question de bon sens.
Je ne réagis pas à cette pique, même si je sais qu’après mes
bourdes, j’ai bien peu de chances d’être embauchée au bout du compte.
— Et si nous passions dans mon bureau, mademoiselle Duval ?
Il s’empare de son verre et le lève à hauteur de mes yeux
une seconde avant de le vider d’une traite. Il m’adresse ensuite un clin d’œil qui
me rassure… un peu.
Le bureau de l’Irlandais me surprend. Je papillonne des cils
tant la pièce que je découvre est colorée et pleine de peps. Une grande table
d’un blanc laqué, au design chic et alambiqué, fait face à une fenêtre à barreaux
par laquelle je ne perçois que la nuit noire. La chaise aux formes sinueuses
contraste avec la pureté du bureau par son patchwork bleu, rouge, gris, noir…
un assortiment de couleurs qui me fait penser à la girafe de la publicité
Skittles - sauf qu’elle aurait dégobillé son arc-en-ciel plutôt que d’en faire
des bonbons fruités. J’ose à peine m’avancer sur le tapis en laine multicolore.
J’ai la désagréable impression d’avoir atterri dans l’antre
d’une YouTubeuse. Un endroit qui, de prime abord, ne correspond pas à l’homme
qui s’installe à son aise derrière le bureau.
Lachlan sort un dossier d’un tiroir tout en me détaillant
d’un œil. Je me sens soudain ridicule, dans mon jean et mon vieux pull élimé,
face à cet homme impeccable dans son costume trois-pièces. Il respire l’argent
et le luxe, à l’image de son club.
— Très bien, mademoiselle
Duval. Asseyez-vous, je vous prie.
Je m’exécute.
— Phèdre Duval, résume-t-il, vingt-quatre ans,
étudiante d’EF Écosse, en immersion totale chez les Scots.
Il marque un petit temps d’arrêt.
— « Phèdre », répète-t-il en s’efforçant
de le prononcer à la française. Plutôt original.
Je sais qu’il attend que je lui raconte une anecdote à ce
propos. Il va être déçu. Je me contente de sourire sans un mot.
Je n’aime pas mon nom. Je n’ai jamais compris pourquoi ma
très chère mère a tant tenu à me donner le prénom de l’héroïne désabusée d’une
tragédie grecque. Une héroïne que je trouve absurde et immature. L’amalgame est
très vite fait, et c’est un fardeau plutôt lourd à porter.
— Oh ! d’après les informations que l’on m’a
données, vous seriez bilingue. Ah ! oui. Un père écossais. Pourtant,
« Duval » sonne très français.
Il m’interroge du regard, dans l’espoir que je m’explique.
J’obtempère de mauvaise grâce.
— J’ai pris le nom de ma mère à ma majorité.
— Vraiment ? Quel était le nom de votre
père ? Par ici, c’est plutôt amusant de retrouver des patronymes aux
accents claniques. Un peu comme en Corée, vous savez… « Park »,
« Lee », « Kim »… Ou en Chine, comme…
— Monsieur, je doute fort que le nom de mon père vous
donne une quelconque indication sur mes compétences.
Traduction : « Ça ne vous regarde pas,
l’Irlandais. »
Il assimile le message implicite sans s’en offusquer.
— Sujet sensible, donc, lâche-t-il.
Il écarte son dossier du dos de la main, comme s’il n’était
qu’un moucheron insignifiant.
— Qu’importent vos compétences, nous ne sommes
pas ici pour en débattre. J’ai un partenariat avec EF Écosse, qui m’envoie ses
étudiants pour leur apprendre ce qu’est le travail. Beaucoup n’ont jamais levé
le petit doigt de leur vie ; lorsqu’ils sont engagés dans mon club, cela
leur fait un sacré choc.
— Dois-je comprendre que je suis déjà
recrutée ?
— C’est à vous de me le dire, mademoiselle Duval. Après tout, c’est vous
qui avez déboursé une fortune auprès d’EF Écosse.
Il s’enfonce dans son siège et joint ses mains sur ses
genoux.
— J’ai accueilli sept étudiants dans mes locaux
jusqu’à aujourd’hui. Aucun n’a tenu plus d’une semaine – et c’est un
généreux arrondi. Ce que je veux éviter, c’est la perte de temps. Pour vous
comme pour moi. Si vous êtes certaine de tenir la distance, vous pouvez
commencer dès demain. Si vous avez ne serait-ce qu’un infime doute, vous savez
où se trouve la porte.
Je fronce les sourcils. Sept étudiants, et aucun n’a tenu la
route ? Je frotte en toute discrétion mes mains moites sur mes cuisses.
— Je ne sais quoi vous répondre, dis-je d’une
voix égale. Je n’ai jamais travaillé en tant que barmaid, ni serveuse, même si
j’ai déjà exercé un grand nombre de petits boulots. Ne devriez-vous pas
m’interroger sur mes qualités, mes défauts, mes précédentes expériences ?
— Les mensonges ne feront que vous desservir une
fois dans l’arène, rétorque-t-il du tac au tac.
Je trouve le choix de ses mots curieux. Une
« arène » ? Rien que ça ?
— Et vous ne serez ni barmaid, ni serveuse,
ajoute-t-il en me regardant droit dans les yeux.
Je me raidis, soudain mal à l’aise. Du moins, plus que je ne
l’étais jusqu’à présent. Je devine à son ton que ce poste ne me plaira pas. Mon
visage doit laisser transparaître mes doutes : Lachlan se met en effet à
sourire, amusé de ma déconvenue. Il ouvre un nouveau tiroir et fait glisser
jusqu’à moi un contrat de plusieurs pages.
— Lorsque l’on rejoint les rangs de l’Unicorn, il
y a des règles à respecter. Beaucoup de règles. Ces dernières sont listées dans
cet accord de confidentialité.
— Un accord de confidentialité ? répété-je,
ahurie.
Le sourire de l’Irlandais s’élargit. Quant à ses yeux, ils
ne laissent rien transparaître de ce qu’il pense.
— Vous ne pourrez avoir le job qu’une fois votre
signature apposée au bas de chacune de ces pages.
Me prend-il pour une idiote ? Comment puis-je parapher
ce tas de feuilles sans même savoir à quoi je m’engage ? Je m’empare du
contrat. Puis, avec lenteur, j’en lis chaque point avec minutie. Je suis
consciente du regard de Lachlan qui me scrute avec impatience.
En découvrant les clauses du contrat, je reste médusée au
point d’en avoir la chair de poule.
— Mais… ce job… Qu’est-ce que c’est ? Un
poste au Scottish Parliament ?
Le présent accord de
confidentialité est conclu entre :
Madame Phèdre DUVAL
Et
Monsieur Lachlan O’CONNOR
Et
Les membres VVIP de The Unicorn
[…]
Phèdre Duval s’engage
à ne rien dévoiler de ce qu’elle pourra voir, entendre, sentir dans l’exercice
de ses fonctions au sein de l’Unicorn.
Lachlan O’Connor
s’engage à assurer la sécurité de Phèdre Duval, dans le cas d’une mésentente
entre Phèdre Duval et les membres VVIP.
Phèdre Duval n’est pas
autorisée à entrer dans le salon VVIP, sauf
sur demande expresse des membres VVIP et avec l’accord de Lachlan O’Connor.
Phèdre Duval n’est pas
autorisée à faire appel aux forces de l’ordre, sauf sur demande de Lachlan
O’Connor et des membres VVIP.
Phèdre Duval n’est pas
autorisée à prendre d’initiatives impliquant les corps médicaux, sauf sur
demande de Lachlan O’Connor et des membres VVIP.
Phèdre Duval est
soumise à l’autorité de Lachlan O’Connor et des membres VVIP et se doit d’obéir
à toutes injonctions de ces derniers.
Phèdre Duval ne dépend
que de Lachlan O’Connor au sein du staff de l’Unicorn.
Phèdre Duval n’est pas
autorisée à enquêter sur Lachlan O’Connor ou les membres VVIP.
[…]
Je reste hébétée devant cet accord. Au fil de ma lecture,
mes sourcils se sont haussés de plus en plus. Mais que croit cet
Irlandais ? The Unicorn
n’accueille pas des stars internationales, si ?
— Quel est ce club, au juste ? ajouté-je
sans pouvoir ravaler ma langue. Un Beggar’s
Benison
remis au goût du jour ?
Lachlan hausse un sourcil, sans doute surpris par ma
référence.
— Non, l’Unicorn n’est pas un club libertin, si telle est votre question, me
répond-il avec calme. Mon établissement est discret et bien sous tous rapports.
Pas de prostitution, de drogues, ou que sais-je encore. Si relations intimes il
doit y avoir entre mes clients, la pudeur est de mise sur ce point.
« Sur ce point », relevé-je malgré moi. L’Unicorn est un iceberg, et je suis convaincue
que ce Lachlan en protège la partie immergée.
La plus dangereuse.
— Je ne pense pas que votre accord de
confidentialité soit parfaitement conforme aux droits de l’homme, rétorqué-je,
et je ne suis pas une adepte de l’esclavage.
— Quelle rudesse.
— Allez-vous enfin me dire en quoi consiste le
travail que vous me proposez ?
L’Irlandais émet un petit rire de gorge et me tend un
deuxième contrat. Je me penche pour en découvrir la teneur.
Et traduis : « Femme de ménage. »
— Je m’amuse à chaque fois de la surprise des
étudiants d’EF Écosse lorsqu’ils découvrent le poste que je leur réserve,
ricane Lachlan devant mon air déconfit. Il faut dire que ces gamins nés avec
une cuillère en argent enfournée dans leur bouche au palais de luxe ne
s’attendent pas à devoir plonger les mains dans la cuvette des sanitaires.
— Est-ce pour cela qu’ils n’ont pas tenu plus
d’une semaine ?
L’Irlandais se rembrunit.
— Entre autres.
Il se lève, me signifiant ainsi son désir d’accélérer notre
entrevue. Je ne suis néanmoins pas décidée à signer quoi que ce soit.
— Monsieur O’Connor…
— Lachlan, me corrige-t-il.
— Lachlan, pouvez-vous au moins me dire quelle
est l’activité de votre établissement ?
— Je ne crois pas avoir saisi le sens de votre
question.
— Un tel accord de confidentialité, pour une
simple femme de ménage… Vous ne faites rien d’illégal, n’est-ce pas ?
L’Irlandais arque un sourcil.
— Si tel était le cas, je serais bien bête de
vous l’avouer. Vous n’avez encore rien signé, et ma confiance se trouve au bout
du stylo qui encrera votre nom au bas de ces pages.
Je ne bronche pas. Non, je ne signerai pas. Je trouverai un
autre job – avec l’aide d’EF. Cet endroit est étrange, louche. Je n’ai
pas fui le danger pour me plonger tête baissée dans un nouveau bourbier.
Lachlan soupire et s’appuie sur son bureau immaculé.
— Je suis l’un des rares employeurs à coopérer
avec EF Écosse. À proposer en outre un travail de nuit, solitaire, ne
nécessitant pas de compétence particulière, ni de lier des relations sociales.
Je ne vous demande que de faire briller les sols, de lustrer les cuivres et de récurer
les latrines. Un « bonsoir » en arrivant et un « bonne
journée » en partant, c’est tout. Balais, serpillières et détergents
seront vos principaux collègues de travail. Cet accord de confidentialité n’est
qu’une formalité. Vous ne voulez pas le signer ? Soit. Dans ce cas, nous
en avons terminé.
Je baisse les yeux sur les deux contrats devant moi.
Maintenant que Lachlan m’a promis tranquillité, solitude et salaire, j’hésite.
Je m’empare du stylo, mais le laisse suspendu au-dessus des pages.
Ce travail me permettrait de rester dans l’ombre sans jamais
me faire remarquer. Je suis d’un naturel consciencieux. Si je suis
scrupuleusement les consignes, il n’y a aucune raison pour que je me retrouve
dans une situation délicate.
Si EF Écosse collabore avec Lachlan O’Connor, c’est qu’ils
ont mené une enquête assidue sur l’Unicorn. Les activités de ce club sont
forcément légales.
N’est-ce pas ?
Nettoyer, lustrer, récurer : ce n’est pas bien
compliqué.
Je pose la mine du stylo sur la feuille qui scellera mon
sort pour les mois à venir.
Et une curieuse pensée me vient à l’esprit.
Si mon père avait été là, il ne m’aurait jamais laissé
faire.
Son visage m’apparaît, sévère et droit. Son regard aussi
bleu que le mien, impénétrable. D’un naturel autoritaire et dominant, il
prenait soin de notre famille sans jamais faiblir. Il m’a inculqué ses valeurs
et ses principes, m’a transmis une rigueur indispensable pour affronter la vie.
Pourtant, malgré son naturel méticuleux, il me répétait sans cesse de toujours
me fier à mon instinct.
Aujourd’hui, celui-ci me dicte la prudence, m’encourage à
prendre mes jambes à mon cou et à quitter cet endroit.
« C’est en sonnant la retraite d’une bataille perdue
d’avance que l’on gagne la guerre. » C’est ce que mon père m’aurait dit.
Je pince les lèvres. J’entends ces mots aussi clairement que
s’il se tenait à mes côtés.
Le ressentiment m’envahit alors. Un élan de colère et de
rancœur me broie l’estomac et m’obstrue la gorge.
D’un geste rageur, je signe le contrat qui me fait face.
Moi, je ne bats jamais en retraite. La guerre, je l’emporte
de front.
Lachlan arbore un air satisfait tandis qu’il range les
contrats signés.
— Bienvenue à bord, mademoiselle Duval.
Je n’arrive pas à croire ce que je viens de faire. Ai-je
vraiment pris une décision si importante pour faire payer un père qui n’est
même plus de ce monde, à la manière d’une adolescente rebelle ?
— Evy fait partie de l’équipe de jour, m’annonce
l’Irlandais. Elle est restée un peu plus longtemps pour vous faire visiter nos
locaux.
J’acquiesce, encore fébrile, bien que je tente de n’en rien
laisser paraître. Lachlan sourit et m’invite à sortir de son bureau par une
seconde porte, plus discrète, qu’il ouvre pour moi.
Les néons des vestiaires me piquent les yeux et je dois
ciller à de multiples reprises pour m’adapter à la luminosité. Trois murs sur
quatre sont couverts de casiers métalliques, mais la plupart sont ouverts et
vides. Le sol est carrelé et un peu glissant. Une légère vapeur réchauffe
l’endroit : des douches sont attenantes à la pièce.
Une jeune femme en sort justement, les cheveux humides et
les traits tirés. Blonde aux yeux noisette, elle arbore des plaques rouges sur
son cou et sur ses joues. Elle m’arrive à l’épaule, bien que je ne sois
moi-même pas très grande.
Elle pose sa trousse de toilette sur le banc central puis
roule sa serviette avant de me tendre la main. Je m’en saisis à
contrecœur : sa paume est encore moite après sa douche. Ses traits sont
sévères et peu engageants.
— Evy, je vous présente Phèdre Duval. Phèdre,
voici Evy. Elle travaille ici depuis plusieurs années et saura donc vous
présenter votre nouvel emploi à la perfection.
— Ed’, corrigé-je avec douceur. Pas Phèdre. Ravie
de vous rencontrer, Evy.
Ma nouvelle collègue se contente d’un mouvement du menton
pour me répondre. La visite risque d’être longue… Evy semble me mépriser et
n’avoir aucune envie de s’occuper de moi.
— Très bien, je laisse notre nouvelle recrue à vos
bons soins, Evy, lance mon nouveau patron. Vous me remettrez ses réponses au
test d’hygiène et de sécurité avant de partir ?
— Oui, bien sûr.
Lachlan pose une main sur mon épaule.
— Je vous vois demain ? s’enquiert-il.
— Sans faute.
— Parfait.
Il me décoche un clin d’œil puis quitte les lieux, me
laissant seule dans les vestiaires avec une femme qui préférerait sans doute me
tordre le cou plutôt que de m’apprendre son métier. Est-ce ma tête qui lui
déplaît à ce point ?
— Alors ? lâche-t-elle soudain. Tu es une
« un-jour » ou une « dix-jours » ?
— Pardon ?
Evy met les poings sur les hanches et me toise d’un œil
noir.
— Je voudrais savoir combien de temps tu comptes
rester bosser ici, histoire que je ne me décarcasse pas pour rien. Si tu restes
un jour, je me contente de te montrer où se trouve le coin
« pause-clope ». Si c’est dix jours, je t’enseigne les bases sans me
fouler.
— Je n’ai pas l’intention de démissionner ni de
me faire virer.
— C’est ce qu’ils disent tous. Et ils ne tiennent
jamais plus d’une semaine. Ces gosses de riches n’ont jamais mis la main à la
pâte ; ce qu’ils veulent, c’est faire la fête, tirer des Écossaises et
faire mine de suivre leurs cours. En repartant, ils sont incapables de tenir
une conversation en anglais.
— Ai-je vraiment l’air d’une fêtarde ? Ou
d’une fille facile ? Et je parle déjà anglais, vous pouvez le constater.
Tout de même, dix jours, ça ne fait pas beaucoup… Pourquoi tenaient-ils si peu
de temps ?
— Ils ne respectaient pas les règles…, murmure
Evy. Et ici, quand on ne respecte pas les règles, on en paie le prix.
Je frissonne à cette menace implicite. Ma nouvelle collègue
me détaille de haut en bas, mais je ne la sens pas convaincue.
— Si tu les respectes, tout devrait bien se
passer, admet-elle enfin.
Elle renifle avec dédain.
— On va commencer par la base : je vais te
faire remplir le questionnaire d’hygiène, de sécurité et de santé. Ensuite, on
verra pour le reste.
Je m’y applique de bonne grâce sur le banc humide, dans
l’atmosphère lourde des vestiaires. Evy m’explique chaque point et m’enseigne
la réglementation. Je ne peux pas nier qu’elle est très pédagogue et d’une
grande patience. Une fois que nous en avons terminé, elle s’éclipse quelques
instants pour déposer le questionnaire dans le bureau de Lachlan. Lorsqu’elle
revient, elle s’installe de nouveau sur le banc, à mon plus grand désarroi. Un
peu d’air frais me ferait du bien.
— Toi, tu fais partie de l’équipe de nuit, me
dit-elle. C’est le moins glamour. Le jour, je me contente de ranger,
dépoussiérer et nettoyer. Toi, tu vas devoir trimer en permanence et courir
après le temps. En gros, ton job, c’est de nettoyer la merde fraîche de nos
clients. Tu vas repasser dix fois dans le même couloir, récurer les chiottes
vingt fois dans la nuit s’il le faut, passer la serpillière sur le vomi de la
jolie nana qui fête son enterrement de vie de jeune fille… Bref, garder le club
propre et étincelant, même s’il est bondé. Tu vas surveiller les recoins,
attendre que les clients se barrent avant de te ramener avec ton balai et de
nettoyer derrière eux. L’Unicorn doit
être impeccable en permanence.
Elle lève un doigt, très sérieuse.
— Mais attention ! Tu ne devras jamais pénétrer dans l’aile Ouest.
— C’est là que se trouve le salon VVIP, c’est
ça ?
— Oui, et tu ne veux pas rencontrer ceux qui le
fréquentent… L’Ogre, par exemple.
L’Ogre ?
L’espace d’un instant, je me retrouve dans une forêt de
contes de fées, sur un pont gardé par l’un de ces monstres fantastiques.
Je dévisage Evy, perplexe.
— Dois-je aussi m’attendre à croiser un troll
dans les toilettes ?
Ma plaisanterie tombe à l’eau. Le visage de ma nouvelle
collègue se durcit un peu plus.
— Ce n’est pas amusant, m’assène-t-elle. Quoi qu’il
en soit, dépêchons-nous. Je dois récupérer mes gamins chez leur père.
Ainsi, c’est une mère de famille. Elle est pourtant à peine
plus âgée que moi. Je l’admire soudain.
— Tu fais, quoi ? Un petit 36 ?
Je mets quelques instants à comprendre qu’elle parle de ma
taille de vêtements. Je le lui confirme à mi-voix.
— Y’en a qui ont bien de la chance,
marmonne-t-elle en ouvrant un casier.
Elle en sort une blouse sous vide, qu’elle me tend.
— Ton uniforme. Mets-le avant qu’on démarre la
visite. Comme ça, je vérifie s’il te va.
Je m’exécute sans un mot. Evy a la délicatesse de détourner
les yeux pour ne pas m’embarrasser, mais j’éprouve tout de même le besoin de me
dissimuler derrière une porte de casier ouverte.
Je ne préfère pas prendre le risque qu’elle remarque mes
cicatrices et me demande d’où elles proviennent.
La blouse est noire, cintrée, et m’arrive au-dessus du
genou. Rien d’excentrique ni d’aguicheur. Les manches courtes ne gênent pas mes
mouvements. J’aime bien les broderies bleu électrique qui dessinent le logo de l’Unicorn
sur ma poitrine.
— Tu peux la porter avec un pantalon ou avec des
collants, comme tu préfères, m’indique Evy. Au niveau des chaussures, évite les
talons… Des tennis ou des ballerines feront l’affaire. Conseil pratique :
attache-toi les cheveux. Tu les as longs, ils vont te gêner.
J’acquiesce. Ces recommandations me semblent logiques.
— Garde l’uniforme, je vais te faire visiter. Si
tu sens que, finalement, la taille ne te convient pas, on reviendra ici en prendre
un autre.
Elle me fait signe de la suivre, et j’obtempère sans
protester, curieuse de découvrir les moindres recoins de l’Unicorn.
***
C’est sombre.
Voilà ce qui me vient à l’esprit en parcourant le dédale du
club. Les basses de la musique diffusée sur la piste de danse me parviennent à
peine tandis que je suis Evy dans la pénombre d’un couloir intimiste. Seule une
licorne en néon éclaire les lieux.
— Ici, tu as les toilettes des dames.
Ma collègue désigne deux portes battantes d’un noir ébène,
percées de hublots aux vitres en verre dépoli.
— Juste après, ce sont celles des hommes. Tu
devras veiller à la propreté de l’endroit. Je peux te garantir que les clients
ne t’y aideront pas. D’autant plus que, si leur vessie est pleine, leur foie
est prêt à craquer lui aussi. C’est rarement des flaques de bière que tu dois
nettoyer.
Elle tire une moue désolée avant d’ajouter :
— Il y en a parfois sur les murs.
Je réprime une grimace de dégoût.
Nous entrons dans les sanitaires pour dames. Leur décoration
très « feng shui » contraste avec l’ambiance extérieure. Le sol est
en faux parquet gris chiné, les vasques imitent la pierre, et un miroir s’étale
sur un pan de mur entier. Cet endroit pourrait apparaître dans un magazine de
décoration.
— Celles pour hommes sont pareilles, si ce n’est
qu’il y a des urinoirs. Je vais te montrer où sont rangés les produits
d’entretien. Tu te doutes bien qu’on n’utilise pas les mêmes pour récurer les
toilettes et le bureau du patron. Je…
Une sonnerie de portable coupe Evy au moment où nous quittons
les toilettes. Ma collègue sort son téléphone de sa poche et pince les lèvres
en découvrant le nom affiché.
— Le père de mes enfants… Désolée, il faut que je
prenne cet appel.
Je l’encourage d’un petit signe de tête et l’observe
s’éclipser vers les vestiaires. Consciente qu’elle allonge ses horaires de
travail pour me faire découvrir les lieux, je décide de continuer la visite
seule pour lui faire gagner du temps. Je découvre ainsi à l’étage supérieur une
immense mezzanine surplombant la piste de danse. Plus cosy, elle offre aux
clients plusieurs espaces où se reposer, boire en toute tranquillité ou se
retrouver autour d’une table. À la vue de plusieurs assiettes, vides pour la
plupart, je comprends que l’Unicorn propose
un service de restauration. J’en conclus qu’il y a des cuisines, que je n’ai
pas encore vues. Supposant que je vais être chargée de les nettoyer, je pars à
leur recherche.
Je redescends au rez-de-chaussée en évitant les clients déjà
ivres et les serveurs concentrés, puis manœuvre dans les couloirs en quête
d’une odeur de friture ou d’ordres vociférés. Je pousse une porte et m’enfonce
dans la pénombre. En plissant les yeux, j’aperçois un homme en costume –
un vigile ? – jeter un regard à sa montre, sortir une cigarette de
sa poche et s’éloigner sans me remarquer. Je me rappelle qu’Evy m’a parlé d’un
coin « pause-clope » : sans doute se trouve-t-elle au bas de
l’escalier que l’homme semble avoir emprunté.
Sans hésiter, je m’engage à mon tour dans les marches.
La rambarde sent les arômes boisés de la forêt. Je caresse
du bout des doigts le rameau qui y est sculpté.
Plus je descends, plus une odeur de cigarette se fait
perceptible, mêlée à des fragrances de bière. Une fois en bas des marches,
j’entends des éclats de voix, des rires et quelques bribes de cornemuse. La
luminosité du couloir m’agresse la rétine : ici, les lumières sont chaudes
et vives. L’ambiance est bien plus conviviale qu’au rez-de-chaussée.
Tandis que je m’avance en direction de ce que je suppose
être la salle de repos du staff, je croise de nombreux tartans accrochés au
mur. Des verts, des bleus, des rouges… J’admire les tissus aux motifs
quadrillés et finis par m’arrêter devant un blason sous cadre. Je reconnais
l’emblème écossais, mais je fronce les sourcils.
Deux licornes ceignent les armoiries du pays.
Or, si mes souvenirs sont bons, l’une d’entre elles devrait
laisser sa place à un lion, symbole de l’Angleterre, comme me l’a expliqué Sean
Bain dans ses efforts pour me faire découvrir la culture écossaise.
Curieux.
Je hausse les épaules et poursuis mon chemin. En passant
devant une porte – les sanitaires, je suppose – je suis soudain
frappée par les bruits qui s’en échappent.
Une nouvelle fois, je m’arrête.
Les sons que je perçois sont reconnaissables entre
tous : ce sont ceux de baisers échangés, de murmures susurrés. Je me sens
gênée d’avoir surpris ce bref échange intime. Je m’apprête à tourner les
talons, mais la porte s’ouvre. Je me retrouve face à un couple aux peaux encore
moites et aux cheveux défaits. Leurs sourires ne mentent pas. Ils sont
satisfaits, repus.
Mais leurs traits épanouis s’affaissent en me découvrant.
La fille est brune, très belle. Ses yeux verts
s’écarquillent et ses joues s’empourprent. Elle tire sur sa minijupe et recule
derrière son compagnon. Je me sens tressaillir lorsque la surprise de ce
dernier se dissipe et se mue en une colère noire. D’instinct, je fais un pas en
arrière.
— Retourne avec les autres, ordonne l’homme, d’un
ton brutal, à sa compagne.
— Mais elle nous a vus…, geint la fille.
— Je m’en occupe. Va.
— Dyclan…
— Fais ce que je te dis !
Je sursaute, la fille aussi. Elle finit par obéir et détale,
épaules rentrées, me laissant seule avec ce Dyclan.
Qui ne porte pas l’uniforme du club.
Je me retrouve brusquement plaquée contre un mur, sous un
tartan vert et rouge qui me chatouille le haut du crâne. Dyclan a empoigné la
manche de mon uniforme et darde sur moi un œil meurtrier.
Les souvenirs explosent en moi, me vrillant l’estomac. La
nausée me gagne. Je serre les dents, pince les lèvres pour ne pas vomir sur les
chaussures de l’homme qui me fait face.
La peur vient ensuite. Elle rugit dans mes oreilles,
tambourine à mes tempes et fouette mon cœur.
Je dois me rappeler ce que j’ai appris. Un coup de genou,
là, entre ses jambes. Lui tordre le bras, donner un coup de coude dans le creux
du sien.
Agir.
Réagir.
J’ai peur.
Papa, j’ai peur.
Ma voix d’enfant résonne dans mon esprit anesthésié.
— Qu’as-tu vu ? me crache Dyclan.
Réponds-moi ! Qu’est-ce que tu as vu ?
— Rien, je le jure ! glapis-je d’une voix
étranglée.
— Tu as intérêt à garder ta langue, ou je te la
couperai.
Ses yeux s’étrécissent. Mes poils se dressent.
Papa, il me fait peur.
Des larmes perlent au coin de mes yeux. Je les ravale à la
force de ma volonté. De ma hargne.
— Je n’ai rien vu, répété-je, plus assurée.
Absolument rien.
Ses doigts s’emparent cette fois de ma gorge. J’entoure son
poignet de mes deux mains. La terreur me tétanise.
Je sais comment réagir : je ne dois pas bouger. Il ne
veut jamais que je bouge. Sinon, il me frappe. Me bat.
Me laisser faire. Attendre qu’il ait terminé.
Je ferme les yeux. Mes muscles se relâchent, comme ils en
ont l’habitude. Comme autrefois. Je lâche son poignet. Mes bras retombent,
inertes, le long de mon corps.
Papa, où es-tu ?
Tu ne viens pas.
Papa, j’ai peur.
Un sifflement retentit soudain. Bref, strident, incisif. Il
me fait revenir dans le présent. J’ouvre les paupières au moment où les doigts
quittent ma gorge.
Mais ce n’est pas Dyclan que je vois en ouvrant les yeux.
C’est un autre homme. Dont les cheveux acajou, ébouriffés, jouent avec la
lumière dorée du couloir.
Je détaille l’homme qui me fait face. Ses mèches cuivrées tombent
sur son front haut, royal. Son nez, droit, aquilin, me rappelle le mien
lorsqu’il se fronce. Son visage ciselé acère ses traits durs, poncés à même la
sévérité, l’autorité. Les responsabilités. Lui aussi m’observe, de ses yeux qui
semblent d’or liquide. Jamais je n’ai croisé un regard aussi perçant. Mais ses
iris ont beau paraître faits de métal chaud, ils ne dégagent que de la
froideur. Il n’y a pas de pitié dans ces prunelles.
L’homme a les bras croisés. Le tissu de sa chemise est tendu
sur ses muscles arrondis. Les manches retroussées laissent apparente sa peau
nervurée. Sa large poitrine se gonfle au rythme de sa respiration impatiente.
Agacée ? Bien campé sur ses longues jambes, il me domine de sa haute
stature. Quel âge a-t-il ? Je miserais sur une trentaine d’années.
— J’espère que tu as une bonne raison pour
molester une femme, Dyclan.
Les poils de mes bras et de ma nuque se hérissent lorsque
j’entends sa voix au timbre de cathédrale. Impérieux, sec. Puissant. Quant à
son accent, je n’en avais jamais entendu de si prononcé. À croire que le
gaélique est sa langue courante et que parler anglais lui coûte. Même mon père,
pourtant Écossais pure souche, était plus doux dans sa prononciation.
Dyclan désigne l’uniforme que je porte.
— Elle n’a rien à faire là, lâche-t-il.
Encore choquée par sa brutalité d’il y a quelques instants,
je reste muette. J’aurais pu chercher du secours auprès du nouvel arrivant,
mais je sais, je sens, qu’il ne me l’apportera pas.
Il n’est pas intervenu pour m’aider.
Mais pour recadrer.
— En effet, admet l’inconnu, les yeux fixés sur
la licorne brodée sur ma poitrine.
Il décroise les bras, fourre les mains dans les poches de
son jean, puis hausse les épaules.
— Fais-en ce que tu veux. Elle n’est pas dans son
droit.
Et il tourne les talons et me laisse à la merci de Dyclan.
— At… Attendez ! parviens-je à articuler. Ne
me laissez pas, s’il vous plaît !
Je me décolle du mur et me précipite en direction de l’inconnu.
Je ne veux pas souffrir. Pas encore.
Mais l’homme ne se retourne pas lorsque je l’appelle. Il
m’ignore.
L’indifférence.
Je la hais.
Elle et le silence. Celui que l’on garde pour ne pas avoir
d’ennuis. Celui du déni. De la couardise.
Je tangue dans ma course. Je sais que Dyclan ne me suit pas,
mais je suis terrorisée malgré tout. Je trébuche, me rattrape. Arrivée à la
hauteur de l’inconnu sans pitié, je ne réfléchis pas. Je lui agrippe le bras et
plante mes ongles dans sa peau. Je sens son bras puissant se gainer pour
supporter mon poids.
Avec lenteur, l’homme abaisse le regard sur moi.
— Quoi ? lâche-t-il, atone.
— Je…
Je dois me reprendre. Retrouver de l’assurance.
L’homme me force à le lâcher, dans un geste brusque qui me
déstabilise. Je me réceptionne avec maladresse.
— Elle n’a rien vu, intervient Dyclan.
— Shut yer
geggie ! ordonne l’autre.
Je sursaute.
— Un peu de dignité, femme, éructe-t-il d’un ton
venimeux.
Il m’empoigne par le col, à l’arrière de ma nuque, et me
remet sur pied d’un seul bras.
— Il n’y a pas de doute, tu es bien une Frangach pour te soumettre avec une
telle facilité, assène-t-il.
Je ne sais quoi répondre. De dignité, je n’en ai plus.
Depuis longtemps. Il ne me reste que la colère, que je sens poindre au creux de
mon estomac. Je fixe l’inconnu droit dans les yeux, bien que je sache que c’est
une terrible erreur. On ne provoque pas un chien enragé de la sorte… ou il vous
saute à la gorge.
Je vois une ombre traverser ses prunelles.
— Depuis combien de temps travailles-tu
ici ?
Je cille, confuse, mais refuse de lui répondre.
— Nous nous sommes déjà rencontrés ?
Il doute. Je le vois. Pourtant, si j’avais croisé un tel
homme, avec un regard ambré si singulier, je m’en souviendrais. Il semble
sortir tout droit des contes écossais ou des Highlands d’autrefois.
— Tu me sembles familière.
Je secoue la tête.
— Jamais.
Il continue à me dévisager, méfiant. Il saisit mon menton
entre ses doigts et commence à tourner mon visage, comme il examinerait du
bétail. Il semble contrarié… perdu ?
Je finis, enfin, par réagir. Ma main claque sur la sienne
pour l’éloigner.
J’entends le souffle de Dyclan se couper net. Pourtant, il
est à plusieurs mètres de nous. L’inconnu reste figé, sa main suspendue près de
ma joue. Il me scrute et, soudain, son visage se fend d’un sourire torve.
Des frissons me gagnent.
— Comment oses-tu ! vocifère Dyclan.
Il nous rejoint à grandes enjambées. Son bras se lève, prêt
à… quoi ? Me gifler ?
Il va me gifler.
Comme une petite fille.
Je me recroqueville, appréhendant le choc.
Mais l’inconnu bloque le bras de Dyclan avant qu’il ne
frappe.
— Is toil
leam e.
Dyclan s’écarte aussitôt et baisse les yeux.
Pourtant, je ne me sens pas rassurée. Je n’ai pas compris un
traître mot de ce que l’inconnu a dit, mais un pressentiment éclot dans un
recoin de ma tête.
Une guerre.
Juste entre l’inconnu et moi.
Le chasseur et sa proie.
Ses yeux de prédateur glissent sur moi, tels des lions
devant une biche estropiée.
— Phèdre !
Je hoquette à mon nom et cherche du regard Lachlan, dont
j’ai reconnu la voix. Je l’aperçois en bas des marches. Derrière lui, Evy,
essoufflée. Lorsqu’elle découvre l’inconnu, ses traits se décomposent.
— Good
Lord…, gémit-elle.
Mon épaule est endolorie. Evy ne veut pas me la lâcher
tandis qu’elle me hurle dessus. Elle me secoue, ses doigts plantés jusqu’à
l’os. Je serre les dents.
Nous sommes remontées toutes les deux au rez-de-chaussée.
Lachlan est resté au sous-sol avec Dyclan et l’inconnu. Il ne m’a même pas jeté
un seul regard.
— Je t’avais dit de ne pas aller dans la zone
VVIP ! me vilipende Evy. Qu’as-tu fait, malheureuse ?
— Je ne savais p…
— Bien sûr que tu savais ! Je te l’ai
répété, le boss aussi !
Je me tais. Depuis qu’elle a commencé à s’égosiller, j’ai
compris qu’elle ne me laisserait pas me défendre. Comment aurais-je pu savoir
que la zone VVIP se trouvait au sous-sol ? Il fallait m’en dire plus. Sans
compter que le vigile censé contrôler les entrées était parti fumer sa clope au
lieu de faire son travail…
— Evy, ça suffit, ordonne Lachlan, qui vient
d’apparaître en haut des marches. Phèdre ne savait pas. Tu étais responsable
d’elle.
— Elle n’avait pas à fouiner.
— Que faisais-tu ? Tu étais censée rester
avec elle.
Ma collègue se renfrogne.
— Tes problèmes familiaux ne doivent pas influer
sur ton travail, assène l’Irlandais. Rentre chez toi.
— Je… Non ! interviens-je. Ne la renvoyez
pas.
Lachlan hausse les sourcils.
— Ce n’est pas mon intention.
Je suis soulagée. Je m’en serais voulu si Evy avait été
licenciée.
— Je suis vraiment désolée, ajouté-je, je ne
voulais pas vous attirer d’ennuis.
— Je n’en ai pas, me répond Lachlan. Mais toi,
si.
J’écarquille les yeux.
— Tu n’as pas à t’en faire, me rassure-t-il. Tu
as signé un contrat. Tu l’as enfreint, mais c’était par ignorance. Et je me dois
de te protéger en cas de conflit entre toi et l’un des membres VVIP.
— De conflit ? J’ai juste repoussé la main
de cet homme. Et c’est ce Dyclan qui m’a agressée.
— Sauf que cet homme est l’un de nos plus
prestigieux clients.
— Qui est-il, au juste ? Qu’est-ce qu’il me
veut ? Me faire renvoyer ?
— Tu ne dois pas poser de questions ! s’emporte
Evy.
Mais Lachlan lui intime le silence en levant la main. Elle
soupire.
— L’identité de cet homme n’est pas la question. Tu
t’es rendue là où tu n’aurais pas dû mettre les pieds, comme tous les étudiants
précédents l’ont fait avant toi. Tous n’ont néanmoins pas eu la chance que je
puisse intervenir.
Je fronce les sourcils.
— Ils ont tous enfreint le contrat ? Que
leur est-il arrivé ?
— La curiosité est un vilain défaut.
Je secoue la tête, abasourdie et de plus en plus exaspérée.
— Qui est cet homme ? répété-je.
— Caleb MacCoy. Ou « l’Ogre », comme
certains se plaisent à me surnommer.
Je tressaille et tourne la tête. L’inconnu – qui n’en
est plus un – est appuyé à la rambarde de l’escalier. Je ne m’attendais
pas à le revoir aussi vite.
— Poursuivez, je vous en prie. Ne faites pas
attention à moi, ajoute-t-il avec un sourire mutin.
Je le foudroie du regard, mon aplomb reprenant l’ascendant
sur ma prudence.
— Je n’enfreins pas le contrat, n’est-ce
pas ? demande-t-il, l’air innocent. Elle ne devrait pas craindre le fouet.
— Le fouet ? m’étranglé-je.
Il éclate de rire. Un rire clair, extravagant. Qui attise ma
colère.
— MacCoy, grogne Lachlan. La situation est déjà
assez compliquée comme ça.
— Tu la compliques. Pas moi.
Caleb reporte son attention sur moi.
— « Phèdre », articule-t-il. Ce prénom
sonne presque gaélique.
— C’est grec. Vous le sauriez si vous aviez un
minimum de culture.
Evy manque de s’étouffer. Caleb grimace, me concédant ma
victoire de bonne guerre.
— Mieux vaut que tu retournes en bas, MacCoy,
lâche Lachlan.
Sans tenir compte de l’intervention de l’Irlandais, il
quitte sa rambarde et s’approche de moi. Je me tends, sur le qui-vive. Mes
nerfs sont à fleur de peau.
Contiens-toi, Ed’. Tu
ne dois pas envenimer la situation.
Lachlan me tire derrière lui.
— Ce n’est pas un jouet.
Je reste hébétée. Un jouet ?
— Phèdre, ajoute l’Irlandais, il te laissera
tranquille si tu t’excuses ou…
— Quoi ? Pour quelle faute ?
— …ou si tu lui dis la vérité.
— La vérité sur quoi ?
— Dyclan, répond Caleb à la place de Lachlan.
Le malaise me gagne.
— Je ne comprends pas.
Les lèvres de Caleb s’étirent en un rictus. Il croise les
bras et me domine de toute sa hauteur. Je suis heureuse d’être en partie
dissimulée par l’épaule de mon patron, car il est impressionnant. Intimidant.
Je déglutis. Le regrette aussitôt. J’ai l’impression que
tout le club peut sentir ma peur.
— Je pense que si, rétorque MacCoy. Pour quelle
raison l’un de mes hommes s’en est-il pris à toi ? Ta simple présence dans
le sous-sol ne le justifie pas. Tu n’es pas la première ni la dernière à t’y
égarer.
Je me raidis. J’ai vu ce que je n’aurais pas dû voir, je le
sais. Mais de là à s’en prendre à moi de la sorte ? Dyclan a eu tort de
réagir ainsi. Si j’écoutais ma rancœur et les restes de la terreur que j’ai
ressentie, sans doute me vengerais-je en avouant tout : je l’ai surpris
avec une femme dans les toilettes du salon VVIP. Je saurais même décrire trait
pour trait la fille.
Et lui attirerais à elle aussi des ennuis.
Je me remémore ses grands yeux humides, terrifiés.
L’appréhension sur son visage défait. Les coups d’œil qu’elle a jetés derrière
elle dans sa fuite. Elle ne me voulait pas de mal. Juste mon silence.
Elle ne m’a rien fait.
Je suis consciente que, si je dénonce Dyclan, son amante
aura des problèmes elle aussi.
Le regard de MacCoy n’est plus qu’un dard froid, perçant,
qui me glace d’effroi. Il attend ma réponse. Pour sévir.
Je ne souhaite pas non plus m’excuser. Je n’ai commis aucune
erreur. Je me suis juste trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment, et je
me suis défendue quand MacCoy s’est permis de me traiter comme une jument que
l’on examine sous toutes les coutures.
Cependant, en emménageant ici, à Édimbourg, je voulais
éviter de me faire remarquer. Je veux que l’on m’oublie. Ne pas exister. Être
l’ombre des ombres.
Parce que me côtoyer, c’est se mettre en danger… Autant que
moi.
Alors je déclare mécaniquement :
— Je suis désolée, monsieur MacCoy. Je n’aurais
pas dû repousser votre main ni me retrouver dans le couloir qui vous est
réservé, à vous ainsi qu’aux autres membres VVIP.
Ma langue râpe sur mon palais. J’ai la gorge sèche, et
avaler de l’acide m’aurait été plus agréable que prononcer ses paroles.
Caleb se rembrunit. Il reste silencieux.
— Satisfait, MacCoy ? lance Lachlan. Elle
s’est excusée.
Je m’attends à ce que Caleb réplique, s’agace, se mette à
hurler… Mais il reste calme. Il m’observe avec une grande attention, un pli
soucieux entre les sourcils. Je crois soudain voir son regard s’adoucir,
devenir plus tendre.
— Tu sais ce que je dis souvent, l’Irlandais,
lâche-t-il enfin. C’est en sonnant la retraite d’une bataille perdue d’avance
que l’on gagne la guerre.
Sortant de sa bouche, le vieil adage de mon père me percute
de plein fouet.
Je n’aurais jamais cru me sentir aussi soulagée de passer le
pas de la porte des Bain.
Il est plus de minuit. Aussi silencieuse que possible, je me
glisse dans le vestibule. Elia a laissé allumée une petite lampe pour moi. Ne
connaissant pas assez les lieux pour me repérer dans la pénombre, j’apprécie
cette petite attention. Je grimpe à l’étage, les jambes lourdes. Je ressens ma
fatigue dans mes mollets, mes chevilles et mes épaules. Ma nuque n’y échappe
pas non plus. La journée a été longue…
Lorsque je retrouve ma petite chambre, je retire mon
chandail après avoir jeté mon sac sur le lit. Tout en me déchaussant, je
récupère un legging ainsi qu’un pull fin et très long, puis file dans la salle
de bains. Je croise les doigts pour ne réveiller personne en me douchant. Je me
glisse sous le jet d’une eau si brûlante que j’ai l’impression que chaque
cellule de ma peau se consume. Le temps s’arrête, plus rien n’existe. Je dois
cependant fermer les écoutilles de mon cerveau félon pour l’empêcher de broyer
du noir.
De ressasser les souvenirs. De vieux souvenirs.
Lorsque ma peau devient insensible à la température de
l’eau, je l’augmente encore.
Elle ne doit pas être froide. Jamais.
Je n’aime pas les endroits aussi étroits. Je me concentre
pour respirer avec lenteur et m’assieds dans la douche. J’étends mes jambes
autant que me le permet la cabine et ferme les yeux. L’eau qui se déverse sur
moi me maintient dans le présent. Je force mes membres à se détendre et, par
intermittence, j’inspire en gonflant mon ventre puis expire tout en douceur.
Quand mes membres sont gourds, paupières mi-closes, je lave mes boucles d’un
geste mécanique, puis mon corps. Je ne m’attarde pas ; il ne faut pas. Je
sors de la douche et m’enroule dans une serviette. D’une main, je nettoie la
buée sur le miroir pour me démaquiller. Elia ne sera pas ravie des traces que
je vais laisser… Une mauvaise habitude que j’ai.
J’ôte la serviette éponge et me passe de la crème
hydratante. Mes doigts glissent sur mes cicatrices.
Sous ma troisième côte gauche. Coup de couteau.
Juste au-dessus de mon sein droit. Brûlures de cigarette.
Trois.
Dans le creux de mes cuisses. Zébrures du fouet. Cinq.
Au niveau de ma hanche. Coup de cutter. Il avait perdu sa dague.
Dans mon dos, d’autres marques. D’un martinet, cette fois.
Son préféré. Celui avec les clous.
Les plaies refermées, bien plus petites et discrètes, je ne
les compte pas. Elles sont pourtant bien là. Omniprésentes dans ma chair et
dans mon âme. Imprimées jusqu’à l’os. Ancrées dans mes tripes.
Je termine, comme toujours, au creux de mes seins. Je suis
de l’index la ligne solitaire qui forme une lettre.
Un « C ».
Il a mis du temps
à me marquer. Il voulait que ce soit
propre, lisse, impeccable. Pour que je n’oublie pas. Jamais. Comme si c’était
possible pour mon esprit brisé… Même si ma mémoire s’effaçait, disait-il, je
verrais cette lettre et je m’interrogerais, me poserais des questions. Je
reformerais le puzzle et replongerais dans l’horreur.
Je m’appuie contre le lavabo. Ma poitrine se comprime, mon
cœur bat plus vite. Signe annonciateur d’une crise. Les mains tremblantes, je
m’empresse d’ouvrir ma trousse de toilette en quête de mes comprimés.
Inspire. Expire.
Gonfle ton ventre.
Relâche.
Détends-toi.
C’est trop tard.
Le passé déferle sur moi, réduisant à néant mes faibles
remparts.
— Mais
pourquoi vous faites ça ! Je veux ma maman ! Papa ! Papa, où est
mon papa !
— Shht, sweety… Shht…
— Vous me
faites mal ! Papa ! Papa ! Non, non, NON !
Les échos de mes cris me vrillent le crâne.
Ce sont les hurlements d’une petite fille terrorisée, qui a
mal. Si mal, lorsque le mégot s’écrase sur sa peau. Qui s’horrifie de l’odeur
qui agresse ses narines. Et personne ne vient. Personne ne l’aide.
— Je suis
désolée ! Je vous le jure, je ne ferai plus de bêtises ! Ne me frappez pas ! Papa, papa !
— You know what happens if ya’ resist me!
— Je ne
voulais pas ! Non ! Non ! Pitié ! Papa ! PAPA !
Je me bouche les oreilles au claquement du fouet. Mes dents
crissent les unes contre les autres, m’endolorissent la mâchoire.
Mes joues humides me rappellent à l’ordre. Je dois me
reprendre avant de m’effondrer.
Mais je ne trouve pas ces foutus médicaments.
En panique, je déverse tout le contenu de ma trousse de
toilette dans le lavabo.
Je sens que j’étouffe. Ma poitrine me fait mal.
Secouée de tremblements, je plisse les yeux pour repérer mon
anxiolytique. Ma vision est floue. Enfin, je reconnais le contenant à sa forme.
Je pousse un hoquet soulagé et verse quelques comprimés dans ma paume. Je les
gobe sans verre d’eau. Heureusement, ils agissent vite. Mon corps se remet de
sa crise, mon esprit s’apaise dans mon crâne et redevient mon allié.
Je m’effondre à genoux, soudain frigorifiée. Mes
tremblements ne se sont pas encore calmés. Je plaque mes poings contre ma
poitrine et me recroqueville contre le lavabo. Comme une petite fille.
J’avais pourtant réussi à contrôler mes crises d’angoisse,
mes spasmes. À les dominer. Mais aujourd’hui, mes défenses ont été affaiblies.
Et je sais par qui.
C’est en sonnant la
retraite d’une bataille perdue d’avance que l’on gagne la guerre.
Caleb MacCoy.