Prologue

Les faibles éclairages de la rue percent à peine la pénombre à travers les persiennes de la chambre. Le motel est plongé dans le calme, plus aucun bruit ne résonne dans les couloirs. Seule la respiration de la jeune femme perturbe le silence ambiant. Elle frémit aux rares gazouillis de son enfant, sagement endormi près d’elle. Ses boucles noires s’étalent sur l’oreiller, ses lèvres s’incurvent en un sourire satisfait. Elle a fini par s’endormir, malgré son angoisse d’être si loin de chez elle. Mais c’est une étape, une parmi tant d’autres. Elle est en sécurité, ici. Son bébé aussi.

Parfois, les phares des voitures passant dans la rue éclairent un peu plus la pièce si calme.

Les vagissements de son enfant la réveillent avant le premier coup qu’on lui porte en plein visage. Elle tente de rester éveillée, son instinct activant ses réflexes les plus primaires. Analyser, d’abord, comprendre, puis agir. Mais tout se brouille dans sa tête. Et les cris… les cris de son enfant l’assourdissent autant qu’ils l’animent d’une force insoupçonnée. Elle repère les corps inertes de ses hommes sur le pas de la porte ouverte, le sang qui coagule sur le tapis miteux. Elle les ignore. Tout ce qu’elle perçoit à cet instant, ce sont ces intrus autour de son lit, dont l’un qui soulève le petit corps revêtu de son pyjama tout doux. Son sang, sa vie, la chair de sa chair. Sa raison de vivre.

Telle une lionne, la jeune femme bondit, ivre de rage, ivre d’amour. Ses ongles griffent, ses dents mordent, ses poings s’abattent. Personne n’est là pour l’aider ; personne ne répond à ses appels désespérés. Ses gardiens sont morts, devant sa porte qu’ils défendaient. Elle réussit à récupérer son enfant, tente de s’enfuir, mais on l’en empêche. Combien sont-ils ? Trop nombreux pour elle seule. L’un l’a saisie au bras, l’autre à la gorge. Ses râles se transforment en pleurs déchirants quand on lui arrache son bébé. Elle a beau se débattre, hurler, redoubler d’ardeur, elle est impuissante. Les ombres défilent autour d’elle. Elle se débat encore, brise la nuque de l’homme qui lui maintient le bras, avant de mordre la main qui l’agrippe toujours. On la cogne, on essaie de l’étourdir, de lui arracher la vie. Elle ne lâche rien. Elle serait prête à soulever des montagnes s’il le fallait.

On l’a trahie.

On lui vole son enfant, son Xander, la prunelle de ses yeux.

Et elle n’y peut rien. Elle est trop faible.

Alors qu’elle est plaquée au sol, une lame près de sa gorge, elle fixe les silhouettes qui disparaissent avec son bébé. Ses larmes l’empêchent d’apercevoir une dernière fois le visage de son fils. Elle va mourir, elle ne pourra pas le sauver. Elle hurle encore, ses yeux d’acier luisant dans la pénombre. Deux puits de rage, de haine et de terreur. Toute son âme se projette à la suite de son enfant qu’on lui ravit. Elle distingue à peine ses alliés qui arrivent bien trop tard pour la secourir. Des éclairs aux tartans rouges, et turquoise. Des MacCoy, et des MacLeod. Des flashs qui écartent la lame de sa carotide, punissent, la sauvent, elle, sans le sauver, lui. Elle n’entend plus les râles guerriers autour d’elle, les impacts de poing contre chair. Elle est face à sa propre douleur.

Elle n’entend que ses propres lamentations. Ses cris dans la nuit.

Les bras autour d’elle comme si elle pouvait encore sentir la chaleur de son bébé contre son cœur.

Chapitre 1

Annabelle

Annabelle
Luceo non uro1

Nora me fait mal, mais je ne dis rien. Elle prend garde à ne pas trop tirer sur mes cheveux d’habitude ; je crois qu’elle est nerveuse. J’aperçois son reflet dans le miroir, en face de moi. Son regard se perd dans mes mèches blondes tandis qu’elle démêle à coups de brosse les nœuds qui s’y sont formés durant la journée. Quand elle relève les yeux, je tente un sourire. Elle y répond, mal à l’aise, avant de se concentrer de nouveau sur sa tâche.

Emily – la camériste, comme aime la surnommer ma mère – revient pour la troisième fois avec une nouvelle robe. Nora n’y prête pas attention, maintenant affairée à tresser ma chevelure pour confectionner un chignon sophistiqué. Emily me présente la pièce, belle en effet, mais dénuée d’attrait pour moi : un jupon fait de soie et de tulle, surmonté d’un bustier de perles et de dentelles. Je préférais la première, mais ce n’est pas à moi de décider.

– Non, tranche une voix dans notre dos. Cherchez encore.

Emily baisse la tête et repart. Je ravale un soupir, au risque de m’attirer les foudres de lady Grace, ma mère, plantée près de la fenêtre de ma chambre. Ses prunelles glaciales observent le moindre mouvement de Nora, attentive à l’impair qu’elle pourrait commettre.

« Tout doit être parfait », ne cesse-t-elle de répéter.

Je ne suis qu’un objet à lustrer pour qu’il brille au mieux lors de la réception de ce soir. Ces tergiversations concernant les robes risquent néanmoins de nous mettre en retard : tant que la tenue n’a pas été choisie, Nora devra attendre pour s’occuper de mon maquillage. L’heure file à toute vitesse, et je commence à avoir mal au dos à force de rester assise la plus droite possible pour ne pas contrarier mère.

Je repousse une mèche qui m’aveugle ; Nora l’a déplacée pour faciliter la coiffure. Aussitôt, une main froide saisit la mienne. Je me raidis jusqu’à ne plus bouger pendant que mère inspecte mes doigts.

– Qu’est-ce que ceci ? gronde-t-elle.

J’ose un regard vers l’objet de sa contrariété. Mon ongle court me nargue entre ses serres manucurées.

– Combien de fois vous ai-je dit de prendre garde à vos mains ? me fustige-t-elle d’un ton tranchant.

– Pardonnez-moi, murmuré-je machinalement.

– Vous ronger les ongles est une tare ! Seuls les enfants se laissent aller à un tel manque d’autodiscipline.

Je me mords la langue pour conserver une expression neutre et oblige mes sourcils à ne pas se froncer. Mère est capable de détecter la moindre des émotions que je laisse filtrer et de me les faire payer si elles lui déplaisent.

– Vous auriez dû vous abstenir, cingle-t-elle. Nora, rattrapez cette horreur.

– Oui, madame.

Ma gouvernante n’échange aucun regard avec moi, mais je sens sa main presser discrètement mon épaule pour m’apporter un peu de réconfort. Elle était présente lorsque mon ongle s’est cassé quand j’ai tenté de rattraper mon cahier de gammes tombé du piano. J’ai manqué de pleurer, entendant déjà mère me sermonner et me reprocher ma maladresse.

Sur ce, Emily revient, avec une robe somptueuse mais que je devine très inconfortable.

– Elle me paraît correcte, décrète mère. Essayez-la, Annabelle.

Je me remets debout ; mon dos craque. Je prie pour que lady Grace ne l’ait pas entendu, puis retire mon peignoir sous lequel je ne porte que des sous-vêtements ainsi qu’une gaine qui part de mes cuisses et s’arrête au niveau de mes seins. Nora pose épingles et peigne pour aider Emily à m’habiller. Le bustier, très serré, me comprime la poitrine. Il gratte aussi. Les jupes tombent jusqu’au sol, ce qui va m’obliger à me déplacer en les relevant d’une main. Les tulles s’amoncellent, et les manches mi-tombantes, mi-bouffantes d’une élégante matière transparente gênent mes mouvements.

Une fois vêtue, je me tourne vers le miroir en pied près de ma coiffeuse pour détailler la robe. Là-dedans, j’ai l’air minuscule, maigre et fragile, en dépit de toutes les paillettes dorées, de la ceinture brodée et de la coupe très féminine. Au moins, le bleu roi du tissu, de la couleur du tartan de mon Clan, a le mérite de rehausser la blondeur de mes cheveux ainsi que de souligner mes yeux clairs.

– Elle est parfaite, susurre mère. La coupe est très bien aussi. Ajoutez des broches dorées, Nora, et passez au maquillage. Rien d’outrancier. Annabelle doit rester naturelle.

– Oui, madame.

Je me rassois et laisse Nora terminer de me préparer. Ceci fait, mère inspecte une dernière fois mon allure, vérifie le moindre ourlet, arrange des plis avant d’afficher, enfin, un air satisfait. Mains sur les hanches, elle me dit :

– Cette soirée est importante, vous le savez, n’est-ce pas ? Évitez de vous faire remarquer plus que nécessaire et accordez toute votre attention à nos invités d’honneur.

J’acquiesce, la pression écrasant mes épaules. C’est tout un cérémoniel à chaque fois…

Deux coups sont frappés à la porte. Mère autorise le nouveau venu à entrer. Mon angoisse s’atténue dès que je le reconnais : c’est mon frère, Elrik… Il me lance le sourire dont il a le secret : un coin des lèvres légèrement soulevé, une petite incurvation, et une fossette. J’ai la même. Il s’approche de moi, dépose un baiser sur ma tempe et me complimente à voix basse.

– Tu es ravissante, Nana.

Je le connais assez pour deviner la taquinerie cachée derrière la flatterie. Il se garde bien de se moquer des tulles et des paillettes devant notre mère mais il sait à quel point c’est désagréable pour moi de les porter. Je ne compte plus le nombre de fois où il s’est épuisé à épousseter mes jupes salies par la poussière lors de mes chutes, ni ses tentatives pour dissimuler mes genoux écorchés quand j’étais petite. Tout ça dans l’espoir de me préserver des reproches de mère…

– Que faites-vous ici, Elrik ? demande cette dernière. Ne devriez-vous pas être auprès du laird avec nos invités ?

– Je souhaitais accompagner moi-même Annabelle jusqu’à la salle de réception, madame.

– Inutile.

– J’insiste. Le laird l’a autorisé.

Lady MacKenzie plisse ses yeux si semblables aux miens, puis les pose sur le tartan de mon frère aîné. Elle ne peut jamais s’empêcher de vérifier que ses enfants sont irréprochables. N’ayant sans doute rien à redire, elle finit par hocher la tête pour donner son assentiment, puis s’éclipse sans un mot de plus pour mon frère et moi. Cela lui ressemble bien : aller droit à l’essentiel, sans s’attarder sur ce qui ne mérite pas plus ample considération.

Nora et Emily nous lancent des sourires avant de partir à leur tour. Maintenant que je suis seule avec Elrik, mon appréhension s’apaise.

– Ce n’est le temps que de quelques heures, me rassure-t-il.

– Cette mascarade dure depuis des mois, soupiré-je.

Il n’y a qu’auprès de lui que je me sens assez à l’aise pour aligner deux mots sans bégayer. Au rez-de-chaussée de notre château d’Eilean Donan, ce sera une autre histoire.

– Prends ton mal en patience, me conseille mon frère. Tout sera bientôt terminé, dès que le mariage sera officialisé. Cependant, tant que l’anneau n’est pas à ton doigt, nous devons poursuivre nos efforts.

Nous quittons la chambre. Je glisse mon bras sous le sien, soudain emplie de lassitude.

– Les fiançailles ont été prononcées il y a bientôt un an, rappelé-je.

Elrik prend un air contrit avant de me répondre :

– Les circonstances sont particulières, avec les conflits qui règnent entre les Clans.

– Les fiançailles ne durent jamais aussi longtemps.

– Je pourrais croire que tu es pressée, petite sœur…

Je détourne les yeux. S’il savait à quel point il se trompe… Je peine à supporter la pression sur mes épaules. Il a raison sur un seul point : tant que les vœux ne sont pas prononcés, rien n’est certain. Je dois continuer, encore et encore, à fournir les efforts indispensables jusqu’au jour J.

Je relève les jupes de ma robe tout en enviant le kilt de mon frère, bien plus pratique que ma propre tenue. Je jalouse surtout ses pantalons, mais je n’ai jamais eu le droit d’en porter. Mère les juge indignes d’une fille de laird… Je me demande bien à quoi je ressemblerais dans l’un d’eux ; c’est une pensée futile, mais qui me permet de me détourner de ce qui m’attend en bas.

Elrik pose sa large paume sur mes doigts enroulés autour de son bras.

– Tu n’as rien à craindre, Nana, me glisse-t-il. Je veillerai sur toi.

Est-ce que je réussis à lui sourire ? Je n’en suis pas sûre, au vu de son regard qui s’assombrit.

Depuis ce jour où Phèdre MacLeod m’a prise en otage pour s’évader d’Eilean Donan et où je me suis retrouvée blessée à la tête, Elrik est sous tension dès que je suis dans les parages ; et cela s’est encore accentué avec la mort de Harry, notre frère aîné. Il pense avoir échoué à me protéger, moi, sa petite sœur. Nous avons onze ans d’écart, mais il a tendance à se montrer parfois trop paternaliste. Je vais bientôt avoir vingt ans : pourtant, à ses yeux, j’ai l’impression d’être toujours une enfant, la prunelle de ses yeux. Je ne lui en veux pas : il est le seul à se soucier autant de moi, à me considérer vraiment. Je suis la plus jeune après lui ; c’est comme s’il était né avant moi pour me protéger, quoi qu’il arrive. Le temps qui passe et les nouvelles responsabilités qu’il doit endosser au fil des années ne viennent pas à bout de l’amour que nous nous portons l’un à l’autre. J’ai toute confiance en lui, comme en personne d’autre dans ce château.

Si je peine à croire aveuglément en ses discours rassurants, c’est parce que je sens qu’il est aussi inquiet que moi. Je m’efforce de me raisonner : il ne peut rien m’arriver de mal tant qu’il est là pour me protéger, tant que ma famille veille sur moi…

Les domestiques bourdonnent dans les couloirs alors que nous atteignons la salle de réception. Le brouhaha qui s’en échappe est déjà important, malgré les portes closes. Sous les portraits de nos ancêtres qui nous dévisagent, mes ongles se plantent dans le tissu de la chemise d’Elrik. Il me répète une fois de plus que tout ira bien. Je liste ce que j’ai à faire, ce que l’on attend de moi, exerce mes lèvres à étirer des sourires polis sans montrer mes dents et me remémore les astuces pour éviter de bégayer tandis que le commandement suprême de ma mère résonne en arrière-fond de mon esprit.

Sois belle dans ton silence.

Chapitre 2

Annabelle

Annabelle
Luceo non uro

La réception ne compte qu’une trentaine d’invités, mais elle bat déjà son plein quand Elrik et moi investissons la grande salle. Les domestiques et mère ont fait un beau travail pour rendre l’endroit intimiste et élégant sans faste. Ce n’est rien en comparaison des bals du duc d’Argyll, mais j’éprouve une petite fierté en découvrant le résultat : de la musique acoustique sort des enceintes accrochées aux murs, des chandeliers trônent au-dessus du buffet de petits fours, la lumière est tamisée, l’air est tiède et parfumé…

Il reste une demi-heure avant le dîner. Les invités parlent en petits groupes, verre à la main. Certains nous saluent de mouvements de tête en nous apercevant, Elrik et moi. Les robes de cocktail et les kilts forment un arc-en-ciel de couleurs ; je repère les tartans des MacCorley, des MacDougall et des Sutherland.

Mon frère nous conduit jusqu’au buffet où notre père, le laird Angus, est en pleine discussion. Lorsque je reconnais son interlocuteur, ma bouche s’assèche, et mes paumes deviennent moites.

Henry Campbell m’offre un sourire en coin, en partie dissimulé par sa barbe grise. Je m’incline en me rappelant mes bonnes manières et tends la main vers lui. Il la saisit entre ses doigts squelettiques et y dépose un baiser piquant.

– Quel plaisir de vous revoir, Annabelle, dit-il.

Je me retire de sa prise sans me départir de mon sourire de façade. Inutile de répondre, au risque de bafouiller.

Toujours sourire. C’est suffisant.

Aux épaules cambrées de père, je devine à quel point il est tendu. Qui ne le serait pas face au duc d’Argyll ? Mais si ce dernier est ici, alors…

– Bonsoir, Annabelle.

Je me retourne, et mon cœur s’éveille quelque peu de sa torpeur. Darren Campbell, mon fiancé, m’offre un verre de vin blanc. Il n’a pas oublié celui que je préfère… Je m’empare de la coupe, consciente de mon frère qui s’éloigne de quelques pas, et de mon père qui fait mine de reprendre sa discussion avec le duc. Darren glisse une main sous mon coude et m’entraîne plus à l’écart.

– Je suis très heureux de vous revoir, me confie-t-il à l’oreille. Combien de temps cela fait-il ? Un peu plus de deux mois ?

– Oui.

Il faisait encore doux, malgré l’approche de l’hiver. Darren regrettait qu’il ne neige pas alors que nous nous promenions aux abords d’Eilean Donan. Un sourire fleurit sur mes lèvres à ce souvenir, celui d’un moment délicieux, volé entre deux dîners de convenance.

– Comment allez-vous ? me questionne mon fiancé. Je n’ai pas pu vous appeler dernièrement, j’ai malheureusement été très occupé.

Bien sûr, l’absence de ses coups de téléphone m’a inquiétée. J’ai néanmoins conscience que Darren a besoin de travailler dur pour légitimer sa position au sein du Clan Campbell. Après la mort de son frère, Victor, il est devenu le nouveau marquis de Lorne. L’héritier. Je ne le connaissais que très peu jusqu’à son retour en Écosse, il y a quelques mois. Je craignais qu’il soit aussi dur et froid que son père ou Victor. Mais j’ai découvert en lui un jeune homme charmant, poli et souriant.

Ses doigts caressent les miens sous le couvert de son bras. J’inspire, réfléchis à ma réponse afin d’éviter de balbutier, puis déclare :

– Je vais bien. Il me tardait de vous revoir, moi aussi.

Darren paraît tout à fait satisfait, au vu de son sourire et de l’éclat dans son regard lapis-lazuli. Des stries pastel et pervenche parcourent ses iris, tout autour de ses pupilles. Un détail qui m’a séduite quand je l’ai remarqué l’été dernier.

Au cours de l’année qui vient de s’écouler, nous nous sommes vus autant de fois que son emploi du temps le lui a permis. Dès nos premières retrouvailles, où j’ai fait la connaissance d’un jeune homme bien éloigné de l’adolescent que j’avais déjà pu croiser, son incroyable regard ne m’a plus lâchée. Chaque mois, j’ai reçu plusieurs visites de sa part, et lorsqu’il était contraint à les espacer, Nora m’apportait en courant le téléphone pour que nous puissions discuter durant des heures. Enfin, « discuter » est peut-être un bien grand mot. Je l’écoutais surtout, peu avide de trahir le bégaiement qui me handicape. Je me satisfaisais d’entendre Darren s’étaler sur les bouleversements de sa vie, sur ses efforts pour se montrer à la hauteur des attentes de son père, sur sa redécouverte d’Inveraray, ses quelques voyages à travers le pays…

Notre premier baiser fut un baiser volé. Rapide, timide, entre deux couloirs du château. Il a été le premier d’une longue série, Darren se montrant toujours plus passionné, plus empressé. Et il y a trois mois, notre relation s’est encore renforcée.

Je sirote mon verre de vin, les joues échauffées, consciente du regard de mère posé sur moi. Elle se tient en retrait, aux côtés des femmes des lairds présents, somptueuse dans sa robe aux reflets cristallins. Une véritable reine. Si autoritaire, et à l’affût de mes erreurs.

Darren aura bientôt 26 ans, et mère souhaite que je réfléchisse d’ores et déjà au cadeau à lui offrir pour son anniversaire. Je n’ai pas spécialement d’idées ; à vrai dire, nous partageons peu de points communs. Mais je finirai par trouver, je souhaite sincèrement lui faire plaisir.

Son souffle caressant ma joue, il glisse quelques mots à mon oreille :

– Je vous ai déjà perdue.

Je frémis ; un frisson chaud et agréable qui remonte le long de mes bras jusqu’à ma nuque. Le malaise s’empare de moi. Je suis troublée par ce que Darren réveille dans mon être, mais je le cache derrière un sourire de circonstance.

Maintenant qu’il m’a attirée à l’écart des convives, le marquis me saisit la main. Il me dévisage avec une étincelle dans le regard que je connais bien, à présent. Elle réchauffe tout mon corps, tandis que les lèvres de Darren effleurent mon front.

– Vous êtes ravissante ce soir, Annabelle, chuchote-t-il. Vous l’êtes toujours.

Ses mots sont tendres, agréables. Mes doigts se resserrent autour des siens au moment où il se penche pour m’embrasser. Je clos les paupières et accepte ce contact, le cœur battant à tout rompre. La bouche de mon fiancé caresse la mienne, d’abord avec une timidité qui ne lui ressemble pas, avant de s’ouvrir. Je réponds à son baiser, oubliant presque le lieu où nous nous trouvons. Darren sourit. Il butine encore mes lèvres, avant de s’éloigner légèrement, son nez caressant le mien. Il m’arrache un petit rire. Nous nous assurons aussitôt de ne pas avoir été repérés. Mes joues sont brûlantes ; je pose une main sur l’une d’elles pour en jauger la fièvre. Darren s’en amuse et la récupère pour cette fois embrasser mes doigts.

– Ne rougissez pas, vous nous trahiriez, plaisante-t-il.

Mes lèvres frémissent mais ne façonnent pas le sourire que je voudrais.

« Trahir »… Quel curieux choix de mot, au vu des circonstances.

La main du marquis passe sur mon épaule, puis glisse le long de mon bras. Son geste affole mon cœur de plus belle mais a le don de me détendre. Les doigts de Darren s’attardent sur les miens, prêts à s’en emparer à nouveau. Il ne quitte pas mes yeux ; je peine à soutenir son regard, comme à chaque fois. Tout va si vite entre nous, et j’ignore ce que je ressens pour lui. Pourtant, si je me fie à mes palpitations, à la contraction de mon ventre dès que mon fiancé m’observe, je me dis que c’est peut-être ça, l’amour.

Il se penche encore pour capturer à nouveau ma bouche quand nous sommes interrompus.

– Le repas est servi.

Je sursaute, surprise. Je n’ai pas entendu le domestique approcher. Darren éclate de rire face à ma réaction.

– Nous aurons une autre occasion d’échanger dans le courant de la soirée, j’espère, me glisse-t-il. Nous avons tant de temps à rattraper…

Sur ce, il s’éloigne à la suite des convives qui passent dans la salle à manger d’apparat. Ma poitrine se comprime en comprenant qu’il ne m’y escortera pas… Mais déjà, Elrik surgit à ma droite pour me proposer son bras, l’air soucieux. Il sait, lui aussi, ce que l’attitude de Darren peut signifier aux yeux de nos parents.

Mon frère me rapproche de lui, et je me raccroche à son bras comme à une bouée en pleine tempête. Lorsque nous entrons dans la pièce adjacente où la grande table est dressée, tout mon air quitte mes poumons d’un seul bloc. Darren est en pleine discussion avec l’une des filles Sutherland, autrefois prétendante de Victor. Je prends sur moi pour ravaler une grimace.

J’entends déjà le claquement de la cravache sur ma peau…

Commander Les MacCoy - Tome 4 : La Biche et le Limier