CHAPITRE 1

LE JOB RÊVÉ

Ce matin-là, quand je suis entrée dans le bureau d’Helen, j’étais persuadée qu’elle allait me virer. Bien sûr, ce n’est pas le rôle de ma cheffe : dans une entreprise, il incombe normalement au service des relations humaines de se charger de la besogne, mais chez nous, ce dernier a été supprimé. Il faut dire que la survie de Edge, le magazine pour lequel je travaille depuis la fin de mes études et que j’adore, ne tient plus qu’à un fil.

Après avoir fait à peine trois pas dans son antre qui croule sous des piles de revues, les nôtres et ceux de nos concurrents, je sens mon petit déjeuner me peser d’un coup sur l’estomac.

Sans même lever les yeux du dossier qu’elle tient à la main, Helen me désigne la chaise, en face d’elle.

– Assieds-toi, Rachel.

J’obtempère en silence, prête à débiter tous les arguments imaginables : « Je vais me surpasser, je te le promets, laisse-moi écrire plus d’articles, deux par semaine au lieu d’un. Je peux même travailler gratuitement jusqu’à ce qu’on retombe sur nos pieds. »

Euh… Non, en fait, je ne peux pas me permettre de bosser sans être rémunérée, j’ai un loyer à payer, je rembourse encore mon prêt étudiant, et ma mère adorée a des problèmes de santé et n’est pas assurée. Mais j’aime aussi mon job et j’y tiens ! Je n’ai jamais voulu être ailleurs que là où je suis aujourd’hui, alors même que mon sort repose entre les mains de ma cheffe.

C’est donc assis en face d’Helen, la peur chevillée au ventre, la respiration altérée face au pressentiment d’une catastrophe, que j’attends qu’elle daigne enfin me regarder. Et je me demande, quand nos yeux se croisent, si le prochain article que je vais rédiger sera aussi le dernier.

Les histoires, c’est ma passion. Je suis fascinée par la façon dont elles déterminent nos vies, dont elles affectent des gens qui n’ont même pas conscience de notre existence. Par la manière dont elles peuvent nous influencer, même si elles ne nous concernent pas directement.

Les premiers récits qui marquèrent mon esprit furent ceux que ma mère et ma grand-mère me racontèrent sur mon père : ils m’apportaient ce que je n’avais pas dans la vraie vie, en l’occurrence une figure paternelle. Je les classais par groupe, mémorisais les anecdotes. Où il avait emmené ma mère dîner lors de leur premier rendez-vous (un restaurant japonais), si son rire était joyeux (il l’était), quelle était sa boisson préférée (le Dr Pepper). J’ai grandi dans l’amour des histoires, j’ai baigné dans des faits et des détails qui m’ont permis de me fabriquer des souvenirs de mon père ; ils m’ont accompagnée toute ma vie jusque-là.

Mes tantes me traitaient de grande rêveuse quand j’affirmais que les mots formeraient le socle de ma carrière. Contrairement à elles, ma mère citait alors celle de Picasso :

– Selon elle, si son fils était entré dans l’armée, il aurait atteint le grade de général. S’il s’était fait moine, il aurait fini pape. À la place, il a choisi le métier de peintre et est devenu Picasso. Tu m’inspires exactement les mêmes pensées, Rachel. Donc, fais ce que tu aimes.

– Je le ferais d’un cœur plus léger si tu appliquais ces paroles à ta propre vie, lui répliquais-je toujours, si triste pour elle.

– Ce que j’aime, c’est prendre soin de toi, arguait-elle.

C’est une merveilleuse peintre, mais personne ne s’en aperçoit, à part moi et une minuscule galerie qui a fait faillite peu de mois après son ouverture. Ma mère a donc repris un job normal et le Picasso qui sommeillait en elle s’est éteint.

Elle s’est tant sacrifiée pour payer mes études et me donner bien plus encore. Étant de nature timide, je n’ai jamais été très encouragée par mes professeurs. Aucun ne pensait que j’avais les épaules assez solides pour devenir journaliste, alors je me suis raccrochée à la seule chose que je possédais : la motivation de ma mère et l’indéfectible foi qu’elle avait en moi.

Aujourd’hui, cela fait presque deux ans que je travaille pour Edge, et la direction a commencé à réduire les effectifs depuis trois mois ; mes collègues et moi vivons dans la peur d’être les prochains sur la liste. Tout le monde, moi y compris, donne 110 % de sa personne, mais pour une entreprise qui bat de l’aile, cela ne suffit visiblement pas. On a l’impression que rien ne pourra sauver Edge, à part un énorme investissement qui ne semble pas venir ou des histoires encore plus palpitantes que celles que nous écrivons. Seulement, nous sommes déjà excellents en la matière.

Helen va ouvrir la bouche maintenant, et je redoute qu’elle ne prononce les mots fatals : « Nous devons nous séparer de toi. » Pourtant, j’ai déjà une idée pour mon prochain article, un papier qui aura du nerf, qui fera parler de nous, et me permettra de conserver mon poste quelque temps encore.

– J’ai pensé à toi, Rachel, m’annonce-t-elle. Est-ce que tu vois quelqu’un en ce moment ?

– Euh… Est-ce que je vois quelqu’un ? Non.

– Excellent ! C’est justement ce que je voulais entendre.

Elle repousse son dossier sur le côté et sort un magazine du placard, qu’elle pose sur le bureau, devant moi.

– Voilà, continue-t-elle, j’ai un sujet à te proposer, mais cela suppose que tu sois un peu flexible sur tes principes. Je t’assure qu’à la fin, ça sera gratifiant !

Elle brandit alors un vieil exemplaire de Edge, un petit sourire contrit aux lèvres.

– C’était notre premier numéro. Il remonte à quinze ans.

– Oh, trop cool ! dis-je. J’adore.

– Je sais que tu es sincère, tu as toujours été intéressée par nos débuts. Et c’est pour ça que tu me plais, Rachel, dit-elle sans la moindre chaleur dans la voix.

De toute évidence, c’est un constat, rien de plus.

– Comme tu le sais, Edge n’a pas froid aux yeux. Depuis toutes ces années, nous n’hésitons pas à bousculer les règles, à nous aventurer là où nos concurrents n’osent pas aller. Et toi, tu es la seule à avoir gardé ce côté transgressif. Notre marque de fabrique, c’est notre ton tranchant, et pour ça, tu es particulièrement douée : tes commentaires sont toujours incisifs, cash, même quand les gens ne partagent pas ton avis, ils le respectent pour son honnêteté. Et c’est pour cette raison que c’est toi, et non Victoria, que j’ai convoquée dans mon bureau.

Du menton, elle désigne alors le box de ma grande rivale, où celle-ci doit être en train de s’affairer.

Vicky. C’est le seul autre bourreau de travail chez Edge, et je sais bien d’ailleurs qu’elle espère toujours en faire plus que moi. Cela dit, je n’ai pas envie de créer une inimitié entre nous : je sens bien qu’elle est toujours dans la compétition, mais ce n’est franchement pas mon truc. Elle a toujours l’air ravi quand Helen est mécontente de ce que j’ai rendu, et il m’arrive parfois d’être bloquée devant mon écran blanc parce que je me demande ce que Victoria va pondre.

– Comme tu le vois, je suis prête à froisser quelques personnes. Si nous voulons rester dans la course, il est évident que nous devons prendre un tournant radical, pour qu’on parle de nous. Tu es partante ?

– Carrément. Si on peut donner un nouvel élan à Edge, je…

– On n’assure plus, on est devenu peureux, me coupe-t-elle, petite moue à l’appui. On ne pense qu’à notre petit confort, on a la frousse d’appuyer sur le moindre bouton au cas où tout exploserait. Résultat : on s’étiole. Mais il faut écrire sur des sujets qui nous font peur, justement, qui nous fascinent ! Et rien ne captive plus notre ville que les célibataires milliardaires. Tu vois de qui je parle ?

– Des play-boys ?

Elle fait une petite grimace.

– Du pire d’entre eux, répond-elle.

Et elle sort un autre magazine. « Saint, lui ? Plutôt impie, non ? », peut-on lire sur la couverture.

Je murmure :

– Malcolm Saint.

– Qui d’autre ?

L’homme qui me rend mon regard a un visage parfaitement bien proportionné, de belles lèvres, des yeux vert bouteille. Sans parler de son sourire polisson qui semble être un aveu : il aime causer le désordre, tout en feignant d’être innocent. Je reviens à ses prunelles… Elles paraissent impénétrables, comme glacées. Oui, ce regard vert me paraît aussi coupant que des tessons de verre.

Nerveuse, j’admets :

– J’ai entendu parler de lui, bien sûr. Il faudrait vivre en recluse pour habiter Chicago et ne pas le connaître.

La rumeur veut qu’il soit impitoyable. Un vrai salaud. Et tellement dévoré par l’ambition, qu’à côté de lui, Midas était un petit joueur ! Oui, on dit de Saint qu’il ne s’arrêtera que lorsqu’il possédera le monde.

– Selon Victoria, tu es trop jeune et tu n’as pas assez d’expérience pour qu’on te confie un projet si risqué. Seulement voilà : tu es célibataire, pas elle.

– Helen, tu sais à quel point j’adore écrire sur des sujets tendances, tu sais aussi que je rêve de rédiger de grands articles sur la vie privé de personnes célèbres. Je ne raterai pas cette occasion, je t’assure. Quel genre d’histoire attends-tu ?

– Des révélations.

Elle sourit d’un air entendu.

– Je veux un récit qui dévoile des détails croustillants sur sa vie en répondant à ces quatre questions : comment fait-il pour toujours conserver son sang-froid, et tout contrôler ? Quel pacte a-t-il passé avec son père ? Quel rôle jouent toutes ces femmes dans sa vie ? Et pourquoi toutes ses entreprises, quelle qu’en soit l’activité, sont-elles systématiquement marquées au sceau du chiffre 4 ? Cependant…

Elle frappe alors son bureau du plat de la main pour dramatiser ses propos.

– Pour t’approcher de la cible…

Elle hésite, puis reprend :

– Bon, autant jouer franc jeu avec toi, Rachel : tu ne dois reculer devant rien pour le cerner au plus près. Mens : des petits mensonges blancs qui ne coûtent rien. Introduis-toi dans son univers. Saint n’est pas facile d’accès, c’est bien pour ça que tout le monde s’interroge sur ses secrets.

Je l’écoute depuis le début très attentivement, curieuse de ce qu’elle va me dire, mais là je me crispe. Mentir, des petits mensonges blancs. J’avoue, il m’arrive parfois de m’arranger avec la vérité, je suis humaine. J’ai fait des choses bien et d’autres moins bien, mais en général, je préfère m’en tenir à ce qui est permis, car voyez-vous, je tiens à mon sommeil. Seulement là, c’est vraiment une occasion en or, celle dont je rêve depuis que j’ai quitté la fac.

– Il se peut que Saint te fasse des avances, poursuit Helen, prépare-toi psychologiquement à cette idée. Et joue un peu le jeu toi aussi. Tu en es capable ?

– Oui, je pense, dis-je avec une assurance feinte.

Le problème, c’est que je ne sais pas si une autre opportunité comme celle-ci se présentera. Je n’écrirai jamais d’article sur des sujets qui m’intéressent si je ne fournis pas un plus gros effort pour me faire remarquer. Or, m’attaquer à un personnage qui fascine autant le public fera forcément entendre ma voix et cela, c’est ce que je souhaite de toutes mes forces.

– Tu crois que tu peux le faire ? Sinon…

Elle regarde vers l’extérieur. Non ! Pas question que cette histoire revienne à Victoria, je ne pourrais pas avaler la pilule, elle serait bien trop amère.

– Je le ferai ! Je meurs d’envie de me mettre une bonne histoire sous la dent, dis-je avec tout mon aplomb.

– Cela dit, on peut toujours attendre et voir si un autre sujet ne te convient pas mieux, Rachel.

C’est elle qui joue l’avocat du diable, maintenant !

– Non, je prends. Il est à moi !

– OK ! Surtout, n’oublie pas, Saint est l’enfant chéri de Chicago, il fait partie de l’ADN de la ville. Donc, à traiter avec le plus grand soin.

Je lui certifie de nouveau :

– Il est exactement l’histoire que j’ai envie de raconter.

– Parfait, c’est ce que je voulais entendre.

Elle se met à rire.

– Rachel, tu es magnifique, tu le sais. Et puis tu es adorable, drôle, tu bosses dur, tu te donnes toujours à fond. Seulement, tu es encore un peu naïve. Je sais que ça fait deux ans que tu travailles pour nous, et même avant de passer ton diplôme, tu as fait des stages ici. Mais tu es encore une toute jeune fille qui joue dans la cour des grands. Tu dois savoir qu’il existe des protocoles particuliers à observer dans cette ville, surtout avec les riches.

– Je sais qu’il faut toujours s’efforcer de les satisfaire.

– En tout cas, souviens-toi bien que Saint serait en mesure de nous faire couler, s’il le veut. Donc, il ne doit rien voir venir, juste découvrir son portrait dans les kiosques un beau matin.

Je marmonne :

– Il ne m’attrapera pas.

– Parfait Rachel, mais je veux des révélations intimes. Tous les détails. Comme si j’avais enfilé ses chaussures et que j’effectuais son parcours quotidien. Ça ressemble à quoi d’être lui ? C’est ce que tu dois raconter à toute la ville.

Elle m’adresse un joyeux sourire et ranime son ordinateur en agitant sa souris.

– J’ai hâte de tout savoir. Et maintenant, Rachel, au boulot ! Trouve l’histoire dans l’histoire et écris-la !

Merde alors, Livingston ! Tu l’as ton histoire !

Je suis complètement ahurie et excitée. Si euphorique que je me dirige vers la porte d’un pas fébrile, ressentant le besoin urgent de me mettre au travail.

– Rachel ! s’exclame Helen.

J’ai déjà la main sur la poignée de la porte en verre. Aurait-elle changé d’avis ? Je sens mon estomac se nouer instantanément. Mais elle hoche juste la tête.

– Je crois en toi, ajoute-t-elle.

Je reste clouée sur place, intimidée d’avoir enfin gagné sa confiance. Seulement… je ne pensais pas que cela s’accompagnerait de cette chape énorme qui vient de me tomber sur les épaules : la peur d’échouer !

– Merci de me donner ma chance, Helen, dis-je dans un murmure.

– Oh… une dernière chose ! En général, Saint refuse les interviews à la presse. Mais il y a déjà eu des exceptions, et je crois savoir de quelle façon tu pourras l’aborder : par les réseaux sociaux. Il a beau ne pas aimer les médias, c’est un homme d’affaires, il saura nous utiliser à son avantage.

Je hoche la tête avec confiance, bien que je sente de nouveau une horde de doutes m’assaillir. Une fois sortie du bureau, je pousse un long soupir nerveux. OK, Livingston, concentre-toi, et fonce !

 

J’ai trouvé tant d’informations sur Saint que je m’envoie des liens à ma propre adresse pour continuer les recherches chez moi, ce soir. J’appelle son bureau et tombe sur une assistante, à qui je demande, sans me démonter, un rendez-vous avec Saint. Elle m’assure qu’elle me rappellera. Je croise les doigts.

– Merci, lui dis-je. Je suis disponible à tout moment. Ma cheffe a très envie de publier un article sur le dernier projet de monsieur Saint.

Après ce coup de fil, je décrète que ma journée est finie, et rentre chez moi. J’habite près de chez Blomber Chocolate Company, dans le Fulton River District, et tous les matins, quand je me réveille, une fantastique odeur de chocolat flotte dans l’air. Mon immeuble s’élève sur quatre étages, à deux pas du centre-ville.

Parfois, je n’arrive moi-même pas à croire que je vis mon rêve, ou du moins en partie. Je voulais le porte-documents, le smartphone, les talons et le tailleur : finalement je ne me plains pas trop que cela ne soit pas le cas. Je souhaitais aussi avoir assez d’argent pour acheter à ma mère la voiture de ses rêves, et son propre appartement, pour qu’elle ne soit pas menacée d’expulsion parce qu’elle n’a pas payé son loyer… Allons, pourquoi est-ce que j’emploie le passé ? Ce sont toujours des choses que je désire et je parviendrai à mes fins !

Évidemment, le marché de l’emploi est dur. Avant même de passer mon diplôme, je travaillais en free-lance et n’avais pas de revenu fixe. Or, il est délicat de vivre de son inspiration, celle-ci n’est pas toujours au rendez-vous, et les idées manquent parfois. J’ai alors répondu à une annonce du Chicago Tribune : Edge recherchait des chroniqueurs hebdomadaires pour divers sujets tels que la mode, le sexe, les rencontres, les innovations, les conseils déco et même les petites découvertes fantaisistes pour embellir le quotidien. Ses locaux – deux étages dans un vieil immeuble en centre-ville – n’étaient pas tout à fait l’environnement de travail que j’avais imaginé, mais je m’y suis habituée.

Le niveau supérieur est saturé de journalistes derrière leur écran. Il y a du parquet au sol, les bureaux sont habillés de couleurs vives et de coussins en satin, et vibrent au son des téléphones et des conversations. Enfin, pour être honnête, moi qui m’étais imaginée porter des tailleurs pour aller au travail, je rédige mes articles vêtue d’un T-shirt trop grand mais très tendance, et d’une paire de chaussettes sur lesquelles il est écrit : « J’y crois », au niveau des orteils. C’est un magazine complètement fou, aussi fou que les papiers qu’il publie, et j’adore !

Seulement, les blogeurs nous font une concurrence déloyale et on doit réduire nos tirages. Par conséquent, Edge a besoin de se distinguer de la masse des publications, et je suis bien résolue à prouver à ma cheffe que je suis celle qu’il faut pour y parvenir…

La porte de mon trois-pièces à peine poussée, j’appelle ma colocataire.

– Gina !

– On est là, répond-elle.

« Là », c’est dans sa chambre, et le « on » signifie avec Wynn. Ce sont mes deux meilleures amies. Wynn est rousse, couverte de taches de rousseur et toute douce ; son physique tranche avec celui de la brune et sensuelle Gina. En taille, Gina et moi sommes les plus grandes, tandis que Wynn ressemble à un elfe. Gina et moi faisons toujours appel à la logique quand la troisième de notre bande s’en remet à son feeling. Moi, je suis celle qui est avant tout préoccupée par sa carrière, Wynn celle qui nous materne, et Gina une vraie bombe qui n’a pas encore compris qu’elle pourrait remplacer ses godes par des hommes (si elle le voulait). Mais elle ne le veut pas. Pas vraiment.

Laissant tomber mon sac près de la porte, je repère tout de suite leur énorme pique-nique par terre – elles sont passées chez le traiteur chinois – et nous nous installons devant un vieil épisode de Sex and the City. Nous mangeons en silence, en regardant l’écran d’un œil distrait, surtout moi, et je finis par lâcher :

– Je tiens mon papier !

– Quoi ?

Elles arrêtent de manger. Je hoche la tête.

– On m’a confié un article de fond. Il fera peut-être trois, quatre, qui sait même cinq pages ! Ça dépendra des informations que je pourrais récolter.

– Rachel ! s’écrient-elles à l’unisson.

Puis elles se jettent sur moi pour me serrer dans leurs bras.

– Hé, les filles, attention, c’est censé être un câlin, pas une attaque ! Merde, vous avez renversé du riz !

Elles se mettent à rire, puis me libèrent, et Wynn va chercher l’aspirateur de table.

– Et c’est quoi ton sujet ? demanda-t-elle.

– Malcolm Saint.

– Quoi ? s’écrient-elle de nouveau.

– Et tu dois écrire quoi sur lui, au juste ? enchaîne Wynn.

– Euh, c’est presque confidentiel…

Elles ouvrent de grands yeux brillants d’excitation.

– Je dois le rencontrer.

– Comment ?

– J’essaie d’avoir un entretien à propos d’Interface.

– Ah…!

– Mais je vais faire aussi des recherches en secret. Je vais… le dénuder pour découvrir ses trésors cachés, dis-je pour les taquiner.

– Rachel !

Gina me donne un coup de coude, sachant que je suis normalement plutôt pudique. Wynn secoue la tête.

– Ce type est chaud !

– Qu’est-ce que vous en savez toutes les deux ? questionne alors Gina.

Je sors mon portable.

– J’ai regardé sa page Instagram, il a plus de quatre millions de like !

On se précipite sur d’autres réseaux sociaux, notamment sur son compte Twitter. Ce que j’y lis ne m’étonne nullement… D’un ton songeur, je décrète :

– Son assistance ne me donnera pas de rendez-vous, elle a dû écrire mon nom tout en bas de la liste. Je me demande si je n’aurais pas plus de chance en passant par les réseaux sociaux…

– Bon, il faut que tu te crées un profil où tu aies l’air à la fois sexy et brillante, au cas où Saint lui-même le verrait, décrète Wynn.

– Pas question !

– Allez, Rachel, ne fais pas l’enfant, insiste-t-elle. Celle-là, elle est pas mal. En tout cas, tu es super attirante, là-dessus.

Et elle désigne une photo de mon album Facebook, où je porte une jupe crayon et un corsage dont les trois boutons au niveau de ma poitrine semblent sur le point d’exploser.

– Je déteste ce chemisier.

– Parce qu’il montre tes atouts. Allez, on prend celle-ci !

Docile, je change ma photo de profil et lui envoie un message.

Bonjour Monsieur Saint, c’est Rachel Livingston, de Edge. J’adorerais que vous m’accordiez un entretien personnel pour discuter de votre nouvelle étoile montante, Interface. J’ai également fait une démarche en ce sens auprès de votre assistance. Je suis disponible à tout moment…

J’ajoute mes coordonnées et envoie le tout.

– Il n’y a plus qu’à croiser les doigts, dis-je, l’estomac noué.

– Et les orteils.

Plus tard dans la soirée, une fois Wynn rentrée chez elle et Gina couchée, je m’installe confortablement sur mon oreiller, mon ordinateur portable sur les genoux, tout en mâchouillant des Fruit Roll-Up.

– Lecture intéressante, dis-je en regardant une photo de Saint.

Je veille jusqu’à minuit, fascinée par ce que je découvre : j’ai quasiment déterré tous les ragots possibles sur lui. Malcolm Kyle Logan Preston Saint. Vingt-sept ans. Issu d’une vieille famille de notables si fortunée et connue à Chicago que sa naissance lui a valu la une des journaux. À l’âge de cinq ans, il fut hospitalisé pour une méningite, et tout le monde était sur des charbons ardents se demandant s’il allait s’en sortir.

À six ans, il était déjà ceinture noire de karaté, et le week-end, il volait d’État en État avec sa mondaine de mère dans un des jets de son père. À treize, il avait déjà embrassé la plupart des filles de son collège. À quinze, c’était le plus grand play-boy du monde et le menteur le plus suave. Et à dix-huit, c’était un parfait salaud, forcément ! À vingt ans, il perd sa mère, mais trop occupé à skier dans les Alpes suisses, il n’arrive pas à l’heure à son enterrement.

À vingt-et-un ans, lui et ses deux meilleurs amis, Callan Carmichael et Tahoe Roth, étaient devenus les « fonds de placement » les plus célèbres de notre génération.

Il possède quatre Bugatti, et des propriétés un peu partout dans le monde. Des voitures de luxe, des douzaines de montres en or, y compris un calendrier perpétuel en or rose qu’il a acquis à une vente aux enchères pour 2,3 millions de dollars. Bref, c’est un collectionneur : d’entreprises, de jouets, et apparemment de femmes aussi.

Malcolm est un enfant unique, et après qu’il a hérité des millions de sa mère et montré une troublante aptitude pour les affaires durant les mois qui ont suivi, il est devenu non seulement milliardaire, mais aussi le symbole absolu du pouvoir. Oh, pas le pouvoir politique ! Mais le bon vieux pouvoir, meilleur ami de la fortune. Saint n’a aucun lien avec les transactions louches de la machine politicienne qui sévit à Chicago, mais il peut actionner certains leviers, s’il en a envie. Tous les hommes politiques le savent – voilà pourquoi il est préférable pour eux d’être en bons termes avec lui.

Saint ne soutient pas n’importe qui. Toutefois, l’opinion publique sait bien qu’il se moque de ce que l’on pense de lui : il n’apporte son appui qu’à ceux qu’il envisage de contrôler. Donc, implicitement, toute personne qu’il encourage n’a plus à craindre d’être attaquée par quelqu’un d’autre. Il est le champion des outsiders. Grâce à son héritage substantiel, Saint est devenu un homme d’affaires dès son plus jeune âge, finançant les projets techniques de ses camarades issus des universités les plus prestigieuses ; nombre d’entre eux ayant réussi, cela lui a permis de devenir plus riche que son père de quelques centaines de millions de dollars. Il poursuit aujourd’hui ses opérations d’investissement fructueuses depuis les locaux de M4 ; ainsi nommée d’après l’initiale de son prénom et de son chiffre préféré, il s’agit d’une société qu’il a créée tout jeune, quand plusieurs de ses entreprises finirent sur la liste du Nasdaq – l’une d’elle valait quelques milliards, rien que ça !

Dernière une du Enquirer :

Malcolm Saint : notre bad boy préféré révèle :

Avec combien de femmes il a couché. Pourquoi le mariage ne l’intéresse pas. Et comment il est devenu le célibataire le plus torride (et le plus coureur) des États-Unis ! Et plus encore !

Twitter :

@MalcolmSaint j’aurais préféré ne jamais croiser ton regard ! #mangetamerdeetmeurs.

Espèce d’enfoiré @MalcolmSaint tu as baisé ma petite amie, tu n’es qu’un enfoiré.

Encore un verre gratuit ? @MalcolmSaint qui paie un verre au Blue Bar.

Mur de Facebook :

Salut Mal, tu te souviens de moi ? Je t’ai donné mon numéro la semaine dernière. Rappelle-moi ou envoie-moi un texto.

Saint, on prend un verre, le week-end prochain ? Je suis en ville avec ma femme (ce n’est pas moi qui l’ai incitée à venir, elle t’a assez léché les bottes.) Envoie-moi un message pour qu’on réserve une place.

Tu es beau sur les photos de ton yacht, Saint. Tu as encore un peu de place ? Mes amies et moi, on adorerait refaire la fête avec toi ! :)

Bises

Waouh ! Tu es une perle rare, murmurais-je en refermant mon ordinateur vers minuit. Je parie que la moitié de ces infos sur Internet sont exagérées et fausses, et c’est pourquoi, bien sûr, je dois effectuer des recherches plus approfondies – récolter des données de sources fiables. Je souris et regarde l’heure… Zut ! Trop tard pour que j’annonce à ma mère que je le tiens enfin mon article !

CHAPITRE 2

NOUVELLES RECHERCHES

Twitter :

@MalcolmSaint suis-moi sur Twitter, SVP !

@MalcolmSaint pour lancer la première balle au match des Cubs

Mon compte personnel :

VIDE

J’ai déjà un dossier de dix centimètres d’épaisseur sur Malcolm Saint, mais aucun appel de son assistante.

Qui plus est, mes projets de sortie avec ma mère sont tombés à l’eau. On était censées aller apporter notre soutien à l’association Halte à la Violence dans notre quartier, mais elle m’a appelée pour décommander, car son boss vient de lui demander de remplacer une collègue au pied levé.

– Désolée, ma chérie. Tu ne pourrais pas demander à une des filles de t’accompagner ?

 

– Ne t’inquiète pas, maman, c’est ce que je vais faire. À propos, tu prends bien tes doses d’insuline, hein ?

Je sais qu’elle suit son traitement, mais je ne peux m’empêcher de lui poser la question à chaque fois que je l’appelle. Ça m’obsède. En fait, je m’inquiète bien trop pour elle, et de leur côté, Gina et Wynn se tracassent parce que ça me rend moi-même malade. Je veux vraiment épargner suffisamment pour lui assurer un logement confortable et de la nourriture saine, ainsi que de bons soins. Elle m’a tant donné que je tiens absolument à lui rendre la pareille, afin qu’elle puisse prendre sa retraite et se consacrer enfin aux activités qui lui plaisent. Tout le monde a le droit de faire ce qu’il aime. L’amour qu’elle me porte et son désir de me donner la meilleure vie possible l’ont empêchée de mener la vie qu’elle voulait. Aussi, je veux qu’à son tour elle puisse réaliser ses rêves. Grâce à cet article, de nombreuses autres opportunités pourraient se présenter, une porte ouvrant sur beaucoup d’autres.

Je clique sur le lien Malcolm Saint comme une forcenée quand Gina sort enfin d’un pas léger de sa chambre, dans sa tenue la plus confortable. Je lui rappelle alors :

– Je t’ai dit qu’il fallait mettre des vêtements qui ne craignaient rien, et surtout pas la peinture. C’est pas ton jean préféré, ça ?

– Merde, c’est vrai ! Pourquoi j’ai oublié dès que je l’ai vu dans mon placard ?

Elle retourne dans sa chambre en martelant bruyamment le sol, cette fois. À 11 h, à l’angle du parc, près des courts de basket, Gina et moi – ainsi que plusieurs dizaines de personnes – arrivons enfin au rassemblement, impatientes de plonger les mains dans la peinture pour créer une fresque murale.

– Nous avons tous perdu quelqu’un, lors de cette funeste rixe. Un être cher, un ami, notre épicier, rappelle l’une des organisatrices.

Moi, j’ai perdu mon père et j’avais deux mois. Tout ce que je sais de lui, c’est ma mère qui me l’a dit : c’était un homme ambitieux, qui travaillait dur et nourrissait de grands rêves. Il lui avait juré que je ne travaillerais jamais… Il était obsédé par l’idée de nous construire une vie idéale. Seulement voilà : il a suffi d’une arme, et rien ne s’est passé comme prévu.

Je n’ai même pas pu emporter le souvenir de ses yeux, gris comme les miens apparemment. Je n’ai jamais entendu sa voix, n’ai jamais su si, le matin, il était grognon comme le père de Gina, ou tout gentil comme celui de Wynn. Je me rappelle des voisins nous apportant des gâteaux quand j’étais petite. De leurs filles jouant avec moi. Je me revois en compagnie d’autres enfants dont certains avaient eux aussi perdu un proche d’une mort violente.

Aujourd’hui, vingt-trois ans après la mort de mon père, chaque fois qu’une tragédie se produit, je souhaite de toutes mes forces que ce soit la dernière. Je ne veux pas que l’on banalise la violence, mais qu’elle s’arrête.

On critique les méthodes que notre association emploie pour plaider en faveur d’une ville plus sécurisée – certains estiment que nous sommes trop passifs, d’autres que notre action est vaine – mais je crois pour ma part que même les voix les moins féroces ont le droit d’être entendues et peuvent l’être. Conformément aux instructions de notre organisatrice, je verse une bonne dose de peinture rouge sur mon plateau en plastique, puis plaque ma main dessus : ma paume et mes doigts en deviennent imprégnés.

– Avec nos mains, nous allons créer une immense peinture murale, un symbole fort pour que la violence cesse dans les rues, dans nos communautés, dans notre ville, dans le voisinage, poursuit l’organisatrice.

À cet instant, je sens mon téléphone vibrer dans la poche arrière de mon pantalon.

– Et c’est parti ! ajoute la femme d’une voix forte. Un, deux, trois…

À trois, j’applique ma main contre le mur, tout comme Gina.

Une fois que nous avons laissé notre empreinte, nous courons vers la fontaine pour nous laver les mains. Mon amie se penche brusquement au-dessus de moi et je pousse des petits cris en essayant de me dégager.

– Hé, tu me mets de la peinture partout ! dis-je en riant.

Puis je me sèche les mains et lui laisse la place. Pendant qu’elle se frotte les paumes, je sors mon téléphone. Et là, mon estomac se contracte violemment… Yes ! J’ai eu une réponse concernant ma demande de rendez-vous !

CHAPITRE 3

MESSAGE

Malcolm Saint –

Mademoiselle Livingston,

C’est Dean, l’attaché de presse de monsieur Saint.

Nous avons un créneau de dix minutes à 12 h aujourd’hui.

Donc, je reçois une réponse là maintenant, un samedi, à… 11 h 18, pour être précise.

– Tu le crois, ça ? J’ai décroché mon rendez-vous ! dis-je, toute excitée, à Gina.

Mais au lieu de taper sa paume dans la mienne – elle sait pourtant pertinemment que c’était la nouvelle que j’attendais avec la plus grande impatience – elle me toise de la tête aux pieds… Et je comprends le malaise.

– Merde ! Je ne peux pas le voir dans cette salopette !

J’en suffoque !

– Prends ma ceinture !

– T’es sérieuse ? J’aurais l’air carrément ridicule.

Mais elle la passe déjà autour de ma taille et la noue.

– Rachel, écoute-moi bien : il n’y a pas de boutique dans les parages, et tu n’as pas le temps de rentrer te changer.

On échange des regards paniqués tout en évaluant ma tenue… Quelques instants plus tard, je porte toujours une salopette en jean mais avec un débardeur par-dessus, une ceinture rouge, et quelques éclaboussures de peinture de même couleur… Je maugrée :

– J’ai l’air d’une traînée, un jour de ménage.

– Tu as de la peinture sur la joue, me dit Gina en essayant de l’enlever.

Je pousse un grognement et murmure à l’univers : « La prochaine fois que tu réalises un de mes rêves, peux-tu faire en sorte que j’aie une tenue de circonstance ? » Comme si elle avait lu dans mes pensées, Gina essaie de me dérider.

– Allez, tout le monde sait qu’il ne faut pas se fier aux apparences ! Au moins, tu es habillée.

 

J’essaie de mettre mes cheveux d’un côté, puis de l’autre, mais ça ne change rien. Assise à l’arrière d’un taxi, je rumine cette situation ridicule, et ose à peine m’adosser à la banquette car je crains que Gina ne m’ait mis de la peinture dans le dos. Et soudain, je sens que je colle au siège en vinyle… Pitié ! C’est affreux, j’en ai mal au ventre. Je demande au conducteur de baisser le miroir passager, et j’y scrute mon reflet… Je marmonne alors entre mes dents :

– Mais c’est pas vrai, c’est pas vrai…

J’ai l’air de quoi avec mes longs cheveux blonds en pétard et de la peinture sur la joue qu’on pourrait prendre pour du sang ? C’est vraiment ainsi que je vais rencontrer le célèbre Malcolm Saint ? Et si la perspective me terrifie déjà à l’arrière d’un taxi, que vais-je ressentir quand je vais entrer dans les bureaux de M4 ?

Des bureaux se dessinent à présent à l’horizon avec leurs fenêtres miroir d’une hauteur presque aussi imposante que la Sears Tower (enfin, il paraît qu’il faut dire la Willis Tower à présent). Quelques minutes plus tard, je foule le marbre du hall, puis scrute les structures en acier de l’ascenseur en verre qui me conduit à un deuxième hall au premier étage, et duquel je vois monter et descendre d’autres petites cages en verre.

J’ai une boule au ventre comme si je venais d’entrer dans une discothèque épouvantablement bruyante alors qu’un calme religieux règne autour de moi. J’ai l’impression d’être une livreuse de ballons qui aurait oublié sa marchandise quand je franchis la double porte et m’avance vers la réception.

Oh non ! Rien ne va plus : tout le monde me regarde ! Je n’y arriverai jamais, ce n’est pas possible… On respire, Livingston ! Si ! Tu vas y arriver. Relevant le menton, je marche vaillamment vers la réception et débite d’une traite :

– Je suis Rachel Livingston, j’ai rendez-vous avec Malcolm Saint.

La réceptionniste me dévisage, inspecte ma carte d’identité, puis fronce légèrement les sourcils. Avec mon mètre soixante-dix, je peux m’enorgueillir d’une taille au-dessus de la moyenne et pourtant, je me sens devenir de plus en plus petite sous son regard scrutateur.

– Dernier étage, dit-elle enfin en jetant un ultime coup d’œil à mes Converse.

Ouf, j’ai passé la première épreuve !

Je me dirige vers l’ascenseur avec toute la fierté qu’il me reste. Il monte tranquillement au dernier étage, déversant à chaque niveau un flot de personnages en costumes noirs et chemises blanches, jusqu’à ce que je me retrouve seule à l’intérieur. Un nœud me serre alors la gorge… Je suis certaine que jamais Victoria ne se serait fait surprendre dans une telle tenue, pas même si on l’avait payée pour. Seulement, je ne suis pas Victoria…

Le tintement de l’ascenseur résonne, et j’en sors d’un pas presque solennel. Il y a quatre tables de travail, deux à gauche, deux à droite, et une immense double porte en verre dépoli qui mène, je n’en doute pas un instant, à son repaire. Cette porte semble conduire à une forteresse de verre, ostensible et sournoise : on la dirait accessible, tout en étant hors de portée du monde.

Une femme contourne son bureau et m’indique un siège dans la section de gauche.

La remerciant dans ma barbe, je m’assieds sur le rebord de la chaise et attends quelques secondes, en observant les quatre assistantes – toutes vives et séduisantes – qui ne cessent de prendre des appels. Elles travaillent de manière parfaitement synchrone.

Un ascenseur s’ouvre et l’apparition d’un homme imposant, à l’apparence saisissante, fait tressauter la femme en moi : une carrure d’au moins un mètre, des cheveux noirs de jais, un costume de designer flambant neuf, une chemise immaculée et un pas à faire accélérer l’univers. Il sort de l’ascenseur suivi d’une masse d’individus, prend le dossier que lui tend l’un des sous-fifres puis, après avoir émis un ordre qui a le pouvoir de disperser ses suiveurs à la vitesse de l’éclair, s’élance droit devant lui. Il passe devant moi avec la force d’un ouragan pour disparaître dans sa cage de verre ; j’en ai le tournis tandis que je tente désespérément de m’accrocher à la vue de ses mèches noires et de ses épaules carrées. C’est le mâle le plus puissant que j’aie jamais vu à Chicago.

Pendant quelques secondes, le monde a paru tourner plus vite, dix secondes ont semblé vouloir se bousculer en une seule, celle durant laquelle il est passé devant moi. À la vitesse de la lumière.

Une de ses assistantes bondit sur ses pieds pour gagner à son tour la pièce de verre dans laquelle il s’est éclipsé, alors que les trois autres regardent la paroi vitrée d’un air nostalgique, comme si elles regrettaient que l’éclair ne les ai pas touchées. Et soudain, c’est moi qui suis frappée par une illumination. Ce cyclone, c’était Malcolm Saint ! Oui, l’ouragan, c’est Saint, je me le répète intérieurement comme pour m’en convaincre.

Des tremblements de peur me parcourent alors tout entière… Je jette un coup d’œil à mes chaussures. Pas de miracle, ce sont toujours des Converse, elles ne se sont pas transformées en chaussons de vair. Et zut !

Je remarque que l’assistante a laissé la porte entrouverte et ne peux m’empêcher de me pencher en avant pour entendre ce qu’elle dit.

– Votre rendez-vous de 12 h est arrivé. Vous avez dix minutes.

Mon cœur cogne si fort que je n’entends pas la réponse.

– Euh, encore une petite précision, Monsieur Saint : cette… journaliste… est accoutrée de façon peu conventionnelle.

Là encore, je ne distingue pas ce qu’il réplique, mais elle enchaîne :

– De Edge, un magazine à bas tirage, mais Dean pense qu’il est important d’utiliser tous les médias possibles pour faire de la publicité au nouveau Facebook.

J’entends un vague murmure rauque inintelligible qui me donne la chair de poule, puis à nouveau la voix de l’assistante :

– Rachel Livingston.

Je frissonne carrément de la tête aux pieds lorsque le timbre profond et toujours aussi inaudible s’élève une nouvelle fois. Moi qui ne frissonne jamais, même quand je me les gèle. C’est nerveux ou quoi ?

– Oui, monsieur Saint, dit-elle encore.

Et elle sort de son bureau, manifestement troublée. Et merde, dire que la suivante, c’est moi ! Moi qui ai l’air d’arriver tout droit d’un chantier. L’assistante me désigne alors la porte du bureau.

– Monsieur Saint n’a pas une seconde à lui aujourd’hui, aussi faites bon usage des dix minutes qu’il vous accorde, me conseille-t-elle en se rasseyant.

Je veux répondre, mais n’arrive à articuler qu’un « merci » d’une voix enrouée. J’entre dans le repaire… Des cotes boursières affichées sur des dizaines d’écrans tapissent tout un pan de la pièce. Il n’y a aucune plante, rien que de la technologie et un sol en pierre, ainsi que beaucoup d’espace, comme si cet homme redoutait d’en manquer.

Les fenêtres offrent un vaste panorama sur Chicago, mais je ne peux l’admirer car, avec l’intensité d’un ouragan dompté par la magie d’un costume Armani, Saint s’avance vers moi en dégageant une force de propulsion quasi extraterrestre.

Waouh ! Ce visage, ce charisme, ces épaules, ces yeux… Son regard brillant, vivant, d’un vert profond, rappelle les rivières mouvantes, mais des tessons de glace scintillent aussi dans leurs profondeurs, et je ne sais pourquoi, j’ai l’impression qu’elles ont envie que je les réchauffe…

– Mademoiselle Livingston.

Il me tend la main et c’est quand je glisse mes doigts dans sa main chaude que je me rends compte que je peux à peine respirer. Je hoche la tête, déglutis, arbore bien vite un sourire stupide puis retire ma main de la sienne, avant de le scruter avec un respect grandissant. Après quoi, il se rassoit et s’adosse confortablement à son siège, prenant une pose faussement décontractée, alors que tout son être bouillonne d’énergie.

– Monsieur Saint, parviens-je enfin à articuler.

Et plus que jamais je suis consciente de ma mise absolument déplacée au sein de cet espace de luxe sans la moindre aspérité. Lui aussi me regarde fixement, un peu perplexe, mais impassible. Je suis sûre que c’est la première fois qu’il voit une femme en salopette et en Converse. J’ai vraiment tout foiré !

Il regarde sa montre, et je sursaute quand il prend la parole.

– L’heure tourne, Mademoiselle Livingston, par conséquent, vous feriez mieux de me dire ce qui vous amène.

Il me désigne un siège en face de lui. Puis-je tout de même dire que sa voix est à elle seule une sacrée expérience ? Tout comme sa présence. Pas étonnant que les gens en parlent sur le Net… à tous ceux qui veulent bien les lire ! Ses mâchoires sont lisses et carrées, ses sourcils deux traits sombres au-dessus de ses yeux plutôt enfoncés et sertis de cils épais. Quant à sa bouche, elle est incontestablement sensuelle, légèrement relevée aux commissures. Le genre de lèvres que Gina estime « comestibles ».

– Merci d’avoir accepté de me rencontrer, monsieur Saint, dis-je.

– Saint suffira.

Et il se cale contre son fauteuil. Une bouffée d’adrénaline parcourt mes veines et je n’ai pas d’autre choix que de prendre place en face de lui, tout en me concentrant sur le moindre de mes mouvements. J’essaie de ne pas m’adosser au siège afin de ne pas le maculer de peinture. Un peu rigide, je sors mon téléphone où j’ai consigné des notes dans le taxi.

– Je souhaiterais avant tout vous poser quelques questions sur la création de votre nouveau réseau social, bien sûr, le premier à être en mesure de rivaliser avec Facebook…

Je m’aperçois alors malgré moi qu’il est distrait par ma tenue, et je sens son regard courir sur moi. Mon accoutrement le répugne-t-il ? Pourtant, la chaleur qui émane de ses yeux semble me transpercer au point que je dois redoubler d’efforts pour ne pas me tortiller sur mon siège.

Il change alors de position sur son siège et passe la main sur son visage. Retient-il un sourire ? Son menton ne bouge-t-il pas un peu ? Mais si ! Il est en train de se moquer de moi ! Parce que je suis rigide comme un mannequin de cire, nerveuse et que je me demande, affolée, si j’ai de la peinture sur moi.

Au prix d’un immense effort, totalement mortifiée, je poursuis :

– Vous savez bien sûr que les investisseurs se sont non seulement demandé si cela allait rester entre des mains privées…

Je m’interromps car il se lève sans prévenir et se dirige vers le fond de son bureau d’un pas assuré. Le trouble me gagne quand il revient vers moi en tenant… une chemise d’homme !

– Tenez, mettez ça !

Pitié ! C’est l’une de ses chemises ?

– Oh non, c’est inutile !

Il est tout près de moi et m’observe avec un regain de curiosité.

– J’insiste, dit-il un vague sourire aux lèvres.

Mon cœur bat à toute allure dans ma poitrine, mais je m’obstine.

– Non, vraiment.

– Vous serez plus à l’aise, dit-il d’un air entendu.

Je sens une onde de chaleur m’envahir. Il se contente de sourire, et je vois une lueur traverser ses yeux.

Je me lève pour passer la chemise, ouvre les boutons d’une main tremblante puis enfile les manches. Après quoi, j’entreprends de la reboutonner tandis qu’il retourne derrière son bureau, d’un pas plus lent cette fois, presque semblable à celui d’un prédateur… Et je sais bien que, quand il se retournera, il me dévorera des yeux !

Plus j’essaie de faire vite, moins mes doigts veulent m’obéir. La chemise m’arrive à mi-cuisse, une chemise qu’il a touchée, qui a épousé son torse, moulé sa peau… Soudain, je suis sensible au moindre de ses gestes, à la façon dont il positionne ce corps masculin le plus convoité de Chicago.

– OK, dis-je promptement.

Et je regrette aussitôt ce petit mot, car il n’est pas vraiment de mise. Rien n’est « OK » ! Je me sens rougir jusqu’à la pointe des oreilles, et ses yeux brillent à présent de façon impitoyable ; il a conscience de ma gêne.

– Elle vous va mieux qu’à moi, m’assure-t-il.

– Vous me taquinez, n’est-ce pas ? dis-je dans un souffle.

Je m’adosse au siège. Sa chemise sent le savon, et son col amidonné s’étale de façon lâche autour de mon cou. Mes genoux sont en coton. Bon sang ! Je ne me serais pas sentie plus vulnérable si je m’étais présentée toute nue devant lui.

– Bien, vous êtes donc parvenu à me rendre présentable, dis-je en riant.

Puis je me mords la langue pour ma familiarité. Bon, tu les poses tes questions, Rachel ? Et tant que tu y es, retrouve ton objectivité !

À cet instant, son téléphone sonne. Il ne prend pas l’appel et je me rends compte qu’il sourit à cause de mon commentaire. Les commissures de ses lèvres se relèvent de façon sensuelle, et ses dents, parfaitement blanches et bien alignées, forment un formidable contraste avec son teint bronzé.

Quel sourire ! À se pâmer ! Je sens mon estomac se contracter brutalement.

– Allez-y, c’est à vous, s’impatiente-t-il.

Le téléphone sonne de nouveau. Il regarde l’écran, plisse les yeux.

– Vous pouvez répondre, dis-je.

Car j’ai vraiment besoin qu’il se concentre sur autre chose que moi pendant quelques secondes. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je porte sa chemise, putain ! Il finit par murmurer :

– Excusez-moi.

Et il s’empare de son portable, pivotant légèrement sur sa chaise.

Je pousse un soupir et lis de nouveau mes questions, tout en levant de temps à autre les yeux vers lui pour observer son profil. Rien qu’en écoutant attentivement son répondeur, il absorbe tout l’oxygène de la pièce, toute sa personne respire la classe, l’argent et le pouvoir.

Il paraît qu’un jour il a sauté du toit de son bureau. On le dit effronté et audacieux à la fois en affaires et en dehors. Je n’ai pas cru ce que j’ai lu sur lui hier soir, mais maintenant, je ne suis plus si certaine que ce soient des mensonges.

Il porte son costume comme une seconde peau. Lui arrive-t-il de dormir avec ? Sous la chemise blanche, j’aperçois une masse de muscles impressionnants… Aucune des photos ne rend justice à l’effet qu’il produit sur les autres. Non, aucune. Ce visage est si remarquable qu’on en foncerait droit dans le mur sans s’en rendre compte, et je ne parle même pas de son corps, mais je comprends mieux à présent pourquoi son lit est le lieu le plus convoité de la ville.

Sa communication terminée, il se retourne. Nos regards se croisent quelques instants.

– Voulez-vous bien continuer, mademoiselle Livingston ? m’encourage-t-il alors, en montrant mon téléphone.

– Je vous amuse, dis-je brusquement.

Haussant un sourcil, il semble méditer sur ma remarque l’espace d’une seconde, puis pianote sur son bureau.

– Vous m’intriguez, oui. Vous peignez ?

– Il se trouve que j’étais dans un parc ce matin, où les gens de mon quartier se rassemblent parfois : nous essayons de nous mobiliser contre la violence des rues, les bagarres entre gangs et la vente de drogue.

– Ah bon ? dit-il d’un ton impassible.

Au fond, je ne suis même pas certaine que mon accoutrement l’intrigue, peut-être ne veut-il tout simplement pas répondre à la moindre de mes questions. Pourtant, je dois lui arracher le plus d’informations possibles ! J’ouvre la bouche, m’apprêtant à recourir à un peu de flatterie pour l’amadouer, quand l’une de ses assistantes nous interrompt.

– Monsieur Saint, un appel de Chine, annonce-t-elle en passant la tête dans l’entrebâillement de la porte. La voiture est prête.

Il se lève et ses muscles ondulent sous sa chemise tandis qu’il enfile son impeccable veste noire. Il saisit alors la casquette des Chicago Cubs qui se trouve sur son bureau, la considère un instant et sa mâchoire tressaute imperceptiblement, comme si soudain quelque chose l’agaçait.

Ne voulant pas abuser de son temps, je me force à me mettre debout. Il relève la tête pour me décocher un ultime regard.

– Ce fut intéressant, Rachel, m’assène-t-il.

Un horrible sentiment de perte me foudroie sur place, et devient plus pesant à chaque pas qui le rapproche de la porte. Ce n’est pas possible… c’est tout ?

– Monsieur Saint, pourriez-vous me recevoir de…?

Mais il a déjà franchi le seuil de son bureau, et son assistante lui tend deux Post-il jaunes qu’il déchiffre rapidement, tête légèrement penchée. Son dos est extrêmement tonique, un triangle inversé partant des épaules pour se prolonger jusqu’à la taille est nettement perceptible sous sa veste. Une autre assistante s’empresse d’appeler l’ascenseur, cependant qu’une troisième trottine à ses côtés pour lui remettre une balle.

Subitement, ça fait tilt dans mon esprit : le match de baseball, bien sûr ! Soit il va demander aux joueurs de la lui signer, soit il va la lancer à Wrigley Field.

Je laisse mon regard courir sur ses assistantes. Deux sont en train de taper sur leur clavier, une attend près de l’ascenseur et l’autre court toujours à ses côtés, on a l’impression qu’elle flotte. Toutes ont les yeux braqués sur lui quand il pénètre dans l’ascenseur. On dirait que tout le monde retient son souffle jusqu’à ce qu’il disparaisse. Même moi.

Dès que les portes de l’ascenseur se referment, les deux autres assistantes reprennent place derrière leur bureau, et c’est la première fois que je vois des personnes si avides de se remettre au travail. Excepté moi, s’entend.

Un sourire aux lèvres, je m’approche de celle qui m’a fait entrer dans son bureau. CATHERINE H. ULYSSES, indique la plaque posée près de son ordinateur. Je lance :

– Il fait de l’effet, n’est-ce pas ?

Est-ce qu’il couche avec l’une de vous, les filles ? Ça, c’est ce que j’aimerais vraiment savoir.

Elle fronce un peu les sourcils. Protectrice, en plus de ça ?

– En quoi puis-je vous aider ? me demande-t-elle.

– J’aimerais prendre un nouveau rendez-vous avec monsieur Saint. Nous n’avons pas eu le temps de terminer. Il me faudrait au moins une heure, voire deux, si ce n’est pas trop demander.

Elle me répond qu’elle me tiendra au courant, puis toutes les quatre me dévisagent, se rendant soudain compte que je porte sa chemise. Je soupire intérieurement : elles n’ont pas l’air d’apprécier ! Bon… ses assistantes me haïssent, et il m’a probablement bannie de M4 pour toujours. Bien joué !

Dans le taxi qui me ramène chez moi, immensément déçue, je me rejoue la scène encore et encore, essayant de tirer le meilleur parti de ce bref échange. Mais il me faut un bon moment pour m’arracher à ma confusion, et tirer la substantifique moelle de cet entretien.

J’écris…

Ponctuel

Respecté par son personnel : bon boss ?

Même quand il est assis devant vous, on a l’impression que son cerveau travaille constamment, comme s’il était en mode automatique (À quoi pense-t-il ? À son prochain investissement ?)

Son regard… est le plus profond que j’aie jamais vu (est-ce que ça veut dire qu’il voit clair dans le jeu d’autrui ?)

Il m’a donné sa chemise.

Je penche la tête pour inspecter la chemise en question, les boutons, le revers. C’est un geste inattendu, ça ! I-nat-ten-du. Mais c’est tout lui. Calme, posé, maître de son énergie débordante, et ayant à coup sûr un secret intéressant profondément enfoui en lui.

Je remonte les manches de la chemise jusqu’aux coudes, et écris ces dernières réflexions. Parfois, mes articles commencent par une liste de mots… À la fin, je retiens cinq points. Donc, c’est tout ce que j’ai tiré de cet entretien ? Cinq petites choses avec bien peu d’arguments pour les étayer, un curieux nœud au creux de l’estomac, et un butin de guerre, tout de même : une chemise qui sent incroyablement bon.

Quand Gina rentre du travail, elle proteste.

– Qu’est-ce qu’une chemise d’homme fait ici ? C’est un lieu féminin sacré.

– Il était gêné pour moi, alors il m’a donné sa chemise.

Je suis assise devant mon écran blanc, et je ne suis pas vraiment en transe. D’habitude, j’adore les écrans blancs, ils représentent ma cour de récréation. Mais une cour avec un seul sujet et sans informations avec lesquelles jouer me donne plutôt envie de bougonner. J’ai acheté un sachet de bretzels au yaourt que j’ai posé à côté de moi, mais cela ne contribue pas à améliorer mon humeur.

– Il t’a donné une épaisseur supplémentaire, au lieu de t’en retirer une ? Et on le traite de coureur ?

– Mais enfin, Gina, on était dans son bureau ! Il a le sens de la déontologie. Il ne mélange visiblement par les affaires et le plaisir.

Gina vient piocher dans mon sachet de bretzels.

– Saint vit pour le plaisir, il est le tsar du plaisir… Pourquoi tu fronces les sourcils ?

Je pousse un grognement, je referme mon ordinateur et je m’affale sur le lit.

– Il faut que je lui rende cette chemise et la tache de peinture dessus ne partira pas.

– Pourquoi veux-tu la lui rendre ?

– Parce que ! Je n’ai jamais… Bref, tu sais de quoi je parle. Aucun type ne m’a jamais rien offert. Cela me met mal à l’aise.

– Tu n’as pas eu de père qui te couvrait de cadeaux, et ça se voit, rétorque mon amie. Ni de frère, ni même de petit ami généreux, d’ailleurs. Pourtant, il faut que tu apprennes à accepter les cadeaux quand ils se présentent. Fais confiance à quelqu’un qui sait de quoi elle parle, ça n’arrive pas souvent.

– Hors de question que je garde cette chemise. Qu’est-ce que ça voudrait dire sur moi ?

Je secoue la tête. Elle prend une autre bouchée de bretzel et enlève ses chaussures.

– C’est un milliardaire, Rachel, il en a sans doute une vingtaine dans son placard qui porte encore l’étiquette. Tu envisageais quoi, au juste ? Passer à son bureau et lui rendre en main propre ? On t’a remis un badge de visiteur permanent à M4, ou quoi ?

– Non…

Et je tends le bras pour prendre mon téléphone sur mon bureau. J’ouvre ma boîte e-mail et lui montre le message que j’ai reçu.

Malcolm Saint

Mademoiselle Livingstone, c’est encore Dean.

Monsieur Saint peut vous recevoir lundi. Si cela ne vous dérange pas que l’on glisse un entretien entre deux de ses autres obligations, il peut vous voir à 15 h.

– Waouh ! s’écrie-t-elle en me donnant une bourrade affectueuse dans l’épaule. Bravo, Rachel !

Je lui adresse un sourire tranquille et regarde de nouveau la chemise accrochée sur un cintre à ma porte. L’enthousiasme de Gina est communicatif…

On dit que quand on veut vraiment quelque chose, il faut se visualiser en train de l’obtenir et que ça arrive. Eh bien, c’est la première fois de ma vie que je désire quelque chose si ardemment que ça prend finalement forme.

Il m’accorde un deuxième entretien, ce n’est pas rien ! Il a certes d’autres obligations, mais il souhaite me revoir, en dépit du fiasco que fut notre première entrevue… Je sens tout à coup un mélange d’excitation et d’inspiration me gagner. Lundi, c’est dans la poche !

CHAPITRE 4

LUNDI

Une Rolls Royce noir métallisé est garée au beau milieu de l’allée qui mène chez M4, le soleil miroitant sur son toit. Dès que je sors du taxi, un chauffeur en uniforme s’approche.

– Mademoiselle Livingston ?

Je hoche la tête sans mot dire.

Il touche sa casquette du bout des doigts et m’ouvre promptement la portière de la Rolls. Je repère immédiatement Saint à l’intérieur, en train de donner des ordres impatients au téléphone. Aïe, ça craint ! Il n’a pas l’air de bonne humeur aujourd’hui. Cela dit, il ne crie pas ; encore qu’il ne soit pas le genre d’homme à devoir hausser le ton pour qu’on l’écoute. Sa voix est telle que je me la rappelle, mais les propos qu’il tient sont plus acérés, autoritaires. Je prends une large inspiration quand je comprends que je suis censée me glisser dans la voiture, près de lui. Bordel…

 

Faisant fi de mes jambes flageolantes, je m’engouffre à l’intérieur et le chauffeur referme tout de suite la portière derrière moi. L’habitacle semble rétrécir d’un coup, j’ai l’impression que Saint occupe brusquement tout l’espace avec sa grande carcasse étalée de façon pas franchement élégante sur la banquette, en face de moi. Il porte une chemise blanche dont les boutons ouverts laissent voir sa peau. Sa veste, bien pliée, est posée sur quelques dossiers et un iPad, à côté de lui.

– Ne vous excusez pas, agissez ! grogne-t-il d’un ton impatient à l’adresse de son interlocuteur.

Il met fin à la conversation, puis prend le suivant.

– Santori, je vous écoute.

Se frottant le menton, il me regarde d’un air pensif alors qu’il écoute son correspondant. Je me prépare pour notre petit tour en voiture, laquelle vient de prendre sa place dans le trafic. Soucieuse d’éviter le moindre bruit susceptible de le distraire, je sors doucement mon téléphone et tape quelques notes. Affaires ? Achète ou vend ? Noms : il s’agit de prénoms ou de noms de famille ?

Simultanément, je l’observe avec la plus grande discrétion. Et je constate que, lorsqu’il arrête de parler pour écouter la personne à l’autre bout de la ligne, ses yeux se promènent sur mon corps, lentement.

Assaillie par une onde de chaleur, je baisse rapidement les paupières vers mon écran de téléphone… L’intensité qui émane de cet homme ! Sans compter ce soupçon d’arrogance à faire perdre la tête.

Il a attiré des légions de femmes dans son lit, c’est à la fois un défi et un gros lot, d’après mes recherches. Mais après avoir écumé Internet hier soir, je n’ai rien trouvé sur ses affaires concernant M4, son nom n’est nulle part associé à cette entreprise. Saint ne mélange pas les affaires et le plaisir. C’est ce que j’ai écrit en conclusion.

Calée à présent à l’arrière de la Rolls Royce noire, je me rends compte que cet homme compartimente sa vie avec soin. Assis en face de moi, il s’offre impassiblement à ma vue tout en menant de multiples transactions. Il est vraiment magnifique, même quand il fronce les sourcils et il semble d’ailleurs prendre un air songeur alors même que…

Qu’il me regarde effrontément.

– En affaires, un non n’est pas une réponse, dit-il d’un ton bas et rauque, dans son portable. C’est une invitation à la négociation.

Je détourne les yeux vers la vitre, un sourire aux lèvres en entendant la légère frustration dans sa voix. Il continue à marmonner dans son téléphone.

Depuis que je suis montée dans la Rolls, il n’a pas cessé un seul instant de parler, je n’ai donc pas pu poser la moindre question. Oh, je ne m’en plains pas ! Cela m’offre un panorama exclusif sur le labyrinthe de son cerveau et de sa personnalité.

Et moi qui pensais être un bourreau de travail ! Il m’est impossible de décrire la façon dont Saint mène ses affaires, tout en faisant une chose aussi passive que rouler à l’arrière d’une Rolls. Passive ? Je ne crois pas que ce mot figure dans son dictionnaire personnel. Il est en train de s’assurer que tout se passe comme il le veut et je vais faire la même chose.

Bien malgré moi, je me retrouve plongée au cœur d’une guerre d’enchères. Je sens l’adrénaline courir dans mes veines pendant qu’il énumère des chiffres, ou plus exactement les crache comme autant de coups de mitraillettes. Achète-t-il une société ? Une œuvre d’art chez Sotheby’s ? J’écris le nom de son interlocutrice : Christine. Et les chiffres qu’il égrène. Il a monté l’enchère de 100 000 dollars et celle-ci se termine au-dessus de deux millions. Il murmure alors :

– Bien.

Je présume qu’il a obtenu ce qu’il voulait à en juger par le sourire éblouissant et très troublant qu’il affiche. Du coup, je manque presque la brèche où m’engouffrer quand, enfin, le silence se fait et que résonne le bruit mat de son téléphone qui heurte la banquette.

Je m’arrache bien vite au spectacle des rues de Chicago qui défilent derrière la vitre, un curieux nœud chevillé au ventre, comme la dernière fois, sauf qu’en l’occurrence, la raison en est l’exact contraire : il m’accorde enfin toute son attention ! Une bouffée de chaleur m’étreint au niveau du cou à l’idée qu’il va enfin s’adresser à moi. Je lui demande :

– La lune vous appartient-elle, à présent ?

Il prend une bouteille d’eau dans le minibar, l’ouvre et en avale une gorgée.

– Pas encore.

Il sourit, puis fronce les sourcils et prend une deuxième bouteille qu’il me tend.

– Tenez.

Après quoi, il s’étire, inclinant son cou d’un côté, de l’autre, avant de tapoter l’accoudoir des doigts. Son attitude me perturbe. Quelque chose ne va pas ?

Aujourd’hui, je ne porte pas de salopette. Je suis vêtue de… Et instantanément, je passe ma tenue en revue car son regard me rend nerveuse. Un pantalon noir, un corsage blanc, une petite veste de la même couleur et un bandeau noir pour retenir mes cheveux. J’ai l’apparence irréprochable d’une femme qui est prête à discuter affaires, non ?

– Je peux vous poser quelques questions, maintenant ?

– Allez-y !

Quand je sors mon calepin, il avale une gorgée d’eau, les yeux toujours braqués sur moi. Ma concentration mise à mal, je lève et baisse la tête, pour regarder alternativement mes notes et la personne que j’interviewe, comme une vraie pro.

– Quand est née l’idée d’Interface ?

– Lorsque le système de Facebook a merdé.

– Vous avez donc tiré profit de ses faiblesses ?

Durant une fraction de seconde, une lueur approbatrice brille dans ses prunelles, auréolées d’un noir étrangement euphorisant.

– La faiblesse des uns profite aux autres, c’est bien connu. Leur système peut être largement amélioré. Un meilleur accès, des chargements rapides, des activités plus intéressantes. Et il se trouve que je dispose de l’équipe la plus douée de tout le continent pour pallier ces carences.

– Combien de collaborateurs actuellement à bord ?

– Quatre mille.

– N’est-ce pas un chiffre un peu élevé pour une start-up ?

– Étant donné que nous avons déjà atteint notre premier objectif, non.

Je souris et feuillette mon calepin, histoire d’échapper à l’intensité de son regard. Quand je relève la tête, il boit une nouvelle gorgée d’eau, les yeux toujours braqués sur moi.

Je reprends :

– Vous savez naturellement que vous êtes l’homme le plus convoité de la ville ? Cela vous surprend-il ?

– Le plus convoité, répète-t-il presque amusé par le concept. Et par qui ?

Il écarte un peu plus les jambes et se cale confortablement contre la banquette, une main posée sur le genou tandis qu’il glisse sa bouteille dans le porte-gobelet sur le côté et darde à présent sur moi un regard empli de curiosité.

Il a une main immense, me dis-je. Digne d’un basketteur ou d’un pianiste. Je précise alors :

– Les médias, vos fans, même les investisseurs.

Il paraît méditer sur mes propos, et encore une fois ne répond pas.

– Vous avez grandi sous l’œil de l’opinion publique. Je ne pense pas que cela puisse amuser qui que ce soit. Ne vous arrive-t-il pas d’être fatigué ?

Il étire les doigts sur son genou et sa main semble encore plus grande. Puis il se met à tapoter son pouce contre sa jambe ; ses yeux en revanche demeurent immobiles, toujours attachés aux miens, même quand il reprend sa bouteille.

– Je n’ai rien connu d’autre.

La façon dont il me fixe me déconcentre terriblement. Soutenant malgré tout son regard, j’enchaîne d’un ton le plus professionnel possible :

– Tous vos actes de rébellion… Était-ce pour prouver que l’on ne peut pas vous contrôler ? Pour que les gens vous aiment encore plus ?

Une seconde s’écoule, deux. Et le petit sourire renaît sur sa bouche.

– Les gens n’éprouvent aucune affection pour moi, mademoiselle Livingston. Je les intéresse pour quatre choses, et quatre uniquement : ils veulent que je les aide, être moi, m’imiter ou encore me tuer.

Surprise par son franc-parler, je laisse fuser un bref rire, puis rougis quand son regard s’assombrit. J’enchaîne bien vite :

– Oublions les questions personnelles, c’est Interface qui m’intéresse et l’esprit qui l’anime. C’est sur cette nouvelle société que je veux écrire.

La voiture ralentit en approchant d’une allée. Je scrute rapidement notre environnement : nous sommes visiblement dans un centre d’affaires high tech et je me rends soudain compte que nous avons probablement atteint notre destination. Noooon ! Déjà ? Je tourne la tête vers lui, mais il ne semble pas du tout partager mon anxiété.

– J’ai l’impression que nous sommes arrivés et j’ai encore tant de questions impertinentes à vous poser, dis-je d’un ton taquin.

Il me sourit, un sourire sincère qui lui retire tout à coup quelques années, et le rend en même temps plus accessible.

– Vous savez quoi ?

Il se penche vers moi, arborant une expression espiègle.

– Dites-moi quelque chose sur vous, et je vous livrerai à mon tour une information.

Sans l’ombre d’une hésitation, je saute sur l’occasion :

– Je suis fille unique.

– Je suis fils unique.

On se regarde de la même façon qu’à son bureau, la dernière fois, quand j’ai enfilé sa chemise…

Et subitement, j’ai envie qu’il me fournisse mille et une réponses comme celle-ci. Personnelles. Précises. Sans hésitation, je demande :

– Je vous en donne une autre, en échange d’une des vôtres ?

– On dirait que j’ai affaire à une vraie négociatrice !

Il s’adosse au siège et je savoure son rire, profond et chaud.

– Alors, c’est oui ? renchéris-je en riant moi aussi.

– Voyez-vous, mademoiselle Livingston, pour mener des négociations, il faut que vous déteniez quelque chose que l’autre désire.

Je le scrute quelques secondes : il me provoque ou quoi ? Son regard est sombre, mais il affiche toujours un beau sourire. Ah, ces yeux ! J’ai l’impression que je ne m’en lasserai jamais. J’y vois tourbillonner l’énergie qui l’anime. C’est un homme indubitablement lié à la couleur noire. Noir comme ses cheveux. Noir comme le péché. Noir comme tout ce qui tourbillonne autour de lui. Une aura magnétique. Irrésistible. Toujours impassible à l’arrière de la Rolls, il me jauge, et je ne sais même pas comment réagir, que lui répondre. C’est un homme influent qui a l’habitude que tout se déroule conformément à ses attentes. C’est aussi un joueur qui obtient toujours qui il veut. Il voulait une info sur moi, et stupidement, je suis tombée dans le piège et en ai de surcroît proposé une deuxième. Mais il n’en souhaitait qu’une. Pas deux.

– Je vais y réfléchir, Rachel, déclare-t-il devant mon silence.

Et comme pour adoucir sa réponse brutale, je vois ses yeux sombres devenir liquides. Et merde ! C’est comme s’il m’avait giflée.

– Décidément, j’ai le chic pour rater mes interviews avec vous.

Je ne sais même pas pourquoi je murmure, mais il me semble que parler plus fort rendrait sourd une personne à l’esprit aussi vif que le sien. Je baisse la tête pour masquer la rougeur que je sens se répandre sur mes joues. Quand je risque un œil, je constate qu’il me surveille en silence.

Troublée, je tourne vivement le visage vers la vitre, puis expire discrètement, au moment où la voiture se gare devant l’entrée de l’immeuble. Il y a de nouveau de la tension dans l’air, après mon stupide faux pas. Sans attendre, son chauffeur sort de la voiture, et l’équipe des relations publiques de Saint accourt précipitamment, comme un essaim. Il surfe sur son smartphone, compose un numéro et dit d’une voix basse :

– Salut ! Bats le rappel pour vendredi. Allons décompresser à l’Ice Box. Envoie des invitations par e-mail à la liste habituelle.

Il jette un coup d’œil par la vitre, attendant un signal du chauffeur. J’aimerais encore lui poser des questions sur Interface, mais je l’ai déjà perdu. Je suis complètement consternée quand il descend de sa voiture et m’indique que son chauffeur sera ravi de me déposer où je veux. Je parviens à articuler :

– Merci pour le temps que vous m’avez accordé, monsieur Saint.

Il me semble entendre « prenez-soin de vous », mais je n’en suis pas sûre, car son équipe lui bondit à cet instant littéralement dessus et il disparaît. Sans la bouteille vide qui atteste de sa présence, on pourrait croire qu’il n’était qu’un mirage.

Sur le trajet de retour, je médite sur ce qui m’entoure – maintenant qu’il n’est plus là pour me distraire. Le calme et la beauté de l’intérieur de la Rolls me rappellent que ceci n’est pas mon monde. Je considère sa bouteille vide… Pourquoi cette bouteille m’obsède tant ? Je l’ignore. Me faisant violence, j’en détourne les yeux pour noter mes impressions dans mon téléphone, via un e-mail que je me destine.

Insatiable et exigeant en affaires/extrêmement ambitieux. Vraiment… brutal (ce type n’enrobe pas ses propos), n’hésite jamais à lâcher une bombe qui va faire le plus mal possible (cela dit, ça me plaît que ses réponses soient spontanées et qu’il improvise). Pourquoi Chicago est-elle si obsédée par sa personnalité ? Il est authentique, aucun doute là-dessus.

J’essaie de penser à autre chose, mais n’arrive à me concentrer sur rien, aucune question, aucune réponse. Patience, me dis-je. Aucune histoire ne s’écrit en un jour. Aucun secret ne se dévoile en une heure.

Ce soir, alors que je cherche mon tee-shirt au logo de mon ancienne université de Northwestern pour dormir, je repère sa chemise dans mon placard et m’absorbe dans sa contemplation… Instinctivement, je fais courir mes doigts dessus. Il est clair que cette chemise a coûté une fortune et elle semble subitement occuper plus d’espace qu’elle ne le devrait. Je scrute chaque bouton, admire les poignets parfaitement repliés, et souris en les effleurant ; alors je fronce les sourcils car je sens revenir ce fameux nœud au creux de mon estomac.

Et tout à coup, je sais comment le revoir.

CHAPITRE 5

LA CHEMISE

Monsieur Saint,

J’aimerais vous rendre votre chemise.

En outre, si vous éprouvez au fond de vous l’envie de me livrer encore quelques informations au sujet d’Interface, je vous en serai infiniment reconnaissante.

Dans l’attente de votre réponse,

Rachel Livingston, de Edge.

Mademoiselle Livingston,

Monsieur Saint doit se rendre à un événement caritatif mardi après-midi. Si vous venez dans nos bureaux à 17 h, il pourra vous voir.

Dean.

P.S. : Il vous fait dire de garder la chemise.

– Il accepte de me revoir ! Je le crois pas ! Il accepte de me revoir et cette fois, je ne peux pas me permettre le moindre faux pas. Il faut que je lui pose les bonnes questions, que je sois dans ses petits papiers pour qu’il accepte peut-être une nouvelle entrevue… Gina, il est impératif que je porte les bons vêtements. Aide-moi à les choisir !

– OK… Quel message tu veux faire passer ?

– Eh bien…

Mon regard se pose sur une jupe blanche et un corsage également blanc, à la fois pur et féminin. Mais Gina secoue la tête.

– Non, il faut quelque chose de plus fort que cette tenue qui semble dire : « Voilà, je suis là, et je vais faire un bon job. »

Elle désigne alors une jupe grise, une petite veste cintrée de même couleur et des escarpins rouges.

– Entendu ! dis-je. Et je mettrai aussi de la lingerie fine pour me sentir en confiance.

 

Le mardi, j’informe Helen que j’ai une interview et que je quitterai le bureau plus tôt.

– Tu y vas dans cette tenue ? me demande-t-elle en pointant du doigt les vêtements que Gina et moi avons choisis.

Je hoche la tête. Elle fronce immédiatement les sourcils.

– Ça fait un peu… secrétaire. Tu ne peux pas porter quelque chose de plus audacieux ? Il faut piquer son intérêt sexuel !

– J’ouvrirai un ou deux boutons de plus pour avoir un beau décolleté, dis-je, conciliante.

– Je sais qu’il organise une grande fête à l’Ice Box, ce week-end. Tu as des infos à ce sujet ?

Non, mais il y a fait allusion dans la voiture. Je lui assure aussitôt :

– Je vais essayer de m’incruster.

J’arrive plus tôt que prévu à M4, fonce à son étage et demande si je peux le voir avant que nous partions. Je précise :

– Juste cinq minutes pour lui rendre ça.

Et je tends la chemise lavée à sec, suspendue à un cintre et enveloppée dans le plastique du pressing. Une des assistantes décroche son téléphone, murmure quelques mots dans le combiné et hoche la tête avant de me prier de prendre un siège.

Je m’exécute et, une fois assise, porte la main à mon col pour en défaire discrètement un bouton de plus. Puis un deuxième. Je sens un léger courant d’air caresser ma peau, entre mes seins.

Je pousse un profond soupir, histoire d’évacuer ma nervosité. Dois-je en reboutonner un ? Je me pose au moins dix fois la question, mais j’oublie tout dès que je suis dans son bureau, et que je le vois debout derrière sa table de travail, en bras de chemise.

Un mètre quatre-vingt-dix de virilité brute à l’élégance rare, cravate noire, rasé de près. Je n’ai jamais vu mon père habillé pour partir au travail, ou un frère. C’est dans doute pour cette raison que Malcolm Saint dans sa chemise d’un blanc immaculé, sans veste, me trouble et me fascine tant.

Je n’arrive pas à détourner les yeux ! Quand il croise mon regard, il le soutient, impassible. Au secours ! Ce qu’il me perturbe ! Non, je ne suis pas dupe de l’attrait qu’il exerce sur moi. En fait, à chaque rencontre, c’est comme si je prenais un coup de poing dans le ventre. D’une force à chaque fois plus grande.

Il fronce les sourcils, l’air curieux.

– Pourquoi teniez-vous à me voir avant l’heure fixée ?

Il n’a pas remarqué mon paquet ? L’air de rien, il prend sa veste accrochée à la chaise puis, planté devant moi, écarte un peu les jambes sans cesser de me scruter. Je sens mes jambes fléchir.

Je crois qu’il n’a même pas jeté un coup d’œil à mon décolleté et pourtant, jamais je ne me suis sentie aussi nue. Je m’éclaircis la gorge.

– Monsieur Saint…

Et le silence s’étire entre nous pendant qu’il enfile sa veste.

– Rachel, dit-il alors, un petit sourire mystérieux aux lèvres.

J’aimerais tant savoir ce qu’il pense en cet instant précis ! Puisant dans mon courage, je m’avance vers son bureau bien rangé et brandis la chemise au-dessus.

– Il me semble qu’elle vous appartient. Excusez-moi de ne pas vous l’avoir rendue avant. J’ai dû la faire laver deux fois à sec, car la peinture n’avait pas complètement disparu.

Il considère la chemise… On dirait que ça l’amuse de la revoir.

– J’avais demandé à Dean de vous dire de la garder, déclare-t-il enfin.

– Ça me semblait déplacé.

Il se penche sur son ordinateur, appuie sur quelques touches, puis le ferme.

– Pourquoi ?

Il finit par prendre le cintre et ce faisant, ses doigts effleurent les miens – des doigts longs et chauds… et d’un pas décidé se dirige vers l’immense placard à l’autre bout de son bureau afin de l’y accrocher. J’en profite pour reboutonner subrepticement les deux boutons de mon chemisier et reprends ma respiration.

– N’avez-vous encore jamais reçu de cadeaux d’un homme, Rachel ? me demande-t-il.

Décidément, il est bien trop perspicace et observateur pour moi.

– Eh bien, en fait, je… Non, pas vraiment…

– Pas même des fleurs ?

Tout en ouvrant la porte de son placard, il me lance un long regard. Pourquoi me demande-t-il cela ? Je ne vois pas du tout en quoi la réponse peut l’intéresser. Je parviens toutefois à articuler :

– Non.

Il remet la chemise dans le placard, parmi des dizaines d’autres, mais à la lueur qui brille dans ses yeux quand il se retourne, je comprends que l’information l’intéresse. Devant sa réaction, et sans comprendre moi-même ce qui m’arrive, je poursuis d’un ton bougon :

– Maintenant que vous êtes au courant, j’imagine que vous allez vous moquer de moi.

Il hausse un sourcil étonné.

– Moi ? Me moquer de vous ?

– Oui, je pense que ça vous amuse. D’ailleurs, vos yeux rieurs le prouvent.

Et je pointe un doigt accusateur vers lui tandis qu’il revient vers sa table de travail, arborant le plus beau sourire que je lui aie jamais vu.

– Peut-être parce que j’aime vous voir rougir.

Et bien sûr, je m’empourpre de plus belle. Subitement, je ne trouve plus son regard aussi glacial, d’ailleurs quand il me regarde, je sens ma température intérieure monter.

– Parlez-moi de votre père, dit-il alors que nous sortons de son bureau.

J’ai envie de lui répondre avec humour et légèreté, mais je ne parviens pas à trouver une réponse amusante et détachée. Pas sur mon père. Devant l’ascenseur, je finis par murmurer :

– Il est parti avant d’avoir le temps de me faire des cadeaux.

L’appareil arrive et il me fait signe d’entrer. Au moment où je passe devant lui, il baisse son visage vers moi et son souffle chaud effleure mon oreille quand il dit :

– Je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise, Rachel.

Une fois que nous sommes entrés dans l’ascenseur, je constate que toutes ses assistantes et les personnes présentes à l’étage sont sur le qui-vive, attendant ce que Saint va faire. Et elles ne sont pas les seules. Je lui chuchote alors :

– Ce n’est pas le cas.

Pur mensonge ! Il n’a pas besoin d’en faire tant pour me mettre mal à l’aise. Mais en quoi ma vie privée l’intéresse-t-elle, d’abord ? M’estime-t-il trop jeune, pas assez expérimentée pour mener un entretien comme le mérite un homme de son rang ?

– Monsieur Saint ! s’écrie soudain une des assistantes.

Et elle se rue vers l’ascenseur juste avant que les portes ne se referment.

– Oui, Cathy ?

S’engouffrant dedans, elle ouvre un dossier et lui indique un paragraphe au moment où l’appareil entame sa descente.

– Parfait, dit-il.

– Très bien. Et ça ?

Ce petit échange me donne l’occasion de humer la fragrance qui flotte autour de lui : un après-rasage discret et raffiné, aux notes boisées. Mon regard est attiré par ses lèvres alors qu’il répond aux questions de son assistante. Subitement, je me rends compte qu’elles sont tournées vers moi, ces lèvres : il vient de me surprendre en train de le mater !

Résultat : je suis rouge écarlate quand nous arrivons en bas.

– Merci, Cathy, dit-il à son assistante.

– Je vous en prie, monsieur Saint.

Cathy. Elle a au moins dix ans de plus que lui, voire quinze, mais il est évident qu’elle est amoureuse de lui. Depuis combien de temps est-elle son assistante ? Il faudra que je me renseigne.

– Tout va bien ? me demande Saint une fois dans la voiture.

Et il me tend une bouteille d’eau. Il est de nouveau assis en face de moi, et sa silhouette imposante remplit presque à elle seule toute la banquette en cuir beige. Il a l’air détendu. Sa chevelure noire et soyeuse, coupée court sur les côtés mais avec un peu plus de volume sur le dessus, est aujourd’hui soigneusement domptée et ramenée en arrière, ce qui dégage son front lisse et souligne ses traits parfaitement ciselés. Le vert de ses yeux n’est jamais le même d’un jour à l’autre. C’est peut-être pour ça que je n’arrive pas à en détourner les miens. Je réponds enfin à sa question.

– Oui, et merci d’accepter de me revoir.

Je sors mes fiches, car cette fois, pas question que je me plante ! Il avale un peu d’eau et je me lance. Rapidement, j’apprends que : Interface proposera des gif et des vidéos de Tumblr, ainsi que YouTube ; le site aura de grosses capacités en termes de partage de fichiers ; le nombre de ses abonnés dépasse les estimations initiales de 160 % par jour.

– Donc Interface est la trente-cinquième société que vous créez ex nihilo ?

– Trente-cinquième… trente-sixième… Ce chiffre ne veut rien dire. J’ai toujours le sentiment que c’est la première.

Lorsque nous arrivons à destination, je découvre le lieu de l’événement : un immense jardin, à l’arrière d’une superbe demeure, où sont dressées plusieurs dizaines de tables recouvertes de nappes blanches ; un podium a également été installé et le tout est parsemé de magnifiques bouquets de fleurs. Une imposante marquise protège les tables du soleil et de la pluie, et il se dégage de l’ensemble une impression de beauté et d’élégance.

SAUVEZ UN ANIMAL, proclame en lettres bleu foncé la grande bannière accrochée au-dessus de l’estrade. Quand Saint s’arrête à un stand pour prendre une carte d’accès à la vente aux enchères, je le regarde d’un air confus.

– Je croyais que vous alliez faire un discours, aujourd’hui, dis-je en le suivant entre les tables.

– C’est mon bras droit qui s’en charge, m’apprend-il.

– Saint ! l’interpelle alors un homme, un appareil photo à la main. Et moi qui pensais que vous refusiez le contact avec les journalistes.

Le nom de ce type m’échappe, mais je me souviens soudain qu’il a travaillé quelques jours chez Edge. Il est grand, blond, jeune et me dévisage avec envie.

Me prenant par le bras, Saint ne lui prête pas la moindre attention, mais marmonne entre ses dents d’un ton menaçant, quand nous passons devant lui :

– Mêlez-vous de vos affaires, Gregg.

– Mais mes affaires, c’est vous !

Curieuse de sa réaction, je jette un coup d’œil à Saint. Son visage est impénétrable : de toute évidence, l’importun est déjà sorti de ses pensées. Il doit être tellement habitué à voir les journalistes gesticuler autour de lui qu’il nous compare sans doute à des mouches se battant pour attirer son attention. Mais il nous communique aussi parfois des informations, à nous, la presse ; il lui est déjà arrivé une fois de se montrer agressif envers un journaliste. Jusqu’où celui-ci a-t-il bien pu repousser les limites pour qu’il sorte de ses gonds ?

Je constate qu’il ignore quasi tout le monde, à l’exception de brefs saluts distribués avec parcimonie, le message qui émane de toute sa personne pouvant se résumer à : « Je n’en ai rien à foutre. » Les gens, eux, semblent incapables de résister au magnétisme qui émane de lui. Ils lui sautent dessus dès qu’ils le repèrent, comme s’il les aimantait. Et que dire des coups d’œil vénéneux dont me gratifient les femmes avant de tourner un regard énamouré vers lui !

Saint me désigne une place à une table, tout près du podium. Près de chaque assiette est disposé un minuscule catalogue répertoriant les animaux sauvages les plus adorables que j’aie jamais vus.

– Qu’en dites-vous ? s’enquiert-il alors que je le feuillette.

– Vous vous intéressez à la sauvegarde des animaux ?

Il hoche la tête.

– Difficile de choisir lequel sauver, poursuis-je.

– Ils appartenaient à un cirque. Ils seront euthanasiés s’ils ne trouvent pas un foyer et à cet effet, ils demandent un sponsor qui versera l’argent nécessaire pour leur entretien au sein d’un zoo.

– Comme c’est triste !

Je parcours la liste des animaux et m’arrête tout à coup.

– L’éléphant, m’écrie-je alors. Selon moi, c’est un des animaux les plus nobles. Ils sont si sociables entre eux, à la fois forts et gentils.

– C’est ça, votre argument ? demande-t-il pas du tout amusé.

Ma fierté est piquée. Je me défends :

– Non, je m’échauffais juste ! Les éléphants sont des grigris : si vous en sauvez un aujourd’hui, je parie qu’il vous rendra la pareille un jour.

– Impossible, personne ne peut me sauver, mademoiselle Livingston, mais prenons l’éléphant.

Et il me tend la carte pour que je fasse les enchères ! Là-dessus, il s’assied, sort son téléphone et répond à ses mails pendant que je lève le bâton. Je commence à angoisser dès que les prix montent.

– Saint…

– Continuez à renchérir jusqu’à ce qu’il soit à vous.

Je rectifie.

– À vous.

Il hausse les épaules.

– Si ça peut vous rassurer.

Nous sauvons l’éléphante nommée Rosie, et maintenant elle a une maison pour la vie. Après quoi, il me prend le bâton et renchérit sur d’autres animaux dans le but évident de faire monter les prix pour ruiner les autres participants. Évidemment, il n’annonce pas ses intentions secrètes, mais je m’en rends compte au quatrième animal : il pousse l’assemblée dans ses derniers retranchements et se retire du jeu au dernier moment.

On dirait que le monde est sa cour de récréation. Je suis impressionnée et en même temps un peu effrayée. Saint pourrait causer la perte du magazine… J’espère bien ne jamais être la cible de sa férocité. Lors du trajet retour, il parle au téléphone dans une langue étrangère, et je m’efforce de dompter le trouble qu’éveille en moi sa voix caressant ces sons inconnus. En attendant je prends des notes :

Il ne fait pas de quartier. Il a fait monter les enchères autant que possible sans rien acheter. Pourquoi ? Il défie ses pairs et ceux-ci n’apprécient pas. Combien d’ennemis a-t-il ?

Je commence à rougir quand je pense à la façon dont il aime me taquiner, puis je pousse un soupir et le regarde parler à une autre personne. Je suis presque certain que c’est Tahoe Roth. Avec ses amis, il est différent. Plus à l’aise, moins crispé.

Il est déterminé et implacable – complètement insatiable.

Quand nous le déposons à l’entrée de M4, où l’une de ses Bugatti l’attend, ainsi que son chauffeur, clés à la main, il me souhaite une bonne soirée et je le remercie pour cette journée, torturée à l’idée que ce soit peut-être la dernière interview qu’il m’ait accordée.

Une fois à la maison, ne tenant pas en place, je tente de trouver un moyen de le revoir. Mais, n’aurais-je pas l’air désespéré si je lui demande une autre entrevue ? Je vais laisser passer quelques jours.

J’ouvre mon compte Interface, cherche la vente aux enchères et trouve une superbe photo de notre éléphante. Je décide de la publier, en ajoutant la légende : « Tu sais vraiment comment parler à une fille, mon héros ! » Puis je rédige un message personnel à son intention :

Monsieur Saint, je suis non seulement ravie d’en avoir appris davantage sur Interface, mais je passerai aussi une meilleure nuit, sachant que Rosie peut s’endormir tranquillement comme moi.

Je regarde mon texte : est-ce que je ne vais pas trop loin ? Bon, je le provoque un peu, mais c’est de bonne guerre, non ? Je demande à Gina ce qu’elle en pense.

– Qu’est-ce qu’une éléphante a à voir là-dedans ?

OK, lui seul peut comprendre, c’est bon signe. Rassemblant tout mon courage, je poste le message. Puis je me mords la lèvre… J’ai vraiment fait ça ? Je ne suis même pas certaine qu’il va en rire, ni dans quel état d’esprit il sera. En attendant une réponse, je passe mes e-mails en revue. Comme rien ne vient, je me replonge dans la lecture des notes que j’ai prises, essayant de deviner entre les lignes ce qu’il a tu…

Des heures plus tard, toujours pas de réponse. En général, ma chambre est un endroit paisible mais pas ce soir ; je me tourne et me retourne toute la nuit dans mon lit.

CHAPITRE 6

EN BOÎTE

Plongée dans la plus grande confusion, je regarde fixement le plafond de notre appartement.

Mue par un élan d’excitation, j’ai peut-être franchi la ligne rouge. Je n’ai reçu aucune réponse ni de lui, ni de Dean, ni de personne. Et maintenant, je ne sais plus quoi faire, mais je n’ai en revanche pas oublié que ce soir, il donne une fête à l’Ice Box. Il est impératif que je trouve un moyen d’entrer dans cette boîte ! Sa vie est parfaitement compartimentée : travail d’un côté, plaisir de l’autre. S’il est connu pour travailler avec acharnement, il a aussi une réputation de fêtard invétéré ; il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il consacre plus d’énergie à ce domaine qu’au travail.

Les médias adorent mettre en avant son image de dragueur, et peut-on les en blâmer ? Il a vraiment un physique exceptionnel et pour avoir marché à ses côtés lors de la vente aux enchères, j’ai bien vu les regards féminins de toute l’assemblée se poser sur lui. Par conséquent, est-il raisonnable de jeter la pierre à ce beau jeune homme s’il prend ce que chacune est de toute façon prête à lui offrir ?

Saint estime peut-être n’avoir donné que des miettes à mon magazine, mais sa modeste contribution à Edge dépasse largement ce qu’ont obtenu de lui tous les autres journaux, dernièrement. Il m’a accordé plus de temps que des personnes n’ayant même pas la moitié de son influence ont refusé à un magazine qui, comme le nôtre, lutte pour sa survie.

Ce n’est pas un tendre, cela se voit ; néanmoins, je suis certaine qu’il n’est pas un patron injuste. Interface et tout le groupe M4 constituent des exemples de projets ambitieux, mais sans que cela soit mu par une cupidité aveugle. Rien qu’à ses appels, je peux déduire qu’il est un remarquable homme d’affaires – tout comme il est, à ce qu’il paraît, un remarquable amant.

Saisissant le téléphone fixe, j’appelle Valentine, un de mes collaborateurs chargé des relations publiques et qui connaît tout le monde ou, à défaut, est assez renseigné sur chacun pour pouvoir le prétendre.

– Peux-tu me faire entrer à la fête que donne Malcolm Saint à l’Ice Box, ce soir ?

– Je peux te donner accès à tous les endroits que tu veux, mais la vraie question est : qu’est-ce que j’y gagne en retour ?

– Vas te faire voir !

– Ah, voilà la Rachel râleuse que j’aime ! Je te rappelle sous peu.

Et de fait, quelques minutes plus tard…

– Tu es sur la liste, m’annonce-t-il.

– Avec Gina, on est bien d’accord ?

– Eh, cocotte, je suis un faiseur de pluie, pas de miracle ! Il y a une place pour toi. Et maintenant, tu m’es redevable.

– Je te revaudrai ça, t’inquiète, dis-je d’un ton joyeux.

Une joie que ne partage pas vraiment Gina quand je lui annonce la nouvelle.

– Comment ça, je ne peux pas y aller avec toi ? se révolte-t-elle. Wynn a un rendez-vous vendredi, je vais me retrouver toute seule !

– Désolée, Gina, dis-je en me demandant déjà ce que je vais mettre pour aller à cette soirée. Tu veux que je dise à Valentine de passer te chercher pour sortir ?

– Ah non ! bougonne-t-elle. Je ne lui fais pas confiance. Il me rappelle le méchant qui n’arrête pas de raconter des ragots sur les uns et les autres dans Game of Thrones.

Finalement, elle sort son téléphone.

– OK, je vais lui envoyer un SMS, j’ai soif de potins. On pourra peut-être aller prendre un verre, une fois que tu seras partie à ta fête.

 

Le vendredi soir, je suis encore en peignoir, tout juste sortie de la douche, Gina et Wynn essayant toujours de me trouver la tenue parfaite, quand on toque à la porte. Wynn bondit sur ses pieds, va vérifier ses boucles dans la salle de bains avant de traverser le salon en courant.

D’un geste empressé, elle ouvre grand la porte et se retrouve nez à nez avec Emmett, son dernier petit ami en date, chef cuisinier dans un restaurant branché. Il se saisit des extrémités de l’écharpe de Wynn pour l’attirer vers lui.

Grand et blond, il l’embrasse sur la bouche, et lui donne un long baiser, comme au cinéma, et je m’attends presque à entendre résonner les violons d’une minute à l’autre. Je n’ai jamais connu ce genre de scène avec un homme, mais il est vrai qu’on ne m’a jamais fait voler dans les airs à l’instar de Wynn quand j’étais enfant, pas plus que je n’ai reçu chaque soir un baiser sur le front, comme Gina.

De nous trois, c’est Wynn la plus douce. Elle veut se marier, et est très douée pour jouer de sa féminité afin de parvenir à ses fins. Et quel est son plus grand rêve, je vous le donne en mille ? Trouver l’homme idéal ! Bon, ce n’est pas du tout le mien. J’ai grandi en fantasmant sur la présence d’un père et tous mes désirs en matière d’homme se sont depuis longtemps taris.

Gina les observe elle aussi d’un air perplexe et dès que Wynn referme la porte derrière eux, nous nous regardons toutes les deux d’un air entendu. « Est-ce parce qu’on n’a pas eu une enfance parfaite qu’on ne perçoit pas le côté formidable de cette histoire ? », s’interroge-t-on en silence.

Gina est la plus cynique de notre trio. Elle est sortie avec un certain Paul quand nous étions à la fac. Il avait un si beau prénom, si modeste, qu’on n’aurait jamais imaginé qu’il mentait comme un arracheur de dents quand il jurait à une fille qu’il l’aimait. Elle ne pouvait absolument pas deviner qu’il tenait le même discours à une autre, et que ce premier amour allait lui donner envie de rester célibataire pour le restant de ses jours.

Elle et moi sommes en réalité mariées à nos métiers, et nous entendons bien que les choses restent ainsi. Gina travaille dans un grand magasin, et ne vit que pour les tarifs préférentiels dont elle bénéficie en tant qu’employée. Quant à moi, seules mes colonnes donnent un sens à mon existence.

– Tu as l’air nerveuse, me dit Gina alors que j’applique du fard à joue. Eh, détends-toi, Rachel ! C’est juste un homme, même s’il est un milliardaire.

– Arrête ! Ça ne me rassure pas du tout. Les boîtes, c’est déjà pas mon truc, et voilà que je supplie pour qu’on me laisse entrer à l’Ice Box.

– Personne ne percevra ton malaise. Joue ton rôle, c’est tout.

Nous nous tournons vers les trois tenues que nous avons présélectionnées.

Comme il m’a vue jusque-là en salopette et en tailleur, je dois lui faire passer un tout autre message, ce soir. Ses fêtes sont connues pour être plutôt libertines, donc pas question d’avoir l’air trop sérieuse. Il faut que je me fonde dans la masse et m’habille comme les personnes qui ont l’habitude de faire la fête avec lui. Je dois être séduisante, branchée, brillante pour qu’il oublie la journaliste ennuyeuse qui veut écrire sur Interface.

– Bon, on résume, dis-je. Option 1 : une ravissante jupe blanche avec un top blanc tout fin. Option 2 : une robe rouge très étroite qui m’arrive aux genoux. Option 3 : un fourreau noir.

– Les hommes adorent les femmes en blanc, décrète Gina. Le démon en eux ne peut pas leur résister, et Saint est le plus diabolique de tous. Mais ils craquent aussi pour le rouge.

– Et le noir est une valeur sûre, renchéris-je. Je ne veux pas avoir l’air de lancer à la cantonade : « Je n’ai pas couché depuis un certain temps » avec l’option 1. Ou encore : « Venez par ici » avec l’option 2. Non, je veux juste en être et dire : « Voilà, je suis là ».

Elle hoche la tête, approuvant mes propos. Je vais donc dans la salle de bains, enfile mes dessous noirs et la robe assortie, et en ressors pieds nus avant de me glisser dans mes escarpins.

Gina laisse tomber le magazine qu’elle tient à la main tandis que je contemple mon image dans le miroir à l’intérieur de mon placard. Je suis grande et mince, j’ai une petite poitrine, mais ferme et fière, le teint couleur pêche avec une chevelure blonde platine qui me vient des origines scandinaves de ma mère. On me complimente souvent pour la ligne de mes épaules et mon cou, que cette robe échancrée met en valeur, ce qui accentue par ailleurs la finesse de ma taille et mes hanches. Quant à la couleur noire, elle offre un contraste remarquable avec ma peau et mes cheveux qui brillent comme de l’or très clair, et fait ressortir mes yeux gris constellés d’éclats bleus. Enfin, cette robe épouse toutes mes formes comme il se doit.

– On dirait que tu vas défiler sur un podium, m’assure Gina.

– Je reconnais que ça n’a rien à voir avec le look que j’avais pour notre premier rendez-vous.…

Je me sèche les cheveux, les coiffe… Voilà, j’ai fini ! Je pousse un long soupir en croisant mon regard dans le miroir.

– Prête ou non, c’est l’heure !

– Mais bien sûr que tu es prête ! hurle Gina pour m’encourager.

J’éclate de rire et me tourne vers elle : comme je regrette qu’elle ne puisse pas m’accompagner ! C’est ma sœur de cœur. Je lui ai tenu la main quand Paul l’a brisée. Je lui passais les Kleenex, lui ai juré que je resterais avec elle jusqu’à la fin de mes jours et que je ne laisserais aucun homme me piétiner le cœur. Je lui ai promis qu’on serait célibataires et heureuses, car quelle femme a besoin d’un homme ? Et on a toutes les deux mangé des glaces en répétant ce mantra en boucle. C’est pourquoi ce soir, en me rendant dans cette boîte, j’ai l’impression d’être un ange sans ses ailes.

– File ! me dit-elle avec cet enthousiasme qui lui est si particulier.

Je déglutis, prends mon sac à main et me répète en silence pour mieux m’en convaincre : « Je peux le faire. » Et même, je veux le faire. Et quand – pas si, mais quand – j’écrirai mon article, j’étoufferai le moindre doute en moi, certaine d’être capable de tout donner quand c’est nécessaire.

 

Ce soir, je ne ressemble absolument pas à la fille que Saint a rencontrée dans son bureau, et pourtant je ne me sens en rien différente. J’ai les nerfs à vif au moment où je donne mon nom à l’entrée de l’Ice Box et que l’on me désigne la porte. D’autant plus que je suis mal à l’aise dans cette robe beaucoup trop moulante pour moi.

Alors que chez M4 on se serait cru au musée, ce club représente le summum de la décadence. Des sculptures en glace ont été posées sur des piédestaux tout autour de la salle, des cages enfermant des danseuses aux corps peints sont suspendues au plafond et des rais de lumière bleue et blanche traversent la pièce d’un mur à l’autre.

De la lumière stroboscopique m’accompagne quand je me fraie un chemin dans la foule. La basse martèle lourdement l’air lorsque Mr Probz se met à chanter Waves pour la foule déchaînée sur la piste de danse. Des verres remplis de cocktails déclinant toute la palette des couleurs circulent sur des plateaux en argent ; avec leur décoration, fruits, olives, volutes fluo, ils ont l’air de véritables œuvres d’art. Ce n’est pas une boîte « normale » pour la jeunesse huppée, c’est le rendez-vous des golden boys : tout le monde est absolument magnifique et porte des tenues fantastiques.

– Je l’ai vu !!! J’le crois pas !!! Quand il m’a dit bonjour, j’ai failli m’évanouir !!!

Ma nervosité monte encore d’un degré car je sais pertinemment de qui parlent ces groupies. M’efforçant de respirer, je m’enfonce un peu plus dans les entrailles de l’Ice Box, et regrette encore une fois amèrement l’absence de Gina. L’endroit est plein à craquer de femmes ; certaines sont visiblement en chasse, d’autres accompagnées, certaines avec des amies. J’inspire et expire lentement, et me répète que tout va bien se passer. C’est juste une discothèque. Après tout, je peux m’amuser, cela fait une éternité que je ne suis pas allée en boîte et surtout pas dans un endroit comme celui-ci. Mais je suis avant tout journaliste, donc avec un peu de chance, je peux faire bien plus que danser.

Après avoir inspecté les alentours et repéré les meilleurs endroits d’où observer discrètement les autres, je monte au dernier étage : c’est ici que j’aurai la meilleure vue sur la foule en transe, en bas.

Et tout à coup, mon cœur manque un battement… Je viens d’apercevoir sa tête brune, et le poids brûlant d’une folle détermination me tombe dessus. Je le jure, c’est bien la première fois qu’une personne me rend aussi nerveuse. Il est assis, bras écartés derrière lui, un verre posé sur la table et discute avec ses amis tandis que deux femmes s’efforcent d’attirer son attention. La lumière éclaire de temps à autre certains angles de son visage avec une force particulière : je n’ai jamais vu une beauté aussi ravageuse.

Littéralement liquéfiée, j’essaye de respirer normalement. Je dois décider si je veux qu’il remarque ma présence ou pas. Je me dirige vers l’escalier afin de gagner les toilettes, en bas. Là aussi, il y a foule, et je dois jouer des coudes pour m’approcher de l’immense miroir accroché au-dessus d’une série de lavabos flottants. Un groupe est occupé à se pomponner, et j’observe notre reflet à toutes dans le miroir. À ma droite, une femme fait la moue afin d’inspecter ses lèvres peintes en rouge et à ma gauche, son amie se penche vers la glace, la bouche fardée de rose. Et moi ? me dis-je en me scrutant attentivement. Eh bien, j’ai un air extravagant, en parfaite osmose avec ce lieu, et qui n’a rien à voir avec la jeune fille en salopette. Va-t-il me reconnaître ?

– Tu vas à l’after ? demande Bouche Rouge à Bouche Rose.

– Aucune idée.

– Regarde un peu ce que j’ai !

Et Bouche Rouge agite un carton dans l’air. Des cris résonnent dans toute la pièce et elle glisse bien vite son sésame dans son soutien-gorge.

– C’est le mien, précise-t-elle.

Je demande :

– Donc il y a un after ?

– Oui, chez Saint, me confirme quelqu’un.

– Comment t’es-tu procuré cette invitation ?

– Une centaine sera distribuée au cours de la soirée.

Je me demande alors si je vais résister à l’envie de lui voler le carton qu’elle vient de glisser entre ses seins. Après tout, c’est juste du papier, ce ne serait pas un drame.

– Ma chérie, me dit-elle d’un ton sec, oublie ! Cela fait des années que j’attends cette invitation. Bouge-toi les fesses si tu en veux une. Seuls les plus beaux postérieurs sont récompensés.

– Merci du tuyau, dis-je.

Puis je me retourne pour contempler mon derrière dans le miroir… Gina me dit toujours que j’ai un beau cul, bien rebondi et qui attire le regard. Mais Saint partagera-t-il cet avis ?

Je soupire et m’appuie contre le mur, puis repère les graffitis sur une porte de cabine ouverte. Je plisse les yeux pour les déchiffrer…

Malcolm sera le père de mon bébé.

J’ai sucé Saint.

Tahoe m’a tringlée ici même.

Callan lèche comme un homme des cavernes.

 

Je reviens dans le bruit et la fureur, et recherche le meilleur endroit pour espionner Saint… Il est toujours harponné par les deux femmes. Je sens mon estomac se serrer sans raison, et j’en éprouve un certain agacement. Une des blondes prend le verre que lui tend le serveur, en lèche le rebord et ajoute du sel.

Saint recule un peu, la considère avec une désinvolture mêlée d’ennui, puis relève les coins des lèvres, comme si finalement cela l’amusait. Je suis tellement concentrée sur ce que j’observe – ressentant à la fois de la fascination et un peu de dégoût – que je ne me rends pas compte qu’un vigile est en train de s’approcher de moi… jusqu’à ce qu’il se plante devant moi. Il m’indique alors le fond de la salle, là d’où les meilleurs amis de Saint sont en train de me mater. Quant à ce dernier, il ne regarde même pas dans ma direction, non, il est bien trop occupé à ses petits plaisirs avec ses blondes, même s’il arbore toujours un sourire qui frise presque la lassitude. Il faudrait peut-être qu’elle ôte son haut pour l’exciter !

Les trois hommes se fondent parfaitement dans le décor luxueux qui les entoure, mais seul un d’entre eux me captive, Malcolm. Malcolm et ses regards sombres, son air ténébreux, sur ce visage où jouent les ombres, tel Hadès tapi dans un coin de l’Enfer. Soudain, il éclate de rire, une des blondes a visiblement fait quelque chose qui l’amuse. Du coup, il pivote légèrement, ses yeux tombent sur moi et s’arrêtent net.

L’impact de son regard déclenche en moi une bouffée d’adrénaline ; je voudrais détourner la tête, mais impossible, je suis comme piégée. Est-ce le fruit de mon imagination ? En tout cas, j’aurais juré qu’il a sursauté. M’a-t-il reconnue ? Est-ce ce que je le souhaite ?

Et tout à coup, l’air est si lourd que j’ai du mal à respirer. Mes poumons deviennent des rocs… Je ne peux vraiment plus respirer. Des yeux, il balaie rapidement mon corps et mon estomac se contracte de nouveau ; puis son regard se fait plus lent, me parcourant de la tête aux pieds, et j’ai l’impression que ma robe me moule bien trop les hanches, le ventre, les seins, les fesses… Waouh ! Je me fais violence pour suivre le vigile, et à chaque pas je sens mon cœur s’accélérer. Dans son costume noir, sans cravate, le premier bouton de sa chemise ouverte et les cheveux en désordre, Saint incarne la décadence du luxe et le péché. Oui, il est le péché en personne et je me fais soudain l’effet d’une… d’une vierge intégrale !

Quand le vigile et moi arrivons à sa hauteur, il tend les jambes, le regard toujours fixé sur moi, me barrant visiblement le passage.

Mon « compagnon » s’éclaircit la voix.

– Monsieur Saint, les messieurs là-bas l’ont appelée.

Un sourire aux lèvres, mais le regard aussi lointain qu’impénétrable, il me laisse passer.

– La voici, messieurs, déclara le vigile à l’attention de ses amis à quelques mètres.

Ces derniers me considèrent longuement d’un œil plein de convoitise.

– Tahoe, dit le blond.

– Callan, renchérit celui à la chevelure cuivrée.

C’est alors que Saint donne une petite tape sur les fesses de ses blondes et les renvoie. S’avançant vers nous, il me prend par le bras d’un geste presque possessif, ce qui me procure un étrange sentiment de confort – sans doute parce que je ne connais personne d’autre que lui dans cette boîte. Il m’attire sur la banquette la plus proche et je prends place à côté de lui.

Penchant la tête vers moi, il murmure :

– Malcolm.

Sa voix profonde résonne en moi comme le grondement du tonnerre. Un frisson me parcourt et je réponds d’une petite voix :

– Rachel.

Il hausse les sourcils et me scrute avec attention. Son visage semble alors me demander : qu’est-ce que tu fous là, Rachel ? Je ne sais comment enchaîner, quand Tahoe lève son verre et le vide cul sec avant de décréter de sa voix texane traînante, débordante de charme :

– Tu devrais être au lit, à cette heure-ci.

Je prends soudainement conscience de la proximité du corps de Saint près du mien. Il occupe quasiment tout l’espace sur la banquette et a étendu le bras derrière moi, sur le dossier.

Je lance à Tahoe :

– Comme on dit, il n’y a pas d’heure pour les braves.

Et je lui adresse mon plus grand sourire, tandis que mon cœur bat à toute allure parce que je sens Saint si près de moi. Tout contre moi. Son odeur m’envahit. Oui, parmi toutes les fragrances qui flottent dans cette boîte, c’est la sienne qui s’est immiscée dans mes poumons, et s’y introduit chaque fois que j’inspire. Il émane de lui une vitalité qui m’attire comme un aimant. Sa présence si proche me trouble, et en même temps, m’apaise.

– Ici, il y a un dress code, reprend Callan sur le ton de la plaisanterie. Donc, Saint a dû laisser sa queue et ses cornes à l’entrée.

À cet instant, un serveur dépose un verre devant moi.

– Ah, je vois, fis-je.

Je tire sur ma robe et ajoute :

– Moi-même j’ai dû y laisser la moitié de ma robe.

– Vraiment ? renchérit Tahoe d’un ton aguicheur.

– T !

Une seule lettre de Malcolm qui sonne comme un rappel à l’ordre.

– Oui, Saint ? demanda l’interpelé en se tournant vers lui, un sourcil relevé.

– Chasse gardée !

Je m’en étrangle avec ma boisson. Alors Saint me prend calmement mon verre des mains et le pose sur une table basse.

– Ça va ? demande-t-il en inclinant la tête.

Il me dévisage sans la moindre gêne, tandis que je tousse encore en me tenant la gorge. Je me remets enfin, ferme les yeux et hoche la tête. Mais quand je rouvre les paupières, il me scrute avec une telle intensité que j’ai l’impression que son regard me pénètre jusqu’à la moelle.

– Tu viens d’arriver, Rachel ? reprend-il.

Et, attendant ma réponse, il allonge le bras pour saisir mon verre et me le redonner. Son poignet est solide, fort, sa peau douce et bronzée, quand je prends prudemment le verre qu’il me tend. Nos doigts s’effleurent.

Tahoe fourre la main dans la poche de sa veste et en sort quelque chose.

– Saint ! Je peux ?

Je retiens un soubresaut d’excitation : c’est le carton, le fameux sésame dont parlaient les filles, dans les toilettes.

– Impossible. Ce n’est pas son truc, murmura-t-il.

– Allez, laisse-moi lui donner. C’est de la bombe, cette fille, insiste Tahoe de sa voix enjôleuse.

Je suis si incrédule que je n’arrive même plus à respirer. Malcolm se lève lentement et je le suis, perplexe.

– Comment ça, ce n’est pas mon truc ?

Il me semble que j’échappe aux lois de la gravité quand il est si proche de moi. J’ai le vertige, je suis confuse et curieusement offusquée. C’est la première fois depuis qu’on s’est rencontrés que j’ai l’impression qu’il va perdre son sang-froid avec moi. Il approche alors sa bouche de mon oreille.

– Fais-moi confiance quand je te dis que ce n’est pas ton truc. Rentre chez toi, murmure-t-il.

Puis il me lance un regard lourd de menaces et s’éloigne, se mêlant dans la foule. Tahoe et Callan se tournent vers moi, interloqués.

– Alors ça, c’est une première, marmonne Tahoe.

Et il disparaît lui aussi. Une vague d’humiliation et de confusion me submerge. Et le pire, c’est que lorsque je sors, un homme s’avance vers moi : c’est le chauffeur qui m’a ramenée la veille !

– Mademoiselle Livingston, ce sera un plaisir pour moi de vous reconduire, dit-il.

À cet instant, je le vois remettre son portable dans sa poche : OK, Saint vient juste de l’appeler. C’est une vraie baraque, la tête chauve, sans la moindre expression. Une seconde plus tard, il m’ouvre la portière de la Rolls. Sérieux ? Saint l’a appelé pour lui ordonner de me raccompagner chez moi ? Consciente que l’on commence à me scruter d’un œil curieux parce que je suis raccompagnée par le chauffeur de Saint, je m’y engouffre rapidement et le remercie.

La voiture sent le neuf et le luxe, comme lui. Une bouteille de vin et de l’eau sont visiblement à ma disposition, une musique d’ambiance sort des baffles et la température est idéale. Je nage dans un monde parfait. Médusée, je lisse ma robe et inspecte mon propre corps. Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai l’impression qu’il vient de me couper l’herbe sous le pied et me rappelle alors qui il est : une personne à la fois exceptionnelle et sans merci.

Mes oreilles et mes joues me brûlent. Je m’adosse à la banquette et plaque mon front contre la vitre. On se concentre, Livingston ! Je pousse un soupir et sors mon téléphone pour prendre des notes sur ce que j’ai vu ce soir, mais finalement je renonce. C’est au-dessus de mes forces pour l’instant. Je me laisse donc emporter par cette Rolls, en me demandant pourquoi je me sens si vulnérable.

À 23 h 55, je pénètre sur la pointe des pieds dans mon appartement, faisant la grimace quand la porte grince un peu plus fort que d’habitude. Je vais directement dans la cuisine pour me servir un verre d’eau et Gina m’y rejoint aussitôt de son pas traînant, les cheveux en bataille.

– Salut, dis-je d’un ton penaud.

Elle fronce les sourcils. J’enchaîne :

– Désolée de t’avoir réveillée, retourne te coucher.

– Comment c’était, ta fête ?

– Bien.

C’est tout ce que j’arrive à articuler. Dans un suprême effort, j’ajoute :

– Je te raconterai demain.

Elle se frotte les paupières.

– Aïe… Il est trop tard ou trop tôt. Mouais… On a regardé Game of Thrones.

Et elle repart du même pas vers sa chambre pendant que je regagne la mienne. Je me démaquille, enlève ma robe. Et quand je saisis mon tee-shirt de la Northwestern, j’avise l’espace vide où j’avais accroché sa chemise avant de lui redonner… Je devrais me réjouir qu’elle ne soit plus là, mais étrangement, son absence rajoute à ma douleur, car j’ai l’impression à présent d’avoir inventé les moments où il a été sympa avec moi. Je claque la porte du placard en la refermant, puis je me glisse dans mon lit avec un caleçon de garçon en guise de bas de pyjama. Je prends alors mon calepin, me forçant à écrire au moins un mot, car si j’ai un blanc ce soir, je n’atteindrai jamais mon but.

J’écris :

Possessif

Puis je vais sur Google pour vérifier quelque chose, car je ne peux tout simplement pas croire qu’il ait dit que… Chasse gardée : revendication/droits. Sourcils froncés, je m’appuie contre ma tête de lit et fixe le plafond. Eh bien quoi, Livingston ? Il n’a pas apprécié de te voir à sa fête et ça t’étonne ? Tu es une journaliste, ma grande ! Tu croyais qu’il allait t’accueillir à bras ouverts ? Tu comprends ce que ça veut dire ? Cela signifie juste que tu dois creuser plus profondément !

CHAPITRE 7

RÊVE

Son corps est pressé contre le mien – un corps bien dur, jusque dans ses moindres parcelles. Ça me plaît, oh oui, ça me plaît tant que je gémis et me cambre contre lui. Je lui murmure :

– S’il te plaît… Vas-y, je t’en prie.

De ses lèvres, il capture les miennes et me donne un baiser insensé. Il prend mes seins, puis en caresse les pointes avec sa paume. Ma tête est littéralement engloutie par les oreillers, le poids de son corps enfonçant le mien dans le matelas.

Je suis presque à la torture ! Il y a si longtemps que je n’ai pas fait l’amour, et jamais je n’ai éprouvé de telles sensations… Il m’embrasse de nouveau, avec une faim dévastatrice. Il enserre un de mes seins dans sa main, en aspire la pointe. Je m’étire lascivement sous lui, écartant les jambes sous ses hanches pour qu’il puisse me pénétrer, aussi profondément que possible… S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît ! Moi qui ne supplie jamais personne, je ne peux plus m’arrêter.

Je mordille avec passion ses lèvres pleines et fais courir mes doigts dans son dos. Il procure les mêmes impressions sous la couette et en dehors : fort, inflexible. Mais son corps est si chaud ! Une vraie fournaise. Et tout à coup, une question me taraude : si j’ouvre les yeux, est-ce que je vais me heurter à un regard de glace ou à un champ vert en feu ? Je t’en prie, il me faut du feu, désire-moi ! S’il te plaît, encore, encore… Oh oui ! Il me donne un coup de rein divinement puissant, sa chair brûlante s’enfouit plus loin en moi, et il se met à aller et venir au-dessus de moi et…

Je me réveille en sueur, me tortillant sur mon lit, à un doigt de l’orgasme, la respiration haletante. Je retiens un grognement et roule sur le côté : il est 1 h 08 du matin ! Il doit être à l’after maintenant, et prendre son pied à trois. Non, quatre, son chiffre fétiche. J’enrage !

Sérieusement, Livingston, ça va bien ? Je suis toute tremblante, je n’arrive pas à me calmer, j’étais vraiment sur le point de jouir…

Poussant un nouveau grognement de frustration, je glisse ma main entre mes cuisses, là où ça brûle. Non, Livingston, me prévient une petite voix intérieure, mais j’ai la fièvre au corps… Je ferme les yeux et commence à caresser mon sexe, tout en pensant à un acteur vraiment torride. Mais, à mesure que le plaisir monte en moi, ce sont ses prunelles d’un vert banquise qui me regardent fixement. Je me mords la lèvre… à défaut de croquer les siennes ! Enfiévrée, j’imagine que c’est sa main qui s’active entre mes cuisses, mais ça ne me suffit pas : je veux tous ses doigts en moi, qu’il m’écrase de son poids. Je me concentre… J’aime ce qu’il me fait, et je vais m’efforcer de ne pas crier son nom quand je vais jouir. Non, je ne le hurlerai pas car ce n’est pas lui qui me caresse lentement, doucement, m’excite avec ses doigts, m’étreint, bouge en moi, et…

– Saiiiint…!

Après un orgasme stupéfiant, je reste allongée un certain temps sur mon lit, ahurie. Puis choquée. Je suis vraiment une obsédée.

J’allume la lumière et vais me laver les mains. M’aspergeant ensuite le visage d’eau, je maudis le reflet que je vois dans la glace. En soupirant, je reviens dans ma chambre, j’ouvre mon ordinateur, et me mets à rechercher de nouveaux liens sur lui, poussée par le besoin compulsif de me replonger dans le travail. Cependant, je ne peux m’empêcher de penser qu’en ce moment il doit s’envoyer en l’air, conformément à sa réputation. Je m’attèle alors aux réseaux sociaux plus personnels tout en me persuadant que je suis juste mue par l’article révélation que je dois écrire sur lui.

Sa page Instagram grouille de photos bourrées d’adrénaline. Saint skiant sur des pentes enneigées, tel un diamant noir, laissant une marque en forme d’éclair dans son sillage. Saint sautant en parachute d’un avion, s’élançant vers le monde qui ressemble à une petite tache floue au-dessous de lui. Mais il n’y a rien, absolument rien, sur l’after auquel il a refusé que j’assiste.

CHAPITRE 8

CONVOQUÉE

Le dimanche après-midi, assise dans un fauteuil près de la fenêtre du salon, Gina m’assène :

– Saint est un démon. Tu peux être sûre qu’il y aura eu du grabuge après sa petite fête privée. Hé, tu m’entends ?

– Euh…

Je suis en train de surfer sur Internet, tentant désespérément de glaner des infos sur l’after.

– Rachel ? Rachel Livingston ! Hé, Chasse gardée ! Je peux te surnommer comme ça, maintenant ?

Elle claque des doigts pour attirer mon attention et me faire lever le nez de mon écran. Elle ne recule devant rien, même pas à me mettre en boîte avec sa chasse gardée.

– Waouh ! s’écrie-t-elle soudain. Il y a une voiture, sous nos fenêtres. Une voiture de gros riche. Là, devant notre humble immeuble. Hé, tu imprimes ? Allô, ici la Terre…

– Comment ça une « voiture de gros riche » ?

Je bondis du sofa et cours vers la fenêtre. J’écarte alors le rideau en voilage… Il y a bel et bien une Rolls-Royce en bas, celle qui m’a ramenée à la maison vendredi. C’est quoi ce délire ? Je prends mon portable et mon cœur s’arrête de battre quand je lis le nom qui s’affiche dans ma boîte mail.

J’aimerais te voir aujourd’hui. Une voiture attend devant chez toi. M

J’le crois pas ! Malcolm en personne m’envoie un message ? Je m’élance hors de la pièce.

– Hé, ma chérie, où tu vas ? beugle Gina dans mon dos.

Je suis si nerveuse que je me suis refermée comme une huître et suis incapable d’articuler le moindre mot pour lui répondre. J’enfile un jean blanc qui me moule bien les fesses, passe un top minuscule et glisse les pieds dans des sandales aux talons vertigineux. Puis je m’asperge de parfum et lui crie :

– Je te raconte plus tard. Ne m’attends pas !

Quelques secondes après, une pochette à la main, je pénètre dans l’ascenseur. Quand je me retrouve sur le trottoir, je constate que des gens prennent la Rolls en photo.

Dès que le chauffeur m’aperçoit, il vient prestement m’ouvrir la portière. Je m’engouffre bien vite à l’arrière avant qu’on ne me photographie, mais le souvenir de la dernière fois où je me suis retrouvée sur cette banquette vient jeter une ombre au tableau, je m’y sens mal à l’aise. En tout cas, aujourd’hui, je suis dans ma zone de confort pour ce qui est des vêtements. J’ai une tenue branchée et sexy, sans être en mode « séduction revendiquée ». Plus déterminée que jamais, je suis en quête d’informations et aucune paire d’yeux verts ne me distraira de mon but.

Je demande au chauffeur :

– Où va-t-on ?

– À DuSable Harbor, me répond-il.

Et il démarre. Alors les questions commencent aussi à fuser dans mon cerveau. Putain, qu’est-ce que Saint me veut encore, au juste ? Pourquoi veut-il me rencontrer au port ? Je ne me suis pas remise de notre dernière rencontre, mais il m’est impossible de laisser mes sentiments personnels se mettre en travers de mon article.

La voiture freine nerveusement sur le parking, près du yacht le plus luxueux du port. Il est assez fin pour trouver sa place parmi les autres bateaux, mais suffisamment imposant pour s’en distinguer. D’un blanc immaculé, il miroite sous le soleil. Son nom, The Toy, est griffonné en bleu foncé près de la proue.

On m’ouvre sans attendre la portière, avant même que j’aie le temps de me remettre de la surprise. En sortant, j’aperçois un homme à la chevelure brune sur le pont, et les battements de mon cœur s’accélèrent… à l’instant même où je ralentis le pas. Je m’oblige à avancer, une partie de moi-même se demandant si c’est bien moi qui me dirige vers son yacht, et vers l’homme qui m’y attend. Mon monde vacille légèrement et j’ai l’impression, quand je monte à bord, que l’on ne m’a pas placée au bon endroit de l’échiquier.

– Monsieur Saint, dis-je en guise de salut.

Il s’avance vers moi, dans un caleçon de bain large et une chemise ouverte qui laisse voir des abdominaux si bien dessinés que je pourrais les retracer du doigt. Ses jambes sont parfaitement musclées et le vent joue dans ses cheveux.

S’il est vrai qu’il porte fort bien le costume et que c’est une tenue qui sied admirablement à son corps d’Adonis, ce look-ci, décontracté, très sexy et qui pourtant en impose, me rappelle instantanément mon rêve. Mais pourquoi ai-je fait ce fichu rêve ? Sous le soleil, Saint est encore plus beau que dans mon souvenir. Sa nuque est bronzée, vigoureuse, et sa pomme d’Adam troublante quand il me rend mon salut de sa voix profonde :

– Rachel.

Je rougis comme une tomate.

– J’attends des amis, ajoute-t-il. J’ai pensé que tu aimerais te joindre à nous.

OK, il me tutoie…

– Et qu’est-ce qui vous fait penser ça ?

Il fait un pas dans ma direction, envahissant presque mon espace vital. J’ai envie de hurler. Ce type est la puissance incarnée ! Mais je me contrôle.

– J’ai l’impression que tu n’as pas apprécié la façon dont les choses se sont terminées, la dernière fois.

Et il me scrute de ses yeux auxquels rien ne semble échapper. Je voudrais ne plus être frustrée par cette soirée, mais on ne peut pas se refaire…

– J’avoue que je n’ai pas apprécié la « chasse gardée ». Et ni l’aplomb avec lequel j’ai été congédiée.

Son visage demeure impassible. Tout comme ma fureur ne faiblit pas. Et c’est sans doute mue par ce sentiment que je lui rends son tutoiement.

– Pourquoi m’as-tu convoquée ? Pour me rappeler où est ma place ? Imaginais-tu que j’allais me mettre à genoux devant toi et implorer ton pardon pour t’avoir contrarié ?

– Pas du tout. En revanche, j’ai une question.

Et son regard déjà très intense accomplit un prodige : il le devient encore plus.

– Pourquoi étais-tu à l’Ice Box, vendredi ?

– Un ami m’a invitée.

Il se rapproche encore de moi.

– La vérité, Rachel ! m’ordonne-il d’un ton où affleure la menace.

Je me sens rougir, et bien sûr, il s’en aperçoit. D’un ton soudain plus suave, il poursuit :

– Dis-moi juste que tu avais envie de me voir, et je vais me rattraper pour ma conduite.

– Vraiment ? Et comment ? En m’invitant à prendre un café ? Quelque chose me dit cependant que ce n’est pas exactement la méthode qu’utilise Malcolm Saint pour se faire pardonner ses erreurs.

– Tu aimes le café ?

– Oui, avec deux sucres.

– C’est noté.

Il me scrute avec attention et un sourire enjôleur se dessine sur ses lèvres.

– Reste. Je vais te présenter mes amis.

Son sourire est furtif, mais si ensorceleur que je sens mon ventre se réchauffer, comme si je venais d’avaler une cuillère de miel chaud. Je ne m’explique pas comment ses yeux peuvent être à la fois si perturbants et réconfortants.

– Saint ! Mon homme !

Le cri du cœur vient de tout près. Et l’instant d’après, Callan, Tahoe et une poignée de filles bondissent sur le yacht. Je pousse un léger soupir tremblotant et m’écarte un peu de Malcolm pendant qu’ils le saluent.

– Rachel, dit-il alors en me regardant.

Et il me présente à ses amis.

CHAPITRE 9

YACHT

C’est à cause de Saint que je suis en train de sécher sur mon article ! Saint assis sur sa chaise longue. Saint qui fait du wakeboard. Saint qui hèle d’autres personnes, sur le yacht qui croise le nôtre.

– Salut, Saint ! Eh, t’as entendu ça ? Les Cubs ont été battus.

– C’est faux, mec ! Archifaux !

Puis il se met à discuter avec ses amis.

On se regarde d’un œil aussi étonné que tranquille, lui et moi. Il y a un placard rempli de slips de bains et de bikinis et je me retrouve dans un deux-pièces blanc minuscule, en train de jauger les autres femmes qui plongent dans le lac.

J’ai mis une grosse couche d’écran total, assez pour bronzer un peu sans rougir. Ma peau me pique sous la chaleur du soleil, je sens l’air du Michigan qui la caresse, le vent qui joue avec mes cheveux, les légères oscillations du yacht qui glisse sur les eaux. Le moteur ronronne gentiment, agissant presque comme une berceuse. Mais je suis trop consciente de ce qui m’entoure pour m’endormir : je ne veux rien manquer ! Comme ses appels professionnels, cette façon qu’il a de se détendre tout en gardant un pied dans le monde des affaires.

Il s’est baigné tout au long de la journée. L’eau est froide pourtant, je le sais, je l’ai goûtée, et une seule fois m’a suffi. Il plonge toutes les demi-heures et nage un peu, avec ou sans ses amis. Moi, je suis allongée sur mon transat, ravie de profiter des rayons du soleil, mais lui il est toujours en mouvement. On dirait qu’il ne se détend jamais. Il émane de tout son être une force impressionnante : pas étonnant qu’il soit toujours actif…

Dans mon petit bikini blanc, je m’approche soudain du buffet, affamée, et ses amis, Tahoe et Callan, se joignent alors à moi.

Je ne les fuis pas, car je préfère éviter un tête-à-tête avec Saint : comme j’ai l’impression que nous sommes parvenus à une trêve, lui et moi, je souhaiterais qu’elle perdure un peu. Elle est passagère, bien sûr, car à vrai dire je ne suis pas tout à fait dans mon élément, dans son espace avec la société qu’il côtoie.

L’intérêt qui brille dans ses yeux, chaque fois que je vérifie s’il me regarde et que je constate que c’est le cas, me rend très nerveuse. Je ne l’ai jamais été autant de ma vie !

Tout à coup, il m’effleure du bras, et je m’écarte d’instinct pour ne pas sentir la chaleur qui irradie de lui. Je suis bouleversée et je ne sais pas pourquoi. Finalement, il se dirige vers l’autre bout du yacht, et disparaît dans une des cabines – pour ses affaires, disent ses amis – jusqu’à ce que deux femmes viennent l’inciter à en sortir. Il resurgit des profondeurs du bateau et s’écroule sur une banquette, un bras sur le dossier. Je sens son regard posé sur moi, semblable à une caresse.

J’essaie de m’intéresser à ce que racontent ses amis. Mais du coin de l’œil, je surveille les nanas qui l’encadrent et sont visiblement prêtes à tout pour attirer son attention.

Nous sommes tous assis à présent sur le pont principal tandis que Malcolm vide lentement un verre de vin. Puis un autre. La conversation finit par s’orienter sur des histoires de beuveries, des anecdotes qui sont arrivées aux uns et aux autres, puis sur les filles qui traquaient Malcolm, quand il était plus jeune.

– Son vieux se demandait toujours avec qui il allait se pointer à la maison, depuis Kalina, explique Callan.

– Tu avais vraiment ramené cette fille entièrement nue chez tes parents ? questionne une de ses petites poules de luxe en affichant une moue jalouse.

Il ébauche un sourire.

– C’était une artiste, elle s’était peint des vêtements à même le corps. Je trouvais ça assez réussi, je dois dire.

Je sens un sourire naître sur mes lèvres, et à cet instant, il croise mon regard. Le sien disparaît, pour laisser place à un air songeur.

– On a regretté que tu ne viennes pas à l’after, me dit Tahoe.

– J’imagine.

Je jette un coup d’œil en direction de Saint qui est en train de se prélasser, distant. Je me rends compte qu’une fille a une grappe de raisins dans la main et qu’elle essaie de lui mettre quelques grains dans la bouche. Il me regarde de nouveau, m’observe en fait. Je ne détourne pas la tête quand il ouvre la bouche d’un air absent puis se met à mastiquer le grain de raisin qu’on y a déposé, sans me lâcher une seule seconde des yeux.

– Encore un, lui murmure la fille contre l’oreille.

Je vois les muscles de ses mâchoires se contracter tandis qu’il mâche consciencieusement. Je pense alors à ce qu’il a dans la bouche. Quelque chose de frais, de juteux… Il plisse subitement les paupières comme s’il lisait dans mes pensées, et tout mon corps vibre d’émotions que je serais bien incapable de définir. Encore une fois, mes joues me brûlent comme si le soleil s’était tout à coup rapproché de la Terre.

Quand la nuit tombe, Saint devient plus ténébreux. On dirait que le danger rôde, une odeur primitive flotte dans l’air… Le nœud dans ma gorge est insupportable lorsqu’il s’approche de moi, j’ai l’impression d’être complètement à sa merci ! Dans un effort désespéré, je me tourne vers ses amis et demande :

– Qu’est-ce que vous faites lors de ces fêtes qui vous valent votre célébrité ?

– Moi, je me baigne à poil, dit Tahoe, sourire ironique à l’appui. Callan lui a généralement toujours trop bu pour se rappeler quoi que ce soit.

ET SAINT ?

– Il nous arrive de bien nous amuser, Saint et moi, fanfaronne alors une des nanas qui papillonnent autour de lui.

Mes joues sont encore écarlates. Ne le regarde pas, ne le regarde pas.

– La dernière fois, on lui a joué un petit spectacle en privé, renchérit une deuxième.

Et le ton suave qu’elle prend déclenche en moi une montée de bile. Encore que ce sont des informations en or. Du genre à bien pimenter mon article de fond sur lui… Cependant, je n’arrive pas à trouver la force nécessaire en moi pour rester là à écouter la suite ; menacée par une forte nausée, je bondis sur mes pieds, et demande si je peux me reposer un peu, dans une cabine.

Puis, sans attendre l’autorisation de quiconque, je contourne tout ce petit monde, en évitant les regards, surtout le sien, et je m’élance finalement vers le pont supérieur, où j’avale une grande bouffée d’air. Près de la proue, je me contente de m’appuyer contre le bastingage et de contempler le lac. L’horizon. Un croissant de lune. Je sors mon téléphone pour prendre des notes. Ouf, je commence à mieux respirer en écrivant. Je retrouve mon intégrité. Mais pas ma concentration ! Je range mon portable et sonde de nouveau le Michigan.

Quelques minutes plus tard, des feux d’artifice explosent dans le ciel. Alors tout le groupe lève les yeux au ciel et pousse des petits cris d’admiration. Il faut dire que le spectacle est grandiose. J’inspire profondément et prends plaisir à voir ces fusées lumineuses partir de la Navy Pier et s’épanouir telles des fleurs voluptueuses tout là-haut, sur le dôme de la nuit. Tout est parfait sur le lac, la nuit est merveilleuse. J’adore ces endroits calmes et chauds, où rien ne se déplace, où tout est à sa place ! J’aimerais rester ici pour toujours… Curieux, tout de même, de découvrir un tel lieu au moment où votre monde vous échappe.

Je tape un mot dans mon téléphone pour étouffer la sensation vraiment singulière qui monte en moi.

Infini.

Une bourrasque de vent me soulève les cheveux et je me fais un chignon bas avant de rejoindre les autres. À cet instant, mon regard tombe sur lui. Ça alors ! Il est assis tout près de la proue, sa chemise moule légèrement le torse, et l’écran de son téléphone éclaire son visage. Je ne l’avais pas entendu approcher. Pourquoi n’est-il pas descendu dans sa cabine pour travailler ? Et pourquoi ai-je encore ce fichu nœud dans la gorge ?

– Conquérir le monde est visiblement une activité à plein temps, murmuré-je.

Il se lève avec lenteur, et sa chemise s’ouvre, me dévoilant de nouveau son torse lisse et musclé. Il me semble plus grand et encore plus carré quand il se rapproche de moi. Et tout d’un coup, la température monte, à moins que ça ne vienne de moi, car j’ai de nouveau rougi. Il est si beau. La plus belle personne que je connaisse.

J’ajoute en chuchotant :

– Désolée, je ne voulais pas te déconcentrer. Je te laisse.

– Reste.

Son ton brusque me paralyse et je sens les rougeurs se répandre sur tout mon corps sous son regard de braise. Et j’ai carrément l’impression de prendre feu quand il me dit dans un souffle :

– Je veux te faire rougir d’ici…

Il me touche le front, puis jette un bref coup d’œil vers le sol…

– Jusqu’aux orteils.

Sur ces mots, il m’adresse un sourire amusé, et il est si proche de moi que son corps me protège de la brise. Pourtant, j’ai l’impression que c’est lui l’ouragan et moi le lac, d’apparence calme, mais renfermant mille et un secrets.

– Pourquoi ne m’as-tu pas regardé une seule fois, alors que j’étais assis là, tout près de toi ? murmure-t-il d’une voix rauque.

Puis il fait courir ses doigts sur ma joue. Je sens se former au fond de mon ventre une boule à la fois chaude et douloureuse.

– Saint. Non.

Il lève son téléphone et me montre une photo sur l’écran.

– J’aime cette photo de toi. Tu as l’air douce et songeuse. On voit la belle courbe de ton menton, le bout de ton oreille d’elfe, qui dépasse de tes cheveux.

– Tu as pris une photo de moi ?

– Comme tu vois.

Il passe son pouce sur l’écran et un frisson me parcourt. J’ai presque senti sa caresse.

– Efface-la, dis-je, choquée.

– Négocie. Tu me donnes quoi en échange ?

– Saint ! Arrête. Supprime-la. Je n’ai pas envie d’être dans ta galerie de photos. Ce n’est pas pour ça que tu m’intéresses.

Il me sourit et cherche mon regard.

– Allez, viens t’asseoir avec moi, dit-il d’un ton conciliant.

Ces paroles à peine prononcées, il se dirige vers une banquette et s’y affale au beau milieu. Waouh ! Il attend donc que je le suive ? Prenant une profonde aspiration, je me fais violence et l’y rejoins. Je m’assois sur le bord tandis qu’il continue à en occuper le centre. Nous nous observons, moi sourcils froncés, lui l’air amusé, puis nous tournons la tête pour contempler les derniers feux d’artifice, au loin.

– Tu es furieuse contre moi parce que j’ai demandé à mon chauffeur de te raccompagner chez toi l’autre soir ? me demande-t-il d’un ton dur.

Je réplique :

– C’est toi qui le dis, pas moi.

Il émet un bref rire, rauque et viril, particulièrement déroutant. J’ai l’impression que son immense corps aspire l’espace autour de lui, un peu comme un vortex.

– J’aurais consenti à ce que tu viennes à l’after si tu avais accepté mon cadeau, reprend-il en passant un pouce songeur sur sa barbe naissante. Un homme aussi a sa fierté, Rachel. Tu as pensé à ce que j’ai pu ressentir quand tu m’as rapporté ma chemise ?

Le pauvre ! Une fille sur un million refuse un présent de sa part et ça le perturbe ?

– Eh bien ? insiste-t-il d’une voix basse et insistante.

– Pardon ?

– Pourquoi me l’as-tu rapportée alors que je t’avais dit de la garder ? Personne ne me rend mes cadeaux. Tu me trouves repoussant ?

Je me mets à regarder d’un air concentré les tendons de son cou car je ne veux pas qu’il puisse deviner, dans mon regard, que ce n’est pas du tout le cas.

– Je préfère ne pas accepter les présents des hommes ou d’inconnus, dis-je en plissant légèrement les yeux. Et si tu continues à te moquer, je rentre chez moi.

Il se penche en avant.

– Tu sais, Rosie, elle ne m’a pas rendu sèchement mon cadeau, elle ! Elle m’a dit que j’étais son héros et ça m’a beaucoup plu.

Il me provoque. Et je dois dire que j’avais plus d’humour avant qu’il ne grille mes neurones.

– Oh, vraiment ? Il est en effet assez rare qu’un éléphant vous remercie, donc je comprends que tu aies apprécié. Et je suppose que toi, on t’a toujours couvert de cadeaux.

Il m’adresse un sourire contrit et se penche vers moi.

– Exact. Je n’ai jamais manqué de rien.

– De rien du tout, vraiment ?

Il hoche la tête.

– Je ne te crois pas, dis-je.

– Que pourrais-je vouloir que je n’aie déjà ?

Il se met à rire doucement et poursuit :

– J’ai tout, Rachel. Du moins j’avais tout jusque-là…

Sur ces mots, il effleure ma joue, et tous mes nerfs se tendent. Soudain, j’ai la gorge complètement nouée. Son regard devient sombre et déterminé : aucun homme comblé sur toute la ligne ne peut être possédé par une telle faim, me dis-je.

Le silence se fait et j’ai l’impression que la brise est tout à coup plus forte ; oui, l’atmosphère a changé entre nous. À quoi joue-t-il, au juste ? Il m’a photographiée à mon insu, à un moment où j’étais vulnérable : j’ai l’air en effet un peu perdue sur cette image. Je ne supporte pas qu’il me voie comme ça.

Il considère de nouveau ma photo, l’air sérieux.

– J’admets que je me suis comporté de façon un peu spéciale avec toi, mais j’aimerais que tu me donnes une chance de me rattraper, déclare-t-il d’un ton sincère.

Puis il lève les yeux vers le ciel où toute trace de couleur a disparu. Quand il les braque de nouveau sur moi, je ne porte pas les miens sur lui, redoutant d’affronter ses prunelles aussi vertes qu’inquisitrices.

– Merci de m’avoir invitée sur ton yacht… C’était très agréable, dis-je.

Ma voix rauque me surprend, c’est la première fois que je prends ce ton-là. D’un coup, j’éprouve une faim immense… J’ai envie qu’il se remette à me taquiner, me faire sourire et que passe dans ses yeux la fameuse lueur qui me rend à la fois furieuse et me donne des ailes. Je meurs d’envie de savoir pourquoi il m’a désignée comme sa « chasse gardée » et pourquoi il tenait tant à ce que je conserve sa chemise. Il m’adresse un sourire aimable puis me désigne du doigt.

– Désormais, Rachel, ce sera donnant-donnant, entre nous. Tu peux me poser une question, j’y répondrai, mais moi aussi je t’en poserai une.

– Vraiment ? dis-je ragaillardie.

Il hoche la tête avec indulgence et c’est à mon tour de le désigner de la main :

– Pose ta question le premier.

– Très bien…

Il se penche en avant et ses muscles se tendent sous sa chemise ouverte.

– Pourquoi n’as-tu pas baissé les yeux vers moi, tout à l’heure ?

– Que veux-tu dire ?

– Pourquoi ne m’as-tu pas regardé une seule fois ? Même maintenant, d’ailleurs, tu évites mon regard.

Je cherche une réponse, mais avant que je n’ouvre la bouche, il murmure d’un ton presque menaçant :

– Je veux la vérité, Rachel.

Je rougis. C’est incroyable, il réclame toujours la vérité. Ne fait-il donc confiance à personne ?

– Tu avais vu juste, ce n’est pas mon monde, dis-je en hochant les épaules. Tu sais bien déchiffrer les autres, je t’assure.

– Toi aussi, je t’assure, dit-il en écho.

Il attend. Je suppose que c’est mon tour. J’ai envie de lui poser des questions personnelles, de lui demander par exemple pourquoi je ne pouvais pas venir à l’after, mais je ne dois pas oublier mon article. Donc je me concentre sur lui.

– Une question que chacun se pose : crois-tu qu’elle existe, la femme qui incarnera tous tes désirs ?

Je surveille sa réaction, mais il ne laisse rien paraître.

– Est-ce vraiment ce que tout le monde a envie de savoir ? réplique-t-il.

– Tu réponds par une question.

– Parce que tu ne poses pas les bonnes.

Je fronce les sourcils et prends une grappe de raisins sur le plateau que le personnel a posé sur une petite table, près de nous.

– Ce n’est pas comme ça qu’on s’y prend, commente-t-il tout à coup.

Je me rappelle alors la façon dont les deux filles lui ont fait manger du raisin.

– Pardon ? Je ne fais pas partie de ton harem, moi, dis-je en riant. Tiens, voilà une grappe si tu en veux.

Et je lui en lance une qui rebondit sur son torse et tombe par terre. Je sursaute lorsque sa cuisse frôle la mienne au moment où il tend le bras pour en prendre une autre, sur le plateau.

– On m’a appris à ne pas jouer avec la nourriture, Mademoiselle.

Sans prévenir, il me saisit par le cou, ce qui déclenche une vague de chaleur en moi.

– Mais qu’est-ce que tu…

– Chut !

Il se penche vers moi, et mon corps est alors soumis à un véritable court-circuit… L’odeur de son savon me submerge lorsqu’il approche le raisin de ma bouche, les pupilles si dilatées que je ne vois plus qu’elles.

– Ouvre la bouche, m’ordonne-t-il.

Une onde électrique me traverse quand les raisins caressent mes lèvres… Je cède d’instinct à la sensualité à laquelle il m’invite et, la respiration saccadée, entrouvre les lèvres pour qu’il y glisse quelques grains. Une fois que je les ai avalés, je constate que son sourire a disparu.

Je me sens toute tremblante quand il incline la tête sur le côté et… me donne un baiser à la commissure des lèvres. Un long frisson me parcourt de la tête aux pieds.

Frisson qui s’intensifie au moment où il me saisit le menton et me force à soutenir son regard vert, si vert, qui reflète à la fois la prudence et la convoitise. Non, tout ça n’est pas réel ! Il ne peut pas me désirer avec une telle urgence !

J’ai peur qu’il m’embrasse. Et redoute en même temps de le souhaiter. Il émane de lui une odeur encore plus séduisante que dans mon rêve, et je le désire tant, si fort… Il respire plus vite, luttant visiblement pour reprendre le contrôle de lui-même. J’ai envie qu’il perde sa bataille intérieure. Non, non, dans un sursaut de lucidité, je change d’avis car la seule qui ait quelque chose à y perdre, c’est moi !

– Miam, dis-je en me redressant. C’est bien meilleur quand c’est toi qui me les donnes. Comme ça, j’avale aussi tes microbes !

Face à ma boutade, un petit sourire illumine ses traits, tel un soleil.

– Saint ! appelle à cet instant un de ses amis.

Il ne répond pas.

– Vous êtes prêts pour un plongeon à poil ?

C’est Tahoe qui vient de surgir à côté de nous, sur le pont supérieur.

– Rachel et moi, on discute un peu, mais allez-y, lance-t-il sans se retourner.

Puis il reprend toute la place sur la banquette, et se met à jouer avec une mèche de mes cheveux. Je suis moyennement à l’aise.

– Avoue que tu en as envie !

J’éclate de rire.

– Si tu te joins à moi, oui !

Il brandit alors la photo qu’il a prise de moi et poursuit d’une voix plus basse :

– Si je la supprime… tu acceptes que je te reconduise chez toi ?

– Ce ne serait pas la première fois.

– Jusque-là, c’est mon chauffeur qui s’en est chargé, pas moi, rectifie-t-il, déterminé. Cela représente une grosse différence, Rachel, je te le garantis.

Mon sourire disparaît devant son air de prédateur qui me séduit autant qu’il me terrifie. J’objecte :

– Je dois rentrer chez moi de bonne heure. Or, j’imagine que tu as envie de t’attarder ici avec tes amis.

– Si c’était le cas, je ne t’aurais pas fait cette proposition.

Il laisse son pouce planer sur son écran, au-dessus de la corbeille qui permet d’effacer la photo, un regard impatient braqué sur moi.

– Alors, Rachel ? insiste-t-il.

– Supprime-la et je vais y réfléchir.

Je vois les muscles de sa mâchoire tressauter face au défi que je viens de lui lancer puis, avec lenteur, il appuie sur l’icône.

– Voilà, dit-il.

Et dans la pénombre, j’aperçois une lueur passer telle une comète dans ses prunelles.

– Maintenant, je te raccompagne chez toi ! ajoute-t-il.

Je commence à paniquer. Mon appartement, c’est mon havre. Or, je l’imagine déjà à l’intérieur, en train de scruter tous mes objets personnels de fille… Qu’est-ce qu’il cherche, au juste ? Si j’avais déjà l’impression que sa chemise envahissait mon espace et mes pensées, qu’est-ce que ce sera s’il vient en personne ? Pourtant, je hoche la tête, désireuse de ne pas fermer toutes les portes, mais je précise :

– Entendu, seulement pas ce soir.

Et soudain, il me faut prendre de la distance avec lui, avec ses yeux et la façon dont mon corps brûle en sa présence car mon cœur bat comme un oiseau fou, et chaque parcelle de ma peau est prête à s’enflammer sous son sourire, son regard, son odeur…

Sans dire un mot, je rejoins les autres sur l’autre pont, puis je plonge dans l’eau, me gardant bien d’enlever mon bikini. Waouh ! Qu’elle est froide ! Je me mets à nager de toutes mes forces, en soufflant bruyamment. Tahoe vient me rejoindre, et me regarde, un sourire grivois aux lèvres.

– Tiens, tiens, tiens…

– Ça suffit, T !

En entendant cette voix, je lève la tête. Saint est appuyé sur le bastingage et m’observe, un petit sourire aux lèvres.

Commander Malcolm le sulfureux