Chapitre 1

Rule

Au début, j’ai cru que les coups que j’entendais venaient de mon cerveau, qui essayait de s’enfuir de mon crâne après la dizaine de shots de Crown Royal que je m’étais enfilée la veille, mais j’ai fini par comprendre que le bruit était causé par quelqu’un qui tournait dans mon appartement. Elle était là, et je me suis souvenu avec horreur qu’on était dimanche. Peu importait combien de fois je le lui avais dit, ou combien j’étais malpoli avec elle, ou l’état de débauche infecte dans lequel elle me trouvait, elle venait me chercher tous les dimanches matin pour me traîner jusqu’à la maison à l’heure du brunch.

Un faible gémissement, de l’autre côté du lit, m’a rappelé que je n’étais pas rentré du bar tout seul hier soir. Je ne me souvenais ni du nom de la fille, ni de ce à quoi elle ressemblait, ni même si cela avait valu le coup pour elle de venir tituber dans mon appartement. J’ai passé une main sur mon visage et jeté les jambes hors du lit à l’instant même où la porte s’ouvrait brusquement. Je n’aurais jamais dû donner une clef à cette sale gosse. Je ne me suis pas embêté à me rhabiller ; ce n’était pas la première fois qu’elle entrait pour me trouver à poil avec la gueule de bois, et je ne voyais pas en quoi aujourd’hui serait différent. La fille dans mon lit s’est retournée et a plissé les yeux en voyant le nouveau membre de notre petite fête gênante.

— Je croyais que tu étais célibataire ?

Elle avait dit cette phrase comme une accusation et les cheveux sur ma nuque se sont hérissés. Une fille prête à aller chez un inconnu pour une nuit de sexe sans attaches n’avait pas le droit de me juger, surtout si elle était encore nue et emmitouflée dans mon lit.

— Donne-moi vingt minutes, dis-je en passant la main dans mes cheveux décoiffés, et la blonde sur le pas de la porte a haussé un sourcil.

— Je t’en donne dix.

J’aurais volontiers répondu à son ton et à son attitude par un autre sourcil levé, mais j’avais mal au crâne et le geste n’aurait servi à rien, elle était plus qu’immunisée contre mes conneries.

— Je vais faire du café. J’ai proposé à Nash de venir mais il m’a dit qu’il devait aller au salon pour un rendez-vous. Je t’attends dans la voiture.

Elle a tourné les talons et, en une seconde, il n’y avait plus personne dans l’encadrement de la porte. J’essayais péniblement de me lever, je cherchais à tâtons un pantalon que j’aurais pu jeter dans le coin hier soir.

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

J’avais oublié la fille dans mon lit. J’ai lâché un juron dans ma barbe et ai passé un tee-shirt qui avait l’air raisonnablement propre.

— Il faut que j’y aille.

— Quoi ?

J’ai froncé les sourcils tandis qu’elle s’asseyait dans le lit et tirait le drap sur sa poitrine. Elle était jolie et avait un beau corps, d’après ce que je pouvais voir. Je me suis demandé ce que j’avais bien pu lui sortir pour qu’elle rentre avec moi. Elle faisait partie de celles aux côtés de qui je ne regrettais pas de me réveiller.

— Je dois aller quelque part, alors il faut que tu te lèves et que tu partes. Si mon coloc avait été là, tu aurais pu rester encore cinq minutes, mais là il bosse, donc il faut que tu rhabilles ce joli cul et que tu sortes d’ici.

— Tu te fous de moi !? m’a-t-elle sorti en me postillonnant un peu dessus.

Je l’ai regardée par-dessus mon épaule pendant que je cherchais mes bottines sous une pile de linge sale, puis je les ai enfilées.

— Non.

— Tu es quel genre de connard, pour faire ça ? Même pas un petit « merci pour hier soir, c’était super, on s’appelle, on se fait une bouffe » ? Juste « tire-toi » ? Elle a enlevé le drap et j’ai remarqué qu’elle avait un beau tatouage qui courait sur ses côtes. C’était probablement ce qui m’avait attiré, dans mon hébétement imbibé.

— Tu es vraiment un cas, tu le sais ?

J’étais bien plus qu’un cas, mais cette fille, une parmi tant d’autres, n’avait pas besoin de le savoir.

 

J’ai maudit Nash intérieurement. Mon coloc était génial, on était meilleurs potes depuis l’école primaire et, généralement, je pouvais compter sur lui pour me couvrir quand je partais le dimanche matin, mais j’avais oublié qu’il finissait une grosse pièce aujourd’hui. Cela voulait dire que j’étais tout seul pour faire sortir cette meuf et me bouger avant que la sale môme ne parte sans moi, ce qui représentait une prise de tête dont je me serais bien passé, vu mon état.

— Eh, comment tu t’appelles, au fait ?

Si elle n’était pas énervée avant, là elle est devenue tout bonnement furieuse. Elle a remis sa jupe noire très courte et un débardeur quasi inexistant. Elle a attaché sa masse de cheveux teints en blond et m’a lancé un regard noir cerné de mascara dégoulinant.

— Lucy, tu ne te souviens pas ?

J’ai passé du produit dans mes cheveux pour qu’ils tiennent dans tous les sens et vaporisé un peu de parfum pour masquer l’odeur de sexe et d’alcool qui me collait sûrement à la peau. J’ai haussé une épaule et attendu tandis qu’elle sautait à cloche-pied devant moi pour enfiler une paire de talons qui criaient « je suis une cochonne ».

— Moi, c’est Rule.

Je lui aurais bien serré la main mais cela m’a paru bête, alors je lui ai simplement montré la porte d’entrée et je suis allé me brosser les dents dans la salle de bains, pour me débarrasser du goût rance de whisky dans la bouche.

— Il y a du café dans la cuisine, tu peux noter ton numéro et je t’appellerai une autre fois. Le dimanche, ce n’est pas mon jour.

Elle ne saurait jamais à quel point cette phrase était vraie. Elle me fixait en tapant du pied dans ses super chaussures.

— Tu n’as vraiment aucune idée de qui je suis, hein ?

Cette fois, même contre la volonté de mon cerveau en souffrance, mon sourcil s’est haussé tout seul et je l’ai regardée la bouche pleine de dentifrice. Je l’ai fixée jusqu’à ce qu’elle s’énerve et me montre son flanc.

— Tu dois au moins te rappeler de ça !

Voilà pourquoi j’aimais autant son tatouage, c’était un des miens. J’ai recraché le dentifrice dans le lavabo et ai jeté un coup d’œil à ma tête dans le miroir. Je ne ressemblais à rien. Mes yeux étaient embués et cerclés de rouge, ma peau avait un ton grisâtre et j’avais un suçon de la taille de Rhode Island dans le cou. Ma mère allait adorer cela, tout comme elle allait se mettre dans tous ses états en voyant l’état actuel de mes cheveux. Normalement, ils sont noirs et épais, mais j’avais rasé les côtés et teint l’avant en violet vif, et ils tenaient si bien debout qu’on avait l’impression qu’ils avaient été coupés à la débroussailleuse. Mes parents avaient déjà un souci avec l’encre qui s’enroulait autour de mes bras et dans mon cou, alors les cheveux, c’était la cerise sur le gâteau. Je ne pouvais pas faire grand-chose pour rattraper la catastrophe qu’était mon reflet dans le miroir, aussi je suis sorti de la salle de bains et ai attrapé la fille par le coude pour la tirer jusqu’à la porte sans cérémonie. Il fallait que j’apprenne à aller chez elles plutôt que de les ramener chez moi ; c’était tellement plus simple.

— Écoute, je dois aller quelque part et ça ne me fait pas particulièrement plaisir de devoir partir, mais péter un câble et faire un scandale, ça ne servira à rien sauf à me mettre sur les nerfs. J’espère que tu as passé une bonne soirée hier et tu peux me laisser ton numéro, mais on sait tous les deux que les chances que je te rappelle sont très minces. Si tu ne veux pas être traitée comme une merde, tu devrais peut-être arrêter de passer la nuit chez des mecs bourrés que tu ne connais pas. Crois-moi, on ne cherche qu’une seule chose, et le lendemain matin, ce qu’on veut, c’est que tu partes sans faire de bruit. J’ai mal au crâne, j’ai l’impression que je vais gerber, et je vais passer une heure dans une voiture à côté de quelqu’un qui me déteste sournoisement et complote joyeusement pour me tuer, donc, sérieux, on peut zapper la comédie et se bouger ?

J’avais eu le temps d’amener la fille jusqu’à l’entrée de l’immeuble, et j’ai vu l’autre m’attendre dans la BMW à côté de mon pick-up. Elle s’impatientait et elle allait partir sans moi si je perdais encore du temps. J’ai adressé un demi-sourire à Lucy et haussé une épaule ; après tout, ce n’était pas sa faute si j’étais un connard, et je savais qu’elle méritait mieux qu’un adieu aussi expéditif.

— Écoute, il ne faut pas t’en vouloir, je peux être un gros charmeur quand je m’y mets. Tu es loin d’être la première et tu ne seras pas la dernière à voir cette petite scène. Je suis content que ton tatouage soit aussi classe, et je préférerais que tu te souviennes de moi pour ça plutôt que pour hier soir.

J’ai descendu les marches en trottinant et sans regarder derrière moi, et j’ai ouvert la portière de la BMW noire clinquante. Je détestais cette voiture et je détestais qu’elle soit aussi bien assortie à sa conductrice. Classe, soignée et chère, trois mots qui pouvaient parfaitement décrire ma compagne de route. Alors que nous sortions du parking, Lucy a crié quelque chose et m’a fait un doigt d’honneur. Mon chauffeur a levé les yeux au ciel et marmonné « Charmant » entre ses dents. C’était une habituée des petits scandales que les filles faisaient quand je me défilais le lendemain matin. Une fois, j’avais même dû remplacer son pare-brise car l’une d’entre elles m’avait jeté un caillou alors que je partais, et m’avait loupé.

J’ai reculé le siège pour faire de la place à mes longues jambes et me suis installé, la tête contre la vitre. C’était toujours un long trajet, et douloureusement silencieux. Parfois, comme aujourd’hui, cela m’arrangeait, parfois cela m’était insupportable. Nous étions chacun une composante de la vie de l’autre depuis le collège ; elle connaissait toutes mes qualités et tous mes défauts. Mes parents l’aimaient comme leur propre fille et ne se gênaient pas pour montrer qu’ils préféraient souvent sa compagnie à la mienne. On pourrait penser qu’avec tout ce passif, bon et mauvais, nous serions capables de bavarder quelques heures sans trop de difficulté.

— Tu vas mettre la saloperie qu’il y a dans tes cheveux sur ma vitre.

Sa voix n’allait pas avec le reste, elle était faite de cigarettes et de whisky, alors qu’elle était tout en champagne et soie. J’avais toujours aimé sa voix. Quand on s’entendait bien, je pouvais l’écouter pendant des heures.

— Je la porterai au Lavomatic.

Cela l’a fait ricaner. J’ai fermé les yeux et croisé les bras. Je me préparais à un trajet muet, mais apparemment elle avait des choses à dire aujourd’hui, car dès que nous sommes entrés sur l’autoroute elle a baissé la radio pour me dire :

— Rule…

J’ai légèrement tourné la tête et ouvert un œil.

— Shaw.

Son nom était tout aussi classieux que le reste de sa personne. Elle était pâle, avait des cheveux blonds clairs comme de la neige et de grands yeux verts comme des pommes Granny Smith. Elle était petite, facilement trente centimètres de moins que mon mètre quatre-vingt-dix, mais avait des formes inimaginables. C’était le genre de fille que les mecs regardaient parce qu’ils ne pouvaient pas s’en empêcher, mais dès qu’elle posait ses yeux verts glacés sur eux, ils savaient qu’ils n’avaient aucune chance. Elle avait une aura d’inaccessibilité, tout comme certaines filles avaient une aura de « viens me chercher ».

Elle a soupiré et j’ai regardé une mèche de ses cheveux voler sur son front. Elle me regardait du coin de l’œil et je me suis tendu quand j’ai vu combien ses mains étaient crispées sur le volant.

— Qu’est-ce qu’il y a, Shaw ?

Elle a mordu sa lèvre inférieure, signe indéniable qu’elle était stressée.

— J’imagine que tu n’as pas répondu à ta mère au téléphone, cette semaine ?

Je n’étais pas vraiment proche de ma famille. En fait, notre relation tenait plutôt de la tolérance mutuelle, c’est pourquoi ma mère envoyait Shaw me chercher chaque week-end. Nous venions tous les deux d’une petite ville appelée Brookside, dans une région cossue du Colorado. J’avais déménagé à Denver dès que j’avais eu mon bac. Shaw était plus jeune mais elle ne souhaitait rien de plus au monde qu’entrer à DU (Université de Denver). Cette fille ressemblait à une princesse de conte de fées, mais en plus elle était partie pour devenir docteur, rien que ça ! Ma mère savait qu’il n’y avait pas moyen que je fasse deux heures de route aller-retour pour les voir le week-end, mais si Shaw conduisait et venait me chercher, non seulement je m’en serais voulu de lui faire perdre du temps, mais en plus je n’avais aucune excuse pour ne pas venir. Shaw payait l’essence, attendait que je sorte péniblement de mon lit et traînait mes fesses jusqu’à la maison tous les dimanches, et depuis deux ans, elle ne s’était pas plainte une seule fois.

— Non, j’ai été occupé toute la semaine.

C’était vrai, j’étais occupé, mais de toute façon je n’aimais pas parler à ma mère, aussi avais-je ignoré ses trois coups de fil.

Shaw a soupiré et ses mains se sont encore serrées davantage sur le volant.

— Elle t’appelait pour te dire que Rome est blessé. L’armée l’a renvoyé à la maison pour six semaines de perm. Ton père est descendu à la base de Colorado Springs hier pour le ramener.

Je me suis redressé si vite sur mon siège que je me suis cogné la tête contre le toit de la voiture. J’ai lancé un juron et ai massé l’endroit de ma tête qui me donnait encore plus mal au crâne.

— Quoi ? Comment ça, il est blessé ?

Rome est mon frère aîné. Il a trois ans de plus que moi et a passé une bonne partie des six dernières années à l’étranger. Nous étions toujours proches et, même s’il n’aimait pas la distance que j’avais prise avec mes parents ces dernières années, j’étais sûr que s’il était blessé, il m’aurait donné des nouvelles.

— Je ne sais pas trop, Margot m’a dit qu’il était arrivé quelque chose à son convoi pendant une patrouille. Il a eu un accident assez grave, je crois. Elle m’a dit qu’il avait un bras cassé et quelques côtes fêlées. Elle était chamboulée, j’ai eu du mal à tout comprendre quand elle m’a appelée.

— Rome m’aurait appelé.

— Rome était sous médocs, et il a passé les deux derniers jours à faire des comptes rendus. Il a demandé à ta mère d’appeler, parce que vous autres, les fils Archer, vous êtes plus qu’obstinés. Margot lui a dit que tu ne répondrais pas, mais il lui répétait d’essayer. Mon frère était blessé, mais il était à la maison, et je n’étais pas au courant. J’ai refermé les yeux et ai laissé ma tête tomber contre le dossier.

— Eh bien, on va dire que c’est une bonne nouvelle.

Tu vas passer voir ta mère ?

Je n’ai pas eu besoin de la regarder pour savoir qu’elle était encore plus tendue qu’avant. Je pouvais presque sentir la tension émaner d’elle par vagues glacées.

— Non.

Elle n’a rien dit de plus, et cela ne m’a pas surpris. Les Archer ne sont peut-être pas la plus solidaire ni la plus chaleureuse des familles, mais nous n’avons rien à envier aux Landon. La famille de Shaw respirait de l’argent et chiait de l’or. C’était aussi des tricheurs et des menteurs. Ses parents avaient divorcé, s’étaient remariés, et d’après ce que j’avais vu avec le temps, ils ne s’intéressaient pas ou peu à leur fille biologique, conçue à la suite d’une union décidée devant une déclaration d’impôts plutôt que dans une chambre. Je savais que Shaw adorait ma maison et qu’elle aimait mes parents car ils représentaient le seul semblant de normalité qu’elle connaissait. Je ne lui en voulais pas, d’ailleurs j’appréciais qu’elle fasse tomber la pression qui pesait sur moi. Si Shaw réussissait à l’école, sortait avec un riche étudiant, vivait la vie que mes parents avaient toujours voulue pour leurs fils, ils me laissaient tranquilles. Comme Rome était souvent éloigné d’un continent ou deux, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à moi, alors je n’avais pas honte d’utiliser Shaw comme bouclier.

— Ça fait trois mois que je n’ai pas parlé avec Rome. Ça va être génial de le voir. Je me demande si je peux le convaincre de venir passer un peu de temps à Denver avec Nash et moi. Il a sûrement bien besoin de s’amuser.

Elle a soupiré une nouvelle fois et a monté le son de la radio.

— Tu as vingt-deux ans, Rule, quand est-ce que tu arrêteras de jouer à l’ado ? Est-ce que tu lui as au moins demandé son nom, à elle ? Et au cas où tu voudrais le savoir, ton odeur corporelle est un mélange entre une distillerie et un club de strip-tease.

J’ai ricané et laissé mes yeux se refermer.

— Tu as dix-neuf ans, Shaw. Quand est-ce que tu arrêteras de vivre ta vie selon les exigences des autres ?

Ma grand-mère a quatre-vingt-deux ans, elle a une vie sociale plus active que toi et je crois qu’elle est moins coincée.

Je ne lui ai pas parlé de son odeur car elle était douce et agréable et que je n’avais pas la moindre envie d’être gentil. Je sentais son regard noir posé sur moi et j’ai caché un sourire en coin.

— J’aime bien Ethel. Son ton était maussade.

— Tout le monde aime Ethel. C’est une battante et elle ne se laisse pas marcher sur les pieds. Elle aurait deux ou trois leçons à t’apprendre.

— Oh, je devrais peut-être me teindre les cheveux en rose, tatouer chaque partie visible de mon corps, fourrer plein de métal dans mon visage et coucher avec tout ce qui bouge ? C’est ça, ta philosophie pour une vie riche et épanouissante ?

Cela m’a fait rouvrir les yeux et la fanfare dans ma tête a commencé sa seconde parade.

— Au moins, je fais ce que je veux. Je sais qui je suis et ce que je suis, Shaw, et je ne vais pas m’excuser pour ça. J’entends beaucoup de Margot Archer sortir de ta jolie petite bouche.

Ses lèvres se sont tirées en même temps qu’elle fronçait les sourcils.

— Bref, on peut continuer à s’ignorer. Je me suis juste dit qu’il fallait que tu saches pour Rome. Les Archer n’ont jamais été très versés dans les surprises.

Elle avait raison. D’après mon expérience, les surprises n’étaient jamais une bonne chose. Elles se terminaient généralement par une personne énervée, et moi dans une bagarre. J’aimais mon frère, mais j’admets que j’étais assez contrarié que, d’une, il n’ait pas jugé utile de me dire qu’il était blessé, et deux, qu’il essaye encore de m’obliger à jouer au gentil avec mes parents.

Je me suis affalé autant que le permettait sa petite voiture de sport et ai commencé à somnoler. Je ne dormais que depuis une vingtaine de minutes quand j’ai été réveillé par son téléphone qui chantait The Civil Wars. J’ai cligné des yeux et passé une main sur ma barbe de trois jours. Si mes cheveux ne suffisaient pas à énerver ma mère, le fait que je sois trop occupé pour me raser avant son brunch dominical pourrait bien la rendre hystérique.

— Non, je t’ai dit que j’allais à Brookside et que je rentrais tard.

Je l’ai regardée et elle a dû le sentir, car elle m’a lancé un regard rapide et j’ai vu le rose monter sur ses pommettes relevées.

— Non, Gabe, je t’ai dit que je n’aurai pas le temps, et j’ai un TP à rendre.

Je ne pouvais pas déchiffrer ses mots mais celui qui était à l’autre bout du fil avait l’air en colère de se faire rembarrer. J’ai vu ses doigts se resserrer sur le téléphone.

— Ça ne te regarde pas. Il faut que je te laisse, maintenant, on parlera plus tard.

Elle a passé un doigt sur l’écran et jeté son portable classe dans le porte-gobelet à côté de mon genou.

— Il y a de l’eau dans le gaz ?

Si je ne m’intéressais pas vraiment à Shaw et à son copain riche comme Crésus, futur maître du monde connu, il aurait cependant été malpoli de ne rien dire car elle était visiblement énervée. Je n’avais jamais rencontré Gabe mais, d’après ce que me disait ma mère, quand je l’écoutais, il était taillé sur mesure pour s’accorder au personnage de Shaw future médecin. Sa famille était pleine aux as, tout comme celle de Shaw : son père était juge, ou avocat, ou une bêtise politique de ce genre dont je me fous. J’étais certain, sans l’ombre d’un doute, que le mec portait des pantalons avec un pli sur le devant et des polos roses avec des mocassins blancs. Pendant un long moment, j’ai cru qu’elle ne répondrait pas, mais elle s’est éclairci la voix et s’est mise à tapoter sur le volant avec ses ongles manucurés.

— Pas vraiment, on s’est séparés, mais je crois que Gabe ne comprend pas.

— Ah bon ?

— Oui, il y a deux semaines, en fait. J’y pensais depuis un moment. Avec l’école et le boulot, je suis trop occupée pour avoir un copain.

— Si ça avait été le bon, tu n’aurais pas réagi comme ça. Tu aurais trouvé du temps parce que tu aurais voulu être avec lui.

Elle m’a regardé avec les sourcils levés jusqu’en haut de son front.

— Êtes-vous, monsieur le queutard du siècle, en train de me donner des conseils en amour ?

J’ai levé les yeux au ciel, ce qui a provoqué un hurlement de protestations sous mon crâne.

— Certes, il n’y a pas une fille avec qui j’ai eu envie de rester exclusivement, mais ça ne veut pas dire que je ne sais pas faire la différence entre quantité et qualité.

— J’y aurais presque cru. Gabe voulait plus que ce que je voulais lui donner, c’est tout. Ça va être galère, parce que Papa et Maman l’adoraient.

— J’imagine. D’après ce que je sais, il était fait pour plaire à tes parents. Qu’est-ce que ça veut dire, il voulait plus que ce que tu voulais lui donner ? Est-ce qu’il a essayé de te passer la bague au doigt au bout de six mois ?

Elle m’a jeté un drôle de regard et ses lèvres ont formé un petit rictus.

— Non, loin de là, mais il voulait que les choses soient un peu plus sérieuses…

J’ai ri un peu et me suis massé le front. Mon mal de tête se transformait en pulsation lancinante mais commençait à être gérable. Il fallait que je lui demande de passer par un Starbucks si je voulais survivre à cet après-midi.

— Est-ce une façon prude de me dire qu’il en voulait à ta culotte et que tu ne voulais pas de ça ?

Elle m’a regardé en plissant les yeux tandis qu’elle prenait la sortie pour aller vers Brookside.

— Il faut que tu t’arrêtes dans un Starbucks avant d’aller chez mes parents, et ne crois pas que je n’ai pas remarqué que tu évites ma question !

— Si on s’arrête, on va être en retard. Et tous les garçons ne pensent pas avec ce qu’il y a dans leur pantalon.

— Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête si on arrive cinq minutes en retard par rapport au planning de Margot. Non mais tu te fous de moi, tu as fait marcher ce loser pendant six mois sans l’amener dans ton lit, c’est une blague !?

Je lui ai littéralement ri au nez. Je riais tellement fort que j’ai dû me tenir la tête entre les deux mains quand mon cerveau noyé dans le whisky s’est remis à hurler. J’ai repris mon souffle et l’ai regardée avec des yeux humides.

— Si c’est vraiment ce que tu penses, tu es loin d’être aussi intelligente que je le pensais. Absolument tous les hommes de moins de quatre-vingt-dix ans essaient de te déshabiller, Shaw, surtout lui, s’il pense qu’il est ton mec. J’en suis un, je sais ces choses-là.

Elle a une nouvelle fois mordu sa lèvre, comme pour admettre que j’avais avancé un bon argument, et elle s’est garée devant le café. J’ai presque sauté de la voiture, pressé de me dégourdir les jambes et de m’éloigner de son air hautain caractéristique. Quand je suis rentré, j’ai jeté un coup d’œil à la file de gens qui attendaient pour voir si je reconnaissais quelqu’un. Brookside est une petite ville, et quand j’y passe le week-end, je tombe immanquablement sur quelqu’un avec qui j’allais à l’école. Je n’avais même pas demandé à Shaw si elle voulait quelque chose, parce qu’elle avait déjà tellement rechigné à s’arrêter. C’était presque mon tour de commander quand mon téléphone s’est mis à lancer une chanson de Social Distortion dans ma poche. Je l’en ai sorti après avoir commandé un grand café noir et m’être assis près du comptoir, à côté d’une petite brune mignonne qui déployait tous ses efforts pour que je ne voie pas qu’elle me matait.

— Ça va ?

J’entendais la musique du salon derrière la voix de Nash quand il m’a demandé :

— Comment ça s’est passé, ce matin ?

Nash connaissait mes défauts et mes mauvaises habitudes mieux que quiconque, et si l’on avait pu maintenir notre amitié aussi longtemps, c’était parce qu’il ne me jugeait jamais.

— Mal. J’ai la gueule de bois, je suis de mauvaise humeur et je m’apprête à subir de force un repas familial de plus. Et Shaw est en forme, aujourd’hui.

— Et la fille d’hier soir, elle était comment ?

— Aucune idée. Je ne me rappelle même pas être sorti du bar avec elle. Apparemment, je lui ai fait une super grande pièce sur les côtes, donc elle était un peu énervée que je ne me souvienne pas d’elle, oups.

Il rigolait à l’autre bout du fil.

— Elle t’a répété ça au moins six fois dans la soirée ; elle a même voulu enlever son haut pour te rafraîchir la mémoire. Et c’est moi qui ai ramené ton cul à l’appart hier, poivrot. J’ai essayé de te faire partir vers minuit mais y avait pas moyen, comme d’hab.

J’ai pouffé de rire et ai tendu la main vers mon café quand le serveur a dit mon nom. J’ai remarqué que les yeux de la petite brune suivaient ma main qui s’enroulait autour du gobelet en carton. C’était celle avec la large tête d’un cobra royal. Le reste du serpent s’enroulait le long de mon avant-bras et autour de mon coude, et l’extrémité de sa langue dardée formait un « L » sur mon annulaire, intégré au tatouage qui épelait mon nom sur mes quatre doigts. Sa bouche a fait un petit O de surprise, alors je lui ai lancé un clin d’œil et je suis retourné vers la BMW.

— Désolé, mec. Comments’estpassétonrendez-vous ?

Oncle Phil, l’oncle de Nash, avait ouvert le salon à Capitol Hill il y avait de cela des années, quand celui-ci était surtout fréquenté par des membres de gangs et par des motards. Maintenant, avec la vague de jeunes citadins et de hipsters qui peuplaient le quartier, The Marked était l’un des salons de tatouage les plus réputés de la ville. Nash et moi nous sommes rencontrés en cours d’art plastique en CM2, et depuis, nous sommes inséparables. En fait, depuis nos douze ans, nous avions prévu de venir en ville et de travailler pour Phil. Nous avions tous les deux le talent et la personnalité nécessaires pour faire tourner le salon à plein régime, alors Phil n’a pas hésité à faire de nous des apprentis et à nous faire travailler avant que l’on ait vingt ans. C’était mortel d’avoir un pote dans le même domaine ; j’avais un paquet d’encre sur la peau qui allait de génial à pas terrible et relatait l’évolution de Nash et l’amélioration de son art, et c’était la même chose pour lui.

— J’ai fini le dos sur lequel je bossais depuis juillet. Ça rend mieux que ce que je pensais, et le mec songe à faire le torse. Je le ferai volontiers, il est généreux en pourboire.

— Cool.

Je jonglais entre le téléphone et le café tout en essayant d’ouvrir la portière de la voiture quand une voix féminine m’a arrêté.

— Eh ! J’ai regardé derrière moi et la brune était une place de parking plus loin, un sourire aux lèvres. J’aime vraiment beaucoup tes tatouages.

Je lui ai rendu son sourire puis j’ai sursauté et ai manqué de renverser mon café bouillant sur mon entre jambe quand Shaw a ouvert la portière de l’intérieur.

— Merci.

Si j’avais été plus près de chez moi et que Shaw n’était pas déjà en train de faire marche arrière, j’aurais sûrement pris une minute pour demander son numéro à cette fille. Shaw m’a jeté un regard dédaigneux que j’ai promptement ignoré pour revenir à ma conversation avec Nash.

— Rome est rentré, il a eu un accident et Shaw m’a dit qu’il avait quelques semaines de perm. J’imagine que c’est pour ça que ma mère a harcelé mon téléphone toute la semaine.

— Excellent. Demande-lui s’il veut squatter avec nous quelques jours, il me manque, ce con de gros ours.

J’ai pris une gorgée de café et mon crâne a enfin commencé à se calmer.

— C’est prévu. Je te rappelle en rentrant pour te tenir au courant.

J’ai glissé mon pouce sur l’écran pour raccrocher et me suis réinstallé dans le siège. Shaw me fixait d’un air irrité, et je jure que j’ai vu ses yeux émettre de la lumière. Sérieusement, je n’avais jamais rien vu d’aussi vert, cela n’existe pas dans la nature. Quand elle est en colère, ils sont tout simplement surnaturels.

— Ta mère a appelé pendant que tu étais occupé à draguer. Elle est énervée qu’on soit en retard.

J’ai aspiré encore un peu du noir nectar et j’ai commencé à tapoter en rythme sur mon genou. J’ai toujours été un mec un peu nerveux, et plus on s’approchait de la maison de mes parents, pire c’était. En général, le brunch était guindé et forcé. Je ne comprenais pas pourquoi ils insistaient pour qu’on le fasse toutes les semaines et je ne comprenais pas pourquoi Shaw acceptait de marcher dans leur combine, mais j’y allais tous les week-ends, même si je savais que rien ne changerait jamais.

— Elle est énervée que toi, tu sois en retard. On sait tous les deux qu’elle se fiche bien que je sois là ou pas. Le rythme de mes doigts s’est accéléré quand elle a franchi le portail du quartier sécurisé et que nous sommes passés devant des rangées de mini-manoirs qui se détachaient à l’emporte-pièce contre les montagnes.

— Ce n’est pas vrai, Rule, et tu le sais. Si je m’inflige ces trajets en voiture tous les week-ends, si je subis les délices de tes lendemains de soirée, ce n’est pas parce que tes parents veulent me voir manger des œufs et des pancakes tous les dimanches. Je le fais parce qu’ils veulent te voir, ils veulent essayer d’avoir une relation avec toi, peu importe combien de fois tu les as blessés et repoussés. Je le dois à tes parents, et surtout, je dois à Remy d’essayer de te convaincre de bien faire les choses, même si Dieu sait que c’est presque un job à temps plein.

J’ai pris une inspiration quand la douleur aveuglante, qui survenait toujours lorsqu’on me parlait de Remy, a percuté mon torse. Sans m’en rendre compte, mes doigts se sont dépliés et repliés autour du gobelet de café et j’ai tourné la tête vers Shaw pour lui adresser un regard noir.

— Remy ne serait pas tout le temps sur mon dos, à essayer de faire en sorte que je sois pour eux quelqu’un que je ne suis pas. Je n’ai jamais été assez bien pour eux, et je ne le serai jamais. Il comprenait ça mieux que tout le monde et faisait des heures sup’pour être tout ce que je ne pourrai jamais être pour eux.

Elle a soupiré et a garé la voiture dans l’allée, derrière le SUV de mon père.

— La seule différence entre Remy et toi, c’est qu’il laissait les gens l’aimer, et toi… Elle s’est interrompue, a ouvert sa portière et s’est tournée vers moi avec un regard dur. Tu as toujours voulu contraindre les gens qui se soucient de toi à le prouver sans laisser l’ombre d’un doute. Tu n’as jamais été facile à aimer, Rule, et tu fais tout pour que personne ne l’oublie.

Elle a fermé la portière assez fort pour faire claquer mes molaires entre elles et relancer mon mal de tête. Cela faisait trois ans. Trois années solitaires, vides, remplies de chagrin depuis que les frères Archer étaient passés d’un trio à un duo. J’étais proche de Rome, il était génial et il avait toujours été mon modèle en termes de gros dur, mais Remy était ma moitié, au propre comme au figuré. Nous étions de vrais jumeaux, il était la lumière contre mon obscurité, la facilité contre ma difficulté, la joie contre ma colère, la perfection contre mon côté bien, bien vrillé, et sans lui je ne suis que la moitié de la personne que je pourrais jamais être. Cela faisait trois ans que je l’avais appelé au milieu de la nuit pour qu’il vienne me chercher à une fête pourrie parce que j’avais trop bu pour conduire. Cela faisait trois ans qu’il avait quitté l’appartement que nous partagions pour venir me chercher, sans poser de questions, parce qu’il était comme ça.

Cela faisait trois ans qu’il avait perdu le contrôle de sa voiture sur l’autoroute 25, pluvieuse et glissante, et s’était encastré à l’arrière d’un semi-remorque qui roulait bien au-dessus de la limite autorisée. Cela faisait trois ans que l’on avait enterré mon frère et que ma mère m’avait regardé, les larmes aux yeux, en me lançant à bout portant : « Ça aurait dû être toi », alors qu’ils descendaient le cercueil de Remy. Cela faisait trois ans, et le simple fait de prononcer son nom a suffi à me mettre à genoux, surtout venant de la seule personne au monde que Remy avait aimée autant qu’il m’aimait.

Remy était tout ce que je n’étais pas : rasé de près, bien habillé, soucieux de faire des études et de construire un avenir stable. La seule personne sur cette planète assez bien et assez classe face à toute sa magnificence était Shaw Landon. Ces deux-là avaient été inséparables depuis la première fois qu’il l’avait ramenée à la maison, alors qu’elle avait quatorze ans et essayait de fuir la forteresse du camp Landon. Il répétait qu’ils étaient juste amis, qu’il aimait Shaw comme une sœur, qu’il voulait la protéger de son horrible famille, mais sa façon d’être avec elle était pleine de respect et de sollicitude. Je savais qu’il l’aimait, et comme tout ce que Remy faisait était bien, Shaw est rapidement devenue comme un membre de la famille. Bien que cela m’exaspère au plus haut point, elle était celle qui comprenait vraiment, profondément, ma douleur de l’avoir perdu.

Il m’a fallu quelques minutes pour reprendre mes esprits, puis j’ai avalé le reste de mon café et j’ai ouvert la portière. Je n’ai pas été surpris de voir une grande silhouette faire le tour du SUV tandis que je sortais de la voiture de sport. Mon frère faisait quelques centimètres de plus que moi et était construit sur le modèle du guerrier. Ses cheveux châtain foncé étaient courts, à la mode militaire, et ses yeux bleu pâle – la même teinte glacée que les miens – semblaient fatigués au-dessus de son sourire forcé. J’ai émis un sifflement, car son bras gauche était plâtré et tenu en écharpe, il avait une attelle sur un pied et l’on voyait une ligne noire de points de suture traverser son sourcil et monter jusqu’en haut de son front. La débroussailleuse qui avait attaqué mes cheveux s’en était visiblement aussi pris à mon grand frère.

— Tu as l’air en forme, soldat.

Il m’a tiré contre lui avec son bras valide, et j’ai eu mal pour lui en sentant les bandages sur son flanc, signe de côtes cassées ou abîmées.

— Je suis aussi en forme que j’en ai l’air. Toi tu as l’air d’un clown en sortant de cette voiture.

— De toute façon, j’ai l’air d’un clown quand je suis avec cette fille.

Il a explosé de rire et a passé une main dans mes cheveux en pics.

— Shaw et toi jouez toujours aux ennemis mortels ?

— On est plutôt des connaissances mal à l’aise. Elle est toujours aussi coincée et dans le jugement. Pourquoi tu ne m’as pas appelé ou envoyé un message pour me dire que tu étais blessé ? Il a fallu que ce soit elle qui me le dise, sur la route.

Il a lancé un juron alors que nous nous dirigions lentement vers la maison. Cela m’a inquiété de voir les efforts qu’il devait fournir pour marcher, et je me suis demandé s’il y avait des dégâts plus sérieux que ceux qui étaient visibles à l’œil nu.

— J’ai perdu connaissance quand le Hummer s’est retourné ; on est passés sur un EEI1 et c’était pas beau à voir. Je suis resté une semaine à l’hôpital avec la tête en vrac, et quand je me suis réveillé ils devaient opérer mon épaule, donc j’étais drogué. J’ai appelé Maman et je me suis dit qu’elle te tiendrait au courant mais j’ai appris que, pour changer, tu étais injoignable quand elle appelait.

J’ai haussé les épaules et ai tendu une main pour le stabiliser car il chancelait un peu sur les marches de la porte d’entrée.

— J’étais occupé.

— Tu es têtu.

— Pas tant que ça, je suis là, non ? Je ne savais même pas que tu étais rentré jusqu’à, genre, il y a un quart d’heure.

— La seule raison pour laquelle tu es là, c’est parce que la petite fille dans cette maison est décidée et déterminée à rassembler cette famille, peu importe que ce ne soit pas la sienne. Tu vas rentrer et être gentil, sinon, je te casse la gueule, bras cassé ou pas. J’ai marmonné quelques mots et suivi mon frère tout cassé dans la maison. Le dimanche était vraiment le jour que j’aimais le moins.


1. NdT : Engin explosif improvisé.

Chapitre 2

Shaw

La porte de la salle de bains s’est fermée avec un petit clic et j’ai tourné le verrou. Je me suis effondrée contre le lavabo et ai passé mes mains tremblantes sur mon visage. Chaque dimanche, c’était plus difficile de chaperonner Rule pendant les réunions de famille. J’avais déjà l’impression d’avoir un ulcère, et si je le trouvais encore avec une de ces bimbos de bar dégueulasses, je n’étais pas sûre de sortir de son appartement sans commettre un homicide. Je me suis retournée pour passer un peu d’eau fraîche sur mon visage et j’ai soulevé les longs cheveux blonds qui tombaient dans ma nuque. Il fallait que je me reprenne, car je ne voulais surtout pas que Margot et Dale remarquent que quelque chose n’allait pas, et même drogué et blessé, Rome était l’une des personnes les plus observatrices que je connaissais. Il ne manquait rien lorsqu’il s’agissait de ses petits frères et de moi, par association, puisque j’étais attachée à la catégorie de petite sœur d’adoption.

C’était de plus en plus dur de passer du temps avec Rule, et pas seulement parce que le regarder me rappelait tout ce que je n’avais plus ; ça, c’est ce que ressentaient Margot et Dale. J’avais du mal car Rule était compliqué : il était effronté, insolent, irréfléchi, inconstant, souvent grognon, et de façon générale insupportable et très, très chiant. Mais quand il le voulait, il était charmant et drôle, brillant artistiquement et, la plupart du temps, la personne la plus intéressante du groupe. Je suis désespérément amoureuse de ces deux aspects de lui depuis que j’ai quatorze ans. Évidemment j’aimais Remy, je l’aimais comme un frère, comme le meilleur ami et le protecteur invétéré qu’il avait été pour moi, mais j’aimais Rule comme si c’était ma mission sur Terre. Je l’aimais comme si c’était inévitable, comme si malgré le nombre de fois où j’avais vu à quel point c’était une mauvaise idée, combien nous n’allions pas ensemble, quel infect connard il pouvait être, je ne pouvais rien y changer. Alors chaque fois que je me prenais dans la tête le fait qu’il ne voyait en moi qu’un chauffeur, cela me déchirait encore un peu plus le cœur.

Ma propre famille était un tel désastre que je n’aurais pas pu être la moitié de ce que je suis aujourd’hui sans ce que les Archer ont fait pour moi. Remy m’avait prise sous son aile quand j’étais une pré-ado isolée sans amis. Rome avait menacé de tabasser le premier garçon qui m’avait fait pleurer. Margot m’avait emmenée faire les magasins pour homecoming et pour le bal de fin d’année, alors que ma mère était trop occupée avec son nouveau mari pour s’en soucier. Dale m’avait emmenée à l’université de Denver et à Colorado University-Boulder et m’avait aidée à faire des choix logiques et rationnels pour choisir la bonne université. Et Rule, eh bien Rule était un rappel constant qu’on ne peut pas tout acheter avec de l’argent, et j’avais beau essayer d’être parfaite, faire de mon mieux pour être ce dont tout le monde avait besoin, ce n’était toujours pas assez.

J’ai laissé sortir un soupir que j’avais l’impression de retenir depuis une heure et j’ai essuyé les traces noires sous mes yeux avec un morceau de Kleenex. Si je ne descendais pas très vite dans la salle à manger, Margot allait venir me chercher et je n’avais pas d’excuse crédible à ma crise dans la salle de bains. J’ai récupéré un élastique au fond de ma poche et ai attaché mes cheveux en une queue-de-cheval basse, je me suis passé du gloss, et je me suis fait un discours de motivation en silence ; je me suis rappelé que j’avais déjà fait ça un million de dimanches et que celui-ci ne serait pas différent. Au moment où je sortais dans le couloir, mon téléphone a sonné et j’ai dû lutter pour ravaler un grognement quand j’ai vu que c’était encore Gabe qui m’appelait. J’ai envoyé son appel directement sur messagerie et je me suis demandé, pour la centième fois ce mois-ci, pourquoi j’avais gaspillé la moindre seconde avec cet idiot prétentieux. Il croyait que tout lui était dû, avait les mains baladeuses, était trop superficiel et plus intéressé par mon nom de famille et le fric de mes parents que par moi.

Je ne voulais même pas sortir avec lui, je ne voulais sortir avec personne, mais mes parents m’avaient forcé la main. Comme d’habitude, j’avais plié sous la pression et m’étais retrouvée à passer plus de temps avec lui que je n’en avais envie. J’avais réussi à le tolérer pendant beaucoup plus longtemps que ce dont je me croyais capable. Après tout, Gabe s’intéressait plus à lui-même qu’à moi. Ce n’est que quand il est devenu trop insistant que j’ai coupé les ponts. Malheureusement, ni lui ni mes parents ne semblaient comprendre le message et j’étais inondée d’appels, de textos et d’e-mails depuis deux semaines. Gabe était assez facile à ignorer ; ma mère, un peu moins.

Je glissais le téléphone dans ma poche arrière quand une voix basse m’a interrompue.

— Qu’est-ce qu’il se passe, petite fille ? Je suis parti plus de dix-huit mois et tout ce que j’ai, c’est un câlin et un petit bisou puis tu disparais ? Où sont les larmes, où est l’euphorie de me savoir sain et sauf à la maison ? Qu’est-ce qui fait travailler ce cerveau compliqué ? Parce que je vois bien que quelque chose te tracasse.

Mon petit rire a résonné dans un hoquet, et j’ai laissé mon front tomber contre le grand torse en face de moi. Même cabossé et plein de bleus, Rome était le genre de gars qui se met en travers de tout ce qui pourrait blesser les gens qu’il aime. Il a tapoté le dessus de ma tête et a posé sa lourde main dans ma nuque.

— Ta jolie bouille m’a manqué, Shaw, tu n’imagines pas comme ça fait du bien d’être à la maison.

Je tremblais un peu et j’ai passé un bras autour de sa taille pour pouvoir le serrer sans lui faire mal.

— Tu m’as manqué aussi, Rome. Je suis juste stressée. C’est la folie à la fac, je travaille trois ou quatre soirs par semaine, et mes parents ne veulent pas me lâcher avec ce mec que je viens de quitter. Tu sais que j’adore quand on est tous ensemble. J’ai cru que ta mère allait avoir une crise cardiaque quand elle m’a appelée pour me dire ce qu’il t’était arrivé. Je suis tellement heureuse que tu ailles bien, je ne crois pas que cette famille aurait supporté de perdre un autre fils.

— Non, sûrement. Je n’en reviens pas qu’elle te fasse toujours jouer au chauffeur pour mon crétin de frère.

J’ai accroché mon bras au sien et nous avons commencé à nous rapprocher de la salle à manger.

— C’est le seul moyen de le faire venir. Si je ne peux pas venir à cause de mes cours ou autre chose, il les laisse en plan. La moitié du temps, quand j’arrive chez lui, il ne sait même pas quel jour on est ; ce matin en était un bon exemple. Mais quand je passe le prendre, il se sent obligé de faire le trajet avec moi, peu importe ce qu’il est en train de faire ou qui il est en train de se faire.

Rome a laissé échapper un juron dans sa barbe.

— Ça ne le tuerait pas de faire un effort avec Maman et Papa une fois par semaine. Il ne devrait pas avoir besoin que tu le babysittes.

J’ai haussé les épaules car nous savions bien que tous les fils Archer avaient un rôle. Remy avait été le fils modèle, le bon élève, le futur étudiant d’une grande école. C’était aussi à lui qu’incombait le rôle d’empêcher Rule d’atterrir en prison et d’intervenir quand son jumeau se mettait dans une mouise dont il ne pouvait pas se sortir tout seul. Rule était l’imprévisible, celui qui profitait de la vie et ne s’excusait pas auprès de ceux qu’il pouvait blesser ou choquer sur sa route. Rome était le patron : les jumeaux l’adoraient et le suivaient quoi qu’il arrive. Depuis que Remy était parti, Rome était encore plus protecteur avec le frère qu’il lui restait, et j’avais naturellement hérité de la mission de garder Rule sur une sorte de droit chemin.

— C’est le moins que je puisse faire pour Margot et Dale. Ils ont toujours été là pour moi, sans rien demander en retour. Supporter la fureur de Rule une fois par semaine n’est pas un gros sacrifice à faire.

Quelque chose a brillé dans ses yeux, qui ressemblaient tellement à ceux de son frère que c’était parfois douloureux de les regarder. Rome ne se laissait duper par personne, et je n’aurais pas été étonnée qu’il en sache bien plus sur tout ce que je gardais enfoui en moi que ce que je pouvais imaginer.

— Je ne veux simplement pas que tu deviennes une cible quand Rule fait son Rule. Maman doit régler ses problèmes, et lui aussi. On est tous adultes, maintenant, et la vie est trop courte pour que tu passes ton temps à servir de médiateur entre les deux.

J’ai soupiré et baissé la voix en entrant dans la pièce. La table était déjà dressée et tout le monde était à sa place habituelle. Dale était en bout de table, à sa droite, Margot, et une place qui m’était réservée. À la gauche de Dale, il restait une place libre pour Rome, et Rule avait pris la chaise à l’autre bout de la table, le plus loin possible de ses parents.

— Il faut qu’ils acceptent qu’il ne sera jamais Remy, et il doit arrêter de les obliger à avaler ça. Tant qu’un des deux côtés ne laissera pas tomber et n’apprendra pas à pardonner, ça ne changera pas.

Il a déposé un très léger bisou sur ma tempe et m’a serrée contre lui.

— Je crois qu’aucun d’eux ne se rend compte à quel point ils ont de la chance de t’avoir, petite fille.

Je l’ai lâché et me suis dirigée vers ma place entre Margot et Rule. J’ai essayé de ne pas ciller quand Rule m’a jeté un regard aux yeux plissés, conscient que Rome et moi venions très certainement de parler de lui. Je me suis assise sur la chaise et ai fait un sourire à Dale alors qu’il commençait à faire passer les plats du brunch, aussi abondants qu’à l’accoutumée. J’allais demander à Rome ce qu’il comptait faire de son temps libre mais j’ai dû tourner la tête vers Margot, choquée.

— Est-ce que ce serait trop te demander de venir à ce brunch avec une chemise et un pantalon qui n’ont pas l’air de sortir d’une friperie ? Enfin, ton frère a des os cassés, il a eu un accident terrible et il arrive quand même à faire meilleure figure que toi, Rule.

J’ai dû me mordre la langue pour ne pas perdre mon sang-froid et lui crier de le laisser tranquille. Principalement parce que les repas en famille sont censés être détendus et agréables. Je savais très bien que si j’étais arrivée en jean et tee-shirt, elle ne l’aurait même pas remarqué, mais comme c’était lui, elle le voyait comme une agression contre elle.

Il a attrapé quelques tranches de bacon dans le plat que je lui tendais et n’a même pas pris la peine de lui répondre. Au lieu de ça, il s’est tourné vers Rome et lui a demandé ce qu’il avait prévu de faire tant qu’il serait là. Rule voulait qu’il vienne une semaine en ville pour passer du temps avec lui et Nash. J’ai vu les lèvres de Margot se serrer devant son indifférence et les sourcils de Dale se froncer. J’observais plusieurs degrés de ce même regard tous les dimanches où nous venions. Cela me faisait mal au cœur car, même dans un tee-shirt froissé et un jean déchiré, Rule avait de l’allure. Cela s’appliquait aussi à la masse de tatouages qui le couvrait des pieds à la tête et à la collection de métaux qui parsemait son visage.

Il était indéniable que Rule était un bel homme, sûrement trop beau pour être honnête, mais il était compliqué et la beauté qu’il possédait était enfouie et camouflée sous des choses qu’il était facile de négliger. Des trois frères, c’est lui qui avait les yeux les plus clairs, d’un bleu arctique, et ses cheveux, même teints en violet ou en vert ou en bleu, restaient encore les plus épais et les plus brillants, et même si sa peau portait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, Rule avait toujours été celui vers qui les filles gravitaient. Comme la brune au Starbucks, tout à l’heure. Elle s’appelait Amy Rodgers, et elle avait passé nos quatre ans de lycée à me malmener, avec ses copines pom-pom girls. En général, elle sortait avec des sportifs et des gars au sang bleu, pas des mecs qui portaient une crête et des piercings à l’arcade et aux lèvres, mais elle ne pouvait pas résister à Rule Archer dans toute sa gloire magnétique.

— Et qu’est-ce qu’il se passe avec tes cheveux, mon fils ? Ce serait bien d’y voir une couleur qui existe dans la nature, pour changer, particulièrement quand la famille est au complet et que nous avons la chance d’avoir ton frère à la maison en un seul morceau.

J’ai grondé intérieurement et pris le saladier de fruits que Margot me tendait, sans rien dire. S’ils s’y mettaient en équipe, Rule n’allait pas continuer à se taire. En général, il ignorait sa mère et lançait de petites phrases sarcastiques à Dale. Mais se faire interrompre et attaquer des deux côtés alors qu’il essayait de prendre des nouvelles de Rome, cela ne passerait pas. Même dans ses bons jours, Rule démarrait au quart de tour. Alors le coincer ainsi, sachant qu’il avait la gueule de bois et qu’il faisait des efforts pour rester courtois, il allait y avoir des dégâts. J’ai lancé un regard paniqué à Rome de l’autre côté de la table, mais il n’a pas eu le temps d’intervenir avant que la voix de Rule claque comme une gifle verbale.

— Eh bien, papounet, on trouve du violet partout dans la nature donc je ne vois pas de quoi tu parles, et en ce qui concerne mes vêtements, je crois qu’on est tous chanceux que j’aie pensé à mettre un pantalon vu l’état dans lequel Shaw m’a trouvé ce matin. Si vous avez fini de critiquer le moindre de mes mouvements, puis-je continuer ma conversation avec mon frère que je n’ai pas vu depuis plus d’un an, alors qu’il a failli se faire exploser par une bombe sur le bord d’une route ?

Margot a eu une exclamation choquée et Dale a reculé sa chaise. J’ai laissé ma tête tomber en avant et ai appuyé mon pouce entre mes deux yeux, où une migraine était en train de naître.

— Un après-midi, Rule, un après-midi, c’est tout ce qu’on te demande.

Dale s’est précipité hors de la pièce et Margot a immédiatement fondu en larmes. Elle a enfoui sa tête dans sa serviette et j’ai tendu la main pour la poser maladroitement sur son épaule. J’ai tenté un regard vers Rule mais il s’était déjà levé et marchait vers la porte d’entrée. J’ai alors regardé Rome, qui a secoué la tête et s’est levé lourdement. Margot a relevé la tête et lancé un regard suppliant à son fils aîné.

— Dis-lui, Rome, va lui dire qu’on ne traite pas ses parents comme ça. Il n’a aucun respect. Va lui dire que c’est inacceptable, déclara-t-elle en montrant la porte d’un doigt tremblant.

Rome a posé les yeux sur moi avant de regarder à nouveau sa mère.

— D’accord, Maman, je vais lui dire, mais je vais aussi te dire que tu n’avais aucune raison de lui tomber dessus comme ça. Qu’est-ce que ça fait, s’il veut porter un jean et avoir des cheveux de schtroumpf ? Ce qui compte, c’est qu’il soit là et qu’il fasse un effort. Shaw a pris une journée sur son emploi du temps très chargé pour que Papa et toi puissiez le voir. Vous lui avez laissé exactement trois secondes avant de volontairement remuer le couteau dans la plaie, tous les deux.

Margot était bouche bée mais Rome n’en avait pas fini.

— Papa et toi avez besoin qu’on tire le signal d’alarme. J’aurais tout aussi bien pu rentrer à la maison dans un cercueil au lieu d’un plâtre. Vous avez déjà perdu un fils, profitez de ceux qu’il vous reste, que vous soyez d’accord avec nos choix ou pas.

Les larmes se sont mises à couler plus fort et elle a posé sa tête sur mon épaule.

— Shaw adore nous rendre visite le dimanche, on devrait simplement lui demander d’arrêter de prendre Rule avec elle, parce que c’est évident qu’il ne veut pas être là. J’en ai assez de tout faire pour qu’il fasse partie de la famille, ça me fait trop mal.

Rome a secoué la tête et nous avons soupiré tous les deux. Il a suivi son frère hors de la pièce tandis que je continuais à consoler Margot. Cette femme avait fait preuve de beaucoup de gentillesse, elle m’avait traitée comme sa fille quand ma mère n’en avait rien à faire, alors ce que je m’apprêtais à lui dire venait uniquement du fait que je ne voulais pas voir une autre famille imploser.

— Margot, Dale et toi êtes des personnes merveilleuses et de bons parents, mais vous devez arrêter de vivre dans le passé. Je ne viendrai plus vous voir le dimanche, à moins que vous trouviez un moyen d’accepter Rule exactement comme il est et de l’aimer quand même.

Je repris mon souffle et continuai :

— Remy me manque et sa mort était tragique, mais vous ne ferez jamais de Rule un autre Remy, et je ne peux pas continuer à vous regarder essayer sans rien faire. Ça fait des années que mes parents essaient de me faire rentrer dans un moule qui ne me va pas, et j’aimerais tellement avoir assez de volonté pour le refuser, comme Rule le fait.

Je me suis levée et j’ai dû ravaler mes larmes lorsqu’elle m’a regardée, choquée et en détresse.

— Si Remy était là, rien de tout cela ne serait arrivé. Vous seriez toujours heureux ensemble, Rule n’aurait jamais eu un comportement aussi atroce, et Rome ne se serait jamais engagé dans l’armée.

J’ai dû faire quelques pas en arrière car ce qu’elle venait de dire était tellement faux que cela aurait pu me faire tomber par terre.

— Margot, Rule a toujours été compliqué à gérer, il ne s’est jamais plié à vos règles. Rome s’était engagé bien avant l’accident. Et je t’ai dit un million de fois que Remy était mon meilleur ami. Il n’y avait pas ce genre de sentiments entre nous. Je crois que tu devrais penser à aller voir un professionnel, parce que tu réécris l’histoire et, au passage, tu es en train de perdre un fils assez exceptionnel.

— Ne me dis pas que c’est vraiment ce que tu penses ? Rule est aussi insupportable avec toi qu’il l’est avec son père et moi.

Je me suis mordu la lèvre et ai massé mes tempes un peu plus fort.

— Il n’est pas insupportable, il est juste plus difficile à aimer. Vous avez eu la vie facile avec Remy, pas avec Rule. Mais il mérite que vous fassiez un effort et tant que cette famille n’est pas capable de voir ça, j’ai mieux à faire de mon temps. Si je voulais des reproches et de l’amertume, il me suffit d’aller chez moi. Je vous aime, toi et Dale, mais je vois ce que vous faites à Rule et je ne veux plus faire partie de ça. Rome a raison, il faut que vous profitiez de la famille que vous avez et pas que vous passiez votre vie à la comparer à celle que vous avez perdue. Remy était toute ma vie, Margot, mais il est parti et Rule est toujours là.

Elle a croisé les bras et a laissé sa tête tomber sur la table. Je savais que je ne pourrais pas l’atteindre, alors je suis sortie de la maison. Je n’ai pas été surprise de voir Dale, adossé au comptoir de la cuisine, me lancer un regard grave.

— Ça va être dur pour elle, si tu ne viens plus nous voir. Tu es une partie importante de la famille.

J’ai coincé mes cheveux derrière mes oreilles et lui ai adressé un sourire triste.

— Votre fils aussi.

— Margot n’est pas la seule qui doit s’en souvenir, et tu admettras que ses cheveux sont ridicules.

J’ai ri pour de vrai, cette fois, et me suis rapprochée pour lui faire un câlin.

— Elle a besoin d’aide, Dale. Ça fait un moment que Remy n’est plus là, et tout ce qu’elle veut faire est pousser Rule à prendre sa place. Ça ne peut pas arriver, on le sait tous.

Il m’a fait un bisou sur la tête et m’a éloignée de lui.

— Je ne sais pas pourquoi tu défends toujours ce garçon ; il a mauvais caractère et un gros côté rebelle. Tu es une fille intelligente en plus d’être belle, tu sais comment va se finir l’histoire de Rule.

— Je crois qu’il ne faut pas sauter de chapitre, Dale. Je lis les livres en entier. Dis à Margot de me passer un coup de fil quand elle se sera calmée, mais j’étais sérieuse pour le brunch du dimanche. Tant que ce ne sera pas une vraie réunion de famille, tant que Rule sera toujours diabolisé, je ne viendrai plus. Ça me fait trop de mal.

— Je comprends, ma petite fille, mais si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais qu’il suffit d’appeler.

— Je sais.

— Tu sais qu’il ne voudrait pas que tu payes à sa place.

— Peut-être, Dale, mais c’est à moi de savoir si je veux payer, et il en vaut la peine. C’est ce que je crois et je sais que Remy l’a toujours cru aussi. Essayez d’y penser la prochaine fois qu’il se pointera avec les cheveux roses.

Je me suis dirigée vers l’allée et me suis arrêtée en voyant les deux frères tête contre tête. Rule avait l’air énervé et Rome avait l’air triste, cela me brisait le cœur et m’impressionnait à la fois. Rule m’a vue en premier et s’est détaché de son frère. Ils se sont dit quelque chose à voix basse et ont frappé leurs poings. Rome a tiré Rule dans une accolade à un bras et s’est dirigé vers moi. J’ai été traitée à la même enseigne, avec un bisou sur la joue en prime.

— Je vais essayer de calmer les choses ici pendant encore une semaine et ensuite je viens en ville. Je te tiens au courant.

— Essaie de convaincre ta mère de se faire aider, Rome, s’il te plaît.

— Je t’aime, petite fille. Essaie d’empêcher ce petit con de se mettre dans la merde.

Je lui ai fait un bisou sur la joue en réponse.

— Je ne fais que ça.

— Je ne savais pas que c’était à ce point-là, Shaw. J’ai manqué tellement de choses depuis que je suis parti.

— Une famille, c’est comme tout, ça demande du travail, de la patience et des gens qui veulent que ça fonctionne. Je suis vraiment heureuse que tu sois à la maison, Rome.

Je me suis éloignée après un second câlin et ai jeté mes clefs vers Rule.

— J’ai mal au crâne. Tu peux conduire pour le retour ? Normalement, je ne le laisse pas s’approcher du volant, il roule trop vite et se fiche des autres conducteurs, mais je n’allais pas y arriver. Je sentais le mal de tête se transformer en migraine et tout ce que je voulais était fermer les yeux, me recroqueviller dans un lit et disparaître sous la couette. Je me suis installée dans le siège passager et me suis repliée sur moi-même.

Rule n’a rien dit, a démarré la voiture et a pris la route du retour. Il n’a pas allumé la radio et ne s’est pas forcé à faire des blagues. Je savais qu’il ne s’excuserait pas pour le scandale ; il ne le faisait jamais, donc je n’en ai pas parlé. Je somnolais quand la sonnerie de Gabe s’est mise à retentir dans ma poche. J’ai lancé un juron, chose que je fais rarement, et j’ai éteint ce fichu téléphone. À ce moment, j’avais des nœuds dans le ventre et je voyais des points danser devant mes yeux.

— Il t’appelle plus souvent que quand vous étiez ensemble.

La voix de Rule était basse et je me suis demandé s’il savait à quel point j’avais mal à la tête.

— Il est chiant. Je te l’ai dit, il ne comprend pas.

— C’est un gros problème ?

J’ai ouvert un œil car ce n’était vraiment pas son style de s’inquiéter pour moi.

— Non, enfin ça ne fait que deux semaines et je pense que c’est l’idée de nous deux qui lui manque, pas vraiment moi. Je me dis qu’il va se lasser ou trouver quelqu’un d’autre et laisser tomber.

— Surtout, parles-en à quelqu’un si ça devient un problème. Aucune fille ne devrait avoir à gérer ce genre de nuisance.

— Je le ferai.

Nous sommes retombés dans le silence jusqu’à ce qu’il se racle la gorge. Je connaissais Rule depuis assez longtemps pour savoir qu’il se préparait à dire quelque chose, et que je n’avais qu’à attendre.

— Écoute, je suis désolé pour ce matin ; je suis désolé pour beaucoup de dimanches matin. Tu n’as pas à continuer à me voir dans mes pires états, d’ailleurs ce n’est pas ton boulot de me voir tout court. J’en ai fini avec les bons moments forcés en famille. Ça ne fait rien d’autre qu’enfoncer le couteau un peu plus profondément, je le vois maintenant. Tout ce drame monte depuis des années, et ce n’est pas juste que tu sois coincée en plein milieu sans le soutien de Remy. Il t’aimait à mourir et je n’ai franchement pas été à la hauteur.

J’avais trop mal pour débattre une fois de plus des détails de ma relation, ou plutôt de ma non-relation, avec Remy. Dans la famille Archer, personne ne semblait comprendre que nous étions amis, meilleurs amis et rien de plus. La légende de notre couple était devenue un monstre que je ne pouvais pas combattre, surtout que le peu de choses que j’avais mangées au brunch étaient en train de remonter. Je me suis penchée en avant et j’ai attrapé le bras de Rule. Ce n’était sûrement pas un mouvement très intelligent sachant qu’on était à cent cinquante sur l’autoroute, mais j’étais sur le point de rendre mes petits gâteaux dans une voiture qui coûtait plus que ce que certaines personnes gagnent en un an.

— Arrête-toi !

Rule a lâché une série de gros mots et a esquivé rapidement une fourgonnette pour s’arrêter sur le côté de la route. J’ai ouvert la porte et je suis quasi tombée à genoux en vomissant violemment sur l’asphalte.

Des mains tièdes ont relevé ma queue-de-cheval et m’ont tendu un vieux bandana. Quand j’ai pu à nouveau respirer, j’ai pris la bouteille d’eau qu’il me tendait et je me suis accroupie, tandis que le monde tanguait autour de moi.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Je me suis rincé la bouche et j’ai recraché l’eau par terre, loin du bout de ses bottes noires.

— Migraine.

— Depuis quand est-ce que tu as ça ?

— Depuis toujours. Il faut que je m’allonge à l’arrière.

Il m’a aidée à me relever en passant son bras sous le mien et j’ai réalisé que c’était la première fois, depuis des années, qu’il me touchait délibérément. Nous ne nous faisions jamais de câlin, ne nous frôlions pas, ne nous tapions pas dans les mains ou ne nous serrions pas la main ; notre relation était strictement sans contact, aussi mon organisme a failli se révulser en sentant sa main. J’ai grogné alors qu’il me poussait presque dans la voiture. Je suis petite, de ce fait, m’étendre sur la banquette arrière n’était pas compliqué. Rule a repris place derrière le volant et m’a regardée par-dessus son épaule.

— Tu vas tenir le reste de la route ?

J’ai posé un bras sur mes yeux et mon autre main sur mon ventre qui remuait.

— Ce n’est pas comme si j’avais le choix. Tiens-toi juste prêt à t’arrêter si je te crie encore dessus.

Il a repris la route et s’est tu pendant une minute, avant de me demander :

— Est-ce que tout le monde sait que tu as des migraines ?

— Non. Je n’en ai pas très souvent, seulement quand je suis stressée ou que je ne dors pas bien.

— Est-ce que Remy savait ?

Je voulais juste soupirer, mais j’ai répondu :

— Oui.

Il a marmonné quelque chose que je n’ai pas compris mais j’ai senti qu’il me regardait.

— Il ne m’en a jamais parlé. Il me disait tout, même des trucs dont je me foutais totalement ; il n’arrêtait pas de parler de toi.

Il avait tort, tellement, tellement tort, mais c’était le secret de Remy et, même s’il n’était plus là, je le garderais jusqu’à ma mort. Il y avait beaucoup de choses que Rule et Rome n’avaient jamais sues à propos de leur frère, des choses qu’il avait peur de partager, des choses avec lesquelles il se débattait chaque jour. Le fait que j’aie des migraines et que je sois irrémédiablement amoureuse de Rule n’était que la partie émergée de l’iceberg.

— Il avait sûrement oublié. Comme je te l’ai dit, ça ne m’arrive pas souvent, et quand vous avez déménagé à Denver et que j’étais encore au lycée, il a sûrement oublié parce qu’on se voyait moins souvent. Elles se sont aggravées ces dernières années.

Je n’avais pas besoin d’expliquer que c’était parce que Remy était parti et que je devais désormais gérer seule tout le stress qu’il m’aidait à équilibrer.

— Ça me semble un peu gros pour qu’il oublie…

— Contrairement à ce que les Archer se sont mis dans le crâne, la vie de Remy ne se réduisait pas à notre amitié et à ce qu’il se passait ou pas entre nous.

Il a pouffé de rire.

— Ouais, bien sûr. Remy était une autre personne après t’avoir trouvée. Il a toujours été un mec bien, toujours le meilleur d’entre nous, mais quand tu es arrivée, c’est comme s’il avait trouvé son but dans la vie. Tu l’as rendu meilleur.

Dans ma poitrine, mon cœur s’est serré si fort que j’ai cru que toutes mes entrailles allaient se retourner.

— Il m’a sauvée, alors on s’est tous les deux rendus meilleurs.

Nous sommes retombés dans un silence gêné, jusqu’à ce que la voiture s’arrête devant son immeuble. Il s’est retourné dans son siège pour baisser les yeux vers moi. Je lui ai jeté un regard par-dessous mon bras. Le bleu de ses yeux était presque englouti par un ton argenté et gris plus pâle.

— Tu peux rentrer jusqu’au campus ou tu veux que je t’y conduise ? Je peux demander à Nash de nous suivre, il est rentré du boulot.

C’était une gentille proposition, et j’étais surprise qu’il me la fasse, mais j’avais eu ma dose d’Archer pour la journée et le trajet depuis Capitol Hill ne serait pas trop galère un dimanche après-midi.

— Je vais y aller. Ce n’est pas si loin que ça.

Je me suis tortillée pour me lever de la banquette et j’ai dû m’appuyer contre l’encadrement de la portière pendant qu’il se levait du siège conducteur. Nous étions si proches l’un de l’autre que je voyais son pouls battre dans son cou, sous le colibri qu’il avait tatoué là.

— Mais merci.

Il a soufflé et a passé ses mains sur son visage. Il a fait un pas en arrière et s’est assuré que je le regardais bien dans les yeux quand il m’a dit :

— Je suis sérieux pour le dimanche. Ne viens pas la semaine prochaine en espérant que je serai sympa. J’en ai marre.

Je lui ai fait un salut en posant deux doigts contre mon sourcil et j’ai laissé mon corps tomber dans le siège qu’il venait de libérer.

— Message reçu. On se passera de mes services de chauffeur et punching ball, ce qui veut dire que je ne te verrai sûrement plus beaucoup. Essaie de prendre soin de toi, Rule. Car il faut bien que quelqu’un le fasse.

J’ai fermé la porte avant qu’il puisse dire quoi que ce soit et je n’ai même pas attendu qu’il s’éloigne de la voiture pour passer en marche arrière et sortir de la cour du bâtiment. Je n’étais pas loin de mon appartement, que je partageais avec ma meilleure amie, Ayden. Je l’avais rencontrée en première année, nous partagions une chambre universitaire. Elle faisait des études de chimie, travaillait dans le même bar que moi et avait l’extrême patience de supporter mes incessantes conneries de névrosée. Sa famille n’était pas un modèle non plus, et j’étais contente de pouvoir toujours compter sur elle. Elle était de plus extrêmement intelligente et il lui avait fallu précisément zéro seconde pour comprendre que si ma vie sociale était aussi vide et que je ne pouvais pas m’engager avec les mecs que je voyais, c’était parce que je faisais une fixation sur Rule Archer. Aussi, quand je suis rentrée chancelante, souffrante et des larmes plein les yeux, elle m’a mise au lit sans me poser de questions, a fermé les stores de ma chambre et est allée me chercher des antidouleurs et un grand verre d’eau.

Le lit s’est affaissé quand elle s’est posée près de moi tandis que j’enlevais mes talons à bouts ouverts et retirais ma ceinture des passants de mon pantalon.

— Ça s’est mal passé, aujourd’hui ?

Ayden venait du Sud et son accent roulait sur moi comme un baume apaisant.

— Il était encore avec une pouffe, il avait un suçon de la taille de l’Alaska dans le cou, mon ennemie mortelle du lycée l’a dragué au Starbucks, et il a fallu moins d’une minute à Margot et Dale pour insulter ses vêtements, ses cheveux et lui rappeler qu’il n’est pas, et ne sera jamais, son frère jumeau disparu. Heureusement, cette fois, ils n’ont pas parlé de son travail ni de ses bonnes manières, mais il a pété les plombs et est sorti en trombe. Ils ont tous décidé que ce serait mieux que l’on arrête de venir le dimanche, cela me fait donc une deuxième famille incapable de régler ses problèmes pour simplement s’aimer et profiter les uns des autres. Pour couronner le tout, Gabe a fait chauffer mon téléphone toute la journée et c’est la dernière personne à qui j’ai envie de parler. Donc, oui, ça s’est franchement mal passé aujourd’hui.

Elle a caressé mes cheveux et a ri doucement.

— Ma petite, tu te retrouves dans de telles situations…

— Ne m’en parle pas.

— Tu lui as rendu la clef de chez lui ?

J’ai gémi doucement et ai enfoui ma tête dans l’oreiller.

— Non. J’ai complètement zappé, mais ce n’est pas comme si j’étais pressée de tomber sur lui avec une fille, une fois de plus. Honnêtement, je serais ravie de ne plus jamais voir les parties percées de Rule.

Elle m’a lancé un rire moqueur et s’est allongée sur le dos, les yeux rivés sur le plafond. Les cheveux de Ayden étaient aussi noirs que les miens étaient blonds, et elle portait une coupe courte style pixie très cool. Elle avait de grands yeux couleur whisky et un cœur en or pur. À part Remy, elle était la seule véritable amie que j’avais jamais eue. Je l’aimais car je n’avais pas besoin de tout lui expliquer pour qu’elle me dissèque ; elle comprenait naturellement. Elle ne comprenait peut-être pas que je passe mon temps à détester une personne autant que je l’aimais, une personne qui ne me voyait comme rien d’autre qu’une nuisance, mais elle ne m’avait jamais jugée ni critiquée pour cela.

— Ce garçon est un cas difficile.

— Je ne sais pas, peut-être que la distance me fera du bien. Peut-être que passer du temps sans toute la famille me donnera enfin assez d’espace pour tuer les sentiments que j’ai pour lui. Je ne vais pas passer toute ma vie à fuir les gens parce qu’ils ne sont pas Rule.

— En tout cas, je ne peux pas dire que ça m’attriste de voir Gabe partir. Mais tu mérites quelqu’un qui te traite super bien et qui t’aime de toutes ses forces. Tu l’as mérité, parce que je n’ai jamais rencontré personne qui vit aussi librement et qui donne autant que toi. Sachant que ceux qui te tiennent lieu de parents pourraient être sculptés dans la glace, c’est tout bonnement un miracle. Tu es une fille bien, Shaw, et tu mérites un mec bien.

J’ai collé mes mains l’une contre l’autre et ai posé ma joue dessus. La douleur dans ma tête commençait doucement à se calmer et tout ce que je voulais était faire une sieste et éventuellement essayer de digérer tout ce qu’il s’était passé aujourd’hui.

Ayden avait raison, je méritais un mec bien. Je savais à quoi ça ressemblait, je savais comment ça se comportait, d’ailleurs, j’avais été amie avec le parfait mec bien. Remy était l’incarnation de tout ce qu’une fille saine d’esprit pourrait attendre d’un copain, et pourtant je n’avais jamais eu de sentiments pour lui, pas une seconde. Je me souviens distinctement de la première fois qu’il m’a ramenée chez lui. J’avais quatorze ans, et beaucoup de mal à m’intégrer chez les gamins riches et apprêtés de ma première année de lycée. Je savais que l’apparence et les marques étaient importantes, mais à l’époque je ne voulais porter qu’un jean et une queue-de-cheval. Remy avait dix-sept ans et il était capitaine de l’équipe de foot. Il m’avait trouvée devant le vestiaire des filles, je pleurais après une agression verbale particulièrement violente venue d’Amy et de sa bande. Il ne s’était pas moqué de moi, ne m’avait pas posé de questions et n’avait pas été gêné par la différence d’âge, il m’avait juste prise dans ses bras et traînée jusqu’à chez lui parce que j’étais triste et seule, et qu’il ne voulait plus jamais me voir comme ça. Il m’a dit qu’il voyait dans mes yeux que j’étais une personne gentille, que j’avais besoin que quelqu’un garde un œil sur moi, et à cette minute précise il a décidé que ce quelqu’un, ce serait lui. Je me souvenais de toutes les émotions chaudes et rassurantes associées à ce moment, mais aussi de la gratitude et de la joie envahissante que j’avais ressenties car quelqu’un voyait enfin que je méritais un amour inconditionnel, mais ce dont je me souvenais le mieux, c’était la façon dont je fus toute retournée quand Rule est entré dans la cuisine, a fait un signe du menton vers moi et a demandé :

— C’est qui, la fille ?

Mon cœur avait cessé de battre, mes poumons étaient sur le point de défaillir, ma peau était soudainement trop serrée tout autour de mon corps et je ne pouvais plus formuler une pensée rationnelle ni une phrase cohérente. À l’époque, j’avais relégué ça au statut de petit béguin adolescent, tous les garçons Archer étaient beaux et avaient des qualités qui faisaient d’eux de vrais personnages, et toutes les filles que je connaissais, à un moment ou à un autre, avaient craqué sur un mauvais garçon. Bien sûr, elles avaient généralement déchanté en comprenant que le mauvais garçon n’était qu’un con et qu’elles méritaient d’être mieux traitées. Le temps avait passé, les choses avaient changé, mais pas mes sentiments. Il était évident qu’ils ne seraient jamais réciproques. Rule me voyait comme le caniche de Remy, une petite fille riche et gâtée, puis en vieillissant, comme la copine de Remy. C’était nul, parce que je n’avais jamais été aucune de ces choses, et j’avais fini par saboter des relations, par rejeter tous les mecs simplement car je ne voulais pas d’un mec bien, je voulais celui qui était abîmé et incapable de voir ce que je ressentais.

Moi, j’étais une fille bien : j’étais loyale, honnête, je travaillais dur et j’investissais beaucoup de temps et d’énergie pour me prévoir un avenir sûr. J’évitais les ennuis, je faisais tout pour être la fille policée et parfaite que mes parents voulaient, et la femme déterminée et accomplie que je pouvais être grâce à l’assurance que les Archer m’avaient donnée. Ce qui n’avait pas sa place dans mon emploi du temps, c’était être la personne que je pensais être. Elle était enfermée bien profondément en moi, étouffée et toujours accrochée à l’espoir que Rule remarque qu’elle existe. C’était épuisant, et dans ces moments de vulnérabilité où j’étais terriblement honnête avec moi-même, je devais bien admettre que je ne tiendrais plus très longtemps.

Chapitre 3

Rule

La semaine avait été très chargée au salon. Je pense que c’est surtout parce qu’on était en plein dans la période des remboursements d’impôts et que les gens avaient de l’argent à dépenser. J’avais des rendez-vous les uns à la suite des autres jusqu’à samedi et je prévoyais même d’y aller mon jour de repos pour bosser sur la manchette d’un gars que j’avais commencée quelques mois plus tôt. Nash était tout aussi pris que moi. Samedi soir, nous avions tous les deux besoin de lâcher la pression et de nous mettre une murge. Le dimanche s’est passé à peu près de la même façon que la semaine précédente, excepté le fait que cette fois j’ai raccompagné la fille jusqu’à sa voiture et que je n’avais pas à craindre que Shaw débarque pendant une scène que je ne voulais pas qu’elle voie. J’ai appelé Rome pour savoir quand il comptait venir en ville, mais apparemment les choses ne s’étaient pas arrangées depuis la semaine dernière, donc il ne voulait pas laisser Maman toute seule. J’aurais aimé m’en soucier, me sentir mal pour elle, mais je ne trouvais pas le courage.

Je m’apprêtais à ouvrir une bière, m’affaler devant l’écran plat et me détendre devant le match, quand Nash est sorti de sa chambre en mettant la capuche de son sweatshirt par-dessus la casquette qu’il avait sur sa tête rasée. Il faisait quelques centimètres de moins que moi, était beaucoup plus massif, mais en toute honnêteté, il était dans l’ensemble bien plus beau gosse que moi. Ses cheveux noirs étaient toujours très courts car il avait des tatouages jumeaux de chaque côté du crâne et ses yeux étaient très, très brillants et plus violets que bleus, et ils ressortaient nettement sur son teint plutôt mat. Il n’avait pas autant de métal que moi sur la tête, seulement un anneau au milieu du nez et deux écarteurs en obsidienne dans les oreilles. Pour je ne sais quelle raison, il voulait garder son cou et ses mains sans tatouages, ce qui me faisait toujours rire considérant qu’il avait le crâne marqué à vie. Nous faisions la paire : quand nous sortions ensemble, c’était quasi certain que nous ne rentrions pas seuls le soir. Nash était un mec bien plus sympa que moi, il était juste quelques niveaux au-dessus de moi dans le look badass.

— Jet et Rowdy sont au Goal Line pour regarder le match. Si tu es partant…

Rowdy travaillait au salon avec nous et Jet était le chanteur d’un groupe de metal du coin qu’on aimait bien ; c’étaient les deux autres membres de notre bande. Aller au bar pour regarder le match me semblait bien plus drôle que de rester à broyer du noir tout seul sur mon canapé, alors j’ai remis la bière dans le frigo et ai enfilé mes bottes noires.

Nash conduisait un Dodge Charger de 1973 complètement retapé. C’était un monstre fait de noir, de chrome et de moteur. J’étais sûr que tous les habitants de notre immeuble savaient quand nous partions et revenions tellement elle faisait du bruit et grondait, mais elle était cool. Je savais qu’elle était importante pour lui parce qu’il avait presque tout retapé tout seul. L’histoire de Nash n’était pas très nette, mais comme la mienne était loin d’être brillante, je ne l’avais jamais poussé à m’en parler. Je savais que son père était mort quand il était très jeune et que sa mère s’était remariée avec un riche connard à qui Nash ne voulait pas avoir affaire. Phil, le même Phil qui nous avait laissés nous approprier son salon, avait joué un rôle essentiel pour que Nash arrive à l’âge adulte sans casier judiciaire ni tribu d’enfants illégitimes.

Le bar était situé dans le sud du centre-ville, ou LoDo1, comme disent les gens du coin. C’était un bar très fréquenté, surtout par les habitants du quartier et les gens du milieu, et comme cela faisait des années que je n’avais pas passé un dimanche ici, j’avais oublié qu’il était plein à craquer les soirs où les Broncos2 jouent. Les gars avaient une table au fond, juste en dessous d’un immense écran plat, et nous attendaient déjà avec un pichet de bière. Des poings se sont entrechoqués et des signes de tête échangés pour se dire bonjour, et une grande exclamation a retenti dans le bar bondé quand les Broncos ont marqué le premier touchdown du match.

— Quoi de neuf, les gars ? a demandé Nash en remplissant nos verres pendant qu’on s’installait.

Rowdy a haussé les sourcils en désignant un coin du bar derrière lui.

— Alors, c’est pas mieux qu’un dimanche en famille ?

Personne ne veut voir sa mère habillée comme ça.

Les filles qui travaillaient dans le bar portaient toutes un uniforme sur le thème du sport. Certaines étaient des pom-pom girls super sexy, et d’autres portaient de minuscules maillots et des shorts lacés comme des pantalons de football américain. Mes préférés étaient les petites tenues d’arbitre qui masquaient à peine leur derrière.

— Non, ça c’est clair.

Ça faisait du bien de se détendre et de passer du temps avec les gars un dimanche, alors que généralement le dimanche était le pire jour de ma semaine. C’était largement mieux que de me faire démonter par mes parents pour avoir osé respirer. J’ai senti une petite pointe de culpabilité devant mon égoïsme, mais je savais que je pourrais la vaincre à grand renfort de bière.

Jet a levé les yeux de l’assiette de nachos qu’il assassinait tranquillement et a montré le bar du doigt, derrière lui.

— Attends de voir la fille qui nous sert. Mec, mais mec, je ne trouve même pas les mots.

Le groupe de Jet, Enmity, était assez connu sur la scène locale et je savais d’expérience qu’il n’avait que l’embarras du choix entre groupies et rockeuses.

S’il était impressionné par une fille, c’était forcément une 10/10 et j’avais hâte de la voir. On a discuté et vidé le pichet en moins d’une demi-heure, les gars parlaient de plus en plus fort et étaient de moins en moins fins, mais on passait un bon moment. Il allait nous falloir une nouvelle tournée incessamment sous peu. Je n’avais toujours pas vu la mystérieuse serveuse. Les cheveux de ma nuque se sont dressés et je fus soudain très alerte. Une blonde s’approchait de notre table. Ses cheveux étaient si blonds qu’ils en étaient presque blancs, et ils étaient ramassés en deux couettes de chaque côté de sa tête. Ses yeux verts surpris me regardaient derrière une frange bien droite. Sa bouche était un éclat de rouge sur ce visage que je connaissais aussi bien que le mien. Elle portait le fameux uniforme d’arbitre, avec son petit short noir à volants et ses collants résille. Elle portait aussi une paire de bottes noires qui ressemblaient carrément aux miennes, mais plus féminines, et elles montaient sur des jambes sérieusement superbes avant de s’arrêter à son genou. Tandis que je luttais pour la reconnaître et que mes idiots d’amis la déshabillaient du regard, Nash s’est levé pour l’engloutir dans un câlin d’ours.

— Salut mademoiselle, qu’est-ce que tu fais là ?

Shaw a fait un petit bruit en rendant son câlin à mon coloc, mais ses yeux ne lâchaient pas les miens.

— Euh… Je travaille ici, ça fait un moment. Normalement je ne travaille pas le dimanche, mais il y a du monde et mon planning a changé, donc j’ai pris ces horaires-là. Et vous, qu’est-ce que vous faites là ? Je savais que la question s’adressait à moi, mais j’étais encore trop pétrifié par son apparence pour réagir. Nash a laissé son bras autour de ses épaules et a montré nos amis du doigt.

— Celui avec les côtelettes, c’est Rowdy, il travaille au salon avec Rule et moi. Le gars qui se goinfre de nachos, c’est Jet ; il chante dans Enmity et on a grandi ensemble. Les gars, je vous présente Shaw ; elle a grandi avec Rule et ses frères.

J’ai regardé mes amis avec un mélange d’ébahissement et de répulsion quand ils se sont presque marché dessus pour serrer la main qu’elle tendait. Je n’avais toujours rien dit et cela commençait à être gênant, mais elle a simplement souri, pris le pichet vide et a dit qu’elle nous en apportait un autre dans quelques minutes. Nos quatre paires d’yeux ont suivi le mouvement de ses cheveux et des volants sur son cul pendant qu’elle s’en allait. J’avais envie de mettre un coup de poing dans la face de tout le monde, y compris moi. Dès qu’elle a été assez loin, Rowdy s’est tourné vers moi et s’est penché au-dessus de la table pour me donner une claque derrière la tête. Je l’ai insulté et lui ai jeté un regard mauvais, mais je n’ai pas essayé de riposter.

— C’était pour quoi, ça ?

Il a secoué la tête et a pointé son doigt sur moi.

— C’est elle, la fille qui te conduit jusqu’à chez toi tous les week-ends et dont tu te plains ? Celle qui te fait chouiner parce qu’elle te tombe dessus alors que tu fais le con ? C’est la fille dont tu filtres les appels et que tu évites comme la peste ? Bon Dieu, Rule, je ne savais pas que tu étais gay.

Nash a ricané et Jet a carrément explosé de rire. J’ai fait un doigt d’honneur à Rowdy et ai plissé les yeux.

— Ta gueule. Tu ne sais pas du tout de quoi tu parles.

— Ah non ? J’ai des yeux et cette fille est une bombe, alors soit tu es aveugle, soit tu es stupide, parce que si j’étais au chaud dans une voiture avec elle toutes les semaines pendant deux heures, je remercierais Dieu, je ne ferais pas mon pourri gâté.

Nash a secoué la tête.

— Je n’arrive pas à croire que tu ne savais pas qu’elle travaille ici. Tu passes ton temps à ignorer ce qu’elle te dit ?

Je lui ai lancé un regard noir.

— Tu ne le savais pas non plus, et tu lui parles quand elle vient le dimanche.

— Je lui demande si elle veut un café, pas comment elle gagne sa vie. Mec, admets-le, tu crains.

J’allais me défendre mais il ne s’est pas arrêté là.

— Et elle est sexy, elle l’a toujours été. C’est juste que tu ne l’aimes pas, donc tu n’arrives pas à le voir. Elle est belle dans les fringues qu’elle a d’habitude mais putain, dans cet uniforme…

— Je l’aime bien.

J’ai refusé de commenter le fait qu’elle soit sexy ou non parce que c’était bizarre. Évidemment, j’avais des yeux, je savais que techniquement c’était une jolie fille, mais elle avait toujours paru si froide et intouchable que je ne l’avais jamais vraiment considérée comme attirante ; plutôt comme une œuvre d’art impressionnante faite pour être admirée dans un musée et pas pour qu’on en profite tous les jours.

— Arrête de mentir. Vous ne pouvez pas vous supporter, tous les deux.

J’ai vaguement haussé les épaules.

— C’est comme un membre de ma famille. Et tu sais ce que je pense de ma famille.

Jet a haussé un sourcil.

— J’aimerais que les membres de ma famille ressemblent à ça.

J’ai levé les yeux au ciel.

— Oh laisse tomber. Arrête de faire ton pervers. Elle est revenue avec non pas un pichet mais deux, et une assiette d’ailes de poulet. Elle a souri à Nash et aux autres, mais quand ses yeux brillants sont arrivés sur moi, elle s’est assombrie.

— Les ailes sont offertes par la maison. Je ne peux pas m’empêcher de m’assurer que tu manges le dimanche. Elle s’est retournée en faisant voler ses cheveux clairs et est allée tranquillement jusqu’à une autre table occupée par un groupe de quarantenaires qui portaient des maillots qui ne leur allaient pas. J’ai froncé les sourcils quand l’un d’eux a posé sa main sur son cul couvert de volants. De toute évidence, elle avait l’habitude et a sorti son plus beau sourire tout en se déplaçant pour éviter le tripoteur. C’était tellement différent de la voir comme ça que, quand elle est de nouveau passée près de notre table, clairement décidée à m’ignorer, j’ai tendu la main pour attraper son bras.

Des étincelles vertes se sont allumées dans ses yeux quand elle a vu mes doigts tatoués enroulés autour de son poignet. J’ai été surpris par une décharge électrique qui a couru jusqu’à mon épaule à son contact. J’ai levé les sourcils et lui ai fait un méchant rictus.

— Tes parents savent que tu travailles ici ? Et Margot ? J’ai du mal à croire que les adultes que tu essaies tant d’impressionner savent que tu te balades ici à moitié à poil.

Elle a pris un air renfrogné et a secoué le bras pour enlever ma main.

— Non, mes parents ne savent pas parce qu’ils ne me l’ont jamais demandé, et Margot sait que je travaille dans un bar sportif mais elle ne sait pas à quoi ressemble l’uniforme, et je suis loin d’être à moitié à poil. Laisse-moi tranquille, Rule. Ma coloc travaille ici aussi, et elle me lance un regard qui veut dire qu’elle s’apprête à appeler la cavalerie. Alors à moins que tu ne veuilles te faire sortir par trois gros videurs, tu gardes tes mains dans tes poches et tu fermes ta bouche. J’aime bien Nash, il a toujours été sympa avec moi, mais ça ne me dérange pas de vous faire tous virer si tu continues à me faire chier.

Nous nous sommes fixés dans un duel hostile jusqu’à ce qu’une autre table l’appelle.

— Juste un week-end.

J’ai froncé les sourcils car elle avait marmonné ces mots tellement doucement que je ne l’avais presque pas entendue.

— Quoi ?

Ses yeux étaient tellement brûlants que je n’arrivais pas à y distinguer une émotion claire.

— Je voudrais juste un week-end, une pause sans être obligée de te voir.

Elle s’est lancée vers l’autre table, et pour la première fois depuis que je la connaissais, j’ai réalisé que passer du temps avec moi était peut-être une torture pour elle autant que pour moi. Quand je me suis retourné vers mes amis, ils me regardaient tous avec de la pitié et de l’émerveillement à la fois. Mon expression s’est encore plus assombrie quand j’ai englouti ma bière cul sec.

— Quoi ?

J’entendais l’irritation dans ma propre voix.

— Mec, qu’est-ce qu’il vient de se passer ?

C’était Rowdy qui avait posé la question, mais Nash et Jet avaient l’air de vouloir me demander la même chose.

— De quoi tu parles ?

Nash a soulevé sa bière pour camoufler son sourire.

— Vous aviez tous les deux l’air de vouloir vous casser la gueule ou de déchirer vos vêtements au beau milieu du bar. Ça sort d’où, je croyais qu’elle t’énervait ?

— Oui, elle m’énerve. Elle est riche et gâtée et on n’est d’accord sur rien ; on ne s’est jamais entendus.

Rowdy m’a lancé un regard qui voulait explicitement dire qu’il ne me croyait pas.

— Je sais ce que j’ai vu et je sais que si elle te le proposait, tu ne pourrais pas résister.

Je voulais lui hurler combien il avait tort parce que, avant d’être toutes ces choses qui m’agaçaient et me tapaient sur les nerfs, elle avait été à Remy et rien, sur Terre comme au ciel, ne pourrait me faire oublier ça. J’ai gardé mon sang-froid, je me suis servi un autre verre et je suis tombé dans un silence morose. Je n’étais pas attiré par Shaw. Je la voyais simplement dans un nouvel environnement, dans d’autres vêtements que ses tenues classe qui coûtaient plus que ce que je gagne en un mois.

Nous voyions le fond du deuxième pichet et Shaw avait déposé son remplaçant sur la table, quand une très belle fille avec des cheveux noirs super courts est soudainement apparue au bout de la table. Elle était grande et ses yeux avaient la couleur du Jack Daniels. Sa bouche aurait rendue jalouse Angelina Jolie, et son corps aurait pu provoquer des accidents de la route. Elle portait le même uniforme que Shaw, mais au lieu de bottes super, elle portait des talons à clous qui la rendaient sûrement plus grande que Nash et Jet. Rien sur son beau visage ne paraissait accueillant.

Jet s’est redressé sur son tabouret et Rowdy, qui était de loin le plus bourré de nous tous – il était passé à la tequila depuis une vingtaine de minutes –, a failli carrément tomber quand elle s’est postée entre eux deux. Mais son regard était fixé sur moi et je l’ai scrutée en retour jusqu’à ce qu’elle parle enfin. Elle avait ce petit ton nasillard du sud des États-Unis et je jure que j’ai vu Jet tomber amoureux à cette seconde précise.

— Tu es Rule.

Ce n’était pas une question, alors j’ai répondu en hochant la tête.

— Je m’appelle Ayden Cross. Je vis avec Shaw.

Je n’étais pas sûr de comprendre ce que cela pouvait bien me faire alors je suis resté silencieux tandis que mon meilleur ami tournait la tête pour me regarder. J’étais un peu malpoli, mais j’avais bu et j’étais toujours énervé contre Shaw, donc je m’en foutais un peu.

— Je ne sais pas quel est ton problème, mais laisse-la vivre. Elle n’a pas besoin que tu continues à lui faire des nœuds au cerveau, alors laisse-la tranquille.

Je n’ai pu que cligner des yeux car je n’avais sincèrement aucune idée de ce que voulait dire cette fille.

— Je n’essaie pas d’emmerder Shaw.

Elle a plissé les yeux et pointé son doigt sur moi.

— Je sais exactement ce que tu fais et ce que tu ne fais pas, le tatoué. J’aime beaucoup Shaw. Elle est adorable, gentille, et c’est la meilleure coloc du monde. Va juste jouer ton mauvais garçon perturbé ailleurs, elle n’a pas besoin de ça…

J’avais l’impression qu’elle se préparait à m’en balancer encore plus, mais quelque chose a attiré son attention, et soudain, un feu doré a brillé dans ses yeux.

— Oh putain ! Je n’arrive pas à croire que ce connard a le culot de venir ici. Il faut que j’aille chercher Lou. Elle a tourné les talons et a fendu la foule, me laissant sous le choc. Je ne savais pas du tout de quoi elle parlait, mais il était clair que quelque chose la démangeait.

J’ai regardé par-dessus mon épaule et j’ai senti tout mon instinct de protection se réveiller.

Shaw se tenait près du bar. Il y avait du monde, mais ses cheveux blonds étaient faciles à repérer. Elle avait l’air stressée et effrayée, un mec en polo blanc la poussait contre le bord du bar. Il avait une main sur son épaule et était penché au-dessus de son visage. D’après son expression, ce qu’il lui disait donnait envie à Shaw de lui mettre un coup de poing ou de vomir sur ses chaussures. Je n’avais jamais vu un tel air paniqué sur son visage ; d’habitude, elle était toujours calme et imperturbable. En dépit de tout bon sens, j’étais en train de me lever. Je n’étais pas du genre à m’inquiéter pour les demoiselles en détresse, et je savais parfaitement que la demoiselle en question pouvait se débrouiller toute seule. Mais elle avait l’air d’avoir du mal et malgré ce que je pensais d’elle, j’allais intervenir.

— Je reviens dans une seconde.

Comme je suis grand et qu’une bonne partie de ma peau visible était couverte de motifs qui criaient « ne me fais pas chier », je n’avais rien besoin de faire pour que les gens s’écartent de mon chemin dans le bar rempli. Quand je suis arrivé à côté d’elle, ses yeux se sont posés sur moi et je suis sûr d’avoir vu du soulagement dans leur profondeur verte scintillante. Monsieur Polo s’est penché encore plus contre elle et je crois l’avoir entendu parler de l’image que cela donnerait quand il rentrerait à la maison tout seul pour les vacances d’hiver. Je l’ai vue se raidir et essayer de se libérer, mais le Polo s’est collé contre elle pour la coincer contre le bar.

— Je me fous de ce que ma mère t’a dit, Gabe. C’est fini, je n’ai pas l’intention d’aller à Aspen avec toi et ta famille. Arrête de m’appeler et arrête de venir me voir.

— Bébé, on est faits l’un pour l’autre et quand tu arrêteras d’être bornée, tu verras comme on pourrait être bien tous les deux.

Je déteste les mecs qui appellent les filles « bébé ». C’est ce qu’on dit quand on ne se souvient pas de son prénom ou quand on est juste trop fainéant pour lui trouver un vrai surnom.

Elle s’est tortillée un peu plus et j’ai vu que les yeux du mec plongeaient dans le décolleté de son uniforme.

— Lâche-moi, Gabe. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça quand on était ensemble, et je ne veux certainement pas que ça se passe comme ça maintenant. Laisse-moi tranquille.

La tête du Polo est devenue écarlate devant son rejet évident. Il allait s’approcher d’elle encore plus près, il allait poser son autre main sur elle quand je me suis avancé, que j’ai pris le poignet de Shaw et que je l’ai tirée vers moi. Le Polo faisait bien dix centimètres de moins que moi, alors j’ai casé Shaw sous mon bras et lui ai lancé un regard mauvais par-dessus la tête de Shaw.

— Désolé pour le retard, Casper.

Elle a tout de suite compris, a passé son bras autour de ma taille et s’est appuyée contre moi. Je lui donnais ce surnom avant, pour l’embêter, car ses cheveux étaient presque blancs, et je savais qu’elle détestait ça. Maintenant cela paraissait personnel et intime, comme si nous avions un secret que le Polo ne connaissait pas.

— Ne t’inquiète pas. J’ai encore une heure de service.

Tu peux rester jusqu’à ce que j’aie fini ?

Ses yeux me suppliaient de jouer le jeu mais j’étais trop occupé à me demander pourquoi mes côtes étaient en feu à l’endroit où elle m’avait touché.

— Pas de problème. C’est qui, ton ami ?

Le Polo me jetait un regard noir et son visage virait au rouge carmin, c’était inquiétant. Il n’a même pas laissé à Shaw le temps de répondre.

— Je suis son copain, Gabe Davenport. Et toi ?

Shaw s’est raidie contre moi et j’ai senti ses doigts serrer mon tee-shirt.

— Gabe, je te présente Rule Archer, Rule, voici Gabe, mon EX-petit copain, qui a du mal à piger la partie « ex ».

— Shaw, ne reste pas à côté de lui. Qu’est-ce qu’il se passe dans ta tête ? Tu ne penses pas sérieusement que les gens vont croire que tu passes de moi à quelqu’un comme lui, si ? Non mais regarde-le, c’est une catastrophe.

J’étais immunisé contre la tactique du « quelqu’un comme lui », je l’avais trop entendue, mais apparemment ce n’était pas le cas de Shaw. Elle s’est hérissée comme un chat mouillé et a bougé comme si elle allait pousser. Je l’ai reprise contre mon flanc et ai subtilement essayé de la calmer en passant ma main sur son bras nu.

— Je connais Rule depuis des années, Gabe. Je n’ai rien à foutre de ce à quoi il ressemble parce qu’il n’est le pantin de personne, et on ne peut pas dire la même chose de toi. Ne va pas croire que tu peux le juger, ni lui ni moi, surtout quand tu me harcèles et que tu essaies de me forcer à faire partie d’un couple en manipulant mes parents parce que tu sais qu’ils t’aiment bien. Ayden est là, et tu peux être sûr que si elle t’a vu, elle a déjà appelé Lou. Et Lou n’aime pas que ses filles soient contrariées, alors à moins de vouloir un scandale dont tu ne te remettras pas, va-t’en et ne reviens pas. Tu peux appeler ma mère ou parler avec mon père autant que tu veux, je ne veux pas être avec toi et ça ne changera pas.

Il avait l’air de se préparer à continuer le combat mais la foule a eu un mouvement brusque vers le bar, ce qui a eu pour effet de serrer Shaw plus près de moi, et j’en ai profité pour la coller contre moi. Cette fille avait des formes de ouf et je me suis demandé ce que j’avais fumé pour ne pas m’en être rendu compte avant aujourd’hui.

— Il y a un problème, mon gars ? je lui ai demandé. Elle s’est un peu décollée de moi en fronçant les sourcils et a posé ses mains contre mon torse pour avoir un peu d’espace.

— Ouais mon gars, il y a un problème. Mais ce n’est ni le moment ni l’endroit. Je n’ai pas de temps à perdre avec un pauvre mec comme toi. Shaw, on se verra plus tard. On n’en a pas fini.

Il m’a bousculé l’épaule en passant avec un regard énervé. J’ai serré Shaw et l’ai laissée faire un pas de côté, mais j’ai gardé les mains sur sa taille. J’ai regardé le Polo s’en aller et ai j’essayé d’attirer l’attention de Nash. Shaw a laissé sortir un soupir qui a frôlé ma gorge et fait frissonner ma peau.

— Merci.

— Pas de problème. Il faut qu’il comprenne, lui.

Nash a enfin levé les yeux et je lui ai fait un signe de tête vers la porte par laquelle le Polo venait de sortir. Il a hoché la tête, a dit quelque chose à Rowdy et Jet, et ils se sont levés tous les trois. J’ai vu la coloc de Shaw, avec ses cheveux noirs, à côté de la porte avec une armoire à glace. Elle a lancé un regard bizarre à mes amis quand ils sont sortis, mais n’a rien dit. J’ai sorti mon Amex de mon portefeuille et l’ai mise dans la main de Shaw. Ses yeux lumineux me regardaient avec curiosité.

— Tu veux bien payer notre ardoise avec ça ? Je reviens dans une seconde.

Elle a pris la carte et a fait un pas en arrière. J’ai essayé de ne pas faire attention à ce que faisait sa poitrine quand elle a croisé les bras dessus.

— Où vas-tu ?

— J’ai une course à faire.

— Ne va pas voir Gabe, Rule. Il n’est pas comme Rome et toi. Il est né pour être politicien. Les menaces et l’intimidation ne veulent rien dire pour un mec comme lui, oublie-le. L’idée que je puisse le quitter pour un gars tatoué aux cheveux violets fera assez mal à son ego pour qu’il me laisse tranquille un moment, crois-moi. De toute façon je vais en parler à Lou, le videur. Si je lui dis que Gabe me harcèle, ils le banniront pour de bon.

— Écoute, Rome me mettrait un coup de pied au cul qui me ferait voler jusqu’au Nebraska s’il savait qu’un petit con te fait problème et que je ne fais rien, et en plus je déteste les mecs qui croient pouvoir faire n’importe quoi à une fille juste parce qu’ils ont ses parents dans la poche. Je reviens dans une minute, paie l’ardoise et garde la carte au cas où tu devrais payer pour nous sortir de prison.

Je pensais être drôle, mais cela ne lui a même pas tiré un sourire. Elle me regardait comme s’il venait de me pousser une seconde tête. Il fallait que je bouge avant que le morveux soit parti.

— Ça va aller, Shaw. Sérieux, je m’en occupe.

Je l’ai éloignée pour suivre les gars hors du bar. La jolie coloc a croisé mon regard et a haussé un sourcil.

— Peut-être que tu as quelques qualités, finalement, Archer.

Je lui ai fait un doigt d’honneur parce que, eh bien, c’est ce que je fais. Je me suis dirigé vers le bout de la rue, où Nash et les gars étaient appuyés contre une Lexus blanche. Un Polo blanc à l’air très nerveux tournait en rond en menaçant d’appeler les flics, son iPhone en main, et il n’arrêtait pas de leur demander s’ils savaient qui était son père. J’ai enfoncé mes mains dans les poches de mon jean et penché la tête sur le côté. Je voyais pourquoi les parents de Shaw aimaient ce garçon. Il était assez mignon, si on aime le genre Banana Republic. On avait quelques points communs, des cheveux noirs moins le violet et les pics, et des yeux bleu clair, mais il respirait le privilège et la vanité comme seuls les riches oisifs le peuvent. Il était taillé pour être le mari qui s’amusait discrètement alors que sa jolie femme souriait devant les caméras pour les élections. Bien que ma relation avec Shaw soit, au mieux, tumultueuse, je savais au plus profond de moi qu’elle méritait mieux que ce que pouvait lui offrir cette ordure.

— Eh le Polo, attends une minute, je veux te parler.

Il était en train d’expliquer à Nash qu’il allait lui faire un procès pour ceci et cela, et que son père était juge et qu’il lui mettrait le maximum, lorsqu’il a enfin remarqué ma présence. Il a baissé ses bras gesticulants et m’a fixé méchamment.

— Je sais qui tu es, tu sais. Shaw se croit peut-être maline, mais elle a une photo de vous trois sur sa table de nuit. Ses parents m’ont parlé plusieurs fois de son attachement malsain à toi et à ta famille. Son père l’a même menacée de ne plus payer pour sa scolarité si elle continue à avoir de si mauvaises fréquentations. Cette petite rencontre va peut-être le faire passer à l’action.

Il fallait lui reconnaître une chose : bien qu’entouré de mecs aussi grands que lui et bien plus habitués à la violence que lui, le petit résidu ne se laissait pas impressionner.

— Je ne sais pas pourquoi elle est fascinée par une erreur de la nature comme toi, mais il est temps qu’elle passe à autre chose. Elle est faite pour être avec quelqu’un comme moi, pas avec un mec qui doit déminer sa gueule pour ne pas faire sonner un détecteur de métaux.

Nash a ricané et Rowdy a carrément rigolé tout haut. Je n’ai fait que secouer un peu la tête et lui dire avec un demi-sourire :

— Je pense qu’elle est faite pour être avec quelqu’un qui s’intéresse plus à sa petite culotte qu’au porte-feuille de son papa. Shaw est une fille bien et elle a la tête sur les épaules. Le fait qu’elle ne t’ait même pas laissé la toucher pendant six mois parle de lui-même, mon gars. D’après ce que je sais, tu aurais eu plus de chances avec ses parents qu’avec elle. Écoute, elle fait presque partie de la famille et je n’aime pas que les gens emmerdent ma famille. Là, c’est une petite discussion gentille parce qu’on est dans un lieu public et que je suis de bonne humeur. La prochaine fois, on sera en privé et ma générosité a des limites. Tu la laisses tranquille, point final.

Il avait l’air de vouloir me répondre quelque chose, mais l’homme-montagne qui était de toute évidence le videur du bar est arrivé jusqu’à notre coin de rue. Lou a regardé les gars sur la voiture, puis le Polo énervé, et a secoué la tête.

— Ça suffit. Vous quatre, vous rentrez. Ayden m’a dit ce qu’il s’était passé, donc je paie votre addition. Toi, a-t-il poursuivi en montrant Gabe de son doigt boudiné, tu n’es plus autorisé à entrer au Goal Line, tu peux te considérer comme banni. Si Shaw ne veut pas te voir ici, je me fous de ce que tu as dans ton portefeuille ou de l’influence qu’a ton père, ici c’est ma maison et tu n’es pas le bienvenu.

La prochaine fois que tu viens emmerder une de mes filles ou que tu poses les mains sur elles, ce n’est pas à ces gars-là que tu auras affaire et je m’arrangerai pour qu’on ne retrouve pas ton corps, compris ?

Même moi, je ne remettais pas en question le sérieux du monstre. Le Polo a avalé sa salive et a hoché légèrement la tête. Mes gars se sont décollés de la voiture et Nash l’a « accidentellement » bousculé en se dirigeant vers moi. Gabe a lancé des grossièretés et a sauté dans sa voiture. Il s’est éloigné du trottoir et nous a fait à tous un doigt d’honneur en s’engageant sur la route. Le videur m’a regardé de haut en bas et a balayé ma drôle de bande de son regard impassible.

— Tu es ami avec Shaw ?

Nous n’étions pas vraiment amis mais c’était le mot qui s’en rapprochait le plus, alors j’ai simplement haussé les épaules et répondu :

— Ouais.

Il a hoché la tête.

— Moi, c’est Lou. Je garde un œil sur les filles qui travaillent ici. Il se trouve que Shaw et Ayden font partie de mes préférées. Ce sont des filles bien et elles travaillent dur ici ; elles ne sont pas là que pour montrer leur cul et chercher les ennuis, je respecte ça. Je ne laisse personne faire chier ces deux-là, d’ailleurs je le prends personnellement quand quelqu’un essaie. Je ne savais pas pourquoi il me racontait tout ça mais, honnêtement, il me faisait flipper, donc j’ai fermé ma gueule et je ne l’ai pas lâché des yeux.

— Shaw est une gentille gamine, mais elle veut tout faire toute seule. Si ce trou du cul continue à l’emmerder, elle va souffrir en silence.

Il me regardait désormais avec insistance, et j’ai haussé un sourcil.

— Je veux savoir s’il faut que je m’occupe de lui.

— Shaw et moi, on n’est pas très proches, elle ne me parlerait pas de ce genre de choses. Il vaudrait peut-être mieux en parler à sa coloc.

— C’est à toi que j’en parle, fiston.

Je ne savais pas vraiment quoi répondre à ça, mais alors que je m’apprêtais à lui lancer une réponse sarcastique, la porte du bar s’est ouverte et le groupe de quarantenaires en maillot est sorti, et ils sont passés entre nous. Lou m’a jeté un dernier regard droit dans les yeux, que j’ai pris comme un moyen de me dire qu’il était sérieux, puis il est rentré. Je me suis retourné vers mes potes et ai levé les mains en l’air.

— Est-ce que je loupe tout ça quand je m’en vais le dimanche ?

Ils ont explosé de rire tous les trois et Jet a décidé qu’il était temps pour nous de passer à un autre bar, donc je suis retourné chercher ma carte que j’avais confiée à Shaw. Les gars ont chacun donné dix balles pour que je laisse un pourboire à Shaw et j’ai tracé mon chemin jusqu’au bar, où elle parlait avec une autre serveuse, qui avait les cheveux blond miel et un uniforme de pom-pom girl. Shaw s’est arrêtée en plein milieu de sa phrase et m’a lancé un regard suspicieux. Je lui ai fait un grand sourire et lui ai tendu l’argent.

— Ton copain le videur a payé pour nous, mais les gars voulaient être sûrs que tu aies quelque chose.

Elle m’a tendu ma carte Amex.

— Qu’est-ce que vous avez fait à Gabe ?

— Rien.

Elle a soupiré et je n’ai même pas essayé de cacher mon regard sur sa poitrine dans son minuscule uniforme.

— Bon, merci d’avoir fait quelque chose. Je ne sais pas ce qu’il a.

La pom-pom girl me faisait l’amour avec les yeux, et bien que d’habitude j’adore que des filles sexy me fassent ça, je l’ai à peine remarquée car Shaw s’était penchée pour ramasser des verres et je ne voyais plus que les petits volants sur ses fesses. Elle était petite, donc je n’avais jamais pensé qu’elle aurait de si belles jambes, mais elles étaient parfaitement musclées et courbées. Avec un peu de temps, je pourrais mettre au point de bons fantasmes comprenant ces jambes, ces bottes et rien d’autre.

— Son problème, c’est que tu es sexy, riche comme pas deux, que tu as des parents qui ont des relations à ne plus savoir qu’en foutre et que tu n’as pas voulu te mettre à poil. Non seulement tu l’as frustré physiquement, mais tu as détruit son fantasme de jouer au golf avec ton père au country club et de s’asseoir à côté de ta mère à une convention des Républicains. Tu as démonté tout ce qu’il essayait de construire.

Elle a rejeté une de ses couettes en arrière et a soulevé un plateau plein de verres.

— Faut que je retourne bosser. Tu crois qu’un jour on aura un dimanche sans drame ni bagarre ?

J’ai passé une main dans mes cheveux décoiffés et ai balancé tristement la tête.

— Les dimanches n’ont jamais été mon jour. À une autre fois, Shaw.

— Salut, Rule.

J’ai tracé ma route hors du bar en me disant que c’était sûrement la première fois depuis que je l’avais rencontrée, quand elle n’était encore qu’une gamine, que je voyais Shaw être Shaw. Cela m’a rendu un peu nerveux de constater que, quand elle ne mettait pas toutes ses barrières et tous ses mécanismes de défense dédaigneux en place, elle paraissait si faillible, si indéniablement humaine, si accessible, et si… disponible.


1. NdT : Lower Downtown.

2. NdT : Équipe de football américain de Denver.

Chapitre 4

Shaw

J’ai compté pour la cinquième fois le tas d’argent que j’avais sous les yeux. J’avais du mal à me concentrer, pour plusieurs raisons ; un, le bar avait eu beaucoup de clients donc j’étais restée deux heures de plus et je me traînais ; deux, une dizaine d’autres filles essayaient de compter leurs sous et papotaient à propos de garçons et de sacs à main comme un essaim d’abeilles ; trois, Ayden gardait ses yeux de faucon rivés sur moi, elle cherchait quelque chose mais je ne savais pas quoi ; et enfin, Loren Decker, mon Amy Rodgers post-lycée, me rebattait les oreilles avec Rule.

Loren était une vraie pin-up en chair et en os, et elle représentait ce qu’il se passe quand les pestes quittent le lycée et arrivent dans le vrai monde. Elle était insipide, ennuyeuse et gagnait plus d’argent que nous toutes réunies parce que son boulot était de flirter et de paraître facile ; deux choses pour lesquelles elle n’avait pas besoin de faire beaucoup d’efforts.

Pour je ne sais quelle raison, elle mourait d’envie de connaître tous les détails sur la vie de Rule. Elle voulait savoir comment on se connaissait, pourquoi il n’était jamais venu au bar avant, quel âge il avait, comment il gagnait sa vie, si on sortait ensemble, s’il avait une copine, s’il aimait les blondes, etc., etc. C’était interminable, épuisant, et je crois que cela m’embêtait qu’une bimbo de plus fasse tout pour tomber dans ses bras. Je savais que mes sentiments pour lui étaient mon propre fardeau, mais je n’allais pas lui offrir ma collègue dévergondée sur un plateau. Alors je lui répondis en marmonnant et j’évitai les questions personnelles, ce qui ne l’empêcha malheureusement pas de radoter à quel point il était beau.

— Je veux dire, en général, je n’aime pas les gars qui ont plein de tatouages et de piercings comme ça mais, mon Dieu, ses yeux, tu en as déjà vu des comme ça ? C’est comme du dentifrice à la menthe ou un truc comme ça, trop beau ! Et son corps, je suis sûr qu’il fait de la muscu. Tu vois, normalement j’aime bien les mecs qui ont des abdos, mais le type grand et fin ça marche carrément avec son look. Quel genre de fille il aime bien, en général ? Tu es sûre qu’il n’a pas de copine ? Sérieux, Shaw, j’ai juste envie de lécher l’anneau qu’il a à la lèvre, mais trop. Je n’arrive pas à croire que tu sois amie avec un mec aussi sexy et que tu ne te sois pas servie. C’est genre, contre nature. Je ne m’étais jamais « servie », avec personne, mais elle n’avait pas besoin de le savoir. Des mecs avaient essayé, et j’avais été tentée, mais chaque fois que j’étais prête à conclure, mon cerveau faisait un court-circuit et me rappelait que ce n’était pas celui que je voulais vraiment et je me refermais comme une lampe qui s’éteint. J’ai levé la tête vers elle et ai plissé les yeux.

— Loren, j’essaie de compter, est-ce que ça peut attendre ?

— Donne-moi juste son numéro.

Je n’étais pas loin de péter un câble et de lui fourrer mon tas de billets d’un dollar dans le gosier. Ayden a dû sentir que la marmite allait déborder et elle est venue s’asseoir à côté de moi en lançant un regard noir à la blonde. Ayden a quelque chose qui fait que les gens font attention à elle. Je ne sais pas ce que c’est, mais je l’adore pour ça.

— Lore, lâche-la un peu. Ce n’est pas non plus son meilleur pote. Si tu voulais sortir avec lui, tu aurais dû lui demander quand il était là.

Elle a fait une grimace qui poussait sûrement les mecs à lui acheter des choses, mais qui me donnait envie de lever les yeux au ciel.

— Je voulais, mais il était trop occupé à mater le cul de Shaw, c’est pour ça que je demandais s’il y a quelque chose entre eux. Enfin, il ne t’a pas fait de câlin ni rien en partant, mais vous vous regardiez comme si vous alliez vous sauter dessus.

Surprise, j’ai levé les yeux vers Ayden. Depuis quand Rule, qui normalement m’ignorait ou faisait comme si je n’existais pas, s’était mis à me mater ? Elle a haussé un sourcil.

— Si Shaw le croise dans un avenir proche, je suis sûre qu’elle lui dira que tu veux son numéro, ou elle peut juste lui donner le tien s’il est intéressé. Maintenant, parlons de quelque chose de vraiment important, qu’est-ce que tu veux faire pour ton anniversaire ? C’est déjà dans deux semaines.

J’ai grogné et abandonné l’idée de compter mes sous correctement. J’ai tendu les billets à Ayden et ai commencé à trier et à agrafer les tickets de carte bleue, ce qui demandait beaucoup moins de neurones. Je détestais mon anniversaire. En règle générale, c’était une guerre entre mes parents et mes beaux-parents pour savoir avec qui j’allais passer un dîner inconfortable ; et encore, ça, c’était quand ils se souvenaient de mon anniversaire. L’année dernière, je n’avais reçu qu’une carte de mon père avec un chèque de mille dollars et un appel de ma mère qui m’avait promis de m’offrir quelque chose quand elle trouverait le temps – elle ne l’a jamais trouvé. Ayden avait fini par m’emmener manger des sushis, on était allées voir une bête comédie romantique et la journée s’était écoulée, terne et sans rien de mémorable. Même les Archer avaient tendance à ne pas faire tout un foin de mon anniversaire. Cela leur rappelait qu’une autre année avait passé et que Remy était toujours absent. Rome m’envoyait toujours quelque chose, depuis le pays où il était à ce moment-là et, à ce jour, cela avait toujours été mon cadeau favori. Je me suis dit que comme j’avais vingt ans cette année, je devrais essayer d’en faire un grand événement, mais je n’avais pas envie.

— Pourquoi on n’irait pas danser ?

J’ai regardé Loren comme s’il était en train de lui pousser trois têtes. Je ne socialisais pas beaucoup avec les filles au travail, mais ce n’était pas parce que je ne les aimais pas. Certaines étaient vraiment gentilles et la plupart étaient comme Ayden et moi : elles galéraient à payer les factures et à combiner cela avec les études, mais elles aimaient boire, faire la fête, rencontrer des mecs, sortir et faire toutes les choses qui n’étaient simplement pas mon truc. Je n’avais pas besoin que d’autres personnes pensent que j’étais fondamentalement cassée, donc j’évitais les interactions sociales.

— Euh… je ne danse pas.

Ayden a froncé les sourcils en regardant la blonde.

— Et de toute façon, qui t’a invitée ?

Elle a cligné des yeux avec ses cils lourdement maquillés et a retroussé le nez.

— Je me suis dit que, comme c’était ton anniversaire, peut-être que M. Grand, ténébreux et tatoué serait dans le coin. Je vous le dis, les filles, je suis au niveau quatre de lubricité et seul Rule pourra me guérir.

Ayden et moi avons échangé un regard et je suis retournée à mon agrafeuse.

— Non, mon anniversaire n’est pas un gros truc, donc Rule ne sera pas là. Je préfère quand c’est calme.

— Tu veux dire chiant.

Je n’étais pas amie avec Loren, d’ailleurs je ne l’aimais pas particulièrement. J’allais lui dire de se le mettre là où le soleil ne brille pas – ce qui n’était pas vraiment mon genre –, mais Ayden a continué à parler comme si Loren n’était pas là.

— Allez, Shaw, on va faire un truc fun. Tu sais que tes parents vont te stresser, et on n’a vingt ans qu’une fois. Il faut que ce soit drôle et excitant.

Il y avait une lueur dans ses yeux ambrés et je savais qu’elle mijotait quelque chose, et que j’aurais bien du mal à l’en dissuader. J’ai glissé les liasses de billets dans le sac en toile, pris l’argent que me tendait Ayden et j’ai fait mes comptes. On se faisait toujours pas mal d’argent, mais aujourd’hui avait été particulièrement rentable. J’ai défait mes couettes et passé mes ongles sur mon cuir chevelu.

— On en parle plus tard, OK ? Je vais juste chercher Lou pour qu’il nous raccompagne, au cas où Gabe décide de réapparaître, et on rentre à la maison.

Elle a passé son bras sous le mien et nous nous sommes dirigées vers l’entrée principale.

— Tu crois qu’il aurait le culot de faire ça ? Rule et ses copains avaient l’air bien décidés à lui faire passer le message, et Lou lui a dit de se tirer sinon il le tuerait.

— Je ne sais pas, Ayd. On dirait qu’il est fou. Je n’aurais jamais cru qu’il se pointerait ici et qu’il m’attraperait et me collerait. Je ne comprends plus ce qu’il se passe. Je veux dire, ce n’est pas comme si on avait vécu une grande histoire d’amour et que je lui avais brisé le cœur ou quoi. Ça n’a jamais été passionnel. Rule pense qu’il a tout simplement honte que je l’aie largué.

— Il a sûrement raison.

J’ai fait une grimace pendant que Lou nous escortait jusqu’à ma voiture. Nous lui avons dit au revoir et avons pris la route de la maison. Je faisais de mon mieux pour prendre des décisions qui conviennent à tout le monde : je voulais que Rule ait l’amour et le soutien de sa famille, je voulais que Margot se fasse aider et arrête de diaboliser son fils, je voulais que Gabe règle ses problèmes et passe à autre chose, et surtout, je voulais arrêter de me sentir responsable de tout ça.

✻✻✻

La semaine suivante est passée à une vitesse folle. J’avais deux examens, j’ai pris quelques heures en plus au boulot et je jouais au jeu très compliqué d’« esquive ton ex ». Gabe allait aussi à DU, et bien qu’il soit en prépa de droit et ait cours à l’autre bout du campus, je le croisais à tous les coins de rue. Il m’appelait au moins deux fois par jour et j’avais pensé à changer de numéro, mais cela me semblait trop compliqué, aussi je l’envoyais sur messagerie et je devenais très bonne à faire comme si je ne le voyais pas.

Rome a appelé et m’a dit que Margot n’allait pas mieux. Elle refusait catégoriquement d’aller voir un spécialiste, et maintenant elle disait que le fait que je ne veuille plus venir à Brookside le week-end était la faute de Rule. Selon Rome, elle affirmait qu’il m’avait fait un lavage de cerveau et m’avait dressée contre elle. Il préférait toujours ne pas la laisser seule, même si Rule le harcelait pour qu’il vienne le voir. J’ai compris qu’il ressentait la tension que je ressentais souvent, coincé entre son frère et sa mère. J’étais déçue car il ne serait pas là pour mon anniversaire, mais il avait trop de pain sur la planche, alors je ne lui ai rien dit.

Quand le week-end est arrivé, j’aurais bien laissé tomber mon service du dimanche pour éviter un nouveau drame mais le bar était plein, et si Rule est venu avec ses amis, je ne l’ai pas vu. C’était encore bizarre de ne pas avoir à me disputer avec lui pour qu’il vienne au brunch familial du dimanche, mais quand mon service s’est terminé, sans migraine ni accusations ni vexations, j’ai lâché mon premier soupir de soulagement depuis des années, semblait-il. Je me sentais tellement sereine que j’ai laissé Ayden me convaincre de sécher mes révisions en groupe et d’aller manger mexicain. C’était la première fois depuis des siècles que je me sentais simplement moi-même, et je ne savais presque plus quoi faire de ma peau.

Comme c’était le début d’un nouveau semestre, j’avais l’impression de crouler sous les devoirs, aussi ai-je échangé mes journées de vendredi et dimanche au boulot. Je ne travaillerais pas samedi car c’était mon anniversaire, et tout le monde au bar savait que Lou m’adorait et qu’il tuerait quiconque essaierait de me faire travailler le jour de mes vingt ans.

Vendredi après-midi, je n’avais toujours aucune nouvelle de mes parents, j’ai donc supposé que je n’aurais pas à subir de moments en famille. J’avais reçu un texto de Margot qui me demandait de réfléchir à venir ce dimanche pour mon anniversaire. J’avais répondu que je serais ravie de venir si Rule était invité aussi, et je n’avais pas eu de réponse. Ayden voulait garder secret ce qu’elle avait prévu, et cela me stressait. J’aurais été satisfaite avec une autre journée sushis et ciné, mais elle répétait que nous devions nous diversifier, partir à l’aventure et faire quelque chose de nouveau. Son discours et son attitude sans pitié étaient les ingrédients d’une catastrophe, mais j’essayais de rester optimiste parce qu’elle voulait juste me faire plaisir.

Je sortais de mon cours d’anatomie et écrivais un message à une collègue pour lui rappeler qu’elle me remplaçait pour la fermeture, quand je suis rentrée dans quelqu’un. J’ai tout de suite fait un bond de peur et d’agacement. Gabe se tenait en face de moi, toujours aussi lisse et parfaitement pomponné.

On aurait dit qu’il n’avait pas arrêté de se passer la main dans les cheveux et, quand il a tendu la main pour me stabiliser, j’ai reculé si vite que j’ai failli tomber le cul par terre.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je voulais avoir l’air outrée et hostile, mais ma voix a cassé et j’ai dû me l’éclaircir pour retrouver mon sang-froid. Ses yeux bleus ont scruté les miens minutieusement et je me suis demandé comment j’avais bien pu être attirée par lui, maintenant il me mettait juste mal à l’aise.

— Euh… tu ne réponds pas quand je t’appelle et j’ai beaucoup de mal à te trouver en ce moment.

— C’est parce que je ne veux pas te parler, ni te voir.

Pousse-toi.

— Shaw, attends.

Il a levé la main et a sorti quelque chose de sa poche avant de me le tendre.

— Je sais que c’est ton anniversaire demain et je voulais t’offrir quelque chose, pour te dire que je suis désolé de m’être comporté comme ça. Ça me rendait fou que tu aies pu me quitter pour ce taré, mais ta mère m’a expliqué qu’il ne se passait rien entre vous. Tiens, prends-le.

Il a poussé la boîte en velours vers moi et je me suis reculée comme s’il avait un serpent dans la main.

— Je ne veux pas que tu m’offres ça, je ne veux pas que tu m’offres quoi que ce soit. Laisse-moi tranquille, Gabe, je suis sérieuse.

— Écoute, Shaw, tu ne peux pas croire sincèrement qu’il y aura un jour quelque chose entre toi et ce mec. Ta mère m’a dit que tu avais un faible pour lui depuis des années et qu’il ne te regarde même pas. Tu n’es pas son genre ; tu es trop bien pour lui et il le sait. Donne-moi une autre chance, c’est tellement logique qu’on soit ensemble.

J’avais envie de lui mettre un coup de poing, mais j’ai juste laissé la glace que ses mots provoquaient en moi recouvrir la colère que je sentais monter.

— Non.

Je n’ai rien dit d’autre, rien que « non », parce que je n’avais pas à justifier mes sentiments ni le fait que je savais que ce qu’il disait sur Rule était vrai. Je n’étais pas trop bien pour lui, j’étais simplement trop MOI pour qu’il me voie autrement que comme il m’avait toujours vue, et je m’y étais résignée depuis des années. J’ai fait quelques pas trébuchants en arrière puis j’ai tourné les talons et me suis mise à courir pour m’éloigner de lui. Je crois qu’il a crié mon nom, mais je m’en fichais, je courais. Il commençait à vraiment me faire peur, et le fait que ma propre mère lui donne des détails intimes sur ma vie me donnait envie de vomir. J’avais du mal à croire qu’une femme qui n’avait même pas réagi quand j’avais quitté la maison pour aller à l’université avait remarqué mes sentiments pour Rule. Si Gabe ne se calmait pas, j’allais devoir changer de numéro, voire demander une injonction contre lui.

Quand je suis rentrée, l’appartement était vide, alors comme une grosse naze j’ai vérifié que toutes les portes étaient fermées à double tour et que le verrou de la porte d’entrée était tourné. Je me suis cachée dans ma chambre et j’ai révisé en m’apitoyant sur mon sort. Je ne me considérais pas comme quelqu’un de particulièrement extravertie ou optimiste, cela venait d’années d’indifférence à la maison et d’exclusion à l’école. Pendant un moment, Remy avait réussi à me faire sortir de la carapace de privilège où je m’abritais. En quittant Brookside pour l’université, j’étais certaine que j’allais trouver mon identité, mais Remy était mort et je faisais encore tellement d’efforts pour correspondre aux attentes de gens qui ne semblaient même pas s’en rendre compte.

Je m’habillais bien et je gardais mes bonnes manières pour que mes parents n’oublient pas totalement mon existence. Je surveillais Rule et je supportais son comportement détestable parce que je voulais que Margot et Dale se rappellent qu’il méritait leur amour et en avait autant besoin que Remy auparavant. Je portais une tenue ridicule au travail et je supportais des filles neuneus et des clients bourrés parce que Ayden avait besoin d’une coloc sérieuse sur qui elle puisse compter. Et surtout, je faisais comme si avoir des contacts avec Rule et le voir se taper toutes les jeunes femmes de Denver ne me dérangeait pas et ne tuait pas quelque chose à l’intérieur de moi. Et faire tout cela tous les jours commençait à transformer les parties de moi qui étaient vraiment moi en fantômes.

Je savais que la raison pour laquelle j’avais accepté de sortir avec Gabe au départ était qu’il me faisait très vaguement penser à Rule. Il avait des cheveux noirs, des yeux clairs, et bien qu’il soit soigné et BCBG, il avait un peu de malice en lui qui avait réussi à dépasser mes réserves habituelles. Dès les premiers rendez-vous, j’avais bien vu qu’il n’y avait pas de coup de foudre, pas d’étincelle. Je cherchais encore quelque chose, ou plutôt quelqu’un, qui n’était pas là. Gabe était poli et agréable jusqu’à ce qu’il comprenne que je ne voulais pas que les choses deviennent physiques entre nous. Six mois, c’était long pour faire marcher quelqu’un, je le savais, mais cela ne justifiait pas l’attitude bizarre et obsessionnelle qu’il montrait maintenant, et c’était un fardeau de plus que je devais porter.

J’étais vraiment prête à tout lâcher. Je me suis changée pour enfiler un survêtement et me suis recroquevillée sur le lit pour regarder quelque chose sur Netflix. Sachant que Ayden ne rentrerait pas avant deux heures du matin, je ne pouvais que faire la tête toute seule. J’aurais dû être dehors à m’amuser, j’aurais dû avoir un portable plein d’amis à appeler pour passer le vendredi soir – un des rares que j’avais de libre – avec moi, mais je n’en avais pas, et c’était triste. Il ne me manquait plus qu’un chat ou deux et un gros pot de glace pour compléter ce pathétique tableau. Après ma deuxième comédie romantique et ma livraison de bouffe chinoise, je me suis fait la promesse d’accepter pleinement ce que Ayden avait en stock pour mon anniversaire demain, parce que ce que je faisais en ce moment était déprimant. Ma coloc avait raison, il fallait que je m’amuse, que je m’allège l’esprit, et j’étais partante, peu importe ce qu’elle avait prévu. Je me suis endormie en regardant une énième fille maladroite faire un relooking fantastique car, pour une raison qui m’échappait, le mec de ses rêves ne voyait pas comme elle était belle derrière ses lunettes et ses cheveux en bataille.

Le lendemain matin, je me suis réveillée avec des messages me souhaitant un joyeux anniversaire de la part de Rome et de mon père. Comme d’habitude, rien venant de ma mère, et même si cela m’énervait, je devais admettre que j’étais triste que Margot ne m’ait rien envoyé. J’ai décidé de me faire un petit déjeuner et je me suis dirigée vers la cuisine. J’ai été surprise par un très beau bouquet sur la table de la cuisine mais j’ai eu un mouvement de recul en voyant le nom sur la carte. Il allait vraiment falloir faire quelque chose à propos de Gabe.

Ayden était matinale ; elle allait courir tous les matins, peu importait l’heure à laquelle elle était rentrée la veille. Elle s’est approchée des fleurs, sa tasse à la main, et a fait une grimace.

— Elles étaient sur le perron quand je suis allée courir ce matin.

— Je crois que je vais devoir demander une ordonnance de protection.

— Son père n’est pas juge, ou un truc du genre ? J’ai soupiré.

— Si.

Me débarrasser de Gabe serait peut-être plus difficile que ce que j’avais imaginé.

— Tu veux que je prépare le petit déj ?

Elle a secoué la tête de droite à gauche et le regard qu’elle m’a lancé brillait d’enthousiasme.

— Non, je t’ai planifié la meilleure journée d’anniversaire de l’Histoire des journées d’anniversaire. D’abord, on va à Lucille’s.

J’adorais Lucille’s. C’était un célèbre restaurant cajun à Washington Park, et probablement l’un des rares endroits où l’on pouvait trouver un beignet correct en dehors de La Nouvelle-Orléans.

— Ouais ! Ça me va. Qu’est-ce qu’il y a d’autre sur la liste, pour aujourd’hui ?

— Du shopping.

Je lui ai fait la grimace parce que je détestais faire les magasins. Je vivais dans un uniforme ridicule au travail, et dans des vêtements chers de marque que mes parents voulaient que je porte car je devais m’habiller pour le boulot que je voulais et pas pour le boulot que j’avais ; et apparemment, les docteurs ne se baladaient pas en jean et tee-shirt, même en dehors de leurs heures de service.

En voyant ma tête, elle a répondu par un sourire maléfique.

— Non, on ne va pas faire du shopping de riches, on va faire du shopping d’étudiante normale de tous les jours. On va aller au centre commercial, à ma friperie préférée, et dans une boutique vintage géniale dans Pearl Street et toi, mon amie, tu n’es pas autorisée à dépenser plus de cinquante dollars par article. Pas de talons à deux cents dollars, pas de pull en cachemire à cinq cents dollars, et pas de pantalons parfaitement coupés cousus à la main par des moines aveugles dans les Andes, ou je sais pas quoi. On est juste deux amies normales qui ont envie de passer leur journée à gaspiller leurs pourboires dans des conneries inutiles.

En fait, ça avait l’air marrant et c’était quelque chose que je n’avais jamais fait.

— Et après, a-t-elle poursuivi en écarquillant théâtralement ses yeux couleur whisky, on va au salon pour se faire coiffer, plus manucure et pédicure. Une fille de mon cours de chimie minérale a des cheveux géniaux – elle resplendit comme un arc-en-ciel – et elle ne jure que par ce salon. Alors on va se faire toutes belles, enfiler nos nouvelles fringues de filles normales et aller dîner au resto brésilien qu’on meurt d’envie de tester toutes les deux.

Ça avait l’air fabuleux, tout cela avait l’air fabuleux. J’allais me jeter sur elle pour un énorme câlin de gratitude quand elle a levé la main.

— Je n’ai pas fini.

Elle a disparu dans sa chambre pendant une minute et en est ressortie avec une carte dans une enveloppe rose.

— Ensuite tu prendras ce cadeau d’anniversaire très cool et très indispensable que je te fais, et on sortira toutes les deux. Je ne te parle pas de sortir au resto ou au bowling, je te parle de sortir pour de vrai. Je vais te faire passer un bon moment, même si je dois te forcer à l’avaler.

J’ai ouvert la carte avec une légère appréhension. Je ne savais pas ce qu’elle entendait par « sortir pour de vrai ». Dans la carte, au premier abord, le cadeau emballé ressemblait à une carte bleue. Après avoir lu ses adorables vœux d’anniversaire, j’ai soigneusement déplié le papier et ai laissé échapper un cri de surprise en voyant ce qu’il renfermait.

— Ayd, je ne peux pas m’en servir.

La pièce d’identité comprenait ma photo, ma date de naissance – avec un an de plus – et avait l’exacte apparence d’un permis de conduire du Colorado. D’ailleurs, elle ressemblait tellement à celle que j’avais dans mon portefeuille que je ne voyais aucune différence.

— Oh si, tu peux. Tu as passé vingt ans à être une gentille petite fille pour tout le monde, et j’en ai marre de voir que ça te tue. La plupart des filles de ton âge sortent, se faufilent en boîte, embrassent des garçons, ont des coups d’un soir ratés, rentrent dans des disputes ridicules et dramatiques avec leurs copines, et toi, Shaw, tu ne fais rien de tout ça. Ce soir, tu prends ce permis et tu sors avec moi, et tu te comporteras comme toutes les stupides filles de vingt ans que je connais. On va boire quelques verres de trop, faire les folles et s’amuser, tu le mérites. Je ne me souviens même pas de la dernière fois que je t’ai vue sourire ou rire. Tu laisses ton âme se faner à force d’essayer d’être quelqu’un que tu n’es pas, et je ne peux plus en être le témoin sans rien faire.

— J’aurai vingt et un ans l’année prochaine.

Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai pensé que ce serait un argument valide contre les siens, bien plus pertinents, mais ce sont les seuls mots qui sont sortis de ma bouche.

Elle a secoué la tête.

— Et alors ? Aujourd’hui tu as vingt ans, et tu vis comme si tu en avais cinquante.

Cela m’a piquée car, lors de notre dernier passage à Brookside, Rule m’avait dit à peu près la même chose. Avec un soupir, je me suis rappelé ma résolution de la veille, de me conformer au plan de Ayden, et de me laisser porter, pour une fois. J’ai remis mes cheveux derrière mes oreilles et ai redressé les épaules.

— OK.

Ayden a levé les yeux et haussé les sourcils.

— OK ?

— Ouaip. On le fait. Lançons-nous dans le fun et la débauche d’anniversaire.

Elle a couiné assez fort pour me faire mal aux oreilles et a couru autour de la table pour me faire un câlin qui m’a étouffée.

— Fais-moi confiance, Shaw, tu n’oublieras jamais cette journée.

Elle avait raison, car d’ici à la fin de la nuit, cet anniversaire allait se révéler un tournant dans mon existence. Le petit déjeuner était merveilleux. Nous nous sommes tellement goinfrées de merveilleuses frites que, quand nous sommes arrivées au centre commercial, j’ai dû courir un peu, simplement pour encore arriver à bouger. J’ai essayé un million de jeans et j’ai fini par en acheter quelques-uns. J’ai pris une paire de Converse ; j’en avais toujours eu envie mais je n’avais jamais eu le droit d’en avoir. J’ai fait des réserves de bons vieux tee-shirts et débardeurs. À la friperie, j’ai déniché une veste en cuir à l’ancienne, démente, et quelques chemises style western avec des boutons nacrés que je voyais parfaitement avec mon nouveau jean skinny. À la boutique vintage je me suis un peu plus lâchée parce que je tombais amoureuse de toutes les robes des années 1950 et 1960. Je ressemblais à un personnage de Mad Men dans certaines, et à Bettie Page avec quelques centimètres en moins dans d’autres. J’ai acheté une paire de talons bleu canard avec des sequins et des plumes sur le côté et une petite toque que je ne porterais probablement jamais, mais que j’adorais. Et le plus important, c’est que j’ai ri avec Ayden pendant des heures alors que nous essayions un vêtement après l’autre. J’avais l’impression qu’on venait de m’enlever un poids immense de la poitrine. C’était amusant, ni plus ni moins, et le fait que j’avais oublié ce que cela faisait était bien triste.

Au salon, je me suis fait faire une manucure pédicure rose vif et, juste pour voir, j’y ai ajouté de petites étoiles noires. C’était cool et complètement à contre-courant des couleurs pâles et nacrées que je choisissais d’habitude. La fille qui me le faisait avait des dreadlocks vert fluo et un tatouage sur le front, donc j’étais tout excitée quand elle m’a fait un grand sourire et m’a dit qu’elle approuvait mon choix. Tous ceux qui travaillaient dans ce salon avaient une aura cool et rock and roll. En temps normal je me serais sentie décalée et réservée, mais ils étaient tous si sympas et si naturels que c’était impossible de faire autrement que de se détendre et profiter. Le mec qui s’occupa de mes cheveux était afro-américain, imposant, de toute évidence gay, et un gros œil était tatoué sur son crâne rasé et luisant. Il était habillé en imprimé léopard de la tête aux pieds et portait des chaussures qui avaient certainement coûté plus cher que les miennes. Il était gentil et m’a dit que mes cheveux étaient magnifiques. Il m’a conseillé de faire un simple dégradé, pour leur donner du corps et de la vie. J’étais complètement partante, et je lui ai même demandé s’il pouvait me faire quelque chose de nouveau avec la couleur. Mes cheveux étaient tellement clairs que j’évitais en général de les teindre, car le résultat était trop extrême.

Ses yeux noirs se sont mis à scintiller d’enthousiasme quand je lui ai demandé quelque chose d’audacieux, mais respectable. J’ai fini avec mon blond cendré habituel et une once de châtain en dessous. C’était génial, différent, mais assez discret pour ne pas être choquant. Ce que je préférais était ma frange, qu’il avait divisée en deux pour ajouter de la couleur d’un côté. C’était tendance, original et tellement différent de ce à quoi ressemblaient mes cheveux d’habitude. Je l’ai serré dans mes bras, tout sourire, avant de partir. Il m’a serrée aussi, très probablement parce que je lui avais laissé un pourboire assez gros pour partir en week-end, mais peu importe, j’avais la classe. Nous nous sommes empressées de rentrer à la maison pour nous pomponner pour le dîner. J’ai mis une de mes nouvelles tenues, une jupe crayon très serrée et un haut bleu transparent avec un débardeur en dessous. J’ai bouclé mes nouveaux cheveux, mis plus de maquillage que d’ordinaire et j’ai décidé de porter mes super bottes noires qui iraient bien à un mannequin pour Harley Davidson. Elles donnaient un peu de piquant à mon look et cela me plaisait, après avoir passé la journée à laisser la vraie Shaw en liberté. Les jambes de Ayden paraissaient interminables dans sa robe rouge chic, et au restaurant, elles firent baver notre serveur chaque fois qu’il s’arrêtait pour remplir nos verres d’eau. Elle m’a fait tester mon nouveau permis en commandant un verre, et cela a marché sans problème. Sans que je m’en rende compte, nous passions un moment fabuleux, sans soucis, on allait d’une boîte à l’autre dans LoDo et on écumait les bars miteux mais branchés de Capitol Hill. J’ai été surprise de constater que je n’avais même pas besoin de montrer mon faux permis dans la plupart des bars ; il faut croire qu’une jupe serrée et un décolleté fonctionnent tout aussi bien.

Ayden imita un mec qui s’agitait dans tous les sens sur la piste de danse et j’ai ri comme une folle. Nous avions pas mal attiré l’attention partout où nous étions allées, et nous n’avions pas eu à payer beaucoup de verres. À ce moment, un mec de CU-Boulder1 essaya de me raconter en détail sa carrière de footballeur illustre, ou plutôt il la racontait à mes seins, je crois d’ailleurs qu’il ne les a pas lâchés des yeux une seule fois. Ayden levait les yeux au ciel et tentait d’éviter un mec en costard de banquier qui lui proposait de s’occuper de sa compta si elle lui donnait son numéro. C’était léger et marrant et je n’avais pas besoin de faire beaucoup d’efforts pour flirter ou être séduisante ; j’étais déjà plus que pompette, donc plus question de faire la conversation. Tout ce que j’avais à faire, c’était sourire et rester sagement assise sur le tabouret du bar, deux choses pour lesquelles j’étais apparemment très douée. Un autre Cosmo, dont je n’avais franchement pas besoin, apparut devant moi, et M. Football se penchait de plus en plus près de moi lorsqu’un sixième sens, ou mon instinct de fuite, s’est déclenché à pleine puissance.

J’ai levé la tête et ai tourné sur mon tabouret, manquant de mettre un coup de genou au footballeur au regard lubrique. J’ai regardé autour de moi, tendu le cou pour voir ce qui m’avait donné la chair de poule, mais je n’ai vu que les clients du bar qui tournaient et se mélangeaient. Le footballeur a essayé d’attirer mon attention en passant un doigt sur mon bras, j’imagine que c’était censé être sexy, mais j’étais bourrée, sur les nerfs, et je voulais qu’il se tire. Tout à coup, j’étais prête à m’en aller, et j’ai cherché Ayden pour appeler un taxi et partir. Mais avant que j’aie pu la trouver, une main chaude s’est glissée sous mes cheveux dans ma nuque. Une voix grave a grogné dans mon oreille :

— Qu’est-ce que tu as foutu pour rentrer ici, Casper ?

Et qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ?

Le footballeur a fait de grands yeux parce que, bon, Rule est Rule. Disparus, les cheveux violets coiffés en pics et en bordel. Maintenant, il avait tout rasé sur les côtés et avait décoloré le reste pour en faire une crête blanche haute de plusieurs centimètres. Ilportaituntee-shirtnoirserréavecuncrâneenflammé dans un casque de Viking qui montrait ses deux bras tatoués, un jean noir déchiré au genou, et ses grosses bottes noires de moto. Il aurait dû avoir l’air crade et négligé à côté du footballeur et de son col en V, mais ce n’était pas le cas. Sexy et débraillé, il avait l’air de quelqu’un qu’on ne va pas emmerder. Le footballeur s’est rapidement écarté de la table et a disparu dans la foule.

J’étais bourrée, donc peut-être pas dans le meilleur état pour un face-à-face avec Rule, mais j’adorais mes cheveux et il n’allait pas gâcher mes bonnes ondes d’anniversaire, surtout qu’il ne savait évidemment pas quel jour on était. J’ai bougé pour qu’il me lâche et ai bu mon verre au goût acide cul sec.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Il a haussé un sourcil et a pris la place qu’avait laissée le footballeur, en baissant les yeux sur mon décolleté.

— Le salon est au bout de la rue ; avec Nash, on vient tout le temps faire un tour dans ce bar après le boulot. Je viens de finir avec un client. Je sais qu’ils demandent une pièce d’identité à l’entrée, comment tu es rentrée ?

J’ai jeté mes cheveux par-dessus mon épaule comme j’avais vu un nombre incalculable de filles insupportables le faire, sauf que j’ai failli tomber de mon tabouret. C’était une bien mauvaise idée de boire mon dernier verre d’un trait. J’ai agrippé le bord de la table et Rule a tendu le bras pour me rattraper. Quand il a touché mon bras, c’était comme une brûlure. J’aurais dû écouter mon instinct et m’enfuir. J’ai posé une main sur mon front car il était chaud, et soudain je me suis sentie moite.

— Il faut que j’y aille.

Il faisait trop chaud, il y avait trop de bruit, et si je ne sortais pas prendre l’air, tout de suite, j’étais sûre que j’allais vomir partout.

J’ai essayé de me lever mais la pièce s’est mise à tourner et j’ai dû me raccrocher au biceps de Rule juste pour rester debout. J’étais tellement contente d’avoir mis mes bottes plutôt que des talons… J’aurais fini la tête par terre.

— C’est toi qui conduis ?

J’entendais la voix de Rule de loin et il sentait vraiment bon. En soupirant, je me suis appuyée contre lui et j’ai enfoui mon nez dans son cou. Il était tellement grand que j’ai dû pousser sur ses bras pour y arriver.

— Sérieux, Shaw, comment tu es venue ici ?

— Avec Ayden, on a pris un taxi.

— Où elle est ?

— Avec un banquier. Il faut que je rentre.

Je sentais mes jambes alcoolisées commencer à trembler et il a serré un bras lourd autour de ma taille pour me garder arrimée à son torse. J’aimais bien. Sans y réfléchir, j’ai enroulé mes deux bras autour de son cou. C’était aussi agréable que ce que j’avais toujours imaginé.

— Sa coloc se balade dans le coin, tu veux bien voir si tu la trouves ? Je vais la ramener chez nous.

Je ne savais pas à qui il parlait mais une voix familière a répondu. Une seconde plus tard, j’étais mi-escortée et mi-portée jusqu’à la sortie du bar. L’air froid de janvier m’a fait me redresser et Rule m’a fait bouger de l’avant de son corps à son côté, en gardant un bras autour de mes épaules. J’ai passé mon bras autour de sa taille étroite et je me suis serrée contre lui. Je savais pertinemment que la vodka me faisait faire n’importe quoi, mais je ne pouvais pas m’en empêcher.

— On n’est qu’à trois rues de chez moi. Je vais te faire avaler cinq litres de café, des chips ou un burrito et t’appeler un taxi. Tu es encore plus pâle que d’habitude, et si tu montes dans une voiture maintenant tu vas dégueuler partout. Et au fait, pourquoi est-ce que tu es bourrée et habillée toute sexy ce soir ?

J’ai frissonné un peu à cause du vent sur mes jambes nues. J’ai posé mon nez froid contre ses côtes et j’ai inspiré. Il sentait l’antiseptique du salon de tatouage, les cigarettes de Nash, le gel pour cheveux de sa crête, et en dessous de tout ça, l’odeur chaude et terreuse qui était simplement lui. En six ans, je n’avais jamais été aussi proche de lui aussi longtemps. C’était assez pour faire dérailler mon organisme en manque de sexe et en trop-plein d’alcool.

— Tu trouves que je suis sexy ?

Cela me semblait être la partie la plus importante de cette conversation. Nous nous sommes arrêtés devant un panneau stop et il m’a regardée avec des yeux clairs emplis d’exaspération.

— Shaw, tous les mecs du bar te regardaient comme si tu étais un appât dans un bassin à requins. Tu sais que tu es jolie, tu devrais te foutre de ce que je pense. Ce qui est important, c’est pourquoi tout à coup tu t’habilles, tu te maquilles et tu te comportes comme quelqu’un d’autre. Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

Je voulais lui lancer un regard noir mais c’était trop dur, surtout que son tee-shirt remontait dans son dos et que mon bras touchait sa peau douce et chaude. J’ai trébuché sur le trottoir alors que nous descendions une autre rue, et j’ai aperçu son immeuble victorien. Il m’a tenue plus fort contre lui et je n’ai même pas essayé de camoufler le doux soupir que j’ai lâché.

— Tout le monde pense que je dois être comme ci ou comme ça : toi, mes parents, tes parents, les filles au boulot, Gabe. Tout le monde veut que je sois comme ci, que je fasse ça, que j’aille par-là, et à cloche-pied, et j’en ai marre. Peut-être que, pour une fois, j’ai envie de me comporter comme j’ai envie et me sentir comme je veux sans que personne ne me juge ou attende quelque chose de moi en échange.

Alors que nous montions les marches vers son appartement, il ne disait rien. Il essayait peut-être de déchiffrer mon discours imbibé, car même moi, je pouvais entendre que j’articulais difficilement entre mes dents qui claquaient. Il a ouvert la porte et tourné le verrou. Il faisait chaud à l’intérieur, alors j’ai enlevé ma veste et ai passé mes mains tremblantes dans mes cheveux. J’ai tourné les yeux vers lui et, même si je voyais flou, j’ai failli m’étouffer. Il était adossé contre la porte et me regardait avec des yeux voilés. Il n’était pas en train de me lancer des piques ou de m’ignorer, il me regardait. J’ai poussé un soupir et ai senti l’amertume du jus de cranberry sur ma langue.

J’ai fait quelques pas chancelants vers lui. Il était tellement grand que j’ai dû me mettre sur la pointe des pieds pour atteindre son oreille. J’ai posé une main sur son épaule et l’autre sur la porte près de sa tête, et j’ai murmuré :

— C’est mon anniversaire, Rule.

Je m’attendais à ce qu’il bouge, qu’il me pousse doucement sur le côté, mais il a décroisé les bras et a posé ses mains de chaque côté de ma taille. Un reflet est passé dans ses yeux pâles et sa bouche a fait un sourire inversé qui a fait briller l’anneau au coin de ses lèvres.

— Je suis désolé, Shaw. Je ne savais pas.

J’ai haussé les épaules et fait un autre pas vers lui.

— Ce n’est pas grave, ma propre famille a oublié.

Je me suis avancée tellement près de lui que ma poitrine était écrasée contre la sienne. J’ai senti que cette proximité avait un effet sur lui. Si je n’avais pas dû me concentrer sur mon équilibre – j’étais sur la pointe des pieds –, cela aurait pu me faire sourire. Tout ce que j’avais voulu dans ma vie était avoir un effet sur lui, lui faire ressentir quelque chose, quoi que ce soit, quelque chose de plus que de la simple tolérance à mon égard.

— Je sais ce que tu peux faire pour moi qui fera officiellement de cette journée le meilleur anniversaire de l’Histoire.

Je voulais avoir l’air sûre de moi, sexy et sensuelle, mais je crois que j’avais surtout l’air libidineuse et saoule. Je m’en foutais. J’étais là, la vraie moi, celle qui le voulait désespérément, et qui l’avait toujours voulu. C’était impossible de la remettre dans sa cage, maintenant.

Je ne pensais pas, je ne réfléchissais pas, je me suis simplement appuyée sur lui pour me grandir un peu plus et plaquer solidement ma bouche contre la sienne. L’anneau à sa lèvre était étonnamment froid contre la mienne, tout le reste était indéniablement chaud et dur. C’était tout ce que j’avais toujours voulu, et même s’il ne m’a pas rendu mon baiser, je l’ai quand même placé tout en haut de la liste comme le meilleur cadeau d’anniversaire de ma vie. Quand je suis redescendue sur le talon de mes bottes, quelque chose a bougé, quelque chose a changé, et Rule est passé de receveur passif à tout autre chose.


1. Université située dans la banlieue de Denver.

 

 

 

 

 

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