Prelude

Ayden

Cela allait totalement à l’encontre de tout ce que j’étais censée faire de ma nouvelle vie : demander à un garçon très mignon qui jouait dans un groupe de me ramener à la maison. Il y avait des règles. Il y avait des critères. Il y avait simplement des choses que je ne faisais plus pour éviter de me retrouver là où j’étais avant, et rester ici en attendant Jet Keller était tout en haut de la liste. Car il y avait quelque chose chez lui, quand on le voyait hurler sur scène, qui transformait mon cerveau d’ordinaire si raisonnable en bouillie.

Pas la peine de demander son avis à ma meilleure amie. Depuis peu, elle était à fond sur les mecs couverts de tatouages de la tête aux pieds et de piercings à des endroits que Dieu n’a pas créés pour être percés. Elle me répondrait que je suis séduite par l’allure de quelqu’un de si différent, qui n’est évidemment pas mon genre, mais je savais que ce n’était pas cela.

C’était un enchanteur. Chacune des personnes présentes dans le bar avait les yeux rivés sur lui et ne pouvait pas s’en détacher. Il faisait ressentir, je veux dire vraiment ressentir, au public le charabia qu’il criait, et c’était impressionnant. Je détestais le heavy metal. Pour moi, ce n’était que des cris et des hurlements par-dessus des instruments encore plus bruyants. Mais le spectacle, l’intensité, et l’indéniable onde de pouvoir qu’il dégageait rien qu’avec sa voix… Cela m’avait poussée à tirer Shaw jusque devant la scène car je ne pouvais pas le lâcher des yeux.

Bien sûr, il était beau. Comme tous les gars avec qui traînait le copain de Shaw. Je ne restais pas insensible à un joli visage et un corps bien fait, d’ailleurs à un certain moment, cela s’était avéré être un point faible qui m’avait attiré des ennuis. Maintenant, j’avais tendance à m’intéresser à des garçons pour qui l’attirance était plutôt intellectuelle. Pourtant, j’étais en train d’oublier tous mes nouveaux critères à cause d’un verre de Patrón en trop et de je ne sais quelle phéromone qu’il exhalait.

Ses cheveux laissaient croire qu’il venait de quitter la fille qui les avait ébouriffés. Pendant le concert, il avait enlevé son marcel pour révéler un torse mince aux muscles fermes, sur lequelle s’étendait du bas de son cou jusque sous sa ceinture un ange de la mort en noir et gris. Il portait le jean noir le plus serré que j’aie jamais vu, décoré de diverses chaînes qui pendaient de sa ceinture à sa poche arrière, et qui laissaient peu de place à l’imagination. C’était certainement pour cela que Shaw et moi n’étions pas les seules groupies collées devant la scène.

Jet venait assez souvent au bar où je travaillais. Je savais que ses yeux qu’il avait fermés en beuglant une note étaient d’un marron foncé et profond et qu’ils brillaient d’un humour détendu et d’un penchant pour la drague outrancière. Le tout associé à un sourire briseur de cœur. Jet était le charmeur de la bande et n’avait pas de scrupules à en abuser.

J’ai senti une main tiède atterrir sur mon épaule et je me suis retournée pour regarder le copain de Shaw, Rule. Il s’élevait au-dessus du reste du public et je voyais, d’après son expression, qu’il voulait partir. Shaw n’a même pas attendu qu’il le demande pour se tourner vers moi avec des yeux verts francs.

— Je vais partir avec lui. Tu y vas aussi ?

Shaw et moi appliquions un principe de solidarité, pas de laissée pour compte, mais je n’étais pas du tout prête à terminer la soirée. Nous devions hurler pour s’entendre à cause des guitares tonitruantes et des voix assourdissantes qui nous bombardaient car nous étions en première ligne, donc je me suis penchée pour crier dans son oreille.

— Je vais rester encore un peu. Je verrai si le pote de Rule peut me ramener en voiture.

J’ai vu son regard curieux, mais elle devait déjà gérer ses propres histoires de cœur et je savais qu’elle n’essaierait pas de me convaincre. Elle a passé son bras sous celui de Rule et m’a fait un sourire retenu.

— Appelle-moi si tu as besoin.

— T’inquiète.

Je n’étais pas le genre de fille qui a besoin d’être accompagnée en soirée. J’avais l’habitude d’être en solo et je prenais soin de moi depuis tellement longtemps que c’était devenu une seconde nature. Et puis je savais que Shaw se dépêcherait de revenir si personne ne pouvait me ramener ou qu’un taxi prenait trop longtemps à arriver.

J’ai assisté au reste du concert avec une fascination captivée, et j’étais sûre qu’en lançant son micro par terre après la dernière chanson, Jet m’avait fait un clin d’œil avant de s’envoyer un verre de Jameson. Si avant cela j’étais encore en lutte avec moi-même, ce clin d’œil a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Cela faisait trop longtemps que je ne m’étais pas laissée aller et Jet était le guide parfait pour un cours de révision.

Il a disparu de la scène avec les autres membres du groupe et je suis retournée vers le bar. Le coloc bourré de Rule, Nash, avait apparemment été rapatrié par les tourtereaux. Rowdy, le meilleur pote de Jet, était occupé à aspirer la bouche d’une fille qui traînait par là et qui avait regardé Shaw et moi d’un œil mauvais toute la soirée. Quand il a relevé la tête pour respirer, je lui ai jeté un regard qui voulait dire « tu peux mieux faire », et j’ai trouvé un tabouret libre près du bar.

Le problème aux concerts de heavy metal, c’est qu’il y a des métaleux de tous les côtés. J’ai passé l’heure qui a suivi à esquiver les tentatives de drague et les verres offerts par des mecs qui avaient l’air de ne pas avoir vu de douche ou de rasoir depuis des années. Cela commençait à m’agacer voire à m’énerver, quand une main couverte de bagues argentées s’est posée sur mon genou. Je me suis tournée pour regarder ses yeux foncés et rieurs tandis que Jet commandait un autre verre de Patrón pour moi et un verre d’eau pour lui.

— Ils t’ont lâchée, hein ? Quand on voit comme ils se regardaient tous les deux, je suis surpris qu’ils soient restés la moitié du concert.

J’ai fait tinter mon verre à shooter contre le rebord du sien, et lui ai lancé le sourire que j’avais toujours utilisé pour arriver à mes fins par le passé.

— Je crois que Nash s’est battu contre la tequila mais c’est la tequila qui a gagné.

Il a rigolé et s’est retourné pour parler à quelques gars qui venaient le féliciter pour le concert. Quand il est revenu vers moi, il avait l’air un peu gêné.

— Je trouve toujours ça bizarre.

J’ai haussé un de mes sourcils noirs et me suis penchée un peu vers lui.

— Pourquoi ? Vous êtes bons et on voit bien que ça plaît aux gens.

Il a jeté sa tête en arrière pour rire et j’ai remarqué pour la première fois qu’il avait un barbell au milieu de la langue.

— Ça plaît aux gens, mais pas à toi, c’est ça ?

J’ai fait une grimace et haussé une épaule.

— Je viens du Kentucky.

Je me suis dit que c’était une explication suffisante.

— Rule m’a envoyé un message pour me dire qu’il fallait que quelqu’un te raccompagne. Il faut que j’aille retirer Rowdy des bras de cette meuf et aider les gars à charger le matos dans le van, mais si tu veux bien attendre une petite demi-heure, je te ramène sans problème.

Je ne voulais pas paraître trop pressée, je ne voulais pas qu’il sache combien je voulais qu’il me ramène, donc j’ai encore haussé les épaules.

— Super. Ça me va.

Il a serré mon genou entre ses doigts et j’ai dû retenir le frisson qui m’a parcourue de la tête aux pieds. Il y avait forcément quelque chose si un simple contact comme celui-là pouvait me faire trembler.

Je me suis retournée vers le comptoir, ai commandé un verre d’eau et ai demandé à payer mon addition. J’ai été surprise que le serveur me dise qu’elle était déjà réglée, et un peu agacée de ne pas savoir qui remercier. J’ai tourné sur le tabouret et ai observé attentivement les gens, les filles en particulier. J’étais loin d’être une sainte, mais je n’avais aucun respect pour des filles prêtes à se dégrader, à s’offrir pour une seule nuit de plaisir juste parce que Jet était sexy dans son jean moulant.

Je ne savais pas ce que je ressentais, mais c’était plus profond. Je ne pouvais pas mettre de mot dessus mais j’étais plutôt bourrée et l’ancienne moi me manquait trop pour que je puisse l’ignorer. Lorsqu’il est revenu, je faisais semblant d’être intéressée par la conversation que j’avais avec un mec qui semblait avoir dévalisé le placard de Glenn Danzig. Il me détaillait tous les différents genres de métal et m’expliquait pourquoi les gens qui écoutaient tel ou tel genre étaient géniaux ou débiles. Je faisais des efforts pour ne pas lui fourrer un morceau de chewing-gum dans la bouche et ainsi éloigner son haleine lourde et alcoolisée de moi.

Jet a salué le mec poing contre poing, avec l’autre main sur son épaule.

— C’est parti, Gambettes.

J’ai grimacé à cause de ce surnom, car j’en avais déjà entendu toutes les variations possibles. J’étais grande, pas autant que son mètre quatre-vingt-dix, mais je dépassais de loin le mètre cinquante de Shaw et c’est vrai que j’avais de très grandes et belles jambes. À cet instant précis, elles étaient un peu chancelantes et instables, mais je me suis reprise et j’ai suivi Jet vers le parking.

Le reste du groupe et Rowdy se sont entassés dans un immense fourgon Ford, et nous ont crié toutes sortes de choses graveleuses par la fenêtre en sortant du parking. Jet n’a fait que secouer la tête et a appuyé sur sa clé pour déverrouiller sa Dodge Challenger noire et classe qui avait l’air puissante et rapide. J’ai été étonnée qu’il m’ouvre la portière, ce qui l’a fait sourire. En m’installant sur le siège, j’ai essayé de planifier mon attaque. Après tout, c’était un mec qui avait l’habitude que les groupies et autres pouffes se jettent sur lui quotidiennement, et je ne voulais surtout pas m’ajouter à leur nombre.

Il a baissé la musique qui sortait d’enceintes qui avait dû lui coûter très cher, et a démarré pour sortir du parking sans me dire un mot. Il avait trouvé le temps de remettre son tee-shirt et avait rajouté une veste en cuir qu’il avait visiblement beaucoup portée, ornée de clous en métal et d’un écusson d’un groupe que je n’avais jamais entendu. Le rockeur mignon, ajouté à la tequila et à l’odeur entêtante du cuir et de la sueur commençait à me faire tourner la tête. J’ai ouvert un peu la fenêtre et ai regardé les lumières du centre-ville défiler.

— Ça va ?

J’ai penché ma tête dans sa direction et ai vu une vraie inquiétude dans son regard sombre. Dans la lumière tamisée, j’ai remarqué qu’un cercle doré et brillant entourait l’extérieur de ses iris, comme un halo divin.

— Oui. Je n’aurais pas dû essayer de concurrencer Nash en début de soirée.

— Ouais, ce n’était pas une bonne idée. Les gars peuvent s’en enfiler pas mal.

Je n’ai pas répondu car en général je tenais l’alcool aussi bien que n’importe quel mec, mais c’était quelque chose dont je n’aimais pas parler. J’ai changé de sujet en passant mon doigt sur l’intérieur flambant neuf de la voiture.

— C’est une super bagnole. Je n’imaginais pas que ça payait aussi bien, de crier dans un micro.

Il a pouffé de rire et m’a jeté un regard en coin.

— Il faut que tu sortes de la country « classique », Ayd. Il y a plein de groupes de country indé et même quelques groupes d’americana dont je suis sûr que tu les aimerais.

J’ai haussé les épaules.

— J’aime ce que j’aime. Sérieusement, ton groupe est assez connu pour que tu puisses te permettre une voiture comme ça ? Rule m’a dit que vous marchiez bien à Denver, ce qui semble évident vu le concert de ce soir, mais même avec tout ce monde, ça ne me paraît pas assez pour vivre de votre musique.

J’étais indiscrète, mais je venais de me rendre compte que je ne savais pas grand-chose de ce mec, à part qu’il faisait battre mon cœur à toute allure. Il poussait aussi ma tête à créer toutes sortes de scénarios intéressants où nous figurions tous les deux avec beaucoup moins de vêtements. Il tapotait en rythme sur le volant avec ses doigts aux ongles vernis de noir et je ne pouvais pas le lâcher des yeux.

— J’ai un studio d’enregistrement ici. Je suis là depuis longtemps donc je connais pas mal de groupes et de mecs du milieu. J’écris beaucoup de musiques qui sont parfois enregistrées par d’autres et Enmity marche assez bien pour que je n’aie pas à m’inquiéter de mourir de faim. Il y a plein de gens qui s’en sortent rien qu’en jouant de la musique. C’est difficile et il faut s’acharner, mais je préfère être fauché et faire quelque chose que j’aime, qu’avoir du fric et bosser dans un bureau tous les jours.

Voilà une chose qui n’avait aucun sens pour moi. Je voulais à tout prix de la stabilité et un avenir basé sur la sécurité. Je voulais savoir que je pourrais subvenir à mes besoins et que je ne devrais jamais m’en remettre à quelqu’un d’autre. Le bonheur n’avait rien à voir là-dedans. J’allais lui poser d’autres questions mais l’appartement que je partageais avec Shaw se rapprochait rapidement, et je n’avais même pas essayé de lui faire comprendre que j’étais intéressée par autre chose qu’un trajet en voiture.

Je me suis tournée dans le siège pour être entièrement face à lui, et ai plaqué mon plus beau sourire « baise-moi » sur mon visage. Il a haussé un sourcil en me regardant mais n’a rien dit, même quand je me suis penchée et que j’ai posé ma main sur sa cuisse ferme. J’ai vu son pouls s’affoler sur sa gorge, et cela m’a fait sourire. Cela faisait longtemps que je n’avais pas été aussi ouvertement intéressée par quelqu’un, et c’était agréable de voir qu’il ne restait pas insensible à mes avances.

— Tu veux monter prendre un verre ? Shaw est chez Rule, donc je suis sûre qu’on ne la reverra pas tout de suite.

Ses yeux foncés se sont encore assombris, avec une émotion que je n’arrivais pas à identifier. Mais il a posé sa main sur la mienne et l’a serrée gentiment. Je voulais le respirer, je voulais plonger en lui. Il y avait un truc, quelque chose de spécial chez lui qui tirait sur toutes mes cordes sensibles, celles que je pensais avoir coupées en laissant mon ancienne vie derrière moi.

— Je crois que ce n’est pas une bonne idée, Ayd.

Sa voix était grave et pleine de sous-entendus. Je me suis redressée sur le siège et ai tourné sa tête avec mon autre main, pour qu’il me regarde.

— Pourquoi ? Je suis célibataire, tu es célibataire, nous sommes des adultes consentants. Je trouve que c’est une idée fabuleuse.

Il a soupiré, a pris mes deux mains et les a reposées sur mes genoux. Je le regardais attentivement maintenant, car même si j’avais changé ces dernières années, je savais encore que j’étais plus jolie que la majorité des raclures de bar qui lui avaient tourné autour. Et puis surtout AUCUN mec ne m’avait jamais refusé un coup d’un soir sans conséquences.

— On a des amis qui sortent ensemble. Tu as bu une demi-bouteille de tequila ce soir, et soyons honnête, tu n’es pas le genre de fille qui rentre avec un mec qu’elle connaît à peine pour une nuit. Tu es intelligente, ambitieuse, et tu n’as pas la moindre idée de ce que ton accent me fait ou de la vitesse à laquelle on terminerait tout nus et tout emmêlés. Tu es une fille parfaite sur tous les plans. Comprends-moi bien, quand je vais me refaire cette conversation en boucle demain matin, je vais avoir envie de me frapper, mais crois-moi, tu ne veux pas faire ça. Peut-être que si j’étais sûr qu’on ne se reverrait jamais, qu’on ne passerait plus jamais de temps ensemble, je pourrais le faire, mais je t’aime bien, Ayden, donc je choisis de ne pas foutre ça en l’air.

Il avait tellement tort. Je voulais carrément le faire, me le faire, mais le fait qu’il croit savoir quel genre de fille j’étais a eu l’effet d’un seau d’eau froide sur ma libido. J’ai laissé tomber ma tête en arrière tellement vite qu’elle a percuté la vitre de la portière, et j’avais soudain l’impression d’étouffer dans cette voiture. Je me suis dépêchée de tirer sur la poignée et je suis sortie à toute vitesse. J’ai entendu Jet crier mon nom, je l’ai entendu me demander si cela allait, mais il fallait que je m’éloigne de lui. J’ai tapé le code à la porte et j’ai couru jusqu’à l’appartement.

Ce n’est qu’une fois que j’avais fermé la porte à clé et que j’étais sous la douche que je me suis rendue compte que j’avais failli foutre en l’air tout ce pour quoi j’avais travaillé. Je ne savais pas ce que Jet me faisait ressentir, mais c’était bien trop dangereux et essayer d’y remédier de cette façon n’était pas une bonne idée. Non seulement cela s’était terminé dans l’humiliation et la panique, mais j’avais mis en péril toutes les choses qui comptaient pour moi désormais, et je ne pouvais pas me le permettre.

Jet Keller allait devoir rester dans la boîte où j’avais enfermé l’Ayden d’avant le Colorado. Et j’allais m’assurer qu’elle n’allait plus jamais s’ouvrir. Cela ne valait pas le coup de prendre des risques.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

Ayden, un an plus tard

Mon ordinateur était ouvert et je travaillais sur un devoir pour mon cours de biochimie. Ma coloc Cora était assise sur le canapé, et se mettait du vernis vert fluo sur les ongles avant d’aller travailler, quand la porte de la chambre du fond s’est ouverte. J’ai remonté mes lunettes sur mon nez et ai jeté un regard complice à Cora. Elle a pivoté sur le canapé, et s’est appuyée sur les coussins en laissant ses bras pendre derrière le dossier. Nous avons attendu et observé.

C’était devenu notre rituel ces trois derniers mois, depuis que Jet était venu vivre avec nous. Au moins deux ou trois fois par semaine, la fille qui était rentrée avec lui la veille était soumise à un walk of shame, humiliant pour elle, hilarant pour nous. Cora et moi avions décidé de les noter sur une échelle de un à dix en fonction de leur allure le lendemain. Jusqu’ici, Jet avait collectionné de bons 7 et 8, mais certaines étaient parties si énervées contre lui car il n’avait voulu prolonger l’expérience, que nous avons dû leur donner des 4 ou 5 ; celle qui s’était enfermée dans la salle de bain et n’était partie que lorsque Cora avait menacé de l’arroser de bombe lacrymogène a écopé d’un 1.

Celle d’aujourd’hui n’était pas mal. Elle était blonde, avait de gros seins et de longues jambes. Le maquillage de la veille n’était plus si flatteur maintenant qu’il dégoulinait sur son visage, mais son menton était bien rougi par le frottement du début de barbe de Jet. Elle avait le regard rêveur et amoureux, comme la plupart des filles en sortant de cette chambre. J’ai automatiquement augmenté son score car au lieu d’avoir remis son soutien-gorge, elle le serrait dans sa main comme une ligne de sauvetage. J’étais quasi sûre que son haut soyeux était à l’envers. Son regard a sauté de Cora à moi puis à nouveau sur Cora, et son visage a rougi d’embarras.

Je ne comprenais pas pourquoi Jet ne disait jamais aux filles qu’il avait des colocataires féminines. Je supputais que c’était parce qu’il était tordu et aimait le fait qu’elles doivent subir cette épreuve quand il en avait fini avec elles. Mais il ne me l’a jamais confirmé ou infirmé quand je lui posais la question.

— Euh, salut.

La pauvre petite a sorti deux mots balbutiants, ce qui a fait sourire Cora comme une folle. Cora était grande gueule et bruyante, même au pire de sa forme. Il suffisait de lui donner des munitions ou de lui montrer une faiblesse, et elle était comme un piranha qui sent du sang dans l’eau. Ma coloc était une sorte de princesse haute comme trois pommes, enfin, une princesse qui se serait mis au punk pour une journée. Du fait de sa petite taille, les pauvres filles qui s’aventuraient à travers le salon étaient souvent surprises par les attaques qu’elle leur préparait. Celle-ci flottait encore sur son nuage post-orgasmique et je savais que dans seulement quelques secondes, Cora allait lâcher tout son culot et son impertinence façon côte Est.

— Tu as passé une bonne soirée ?

C’était une question assez innocente, mais venant de la blonde piquante aux yeux de deux couleurs différentes, je savais que c’était loin d’en être une.

— Oui. Je vais, euh, je vais y aller là. Dites à Jet que j’ai laissé mon numéro sur la commode.

Cora a fait de grands signes de la main devant elle.

— Bien sûr, il est évident qu’il va te rappeler ! Hein, Ayd ? Il ne voudrait surtout pas perdre ce numéro.

Je n’aimais pas quand elle essayait de m’attirer dans ses joutes verbales, donc j’ai juste haussé les épaules et levé ma tasse de café devant ma tête pour cacher mon sourire réticent. J’avais l’impression de regarder un accident de voiture se produire sous mes yeux. Cora a fait de grands gestes théâtraux avec ses bras et a dit à la blonde perplexe :

— Je suis sûre qu’il a rappelé la rousse qui est partie hier matin. Je suis sûre qu’il a rappelé la brune qui est restée tout le week-end et je suis absolument certaine qu’il va te rappeler, hein Ayd ?

Elle a levé les yeux au ciel et s’est affalée sur le canapé, comme si elle ne venait pas de démolir les rêves et les espoirs de romance de cette pauvre fille. Celle-ci m’a regardée, puis a ramené ses yeux vers Cora. J’ai vu sa bouche se pincer avant qu’elle prononce « Connasse » en sortant. Je lui ai encore rajouté des points en voyant sa culotte de la veille dépasser de la poche de son jean. Sans même lever les yeux, Cora a levé les mains au-dessus de sa tête et a tendu sept doigts en l’air.

— Elle n’avait même pas de répartie. Je lui aurais donné un huit si elle m’avait dit d’aller me faire foutre. Au moins ça !

J’ai secoué la tête.

— Tu as un peu été une connasse.

Elle a ricané.

— Il faut bien que je m’amuse. Combien tu lui donnes ?

J’allais lui répondre quand une autre silhouette est sortie de la chambre. Après trois mois passés à le croiser devant la salle de bains que nous partagions, ou le voir se balader torse nu lorsqu’il se préparait à sortir, ou même quand il se promenait à moitié à poil sur scène, on pourrait croire que j’étais immunisée. Mais tandis que Jet avançait dans le couloir, en enfilant un tee-shirt noir uni, j’ai oublié tout ce à quoi j’étais en train de réfléchir et mon cerveau est devenu vide, comme d’habitude.

Après l’épisode désastreux d’il y a un an, nous avions développé une sorte d’amitié particulière. Je savais que je devais garder Jet au-delà de certaines limites, et lui me traitait comme une espèce de déesse virginale qu’il ne pouvait pas se permettre d’abîmer. Cela marchait pour nous, enfin je crois. Quand Shaw avait finalement décidé d’aller vivre avec Rule et Nash, Cora et moi nous demandions qui allait la remplacer pour payer sa part du loyer. Par chance, la fille avec qui vivait Jet avait pété un câble, et balancé toutes ses affaires sur la pelouse devant chez elle pendant sa dernière tournée. Il s’était retrouvé SDF et a débarqué. Je le voyais tous les jours et je passais pas mal de temps à traîner avec lui.

Malgré cela, l’image de ses abdos, l’encre qui les recouvrait et les deux anneaux à ses tétons réduisait en bouillie toutes mes bonnes intentions. Quand je le regardais, j’avais du mal à me rappeler qu’il m’avait repoussée, et je laissais son maudit sourire briser toutes mes réactions normalement sous contrôle et je sentais mon cerveau se liquéfier. J’ai détourné mon regard et me suis ordonnée de ne pas inspirer lorsqu’il s’est penché au-dessus de moi pour choper la deuxième moitié de mon bagel. Je n’avais pas le droit de me mettre à le renifler, même s’il sentait la tentation et le rock.

Il a levé un sourcil en me regardant et a fait un geste vers Cora avec le bagel.

— C’était quoi ce bordel ? J’ai entendu la porte claquer à l’autre bout de la maison.

Il a étendu ses longues jambes devant moi, vêtues d’un jean noir super serré, et je me suis demandé une fois de plus comment il arrivait à l’enfiler. Je n’avais jamais vu un mec porter des pantalons aussi moulants, mais cela lui allait bien. Je passais une inquiétante partie de mon temps à me demander comment le lui enlever.

— Cora souhaitait juste bon vent à ta dernière conquête.

Il a fait une pause avant de croquer dans le bagel et a pointé son regard sur l’arrière de la tête de Cora.

— Qu’est-ce que tu lui as dit, en vrai ?

Nous voyions les épaules de Cora secouées d’un rire silencieux, mais elle ne s’est pas retournée.

— Rien. Enfin, rien qui ne soit pas vrai.

Il a pris une grosse bouchée de mon petit-déjeuner et a plissé les yeux. Ils étaient tellement foncés que c’était dur de savoir où se terminait l’iris et où commençait la pupille, mais l’extérieur était cerclé d’un intrigant contour doré qui semblait briller quand il était énervé ou enthousiasmé par quelque chose.

— Je crois que tu es juste énervée parce que Miley Cyrus a copié ta coupe de cheveux et tu te défoules sur d’innocentes jeunes femmes.

Un rire surpris m’a échappé tandis que Cora a sauté sur ses pieds et a jeté le flacon de vernis à ongles qu’elle utilisait à la tête de Jet. Heureusement, il avait de bons réflexes et l’a rattrapé en vol avant de le prendre en pleine face ou qu’il s’éclate par terre sur le parquet.

— J’ai cette coupe depuis toujours ! Ce n’est pas ma faute si elle a décidé de devenir rock and roll tout à coup.

Elle est sortie de la pièce en trombe et j’ai partagé un sourire avec Jet.

— Tu sais que c’est un point sensible chez elle. Sois sympa.

— Ce n’est pas sympa d’avoir un barème pour noter chaque fille que je ramène non plus, mais je ne me plains pas, si ?

Je ne savais pas quoi répondre alors je me suis retournée vers l’écran de mon ordinateur.

— Un de ces jours je vous en ramènerai une qui vaudra dix points et vous ne saurez plus où vous mettre.

J’étais étonnée qu’il soit au courant de notre barème. Cela en disait long sur le respect qu’il avait pour les filles qu’il ramenait à la maison. J’ai coincé mes cheveux derrière mes oreilles, car ils étaient désormais assez longs pour former un carré court et élégant. Je l’ai regardé par-dessus mes lunettes.

— Pourquoi tu n’as rien dit, si tu savais ce qu’on faisait ?

Il a haussé une épaule et j’ai regardé sa bouche se tordre d’un côté. Jet avait un visage expressif. Je crois que cela venait de sa volonté de projeter tous ses sentiments, toutes ses passions sur le public lors de ses concerts. Je connaissais bien cette demi-grimace, elle voulait dire qu’il pensait à son père, et donc, à sa façon de traiter les femmes.

— Elles ont ce pour quoi elles sont venues et elles rentrent chez elles satisfaites. Si elles doivent faire face à deux andouilles en partant, je me dis que ça fait partie du ticket d’entrée.

Il a remonté son regard vers moi et a froncé les sourcils pour de bon.

— Tu étais où hier soir ? Tout le monde est venu au Cerberus et on est resté un moment. Shaw m’a dit que tu devais nous y retrouver, mais tu n’es jamais arrivée.

Je me suis éclairci la voix et j’ai joué avec l’anse de ma tasse.

— J’avais rendez-vous avec Adam. Il ne voulait pas y aller et au retour je lui ai demandé de me déposer ici. J’en ai profité pour bosser un peu.

J’ai vu ses yeux s’écarquiller, et leur cercle doré s’est allumé vivement. Jet n’était pas un fan d’Adam, et Adam détestait de tout son être le fait que je vive avec Jet. J’essayais de faire en sorte qu’ils ne se voient pas, mais c’était de plus en plus compliqué maintenant qu’Adam souhaitait pour que nous fassions plus que sortir ensemble de temps en temps. Nous nous fréquentions depuis environ quatre mois, et je savais qu’il était temps de prendre une décision dans un sens ou dans l’autre, mais il y avait toujours quelque chose qui m’en empêchait.

— Évidemment qu’Adam ne voulait pas venir. Est-ce que ce mec fait quoi que ce soit que tu as envie de faire ? Putain, Ayd, tu vas laisser ce crétin te traîner à combien d’opéras, de ballets et d’expos artistiques à la con ? Pourquoi est-ce qu’il ne pourrait pas venir rencontrer tes amis et se poser dans un bar deux minutes ?

Nous avions eu cette conversation plus d’une fois, donc j’ai répondu par un soupir.

— Il est intimidé par mes amis. Rule et Nash ne forment pas vraiment un sympathique comité d’accueil, et Rowdy et toi adorez tellement vous foutre de la gueule des gens que vous n’aimez pas. Ce serait gênant pour nous tous, donc je préfère éviter ça. Adam est un mec sympa.

Je me répétais cela au moins dix fois par jour. Adam était un mec sympa et il était bien plus adapté à un avenir stable qu’un mec qui avait l’intention de jouer du heavy metal pour gagner sa vie. Sans parler du fait qu’Adam ne me donnait pas envie de perdre le contrôle et d’abandonner toute notion de prudence, contrairement à Jet.

— On est tes potes, Ayden, et Shaw est ton amie. Si ce mec a l’intention de rester, tu ne crois pas qu’il devrait ravaler tout ça et s’habituer à nous ? Ou est-ce que tu as l’intention de tous nous lâcher pour rejoindre les bourges dès que tu en auras l’occasion ?

Le ton de sa voix me disait qu’il s’agissait d’une conversation plus profonde que ce qu’elle en avait l’air. Mais comme toujours, avant que je puisse creuser davantage, il a décidé de changer de sujet pour se concentrer sur quelque chose de plus superficiel.

— De toute façon, s’il ne veut pas que Rowdy et moi le fassions chier, il suffirait qu’il arrête de porter ses foutus pulls sans manches tous les jours. Non mais franchement, qui porte encore ça ?

Je lui ai donné un petit coup de pied sous la table.

— Sois gentil. Les pulls sans manches, c’est pas si mal.

Il a fait une grimace et s’est levé. J’ai essayé de ne pas baver quand il a étiré ses bras au-dessus de ses cheveux en bataille et que le bas de son tee-shirt est remonté au-dessus de son jean. Il faudrait me torturer pour que je l’admette, mais mon principal but dans la vie était de découvrir jusqu’où s’étendait cette putain de faucheuse tatouée, et de la suivre tout entière du bout de la langue.

Je me suis éclairci la voix pour essayer de me sortir son pantalon de la tête, et j’ai remarqué qu’il m’observait de près.

— C’est bien ça, tu ne vois pas de problème à sortir avec un mec qui pense que les pulls sans manches donnent l’air cool, et je ne vois pas de problème à me taper des filles qui se font noter par mes connasses de coloc le lendemain. C’est deux mondes, Ayden, deux mondes différents.

Il m’a ébouriffé les cheveux et plusieurs de mes longues mèches se sont coincées dans ses bagues quand il est parti. Je l’ai fixé gravement jusqu’à ce qu’il rentre dans sa chambre, avant de lâcher le soupir que je retenais. Il m’a fallu une minute pour desserrer mes doigts autour de ma tasse.

Jet n’avait pas la moindre idée de qui j’étais sous tout le vernis et les décorations que j’avais appliquées avant de déménager dans le Colorado. Personne ne le savait vraiment. J’en avais parlé brièvement et vaguement à Shaw, mais même ma meilleure amie ne se doutait pas de la vie que je menais avant de commencer mes études il y a trois ans.

Je n’avais que vingt-deux ans, mais j’avais l’impression d’avoir déjà vécu cent vies dans ce court laps de temps. La fille bien, la fille que Jet considérait intouchable et si différente de lui, n’était qu’une illusion que je ne pouvais maintenir qu’au prix d’une lutte quotidienne. L’avoir si proche de moi et si présent mettait à rude épreuve mon désir de garder l’ancienne Ayden enfouie dans les collines du Kentucky, chaque minute de chaque jour qui passait.

— Hey ! j’ai lancé, indignée, quand un torchon m’a soudainement fouetté le visage.

Cora s’est laissée tomber sur la chaise que Jet venait de quitter et m’a jeté un regard entendu.

— Je me suis dit que tu en aurais besoin pour le filet de bave qui coule sur ton menton.

J’ai plissé les yeux en la regardant.

— Arrête ça.

— Comme tu veux. À chaque fois, Ayd, c’est comme si tu étais en chaleur. Je ne sais pas comment vous faites pour ignorer tous les craquements, les crépitements et les claquements qui explosent dès que vous êtes à moins de deux mètres l’un de l’autre, mais c’est épuisant de voir ça.

— J’ai ouvert la bouche pour lui dire, très clairement, que nous n’étions pas attirés l’un par l’autre, mais elle a levé une main et m’a lancé un regard perçant comme un laser avant que je puisse dire un seul mot.

— Et ne me sors pas tes conneries d’« on est juste amis ». J’ai des amis mecs. D’ailleurs, j’ai plus de copains que de copines, et il n’y en a pas un seul que je regarde comme si je voulais lui tirer les cheveux, lui laisser des marques de dents et casser des lits avec lui. La façon dont tu le regardes quand il ne fait pas attention, Ayd… – elle remua le torchon comme un éventail imaginaire –, à chaque fois j’ai l’impression qu’il me faut une douche froide.

Je ne savais pas quoi répondre à ça, donc je m’en suis tenue à ce que je connaissais.

— On est amis. Je ne suis pas son genre et vice versa, et je t’ai dit ce qu’il s’était passé l’unique fois où j’ai laissé l’alcool me convaincre du contraire.

Elle s’est appuyée contre le dossier de la chaise et m’a fixée de ses yeux fous. Son œil couleur noisette avait un regard de reproche entendu et le turquoise était rieur et plein de compassion amicale. C’était dur de faire gober quoi que ce soit à Cora, mais ce n’est pas pour autant que j’allais arrêter d’essayer. Pour construire la vie que je voulais, la vie que je mourais d’envie d’avoir, il fallait que tout le monde pense que je la méritais depuis le début. La personne que j’étais avant ne pouvait pas faire partie de celle que j’étais maintenant. Peu importe combien Jet était sexy ou combien il me donnait envie de dévier de mon chemin pavé de bonnes intentions, je ne pouvais pas me le permettre.

— En plus, on attend de la vie des choses fondamentalement opposées. Quand j’aurai ma licence, je m’inscrirai directement dans un master. Jet joue la rock star depuis qu’il est ado. Je ne comprends pas qu’il n’ait pas l’ambition de devenir plus que ça, d’avoir un avenir stable. On veut des choses complètement différentes.

Sans parler du fait qu’il me donnait envie d’oublier tout ce que je savais des dangers de la vie de débauche, et cela me faisait très peur.

Elle a secoué la tête comme une Fée Clochette réprobatrice. C’était dur de comprendre comment autant d’insolence était contenue dans une si petite personne.

— Je vais être honnête avec toi, ma puce. Vu de l’extérieur, ce garçon et toi voulez exactement les mêmes choses, mais vous avez tous les deux trop peur de l’admettre. Et soit dit en passant, personne, je dis bien personne, n’a l’air classe avec un pull sans manches, donc tu devrais arrêter de faire passer ce pauvre Adam pour le copain parfait.

Elle s’est levée et a appuyé ses mains sur la chaise, et de façon très Cora, elle a sauté du coq à l’âne tandis que j’essayais encore d’assimiler la dernière partie de son discours.

— Bon tu ne m’as pas donné ta note pour la groupie du jour, tu en penses quoi ?

Cela m’énervait chaque fois que je voyais une fille sortir de cette chambre, mais je refusais de le reconnaître, donc j’ai levé neuf doigts et ai joué le jeu comme mon rôle l’exigeait.

— Je lui donnais sept à cause de l’absence de soutif et du tee-shirt à l’envers, mais après qu’elle t’a traitée de connasse et avec sa culotte dans sa poche arrière, je lui ai rajouté deux points.

Cora a éclaté d’un rire bruyant et se tenait les côtes. Elle gloussait tellement fort que j’avais peur que tout ce bruit fasse sortir Jet de sa chambre.

— Merde, je n’ai pas vu la culotte. Il a raison tu sais, un de ces jours, on va en voir une à dix points, et ce ne sera même pas drôle, parce qu’on saura qu’elle a eu ce qu’il y a de meilleur.

J’ai mordu l’intérieur de ma joue pour m’empêcher de lui lancer un regard noir.

— J’ai hâte.

Cora voyait clair dans mon jeu.

— Mais bien sûr.

J’étais agacée par cette conversation et par la matinée dans son ensemble, j’ai fermé mon ordinateur et je me suis levée.

— Je vais aller courir avant d’aller à la fac.

Je l’avais annoncé à personne en particulier, car Cora trifouillait son téléphone et Jet n’était pas là. Je me suis changée pour enfiler des vêtements assez chauds pour un mois de février à Denver, et j’ai mis mes chaussures de course déjà bien usées.

J’adorais courir. Cela m’aidait à m’éclaircir les idées et comme je vivais dans l’un des États les plus axés sur la santé, je n’étais toujours qu’une personne parmi des centaines à sortir pour faire un peu d’exercice. J’ai pris mes écouteurs et ai lancé ce que Jet appelait « cette pop-country de l’horreur », le plus fort possible. J’aimais la musique pour laquelle je n’avais pas besoin de réfléchir, et la plupart des chansons de country disaient les choses très clairement pour leur public. La fille était en colère parce que le gars la trompait, le gars était en colère parce qu’on avait défoncé son pick-up, tout le monde était triste parce que le chien était mort et Taylor Swift avait autant de chance que moi avec les hommes. Je savais que Jet préférait le genre lourd et bruyant, mais en réalité il était snob sur le plan musical et après un an à le connaître, j’étais lassée de débattre de ce qui était bien ou pas.

L’air froid brûlait mon visage mais j’avais trouvé mon rythme et je me dirigeais vers Washington Park sur mon trajet habituel. Quand je courais, j’aimais bien tout bloquer dans ma tête, éteindre le bourdonnement incessant de tout ce qui m’obsédait, et simplement sentir la terre sous mes pieds et l’air frais sur mon visage. Mais aujourd’hui, je n’y arrivais pas très bien. Je ne pouvais pas ignorer le fait que je vivais dans un mensonge. Il y avait Ayden Cross, moins que rien, de Woodward dans le Kentucky et Ayden Cross, étudiante en chimie, de Denver dans le Colorado. C’était les deux parties d’un tout et parfois je pensais que l’une allait étouffer l’autre et qu’il ne resterait plus rien, si ce n’est des cendres et des mauvais souvenirs.

Woodward n’était pas une ville horrible, mais c’était petit, très petit, et tout le monde se connaissait. Quand on faisait partie de la famille sur laquelle tout le monde lançait des rumeurs, dont tout le monde parlait, sur laquelle tout le monde racontait des histoires, la vie n’était pas vraiment facile. Ma mère n’était pas une mauvaise femme, mais elle n’était pas faite pour être maman à seize ans, et encore moins pour être la mère d’une fille dure à gérer et d’un fils qui est né pour chercher les ennuis. Il n’y avait pas un seul délit que mon grand frère Asa n’ait pas envie de commettre ou une seule loi qu’il n’ait pas cherché à enfreindre. Comme ni son père ni le mien n’étaient restés, ma mère s’était retrouvée seule avec nous deux, et elle avait essayé de limiter les dégâts. J’ai appris par l’expérience qu’à force d’entendre que l’on était quelque chose, on finissait par le croire.

Même si je savais que c’était une mauvaise idée, j’étais tombée dans le genre de fréquentations qui détruisent un bel avenir, poussée par un grand frère qui ne voulait que sauver sa peau et son arnaque du moment. Nous étions des ordures, nous ne valions rien, et avec tous les ennuis et les scandales qu’Asa provoquait, c’était un miracle que nous soyons encore en vie. Si je n’avais pas eu un professeur de sciences trop perspicace et plein de bonnes intentions au lycée, j’aurais très probablement fini comme ma mère, enceinte et vivant toute ma vie sous l’œil jugeant des habitants de Woodward.

Mais j’ai envoyé mon dossier à l’université, j’ai décroché des bourses d’études et j’ai bossé d’arrache-pied du matin au soir pour être sûre de ne jamais terminer là-bas. Je n’allais plus jamais donner à personne de raison de penser que j’étais facile, stupide et bonne à rien. J’allais prendre soin de moi, j’allais construire un futur solide comme du béton, et si Dieu le voulait, j’allais sortir ma mère de cette ville minuscule. J’allais lui montrer qu’il y avait autre chose dans la vie qu’un pack de bière, un paquet de clopes et le routier qu’elle avait trouvé pour le mois. D’après moi, Asa était une cause perdue ; aux dernières nouvelles il était en prison, mais je n’étais plus au centre du moulin à potins de Woodward, donc je n’étais pas sûre. Mais au fond j’avais dépassé la période où je voulais à tout prix sauver mon frère de lui-même.

J’avais fait beaucoup d’erreurs et beaucoup de mauvaises choses, mais j’étais sur la bonne voie maintenant. Je me disais qu’en vivant enfin ma vie de la bonne façon, ma récompense était d’avoir de bonnes notes à la fac, d’entretenir des amitiés avec des gens bien qui m’aimaient inconditionnellement, et de ne plus jamais avoir peur de me réveiller sans rien. Si cela voulait dire que je devais étouffer l’attirance que j’avais pour Jet, alors je le ferais. S’il me voyait comme une petite élève d’école catholique qui n’avait pas eu le droit de passer le portail, alors autant que je me comporte ainsi. Je n’avais pas de raison de lui dire que non seulement il se trompait, mais que j’aurais pu être une sérieuse adversaire face à ces filles qu’il ramenait pour la nuit.

J’ai passé le coin du parc, et j’ai commencé à ralentir car j’entrais dans la partie plus fréquentée, où les gens promenaient leur chien et jouaient avec leurs enfants. La première fois que Cora m’avait demandé mon avis sur le fait de louer l’ancienne chambre de Shaw à Jet, j’avais voulu dire non. Après l’épisode dans la voiture l’hiver dernier, j’avais beaucoup de mal à être avec lui sans en revivre le moindre détail horriblement gênant. Je remerciais Dieu chaque jour car je n’avais pas fait de vrai premier pas. Je ne voyais pas comment j’aurais pu me regarder dans un miroir après ça, mais quand je pensais à l’expérience terrifiante de Shaw avec son ex, l’idée qu’un inconnu vive avec nous me faisait trop peur, alors j’ai cédé à contrecœur.

Je pensais qu’être exposée à lui brutalement, l’avoir sous mon nez aiderait peut-être à tuer le faible que j’avais encore pour lui. C’est vrai, il était sarcastique et lourd par moments. Mais l’inverse s’était produit. Je l’aimais bien. Je veux dire, j’avais toujours envie de lui faire des choses inavouables, mais maintenant je l’appréciais aussi en tant que personne. Il était étonnamment drôle, et plus intelligent que devrait l’être un gars avec autant de tatouages et d’aussi mauvais goûts musicaux. Il ne prenait pas le mauvais caractère de Cora au sérieux, et ne m’embêtait jamais quand je me renfermais sur moi-même. Nous prenions généralement le petit-déjeuner ensemble, et au moins une fois par semaine, nous nous retrouvions dans tel ou tel bar pour prendre un verre. Bien que je détestais – et je pèse mes mots – la musique qu’il jouait, j’allais le voir en concert au moins deux fois par mois.

Il était de loin mon compagnon de boisson préféré. Il n’était pas cru comme Rule, ne se mettait pas à déprimer comme Nash, et n’aimait pas faire de scandales comme Rowdy. Il était juste relax et aimait passer un bon moment. Il ne devenait fermé et distant que lorsque quelqu’un venait lui parler de son groupe ou le traitait comme s’il était important. Pour un mec né pour être une rock star, il avait clairement beaucoup de mal à assumer sa célébrité. C’était étrange, mais aussi touchant, raison de plus pour laquelle j’aimais être avec lui.

J’ai failli trébucher quand un berger allemand s’est échappé des mains de son maître et a foncé devant moi. Il m’a fallu une minute pour reprendre mon souffle et je me suis penchée en avant, les mains sur mes genoux. Maintenant que je ne bougeais plus, le vent soufflait sur ma peau en sueur et cela me fit frissonner. J’aurais dû mettre un bonnet et peut-être des gants, mais c’était trop tard, et il fallait que je rentre si je ne voulais pas arriver en retard en cours.

Je venais à bout de mes cours de licence avec les yeux rivés sur un master, que je voulais obtenir avant mes vingt-cinq ans. J’avais toujours été bonne avec les chiffres et les sciences étaient naturelles pour moi, alors quand j’ai envoyé mes dossiers, j’ai fait attention de choisir des universités aussi loin de Woodward que possible, mais qui avaient également les meilleurs départements dans mon domaine. Je n’étais pas sûre de ce que je voulais faire une fois que je serais diplômée, mais je savais que je voulais un nombre à cinq chiffres sur mes fiches de paie, des possibilités d’évolution constante et une retraite généreuse. Je savais que ces objectifs étaient ambitieux pour quelqu’un de mon âge, avec un passé si peu reluisant, mais je ne voulais plus maintenir mes exigences au minimum.

J’ai continué en trottinant tranquillement et ai enlevé mes écouteurs en me rapprochant de la maison. J’ai ralenti en tournant au coin de la rue, car j’aurais juré reconnaître l’homme qui marchait sur le trottoir d’en face. Certes, j’étais toujours méfiante depuis l’agression de Shaw, mais il y avait quelque chose dans la démarche de ce mec qui me clouait au trottoir, à essayer de comprendre. Il est passé droit devant moi de l’autre côté de la rue, sans même me jeter un regard, alors je me suis dépêchée de monter les escaliers jusqu’à la porte d’entrée. J’allais l’ouvrir quand Jet m’a pris de court et est apparu de l’autre côté, ce qui a manqué de me faire tomber et dévaler les marches. J’ai lâché un cri de surprise et j’ai essayé de m’agripper à la rampe, mais c’était inutile. J’avais trop d’élan et je me suis étalée sur le béton.

Jet a voulu me rattraper, mais c’est allé trop vite. Lorsqu’il a pris ma main, le seul résultat a été que je l’ai entraîné dans ma chute. Nos yeux ont tout juste eu le temps de se croiser avant que nous nous écrasions sur le sol, brutalement. Il a atterri à moitié sur moi. J’ai lâché un juron quand ma tête est entrée en contact avec une grosse dalle du trottoir, assez violemment pour me faire voir de petites étoiles. Entre son torse pressé contre le mien, mon pantalon de course tout fin et son jean hyper serré, il n’y avait pas un centimètre de nos corps qui ne soit pas intimement collé l’un à l’autre. J’ai oublié de respirer, oublié que je m’étais fait mal, et surtout, j’ai oublié que je savais que c’était une très mauvaise idée.

J’avais envie de me frotter contre lui. J’avais envie de passer mes mains dans ses cheveux décoiffés. J’avais envie d’embrasser et de lécher l’endroit de son cou où son pouls tambourinait vite et fort, mais rien de tout cela n’allait arriver. Il s’est relevé en poussant sur ses bras et m’a regardée avec de grands yeux. L’or du contour s’était élargi, et cela lui donnait l’air d’un animal sauvage lorsqu’il a pris ma tête dans sa main et a murmuré :

— Ça va ? Je suis vraiment désolé. Je ne savais pas que tu étais là.

Ses bagues étaient froide lorsqu’elles touchèrent le côté de mon visage et le trottoir dans mon dos m’engourdissait.

— Oui, ça va. Je ne faisais pas attention. Ce n’est pas ta faute.

Mon accent était un peu plus prononcé quand j’étais perturbée et j’ai vu que Jet l’avait remarqué.

— Tu es sûre ? Je peux t’emmener chez le médecin pour vérifier. On ne peut pas prendre le risque que ton cerveau géant s’abîme.

J’aurais voulu avoir n’importe quelle autre conversation avec lui quasi allongé sur moi. J’ai enroulé mes mains autour de ses poignets et ai tiré pour qu’il me lâche.

— Sérieusement, je vais bien. Tu veux bien me laisser me relever ?

Dans ses yeux sombres, quelque chose a bougé que je n’avais jamais vu avant. C’était comme s’il réfléchissait à la question et que la réponse était « non », mais cela n’a pas duré longtemps, et il s’est remis debout en m’aidant à me relever. Il ne m’a pas complètement lâchée et tenait toujours mes mains, ce qui me brûlait. Il fallait que je m’éloigne de lui, et vite. J’ai dû retenir un grognement quand il m’a tournée et a commencé à nettoyer mon dos avec la paume de sa main.

— Tu es sûre que ça va ? Je ne suis pas vraiment un poids plume.

C’était vrai. Il était grand et solide, mais pas plein de muscles ou ridiculement gonflé. Il était en forme à force de courir sur scène et de transporter le matériel, mais ce n’était pas un athlète pour autant. J’ai bougé pour qu’il arrête, et j’ai poussé les cheveux de mon visage.

— Ouaip. Je n’ai rien de cassé et tu sais aussi bien que moi que j’ai la tête dure. J’étais perdue dans mes pensées. Il faut juste que je fasse plus attention, sinon je vais finir la gueule en sang.

Il m’a lancé un drôle de regard et a mis ses mains dans les poches de sa veste en cuir. Je m’étais toujours demandée comment il pouvait la porter en hiver. Je me disais que la fermeture éclair et les boutons devaient être froids comme de la glace, mais cela faisait tellement partie de son look que Jet ne serait plus lui-même sans sa veste.

— OK, si tu es sûre que ça va, il faut que j’y aille. J’ai une session avec un groupe du Nouveau-Mexique cet après-midi, et une répèt’ après. Un des groupes avec qui on a joué au Metalfest l’année dernière part en tournée cet été, et ils ont besoin de nouveaux morceaux.

J’ai frissonné car je commençais à avoir froid et car je détestais l’idée qu’il parte en tournée. Cela me donnait mal au ventre. J’avais entendu les histoires que les gars racontaient sur ce qu’il se passait quand un mec célibataire d’un groupe populaire partait en tournée. Ce n’était pas du joli. Je me suis forcée à sourire et ai fait quelques pas en arrière vers l’escalier.

— Oui, journée chargée pour moi aussi. J’ai cours, et je fais la fermeture ce soir, donc je rentrerai tard.

Il me regardait, je le regardais, et je me suis rendue compte que Cora avait raison. J’étais un génie en matière de chimie, et ce qu’il se passait entre nous était condamné à exploser à un moment ou à un autre. Je l’avais gardé sous pression, à ébullition lente et stable, et aucune matière réactive ne pouvait supporter une telle chaleur très longtemps. Il s’est gratté le menton avec un doigt et a haussé un sourcil.

— Peut-être que si on finit tôt avec les gars, on pourra passer prendre une bière.

J’ai ravalé une vague de panique et ai forcé un sourire auquel je suis certaine qu’il ne croyait pas.

— Super.

Je n’ai pas attendu sa réponse et j’ai foncé vers la porte. Cette fois, je suis rentrée dans la maison sans incident mais j’étais en retard, donc j’ai dû sauter sous la douche, enfiler un jean et un tee-shirt à manches longues avant de monter dans ma Jeep et de foncer vers le campus.

L’université de Denver n’était pas très loin de la maison, mais se garer là-bas avait tendance à être une grosse galère et j’étais déjà stressée, donc quand mon téléphone a sonné, je ne me suis pas embêtée à répondre. J’étais la dernière à entrer dans la classe et j’ai dû subir des regards agacés car j’avais interrompu le professeur en avançant jusqu’à une place libre. J’ai essayé de me concentrer mais mon esprit était à des millions de kilomètres et après avoir passé mon TD et mon deuxième cours comme une somnambule, j’ai réalisé que je devais me sortir la tête du brouillard ou le boulot ce soir allait être un cauchemar.

Je travaillais dans un bar sportif assez fréquenté dans LoDo, au sud du centre-ville de Denver. Nous devions porter des tenues ridicules qui montraient plus de peau qu’elles n’en cachaient. Nous étions juste à côté du Coors Field, donc même après la fin de la saison de football américain, le bar était toujours plein de fans de hockey et de basket. Je gagnais assez d’argent pour payer mon loyer et tout ce qui n’était pas compris dans mes bourses d’études. Cela ne me dérangeait pas de secouer un peu mon cul, du moment que je pouvais payer mes factures.

Je devais rester attentive, car il y avait toujours des mains baladeuses, et des habitués débordants d’affection qui voulaient toucher des choses qu’ils n’avaient pas le droit de toucher. Je devais aussi me méfier de mes collègues mesquines. Ces filles-là ne vivaient que pour les potins et toutes les sales histoires qu’elles pouvaient trouver. Shaw et moi avions une vieille querelle avec Loren Decker, la reine des abeilles, et si j’arrivais au travail dans mon état actuel, elle y verrait une occasion de me pourrir ma soirée. Ce n’est que dans le vestiaire derrière le bar, alors que j’enfilais mon uniforme débile de pom-pom girl, que je me suis souvenue que mon téléphone avait sonné.

J’ai cligné des yeux de surprise en voyant que j’avais cinq appels manqués d’un numéro qui commençait par 502. Je ne voyais pas pourquoi quelqu’un essayait de me joindre depuis le Kentucky, et encore moins comment ce quelqu’un avait eu mon numéro. Il n’y avait pas de message vocal ni de texto, alors j’ai calé mon téléphone dans mon soutien-gorge, sa place pendant que je travaillais, et ai noté mentalement que je devrais essayer d’appeler le numéro le lendemain.

J’étais en train de lisser mes cheveux bruns et d’y glisser une épingle brillante quand la voix écœurante de Loren s’est élevée derrière mon épaule. Je n’étais franchement pas d’humeur à la supporter, donc j’ai serré les dents en me retournant pour la regarder. Elle s’intégrait parfaitement à un bar comme le Goal Line. Elle était la version adulte du fantasme de la pom-pom girl qu’ont tous les garçons, accompagnée de double D factices. Elle avait autant de bon sens qu’une figurine en plastique, et je ne comprenais pas pourquoi elle essayait de me provoquer, car elle ne gagnait jamais. En plus, elle faisait peut-être dix centimètres de moins que moi, encore plus quand je portais les talons à clous que je mettais pour augmenter mes pourboires, et je finissais toujours par la regarder de haut. Au propre comme au figuré.

— Comment ça va, Ayden ?

— Je passe une journée de merde, Loren. Qu’est-ce que tu veux ?

Elle jouait avec le bout de ses cheveux, ce qui m’a donné envie de lui arracher ses mèches blondes parfaites les unes après les autres.

— Je me demandais si tu pourrais me rendre un tout petit service ?

J’ai levé les yeux au ciel et ai claqué la porte de mon casier.

— Je travaille déjà tout le week-end, donc je ne peux pas te remplacer.

Elle a cligné de ses grands yeux couleur de bleuet en me regardant, et je jure que cet instant a cristallisé toute la haine que j’avais pour elle jusqu’à la fin des temps. J’ai dû inspirer un grand coup, car je savais que j’étais irritable sans raison.

— Non, je me demandais si tu pouvais parler à Jet et voir s’il peut nous faire rentrer à l’Ogden pour voir Bryan Walker avec quelques copines. Il connaît plein de gens, non ?

Bryan Walker était un chanteur pop, dans le genre de Justin Bieber, mais beaucoup moins connu. Il n’y avait absolument pas moyen que je demande à Jet de faire rentrer cette abrutie à ce concert. Je suis passée devant elle en fronçant les sourcils.

— Pourquoi tu ne lui demandes pas toi-même ? Il m’a dit qu’il passerait sûrement boire une bière ce soir.

Elle m’a regardée comme si je venais de débarquer d’une autre planète.

— Je ne peux pas lui parler.

Cela m’a prise de court et je me suis retournée vers elle avec un regard perdu.

— Et pourquoi ? Il est là tout le temps. Je sais que tu l’as déjà servi.

Elle a secoué la tête comme si j’étais une idiote finie et a échangé un sourire avec l’une de ses copines.

— Oh, Ayden, tu es trop mignonne. Je trouve ça tellement chou que tu traînes avec tous ces mecs super sexy, super miam-miam sans avoir la moindre idée de comment faire pour qu’ils te mangent dans la main. Si je demande un service à Jet, ça veut dire qu’il saura que moi, je sais qui il est et combien il est important dans cette ville. Si je veux qu’il me remarque, il faut que je l’ignore et que je le traite comme s’il n’était personne. Sinon je serai comme toi, coincée dans la friendzone pour toujours, et je sortirai avec un mec qui a des pulls sans manches de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

J’étais tellement abasourdie que je n’ai fait que la fixer dans les yeux. J’étais certaine que tout mon sang avait migré vers mon visage car, d’une, je n’arrivais pas à croire qu’elle soit intéressée par Jet alors que Shaw avait mis un stop à son intérêt pour Rule de façon impitoyable. Et de deux, je n’arrivais pas non plus à croire qu’elle critiquait Adam ou mes goûts en matière d’hommes. Loren avait tout ce qu’il fallait pour devenir une femme-objet qui se ferait tromper dès qu’elle aurait perdu de son éclat. Elle n’imaginait même pas ce que pouvait être un vrai avenir ou ce qu’un mec fiable comme Adam avait à offrir.

Je m’apprêtais à déverser un torrent de saloperies sur elle. J’étais prête à la démembrer verbalement, et peut-être même physiquement, avec ma mauvaise humeur du jour. Mais la pulsion s’est calmée lorsque Lou, le videur du bar, a passé la tête par la porte et nous a dit de nous magner le cul. Un troupeau de mecs venait de débarquer pour boire un verre après le boulot, et payer mes factures était bien plus important que de remettre Loren à sa place. Le droit chemin ne faisait pas de détours pour s’attaquer aux bimbos. Je lui ai fait un sourire pincé et lui ai lancé par-dessus mon épaule :

— Et je trouve ça trop chou que tu baves sur ces mecs super sexy et super miam-miam avec qui je traîne, comme si tu avais la moindre chance d’arriver un jour dans leur friendzone. Ces gars-là repèrent la fausseté à dix kilomètres, Loren, et c’est pour ça que malgré tous tes attributs…

J’ai lancé un regard appuyé et dédaigneux sur ses très faux seins.

— … ils ne t’adressent même pas la parole.

J’ai fait une sortie théâtrale et me suis dirigée vers ma section, en espérant que cette histoire de service à demander à Jet était bien finie. Les mecs repéraient la fausseté, je les avais vus faire plus d’une fois. En toute honnêteté, c’était un miracle qu’ils pensent encore tous que j’étais une fille bien, qui méritait leur amitié et leur protection. S’il fallait que j’apprenne à aimer les pulls sans manches pour que la mascarade continue, alors je le ferais et avec le sourire !

 

 

 

 

 

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