PROLOGUE

Saint

Le lycée… Pas les meilleures années de ma vie

Il y a un moment dans la vie de chaque personne, un instant précis qui modifie sa route, le chemin qu’elle suit, et ce pour toujours. Le soir de la fête d’anniversaire d’Ashley Maxwell, pendant ma dernière année de lycée, a été le mien.

Je n’étais pas le genre d’ado qui allait aux fêtes de folie. Je ne buvais pas et ne faisais pas de bêtises avec la drogue ni les garçons, donc en réalité, il n’y avait aucun intérêt à ce que j’y aille. J’étais aussi douloureusement timide, en surpoids, et mal dans ma peau, une peau qui avait des tendances boutonneuses et virait au rouge vif dès que quiconque essayait d’engager la conversation avec moi. Les couloirs du lycée étaient une torture pour une fille comme moi, mais j’ai tenu le coup sans trop de dégâts car je savais quand rester dans mon coin et ne pas m’intéresser à des personnes qui n’étaient pas dans ma catégorie. En tout cas, c’est ce que j’ai fait jusqu’à ma dernière année, j’ai hérité du casier juste à côté de celui de Nash Donovan.

Les premières semaines après la rentrée, j’étais discrète et l’ignorais, comme je le faisais avec tous les gamins populaires et beaux. Si je ne me faisais pas remarquer, alors il ne pouvait pas se moquer de moi ou, encore pire, me regarder avec de la pitié dans ses yeux violets spectaculaires qui brillaient sur son beau visage. Cela a marché jusqu’au jour où j’ai fait tomber mon livre de maths sur son pied, et qu’il l’a ramassé pour me le rendre. Je n’oublierai jamais ce que j’ai ressenti lorsque mon cœur s’est arrêté, puis a commencé à s’affoler à la seconde où ces yeux spectaculaires ont scintillé dans ma direction. Je n’avais jamais rien vécu de semblable.

Nash m’a souri, a lancé une remarque sarcastique et désinvolte, faisant chavirer mon pauvre cœur solitaire. Il est parti en me faisant un clin d’œil… Et j’avais le béguin. Un béguin qui me consumait, m’enveloppait et grandissait de jour en jour car après cet incident ridicule, Nash a fait l’effort de me dire bonjour quand nous étions à nos casiers, et il partait toujours en me faisant un sourire ou un signe de tête. Chaque jour, j’étais plus obsédée, je m’enfonçais un peu plus, et je me construisais un fantasme selon lequel nous étions destinés à être non pas de vagues connaissances, mais quelque chose de grandiose et romantique.

J’étais une fille intelligente, et je savais que mon affection n’était pas réciproque, mais il avait l’air gentil, charmant, et cela me réchauffait de l’intérieur qu’il ne m’embête jamais, ne se moque pas de mon poids ou de mon apparence, comme le faisaient régulièrement tant d’autres. Nos interactions toutes simples faisaient du bien à mon amour-propre, me donnait l’impression d’être plus proche du reste des adolescentes qui rôdaient dans les couloirs et tombaient en pâmoison devant lui et sa bande d’amis perturbateurs. J’avais même rassemblé assez de courage, après environ un mois, pour lui rendre ses bonjours sans que ma peau pâle ne s’enflamme. J’arrivais à lui répondre et je ne bégayais plus quand il me parlait, et de temps à autre, j’arrivais même à m’arracher un sourire. J’étais assez fière de moi, alors quand un vendredi, il m’avait demandé si je comptais aller à la soirée d’Ashley Maxwell, j’avais été aussi pétrifiée qu’excitée. Un frisson d’appréhension m’avait secouée toute entière et je n’ai pas pu m’empêcher de tomber la tête la première dans une rêverie où ceci était le début de quelque chose de plus qu’un échange de politesses dans un couloir. J’ai dû me retenir de virevolter de ravissement en tapant dans mes mains comme une fanatique déchaînée.

C’était plus que ce qu’il me disait habituellement, et il était tellement sympathique et adorable que j’ai répondu que j’essaierais de venir. Je ne voulais pas avoir l’air trop intéressée. Lorsqu’il m’a souri et m’a dit que c’était super et que l’on pourrait se voir, je n’ai pas pu ignorer le sentiment qu’une soirée lycéenne bordélique et sauvage était la chose la plus importante que j’aie jamais faite de ma courte vie.

Ma grande sœur, Faith, jolie et populaire, s’intégrait naturellement dans les eaux infestées de requins que sont les groupes d’adolescents. Elle m’a posé mille questions sur mon envie soudaine de fréquenter des gens de mon âge, m’a prévenue que les gamins froids et méchants en temps normal pouvaient devenir cruels et hargneux avec de l’alcool ; mais j’ai décidé de ne pas l’écouter. Je me suis dit que la pire chose qui puisse se passer était qu’en arrivant, je ne voie pas Nash, ou qu’il ne me voie pas, et dans ce cas je pourrais simplement faire demi-tour, rentrer chez moi et me pelotonner avec un livre comme je le faisais presque tous les week-ends. J’ignorais volontairement ce que je savais être la vérité, mais mon désir que ce garçon en particulier me voie différemment était plus fort que tout. Il me faisait perdre tout bon sens et mon propre instinct de protection, pourtant aiguisé.

J’ai laissé Faith me chouchouter pendant des heures. Elle a joué avec mes cheveux roux, aussi voyants qu’un camion de pompiers, jusqu’à ce qu’ils soient tous bouclés, bien coiffés et féminins. Je l’ai laissée me choisir une tenue, qui ne me ferait jamais ressembler à une pom-pom girl qui rentre dans du trente-six, mais était tendance et sympa, et je l’ai même autorisée à passer un tas de produits sur mon visage même si je savais que cela allait encore empirer l’état de ma peau. Le résultat était plutôt pas mal, en réalité. J’avais l’air plus soignée que d’habitude. Je me suis dit que j’allais pouvoir me fondre dans la masse, et cela m’allait très bien, tant que ces yeux violets saisissants me remarquaient. Je ne m’étais jamais sentie aussi confiante et sûre de moi, aussi loin que remontent mes souvenirs.

Faith m’a dit de ne pas arriver à la soirée avant 23 h, alors j’ai attendu nerveusement, jouant avec mes cheveux, et me repassant tous les scénarios que mon imagination débordante pouvait concevoir. Peut-être qu’il me proposerait de danser. Peut-être qu’il m’emmènerait dehors et me donnerait mon premier baiser. Peut-être qu’il me dirait qu’il voyait toutes les choses merveilleuses tapies sous la surface et qu’il voulait que je sois sa copine. Rétrospectivement, bien sûr, je savais bien que rien de tout cela n’allait arriver et que je n’avais aucune idée du genre de mec qu’était Nash, mais quand on craque, on craque et le bon sens peut s’enfuir très vite.

J’ai donc débarqué à la grosse soirée d’Ashley Maxwell en retard, comme il se doit, armée du petit relooking de Faith et d’un cœur rempli excitation qui battait la chamade.

En entrant dans la maison, j’ai été frappée par une explosion de musique, et l’optimisme qui m’avait envahie a commencé à faiblir. Un groupe de trois gars qui avaient cours de chimie avec moi m’a dépassé pour rejoindre le désordre du salon. Je ne trouvais aucun lieu sûr où poser mon regard ; où que je regarde, les gens faisaient des choses qui me faisaient rougir. Je faisais de mon mieux pour ne pas rester bouche bée, mais je sentais cette saleté de chaleur révélatrice monter sournoisement dans mon cou tandis que je me frayais un chemin dans un océan de corps. C’était perturbant et je commençais à me dire qu’une nouvelle coiffure et un coup de mascara ne suffiraient jamais à m’intégrer dans un endroit comme celui-ci.

La cuisine avait l’air un peu moins bondée, donc je me suis avancée dans cette direction, en ouvrant l’œil pour repérer Nash. J’étais certaine que si je le trouvais, cette soirée changerait du tout au tout. J’avais des papillons dans le ventre à l’idée de croiser ce regard incroyable à l’autre bout de la pièce. J’imaginais ses yeux étinceler et se plisser sur les côtés, comme ils le font lorsqu’il sourit, et je me voyais soudain à l’aise à ses côtés tandis que le reste du chaos s’effaçait. Il ferait disparaître toute la gêne qui se glissait sous ma peau.

Au détour d’un couloir, quelqu’un m’est rentré dedans et a renversé un liquide rouge et poisseux sur tout le devant de mon haut soigneusement choisi. J’ai laissé échapper une exclamation de surprise mais le petit con a continué son chemin sans même s’excuser. J’étais toute tremblante et, intérieurement, officiellement en panique. C’était parfaitement évident que je n’avais rien à faire là, peu importe à quel point Nash Donovan était mignon. Mes mains se sont mises à trembler et j’ai dû garder tout mon sang-froid pour retenir mes larmes.

En fait, la cuisine était tout aussi atroce que le reste de la fête. Même pire, car visiblement l’alcool était rassemblé ici et le groupe dans cette pièce semblait être le plus bourré de tous. C’était comme marcher sur un terrain miné de remarques méchantes et de regards mal intentionnés pour aller jusqu’à l’évier et essayer de me nettoyer. J’ai entendu quelques ricanements, vu quelques regards flous vers moi, et cela m’a suffi. J’ai décidé de rincer mon haut et de rentrer chez moi. Cet endroit et ces gens n’étaient pas pour moi, et je le savais bien.

– Qui t’a invitée ?

La question était posée sur un ton traînant et suivie d’une main posée lourdement sur mon épaule. La voix – comme la main – appartenait à nulle autre que la reine de la fête, et elle était saoule. Très saoule, et assoiffée de sang. Ashley et moi n’étions pas amies, mais elle ne m’avait jamais rien dit ni fait d’ouvertement méchant malgré toutes les années que nous avions passées ensemble à l’école… J’avais un peu l’impression que j’allais vomir.

– Quoi ?

– Qui t’a invitée ?

Il y avait un sourire méprisant sur ses jolies lèvres, et ses grands yeux marrons étaient vitreux.

– Pourquoi tu es là, toi ?

Je voulais dire que Nash m’avait demandé de venir, qu’il m’avait dit qu’on pourrait se voir ce soir, mais je n’arrivais pas à faire sortir les mots… car il venait d’arriver.

Il est entré dans la cuisine, suivi des jumeaux Archer et de Jet Keller. On ne pouvait pas s’y tromper : ces gars-là mettaient l’ambiance partout où ils allaient. Nash avait son look débraillé habituel, jean déchiré, chaussures de skate, et T-shirt d’un groupe. Il portait aussi une casquette baissée sur son front, qui ne parvenait pas à camoufler son visage rougi ni le brouillard dans ses yeux. C’était évident qu’il était déjà cuit, voire défoncé, et j’ai senti les débuts de la déception serrer mon cœur qui se brisait. J’ai vu son regard parcourir la cuisine, glisser sur moi, et continuer. Cela m’a fait prendre une inspiration douloureuse et j’ai dû me mordre l’intérieur de la joue, très fort, pour ne pas pleurer.

C’était comme s’il ne m’avait même pas vue. Il n’avait pas souri, pas fait de clin d’œil, même pas fait un signe de tête vers moi. C’était comme si je n’existais pas. J’étais paralysée. J’avais l’impression que mon sang s’était glacé et que tout l’intérieur de ma poitrine avait cessé de fonctionner. J’ai serré mes poings tremblotants et ai essayé désespérément de trouver une issue de secours qui m’éviterait toute honte ou peine supplémentaire.

Ashley, qui avait apparemment tout oublié de ma grosseur et de ma laideur qui défiguraient sa fête, s’est dirigée vers les nouveaux arrivants. Si mon petit cœur s’était rempli de sensations terribles face à son désintérêt flagrant, il a ensuite quasi explosé quand Nash l’a soulevée dans ses bras et qu’elle l’a embrassé pendant qu’il lui pelotait le cul. Je voulais m’étouffer de honte en sortant de la cuisine à reculons. Je ne pensais plus à ma propre protection, mais seulement à m’enfuir. J’avais un besoin fou et désespéré de mettre autant de distance que possible entre moi et cette fête – mais surtout entre moi et Nash.

Heureusement, mes larmes n’ont pas coulé avant que je sois en sécurité dans ma voiture. À ce moment, affalée sur le siège conducteur avec des traînées noires sur le visage à cause du mascara que j’avais laissé Faith me mettre, j’ai reconnu la vérité : les gens beaux restaient entre eux, peu importe ce qu’il y avait à l’intérieur. Nash était peut-être sympa quand nous n’étions que tous les deux devant nos casiers, mais dans une pièce pleine de monde, avec une jolie fille toute mince prête à se déshabiller, je devenais invisible. J’avais été tellement bête de croire qu’il y avait quoi que ce soit de plus.

Alors j’ai fait ce que mon instinct me disait et j’ai fait ressusciter le bouclier autour de mon cœur. À partir de ce jour, je l’ai ignoré chaque fois qu’il essayait de me dire bonjour. Je regardais ailleurs quand il me souriait. J’évitais d’aller à mon casier autant que possible quand je savais qu’il y serait, et j’essayais de me concentrer sur le fait que le lycée était bientôt fini et que j’allais laisser derrière moi cette petite ville dans les montagnes, ainsi que ce garçon nul qui m’avait si profondément blessée. Objectivement, je savais que Nash n’avait pas idée de ce que je ressentais, il ne savait pas que j’avais cru qu’il était différent et unique, mais cela ne calmait pas la brûlure de son désintérêt et de mon humiliation.

Dans la tiédeur de ce début de printemps, avec mon inscription à la fac en poche pour l’automne et la douleur de mon béguin commençant enfin à guérir, je suis tombée sur Nash et ses amis qui fumaient dehors après les cours… Mon cœur a fait une embardée, mais aucun d’entre eux ne m’avait vue et je me suis carapatée, en espérant arriver à ma voiture très vite et avec l’intention de l’ignorer comme je le faisais depuis la fête, quand sa voix grave m’a agressé les oreilles.

– C’est une catastrophe, cette fille. Si elle veut baiser un jour, il faut qu’elle se regarde dans le miroir et qu’elle fasse quelque chose.

Un des autres gars a ricané en réponse à cette sale remarque et j’ai cru que j’allais m’évaporer en un nuage de fumée horrifiée. Il parlait forcément de moi et je n’arrivais plus à bouger après avoir entendu ce qu’il avait dit.

J’ai entendu Nash pouffer tandis que j’essayais de filer pour qu’ils ne nous remarquent pas, moi et mes larmes. Je n’avais jamais autant pleuré pour personne, et cela m’a fait le détester un peu – ou beaucoup – alors qu’il continuait à parler.

– Franchement, je ne suis pas difficile, je la jetterais pas de mon lit. Il faudrait peut-être que je lui mette un sac sur la tête avant, ou quelque chose comme ça.

Cela a fait exploser de rire le reste des mecs alors que le sol se dérobait sous mes pieds et qu’un sanglot me nouait la gorge. Comment avais-je pu me tromper aussi lourdement sur quelqu’un ? Tout espoir, toute idée qu’il était différent, que n’importe quel beau garçon pouvait être différent, s’est retrouvé annihilé à cause de ces mots durs et pleins de haine. Des mots qui ont changé pour de bon la façon dont je voyais le sexe opposé.

Nash Donovan était une flamme chaude, belle et mauvaise, qui m’a brûlée quand je m’en suis trop approchée. Il n’était que le premier arrêt d’une route semée de déceptions ; mais quelque part sur mon chemin, j’ai trouvé mes repères. Mon but. Seulement je ne savais pas que juste au moment où je l’aurais trouvé, Nash arriverait à mettre mon monde à l’envers une nouvelle fois. Et seule une idiote se brûle deux fois à la même flamme. N’est-ce pas ?

CHAPITRE 1

Nash

Thanksgiving… Huit ans plus tard

Ma Dodge Charger entièrement retapée avalait l’autoroute tandis que je fonçais dans la nuit froide du Colorado. L’énorme moteur grondait méchamment, en rythme avec mon cœur battant. De légers flocons de neige parsemaient le pare-brise, et je pouvais mettre mes clignements d’yeux répétés sur le compte de la mauvaise visibilité de la route, au lieu de l’émotion qui menaçait de me submerger. Je n’assimilais rien de tout ça, ni le fait que je devais frôler les 200 à l’heure et que les conducteurs en vacances, terrifiés, s’empressaient sans doute de s’ôter de mon chemin. J’étais dans le brouillard, dans un tel état d’incrédulité, que je me sentais engourdi et à peine conscient de ce qu’il se passait autour de moi. Je venais de trouver mon oncle Phil, la seule figure paternelle que j’avais dans ma vie, inconscient, par terre dans son chalet de chasse. Il était froid et immobile. Il avait l’air d’un squelette, la peau tirée sur ses os qui semblaient bien trop fragiles. J’essayais de suivre l’hélicoptère que les gardes forestiers avaient appelés pour le transporter aux urgences de Denver.

Pour ajouter au danger de la vitesse à laquelle je roulais et à mon attention qui était partout sauf sur la route devant moi, j’ai passé un coup de téléphone à Cora Lewis, ma collègue et amie. C’était son genre de s’occuper de tout, et elle rassemblerait les troupes et tiendrait au courant tous les gens importants sans que j’aie à m’en soucier. Elle aiderait à prendre soin de moi ; elle l’avait toujours fait.

Je suis arrivé à l’hôpital en un temps record et ai déboulé aux urgences dans un raz-de-marée d’inquiétude et de peur. Je connaissais mieux ces murs froids et stériles que je ne l’aurais voulu. Un de mes amis proches, mon grand frère d’adoption, Rome Archer, s’était embrouillé avec un tas de motards et avait pris un tas de balles pas peu de temps auparavant, et j’avais passé des heures à faire les cent pas dans ces mêmes couloirs, en attendant de savoir s’il allait s’en sortir. Mais à cet instant, j’avais le sentiment que cette visite-ci pourrait bien définir le reste de ma vie. L’agent de sécurité m’a lancé un regard appuyé. J’avais l’habitude. Quand on a des flammes jaunes, oranges et rouges tatouées de chaque côté du crâne, et des motifs du cou au poignet sur chaque bras, les gens ont tendance à penser qu’on n’est pas un mec très sympa. Le pire, c’est que j’étais généralement beaucoup plus sympa que la plupart des gars que j’aimais comme des frères, mais pas maintenant, donc si l’infirmière assise derrière le bureau ne me disait pas où était mon oncle dans la seconde, j’allais carrément péter un plomb.

J’allais cracher du feu, plus chaud que celui que j’avais tatoué partout sur moi, lorsque je l’ai vue marcher vers moi. On aurait dit un ange, même si elle s’appelait Saint. Cela lui allait bien, Saint Ford, guérisseuse des malades et détractrice de tout ce qui concernait Nash Donovan. Elle était belle, à en couper le souffle, et elle me méprisait au plus haut point. Elle n’en faisait pas mystère. Je l’avais croisée plus d’une fois lors de mes passages malheureusement fréquents aux urgences, où elle semblait être en permanence parmi les infirmières en service.

Nous étions dans le même lycée des années plus tôt, et même si j’aurais adoré fêter nos retrouvailles, elle n’était pas du tout pour. Elle faisait tout pour m’éviter, ou me lançait de rapides regards en coin, comme si elle ne me faisait pas confiance ou qu’elle était obligée de supporter ma compagnie. Mais maintenant, à cet instant, elle me regardait avec autant de compassion que de sérieux dans ses doux yeux gris perle. Cela ne laissait aucun doute quant au fait que Phil n’était vraiment, vraiment pas en forme.

Elle a posé une main sur mon épaule et j’ai cru que j’allais voler en éclats sous son geste délicat.

– Nash…

Sa voix était légère et j’y reconnaissais le ton des mauvaises nouvelles.

– Viens, viens me parler une minute.

Je ne voulais pas. Je ne voulais pas entendre les mots horribles qu’elle avait à me dire, mais comme elle était jolie, comme elle avait les yeux les plus adorables que j’aie jamais vus, j’ai fait ce qu’elle me demandait comme un pantin. Il y avait pire qu’elle, pour donner de mauvaises nouvelles.

Nous avons fait quelques pas pour nous éloigner du bureau de l’accueil, et j’ai baissé les yeux vers elle avec appréhension. Elle était assez grande pour une fille, donc nos regards étaient au même niveau quand elle m’a dit des mots durs comme la pierre avec une voix douce comme une plume.

– Est-ce que tu savais que Phil était aussi malade ?

J’avais l’impression qu’elle me demandait ça comme une amie, ou quelqu’un qui se souciait vraiment de ce qu’il arrivait, pas en tant que membre du corps médical. Je savais bien qu’elle ne faisait que son travail, mais cela me faisait du bien. Je n’ai trouvé aucun mot qui me paraissaient, ou sonnaient comme il fallait pour lui répondre, alors j’ai secoué la tête.

– J’ai reconnu le nom sur les papiers d’admission, et vous vous ressemblez sacrément, tous les deux. Je me suis dit que je te trouverais peut-être ici.

J’ai tenté de calmer mes battements de cœur trop rapides et ai fait un hochement de tête rigide.

– Il est ma seule famille.

Ce n’était pas entièrement vrai, mais il était la seule famille qui comptait pour moi.

Elle a soupiré et j’ai essayé de ne pas tressaillir quand elle a posé sa main sur ma joue. Je savais qu’elle ne m’aimait pas, et son attention, sa préoccupation, m’ont fait comprendre que ce qu’elle s’apprêtait à me balancer était bien pire que ce que j’avais imaginé.

– Il a un cancer des poumons… Les médecins pensent qu’il est à un stade 4. Son dossier médical est bien rempli. Il est en traitement depuis un moment. On l’a installé et mis sous perfusion. C’est possible qu’il ait une pneumonie, ça expliquerait pourquoi il a du mal à respirer, et son niveau d’oxygène est beaucoup trop faible. On ne sait pas encore pourquoi il ne réagissait pas, mais on essaie de le réveiller. Le médecin de garde a appelé l’oncologue qui est noté dans le dossier de Phil. C’est sérieux, Nash. Je n’arrive pas à croire qu’il ne t’a pas dit à quel point il était malade.

J’ai laissé ma tête tomber comme si elle était soudain trop lourde à porter, et ses doigts délicats ont caressé ma joue. C’était alarmant et apaisant.

– Il m’évite.

J’avais l’air pathétique, je m’en rendais compte moi-même.

Elle allait dire autre chose quand une petite lutine enceinte et un immense géant ont surgi dans la salle où nous étions. Je ne reconnaissais pas l’homme plus âgé qui les accompagnait, mais il avait un air déterminé qui faisait presque peur. Il a balayé du regard la salle d’attente vide et a fait demi-tour d’une façon qui donnait l’impression qu’il allait chasser les informations, ou quelqu’un qui avait des réponses. La cavalerie était arrivée. Saint a voulu reculer et, instinctivement, j’ai attrapé son poignet. J’avais besoin de mes amis, j’adorais ma bande de rebelles inadaptés, mais à ce moment-là, j’avais encore plus besoin d’elle. Je ne pouvais pas me l’expliquer. Elle m’a fait un sourire triste et a libéré son bras.

– Je vais aller voir comment il va et si on a réussi à le réveiller pour que vous puissiez le voir. Nash… tu devrais penser à arrêter de fumer.

Son dernier mot a été coupé quand je me suis fait attaquer par une lutine punk qui m’a enveloppé dans un câlin dont j’avais besoin plus que tout. J’ai laissé Cora faire marcher sa magie pour essayer de me réconforter. J’ai aussi laissé la force calme et l’assurance constante du mec que je considérais comme mon grand frère m’envahir. Rome Archer était un roc et j’avais besoin de cette stabilité alors que le monde s’effondrait autour de moi.

Je me reprenais, je regagnais le contrôle des émotions qui tournaient dans tous les sens, je me rentrais dans le crâne ce qu’il était en train de se passer, quand ils sont arrivés. Comme si cela ne suffisait pas que ma mère se pointe, elle avait eu le culot de ramener le trou du cul qu’elle avait épousé : cela dépassait les limites du peu de self-control qu’il me restait.

Et il a fallu qu’elle m’appelle Nashville… Personne ne m’appelait Nashville et n’en sortait vivant… Enfin, personne sauf Cora. Je crois que c’est en entendant mon vrai nom de la bouche de ma mère que toutes les questions se sont enchaînées et que les pièces du puzzle se sont emboîtées. Je survolais la limite d’une zone de calme, et je suis devenu un noyau en fusion imprévisible, plein d’une colère prête à faire crouler cet hôpital sous la haine et la rage.

Pourquoi était-elle là ?

Phil l’avait notée comme personne à prévenir dans son dossier, lui avait donné procuration… Comme si elle était plus importante pour lui que moi.

Pourquoi ?

Elle n’a pas répondu.

Est-ce qu’elle savait qu’il était malade, et depuis combien de temps ?

Elle savait. Phil ne voulait pas que je m’inquiète.

Elle a essayé de me convaincre que c’était mieux pour moi et j’ai cru que j’allais exploser comme une cocotte-minute à chaque question mordante que je lui envoyais, lorsque mon meilleur ami, Rule, est arrivé avec sa fiancée. J’ai eu un moment de lucidité et je commençais à voir à travers le brouillard de peur, de colère et de rancœur quand la tête cuivrée de Saint est réapparue au coin du couloir. Ses paroles m’avaient déjà changé la vie une fois ce soir. Je n’en avais pas la moindre idée, mais elle était loin d’avoir fini.

Elle a penché la tête sur le côté, a cligné ses yeux gris en me regardant, comme si elle n’était pas sur le point de briser les fondations de tout ce que je pensais savoir, et a dit :

– Il est réveillé et il te demande.

– C’est vrai ?

– Il a demandé son fils. Ça doit être toi, non ? Je veux dire, vous avez la même tête.

Le monde s’est écroulé. J’ai arrêté de respirer, arrêté de sentir, arrêté de vivre. J’étais planté sur place, coincé dans un moment où mon oncle Phil adoré venait soudainement de se transformer en mon père. Les mensonges, les secrets, le temps perdu, le sentiment de vide que j’avais traîné avec moi car je ne me sentais pas désiré, non seulement par une mère indifférente et superficielle, mais aussi par un père sans nom et sans visage, ont tourbillonné et j’ai eu l’impression que j’allais m’évanouir à cause du vertige que cela provoquait.

– Oh putain.

Du Rule tout craché. Ça m’a ramené bruyamment à la réalité de cette salle blanche et le sang m’est monté au visage et aux oreilles. J’allais devenir fou, mais comme si elle le savait, Cora était soudain là, juste devant mon nez, toujours la voix de la raison. Toujours à prendre soin de ses gars.

– Nash.

Le ton de Cora était grave et rationnel.

– Ce n’est pas le moment. On pourra voir les détails plus tard. Ce n’est pas important. Il faut que tu profites qu’il soit encore là et que tu te concentres sur le présent.

Ses yeux brillants ont dansé jusqu’à son homme puis sont revenus sur moi.

– En plus, tu ne peux pas la frapper sans conséquences. Moi, je peux.

Sa tête aux cheveux blonds ébouriffés désignait ma mère, qui se ratatinait à côté de son mari. Je la savais capable de vraiment mettre un coup à ma mère. C’est pour ça que l’aimais autant.

Cora s’est écartée quand Saint s’est approchée de moi et a posé sa main au creux de mon coude, en un geste silencieux m’indiquant de la suivre.

– Je suis là, Nash.

Ses yeux étaient un ciel orageux que je voulais regarder pour toujours. Je ne me serais jamais plaint d’être coincé dans cette tempête.

– Vraiment ?

J’espérais désespérément qu’elle soit la seule à avoir entendu ma voix se briser et que Cora aille vraiment mettre ma mère, menteuse et manipulatrice, par terre sur le sol des urgences.

– Oui.

Elle a dit cela presque dans un murmure, et je voulais lui demander pendant combien de temps elle allait s’occuper de moi. Est-ce qu’elle serait là quand je devrais enterrer mon modèle, la seule personne qui m’avait accordé du temps, de l’amour, qui avait fait de moi l’homme que j’étais fier d’être devenu ? Et quand j’allais devoir gérer le fait que ce même homme m’avait menti pendant toute ma foutue vie ? Je n’avais aucune idée de qui était Phil Donovan, et du coup je ne savais plus qui était Nash Donovan. Je ne pouvais pas l’expliquer, je ne la connaissais pas. Je me souvenais à peine d’elle, et je n’avais aucune idée de la personne qu’elle était au-delà de son contact professionnel et aimable avec les patients, mais je voulais qu’elle soit là, j’avais l’impression d’avoir besoin qu’elle soit là… C’était vraiment con qu’elle me déteste.

C’était peut-être Thanksgiving, mais j’avais beaucoup de mal à trouver une seule chose pour laquelle être reconnaissant.

CHAPITRE 2

Saint

Une semaine plus tard…

Je me suis disputée avec moi-même tout le long du court trajet de l’hôpital jusqu’à son appartement. Je savais que j’avais tort. Je ne travaillais que depuis seulement trois ans, mais j’étais immergée dans le domaine médical depuis assez longtemps pour savoir que c’était idiot de s’impliquer, de rendre personnels l’histoire et les soucis des patients. Il ne devrait pas y avoir de lien personnel, pas de cas à prendre plus au sérieux qu’un autre, pas de traitement différent entre deux personnes touchées par la maladie ou l’accident d’un proche. Mais cette logique et cette formation professionnelle ne comptaient pas face au besoin de savoir pourquoi Nash n’était pas passé à l’hôpital une seule fois depuis Thanksgiving pour voir son père.

Phil Donovan avait presque immédiatement été transféré des urgences vers un autre étage de l’hôpital, où était situé le département d’oncologie. Il ne faisait même plus partie de mes patients. Cela ne m’avait pas empêchée de passer, à la fin de mon service, voir comment il allait. Cet homme, le portrait craché de son fils, prenait son pronostic étonnamment bien, et j’appréciais toujours son attitude agréable. Ça ne s’annonçait pas bien, il n’avait pas l’air bien, mais j’avais remarqué qu’il n’était jamais tout seul. Il y avait toujours quelqu’un avec lui dans la chambre quand je passais la tête par la porte. Il semblait avoir un défilé ininterrompu d’hommes et de femmes percés et tatoués qui mettaient de côté la gêne que cela provoquait de venir voir et de passer du temps avec quelqu’un d’aussi malade, pour lui tenir compagnie et le soutenir. Mais c’était évident que la chair de sa chair n’en faisait pas partie. Ce n’était pas mon rôle de demander pourquoi son propre fils ne s’était pas montré, et je n’aurais pas fait quelque chose qui me ressemblait si peu si Phil n’avait eu l’air aussi déçu chaque fois qu’il mentionnait la disparition de Nash.

Ce n’était pas comme si j’avais particulièrement hâte de croiser à nouveau ce tatoué sexy et ténébreux, mais ce soir, quand j’avais jeté un coup d’œil dans la chambre, Cora se disputait avec Phil. Je savais qu’elle était bruyante et honnête, depuis la fois où son copain s’était fait tirer dessus et avait failli mourir aux urgences. Elle était en train de donner très clairement son opinion à propos du comportement actuel de Nash. Phil lui disait de le laisser tranquille, qu’il assimilerait les choses à son propre rythme, et qu’il n’en voulait pas à son fils de ne pas être venu une seule fois depuis Thanksgiving. Elle, elle était vraiment remontée, criant que ce n’était pas normal, que Nash agissait comme un gros bébé et qu’il allait regretter d’avoir gâché le temps qu’il leur restait ensemble, sachant que le pronostic de Phil n’était pas bon. Elle avait peut-être l’air un peu folle et ses paroles mordantes, mais je devais admettre qu’elle avait de bons arguments.

J’ai culpabilisé d’avoir écouté aux portes et j’allais m’éloigner et rentrer chez moi lorsque la phrase suivante a fait courir un frisson rebelle le long de mon échine.

– Il ne veut même pas parler à Rule. Il ne répond pas au téléphone. Il n’est pas venu au boulot de toute la semaine. Rome est allé à l’appart et a frappé à la porte jusqu’à ce que des voisins viennent et menacent d’appeler les flics. Je lui ai dit qu’il aurait dû enfoncer la porte. Je crois qu’il a été tenté, parce qu’il n’a eu aucune réponse. L’idée que Nash soit tout seul dans cet appartement, en train de souffrir et d’essayer de digérer ça complètement seul, ça me brise le cœur, Phil. Je ne sais plus quoi faire.

Phil a chuchoté une réponse, trop doucement pour que je puisse entendre, et j’ai sursauté lorsqu’une autre infirmière est arrivée dans le couloir. Je l’ai vue me jeter un drôle de regard car je n’étais pas du tout à mon étage, alors que je quittais rarement les urgences. Avant de pouvoir me convaincre de ne pas le faire, je suis redescendue à mon étage, j’ai jeté un œil au dossier que nous avions sur Phil Donovan et dans lequel les coordonnées de Nash étaient inscrites en cas d’urgence après celles d’une certaine Ruby Loften, et suis partie en mission. Je ne savais pas pourquoi j’étais aussi investie pour les deux Donovan, surtout au vu du goût amer que mon histoire avec Nash m’avait laissé dans la bouche.

J’adorais mon métier. Je voulais être infirmière depuis toujours. Réparer les bobos de mes poupées et demander à ma sœur de me permettre de la recouvrir de pansements et de bandages, avaient été mes jeux préférés étant petite, et j’avais travaillé dur, je m’étais défoncée pour être la meilleure infirmière, la meilleure soignante. À 25 ans, j’étais une infirmière diplômée et je songeais à reprendre les études pour avoir un master. J’avais terminé major de promo à la California State University à Los Angeles, et j’avais choisi les urgences pour la difficulté, la rapidité, et parce que je savais que je voulais aider les gens quand ils avaient le plus besoin de moi. C’était un environnement différent, des patients différents, et des problèmes différents chaque jour. J’étais extrêmement douée pour ça, complètement investie pour tout donner chaque jour. Je savais aussi que l’effet que ce dossier et ces gens avaient sur moi était quelque chose que je n’avais jamais connu avec un patient ou ses proches auparavant.

J’aurais dû savoir, à l’instant où ces yeux violets reconnaissables entre tous se sont posés sur moi, en essayant de se souvenir d’où ils me connaissaient, ce 4 juillet il y a des mois, que Nash Donovan allait de nouveau renverser mon petit monde bien ordonné. Malgré tout le temps qui avait passé, malgré la rancœur accumulée depuis des lustres et l’aversion que je nourrissais pour ce jeune homme à la beauté sombre – qui, pour être honnête, n’avait fait que se bonifier avec le temps –, il y avait encore quelque chose chez lui qui m’atteignait. Rien qu’avec un regard, il faisait chauffer mon sang et déclenchait un sentiment longtemps réprimé d’envie et de désir qui murmurait dans mon oreille de me souvenir. Il semblait que je serais toujours emportée dans un cycle turbulent de désir et de haine lorsqu’il s’agissait de Nash, et je n’aimais pas que cela me donne un sentiment aussi extrême et incontrôlable. En l’espace de quelques semaines, ces sentiments et l’homme qui me les inspirait me faisaient faire quelque chose qui ne me ressemblait pas et qui allait non seulement à l’encontre de mes règles professionnelles, mais aussi contre mon propre instinct de protection.

Les embouteillages dans le centre-ville étaient affreux. Il n’y avait même pas encore de neige par terre, mais il faisait froid et l’agitation de Denver qui se préparait pour Noël avait provoqué un méchant bouchon. Sans compter qu’on était samedi soir et la foule de guerriers du week-end sortis profiter de leur liberté a transformé un trajet de 5 kilomètres en une demi-heure de route.

Côtoyer quelqu’un de mon passé, quelqu’un qui se souvenait de la moi d’avant, faisait remonter tous mes doutes. Surtout quand ce quelqu’un n’était autre que la version adulte de l’ado inaccessible dont j’avais été secrètement et douloureusement amoureuse. Cela n’avait jamais été facile quand les autres se moquaient de moi et que je les entendais dire des méchancetés sur moi. Cela me faisait mal et démolissait le peu d’estime que j’avais de moi-même. Je savais que le lycée n’était que temporaire, et que quelques années plus tard, tous ces gens n’auraient plus aucune importance pour moi, que Nash pourrait se résumer à une passade. Mais ce que j’avais ressenti lorsqu’il m’avait ignorée, et pire, quand je l’avais entendu dire des choses horribles sur moi, m’avait appris une leçon, à laquelle je m’accrochais encore aujourd’hui. Les gens ne peuvent nous blesser ou nous décevoir que si on les laisse faire. Ils n’ont le pouvoir de nous faire du mal que si on les prend pour des êtres à part et au-dessus des autres. Je ne laissais personne se rapprocher assez, je ne laissais personne toucher mon cœur ou mes émotions d’assez près pour prendre le risque que cela se reproduise… Jamais. Je pense que cela m’avait aidée à surmonter le fait que mon copain de fac m’ait trompée mais aussi que mon père était un coureur de jupons. De façon générale, les hommes dans ma vie m’avaient déçue, et Nash n’avait été que le premier d’une longue liste.

Ce qui rendait ce besoin, cette urgence de savoir comment il allait, lui, mon ennemi juré, mon cauchemar adolescent, encore plus difficile à comprendre. Pourtant, même pleine d’appréhension et de doute, j’ai garé ma nouvelle Jetta dans la rue devant un bâtiment victorien, qui avait visiblement été transformé en plusieurs appartements, et je suis sortie de la voiture. J’ai observé la façade quelques secondes, en essayant de me convaincre de me mêler de mes affaires et de rentrer chez moi. Je portais toujours ma blouse, mes chaussures de travail toutes moches, et mes cheveux à la couleur de feu étaient tressés jusqu’au milieu de mon dos. Il ne me restait plus qu’un semblant de maquillage après ma journée de dix heures, et je ne savais plus pourquoi j’ai cru qu’il m’ouvrirait la porte s’il ignorait ses amis et les gens les plus proches de lui.

J’ai frissonné car je n’avais pas pris de manteau ; il fallait me décider, y aller ou rentrer chez moi. Mon regard a glissé vers une Dodge Charger garée devant, et j’ai soupiré. J’étais confrontée à la mort et à d’horribles blessures quotidiennement. Je pouvais bien survivre à une brève rencontre avec un fantôme du passé. J’étais plus solide maintenant. En plus, voir Phil si malade et la réaction de Nash le soir de Thanksgiving m’inquiétait pour tous les deux. Et même si je savais que ce n’était pas bon, je savais aussi que mon inquiétude n’allait pas disparaître.

Je suis entrée dans le joli bâtiment ancien et j’ai cherché les numéros sur les portes. Apparemment, le rez-de-chaussée comptait deux appartements et celui de Nash était à gauche. Je m’apprêtais à frapper quand la porte d’en face s’est ouverte et qu’une fille a passé la tête par l’ouverture. Son regard est passé sur moi et a atterri sur mon visage surpris.

– Tu es sa copine ?

Elle parlait sur un ton amical, presque trop, et à la regarder, elle aurait pu faire la couverture d’un magazine de fitness. Je n’étais plus en surpoids, maintenant j’étais dans la moyenne, en bonne santé, mais cette fille avait des abdos impressionnants et des seins qui méritaient une médaille. Merde, si j’étais elle, moi aussi je me baladerais en legging et brassière de sport en novembre.

– Euh… Non.

– Je viens d’emménager. On tambourine à cette porte toutes les cinq minutes depuis une semaine. Ça me rend folle. J’ai vu le mec qui habite là. C’est un beau gosse. J’attends juste qu’une fille débarque et dise qu’il est à elle. Je me suis dit que ça pouvait être toi. Je m’appelle Royal, au fait.

Je lui ai fait un signe de tête puis ai penché la tête sur le côté. Tous les hommes célibataires se trouveraient bien chanceux d’avoir une nouvelle voisine comme elle. J’étais sûre que Nash allait l’adorer… Enfin, une fois qu’il serait sorti de sa déprime.

– Je suis juste une amie. Je voulais voir comment il allait. Je m’appelle Saint.

Elle a rigolé un peu et a secoué la tête, en faisant glisser ses longs cheveux auburn sur son épaule comme seules les mannequins dans les pubs pour shampooing savent le faire.

– Nos parents devaient fumer la même chose quand ils ont choisi nos prénoms.

Elle a fait un signe de tête vers la porte fermée et son regard marron foncé a eu un air amusé tandis que je m’efforçais de faire comme si je n’étais pas totalement intimidée par cette scène. Face aux très jolies filles comme elles, c’était toujours plus dur d’essayer d’avoir l’air normal et indifférente.

– Je crois que c’est le thème, cette semaine : voir comment va le beau mec d’à côté. Ça, et les mecs extra sexy. Je te jure, tous ses potes sont magnifiques. Il n’y en a pas un de ceux que j’ai vus que je laisserais dormir dans la baignoire. Même le super baraqué avec le mauvais caractère et la cicatrice. Il était flippant mais trop sexy.

Je commençais à être mal à l’aise. Je m’en sortais très bien avec les inconnus quand ils étaient en sang et avaient besoin de mon aide, mais ce genre d’interaction n’était pas dans mes cordes, même si j’étais bien d’accord avec elle concernant le niveau d’attractivité de la bande d’amis de Nash.

Le mec avec la cicatrice est l’ancien coloc de Nash, Rome Archer. Il était sexy à en mourir dans le style guerrier qui sait ce qu’il fait. J’étais bien placée pour le savoir, car il avait été mon patient peu de temps auparavant. À l’hôpital, l’autre soir, j’avais aperçu Rule Archer, qui était le meilleur ami de Nash, et toujours à tomber avec un air dangereux. Plus tard, Jet Keller était arrivé avec un blond qui semblait s’être enfui des années 1950, et un autre gars qui était si indéniablement beau qu’il fallait y regarder à deux fois pour être sûr que vos yeux ne vous jouaient pas des tours. Tous les trois étaient sexy et avec une aura de mec à problèmes chacun à leur façon. Mais je ne connaissais pas assez cette femme pour partager ces impressions avec elle ; non pas que j’eus été plus à l’aise si ça n’avait pas été une inconnue.

J’ai frappé à la porte, plus par envie de lui échapper, à elle et son regard curieux, que pour voir si Nash allait répondre. Évidemment, il n’a pas répondu et je me suis sentie bête. J’ai piétiné maladroitement et ai essayé de frapper à nouveau.

– Bonne chance. Il n’a pas ouvert aux autres.

Elle avait un ton amusé et j’ai rougi comme une tomate. Je ne me débarrasserais jamais de ce sentiment d’être toujours le dindon de la farce. Cela me donnait mal au ventre, et encore plus à cause de son physique.

Je levais la main pour frapper une dernière fois quand la porte s’est brusquement ouverte, et je me suis retrouvée face au torse de Nash Donovan nu, au regard noir, et de toute évidence en état d’ébriété. Ces yeux incroyables, coincés entre violet et bleus, ont lentement cligné en me voyant et j’ai laissé échapper un petit cri de surprise quand il a attrapé ma main, qui était toujours en l’air prête à frapper à la porte, et m’a tirée vers lui.

– Tu dois avoir de la veine, Saint. Tant mieux pour toi.

La voix rieuse de la voisine m’a suivie dans l’appartement tandis que Nash reculait de façon très instable, en m’emmenant avec lui.

Il a claqué la porte derrière moi avec un bruit sourd et a essayé de se concentrer sur moi avec ses yeux injectés de sang. Il sentait l’alcool et la cigarette, et je n’ai pas pu m’empêcher de plisser le nez de dégoût. Physiquement, je pouvais me défendre. C’était une obligation pour travailler aux urgences, mais à cet instant, il avait l’air un peu sauvage et je dois admettre que sa présence, son regard et ses marmonnements étaient un peu inquiétants.

Il était plus grand que la moyenne, mais moi aussi, ce qui veut dire qu’il ne me surplombait pas vraiment mais restait menaçant, car il était étrange et déséquilibré dans cet état. Ce serait un mensonge complet si je disais que je n’avais pas remarqué que même débraillé et saoul, il était méga sexy. On voyait qu’il prenait soin de lui, mis à part son foie noyé et sa mauvaise habitude de fumer. Il avait toujours été d’une beauté sombre, avec ses sourcils noirs et une touche mystérieuse. Ses yeux violets étaient surréalistes et inoubliables. Ils étaient vraiment trop beaux et délicats pour faire partie d’un visage si masculin.

Je crois que c’est le fait qu’il ne porte qu’un boxer noir, révélant que la quasi totalité de sa peau mate était recouverte d’un tatouage, qui me donnait le sentiment d’être un peu dépassée. J’aimais bien les tatouages, j’en avais moi-même quelques-uns, mais l’acharnement de Nash à décorer son corps était à un tout autre niveau. Je veux dire, je n’étais pas surprise par la quantité d’encre qu’il avait sur lui, sachant qu’il avait ces flammes vives sur le crâne et un anneau au milieu du nez. Tout cela était là pour dire quelque chose, pour proclamer qu’il ne devait suivre les règles de personne sauf les siennes, ce qui, je suppose, était très bien et marchait pour lui. Mais cela faisait beaucoup à emmagasiner pour moi, qui le considérait déjà comme un danger et un petit con.

Je refusais d’admettre que je le matais ouvertement. Je ne pouvais pas m’en empêcher. Il n’avait pas de vêtements, était baraqué et magnifique.

– J’ai commandé une pizza.

J’ai levé les yeux vers lui et ai demandé comme une idiote :

– Quoi ?

– J’ai cru que tu étais le livreur de pizza, mais en fait, non.

Il a fait quelques pas trébuchants en arrière, s’est agrippé au dossier du canapé, et s’est laissé glisser jusqu’à finir assis par terre en face de moi. Il a déplié ses grandes jambes devant lui et a frotté ses yeux humides avec ses poings. Mais qu’est-ce qu’il était en train de se passer ? C’était comme s’il venait de se replier en deux sous mes yeux. Il disparaissait à l’intérieur de lui-même.

– Est-ce que ça va, Nash ? Il y a beaucoup de gens qui s’inquiètent pour toi.

Il a lancé un rire qui sonnait tellement cassé, haché, que je l’ai senti râper contre ma peau en laissant la chair de poule sur son passage.

– Non.

Je ne l’écoutais plus, peut-être parce que j’étais trop déconcentrée par son torse nu. J’avais vu quelques beaux mecs en sous-vêtements dans ma vie, certains au travail, d’autres non. Dans mes souvenirs, aucun d’entre eux n’arrivait à la cheville de Nash. Il fallait que quelqu’un lui dise que son corps dans un boxer noir était une arme fatale pour la santé mentale d’une femme.

– Non, quoi ?

Je devais faire un réel effort pour suivre ses contributions hachées à notre conversation intermittente.

Il a penché la tête en arrière pour pouvoir me regarder. Les flammes au-dessus de ses oreilles étaient attachées à d’autres flammes tatouées, qui s’enroulaient autour de ses épaules massives et sur sa poitrine. Je me sentais coupable, mais je voulais voir à quoi elles étaient attachées dans son dos. Il avait aussi ce qui semblait être des ailes très détaillées qui s’étendaient sur ses côtes, descendaient de chaque côté de ses abdos fermes, et disparaissaient dans son boxer de chaque côté de son nombril. Je n’imaginais même pas combien un tel tatouage avait dû faire mal, mais il était impressionnant par son énormité et son niveau de détail, et le corps dur comme la pierre en-dessous l’était tout autant.

– Non, ça ne va pas.

J’ai échappé un soupir et me suis accroupie pour être à son niveau. Son regard m’a suivie tandis que je descendais. Les gens me disaient souvent que j’avais de très beaux yeux, et cela me faisait rougir et bégayer. Ils n’étaient pas mal, gris et clairs, et mes patients semblaient les trouver rassurants. Mais je me suis dit, quand mon regard a plongé dans les tristes profondeurs du sien, que tous ceux qui pensaient que j’avais de beaux yeux n’avaient clairement jamais vus ceux de Nash. Je n’avais jamais vu une couleur plus frappante ou unique que le bleu ancolie des siens. Placés sous ces sourcils noirs comme des corbeaux, ils étaient tout simplement magnétiques.

– Il faut que tu parles à quelqu’un, ta famille, tes amis, ou peut-être une copine. Ce n’est une bonne situation pour personne, Nash ; boire et fumer une cartouche par jour ne va rien arranger. Il faut que tu sois fort pour ton père, mais il faut aussi que tu sois fort pour toi. On dirait que tu as beaucoup de gens sur qui tu peux compter, ils n’ont pas arrêté d’aller et venir dans cette chambre d’hôpital toute la semaine. Crois-moi, ce n’est pas un combat que tu veux mener seul.

Il a laissé tomber sa tête en arrière en la faisant taper contre le cuir du canapé. Il a fermé les yeux. Il a relevé ses longues jambes et a serré ses poings sur ses genoux. Il avait même des œuvres tatouées depuis la couture de son boxer jusqu’au genou sur une jambe, et jusqu’au pied sur l’autre. Il y en avait simplement trop pour arriver à tout bien différencier. Tout ce que je savais était qu’ils étaient tous voyants, dynamiques, et pleins de couleurs et qu’ils avaient été mis là par quelqu’un avec un talent incroyable.

– Jusqu’à il y a quelques jours, je pensais que mon père s’était tiré quand j’étais bébé. Ma mère m’a dit que c’était un bon à rien, qu’il n’était pas intéressé par la vie de mari ou de père, alors à chaque fois que ce connard de Loften me parlait mal, me disait que j’étais nul, essayait de prendre le contrôle sur moi, je me disais que ce n’était pas grave parce que ma mère méritait de belles choses, méritait un gars qui prenne soin d’elle puisque mon père était un trou du cul. Sauf que Loften est un con, condescendant et superficiel, et il l’a forcée à choisir entre lui et moi. Elle l’a choisi lui. Mais tout cela n’a aucun sens, puisque mon père était là, dans le même État depuis le début, et n’avait jamais abandonné personne.

Il a eu ce rire qui me faisait à nouveau mal pour lui, et je n’ai pas pu m’empêcher de tendre la main pour la poser sur l’un de ses poings serrés. Je sentais la tension qui l’envahissait.

– Et en réalité, le seul adulte que j’aie jamais admiré, le seul qui m’ait montré que je valais quelque chose exactement comme j’étais, m’a menti toute ma putain de vie. Phil s’est occupé de moi quand ma mère m’a foutu à la porte. C’est plus ou moins lui qui m’a élevé, m’a appris à tatouer, m’a donné un avenir, et m’a montré comment être un homme. Je suis rentré dans sa chambre d’hôpital, je lui ai jeté un regard, et je me suis demandé comment j’avais pu ne pas voir ce qui était juste sous mon nez, tout ce temps.

Il a grogné et a laissé ses yeux se refermer. Je faisais de mon mieux pour suivre son histoire, mais j’étais un peu perdue. J’avais l’impression qu’il aurait dû raconter tout cela à quelqu’un d’autre ; mais pour une raison obscure, c’était moi qu’il avait laissée entrer, au propre comme au figuré. Il ne savait pas que Phil était son père avant l’autre soir ? C’était très lourd, et très dur à traverser, tout autant que le fait qu’il était en phase terminale. Normal qu’il déconne. Je ne pouvais pas lui en vouloir.

– On dirait qu’il est en train de mourir… Il est trop malade, et il m’a appelé « fils ». Je l’ai appelé Tonton Phil pendant 25 ans, et maintenant qu’il ne lui reste peut-être plus beaucoup de temps, il a le culot de m’appeler « fils ». En grandissant, je pensais que je n’étais assez bien pour personne. Pas pour ma mère, et cette tête de con avec qui elle s’est mariée, ni pour mon père qui ne voulait même pas prendre la peine de savoir quel genre de gamin je devenais… Il n’y a que Phil qui m’a donné l’impression de valoir quoi que ce soit. Et maintenant je ne sais même plus quoi penser de tout ça. Pourquoi est-ce qu’il ne me l’a pas dit ? Il était déjà plus mon père que mon oncle, de toute façon.

J’ai soupiré car il tournait en rond dans sa tête et je voyais que plus ça tournait vite, plus il se sentait mal. J’ai posé mon autre main sur la sienne et me suis penchée en avant.

– Je ne sais pas, Nash. Ce que je sais, c’est que la seule personne qui peut répondre à ces questions est malade et souffre tout autant que toi. Et je sais que tous les deux, vous avez besoin l’un de l’autre en ce moment. C’est du temps perdu que vous ne rattraperez jamais. Je vois ça tous les jours, et tu finiras par le regretter si tu ne dépasses pas ça pour aller le voir.

Il était bourré, désemparé et incapable de penser clairement. Je doutais qu’il soit capable de se rappeler de cette conversation à cœur ouvert une fois qu’il aurait cuvé, mais une petite partie de moi, tenace, voulait essayer de lui rendre cette situation déchirante plus vivable. Je pensais que je le détestais encore, que je le tenais toujours pour responsable de l’explosion de tous mes rêves de romance d’adolescentes, mais à cet instant, j’étais juste triste pour lui. Peu importe combien il était imposant et fort, ou à quel point il avait l’air d’un bad boy au premier abord, ne pas arriver à se battre contre une chose aussi dévastatrice que le cancer était dur, surtout quand il touchait quelqu’un qu’on aime si clairement. Je savais qu’il devait se sentir impuissant et inutile, et pour l’instant, cela lui faisait visiblement tellement peur qu’il pensait que se cacher était une option viable.

J’ai lâché une exclamation surprise quand ses deux grandes mains ont saisi les deux côtés de mon visage. Ses mains étaient un peu rêches mais son toucher était doux et ses yeux sont soudain passés d’un bleu pervenche à un indigo foncé et intense. Ses paupières se sont baissées paresseusement, et sa respiration irrégulière a soudain ralenti, donnant l’impression que les flammes qui dansaient sur ses épaules et ses pectoraux étaient vivantes.

– Tu es vraiment très belle, Saint.

J’ai plissé les yeux en le regardant et ai levé les mains pour prendre ses poignets. Mes doigts ne parvenaient pas à en faire le tour. C’était sur le bout de ma langue, mais je me suis retenue de lui rappeler qu’il n’avait pas toujours pensé cela, d’ailleurs si mes souvenirs étaient exacts, il avait dit qu’il lui faudrait une quantité d’argent indécente et un sac à mettre sur ma tête pour songer à passer du temps en privé avec ma présence repoussante. Je sentais encore la brûlure en revivant ce souvenir.

– Je veux juste t’aider.

– Tu m’aides.

Non, je ne l’aidais pas. Je n’aurais pas dû aller là-bas. Il n’était pas mon problème. Ce avec quoi il luttait, et ses histoires de famille compliquées, n’avaient rien à voir avec moi. Mais c’était comme si j’avais à nouveau 17 ans et je ne pouvais pas nier qu’il y avait quelque chose chez lui qui m’accrochait, qui faisait vibrer les cordes trop sensibles de mon cœur.

J’ai soupiré et lui ai fait un sourire tiré.

– Non, je ne t’aide pas. Il faut que tu t’ouvres aux gens qui t’aiment, qui se soucient de toi, pour qu’ils t’aident. C’est un poids trop lourd pour que tu le portes tout seul. Surtout avec tout le reste, avec tes parents. Ça va aller, Nash. Tu verras.

Ses yeux se sont encore assombris, et c’était comme regarder la nuit tomber dans le ciel. J’étais en équilibre sur la pointe des pieds, et il tenait toujours fermement mon visage. Alors quand il a brusquement tiré ma tête vers lui, j’ai été à la fois alarmée et déséquilibrée. J’ai dû lâcher ses poignets pour me rattraper car je tombais en avant, et je jure que la chaleur émanant de sa peau nue lorsque les paumes de mes mains ont atterri sur la douceur de son torse nu a suffi à me lier à lui pour toujours.

J’allais lui demander ce qu’il croyait être en train de faire. J’allais lui dire que j’étais venue plus pour son père que pour lui. J’allais lui balancer qu’il était le dernier homme sur Terre que j’autoriserais à poser ses mains sur moi après les lourds dégâts que ses actions inutilement cruelles avaient provoqués dans une autre vie. Je n’en ai pas eu l’occasion.

Une de ses mains a pris le bout de ma longue tresse et l’a enroulée autour de ses doigts comme une corde. L’autre a glissé sur ma nuque et m’a tirée en avant sans cérémonie jusqu’à nous retrouver torse contre poitrine, bouche contre bouche. J’ai poussé en vain contre ses épaules dures comme de la roche, j’ai essayé de gigoter pour me libérer, mais il était trop fort, avait une trop bonne prise sur mes cheveux. Et pour être parfaitement honnête, même bourré et paumé, il embrassait franchement bien, donc mes efforts pour partir n’étaient peut-être pas très poussés.

J’avais passé une bonne partie de ma dernière année de lycée à me demander ce que cela ferait d’embrasser Nash Donovan. Certes, dans mes fantasmes il était généralement question de bougies, de musique douce et de son amour éperdu pour moi, tandis que je me moquais de lui en lui disant qu’il n’avait pas la moindre chance avec moi. Quel cruel destin de me rendre compte que, même si je n’en avais pas grand-chose à faire de lui, que je ne pensais pas qu’il pouvait se présenter une situation où je le laisserais poser les mains sur moi, dès que ces convictions ont été mises à l’épreuve, je me suis effondrée comme le Mur de Berlin.

Ses lèvres étaient un peu sèches, sa peau un peu rugueuse à cause du manque d’un rasoir, et lorsqu’il a bougé un tantinet sa tête pour passer sa langue sur mes lèvres, j’ai refusé de les ouvrir et j’ai senti un frôlement de métal contre ma lèvre supérieure, cet anneau à son nez. Je pensais que ça m’aurait fait bizarre, mais cela m’a fait frissonner, et lorsqu’il a tiré mes cheveux assez fort pour m’extorquer un souffle de douleur, il a eu l’entrée qu’il voulait et je suis rapidement passée d’indignée à un sentiment inconnu et cucul qui a accéléré mon rythme cardiaque.

Putain, ce qu’il embrassait bien ! Il s’appliquait, comme si ce qu’il passait entre ma bouche et la sienne était la seule chose au monde qui comptait pour lui à ce moment. Il se servait de sa langue, de ses dents, et est parvenu à m’attirer encore plus près. Je sentais le rythme rapide de son cœur qui battait contre le plat de la paume de ma main, posée sur la surface brûlante d’un de ses pectoraux impressionnants. Je sentais le goût de tous ses vices alors que sa talentueuse langue dansait sur la mienne, avant de dévier sur la courbe sensible de ma lèvre supérieure. Il y avait le piquant de la tequila, l’âpreté de la cigarette, une touche de chagrin, et l’immanquable résidu de blessures auto-infligées par son entêtement et sa peur.

L’un de nous a grogné, et l’autre a lâché un profond soupir, et à l’instant où j’allais m’oublier, oublier pourquoi j’étais là et qui était ce garçon tatoué inconsolable, et faire quelque chose d’idiot et d’impardonnable, quelqu’un a frappé à grands coups à la porte qui nous a tous les deux fait sursauter. Son regard était sauvage et flou, un mélange de passion et de confusion. J’ai reculé et j’ai sauté sur mes pieds comme si leu feu tatoué partout sur lui était réel et pouvait vraiment me griller.

Je respirais fort et j’avais le sentiment de peut-être vouloir lui mettre un coup de pied, ou bien retomber sur lui et recommencer ce baiser depuis le début. Les coups sur la porte ont redoublé d’intensité et je me suis raclé la gorge et ai repoussé ma tresse maintenant défaite et emmêlée par-dessus mon épaule.

– Ta pizza est là.

Il a levé les yeux vers moi comme si je venais d’atterrir d’une autre planète. Il a passé sa langue sur la courbe humide de sa lèvre inférieure et a levé un sourcil en me regardant, comme s’il me défiait de dire quelque chose, comme s’il savourait le goût que j’avais laissé sur lui.

Je lui ai lancé un regard noir et ai tourné les talons pour me diriger vers la porte. J’aurais dû écouter mon instinct, qui m’avait hurlé aussi fort qu’il pouvait que je ferais mieux de ne pas me mêler de sa vie. Le passé devait rester dans la boîte de Pandore des souvenirs douloureux, là où je l’avais laissé. Il n’y avait pas de place pour Nash dans mon ici et maintenant. Peu importait que je le trouve magnifique, qu’il embrasse divinement bien, que ma libido me crie qu’il fallait absolument que je sache exactement où disparaissaient ces ailes sur son ventre et ses reins… Je savais qu’il y avait autre chose sous la surface, et ce n’était pas très beau à voir.

– Tu as le même goût que le sol d’un bar qui n’a pas été lavé depuis un mois.

J’ai chopé la demi-cartouche de cigarettes posée sur le bar qui séparait la cuisine du salon et l’ai remuée en l’air.

– Je t’ai dit qu’il fallait que tu arrêtes. Arrête de faire le gamin pourri gâté. Oui, des gens que tu aimes n’ont pas été honnêtes avec toi et c’est nul, mais tu es un adulte maintenant. Alors occupe-toi de ça comme il faut. Tu as dit que ton oncle t’a accueilli, a cru en toi, t’a appris un art que tu adores visiblement, alors concentre-toi sur tout ce qu’il a fait au lieu de ce qu’il n’a pas fait, parce que tu ne sais pas combien de temps il te reste avec lui. Grandis, Nash. C’est notre façon de gérer les choses difficiles qui nous définit.

J’ai ouvert la porte juste à l’instant où le livreur de pizza s’apprêtait à frapper à nouveau et je me suis faufilée dans le couloir. J’ai entendu des bruits de mouvement, des voix masculines marmonner, et j’étais en train de passer la porte d’entrée quand j’ai entendu la voix sensuelle de la voisine flotter dans le couloir.

– Mon grand, s’il y a autant de circulation tous les jours, il va falloir que tu investisses dans une sonnette.

Je me suis arrêtée juste assez longtemps pour jeter un coup d’œil derrière moi. Nash et le livreur la regardait, dans toute sa beauté musclée et glorieuse. J’ai levé les yeux au ciel devant son petit numéro. Nash a regardé dans ma direction puis a ramené ses yeux sur la reine de beauté.

– Et tu es qui, exactement ?

Sa voix sonnait moins décontenancée, moins éparpillée.

– Je suis ta nouvelle voisine.

Je l’ai entendu lancer un petit rire et cela m’a fait grincer des dents en poussant la porte.

– Bienvenue dans le quartier.

Je n’avais pas besoin de voir sa tête pour savoir qu’il lui faisait un grand sourire, et qu’elle était probablement envoûtée par toute cette peau foncée et ces tatouages à peine dissimulés par son boxer.

Cela ne devrait pas me tordre le ventre. Cela ne devrait pas me donner envie de lui arracher ses cheveux auburn fantastiques, et de donner un coup de genou dans les boules de Nash si fort que ses futurs petits-enfants en boiteraient encore, mais c’était ce que j’avais envie de faire et je ne voulais absolument pas y penser. Pas maintenant, ni jamais.

CHAPITRE 3

Nash

Il m’a fallu une journée et demie de plus pour me sortir la tête du cul et arrêter de me comporter comme un taré. J’étais une catastrophe. J’étais en morceaux d’avoir embrassé Saint, principalement parce que je ne le regrettais pas du tout, mais aussi parce que je savais que ce n’était pas une bonne idée. Dans mon nuage de tequila et de chagrin, je sentais encore son goût, je la sentais encore collée contre moi, et c’était la seule chose positive dont je semblais me souvenir depuis des semaines.

J’aurais adoré pouvoir dire que la visite inattendue de Saint m’avait mis la claque dont j’avais bien besoin, mais ce n’était pas le cas. Après son départ précipité, dû au fait que je l’avais tripotée comme un abruti mal dégrossi, j’avais terminé la bouteille de tequila que j’avais déjà bien attaquée avant qu’elle m’interrompe, et m’étais endormi par terre dans le salon. Le lendemain, rebelote, mais à un moment j’ai réussi à me traîner jusqu’au canapé et à m’effondrer avec le carton de pizza en guise d’oreiller. Ah ouais, je me comportais vraiment en adulte responsable…

J’ai entrouvert un œil quand la porte d’entrée de l’appartement s’est ouverte et que des lourds bruits de pas se sont dirigés vers l’endroit où je me morfondais dans mes propres choix misérables. La seule personne qui avait encore les clés de l’appartement était Rule. De toute évidence, il en avait assez de me laisser m’apitoyer sur mon sort tout seul, et ignorer ses coups de téléphone. J’avais l’impression que ma tête était remplie de coton et il a fallu plus d’une minute à mes yeux pour redevenir nets et affronter son regard bleu pâle plein de colère.

Rule me connaissait mieux que n’importe qui. Nous n’étions pas meilleurs amis pour rien. Il n’y avait pas de jugement, pas de censure, et pas de déception entre nous, même quand la situation aurait dû s’y prêter. Nous étions une équipe quoi qu’il arrive, et le rôle que nous avions chacun dans la vie de l’autre était celui d’un soutien immuable, la plupart du temps ; botteur de cul officiel de l’autre quand on en avait besoin, ce qui était évidemment la raison pour laquelle il me regardait avec les bras croisés et son sourcil percé levé.

– Tu as une sale gueule.

– Ça me paraît normal, vu comment je me sens.

– Ça fait une semaine. Je ne supporterai pas tes conneries plus longtemps. Prends une douche, va te laver les dents, met un putain de pantalon et on va voir Phil. Ça suffit, mec. Oui, c’était une belle bombe de merde qui t’est tombée dessus, mais ça ne change rien au fait qu’on doit tous à Phil plus qu’on ne pourra jamais lui rendre durant toute notre vie. Alors pense à autre chose qu’à toi, et bouge ton cul.

Je lui ai répondu par un grognement et me suis décollé du carton huileux. Ouais, j’étais un vrai gagnant. J’ai frotté mes mains sur la surface de mes cheveux rasés et j’ai attendu que la pièce arrête de tanguer. Je ne savais pas quoi dire à l’homme qui m’avait élevé. En fait j’étais passé dans sa chambre d’hôpital la veille, j’avais jeté un regard dans ses yeux exactement de la même couleur que les miens, l’avais écouté m’appeler « fils » d’une voix sans aucune force, et je m’étais retourné pour ressortir aussi sec. C’était une réaction de lâche, et plus encore insensible et superficielle, mais ma tête tournait et je n’arrivais pas à retrouver l’équilibre. Phil méritait mieux que cela de ma part, qui qu’il soit désormais dans ma vie ; il avait toujours été là pour moi, m’avait toujours soutenu quand personne d’autre ne le faisait.

Je me suis levé et suis rapidement retombé sur mes fesses. Rule a tendu le bras et posé sa main, celle avec la tête de cobra et son nom tatoué sur ses doigts, sur mon épaule pour me stabiliser. Il a secoué la tête, et avec ses cheveux bleus en pétard, j’avais un peu de mal à prendre son regard plein de reproches au sérieux.

– Donne-moi vingt minutes.

Il me faudrait au moins ça pour me débarrasser de l’alcool croupi et de la cigarette dans ma bouche.

Saint ne mentait pas, j’avais vraiment un goût de parquet de bar. Cette histoire était un autre bordel que j’allais devoir essayer de remettre en ordre. Je savais qu’elle n’était passé que par obligation professionnelle, parce qu’elle était profondément gentille et qu’elle avait visiblement un cœur énorme. Je savais qu’elle ne m’appréciait pas spécialement, mais elle avait dépassé cela et m’avait offert du réconfort et des mots rassurants au moment où j’en avais le plus besoin, et en retour, j’avais joué à l’abruti. Il fallait que je lui présente mes excuses et que j’essaie de limiter les dégâts. Je voulais qu’elle m’aime bien, je voulais qu’elle pense que j’étais un mec correct, et pas seulement parce que c’était la plus belle fille que j’avais jamais vue. Cela allait plus loin que ses cheveux superbes, son corps de folie et ses yeux d’un doux gris. Je voulais qu’elle m’aime bien car il y avait quelque chose chez elle, une sorte de douceur délicate dans laquelle je voulais m’enrouler. Cela n’avait pas beaucoup de sens, un peu comme tout le reste de ma vie en ce moment.

J’avais de vagues souvenirs de Saint qui remontaient au lycée, elle était déjà jolie mais un peu plus ronde et d’une timidité maladive. Elle était intelligente et faisait partie des meilleurs élèves de Brookside High, donc nos chemins ne se croisaient jamais en général. Il y a eu une période où je me rappelle que nos casiers étaient côte à côte, et j’avais essayé d’entrer en contact avec elle, m’était efforcé de sourire et de lui dire bonjour, mais à part ça, nous n’étions pas dans les mêmes groupes et je ne crois pas qu’elle voulait traîner avec les gens comme moi. Mais je me souvenais de ses cheveux, et ces yeux… Même leur couleur grise était pleine de gentillesse et de compréhension. Elle n’était pas le genre de fille avec qui l’adolescent que j’étais tentait sa chance, principalement parce qu’elle était bien au-dessus de moi intellectuellement, mais aussi parce que déjà à l’époque, il émanait d’elle une classe que je ne comprenais pas. Rule et moi avions passé la majeure partie de notre adolescence à sauter tout ce qui bougeait et à faire la fête à un point qui nous émerveillait maintenant que nous avions vieilli. Nous étions deux boules d’excitation sans scrupules, et les filles comme Saint Ford, avant comme maintenant, n’étaient pas le genre de filles qui voulaient traîner avec des gars comme nous.

Pourtant, à la grande surprise de tous, Rule s’était casé, il allait se marier dans quelques semaines à une vraie princesse de la bonne société. Elle était tout aussi intelligente, classe et belle que Saint, et elle aimait Rule de toutes ses forces. Shaw Landon était la fille de rêve pour n’importe quel mec et Rule était le petit veinard qui l’avait attrapée. Maintenant, il allait s’assurer de la garder pour toujours, lui passer la bague au doigt et remplacer son nom par le sien.

Après une douche bouillante qui a laissé ma peau rouge et m’a assez réveillé pour me faire tenir debout, j’ai réussi à rentrer dans un jean et un T-shirt chaud à manches longues, avec le logo du salon de tatouage où Rule et moi travaillions. Je me suis aperçu dans le miroir au-dessus de ma commode, et j’ai dû plisser le nez. Mon visage était recouvert d’une barbe d’une semaine et mes yeux normalement clairs étaient zébrés de veines rouges. Malgré mon apparence extérieure, j’étais généralement un mec plutôt tranquille. J’avais appris à suivre le courant et prendre les choses comme elles venaient. Il avait bien fallu que je sois le plus raisonnable, avec Rule comme complice. Il avait tellement de caractère et un tel désir de foutre la merde que je n’avais jamais pu être ce genre de gars, le type explosif et imprévisible. Et puis, quand on a des flammes tatouées de chaque côté du crâne, les gens partent du principe qu’on n’est pas quelqu’un qu’il faut emmerder. Pourtant, le reflet qui me regardait à cet instant était complètement « ce genre de gars ». J’avais l’air en colère, paumé, prêt à péter un plomb sans raison, et derrière tout cela j’avais l’air triste… très, très triste.

J’ai soupiré et ai posé une casquette noire sur mon crâne rasé. J’ai pris un sweat au passage et ai rejoint Rule dans le salon. Il avait jeté les cartons de pizza et les boîtes de bouffe chinoise qui traînaient et avait entassé les bouteilles vides de Patrón au recyclage. Nous avions habité ensemble pendant longtemps, avant qu’il achète une maison et emménage avec Shaw. Il savait où tout était rangé et m’a lancé un regard qui voulait dire « Sérieux !? » quand j’ai haussé les épaules.

– J’avais soif.

– Visiblement, oui. Entre Ayden et toi, je devrais acheter des titres chez Patrón.

Ayden était la meilleure amie de Shaw et la femme d’un autre de nos copains d’enfance. Elle était belle dans le genre mannequin, avait des jambes qui faisaient baver tous les mecs, un léger accent du sud, et une meilleure descente que la plupart d’entre nous. Jet Keller était un autre de mes amis qui avait trouvé la fille de rêve et avait décidé de la garder jusqu’à la fin des temps. Il semblait que cela arrivait à tout le monde autour de moi en ce moment.

Même Rome, le grand frère de Rule que j’admirais, avait trouvé celle qu’il lui fallait. Je ne sais pas si beaucoup de gens verraient Cora Lewis comme une fille de rêve. Elle était trop autoritaire, un peu trop grande gueule, et très têtue, le tout emballé dans un petit ensemble coloré, mais Rome semblait la trouver géniale. Ils étaient très différents, mais ils fonctionnaient bien ensemble, si bien que Cora attendait leur premier bébé pour le mois de mars. Tous les gens que j’aimais étaient en train de tomber amoureux et de s’installer. Cela me rendait heureux mais aussi inquiet, car j’avais vu ce qu’il se passait au nom de l’amour lorsqu’on basait des choix majeurs dessus. J’étais un enfant qui avait été mis de côté par une mère indifférente, et ce au nom de l’amour.

Nous sommes sortis de l’appartement et je me suis retourné pour fermer la porte à clé. La porte de l’autre côté du couloir s’est ouverte, et la déesse qui vivait là est sortie tranquillement avec un sac de sport à la main. Elle était jolie, très jolie, c’en était presque exagéré. Si je n’avais pas eu autant de soucis en tête et si je ne m’étais pas senti toujours aussi mal à cause de la manière dont j’avais traité Saint la veille, il y aurait eu de grandes chances que je lui souhaite la bienvenue dans l’immeuble d’une façon bien plus personnelle et tactile. En l’état actuel des choses, je n’ai pu lui offrir qu’un signe de tête tandis que son regard glissait des cheveux fluo de Rule au bout de ses vieilles bottes noires.

– Pas mal.

Elle avait un ton sympathique et séducteur et ses yeux foncés étaient blagueurs.

– L’agence devrait mettre dans l’annonce que la meilleure vue est la porte en face, et non par la fenêtre sur les montagnes. Ils pourraient facilement ajouter 100 $ au loyer.

Rule a levé le sourcil qui était traversé par deux anneaux et m’a regardé de côté. J’ai simplement haussé les épaules et me suis dirigé vers la porte d’entrée. Je l’ai tenue ouverte pour elle tandis qu’elle sortait devant nous.

– Je m’appelle Royal Hastings, au fait.

Je lui ai serré la main et Rule a fait pareil. J’ai vu son regard s’attarder sur le nom de Shaw qu’il avait tatoué sur les doigts de son autre main. C’était plus efficace que toutes les alliances du monde. Une bague, ça s’enlève, un tatouage, jamais.

– Nash, et voici Rule. Désolé pour le bruit et le bordel la semaine dernière. Normalement, c’est un immeuble calme et chacun reste dans son coin.

Elle a rigolé et a relevé la capuche de son sweat sur ses cheveux roux foncés. Putain, c’était vraiment une bombe et en temps normal j’aurais dû être à fond sur elle, mais l’envie n’était pas là.

– Ça a été intéressant, c’est sûr. Tu as un groupe d’amis intéressant, voisin. La fille d’hier soir était ma préférée. La blonde avec tous les tatouages est bruyante, la brune n’a pas l’air très sympa, et l’autre blonde était gentille mais elle a réagi comme si je n’avais pas le droit de demander ce qu’il se passait. La rousse était super sympa, un peu timide, mais vraiment, c’était ma préférée. Si toutes ces filles sont associées au défilé de mecs sexy qui a inondé le couloir, je dois dire que ce sont de petites veinardes.

J’ai levé les yeux au ciel et Rule a ri, et nous nous sommes arrêtés sur le trottoir.

– La blonde impatiente, c’est la mienne. Elle est en plein dans les préparatifs du mariage, et très protectrice avec ses amis, donc elle est un peu sauvage en ce moment. La brune est une des personnes les plus gentilles que je connaisse en réalité, elle est juste inquiète à cause de ce crétin qui avait disparu de la circulation toute la semaine. Elle est mariée avec le mec qui porte des jeans slim.

La voisine canon a acquiescé et a continué à rire.

– Je vois.

– La blonde enceinte et tatouée est avec mon frère, le grand qui a l’air de pouvoir arracher une porte à mains nues. Le blond qui ressemble à Johnny Bravo et l’autre petit blond qui est encore plus joli que toi sont tous les deux libres… Juste pour info.

Il a lancé un regard bleu glacé vers moi.

– Je ne sais pas qui est la rousse.

Je n’avais pas envie d’avoir cette conversation sur un trottoir et devant une inconnue, ni ailleurs en fait, mais ils me fixaient tous les deux, alors j’ai grogné et ai enfoncé mes mains dans les poches de mon sweat.

– L’infirmière des urgences, Saint, elle est passée pour voir comment j’allais. J’étais bien entamé, bourré et dans les vapes. En gros, elle m’a dit la même chose que vous tous. Il faut que je mette mes merdes de côté et que j’aille faire la paix avec Phil avant qu’il soit trop tard.

La voisine a haussé les épaules et s’est tournée vers une 4 Runner qui avait l’air neuve, garée de l’autre côté de la Charger.

– C’était sympa de sa part. En général, les infirmières sont un peu impersonnelles et aseptisées, donc c’est gentil d’être venue vers toi. Passez une bonne journée, les gars.

Nous l’avons regardée sortir du parking et Rule s’est retourné vers moi avec un sourcil en l’air. J’ai pris un regard noir et ai tapoté mes poches à la recherche de mon paquet de clopes. J’ai lancé une grossièreté en me rappelant que Saint était partie avec.

– Quoi ?

– Nouvelle voisine.

– Et ?

– Et ?

J’ai fait le tour vers le côté passager de son pick-up géant et j’ai attendu qu’il ouvre les portes pour grimper dedans. Une fois sur le siège, je me suis affalé et ai appuyé ma tête contre la vitre fraîche et ai fermé les yeux. Je savais que je devais aller à l’hôpital, mais je ne le voulais vraiment pas. Qu’est-ce que j’étais censé dire à Phil ?

Un truc du genre… ah, donc c’est toi mon père disparu… c’est bon à savoir, et au fait, merci d’avoir attendu de choper un cancer et d’être peut-être en train de mourir pour me le dire…

Aucun mot n’avait de sens.

– Ben, il y a une semaine, je serais rentré dans cet appart et il n’y aurait pas eu une chance sur un million que tu sois tout seul. La voisine aurait été avec toi et vous auriez été tous les deux tous nus.

J’ai aboyé de rire et ouvert un œil pour le regarder.

– J’étais trop mort. J’étais tellement imbibé cette semaine qu’il n’y aurait aucune chance que j’arrive à bander, encore moins à viser.

Mais ce n’était pas entièrement vrai. Quand j’avais tiré Saint contre moi, quand elle m’avait laissé entrer dans le creux chaud et mouillé de sa bouche, j’étais devenu dur comme la pierre et la rivière de tequila dans mes veines n’y pouvait rien. Comme s’il lisait dans mes pensées, Rule a demandé :

– Alors, c’est quoi l’histoire avec l’infirmière ?

– On était dans le même lycée qu’elle. Elle était super intelligente, timide, elle restait dans son coin en général. Elle ne sortait pas, ne faisait pas la fête, je ne pense pas que tu te souviennes d’elle. Je l’ai reconnue le soir où je suis allé chercher Rome aux urgences après qu’il se soit fait écraser la tête. Son casier était à côté du mien en terminale. Elle a un peu changé de tête maintenant, perdu du poids, je crois, et ses cheveux sont plus longs. Elle n’a pas l’air de beaucoup m’apprécier, mais elle a été super le soir où on a amené Phil à l’hôpital, et c’était gentil de venir me voir hier.

– Mais pourquoi elle fait ça si elle ne t’aime pas ?

– Je ne sais pas trop. Je crois qu’elle est juste très gentille.

Rule a ricané.

– Elle est bonne.

J’ai hoché la tête.

– C’est vrai.

– Dommage que tu ne l’intéresses pas.

J’ai soufflé dans le vide.

– Je suppose. C’est pas comme si j’étais à la recherche d’une copine, de toute façon.

– Et pourquoi pas, s’il te plaît ?

C’était une engueulade récurrente, maintenant. Depuis qu’il avait décidé que Shaw était tout ce qu’il voulait, il ne me lâchait plus pour que je m’installe, que je trouve la fille qui me ferait croire que l’amour avait une chance et que cela valait le coup d’essayer la monogamie. J’étais content pour lui, pour tous mes amis qui avaient trouvé « la bonne », mais je ne m’imaginais pas emprunter ce chemin-là. Quand ma mère m’avait jeté en échange de son idiot de mari sous le prétexte de l’amour, je savais, déjà à ce jeune âge, que c’était une chose que je ne voulais jamais faire. Aimer quelqu’un au point de sacrifier le reste de ma vie pour elle. J’aimais bien être célibataire, j’aimais avoir la chance de pouvoir connaître plusieurs femmes, plusieurs moments avec plusieurs personnes, quand j’en avais envie. Je n’avais pas besoin d’une copine pour me sentir bien, et je n’en voulais pas vraiment.

– Mec, je viens d’apprendre que mon oncle est en fait mon père, qu’il a un cancer, et mon meilleur pote va se marier dans moins d’un mois. Sans parler de mon pseudo grand frère qui va avoir son premier enfant. Dis-moi, au milieu de tout ça, où est-ce que je peux trouver le temps ou la capacité mentale d’être le copain d’une meuf.

Il a grogné et entra sur le parking de l’hôpital. J’ai senti mon cœur s’accélérer et une sueur froide perler dans ma nuque. Nous sommes sortis du pick-up et en nous rejoignant, Rule m’a poussé avec sa main et a encore grogné quand je lui ai donné un coup de coude dans les côtes pour me venger.

– C’est ça le truc, Nash, tu n’es pas le copain d’une meuf, tu es le copain de LA meuf et quand c’est LA meuf, tu trouves le temps, et tu te le rentres dans la tête très vite parce que l’idée d’être sans elle est la pire chose que tu puisses imaginer.

Je ne savais pas quoi répondre à ça, alors j’ai fermé ma bouche et je l’ai suivi, à travers les portes vitrées et dans l’ascenseur. Inconsciemment, mon regard cherchait dans les longs couloirs blancs une chevelure enflammée. Je ne l’ai pas vue, et je n’arrivais pas à décider si je me sentais soulagé ou agacé.

Nous sommes arrivés au dernier étage de l’hôpital, là où était le département d’oncologie, et j’ai dû suivre Rule car je ne savais pas dans quelle chambre était Phil. Putain, j’étais vraiment nul et j’avais tellement envie d’une cigarette que cela tirait sur ma peau. La porte était à peine entrouverte et Rule a fait un pas de côté.

– Entre là-dedans et passe un peu de temps avec le mec qui t’a élevé. Il t’a peut-être toujours appelé son neveu, Nash, mais il t’a toujours traité – comme nous tous, d’ailleurs – comme un fils. Je vous laisse quelques minutes avant d’entrer.

J’ai hoché la tête maladroitement. J’ai pris une grande inspiration et ai ouvert la porte. Les rideaux étaient un peu ouverts et la lumière hivernale projetait des ombres surnaturelles sur la silhouette fragile de Phil. Il avait toujours été un grand mec bien charpenté, et maintenant que je savais qu’il était mon père, je voyais toutes les similitudes entre nous. Il y avait tellement plus que la couleur inhabituelle de nos yeux. Il a ouvert les paupières et m’a regardé. J’avais envie de piétiner et de toussoter, mais je ne l’ai pas fait. J’ai marché jusqu’au bout du lit et nous nous sommes juste regardés. Il était tellement maigre et son teint blafard faisait peur à voir.

J’ai passé mon pouce le long de ma mâchoire et ai tenté un sourire.

– Tu m’as foutu la trouille de ma vie, mon vieux.

Il a grogné et a levé une main, celle qui portait une sorte d’appareil au bout d’un doigt, attachée aux kilomètres de câbles et de tubes qui sortaient de lui.

– J’en avais marre de me faire tester et tripoter. Je n’avais pas l’intention de passer Thanksgiving dans un putain d’hôpital. Il fallait juste que je parte un peu. Je ne savais pas que j’étais malade, je pensais que c’était juste une mauvaise toux.

– Une mauvaise toux ?

Je n’ai pas pu retenir l’amertume qui s’est glissée dans ma voix.

– J’ai cru que tu étais mort quand je t’ai vu allongé par terre. Tu imagines ce que ça a pu me faire ?

– Je suis désolé, Nash. Pour tout. J’ai pris des mauvaises décisions, fait des choses que je regrette, mais toi, fils… tu n’en as jamais fait partie.

Et voilà : fils… Ce que j’avais toujours voulu être et ce que je n’aurais jamais cru être un jour. J’ai passé ma main à l’arrière de mon cou.

– Je ne sais même pas quoi faire de ça, Phil. Je ne sais même plus comment t’appeler.

– Comme tu m’as toujours appelé. Je suis toujours Phil, Nash. Ce qu’il s’est passé entre ta mère et moi, ça fait très longtemps et ça n’avait rien à voir avec toi. Qui tu es devenu aujourd’hui, c’est un homme dont tu devrais être fier… Un homme dont je suis fier en tant que père, oncle, patron et tout ce que tu veux. Je pensais te protéger, je pensais que le fait que je sois malade était peut-être un signe. Je pensais que ça allait passer, honnêtement.

– Le cancer ? Tu pensais que le cancer allait disparaître comme par magie et que tu pouvais continuer à le fuir indéfiniment ? À nous fuir ?

– Je crois que c’est de famille. Il t’a fallu une bonne semaine pour ramener tes fesses ici, non ?

C’était un bon argument, donc je me suis contenté de soupirer et je me suis appuyé contre le côté du lit. J’ai enroulé mes mains autour de la barre et l’ai fixé du regard. Il était malade, c’était évident, mais il semblait aussi y avoir une légèreté en lui qui n’avait jamais été là avant. Je me suis demandé combien cela avait été difficile pour lui de faire semblant tout ce temps, de m’écouter gueuler contre mon père imaginaire et tout ce que je lui reprochais, l’enfer avec ma mère et son mari. Peut-être que c’était vrai, que la vérité libérait vraiment.

– Il fallait que je me remette un peu la tête à l’endroit. Je devais faire ça seul.

Je savais que j’aurais dû être sur le point de lui demander pourquoi il n’avait pas révélé qu’il était mon père avant aujourd’hui, pourquoi il avait gardé des choses secrètes toute ma vie, mais je crois que j’étais terrifié par la réponse. Ma mère ne m’avait jamais donné l’impression que j’étais digne de porter son sang. Je crois que je ne l’aurais pas supporté s’il y avait quoi que ce soit de ce genre derrière la réflexion de Phil.

– Tu en es où avec tout ça, maintenant ?

Sa voix était hésitante et j’avais l’impression d’être un connard de l’avoir laissé dans le flou, sans savoir ce que je pensais de lui.

– Je ne sais pas trop, mais tu ne m’as jamais déçu de ma vie, et je ne pourrais plus me regarder dans la glace s’il t’arrivait quelque chose et que j’avais laissé les choses en l’état. Je te dois tout ce que j’ai, et tout ce que je suis. Je ne vais pas te laisser te battre tout seul.

Il a fait une petite grimace et a regardé ailleurs. Le bouc qui encadrait sa bouche s’est tiré vers le bas et j’ai senti mon estomac tomber.

– Il n’y a plus de combat, Nash. Le cancer a officiellement mis mon organisme K.-O. Il s’est métastasé, il s’est déplacé dans mes ganglions lymphatiques. On peut plus faire grand-chose à part attendre.

J’ai avalé ma salive et ai senti des larmes commencer à brûler derrière mes yeux. J’ai baissé la visière de ma casquette sur mon front et ai cligné des yeux très fort pour garder le contrôle de mes émotions.

– Et la chimio, les rayons… putain, pourquoi pas une cérémonie vaudou ? Aucune alternative ?

Il a secoué la tête, et alors que j’avais l’impression qu’il m’annonçait la pire nouvelle du monde, on aurait dit que Phil avait eu bien assez de temps pour accepter son sort et le manque de réponse satisfaisante.

– Je sais que c’est nouveau pour toi, et que tu n’as pas eu assez de temps pour vraiment te faire à tout ça, mais ça fait un moment que je suis malade et ce n’est pas ma première fois. Le temps que j’ai eu avec toi, avec le reste de la bande, c’était une chance incroyable.

J’ai senti la colère monter dans mes tripes et j’ai dû me concentrer sur ma respiration pour ne pas me défouler sur lui.

– Tu as déjà été malade ?

Il a émis un son affirmatif et a tendu une main tremblante vers un verre d’eau. J’ai fait le tour du lit pour pouvoir le lui donner. Nos regards assortis se sont croisés et j’ai dû ravaler tous les sentiments au goût amer que cette conversation avait laissés dans ma bouche.

– Ouais. Même chose. Juste avant d’acheter le salon. C’était une tumeur dans un poumon, j’ai eu une opération pour la retirer et j’ai été sous traitement pendant un an après. C’était une des raisons pour lesquelles je voulais tellement vous prendre comme apprentis, Rule et toi. Il y a beaucoup de tatouages pourris, les gens ne prennent pas au sérieux l’art et le travail du tatouage. Je savais que si je vous montrais la bonne façon de faire à tous les deux, que je vous apprenais à respecter le talent et la technique dans leur ensemble, quoiqu’il m’arrive, mon héritage serait entre de bonnes mains. Je m’en suis sorti cette fois-là, je me suis dit que je pouvais le battre encore.

– Pourquoi tu n’as pas arrêté de fumer ?

– Parce que c’est dur, d’arrêter. Parce que je me croyais invincible. Je ne sais pas, Nash. Je n’ai pas de bonne raison. Je regrette de ne pas avoir arrêté, et j’espère que tu vas le faire. Tu n’as absolument aucune raison de tenter le sort.

J’ai ouvert la bouche pour dire autre chose mais je me suis fait couper l’herbe sous le pied par Rule, qui a ouvert la porte et est entré.

– Tout se passe bien, ici ?

– On y travaille, gamin. Viens là vite fait, je veux vous parler de quelque chose, à tous les deux.

Rule a refermé la porte et est allé de l’autre côté du lit. Phil a ouvert la bouche, et avant de pouvoir commencer à parler, il a été pris d’une terrible crise de toux. Cela me faisait mal de voir comme sa toux sèche secouait tout son corps frêle. Il lui a fallu quelques minutes pour reprendre son souffle et Rule et moi avons échangé un regard inquiet par-dessus le lit.

– Bordel, ça fait mal.

Il s’est éclairci la gorge et a posé son regard sur nous deux, chacun notre tour.

– Je vous laisse le salon, les gars. On est propriétaires du lieu, donc l’acte de propriété sera au nom de Nash. Tous les deux, vous avez été une équipe de folie depuis que vous avez l’âge de me donner des cheveux blancs, et vous êtes aussi les meilleurs artistes de la ville. Vous avez fait connaître le Marked, vous lui avez donné son style et une réputation comme je n’aurais jamais pu le faire. Vous l’avez fait vôtre, et je crois qu’en vous associant, vous avez beaucoup à offrir à cette ville.

Rule et moi avons échangé un regard interloqué puis regardé Phil comme s’il parlait chinois et que nous ne comprenions rien. On savait tatouer, travailler avec les clients, mais ni l’un ni l’autre nous n’avions la moindre idée de comment gérer ou faire fonctionner un commerce.

– Je cherchais un nouveau lieu, un deuxième salon dans LoDo. Je voulais nous agrandir, exporter notre réputation et notre travail vers un autre genre de clientèle. J’ai trouvé l’endroit parfait. J’ai signé un bail de cinq ans, mais maintenant… Eh bien, maintenant ça va être à vous de le lancer.

LoDo désignait le sud du centre-ville de Denver. C’était plein de bars, de restaurants, et le loyer de n’importe quelle boutique devait être mirobolant. Rule a été le premier à demander :

– Euh… Tu es au courant qu’on ne sait pas du tout comment faire tourner un salon, hein ?

Phil a levé les yeux au ciel et a pouffé.

– Évidemment, je suis au courant. J’en ai déjà parlé à Cora. Elle sera votre responsable commerciale. Vous pensez vraiment qu’une fois que le bébé sera là, elle voudra continuer à répondre au téléphone et prendre des rendez-vous toute la journée pour deux idiots comme vous ? Non, non, cette petite tête de cochon est née pour prendre soin de quelqu’un, elle voudra passer le plus de temps possible avec le bébé. Donnez-lui un bureau dans les nouveaux locaux, elle pourra s’occuper des aspects techniques pour vous, et si elle veut toujours percer, elle pourra choisir quand elle veut le faire. Tout ce qu’il vous faut, c’est trouver un nouveau gérant de salon et embaucher du monde pour le nouveau shop. J’ai foi en vous deux. Vous me rendrez fier.

– Tu as planifié tout ça sans t’embêter à nous demander ce qu’on en pensait, ni l’un ni l’autre ?

Je n’arrivais pas à retenir toute la colère bouillonnante que je sentais à l’intérieur.

– Nash…

La voix de Phil a baissé d’un ton.

– Je n’ai plus assez de temps pour me disputer. Je veux que ma famille soit tranquille, je veux que ce pour quoi je me suis battu si fort perdure.

Avant, je lui faisais confiance sans me poser la question… Les récents événements rendaient cela un peu plus difficile.

– Où est-ce qu’on est censés trouver un nouveau gérant ? Et comment tu crois qu’on va engager toute une équipe de nouveaux artistes ? On n’a pas la moindre idée de comment s’y prendre, Rule et moi.

J’avais un ton un peu acerbe, je m’en rendais compte moi-même.

– Vous vous débrouillerez. J’ai quelques personnes qui me doivent des faveurs, quelques contacts que je me suis fait au fil des années. Je ne vais pas vous laisser en plan comme ça.

Nous avions tous les deux un million de questions à poser, mais Phil a été repris d’une quinte de toux qui ne semblait pas avoir de fin. On voyait qu’il n’était pas bien et qu’il souffrait énormément. Rule est parti chercher une infirmière, qui a donné quelque chose à Phil et il a rapidement fermé les paupières. Sa poitrine montait et redescendait à un rythme plus régulier, il a sombré et Rule a fait un signe de tête vers la porte, alors je l’ai suivi dans le couloir.

– Putain de merde.

– Ouais, c’est à peu près ça.

J’ai enlevé ma casquette puis l’ai remise d’un seul geste.

– Mais qu’est-ce qu’on va foutre ?

– Se débrouiller, j’imagine. C’est ce qu’on fait toujours.

– C’est de la folie, toute cette histoire.

– Pas de doute là-dessus, mais on va y aller par étapes. On est avec toi, Nash. Souviens-toi de ça la prochaine fois que tu veux jouer à l’autruche et enterrer ta tête dans une bouteille de tequila pendant une semaine.

Je le savais.

– Merci, Rule. Eh, tu me donnes une minute ? Je veux essayer de trouver Saint et m’excuser.

– T’excuser pour quoi ?

– Au point où j’en suis, je crois qu’il faut que je m’excuse d’exister. Merci de m’avoir sorti de ma torpeur.

– Pas de problème. Je t’attends devant le pick-up. Il faut que j’appelle Shaw. Elle n’a toujours pas prévenu ses parents pour le mariage. Qu’ils viennent ou pas, je m’en fous, mais je connais assez Casper pour savoir qu’elle se sentira coupable si elle ne leur donne pas au moins une chance de prouver qu’ils ne sont pas horribles, même si on sait tous qu’ils le sont.

J’ai ricané parce qu’il ne plaisantait pas, et parce que cela me faisait toujours rire quand il appelait Shaw par ce surnom. Ses longs cheveux blonds très clairs s’y prêtaient bien. Ses paroles étaient aussi un dur rappel que je n’étais pas le seul à avoir des relations familiales pourries. Les blocs qui me composaient en tant que personne étaient en train de se modifier, de se réarranger et de changer de place. Je n’avais pas peur du changement, il suffisait à n’importe qui de jeter un coup d’œil sur mon corps pour s’en rendre compte… Ce qui me terrifiait, c’était d’avoir à regarder en arrière et voir que si ma mère m’avait abandonné, m’avait laissé partir, cela n’avait rien à voir avec un père minable qui l’aurait laissée, le cœur brisé, mais avec moi et avec le fait que je n’étais pas comme elle voulait. Cela avait à voir avec le fait que je n’étais simplement pas assez bien, et même si cela faisait bien longtemps que j’avais accepté que je ne correspondrais jamais à ses exigences, cela laissait quand même une trace.

CHAPITRE 4

Saint

Mon jeune patient était juste trop mignon. Il devait avoir cinq ou six ans et la coupure qu’il avait sur la tête n’était pas belle à voir, mais il semblait bien tenir le coup. Sa mère était hystérique, comme elles avaient toutes tendance à l’être quand leur bébé se faisait mal. Mais quelques points de suture plus tard, avec une ordonnance pour des antidouleurs et ordre de porter un casque quand il faisait du vélo, ils étaient repartis. Forcément, j’ai dû aller chercher une sucette pour le jeune patient. Je n’aurais pas supporté de le voir partir sans un sourire. C’était dur de travailler avec des petits enfants, mais cela me rendait toujours contente de l’intérieur quand je pouvais les réparer et les renvoyer chez eux en ayant séché leurs larmes.

J’ai enlevé mes gants avec un claquement et fait un signe de tête à l’urgentiste qui passait au patient de la pièce suivante. C’était la saison de la grippe, donc nous avions un rythme bien soutenu, sans parler des faibles températures à cause desquelles les sans-abris n’arrêtaient pas de venir et repartir, pour toute une série de blessures et de symptômes liés au froid. Je devais toujours être prête, je ne savais jamais ce qui m’attendait, ce qui faisait que mes journées passaient vite, et que mon travail restait intéressant et enrichissant. En revanche, quand j’ai tourné dans un couloir et que j’ai reconnu une grande silhouette sombre appuyée contre le bureau de l’accueil, j’ai dû faire une pause et décider si je voulais me retourner et courir dans l’autre sens avant qu’il m’aperçoive. Nash n’était pas un défi que j’avais particulièrement envie d’affronter ce jour-là.

J’étais énervée contre lui à cause de son comportement aussi égoïste alors qu’une personne proche de lui souffrait, mais en plus de cela, j’étais furieuse contre moi-même d’avoir cédé et m’en être mêlée alors que je savais que ce n’était pas une bonne idée. J’étais aussi agacée car même s’il m’irritait dans tous les sens, le baiser qu’il m’avait imposé m’avait fait tourner dans mon lit toute la nuit, et si je me concentrais assez, je sentais encore le goût qu’il avait laissé sur ma bouche. Rhaaa… Pourquoi est-ce qu’il était aussi mémorable sur tous les plans ?

J’ai plissé les yeux, redressé les épaules et me suis avancée vers lui. L’infirmière derrière le bureau lui lançait un regard que je ne pouvais qualifier que d’émerveillé. Elle avait sûrement dix ans de plus que moi, quatre enfants, et son mari était flic, mais cela ne l’empêchait pas de se faire aspirer par l’aura charismatique que Nash semblait dégager inconsciemment vers le sexe opposé.

– Qu’est-ce que tu fais là ? Ton père est au dernier étage.

Je l’ai vu faire une petite grimace lorsque j’ai utilisé le mot père, mais je refusais de m’en vouloir pour cela. Je mélangeais les mots, j’avais du mal à dire ce que je pensais aux gens, mais je ne sais pas pourquoi, rien de tout cela n’était un problème quand je lui parlais.

J’ai passé les dossiers que je tenais à l’infirmière de l’accueil et j’ai croisé les bras tandis qu’il se tournait pour me faire face. La casquette qu’il portait laissait le haut de son visage dans l’ombre, mais je voyais qu’il avait des cernes sous les deux yeux et de fines lignes blanches de tension de chaque côté de la bouche. Dans l’ensemble, il avait bien meilleure mine que la dernière fois que je l’avais vu. Enfin, meilleure, disons qu’il était intégralement habillé cette fois. Bien que dans ma tête, je pouvais toujours le voir à moitié nu dans les moindres détails. Je voulais vraiment savoir à quoi le devant de son tatouage géant était accroché dans son dos.

– Tu as une minute ?

Sa voix était un peu rauque mais il a adouci sa question avec un demi-sourire qui a fait trébucher mon cœur.

– Pas vraiment. On est un peu débordés, aujourd’hui. Le temps rend les gens fous, donc on est super occupés.

Il a soupiré et bougé pour mettre les mains dans les poches de son sweat. Du coin de l’œil, j’ai remarqué que les autres infirmières gravitaient autour du bureau, avec une curiosité non dissimulée.

– Ça ne prendra qu’une seconde, s’il te plaît, Saint.

Je ne pensais pas que les gros durs tatoués utilisaient des mots comme « s’il te plaît », même si cela ne suffirait pas à me subjuguer. Il avait un effet indésirable sur moi et je savais que c’était une bonne idée de garder mes distances. Alors que je m’apprêtais à refuser, l’autre infirmière derrière le bureau, celle qui était clairement éprise de sa belle gueule, a proposé :

– Je m’occupe de ceux qui viennent d’arriver. Vas prendre l’air cinq minutes.

J’avais envie de rediriger mon regard noir vers elle, mais elle voulait simplement aider, donc je me suis mordue la lèvre et j’ai fait un signe de tête vers la salle d’attente. Il y avait des endroits plus tranquilles dans l’hôpital où j’aurais pu l’amener, mais être seule avec lui me rendait nerveuse.

– Suis-moi par là.

Il a hoché la tête et fait ce que je lui demandais. Je sentais son regard brûler dans mon dos, et j’ai dû prendre plusieurs inspirations pour me calmer et imposer à mon visage un masque impassible avant de me retourner pour lui faire face. Il a soupiré et a appuyé une de ses larges épaules sur la machine à café près de laquelle je m’étais arrêtée. Nous nous sommes regardés pendant un long moment. J’étais sur le point de lever les mains en l’air et m’en aller car ce silence et son regard intense me rendaient anxieuse, lorsque ses mots bas m’ont surprise.

– Phil est vraiment en mauvais état. Il m’a dit qu’on ne pouvait plus rien faire. Il est en train de mourir et il a l’air de simplement s’en accommoder, je ne sais pas comment. J’aurais dû être là plus tôt.

Son ton était grave et ses yeux, sous la visière sombre de sa casquette, avaient pris une teinte lilas. Je voyais combien ils étaient humides, toutes les d’émotions qu’il essayait de ravaler, et j’ai dû me contrôler pour ne pas tendre la main et le toucher, pour essayer de l’apaiser. Ce n’était pas un animal sauvage qui avait besoin d’être calmé… même si c’était un peu l’impression qu’il donnait.

– Je suis désolée. Le stade quatre, c’est moche et le pronostic est terrible, pour tous les cancers.

Il a hoché la tête rapidement et a penché la tête en arrière de sorte qu’il me regardait par-dessous sa visière.

– Je suis désolé pour l’autre soir. J’étais vraiment bourré, c’est le bordel partout, et je te jure que je ne suis pas un mec comme ça, normalement. C’était très sympa de venir voir comment j’allais, et j’ai fait le petit con. Je voulais juste te présenter mes excuses et te dire merci.

J’étais bouche bée. Ce n’était pas ce à quoi je m’attendais de sa part, alors je l’ai simplement fixée comme une imbécile. Il a dû prendre mon silence pour un rejet, car il a retiré sa casquette et frotté une main sur son crâne rasé. Ses sourcils foncés étaient bas au-dessus de ses yeux fantastiques, et ses narines un peu dilatées. Avec ce piercing au milieu de son nez, cela lui donnait des airs de taureau énervé.

– Essaie de me comprendre, Saint. Ma vie s’est écroulée et ce n’est pas facile de gérer tout ce bordel. Je sais que tu ne m’aimes pas, donc c’était encore plus gentil de passer. Ce que je ne sais pas, c’est pourquoi tu ne m’aimes pas.

 

 

 

 

 

Lire la suite