PROLOGUE

Salem

Je n’ai pas beaucoup de bons souvenirs de mon enfance.

Il y avait trop de règles. Trop de lois. Trop de regards désapprobateurs de la part de mon père et pas assez de soutien ou de cran de la part de ma mère.

Nous habitions à Loveless, une toute petite ville du Texas qui porte douloureusement bien son nom. J’étais la fille du pasteur, et comme si cela ne sous-entendait pas assez d’exigences en soi, l’homme adoré derrière sa chaire était un tyran à la maison. Je devais être silencieuse, obéissante, et conventionnelle. Le problème… c’est que cela n’a jamais été moi.

Quand j’avais neuf ans, j’ai convaincu ma mère de me laisser faire un essai pour un groupe de danse très sélectif. Je désirais quelque chose de différent, quelque chose qui rendrait le quotidien moins insupportable. J’étais si fière, si heureuse quand j’ai été prise dans le groupe. Tout cela pour que finalement mon père me dise que danser ainsi n’était pas autorisé et que sa fille n’allait pas se donner en spectacle. Il ne le permettrait pas. C’était comme ça que tout se passait dans ma vie, et ma mère ne semblait jamais prête à lui tenir tête et à le défier, même pour donner à sa fille une chose qu’elle voulait plus que tout. Tout ce qui s’opposait aux souhaits de mon père ou qu’il jugeait déplacé et honteux était rejeté à coups de pied, en même temps que tout sens d’individualité et de plaisir. Mes parents voulaient me faire entrer dans une boîte trop petite pour moi, peinte en blanc et agrémentée d’un grand nœud de tradition. Être moi, cela ne serait jamais assez bien.

Une chose empirait la situation : ma petite sœur était la prunelle des yeux de mes parents. La petite fille prodige parfaite. J’aimais Poppy de tout mon cœur aussi. Elle était délicate et gentille mais elle était aussi docile et obéissante, prête à réagir dès que mon père aboyait un ordre. Je n’allais jamais être parfaite et conciliante comme mon adorable petite sœur. Je n’avais pas l’intention de finir joyeuse femme au foyer comme ma mère. Et je n’allais certainement pas rentrer dans le moule des conventions de la femme mexicaine traditionnelle, comme mon père le voulait à tout prix. Alors à l’âge de neuf ans, j’avais décidé que je ferais ma propre route. Je voyais la lumière au bout du tunnel, il fallait seulement que je sois patiente.

Quand le moment est venu, je me suis libérée. J’ai pris la route avec exactement le genre de gars que mon père détestait. J’avais à peine dix-huit ans, pas vraiment une adulte, mais il fallait que je parte. Je devais m’enfuir… Je ne voyais simplement aucun autre moyen de survivre. J’ai fui Loveless, épousseté mes bottes et je n’ai jamais regardé en arrière.

Je ne regrette pas les décisions que j’ai prises à l’époque. Encore aujourd’hui, je suis une femme qui défend ses choix, qu’ils soient bons ou mauvais. Je suis indépendante. J’ai de la volonté. J’ai tracé mon propre chemin dans la vie, et jusqu’à maintenant, j’ai extrêmement bien réussi. Il y a eu des moments où j’ai trébuché. Des moments où j’étais allongée dans le noir et j’avais envie de pleurer. Il y avait les moments calmes qui me surprenaient et me rappelaient que je n’avais pas fui uniquement mes parents dans cette petite ville texane. Mais en général, j’essayais de prendre l’entière responsabilité de mon bonheur et de mon bien-être, et j’aimais que cela soit ainsi.

J’étais encore en contact avec ma sœur, Poppy. Nous étions proches, même si elle avait épousé un homme dont je n’étais pas la plus grande admiratrice, quelques années plus tôt. Elle vivait toujours à Loveless. Ma haine pour cet endroit était si profonde que je n’avais même pas pu me forcer à assister aux noces de ma sœur, qui s’étaient évidemment déroulées sous l’œil attentif de mon père, dans son église. J’aimais bouger, donc Poppy venait visiter et découvrir chaque grande ville dont je faisais mon chez-moi temporaire. Ses visites s’étaient faites de plus en plus rares avec les années, et maintenant, on ne faisait que discuter de temps en temps au téléphone.

Au départ, ma vie de bohémienne m’avait amenée à Phoenix puis à Reno, avant de céder à la tentation qu’était Los Angeles, rapidement suivie par New York. J’avais essayé la Nouvelle-Orléans et m’était éclatée à Austin quelques années. Plus récemment, j’avais atterri à Vegas, et quelque chose dans les lumières, le bruit, le flux de gens permanent, la sensation que c’est une ville de transit, m’avait plu. J’étais restée dans la jungle de néons plus longtemps que partout ailleurs et m’était installée en construisant une carrière très rentable qui avait été rendue possible grâce à toutes ces décisions que j’avais prises et dont mes parents étaient sûrs qu’elles allaient gâcher mon avenir.

J’avais un super boulot, un appartement du tonnerre, et je voyais même un mec avec qui c’était sur le point de devenir plus sérieux que ce que je tolérais généralement, lorsque j’ai reçu un coup de téléphone du fils de Phil Donovan, sorti de nulle part.

Phil Donovan était une légende, dans mon monde ; un véritable dieu dans le domaine du tatouage. C’était le tatoueur que tous les tatoueurs voulaient être. C’était l’artiste dont on voulait porter le travail. Il était révolutionnaire. Il était célèbre. La liste d’attente pour devenir son apprenti faisait cent kilomètres de long. Phil était un homme d’un talent incommensurable et d’après son fils, Nash, il était malade et ses chances de s’en sortir étaient proches de zéro. Nash avait hérité du salon de Phil au cœur du centre-ville de Denver et avait également été chargé de lancer un nouveau salon de tatouage dans Lower Downtown (LoDo), un quartier plus branché de la ville. Phil avait cité mon nom car Nash cherchait une gérante pour le nouveau salon.

Je n’avais rencontré le vieux qu’une seule fois. C’était pendant une convention à Vegas, et j’avais simplement voulu rencontrer cet artiste à la beauté notoire. Eh bien, Phil était effectivement un magnifique exemple de rockeur qui vieillit bien, mais il était aussi charmant, poli, et quelque chose dans son comportement parlait à mon âme perdue. Nous avions parlé des heures durant. Il avait proposé de me tatouer, et il n’y avait pas moyen que je dise non. J’ai passé la journée suivante sous ses aiguilles en lui dégobillant toute l’histoire de ma vie, sous son regard violet perçant. C’était comme si un pape très cool et très tatoué m’absolvait de tous les péchés que j’avais commis.

Quand il avait demandé d’où je venais et que je lui avais répondu « d’un peu partout », il s’était contenté de rire. Quand j’avais dit que j’avais grandi dans une ville très conservatrice du Texas nommée Loveless, j’avais senti un changement dans son attitude. Il était devenu plus attentif, avait posé une tonne de questions, et quand la belle, élégante et très traditionnelle Vierge de Guadalupe a été terminée sur mon mollet, j’avais l’impression que Phil me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même.

Nous nous sommes dits au revoir et je n’ai jamais trop repensé à cette rencontre, hormis le fait que j’avais un tatouage mortel de Phil Donovan, ce qui me donnait amplement le droit de m’en vanter. L’appel de Nash m’avait réellement prise par surprise, alors je me préparais à vite l’envoyer paître. J’étais triste d’apprendre le décés de Phil mais je n’avais pas vraiment envie de quitter Vegas. Dans le Colorado, il faisait froid, et il y avait des montagnes. Je n’avais absolument pas besoin de ces deux choses. Je m’apprêtais à raccrocher lorsque Nash m’a dit de chercher le salon sur Internet. De regarder le travail des artistes. Il m’a dit que Phil était absolument certain que je serais intéressée par le poste. J’ai balayé l’idée d’un revers de main et j’ai raccroché, mais il avait piqué ma curiosité, alors j’ai cherché le site du salon sur mon téléphone.

The Marked avait une réputation extraordinaire. Les notes étaient incroyables et les portfolios étaient à couper le souffle. Mais c’est quand je suis passée aux pages individuelles des artistes que tout mon monde et mon avenir sont passés de Vegas à Denver en l’espace d’un battement de cœur.

Là, sur le petit écran de mon téléphone, était le seul bon souvenir de ma jeunesse, toujours bon et fiable. La seule chose que j’avais gardée au chaud, en moi, où que je sois et peu importe mon humeur. Là, me regardait la version adulte du petit garçon aux yeux bleus qui avait été la seule personne de toute ma vie auprès de qui je m’étais sentie acceptée. La seule personne avec qui j’avais senti que c’était suffisant d’être simplement moi, qu’être moi était même une chose vraiment chouette.

Rowland St. James… Rowdy. Le voisin qui était si gentil, avec de grands yeux, qui avait tellement peur d’être renvoyé en foyer, tellement peur d’être seul. La première fois que Poppy l’avait traîné jusqu’au jardin pour jouer avec nous, je me souviens l’avoir vu lutter pour comprendre comment s’amuser, comment se détendre et passer un bon moment. Il était si petit, avec des yeux si grands et si tristes qu’ils me serraient le cœur. Tous les petits enfants devraient savoir comment jouer, devraient avoir envie de se rouler dans la terre et de mettre le bazar, mais ce n’était pas le cas de Rowdy.

Je crois que j’étais triste pour lui parce que je savais précisément ce qu’il ressentait. J’étais à peine adolescente, et même à cette époque, je ne m’imaginais pas rentrer avec les genoux écorchés ou les vêtements déchirés face à mon tyran de père. Je me ferais crier dessus, je serais punie, je me ferais retirer tous mes privilèges — le peu que j’avais –, et même si je m’amusais à la folie, cela n’aurait pas valu toutes les répercussions que cela aurait eu. Je me résignais donc généralement à rester assise sur le côté et à regarder tous les autres s’amuser. Seulement, une fois que Rowdy entra dans ma vie, je n’ai plus eu à rester assise toute seule.

C’est comme cela que j’ai découvert son don artistique. Dessiner sur du papier était propre et minutieux, normalement c’était même ennuyeux, et il n’y avait absolument aucun moyen que j’aie des ennuis ou que je sois punie pour avoir joué au morpion ou au pendu. J’étais loin de savoir que donner quelques feuilles blanches et des crayons de couleur à Rowdy allait débloquer chez lui un potentiel artistique qui allait m’impressionner. Même à dix ans, il était capable de créer des images et des paysages qui semblaient si vrais qu’ils auraient mérité d’être encadrés et accrochés à un mur. Ce garçon était doué, et c’était la première fois que je le voyais vraiment sourire. Il adorait dessiner, faire des croquis et s’amuser avec de la peinture, donc à chaque fois que nous nous retrouvions relégués sur le côté, c’était ce que nous faisions tous les deux. Dessiner et gribouiller. J’étais mauvaise, mais j’aimais que cela le rende aussi heureux.

Malgré notre écart d’âge et nos différences évidentes, Rowdy savait ce que c’était de vouloir plus et d’être plus que ce dans quoi nous étions coincés pour le moment. C’était une âme sœur, et il faisait sourire mon cœur quand mon quotidien était morne et affligeant. Nous étions deux gamins qui essayaient de faire au mieux dans deux foyers qui ne voulaient pas vraiment de nous et qui ne nous comprenaient pas. Nous étions peut-être spectateurs de nos familles et de nos propres vies, mais au moins, nous étions spectateurs ensemble. C’était tout simplement le meilleur ami que j’aie jamais eu — encore aujourd’hui. Pourtant, parfois, je me demandais s’il était content d’être en marge avec moi, si cela lui allait d’avoir le nez collé contre la vitre, parce qu’il était aussi une personne de plus dans ma vie à être aveuglé par la perfection apparente de Poppy. Nous regardions tout se déplacer autour de nous, sans jamais nous sentir inclus ou désirés, mais il ne lâchait jamais ma petite sœur des yeux.

J’avais toujours su que Poppy était la sœur Cruz qu’il voulait, mais je ne sais pas comment, j’avais oublié cela lors de mes derniers instants à Loveless. Alors que la Belvedere allait sortir de l’allée de chez mes parents, j’avais aperçu ses yeux vifs bleu ciel dans le rétroviseur. J’avais sauté de la voiture, et en une fraction de seconde, quelque chose avait changé dans notre fraternité, notre lien profond de personnes exclues s’était transformé en autre chose. Je l’ai vu plus vieux, j’ai vu plus qu’un adolescent paumé. Il n’avait que quinze ans, il était trop jeune pour avoir tant de manque et de désespoir dans son regard qui me brisait le cœur. Trop jeune pour soudain sembler si adulte, si différent. Ni l’un ni l’autre n’étions prêts pour l’un et l’autre ; à dix-huit ans, je n’imaginais pas à quel point mes actes seraient radicaux ou combien de temps je serai éloignée, mais je devais l’embrasser pour lui dire au revoir, je devais lui montrer qu’il comptait pour moi de mille façons même si je partais pour ne jamais revenir.

Seulement, maintenant, grâce au hasard et à Phil Donovan, Rowdy me fixait, tout adulte et somptueux. Il était toujours blond, avec ce sourire qui faisait dérailler mon cœur, mais il était plus grand, plus fort, et le bleu de ses yeux devait maintenant rivaliser avec toutes les couleurs qui recouvraient la majeure partie de sa peau visible. Soudain, c’était comme regarder tout ce que je voulais dans une boule de cristal, qui me disait à quoi devait ressembler mon avenir.

Sans même prendre une seconde pour réfléchir, j’ai rappelé Nash et ai accepté le travail. Je crois qu’il a parlé de passer un entretien, mais je l’entendais à peine avec le sang qui battait à pleine puissance entre mes oreilles. J’allais devoir régler pas mal de détails avant de faire mes valises, mais j’avais une nouvelle destination et un objectif clair en tête. Je voulais voir si c’était toujours là, cette symbiose, cette connexion et cette attirance indéniables qui nous avait fait si bien fonctionner ensemble alors que nous étions trop jeunes et trop perdus pour savoir quoi en faire.

Il a fallu un petit moment pour couper les liens avec le salon où je travaillais, surtout parce qu’ils venaient de signer avec une espèce de programme de télé-réalité sur le tatouage et je crois que m’avoir à l’accueil était l’un de leur principal argument. Je devais aussi rompre avec M. J’en-Veux-Plus et partir pour New York pour un shooting photo que j’avais prévu pour un magazine de tatouage. Chaque jour qui passait, j’étais de plus en plus impatiente. Je voulais être dans le Colorado, je voulais poser mes yeux sur la version adulte de Rowdy. Je mourais d’envie de voir l’effet que les années avaient eu sur lui, à part le rendre incroyablement sexy. Il avait toujours eu une super personnalité. Affable et détendu, même si sa vie n’avait pas été remplie de roses et de cuillères en argent. Je l’avais toujours admiré. J’enviais sa façon de faire avec tout ce qui pouvait lui tomber dessus. J’étais tout l’inverse. Je transformais tout en bataille, en combat pour la survie, et c’était épuisant. Quand on se bat pour tout, les batailles que l’on mène pour ce qui compte vraiment se retrouvent noyées dans ce boucan et perdent leur sens.

J’ai jeté tout ce que je possédais dans ma voiture et une fois de plus, j’ai pris la route. C’était la toute première fois que je quittais un endroit avec une destination précise en tête. Il n’y avait pas seulement l’appréhension de faire face à la seule chose joyeuse de ma vie d’avant, mais aussi le désir d’aider à construire un empire du tatouage, de partager l’héritage de Phil avec le monde, auprès de la prochaine génération de dieux du tatouage. Tout cela était excitant et j’aimais les défis.

Quand je suis arrivée à Denver en mai, j’ai été frappée de voir combien cet endroit était beau. La ville était très propre, et les Rocheuses qui nous surplombaient au loin étaient époustouflantes. Il y avait une vie, un souffle différent de toutes les autres villes où j’étais allée et je m’en suis tout de suite voulu de l’avoir sous-estimée sans réfléchir. Lorsque j’inspirais, c’était comme si je sentais l’air de la montagne à l’intérieur de moi. Ou peut-être que j’étais juste en train d’étouffer à cause du manque d’oxygène. Après tout, Denver était à 1600 m au-dessus du niveau de la mer, et pour une citadine, essayer de respirer à cette altitude ne s’avérait pas évident.

J’ai trouvé un tout petit appartement meublé. Après tout, j’étais devenue experte pour déraciner ma vie et rebondir d’une ville à une autre. Je me suis fait un petit discours d’encouragement pour me convaincre que je n’étais pas folle de déménager carrément dans un autre État sur un coup de tête et la photo d’un joli garçon. Je me suis faite belle, je me suis coiffée, j’ai mis du rouge à lèvre rouge sang, enfilé ma plus belle paire de talons, puis je suis allée charmer mon futur employeur potentiel.

Mon nouveau patron était beau gosse. Son associé aussi. Sérieusement, ils auraient dû se faire prendre en photo pour un calendrier de beaux mecs tatoués et percés de Denver. Ils m’ont aussi observée attentivement. Ils regardaient mes tatouages, pas de façon lubrique ou flippante, mais pour voir si je connaissais la différence entre du bon et du mauvais travail. J’ai dû réussir l’examen, car la toute petite blonde avec son bébé et du caractère m’a souri et leur a dit de m’embaucher, sinon… Monsieur Sexy avec les flammes sur le crâne, Nash — que j’ai reconnu tout de suite, rien qu’à ses yeux — m’a proposé le poste. Bien entendu, j’ai accepté.

Le mec avec la crête noire et la tonne de charisme a fait quelques commentaires sarcastiques et m’a lancé un sourire qui aurait fait chauffer mon sang si je n’avais pas vu l’alliance à son doigt. Ces deux-là, ils attiraient les ennuis. Le meilleur genre d’ennuis. Je leur ai dit que je savais qu’on allait passer de bons moments et que j’étais contente d’avoir ma place dans cette aventure avec eux. Nous étions prêts à partir et je leur ai dit que j’avais hâte de commencer lorsque j’ai entendu sa voix.

Elle était plus grave, plus lisse, mais sous ce baryton, j’entendais le petit accent texan dont je me souvenais bien des années plus tard. Quand sa tête est apparue dans les escaliers, j’ai vu ses yeux s’agrandir, me reconnaître et se remplir d’inquiétude. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. Même s’il avait l’air tout sauf ravi de me voir, tout chez lui me rendait heureuse, et je savais que j’avais fait le bon choix. Je me suis avancée vers lui comme si un champ de force nous attirait l’un vers l’autre et j’ai entendu mes talons claquer sur le parquet, au même rythme que mon cœur.

Je me suis arrêtée juste en face de lui. Même s’il était une marche plus bas que moi et que je portais des talons, il était plus grand que moi. Il était large et fort. Il me regardait comme si j’étais une sorte d’apparition. Et je l’étais. J’étais réellement un fantôme de son passé, tout comme il l’était pour moi. J’ai passé un doigt le long de son nez, ai résisté à l’envie de me pencher en avant et d’appuyer mes lèvres sur sa bouche entrouverte.

J’ai dit son nom, son vrai nom, pour qu’il soit sûr que c’était vraiment moi.

— Bonjour, Rowland. Tout son corps a sursauté en réaction. Tu as bien grandi.

Nous nous sommes regardés en silence pendant une minute et j’ai vu toute la couleur fuir son visage. Il a murmuré mon nom en réponse, d’une voix étranglée.

Il avait une ancre énorme tatouée sur le côté du cou. On aurait dit qu’elle était vivante avec son pouls qui battait rapidement sous sa peau. J’ai regardé par-dessus mon épaule et ai lancé au reste de notre public perplexe :

— On se voit au boulot lundi. Envoyez-moi ce que je dois signer par e-mail.

J’ai fait attention à ce que ma main frôle le torse de Rowdy en passant devant lui pour descendre l’escalier. J’ai senti son cœur qui battait la chamade, j’ai senti comme il tremblait. Je suis sûre que c’était plus dû au choc qu’à toute forme d’appréciation de mes attributs féminins, mais je m’en fichais.

Pour la première fois de toute ma vie, je savais que j’étais précisément où je devais être.

CHAPITRE 1

Rowdy

Les boules de billard se sont entrechoquées avec un clac bruyant et ont roulé sans but sur la table. Pas une seule, unie ou rayée, n’a atterri dans un trou. Je me suis appuyé lourdement sur la queue de billard posée par terre et j’ai fixé la table.

— Mec, tu n’es pas dedans.

C’était vrai, à tout point de vue. J’ai eu un petit rire et j’ai regardé mon meilleur ami de l’autre côté de la table, Jet Keller. Il n’était plus très souvent à Denver. En général, il partait transformer des jeunes groupes en stars, ou faire la rockstar lui-même. C’était l’un des rares soirs où il était là sans être collé à sa très jolie femme. Normalement, j’aurais été trop content de passer du temps entre potes avec Jet, mais comme il l’avait dit, je n’étais pas là.

J’ai tendu le bras derrière moi et j’ai pris la bouteille de Coors Light que j’avais laissé sur la table haute. Généralement la bière était la réponse à tous les problèmes de la vie, mais les choses qui tournaient dans ma tête, les choses qui m’empêchaient de dormir la nuit, même de grandes quantités de bière ne pouvaient pas les faire taire. J’ai déplacé mon poids en bougeant mes pieds et j’ai regardé Jet réussir quasi tous ses coups. Je ne comprenais pas comment il arrivait à se pencher sur la table et faire d’aussi bons points sans déchirer son pantalon. Je n’arrêtais pas de lui dire que s’il voulait avoir des gamins, il ferait mieux d’acheter un Levi’s classique ; c’était un running gag entre lui et moi. Les couilles de ce mec me faisaient pitié.

Je connaissais Jet depuis des années et j’étais habitué à son style hard-rock. Cela collait à sa personnalité. Il l’assumait sur scène et ailleurs. En revanche, cela ne collait pas au bar miteux, en dehors des sentiers battus, où je l’avais traîné. J’évitais le bar le plus proche du salon de tatouage car je n’avais nulle envie de croiser ma nouvelle collègue.

C’était déjà assez dur de la voir toute la journée au salon. Je luttais, chaque heure qui passait, pour empêcher les neuf millions de questions que je me posais de jaillir de ma bouche. Je voulais tout savoir, mais je savais que même si elle avait les réponses, cela ne changerait rien au fait qu’elle m’avait déçu, des années en arrière. Alors je restais silencieux. Je fermais ma bouche et je faisais des efforts pour ne pas la regarder, ne pas lui parler directement, et je m’efforçais tout particulièrement de ne pas aller là où elle pourrait être après le travail. Ma stratégie d’évitement voulait dire que l’abreuvoir à côté du salon était une zone interdite, ainsi que le Bar, le vieux troquet tenu par un ami proche. C’étaient les deux seuls endroits que je fréquentais avec mes amis et le reste de la bande du salon, donc cela me paraissait logique que Salem y soit aussi. Par conséquent, j’avais traîné Jet jusqu’à ce bar qui semblait ne pas avoir été nettoyé depuis la ruée vers l’or du Colorado, et toutes les paires d’yeux suspicieux étaient tournées vers nous.

— J’ai passé quelques semaines étranges.

Jet a levé son sourcil noir et m’a fait signe de réaligner les boules.

— Ça a un rapport avec la bombe de Vegas ?

J’ai senti mes épaules se tendre sans le vouloir.

— Peut-être.

J’ai pris mon temps pour remettre les boules colorées dans le triangle, et quand j’ai eu fini, je suis resté debout, appuyé contre la table de billard avec mes mains posées sur le bord. Mes doigts tatoués sont devenus presque blancs sous mon poids. C’était le problème quand on avait un groupe d’amis très liés qui servait de famille de substitution. Tout était les affaires de tout le monde, et chacun voulait fourrer son nez dans le bordel pour essayer d’aider.

Je l’ai regardé en plissant un peu les yeux tandis qu’il commandait une autre tournée de bières à la serveuse, qui semblait faire cela depuis sa naissance. « Exténuée » ne suffisait pas pour décrire son apparence usée, et cela m’agaçait. Si je n’étais pas aussi taré, nous aurions pu aller au Bar, où la serveuse était Dixie. Une vraie poupée. Une rousse avec une attitude détendue et un sourire rayonnant. Elle était en général également dispo pour passer du temps toute nue avec moi, sans rien attendre le lendemain matin. Le contraste était donc bien trop saisissant et je n’étais vraiment pas sympa avec cette pauvre Betty.

J’ai lancé à Jet :

— Qu’est-ce qu’on t’a dit ?

Il m’a souri de façon à me faire comprendre que je faisais le crétin. Je ne me mettais pas facilement en colère. Je n’en voyais jamais l’intérêt. Il y avait toujours moyen que les choses se règlent d’elles-mêmes et c’était quand les gens essayaient trop fort que cela devenait le bordel. Je croyais fermement que ce qui devait arriver arrivait, et qu’il n’y avait aucun moyen de contrôler le résultat.

Il a donné un pourboire à la serveuse, a pris les bières et m’en a tendu une.

— Juste qu’elle n’est pas commune. On m’a dit qu’elle pouvait faire concurrence à Cora, qu’elle était géniale avec les clients, qu’elle sait de quoi elle parle question gestion et qu’elle n’a pas dix sur dix en termes de beauté mais dix fois dix, et que tu l’évites comme si elle venait d’un asile de lépreux, pas de Las Vegas.

Cora Lewis était la directrice commerciale du Marked, le salon de tatouage où je travaillais. Elle était toute petite mais avait une grande gueule, et était notre vraie patronne à tous, et avec Jet, elle était ma meilleure amie. Le fait qu’elle ait immédiatement aimé Salem, qu’elle l’ait accueillie dans la famille sans même me demander ce que cela me faisait, cela m’embêtait et me donnait aussi l’impression d’être la cinquième roue du carrosse. Tout le monde semblait adorer Salem, n’arrêtait pas de chanter ses louanges et de répéter combien elle nous sauvait la vie avec le salon qui s’installait dans un nouveau lieu. Si l’on posait la question à n’importe lequel de mes collègues, elle était la sauveuse du Marked.

Je voulais qu’elle reparte d’où elle était venue et qu’elle reprenne avec elle tous les souvenirs, tous les sentiments qui lui étaient rattachés. J’avais travaillé dur et longtemps pour enterrer la majeure partie de ma vie pré-Colorado et je n’avais pas besoin du rappel quotidien que j’avais aimé et perdu les deux sœurs Cruz.

— Elle est belle. Elle l’a toujours été.

Salem Cruz avait tout d’une pin-up moderne. Il y avait ses formes très généreuses. Il y avait les kilomètres de cheveux foncés incroyables qui semblaient interminables et étaient ponctués d’une mèche rouge vif à l’avant. Elle avait des yeux couleur obsidienne surmontés d’eyeliner qui leur donnait un effet œil de chat, et ses lèvres étaient d’un rouge sang à la moue parfaite. Tous les jours, on aurait dit qu’elle sortait d’un magazine de bagnoles. Son style était savamment étudié pour être à la fois un peu provocateur et sexy, ce qui la rendait absolument impossible à ignorer. Tous les jours, le petit piercing Monroe rubis qu’elle portait au-dessus de sa lèvre me faisait des clins d’œil et tous les jours, j’essayais de ne pas remarquer que ses bras tatoués étaient magnifiques et pleins d’œuvres que j’enviais en tant que professionnel et artiste. J’essayais aussi très fort de ne pas me souvenir des fois où elle m’enveloppait dans ces bras, quand j’étais jeune et effrayé en permanence et qu’elle essayait de me rassurer.

— Tu la connais depuis longtemps ?

Jet n’imaginais pas tout le poids de sa question.

— Ouais. J’habitais à côté de sa famille là où j’ai grandi, au Texas. Je passais beaucoup de temps chez elle quand j’étais petit.

Elle n’avait pas le même style à l’époque. Ses cheveux étaient plus foncés, mais ses yeux étaient déjà noirs comme la nuit et mystérieux. Son sourire était aussi le même, ainsi que la façon dont je sentais mon sang s’épaissir quand elle passait près de moi ou me frôlait sans le faire exprès. À l’époque, je pensais que ce n’était pas bien. Je pensais que c’était terrifiant et dangereux de réagir au contact d’une fille dont je savais qu’elle n’était pas pour moi, mais maintenant, je savais que Salem était irrésistible et que c’était physiquement impossible de rester insensible.

— Alors pourquoi tu la tiens à l’écart ?

En général, j’étais charmeur, affable, et séducteur avec le sexe opposé. J’avais simplement cette façon de leur parler qui me permettait d’avoir ce que je voulais et tout le monde repartait content à la fin. Avec Salem, je ne pouvais pas le faire. Avec elle, je ne trouvais pas de mots qui ne soient pas des accusations, des reproches, et de la haine pure et simple. Je lui en voulais d’être partie, et encore plus d’avoir soudain réapparu.

— Elle est partie de Loveless quand j’avais quinze ans. Elle a fait ses valises et s’est tirée en plein milieu de la nuit avec le plus gros dealer de beuh de la ville. Son père était pasteur et sa petite sœur la vénérait, donc ça a été dur pour tout le monde quand elle est partie.

J’ai avalé une longue gorgée de bière et ai lâché un profond soupir.

— Ça a été très dur pour moi.

J’avais aimé Poppy, la petite sœur de Salem, de tous les morceaux de ma jeune âme. Elle était la seule et l’unique pour moi, elle était le centre du monde. En tous cas, elle l’avait été jusqu’à ce que je la suive à l’université et qu’elle finisse par me dire que nous ne serions jamais ensemble. Salem, en revanche, avait été ma confidente, et, chose peut-être encore plus importante, elle avait offert au petit garçon seul et exclu que j’étais son amitié et son acceptation. Elle était ma meilleure amie, et j’étais perdu sans elle. Quand elle est partie sans même me dire au revoir, c’était la deuxième fois de ma vie que je me sentais abandonné. J’étais encore oublié par quelqu’un qui était censé se soucier de moi pour toujours. Salem m’a laissé dégoûté et vidé.

— Donc vous étiez proches, elle est partie, c’est la première fois que tu la revois en dix ans et tu es tout perturbé par ça ?

Si seulement c’était si simple. Les sœurs Cruz avaient fait leur petit effet sur moi à de nombreuses reprises. J’aurais été parfaitement satisfait de ne jamais avoir à les revoir ni penser à elles deux. Si mes cheveux n’avaient pas été plaqués en arrière et remontés sur le dessus comme un personnage de Cry-Baby, je me serais passé les mains dedans, de frustration.

— Je ne suis pas perturbé. C’est juste que je n’ai rien à lui dire. C’est long, dix ans. C’est une inconnue.

Et tout ce que j’aurais pu lui dire ne serait pas sorti comme il le fallait, de toute manière. Les mots auraient été mélangés à la rage et aux souvenirs. Jet m’a jeté un regard et a pointé sa bière ouverte vers moi.

— D’accord. C’est une inconnue, une inconnue super sexy, et au lieu de lui parler ou de la draguer comme tu le ferais en temps normal, tu fais le mec bizarre et muet. Nan, pas perturbé du tout.

J’ai songé à lui ouvrir le crâne avec la queue de billard, mais j’aimais bien Ayden, sa femme, et je ne voulais pas qu’elle s’énerve contre moi.

— Tais-toi. Tu n’es pas là assez souvent pour juger la façon dont je me comporte, de toute façon.

Je voulais lancer cela sur le ton de la blague, pour changer de sujet de conversation, mais je l’ai vu tiquer et ses mains se sont resserrées par réflexe autour de sa bière.

Jet travaillait dur. Il voulait à tout prix aider les groupes en lesquels il croyait à se faire un nom. Il défonçait tout, à la tête de son propre label, mais la contrepartie était qu’il devait aller là où était la musique. Cela voulait dire qu’il était tout le temps à L.A., Nashville, New York, Austin, ou même en Europe. C’était dur pour lui, sachant qu’Ayden et lui n’étaient mariés que depuis deux ans et qu’ils étaient très, très amoureux. Je voyais que cela leur pesait, à tous les deux, mais aucun ne disait quoi que ce soit, et comme je le disais, on n’arrête pas la destinée, peu importe ce que cette sale chienne vous réserve.

— Tout va bien à la maison, pour toi ?

Je ne voulais pas m’immiscer mais c’était toujours mieux que de faire remonter mon passé pour qu’il le fouille.

— Ayden et moi, super. C’est tout le reste qui est nul.

Il a secoué sa tête sombre et m’a regardé sous des sourcils froncés.

— Elle va demander un transfert pour un master à Austin.

Je me suis arrêté une seconde pour ne pas dire de bêtise.

— Tu veux déménager à Austin ?

Il a englouti le reste de la bière qu’il tenait dans sa main et a posé la queue de billard sur la table.

— Je ne veux pas vraiment, non, mais c’est le plus logique. Elle peut finir ses études à l’université du Texas et je pourrai enfin voir ma femme plus de deux ou trois fois par mois. C’est nul, c’est tout. Nos amis sont ici. Son frère est ici et Cora vient d’avoir le bébé.

Il a encore secoué la tête et lâché un long soupir.

— C’était son idée, mais je me sens mal quand même. J’ai rénové le studio en pensant que ça suffirait, mais ça ne suffit pas.

C’était nul, en effet, mais c’était compréhensible.

— Quand est-ce qu’elle saura si elle est prise ?

— Pas tout de suite. Ça prend du temps d’être acceptée en master, et même s’ils veulent la prendre, il faudra qu’elle passe un entretien et qu’elle fasse mille ronds de jambes avant que ce soit officiel. Essaie de ne rien dire à Rule ou Nash. Elle n’en a pas encore parlé à Shaw, ni à Cora. Elle veut attendre qu’on soit sûrs de ce qu’on va faire.

Rule et Nash géraient le salon de tatouage et Shaw était non seulement la meilleure amie d’Ayden, mais aussi la femme de Rule depuis peu. Les trois filles de notre petit monde étaient très proches, et si l’un des gars laissait échapper cette grande nouvelle, un carnage s’ensuivrait sans aucun doute. Ces filles étaient un groupe solide et l’idée que l’une d’entre elles s’en aille allait causer de sérieux rebondissements émotionnels.

— C’est une sacrée nouvelle. Ce n’est peut-être pas la meilleure solution, de ne rien dire. Est-ce qu’elle a dit à Asa qu’elle pensait à partir ?

Asa tenait le Bar et était le grand frère d’Ayden. C’était une sorte d’électron libre, et la seule raison pour laquelle il s’était installé à Denver était pour vivre plus près de sa sœur. Ils avaient une relation tendue à cause du passé d’Asa – il avait été un vrai connard et un criminel de bas étage –, mais ils commençaient tout juste à reconstruire des liens perdus depuis longtemps.

Jet a hoché la tête et a appuyé sa hanche contre la table. Je m’attendais vraiment à voir ce jean craquer chaque fois qu’il bougeait. Ce serait toujours drôle de l’emmerder avec cela.

— Ils en ont parlé. Il lui a dit de faire ce qui la rendait heureuse. Je pense qu’elle a été déçue qu’il ne lui demande pas de rester.

J’ai grogné et lui ai fait un petit signe de tête sur le côté car un groupe de mecs, âgés de quelques années de plus que nous, nous lançaient des regards en coin à l’autre bout du bar. Je savais que nous faisions tache dans l’ambiance délabrée et l’atmosphère tumultueuse de ce bar, mais nous nous mêlions de nos affaires et nous respections toujours le territoire des habitués.

J’ai dit à Jet d’un air absent, en surveillant le groupe :

— Il a passé toute sa vie à lui demander de faire des choses pour lui. Après avoir failli mourir, ça me paraît logique que pour une fois dans sa vie, Asa veuille qu’elle fasse quelque chose pour elle. Il sait que c’est toi qui la rend heureuse. Il ne va pas continuer à essayer de l’empêcher de l’être.

Asa était une énigme. Il était sorti de nulle part et avait embarqué Ayden dans un bordel plein de son passé et de motards énervés. À la fin, Asa avait fini dans le coma, Jet et Ayden, mariés. Nous avions tous accueilli le blond du Sud parmi nous, mais tout le monde gardait un œil sur lui. Il avait de la chance que Rome, le frère de Rule, soit revenu de la guerre et ai fini par acquérir le Bar. Je ne sais pas pourquoi, mais l’aîné des Archer s’était entiché d’Asa et lui avait donné du boulot. Je crois que nous attendions tous de voir comment cela allait se passer.

Les gars du groupe qui nous observait ont tous penché la tête ensemble et celui qui était probablement le meneur a croisé mon regard et m’a fait un doigt d’honneur avec un petit rictus.

J’ai posé ma bière et j’ai ramené mon regard sur Jet.

— Les autochtones commencent à s’agiter. On devrait peut-être y aller.

Je n’avais rien contre une bonne vieille baston de bar. Après tout, j’avais joué au football américain jusqu’à ce que je quitte la fac à la fin de ma première année. J’étais toujours construit comme un sportif, même si de l’extérieur, je ressemblais plus à James Dean. J’étais plus grand que la plupart d’entre eux et clairement en meilleure forme, mais j’aimais à penser que j’avais grandi et mûri ces dernières années. Éviter un bain de sang et des doigts cassés qui m’empêcheraient de tatouer était forcément la meilleure option.

Jet a regardé par-dessus mon épaule et a baissé le menton pour me dire qu’il était d’accord, seulement notre décision de quitter les lieux est arrivée une fraction de seconde trop tard. Nous avancions vers la porte, alertes et en regardant bien autour de nous, quand les gars ont décidé qu’ils ne pouvaient pas nous laisser partir sans rien faire. Je me suis arrêté et Jet s’est posté à côté de moi car nous nous sommes soudain retrouvés face à trois hommes plus âgés et raisonnablement bourrés. Celui qui m’avait fait un doigt d’honneur m’a bien regardé de haut en bas, jusqu’à la pointe de mes bottes de cow-boy noires et usées. Il a fait une grimace et a donné un petit coup de coude dans les côtes à un de ses copains, assez fort pour le faire grogner.

— Tu crois que c’est censé être qui, ce guignol ? Elvis ?

Son regard est passé à Jet.

— Et toi, tu es qui ? Ozzy Osbourne ? Marilyn Manson ? Il faut qu’on vous dise qu’Halloween, c’est en octobre, les gars.

J’ai senti Jet se raidir à côté de moi mais nous n’avons bougé ni l’un ni l’autre.

— Combien de temps ça a pris pour te faire cette belle coiffure ? Ce serait vraiment dommage si quelqu’un te décoiffait tout ça.

Cela me prenait en effet plus longtemps que je voulais bien l’admettre pour avoir ce style rétro et volumineux. Si ce gars croyait qu’il allait toucher à mes cheveux, il allait vite déchanter. J’allais lui dire que nous ne voulions pas d’ennuis, que nous allions gentiment sortir, lorsque j’ai vu son bras se lever. J’allais attraper son poignet et lui dire d’aller se faire foutre, quand le gars qu’il avait tapé dans les côtes m’a pris de court.

Il a levé le bras aussi et a viré la main de son pote grande gueule, puis m’a montré du doigt.

— Tu me dis quelque chose.

J’ai jeté un regard en coin à Jet et il a haussé les épaules.

— Je ne vois pas comment. C’est la première fois qu’on vient ici, et la dernière.

Le mec m’a observé. Je veux dire, vraiment inspecté pendant une bonne minute jusqu’à ce que cela devienne un peu gênant. La grande gueule semblait prête à reprendre la parole quand l’autre bouche bée a soudain claqué des doigts et fait un grand sourire.

— Je sais ! Tu jouais pour l’Alabama à la fac.

J’ai eu un moment de blanc et c’était maintenant moi qui le fixait bêtement. Personne ne se souvenait de cette époque de ma vie. Vraiment personne. C’était un temps bien révolu et je n’avais été sur le terrain que pour une saison.

— Euh…

J’ai entendu Jet ricaner un peu à côté de moi mais je ne voulais pas manquer cette chance de nous en sortir tranquillement.

— Oui, j’ai joué, il y a très longtemps.

— J’ai étudié à l’université d’Alabama, donc je suis les Crimson Tide religieusement. Tu étais running back . Je me souviens que tout le monde disait que tu avais une tonne de potentiel. Et je m’étais dit que les entraîneurs avaient eu de sacrées couilles de te mettre titulaire. Tu étais rapide, assez rapide pour les aider à arriver au Sugar Bowl cette année-là. Rowland quelque chose… C’est ça ?

J’ai levé le bras et me suis frotté la nuque. Le reste de la cohorte de super fans s’était tu et me regardait d’une toute nouvelle façon. Rien de tel que le football pour adoucir les mœurs des ouvriers.

— Rowdy St. James.

Il a hoché la tête.

— C’est ça. Rowdy, parce que tu étais sauvage et imprévisible. Personne ne savait jamais selon quel modèle tu allais courir. Mais il s’est passé un truc. Je ne me rappelle pas exactement, mais je sais que tu n’as pas joué pour la finale, ni la saison d’après. Je me souviens qu’ils avaient parlé de toi sur ESPN. Tu as complètement disparu et tout le monde s’est demandé pourquoi.

Ce n’était pas quelque chose dont je voulais parler, surtout pas avec un groupe de mecs qui étaient très motivés à foutre la merde une seconde plus tôt.

J’ai haussé les épaules et me suis forcé à faire un sourire gêné.

— Oh, tu sais, c’est la pression qui m’a eue. Je n’étais pas prêt pour tout ça. Ce n’était pas mon destin.

Une carrière professionnelle dans le football ne faisait pas vraiment partie de mes projets, mais cela n’avait rien à voir avec la pression et tout à voir avec le fait que je n’étais pas investi. Mais je n’allais pas partager cela avec ces mecs.

— Tu avais du talent, gamin. C’est dommage que tu n’aies pas tenu le coup.

J’ai serré les dents et ai à nouveau haussé les épaules. Ce n’était pas une question de tenir le coup, c’était que j’avais failli tabasser le quarterback à mort et à mains nues quelques semaines avant le fameux match. Merde, pourquoi est-ce que mon sale passé relevait la tête ces temps-ci et refusait de rester dans l’ombre, là où je l’avais laissé ?

Il n’y avait qu’un moyen de nous sortir de là. J’ai levé le bras et ai tapé sur l’épaule du supporter, et ai crié le plus fort que je pouvais :

— ROLL TIDE !

Cela a immédiatement été suivi d’un grand cri du mec, et cela a évidemment lancé un grand débat sur le football américain universitaire et les Big Ten, qui a évidemment digressé sur les Broncos et leur défaite tragique au Super Bowl, plus tôt cette année. Avant que les mecs le remarquent, Jet et moi avons réussi à nous faufiler par la porte d’entrée, laissant derrière nous des bruits d’hommes qui se disputent et de bières qui s’entrechoquent.

Sur le parking, Jet était plié en deux tellement il riait, et je n’ai pas pu m’empêcher de lui mettre une claque derrière la tête tandis que nous repartions vers la Dodge Challenger bien voyante qu’il conduisait.

— Ta gueule.

— Mais franchement, qu’est-ce que ça veut dire, Roll Tide ?

Il a déverrouillé les portières de la voiture et nous sommes montés dedans.

— Tu ne pourrais pas plutôt dire « Merci de nous avoir évité de nous battre pour pouvoir sortir, Rowdy » ?

La voiture a démarré avec un ronronnement impressionnant et je n’ai pu que grimacer lorsque les guitares rugissantes et le chant hurlant m’ont agressé les tympans. J’aimais bien ce que faisait Jet pour gagner sa vie, et je n’avais aucun doute quant au fait qu’il était talentueux, mais la musique metal qu’il écoutait et jouait n’était pas ma préférée. J’ai tendu le bras pour baisser le volume sans lui demander, ce qui l’a fait rire à nouveau.

— C’est un truc de foot. Un truc que vous les musiciens, vous ne pouvez pas comprendre.

— Eh, je regarde le foot quand il y a un match.

— J’ai regardé des matchs avec toi. Tu regardes cinq minutes puis tu décroches et soit tu te bourres la gueule, soit tu trouves un bout de papier et tu écris vingt nouvelles chansons avant la mi-temps. Ce n’est pas ce qu’on appelle regarder un match, mon ami.

Il ne m’a pas contredit.

— Même, je ne savais pas que tu avais été sérieusement célèbre pour avoir jeté un ballon. Je veux dire, je savais que tu avais joué quand tu étais plus jeune, mais pas que tu étais passé sur ESPN et tout ça.

J’ai grogné et me suis laissé glisser sur le siège.

— Je ne jetais pas un ballon. J’attrapais un ballon et je courais avec, et la seule raison pour laquelle ils en avaient quelque chose à foutre est parce que j’ai quitté tout ça sans explication.

Il m’a regardé de côté et j’ai fait exprès de regarder ailleurs.

— Je suppose que tu n’as pas envie d’expliquer maintenant non plus ?

— Tu supposes bien.

— Eh bien merde. Je croyais que ma meuf était la meilleure pour garder son passé secret. Et au final, elle ne t’arrive pas à la cheville.

Je me suis contenté de grogner en réponse. La vérité était que je ne pensais jamais vraiment à mon passé. J’avais ouvert mon cœur lorsque j’avais suivi Poppy à la fac, je l’avais regardé se faire déchirer, et j’avais décidé à cet instant que je ne m’investirais plus jamais autant dans quoi que ce soit ou qui que ce soit. J’avais quitté l’école, non pas que j’aie réellement eu le choix après l’histoire avec le quarterback, et fini par faire la même chose que Salem : j’avais fait mon sac et pris la route, en laissant tout derrière moi.

J’avais quitté le Texas et relégué tous les souvenirs qu’il contenait, le football, l’université, et Poppy Cruz dans un coin, et ils n’avaient pas bougé jusqu’à quelques semaines plus tôt, lorsque Salem était revenue se balader dans ma vie comme si elle ne l’avait jamais quittée.

Jet avait raison. J’étais perturbé par le fait que Salem était à Denver. Tellement perturbé que je ne savais pas comment j’allais pouvoir me « dé-perturber » tant qu’elle était dans le coin. Cette fille m’avait détruit une fois quand j’étais jeune. Je n’oublierais jamais ce que j’avais ressenti quand elle était partie. Je ne voulais pas de Salem près de moi. Je ne pouvais pas être certain que je n’allais pas recommencer à me soucier d’elle, à lui faire confiance, à être fasciné par elle, pour qu’elle s’en aille une fois de plus, et qu’elle me laisse vide et seul.

CHAPITRE 2

Salem

Je regardais la très belle femme blonde qui se tenait devant moi, de l’autre côté du bureau. Elle était visiblement nerveuse, pas dans son élément, et cela se voyait… Son tailleur sur-mesure et le sac Gucci à son bras étaient des signes évidents que c’était sûrement la première fois de sa vie qu’elle mettait les pieds dans un salon de tatouage. Je lui ai adressé mon sourire le plus accueillant et ai levé un sourcil quand elle a posé ses mains manucurées sur le bureau, face à moi. C’était mon boulot de gérer les entrées et les sorties, de m’assurer que les clients savaient ce qu’ils voulaient et que le bon artiste leur était attribué. C’était aussi mon boulot de ne laisser personne faire une erreur qu’ils garderaient sur leur peau pour toujours.

La femme devait avoir le même âge que moi, vingt-huit ou vingt-neuf ans, mais elle avait une sorte d’aura qui laissait paraître qu’elle ne savait pas vraiment ce qu’elle faisait au Saints of Denver. C’était le nouveau salon que Nash avait ouvert après la mort de son père. Il était en plein cœur de la partie la plus branchée et chic de LoDo, et bien plus moderne et sophistiqué que celui sur Capitol, vers Colfax. Les artistes qui travaillaient ici avaient été triés sur le volet par Rule et Nash. Ils étaient doués et assez géniaux, et comme c’était un tout nouveau salon, et que Nash voulait lui donner une bonne réputation et également s’en servir comme espace de vente pour des vêtements et d’autres produits dérivés, je passais plus de temps ici qu’au salon qui servait de base aux gars. Ils venaient en rotation chaque jour, de façon à ce qu’il y ait toujours l’un d’entre eux au nouveau salon pour aider à faire venir du monde.

Aujourd’hui, c’était la journée de Rowdy et normalement, j’aurais dû être ravie, s’il n’avait pas été déterminé à faire comme si nous ne nous connaissions pas et comme si je n’existais pas. Cela faisait bientôt un mois, et chaque fois que ses yeux bleu ciel atterrissaient sur moi, il regardait ailleurs une seconde plus tard et sa mâchoire se contractait d’agacement. J’avais essayé de le coincer, de le voir seul à seul plus d’une fois pour que nous puissions parler, mais ce garçon était doué pour m’échapper et je n’avais jamais eu à courir après un mec, donc je ne savais pas comment m’y prendre sans paraître désespérée.

J’ai vu la blonde avaler sa salive et bouger nerveusement, et je lui ai demandé :

— Comment ça va, poupée ?

Elle a levé son regard vers moi et ses lèvres se sont entrouvertes. Elle était vraiment éblouissante, dans le genre très raffinée et country-club. Elle avait les yeux d’une couleur océan qu’elle a cligné en me regardant avec un air terrifié.

— Je…

Elle a fait une pause et j’ai vu son regard se poser quelque part au-dessus de ma tête, alors que je sentais littéralement Rowdy qui s’approchait derrière moi. J’étais tellement sensible à sa présence, consciente de l’espace qu’il occupait, attentive à son odeur et à sa façon d’affecter l’air autour de lui, que je n’avais pas besoin de regarder derrière moi pour savoir qu’il était là. La jolie fille à l’allure professionnelle a encore avalé sa salive et ses yeux se sont écarquillés davantage. Rowdy était sexy, et quand il souriait, c’était dur de ne pas tomber amoureuse de lui, mais cette femme avait l’air sur le point de s’évanouir ou de vomir.

— Est-ce que je peux répondre à tes questions, chérie ?

En quelques semaines, j’avais vite compris que Rowdy était un gros dragueur. Il avait toujours un sourire en coin, toujours un mot gentil et une petite lueur dans les yeux en face d’une jolie fille. Son charme était naturel, tout comme son humour léger dont il se servait pour mettre ses clients et ses amis à l’aise. Si je ne l’avais pas connu petit garçon, j’aurais pris cela pour argent comptant, mais je savais qu’il y avait autre chose derrière son attitude nonchalante et le personnage décontracté qu’il donnait à voir au monde.

En voyant le visage de la femme devenir tout pâle tandis qu’elle regardait Rowdy derrière moi, je lui ai demandé :

— Est-ce que tu veux t’asseoir deux minutes et regarder les portfolios, par exemple ? Je peux t’apporter un verre d’eau et on peut parler de ce qui t’amène au Saints of Denver aujourd’hui.

Je lui ai à nouveau souri, en espérant que cela aiderait à la détendre et à la distraire. Elle était visiblement paralysée de terreur.

Lentement, sa tête parfaitement coiffée s’est secouée de gauche à droite pour me dire non. Elle a enlevé ses mains du bureau et je l’ai vue serrer les poings. Elle m’a à nouveau regardée, a cligné des yeux, puis son regard est remonté vers Rowdy, imposant, derrière moi, et elle a fait un pas maladroit en arrière.

— Je ne suis pas prête pour ça.

C’était une réaction assez extrême pour quelqu’un qui avait peur de se faire tatouer, mais je n’étais pas du genre à juger. Je préférais la voir sortir maintenant plutôt qu’elle fasse perdre du temps à tout le monde et se défile le jour du rendez-vous, ou qu’elle panique une fois sur la table. Ce n’était jamais bon pour les affaires.

— Tu sais où nous trouver si tu changes d’avis.

De la voix de Rowdy émanait du réconfort et un calme qui a semblé l’apaiser. Elle a serré son sac dans ses mains et s’est retournée dans un mouvement exagéré pour foncer vers la porte. C’était étrange, mais pas la chose la plus étrange que j’ai vue dans un salon de tatouage. J’ai senti Rowdy bouger derrière moi et je savais qu’il allait faire demi-tour sans rien me dire une fois de plus, et j’en avais marre de le laisser m’ignorer.

Même si le salon était bondé et que les autres artistes travaillaient tous sur leurs clients, j’ai sauté de la chaise où j’étais assise et ai attrapé l’avant de sa chemise. Elle était noire avec des coutures blanches et des boutons pression nacrés à l’avant, et j’admirais depuis le matin la façon dont ses manches remontées laissaient voir les œuvres colorées qui recouvraient ses deux avant-bras. Je passais une bonne partie de ma journée à le mater et je ne me sentais pas du tout coupable. Il a froncé ses sourcils blonds et l’ancre dans son cou s’est mise à palpiter quand il a levé le bras et a enroulé ses doigts autour de mon poignet.

— Lâche-moi.

Je l’ai tiré plus près par instinct pour qu’il soit obligé de se pencher un peu, et je ne voyais plus que ces yeux, comme un ciel d’été.

— Arrête de m’éviter.

J’avais un ton poli, mais j’en avais marre de jouer au chat et à la souris avec lui. Nous devions travailler ensemble, et surtout, j’étais là pour lui et à un moment, il faudrait qu’il le sache et qu’il comprenne l’importance que cela avait.

— Je ne t’évite pas.

Toute la douceur sympathique et mielleuse qui enrobait généralement ses mots disparaissait lorsqu’il me parlait. J’ai vu le coin de son œil tressaillir quand je l’ai tiré si près que nous respirions quasiment le même air.

— Si, tu m’évites et j’en ai marre. Tu ne veux pas me parler, tu ne veux pas prendre de nouvelles, alors pas de problème, mais tu ne m’as même pas parlé de Pop…

Je n’ai pas pu prononcer la fin de son prénom car il a plaqué sa main sur ma bouche et s’est servi de son autre main, qui tenait mon poignet, pour me tirer en avant et me coller contre son torse. Il a baissé la tête pour que ses lèvres frôlent mon oreille.

— Ne songe même pas à parler de ça avec moi, Salem.

J’ai frissonné, et ce n’était pas parce que j’avais peur. C’était car j’étais enfin pressée contre lui, seulement ce n’était ni le bon moment ni le bon endroit. Cela a été confirmé par la voix perçante de Cora qui a aboyé le nom de Rowdy et lui a dit de me lâcher.

Ses mains se sont immédiatement relâchées, ainsi que la pression de son corps ferme contre le mien. Je me suis retournée pour le regarder et j’ai vu que ses narines étaient dilatées et que ses yeux clairs s’étaient assombris. Il était en colère, vraiment en colère, et je voyais enfin transparaître un peu du garçon dont je me souvenais.

— Il faudra bien qu’on finisse par parler.

J’ai gardé une voix calme et je lui ai même souri. J’avais l’impression que n’importe quel geste allait le faire flipper encore plus.

Il a fait quelques pas en arrière et a plissé les yeux.

— Pas tant que j’aurais mon mot à dire.

J’ai penché la tête sur le côté et ai levé un sourcil.

— Ne pas parler du passé ne le fait pas disparaître.

Un bruit grave est monté du fond de sa gorge et il a posé les yeux sur la petite blonde qui était descendue de l’étage du salon pour s’arrêter près de moi. Cora venait d’avoir un bébé avec le frère de Rule et je n’arrivais pas à croire à quel point elle avait l’air en forme. Elle était toute aussi petite et culottée qu’elle l’était avant le bébé, en tout cas c’était ce que tout le monde disait. La petite Remy, ou RJ comme on l’appelait plus souvent, restait à la maison avec le père de Cora pendant qu’elle faisait des demi-journées au salon et que son copain travaillait au bar qu’il tenait. Je n’avais pas encore rencontré le grand frère de Rule, mais j’étais curieuse de voir quel genre d’homme pouvait supporter sa personnalité explosive à temps plein. Elle était pénible mais adorable, même si elle était sur le point de fourrer son nez dans une histoire dont elle ne savait rien. Rowdy et moi avions des attaches qui nous maintenaient liés, cela s’avérait simplement plus difficile que je l’avais cru de les démêler et de les rassembler en un joli nœud.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? On a des clients, idiot !

Rowdy a jeté un coup d’œil derrière lui puis m’a regardée à nouveau. J’ai vu ses yeux se plisser puis son beau visage a changé et le minet cool qui ne se laissait jamais déstabiliser est remonté à la surface. Son sourire imperturbable était de retour sur son visage et les ombres bleu nuit qui dansaient dans ses yeux s’étaient envolées.

— Ne t’inquiète pas, on place juste les limites.

Il a fait un clin d’œil à la petite blonde et a tourné les talons de ses bottes de cow-boy pour retourner à son poste. Il n’avait pas d’autre rendez-vous avant trente minutes, mais j’étais sûre qu’il trouverait un moyen de s’occuper jusque-là pour éviter d’avoir à interagir avec moi.

Cora a appuyé sa hanche sur le bureau pendant que je faisais payer deux clients et que j’en accueillais un autre. Certes, j’étais un peu secouée par la réaction de Rowdy lorsque j’avais essayé d’évoquer le nom de ma sœur, mais j’avais surtout été perturbée de voir comme il semblait énervé contre moi. Je ne l’avais pas vu depuis dix ans et quand j’avais quitté Loveless, c’était un adolescent avec toute la vie devant lui. Je n’arrivais pas à imaginer ce qu’il avait pu se produire en mon absence pour qu’il m’en veuille autant.

Poppy et Rowdy étaient restés proches après que je sois partie. Je le savais car avant qu’elle revienne à la maison, Poppy et moi parlions très souvent ; maintenant, nos échanges étaient beaucoup plus limités. Je savais que lorsqu’ils avaient fini le lycée en même temps, Rowdy avait choisi l’Université d’Alabama car c’était là que ma sœur était allée, même si Notre Dame lui avait fait une meilleure offre de recrutement. Ce que je ne savais pas, et ce que je me demandais maintenant était : que s’était-il passé entre eux pour que cela pousse Rowdy à laisser tomber non seulement ma sœur, mais aussi tout son avenir et ses études ? Il fallait qu’il me parle si je voulais rassembler les pièces du puzzle des dix dernières années et avoir une image claire de qui était Rowdy maintenant que c’était un adulte.

Cora a attendu que je raccroche le téléphone et m’a demandé de monter avec elle. Je n’en avais pas vraiment envie mais je me suis dit que je ne pouvais pas dire non. Si Nash et Rule signaient mes fiches de paie, j’avais vite compris que Cora était une sorte de gouvernail pour le groupe. Elle était aux commandes du navire et je ne voulais pas faire de vagues si tôt après mon embauche ici.

J’aimais bien Denver. J’aimais l’ambiance accueillante et fraîche qui y régnait. J’aimais mes collègues et les hommes et femmes de leur bande. La femme de Rule était un amour, et cela ne faisait aucun doute que le tatoué qui faisait chavirer les cœurs avait trouvé en cette élégante blonde celle qu’il lui fallait. La copine de Nash était toute mignonne. Elle ne parlait pas beaucoup mais quand elle disait quelque chose, c’était toujours gentil et pertinent, et elle regardait Nash comme si c’était lui qui avait accroché la lune dans le ciel. Je n’avais rencontré Jet qu’une seule fois mais sa femme, Ayden, passait au salon pour parler à Cora au moins deux fois par semaine, et je la trouvais toujours géniale. Et bien sûr, j’adorais Cora. Elle était intelligente, sarcastique et avait un sacré caractère. C’était vraiment le genre de fille que j’aimais bien, mais à cet instant précis, j’avais très peur qu’elle me passe un savon, mais cela ne changeait rien au fait qu’ils étaient tous des gens bien et que je n’aurais pas pu demander un meilleur endroit où atterrir lorsque j’avais enfin compris où je devais être.

L’étage était quasi vide. Il y avait un bureau que Cora partageait avec les gars, et beaucoup d’espace qui ne demandait qu’à être rempli et transformé en une boutique de tatouage tendance et rétro. Cela ferait de l’argent. Il fallait simplement que les gars arrêtent de tergiverser sur ce qu’ils voulaient y mettre, et qu’ils le fassent. Je crois que l’idée de faire un espace de vente et de monter une boutique en ligne était un peu impressionnante pour eux. Et puis le décès de Phil était encore récent, ils essayaient tous de trouver leurs repères en tant que responsables d’un commerce. C’était bien que je sois là. C’était exactement mon domaine. J’adorais les vêtements. J’adorais la culture tatouage et pin-up. J’avais hâte de faire du Saints et des hommes qui le constituaient un nom connu de tous.

Je suis entrée dans le bureau désordonné de Cora et me suis assise sur la chaise en face de son bureau. Elle n’est pas allée s’installer de l’autre côté, mais a sauté pour s’asseoir sur le bureau devant moi, en laissant ses jambes se balancer. Ses yeux étaient de deux couleurs différentes, donc on se surprenait vite à la fixer avec un regard admiratif. J’ai apprécié le fait qu’elle ne tourne pas autour du pot et me balance tout immédiatement.

— Écoute, Salem, je t’aime bien. Je t’aime beaucoup même, et je crois que tu es exactement la personne qu’il nous faut pour les prochaines étapes de notre petite entreprise, une fois que les gars se réveilleront. Mais Rowdy, c’est ma famille, et il n’est plus pareil depuis le jour où on t’a embauchée, et je ne parle pas seulement d’un point de vue professionnel. Je ne sais pas tout, mais depuis que tu es là, il n’est plus lui-même, et ça, ça ne me plaît pas du tout.

J’ai ramené mes cheveux par-dessus mon épaule et ai passé mes doigts dans mes longues mèches sombres.

— Qu’est-ce que tu sais, exactement ?

J’ai gardé un ton léger et curieux, en me demandant s’il avait partagé avec elle les raisons pour lesquelles il semblait si peu ravi de me voir revenir dans sa vie.

Elle a levé une épaule, puis l’a laissée retomber. Elle était vraiment chou comme tout.

— Je sais qu’il enchaîne les filles à un rythme alarmant et qu’elles le remercient toutes après. Je sais qu’aucune d’elles ne reste et pourtant, il ne peut pas te lâcher des yeux.

Eh bien, ce n’était pas vraiment ce que je voulais savoir, et je pense qu’elle le savait. Quand j’ai levé un sourcil noir, elle m’a fait un petit sourire.

— Il ne reste jamais avec la même fille plus de deux minutes, ce qui ne sort pas vraiment de l’ordinaire dans la bande. Les autres ont tous eu un long palmarès avant de trouver la bonne. Mais Rowdy m’a dit plus d’une fois qu’il avait déjà trouvé la bonne et qu’elle n’avait pas voulu de lui, et qu’il n’y avait donc plus de raison de chercher la seule et unique. Il m’a dit que cette fille, c’était ta sœur. Elle l’a brisé. Donc maintenant il veut prendre du bon temps et ne prendre rien ni personne trop au sérieux. En tout cas, c’était comme ça jusqu’à ce que tu passes la porte. Moi, je crois qu’il y a un dossier entre vous.

J’ai croisé les jambes et ai baissé les yeux vers mes chaussures à bout ouvert. Elles étaient noires avec des nœuds rouges sur les talons. Elles étaient trop mignonnes et allaient merveilleusement bien avec ma jupe crayon rouge et ajustée. Je m’habillais comme ça pour me sentir sexy et responsable. Mon look attirait l’attention, et je le faisais surtout parce que j’avais été trop dénigrée plus jeune, et que j’aimais la réaction positive que cela suscitait toujours. Mais tout le style et le panache du monde n’auraient pas suffi à émousser la lame qui m’a coupée en entendant que Rowdy avait aimé ma petite sœur, même si je le savais.

J’ai relevé les yeux vers Cora et ai hoché la tête.

— Oui, il aimait Poppy. La famille qui habitait à côté de chez moi à Loveless a accueilli Rowdy quand il avait dix ans. Ils étaient très gentils mais ils avaient une tonne de gamins, les leurs et plusieurs qui étaient placés. Rowdy était timide, discret, et vraiment triste. Je jouais au loup avec Poppy devant la maison un jour, et elle l’a vu assis sur les marches devant chez lui. Je me souviens qu’il nous regardait mais ne disait rien, et elle a couru vers lui pour lui demander s’il voulait venir jouer avec nous.

J’ai senti un début de sourire tirer mes lèvres en repensant à ce souvenir. Déjà à l’époque, il était grand pour son âge et dégingandé. Ses cheveux blonds scintillants et ses yeux bleu vif étaient aussi immanquables, dans une ville où la plupart des habitants étaient d’origine mexicaine. Il était différent. Nouveau et inconnu, excitant et inattendu dans une vie qui m’avait toujours parue morne et monotone. Même s’il débordait de tristesse et d’insatisfaction à cette époque, je voyais déjà en lui la force et la défiance que je voulais tant posséder. J’avais voulu l’apaiser mais aussi être témoin de l’expression de tout son potentiel inexploité. J’avais voulu vivre à travers lui et à ses côtés pour sentir ce que cela faisait d’être enfin délivrée

des chaînes de la conformité. J’avais voulu aussi lui faire un câlin et lui dire qu’il avait le droit d’être triste, d’être en colère, d’être perdu et frustré. Lui dire qu’il était très bien comme il était, comme j’avais attendu si désespérément qu’on me le dise. Maintenant, je voulais encore lui dire que tout allait bien se passer, mais il ne restait pas en place assez longtemps pour que je lui explique que j’étais ici pour lui et que maintenant que nous étions libres tous les deux, nous pouvions prospérer et nous épanouir en quelque chose d’incroyable et d’incassable. Il fallait juste qu’il me donne ma chance.

— Je crois qu’il l’a aimée à partir de cet instant.

J’ai soupiré et ai regardé mes mains qui s’étaient entrelacées sans que je m’en rende compte.

— Mon père était très traditionnel. Sa famille est venue de Mexico quand il était bébé et il pense vraiment qu’il faut faire les choses à l’ancienne. Il est hyper religieux et ça ne le dérangeait pas que Poppy soit copine avec Rowdy parce qu’il était orphelin, et que sa famille d’accueil était active à l’église. Mais il n’aurait jamais cautionné une relation romantique entre eux, et Rowdy l’a toujours su. Ça ne l’a jamais empêché de montrer ses sentiments, cela dit. Je crois qu’il attendait qu’ils grandissent tous les deux, qu’ils partent à la fac, et que Poppy ne soit plus entre les griffes de mon père, pour qu’elle voie qu’ils étaient faits pour être ensemble.

Les jambes de Cora ont arrêté de se balancer et elle m’a regardée droit dans les yeux.

— Et qu’est-ce qu’il s’est passé ?

J’ai lancé un rire sec et ai repoussé mes longs cheveux dans mon dos.

— Bonne question.

C’était son tour de lever un sourcil incrédule, seulement le sien était orné d’un piercing rose étincelant.

— Tu ne le sais pas ?

— Nan. Tout ce que je sais, c’est qu’il a lâché l’école, l’a lâchée elle, et a disparu de la circulation. J’ai posé la question plusieurs fois à Poppy ces dernières années mais elle ne m’a jamais donné de détails.

— Est-ce que tu es là pour le boulot, Salem, ou es-tu là pour Rowdy ?

C’était vraiment le genre de Cora de poser une question aussi directe. J’aurais pu minauder, sourire et passer à autre chose, mais j’appréciais son honnêteté et sa franchise, donc je me suis dit que je devais le lui rendre. Et cela ne me faisait pas peur, que la bande sache que j’étais venue pour l’un des leurs. Autant qu’ils sachent qu’au final, ils allaient devoir partager Rowdy avec moi.

— Les deux. Je suis venue pour les deux.

Elle a fait un bruit qui ressemblait à un petit rire étouffé et est descendue du bureau.

— Je pense qu’il n’a pas la moindre idée de quoi faire de toi. Je crois qu’il a peur de toi.

Je me suis levée et ai passé les mains sur le tissu de ma jupe. Je l’ai regardée car elle a lâché un petit cri de douleur et a pressé son bras contre sa poitrine. Elle a écarquillé ses yeux bicolores.

— Ça va ?

Elle a fait une grimace et a un petit peu rougi.

— Il faut que j’y aille. Apparemment, c’est l’heure de nourrir ma petite.

Ooh… N’était-ce pas adorable ?

— T’inquiète. Je m’occupe du salon pour le reste de la journée. Je peux gérer les personnes qu’il reste cet après-midi.

Elle a hoché la tête et a pris son sac. Je n’ai pas été surprise de voir qu’il était couvert de rayures de zèbre jaunes et noires. Cora était vraiment colorée, tant dans son apparence que dans sa personnalité.

— Essaie d’être gentille avec Rowdy aujourd’hui. Même si c’est sûr que vous devriez avoir une bonne grosse discussion tous les deux, et s’il faut que je lui mette des coups de pied au cul pour qu’il l’admette, je le ferai volontiers.

Je l’ai suivie jusqu’à l’escalier et ai posé ma main sur son épaule avant qu’elle descende.

— Non. Il faut qu’il s’en rende compte tout seul. Je l’ai laissé marcher sur des œufs avec moi depuis des semaines, et je lui ai donné largement assez de temps pour qu’il accepte l’idée que je suis de retour dans sa vie et que je n’ai pas l’intention de partir. C’est clair qu’il n’est pas encore prêt pour moi.

Elle a ri un peu et nous sommes retournées dans le salon, en bas. La salle d’attente s’était remplie pendant les quinze minutes que j’avais passées en haut, donc il allait me falloir un peu de temps pour m’occuper de tout le monde. Elle s’est penchée et a murmuré pour que je sois la seule à entendre :

— Juste comme ça, je serais prête à payer une petite fortune pour le voir dans les pantalons serrés de football américain qu’il portait, plus jeune. J’ai cherché sur Google une fois, et j’ai vu une photo de l’époque où il jouait pour l’Alabama.

Elle s’est servie de sa main comme éventail devant son visage en exagérant le geste et m’a fait un petit signe en allant vers la porte. J’étais obligée de rire et en jetant un coup d’œil derrière moi, j’ai vu Rowdy qui me regardait.

Pour une fois, il n’y avait aucune trace de colère dans ses yeux. Je l’ai vu clairement, en une fraction de seconde. La raison pour laquelle il y avait tant de distance et d’agressivité entre nous. La raison pour laquelle il ne supportait pas que je sois de retour dans sa vie était soudain évidente dans cette mer de bleu sur bleu. Quand Rowdy me regardait, il ne voyait que le passé et ce qui l’avait fait souffrir à l’époque, la perte qu’il avait ressentie à cause de moi et le chagrin d’amour que ma sœur avait provoqué. Mais moi, quand je le regardais, je ne voyais que l’avenir et toutes les promesses et les possibilités liées au grand paquet sexy, blond et tatoué qu’était le Rowdy St. James adulte. D’une façon ou d’une autre, nous allions devoir nous mettre sur la même longueur d’onde si je voulais avoir une chance de lui montrer qu’il y avait une vie après l’unique et une vie après la perte. Surtout si l’unique n’était pas la personne qu’il lui fallait depuis le début, et que la perte était en face de lui et voulait se racheter.

CHAPITRE 3

Rowdy

Je n’ai jamais été le genre de mec à dire non à du bon temps. C’était rare que le groupe d’amis auquel je m’étais ajouté et que j’appelais désormais ma famille puisse se réunir au complet, le même jour, au même endroit. Alors quand Jet m’a appelé pour sa dernière soirée à Denver avant de prendre l’avion pour aller écouter un groupe à Portland, et a exigé que je me pointe au Bar car tout le monde venait, je n’ai pas pu trouver d’excuse raisonnable ou qui ne soit pas lâche.

C’était de plus en plus dur d’éviter Salem sans que cela soit absolument évident et maintenant que Cora avait été témoin de ma réaction lorsque Salem avait tenté de ressusciter le souvenir de sa sœur… Eh bien, je ne pouvais plus échapper aux centaines de questions et de regards pensifs qui venaient de ces yeux bicolores. J’aimais beaucoup Cora, mais je n’avais aucune envie qu’elle se mette à réveiller de vieilles blessures. Elles avaient fait des croûtes depuis longtemps, et même si les cicatrices qu’elles avaient laissées étaient moches et tordues, c’était toujours mieux que la douleur purulente et la souffrance cinglante qui étaient rattachées à ces souvenirs.

Dans l’objectif de prouver aux filles, et à moi-même, que je pouvais être sympa et que voir Salem dans toute sa gloire n’allait pas me ramener là où je ne voulais plus jamais aller, j’ai adopté mon attitude la plus indifférente et suis allé au Bar. Je me suis dit que je pouvais bien faire ça un soir. Je pouvais faire semblant, faire comme si le simple fait de la voir ne me torturait pas de l’intérieur. Il fallait simplement que je me répète qu’elle était une inconnue que je ne connaissais plus. C’était simplement une déesse latine incroyable qui passait par là, couverte de certains des tatouages les plus beaux et les plus détaillés que je n’avais jamais vus. J’étais un pro avec les nanas, et Salem était assurément une nana. Je pouvais être charmant et malin. Je pouvais être séducteur et agréable, et avec un peu de chance, cela la mettrait à l’aise et j’aurais un peu moins l’impression qu’elle était à Denver pour déposer tous les souvenirs qui me hantaient sur le pas de ma porte.

Je pensais que c’était un plan en béton. Je pensais que j’allais tout mettre de côté sans problème, et puis je suis arrivé au Bar. La première chose sur laquelle mes yeux se sont posés n’était pas Ayden qui essayait de convaincre Jet de danser le two-step avec elle sur Family Tradition , ni Rule et Shaw qui chuchotaient avec leurs têtes collées, ni Rome qui tirait sa petite lutine vers son bureau derrière le stock d’alcool, ni Nash et sa jolie Saint qui faisaient semblant de jouer au billard alors qu’ils faisaient que de se tripoter à côté de la table feutrée. Non, la première chose à laquelle mon regard traître s’est accroché était les formes de Salem, reconnaissables entre toutes, posées de façon tentante contre le bar sur lequel elle était penchée car Asa lui faisait signe de s’approcher.

Évidemment, la première chose qui m’a embrouillé le cerveau était sa jupe noire et blanche qui collait à ses fesses et à ses hanches, penchée en avant sur ces talons de dingue qu’elle aimait porter. Juste après cette image, j’ai pensé qu’Asa devait avoir une sacrée vue si elle portait un décolleté, et j’ai bizarrement eu le sentiment que ma tête allait imploser. J’ai serré les dents et j’ai littéralement vu un brouillard rouge devant mes yeux quand elle a jeté la tête en arrière et a ri de quelque chose que le gars du Sud avait dit. Ses cheveux foncés ont glissé sur la courbe de son cul et son rire enroué a serré quelque chose dans mon ventre et sous ma ceinture. Avant de réfléchir à ce que je faisais, je me suis retrouvé à marcher rapidement vers le bar.

J’ai vu Asa remarquer mon arrivée et me lancer un grand sourire complice en s’éloignant soigneusement pour s’occuper d’un autre client. Il fallait que je le reconnaisse, ce mec avait très bon goût en matière de femmes. La plupart du temps, maintenant que nous étions les deux seuls célibataires de notre petite bande, nous finissions par nous battre gentiment pour la même fille à la fin de la soirée. Ce n’était jamais sérieux et plus d’une fois, cela s’était transformé en sorte de jeu pour voir lequel de nous deux aurait la fille en premier. Sachant que nous étions tous les deux blonds et avions pas mal de charisme, c’était toujours un coup de poker pour savoir qui allait gagner. Il avait l’avantage de son accent, mais j’avais mes nombreux tatouages et mon style rétro-cool qui semblait faire craquer beaucoup de filles. Je me suis posté près de Salem et ai pris la Coors Light qu’Asa avait posé devant moi sans que j’ai besoin de demander. Je l’ai regardé en plissant un peu les yeux et j’ai vu son sourire amical devenir défiant.

— Quoi de neuf, Rowdy ?

Sa façon de parler lui donnait toujours l’air de sortir tout droit d’une ferme du Kentucky. On remarquait à peine l’accent d’Ayden, sauf quand elle était énervée ou très contente, mais Asa se servait de son intonation comme une arme contre toutes les femmes innocentes. J’ai senti Salem se tourner pour me regarder, mais je l’ai ignorée et me suis concentré sur Asa.

— Pas grand-chose.

— On ne t’a pas beaucoup vu, ces derniers temps.

Maintenant que tous mes amis étaient mariés, presque mariés ou absorbés par leur grand amour, j’avais tendance à passer mon temps libre ici, à raconter des conneries avec lui. Il avait forcément remarqué que je me cachais dans une grotte en compagnie de ma peur et de mon incertitude depuis environ un mois. Je voulais lancer une remarque bien sentie sur le fait qu’il devait bien profiter d’avoir moins de concurrence, lorsque j’ai entendu Salem ricaner.

J’avais évité d’être trop près d’elle car je n’étais pas à l’aise et que j’étais physiquement trop sensible à sa présence. Quand je l’avais attrapée l’autre jour, cela avait été sous le coup de la panique et de la peur, pas à cause d’un soudain besoin de la toucher. Mais en étant si proche, en voyant la couleur si sombre de ses yeux et sa bouche toujours maquillée pour en faire une moue sexy et parfaite, le sang s’était rué vers des parties de mon corps qu’elle ne devrait pas faire réagir. Ce petit rubis au coin de sa lèvre qui me faisait des clins d’œil comme s’il voulait que je me penche et le lèche m’a brusquement fait oublier pourquoi je ne voulais pas être prés d’elle. Ses sourcils noir corbeau qui se sont soulevés tandis que je la fixais m’ont soudain donné envie d’être aussi proche d’elle que possible.

— J’ai été pas mal occupé.

J’ai répondu à la question d’Asa distraitement sans quitter des yeux cette inconnue que j’avais autrefois connu mieux que moi-même.

— Occupé à quoi ?

J’ai tourné la tête et ai vu qu’il avait un sourire satisfait sur le visage. Apparemment, il avait remarqué que cette femme me rendait muet, et il n’avait pas de scrupules à me torturer avec cela.

J’ai pris la bière pour avoir quelque chose à faire de mes mains et ai penché la tête sur le côté tandis que Salem et moi continuions de nous regarder. Je la regardais comme si elle allait m’attaquer d’une seconde à l’autre. Comme si elle allait me sauter dessus et arracher toutes les bonnes choses dont je m’étais entouré et me laisser avec une affreuse couverture élimée recouvrant une vie dont je ne voulais pas me rappeler.

Elle me regardait comme si j’étais le jouet d’une boîte de céréales. Ses yeux brillaient comme si elle venait de trouver ce qu’elle cherchait depuis longtemps, et que c’était encore mieux que ce qu’elle avait imaginé. J’ai pris une grande gorgée de bière et lui ai dit sur un ton monotone :

— Je veux savoir pourquoi tu es à Denver, Salem.

Elle a pris son verre, une boisson rose à l’odeur acide et sucrée, et a bu une petite gorgée. Elle a poussé sa masse de cheveux par-dessus son épaule et j’ai baissé les yeux. Ouaip, Asa avait dû profiter de la vue. Elle portait un haut rouge avec de la dentelle qui descendait bas sur le renflement de ses seins et on avait l’impression que si elle se penchait juste assez, le tissu tomberait entièrement pour exposer toute sa poitrine. Elle s’habillait de façon provocante et attirante, mais c’était toujours sophistiqué et bien étudié. Elle était vraiment la personnification d’une Bettie Page moderne.

— Je suis là parce que Phil voulait que je sois là. Il savait que c’était ici que je serai heureuse.

Je ne m’attendais pas à cette réponse, en réalité je me sentais un peu con d’avoir pensé qu’elle allait dire que cela avait quelque chose à voir avec moi. Cette petite pique à mon égo m’a surpris et j’ai froncé les sourcils.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle a haussé les épaules.

— Ça veut dire que j’ai beaucoup déménagé depuis que j’ai quitté Loveless. Je ne reste jamais très longtemps au même endroit et je n’ai jamais réussi à me poser. Je me suis toujours dit que ça montrait que j’étais aventurière, que j’avais une âme bohême, mais Phil m’a fait comprendre que je cherchais simplement un havre où m’installer, un endroit qui serait chez moi. Je n’ai jamais eu ça, avant.

— Ton havre, c’est Denver ? Tu veux que ce soit chez toi, maintenant ?

Je comprenais. Je veux dire, Phil m’avait trouvé en train de m’encanailler dans un salon de tatouage pourri dans l’Oklahoma, apprenti d’un mec qui voulait plus vendre de la meth dans son salon qu’y tatouer, et encore moins m’apprendre à le faire. Phil avait un ami d’ami qui lui avait parlé de moi, lui avait dit que j’étais jeune et que je voulais apprendre, et que j’aimais réellement l’art. Il avait fait le voyage spécialement pour me voir, m’avait secouru, ramené à Denver à ses frais, m’avait appris ce que je devais savoir pour avoir une belle carrière et gagner de l’argent grâce à mon art. Mais surtout, Phil m’avait accueilli au sein de sa famille. Ce n’était pas facile de se sentir seul, mais c’était ainsi depuis si longtemps pour moi, qu’au départ, je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Phil avait aussi fait de Denver mon havre et mon chez-moi.

Elle a souri et ce piercing sexy comme la mort au-dessus de sa lèvre a encore cligné dans ma direction. Il n’y avait plus de doute ; sous ma ceinture, tout se durcissait, contre ma volonté. Elle m’a dit avec coquetterie :

— Si on veut. Chez moi, c’est un peu plus compliqué que des coordonnées sur une carte.

 

 

 

 

 

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