— Un escort boy ? Mon Dieu, mais c’est... dégradant !
— Du calme, Constance. Il y a énormément de femmes qui font appel à leurs services. Pour se sentir aimées, belles, ou juste pour s’amuser.
— Mais... mais non ! Moi, je veux rencontrer le grand amour. Pas un gigolo, j’ajoute en murmurant.
— Tu peux parler plus fort, ce n’est pas un gros mot, dit Sophia en éclatant de rire.
Je passe une jambe sous mes fesses tout en sirotant mon jus d’orange. Sophia continue de rire aux éclats, inconsciente du regard des gens sur nous.
Un escort boy.
Jamais je ne pourrai faire ça, je me respecte trop. Et puis ces pauvres hommes, considérés comme de la viande...
— Écoute, tu n’as rien à perdre, insiste mon amie après s’être calmée. Si tu veux, je ferai des recherches ce soir et je te donnerai ce qu’il faut demain.
— Non, Sophia, je n’ai pas besoin de ça, je peux me débrouiller seule.
— Ah oui ? Tu as vingt et un ans et tu es toujours vierge !
— Chut !!!
Ma condition sexuelle est un véritable tabou. J’en ai vraiment honte. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ma virginité n’est pas un choix. Si aucun garçon ne s’est jamais retourné sur moi, c’est parce que je suis laide. Je ne supporte pas mon reflet dans la glace. Certains m’ont déjà trouvée mignonne, adorable, mais pour moi ces adjectifs reviennent à dire : « Tu es quelconque, ma pauvre Constance, personne ne voudra de toi. »
— Allez, ma belle, qu’est-ce que ça peut te coûter d’essayer ? Il devient urgent que tu goûtes aux joies du sexe.
— Oh, seigneur, je soupire en cachant mon visage.
— Constance, détends-toi un peu. Tu sais, tu pourrais être une véritable bombe si tu le voulais, mais tu te dissimules derrière tes fringues immondes et tes cheveux trop longs. Un petit relooking te ferait le plus grand bien.
Je campe sur mes positions.
— Non, je suis très bien comme ça.
— Penses-y quand même. Et quoi qu’il en soit, les escorts, ça sert à te donner confiance en toi. Ils en voient de toutes les couleurs et de tous les genres. Et je suis certaine qu’après une nuit dans les bras d’un de ces dieux du coup de reins, tu serais une autre Constance.
Je me renfrogne sur ma chaise. Ai-je envie de devenir une autre ? Oh, que oui ! Je hais ma vie actuelle. En apparence, on pourrait dire que je n’ai pas à me plaindre, mais en réalité personne ne sait ce que j’endure.
Mes parents ont tracé ma voie depuis que je suis toute petite. Je deviendrai avocate. Voilà pourquoi je suis en deuxième année de droit, et pas la peine d’essayer de les faire changer d’avis. Ils n’en démordent pas, surtout ma mère. Je n’ai pas beaucoup d’amis. En fait, ma seule amie, c’est Sophia. Je suis d’une timidité maladive, je n’arrive pas à aller vers les autres. J’ai du mal à accepter ma propre existence et je n’imagine pas que d’autres puissent avoir envie de ma présence.
J’étouffe. Je me sens proche du burn-out, et ces derniers jours c’est encore pire. J’aimerais mener la vie d’une autre, être une fille heureuse, bien dans sa peau et dans sa tête. Une fille libre de ses choix, qu’ils soient professionnels ou personnels. J’aimerais pouvoir être la Constance que j’ai toujours rêvé d’être, et non celle que tout le monde veut que je sois.
Je soupire et prends une autre gorgée de mon jus d’orange.
— Alors, qu’est-ce que tu en dis ? insiste Sophia en touillant son diabolo kiwi. Tu as envie de te laisser tenter ?
Avant que j’aie pu analyser ma phrase, ma bouche prononce ces mots que jamais je n’aurais imaginé dire un jour :
— OK. Je veux bien rencontrer un escort boy.
Noah
— Merci pour le déjeuner, Noah, c’était un plaisir, comme d’habitude.
— Merci à toi. Et encore toutes mes félicitations pour la publication de ton livre. Je suis fier de toi, Lola.
Elle souffle un baiser dans ma direction puis tourne les talons et disparaît dans la foule. Ces rendez-vous sont ceux que je préfère. Simples, sans prise de tête, légers. Lola fait partie de ces clientes que je ne vois que pour un ciné, un restaurant ou une balade. Elle est drôle et adorable, c’est toujours agréable de passer un moment avec elle.
Le sourire aux lèvres, je prends le chemin de mon appartement. Ma journée est terminée. Plus aucun rendez-vous avant deux jours. Je vais pouvoir souffler un peu. Cette semaine a été intense. Deux clientes par jour, sans interruption. Je suis mort.
Chez moi, je retire ma veste, prends une bière et m’affale dans le canapé. Enfin une pause. J’ai à peine le temps de mettre les pieds sur la table basse que mon téléphone sonne. Un grognement de frustration m’échappe. Bordel ! Je décroche en bougonnant un allô tout sauf accueillant.
— Moi qui croyais que tu étais toujours heureux de m’entendre !
— Je viens de rentrer chez moi et je comptais passer le reste de la journée à ne rien faire. Qu’est-ce que je peux pour toi, Coco ?
Coco, c’est la gérante de l’agence d’escorts. En temps normal, je ne suis pas dérangé par ses appels, mais si elle me passe un coup de téléphone c’est toujours pour du travail. Et là, tout de suite, je n’aspire à rien d’autre qu’à du repos.
— J’ai eu un appel très intéressant, aujourd’hui. Une jeune fille qui souhaitait prendre rendez-vous.
— Coco, j’ai besoin d’une pause. Je ne suis pas une machine. Tu ne peux pas l’orienter vers un autre gars ?
— Elle n’appelait pas pour elle, mais pour une de ses amies. Elle a dit que toi seul pourrais faire l’affaire.
Je soupire de lassitude.
— C’est quel genre de rendez-vous ?
— Écoute, le mieux c’est que je lui donne tes coordonnées et que vous en parliez ensemble, d’accord ?
— Je vais probablement refuser.
— Écoute-la avant. Tu prendras ta décision ensuite.
— OK, je ronchonne.
— Super. À plus, mon chou, et encore bravo pour ta clientèle de ce moi-ci. Elles sont de plus en plus nombreuses, tu les rends toutes dingues.
— Génial.
Je raccroche, dépité. Moins de vingt minutes plus tard, mon téléphone sonne à nouveau. Une voix fluette et énergique m’assaille de questions dès que je décroche.
— C’est pour ma meilleure amie. Elle est un peu… comment dire ? Je l’aime, hein, mais elle est un peu coincée. Je crois que les hommes lui font peur.
Je retiens un rire.
— Peur ?
— Ouais. Mais elle est super-jolie, très intelligente, et elle n’a aucune conscience de ce qu’elle est vraiment. Enfin bref. Il lui faudrait un rendez-vous urgemment.
— Parlez-moi un peu d’elle.
— Je vous enverrai une photo. Je ne peux pas vous dire grand-chose si ce n’est qu’elle est extraordinaire. Et parmi tous les profils que j’ai parcourus, c’est le vôtre qui me semble le mieux.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
— De combien de temps a-t-elle besoin ?
— Je ne sais pas… Deux ou trois heures.
— C’est une sorte de cadeau que vous lui faites ?
— On peur voir ça comme ça.
— Et elle n’est pas au courant ?
— Si… Mais elle est longue à la détente. Elle a besoin d’un bon coup de pied aux fesses.
C’est la première fois qu’un rendez-vous est posé par l’intermédiaire d’une autre personne. Je ne sais pas qui est cette cliente à venir, mais la démarche m’intrigue.
— Alors, c’est d’accord ?
— D’accord. Quand ?
— Dans trois jours !
Bordel… j’ai besoin d’une pause. Je rêvais déjà de mes deux jours consécutifs de repos.
— Pourquoi pas la semaine prochaine ?
— Non, non ! C’est un cas de force majeure. Croyez-moi, elle a besoin de vous rapidement.
Que dire ? Je ne peux pas refuser quand c’est demandé de cette manière.
— OK. Très bien. Mais qui vous dit qu’elle acceptera ?
— Moi.
— Bon. Envoyez-moi sa photo pour que je puisse la reconnaître, et un message de confirmation demain avant seize heures.
— Pas de problème. Merci. À bientôt.
Je jette le téléphone sur la banquette, mais il sonne à nouveau, annonçant un message. Rapide, la copine. La photo de son amie apparaît sur mon écran. Joli sourire, joli minois. Pas mal du tout. Une chose m’interpelle pourtant. Ses yeux. Grands et curieux, mais tristes. Je ne sais pas de quoi cette fille a besoin, mais si c’est de moi, ce sera avec plaisir.
Six heures et demie. Je me réveille au son de ma musique favorite du moment, Photograph, d’Ed Sheeran. Cette chanson me fait voyager. Je ferme les yeux. Allez, encore cinq minutes. Cinq minuscules petites minutes de sommeil supplémentaire, c’est tout ce que je demande. Je me retourne et remonte la couverture. Juste cinq minutes…
Je me réveille en sursaut et regarde à nouveau l’heure sur mon téléphone : 6 h 55. Merde !!! Je rejette la couverture et saute du lit. Je titube et ma tête tourne. Cela m’arrive un matin sur deux. Alors le marathon commence : m’habiller, prendre mon petit déjeuner, attraper mes affaires et rejoindre la ligne de métro qui se trouve à dix minutes de chez moi. Tout ça en quinze minutes si je ne veux pas arriver en retard à la fac.
J’enfile les vêtements que j’avais heureusement préparés hier soir. Un collant noir, une jupe noire, un tee-shirt blanc et un gilet noir. J’enfile mes petites bottines, noires également, puis je fonce dans la salle de bain. Je laisse mes cheveux détachés et je zappe le maquillage. J’en mets rarement, ça me donne l’impression de ressembler à un pot de peinture.
Une fois prête je fonce dans la cuisine à la recherche de quelque chose à me mettre sous la dent. C’est bien simple, si je ne mange pas le matin, je m’évanouis sur le coup de dix heures. Je déniche un paquet d’Oreo caché dans le fond du placard et me sers un verre de jus d’orange en jetant un coup d’œil à la pendule de la cuisine : 7 h 5. À cette heure, ma mère est déjà partie travailler. Mon père entre dans la cuisine au moment où je croque dans le biscuit chocolaté, et l’angoisse me prend immédiatement aux tripes. Pourquoi ?
Trois. Deux. Un…
— … Constance qu’est-ce que je t’ai déjà dit ? Les jupes ne te vont pas, elles font ressortir tes jambes et cela ne te met franchement pas en valeur. Et puis tu devrais manger équilibré le matin, et adopter une hygiène de vie saine. Sinon, comment veux-tu qu’un garçon puisse un jour s’intéresser à toi ?
Et voilà… Depuis que j’ai quinze ans, j’entends ce discours pratiquement chaque matin. Cela fait bientôt six ans, et je ne m’y suis toujours pas habituée. Ces mots me font toujours aussi mal. Oscillant entre une taille trente-six et une taille trente-huit, je pensais être énorme, mais apparemment pas. Aux yeux de mon père, je suis une véritable baleine.
Je suis une grande gourmande, je sais, mais j’essaie de me restreindre un maximum. Je me suis imposé une routine depuis quelque temps. Une semaine par mois, je me prive de nourriture, ingurgitant exclusivement des aliments liquides. Je perds deux à quatre kilos pendant ces sept jours de jeûne… et je reprends tout ensuite.
Mon père quitte la cuisine sans un bonjour ni un « passe une bonne journée, Constance », et je sors de l’appartement un biscuit coincé entre les dents. Je prends l’ascenseur et j’attends patiemment qu’il descende les cinq étages qui me séparent de l’extérieur.
Mes parents et moi habitons dans un immeuble modeste du 5e arrondissement de Paris. J’y ai toujours vécu et j’y ai été heureuse les premières années de ma vie. Depuis l’adolescence, les choses sont devenues compliquées. Et plus les années passent, moins je me sens chez moi.
Je cours prendre le métro pour me rendre à l’université. Je me faufile entre les voyageurs, tous aussi pressés que moi, et m’adosse contre une des portes du wagon. Comme d’habitude, j’observe les gens. Certains lisent, d’autres terminent leur nuit, d’autres encore sont au téléphone ou en train de rire avec leurs voisins, qu’ils connaissent bien. Et puis il y a moi. Moi qui me sens perdue et pas à ma place.
Cette vie me donne la nausée. Je me demande ce que je fais là. Qui j’espère tromper en agissant comme si c’était ce que je désirais réellement. J’ai l’impression d’être une marionnette que tout le monde utilise à sa guise.
Mon père voudrait que je devienne un mannequin à la silhouette filiforme. Ma mère me voit déjà en ténor du barreau, ma meilleure amie voudrait que je me transforme en bombe… Et moi, dans tout ça ? J’aimerais juste qu’on me laisse faire mes propres choix.
Je sens les larmes me monter aux yeux lorsque je fais le bilan de tout ce qui m’échappe. Ma vie ne m’appartient pas. Je ravale mes pleurs et me compose un masque de fille heureuse lorsque le métro s’arrête enfin et que les portes s’ouvrent.
Comme chaque fois, je n’y coupe pas : une main effleure mes fesses alors que la horde de passagers s’extirpe du wagon. J’ai beau chercher d’où ça vient, je ne trouve jamais, et ça commence vraiment à m’angoisser.
Je retrouve enfin l’air frais et la lumière du jour, et je rejoins ma meilleure amie qui m’attend avec impatience.
Lorsque je me penche pour lui faire la bise, elle s’exclame :
— Laisse-moi deviner, tu as encore cru que tu te rendormirais pour cinq minutes ?
— Démasquée.
— Pourquoi tu t’obstines à croire que ça peut marcher ?
— L’espoir, ma grande. C’est ce qui fait tourner le monde, n’est-ce pas ? je réponds en haussant les épaules.
Elle lève les yeux au ciel et passe son bras sous le mien, puis nous partons en direction de l’université.
— J’aime beaucoup cette petite jupe. Tu as des jambes superbes, tu devrais les montrer plus souvent.
— Ce n’est pas ce que pense mon père…
Pour toute réponse, Sophia ronchonne dans sa barbe. Elle n’aime pas mon père, je le sais. Elle ne comprend ni son acharnement ni son désir de me rabaisser sans cesse. Et pour être honnête, moi non plus.
Lorsque nous entrons à l’université, je me sens déjà étouffer, mais comme chaque fois je prends sur moi et je fais bonne figure. Heureusement que Sophia est là. Sans elle, je serais perdue au milieu de tous ces étudiants bien dans leur peau. Elle est mon rayon de soleil.
Si je déteste cette fac, je me démène pour suivre les cours et maintenir une moyenne correcte. Je me remue les méninges, je gâche mes heures à plancher sur des sujets qui ne m’intéressent pas. Je le fais pour mes parents, pour qu’ils n’aient pas honte de moi.
La matinée passe à une lenteur incroyable, j’ai l’impression que le temps est suspendu, que cela fait des jours que je suis ici. Comme d’habitude, entre quelques prises de notes sur mon ordinateur, j’ai également rempli mon petit carnet de dessins. C’est dans ces moments-là que je me sens vraiment à ma place, lorsque je laisse mon imagination s’exprimer par le dessin… Sophia, elle, est dans son élément : le droit, la politique, tout ça, c’est son dada.
À la pause déjeuner, elle reçoit un message qui la fait jubiler et, dans son euphorie, ma chère amie excentrique a encore réussi à faire se tourner tous les visages vers nous.
— Constance, prépare-toi, s’écrie-t-elle en gigotant sur sa chaise.
— À quoi ? je demande, suspicieuse.
Elle a le regard pétillant, plein de malice. Je n’aime pas ça.
— Eh bien, figure-toi qu’hier, je me suis mise en quête de ton futur jouet, piaille-t-elle.
— Sophia ! Ce n’est pas un jouet, c’est juste… quelqu’un qui va m’aider et… attends, quoi ? Ne me dis pas que tu as déjà trouvé ?!
— Eh bien si ! J’ai passé toute la matinée et la moitié de l’après-midi à te dénicher la perle rare. Mon Dieu, si tu voyais, il y en a pour tous les goûts ! D’ailleurs, je crois que moi aussi je vais me laisser tenter…
— Sophia, abrège.
Je suis soudain tendue. Je n’aurais jamais dû laisser ma déjantée d’amie choisir pour moi, je sens que je vais le regretter.
— J’ai suivi scrupuleusement tous tes critères, et sur une liste de soixante-deux mecs dispo il y en a seulement deux qui correspondaient à ce que tu cherches.
Génial. J’avais précisé que je voulais quelqu’un de gentil, de compréhensif, qui aime la lecture, la musique. Quelqu’un de normal.
— Alors vas-y, qu’est-ce que tu attends ? Montre-les-moi ! dis-je, soudain excitée. Je ne pensais pas que quelqu’un pourrait me correspondre.
— Il faut que je te dise, parce que c’est là que ça devient le plus intéressant : j’ai complètement occulté ce que tu m’avais dit, j’ai mis ces deux-là de côté pour chercher quelqu’un d’opposé à tous tes critères.
— Que… quoi ? Mais Sophia !
— Ne commence pas à t’énerver. J’ai trié et retrié ces mecs, et je t’en ai dégoté trois.
— Tu as des photos ?
— Je ne veux pas que tu les voies…
— Mais…
— Je vais te donner leurs prénoms, et tu me diras celui qui t’inspire le plus. De toute façon, ce sont tous les trois des canons, donc n’aie pas peur de tomber sur un roux boutonneux.
Depuis que son ex, Mathias, un homme aux cheveux roux, l’a trompée puis plaquée, Sophia mène une véritable guerre contre les personnes aux cheveux flamboyants.
— Mais tu es complètement malade ! je m’indigne. Je n’aurais jamais dû te faire confiance. Déjà que cette pratique est dégradante, je ne vais pas en plus me jeter dans les bras du premier venu ! Je veux pouvoir voir à quoi il ressemble.
— Tut tut ! Tu rêves. Ça fait deux ans que je suis ta meilleure amie et je te connais par cœur. Fais-moi confiance, ma belle, je ne vais pas t’envoyer dans les bras d’un mec percé et tatoué, qui écoute du hard rock et fume des joints à longueur de journée.
Encore heureux ! Ma meilleure amie est dingue, mais je dois avouer que c’est aussi pour ça que je l’aime tant. Et plus je pense à toute cette affaire plus je me dis que je n’ai rien à perdre. De toute façon, c’est seulement pour une nuit, ou même pas, juste pour une heure, le temps de régler mon « problème », et je n’en entendrai plus parler.
J’accepte finalement en rougissant.
— OK.
— Génial !
— Moins fort, Sophia...
Je me cache derrière mon bras.
— Nous avons donc : Maxime, Arthur et Noah. Alors ?
— Mais comment veux-tu que je choisisse rien qu’avec un prénom ? Dis-m’en plus !
— OK, soupire-t-elle. Ils sont tous les trois bruns, et Noah est plus grand que les deux autres. Je ne te dirai rien de plus, décide-t-elle en se calant contre le dossier de sa chaise.
Je ne sais pourquoi, mais mon instinct choisit immédiatement Arthur. C’est un prénom qui laisse présager une personne correcte et sérieuse.
— Arthur. C’est décidé, dis-je.
— Super…
Elle tape sur son téléphone et, moins de cinq minutes plus tard, elle reçoit une réponse qui la met en joie.
— Tu as rendez-vous après-demain avec Noah.
— Noah ! Mais j’avais dit…
— Je suis certaine que tu as choisi Arthur parce que c’est celui que te semblait le plus sécurisant… Un peu de folie, ma Constance. Ce que tu t’apprêtes à faire n’est déjà pas banal, alors autant être folle jusqu’au bout.
Je prends ma tête dans mes mains. Dans quoi je me suis encore embarquée ? J’ai déjà rendez-vous avec un escort alors que j’ai pris cette décision il y a seulement quarante-huit heures. Je suis terrifiée, mais bizarrement aussi un peu excitée.
— Allez, ne boude pas. Fais-moi confiance. Je suis sûre que tu me remercieras.
— Y a pas de risque.
— Je suis trop contente ! trépigne Sophia. Demain, tu vas te faire une bonne épilation, on va aussi passer à la manucure, te faire faire une pédicure et un soin du visage.
— Mais ça va me coûter une fortune !
— Et la cagnotte que tu gardes au chaud depuis trois ans et qui t’a servi une fois à acheter une paire de chaussures à talons que tu n’as jamais mise ?
Touché…
— OK.
— Après-demain je viendrai te filer un coup de main niveau fringues, coiffure et maquillage.
— Mais je ne veux pas être quelqu’un d’autre ! Je ne verrai ce mec qu’une fois, ensuite nos routes ne se croiseront plus jamais.
Ma meilleure amie ricane et hausse les sourcils.
— Mais peut-être que Cupidon va servir à quelque chose, cette fois, et qu’il va viser juste ?
Je ricane à mon tour.
— Crois-moi, il n’y a vraiment pas de danger.
Non, mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Bon sang, je suis complètement cinglée. Hier, j’ai subi une épilation… de tout le corps ! Ah, çà, pour être douce, je le suis ! J’ai laissé Sophia et sa folie me guider, mais je crois que j’aurais mieux fait de la freiner.
Après
m’avoir coiffée d’un chignon lâche et s’être extasiée sur la beauté de mon
visage avec les cheveux attachés, elle a décidé de m’habiller. Je suis devenue
sa poupée l’espace d’un après-midi. Me voilà affublée d’un jean slim noir, d’un
tee-shirt blanc et de nu-pieds rouges.
Pourtant je me trouve plutôt jolie, excepté mes cuisses, qui me semblent avoir doublé de volume avec ce pantalon. Selon Sophia, ce sont mes yeux qui merdent.
— Bon, voilà, t’es prête.
Prête ? Mais non ! J’ai une boule énorme dans la gorge, mon cœur commence à s’emballer, et, cerise sur le gâteau, je n’ai qu’une envie : enfiler un pyjama et me terrer au fond de mon lit.
— Ah non, non, non, surtout, tu ne renonces pas ! m’avertit Sophia.
— Je n’ai rien dit.
— Je te connais ! Je vois bien que tu es en train de te poser des tonnes de questions et que dans cinq minutes tu vas me dire que c’était une mauvaise idée. Tu es au bord de laisser tomber.
— En même temps, c’est complètement fou, non ? Je ne sais même pas ce qui m’a pris d’y penser, je veux dire… ce n’est pas du tout mon genre, et quelle fille qui se respecte perd sa virginité avec un gigolo ?!
— Tu sais, il y en a qui la perdent lors d’une soirée, complètement bourrées, et la plupart du temps le mec est ultra-moche !
Je hausse un sourcil.
— C’est censé me rassurer ?
— Euh… ouais ! Parce que toi tu auras choisi ce mec, enfin plus ou moins, et en plus ce sera un canon de beauté. Pendant trois heures, un homme va prendre soin de toi, t’être totalement dévoué.
Mes yeux s’écarquillent.
— Trois heures ? Mais… mais qu’est-ce qu’il va me faire pendant trois heures ?
— Oh, Constance !
Sophia éclate de rire.
— Je sais très bien ce qu’il va me faire. Je veux juste dire que… Trois heures, c’est beaucoup, non ?
— Crois-moi, ça a un goût de reviens-y ! Comme le premier forfait démarrait à trois heures, alors…
— Et combien ça va me coûter ?
— Tu verras avec lui. Bon, allez, assez de bla-bla, tu devrais y aller sinon tu vas être en retard.
— Mon Dieu, Sophia, mais qu’est-ce que je vais lui dire ? Comment on va aborder ça ?
— Arrête de stresser ! Ça va super-bien se passer, je te rappelle que c’est son métier. Alors laisse-toi aller et profite, Constance. Pour une fois, fais-moi plaisir, lâche prise s’il te plaît.
Je pousse un profond soupir. Bon, après tout c’est moi qui ai choisi, je dois assumer.
— OK.
Je prends mon sac, vérifie que l’argent liquide que j’ai retiré s’y trouve, puis je dépose un baiser sur la joue de ma meilleure amie avant de sortir de sa chambre. À la cuisine, Mme Delacroix, la mère de Sophia, est en train de préparer à manger. En plus d’être adorable, cette femme est un véritable cordon-bleu. Je m’approche d’elle pour la saluer, et elle me prend dans ses bras.
— Comment vas-tu, ma belle ? Dis donc, tu as changé de look ?
— Elle a un rencard, intervient Sophia.
Je lui fais les gros yeux, ce qui a pour effet de la faire rire.
— Un rendez-vous ? Super ! Tu as raison d’en profiter, je suis sûre qu’il ne pourra pas te résister.
De toute façon il n’a pas le choix.
— Bon, je vous laisse, à bientôt, Corinne. À plus, Sophia.
— Tu m’appelles, hein, lance-t-elle tandis que je passe la porte.
Je pars sans lui répondre. L’appeler ? Pour lui raconter mon rendez-vous ? Jamais ! D’ailleurs, qu’est-ce que j’aurais à lui dire ? Je suis certaine que ça va mal se passer. Il va me trouver nulle, je n’ai jamais rien fait avec un garçon, à part en sixième, quand j’avais onze ans, avec Thibault Merle, qui m’avait coincée sous le préau du collège pour me gober la bouche. Si je devais décrire ce baiser, je dirais que c’était comme si un escargot s’était glissé sur ma langue.
Enfin bref, je suis nullissime !
À part Sophia, personne ne sait que je n’ai jamais eu de petit copain. Forcément, ce n’est pas quelque chose dont on se vante. De nos jours, si tu es encore vierge à treize ans, tu es considérée comme cinglée. Moi, je serais carrément dans la catégorie des aliens.
Quelques garçons se sont déjà intéressés à moi, mais je n’arrivais pas à me laisser aller. Je n’ai jamais eu confiance en moi, je me suis toujours trouvée laide et sans intérêt. Dès que je pense à aller un peu plus loin avec un mec, j’imagine le désastre que cela pourrait être lorsqu’il me verrait nue… Tous mes défauts lui sauteraient aux yeux et il fuirait en courant.
Je ne sais pas comment je vais réussir à rester calme, tout à l’heure, lorsque le moment sera venu. Jamais cet homme ne me fera une remarque désobligeante, vu qu’il est payé pour me satisfaire et me faire sentir hors du commun, mais… si je le dégoûte ? Je le verrai sur son visage. Et il sera encore largement temps de fuir.
Seulement, si même un escort boy ne veut pas de moi, qui me voudra ?
J’arpente le trottoir au pas de course en direction du rendez-vous, un petit café situé dans le 5e. J’ai l’impression d’être en retard, comme d’habitude. Plus le moment approche, plus la boule grossit dans mon ventre. Je suis dans un état second et je refuse de réfléchir. Si je commence à penser à ce que je m’apprête à vivre, je vais faire demi-tour et courir chez Sophia pour dévorer un paquet de crocodiles Haribo.
Lorsque la terrasse du café apparaît, je panique littéralement. Je m’y assieds et commande au serveur un jus d’ananas que je liquide d’une traite. Ma période de jeûne approche et je commence à éradiquer de mon alimentation les sodas et autres boissons trop sucrées.
Je prends une profonde inspiration et m’intime au calme : il faut vraiment que je fasse redescendre la pression, sinon ce sera un désastre. Je jette des coups d’œil frénétiques autour de moi, essayant de repérer ce que Sophia m’a décrit comme un « sexe ambulant ». Très bonne description, je suis certaine que cela va m’aider. Merci Sophia !
Il est presque 19 h 30, en fait je suis à l’heure, mais apparemment pas lui. La terrasse du café est presque vide. Un groupe de trois amies discutent à ma gauche, un mec et une fille se regardent dans le blanc des yeux à ma droite, et un homme qui boit un café est installé quelques tables plus loin. Mon regard s’attarde quelques secondes sur lui. Il est terriblement craquant, mais c’est le genre d’homme tout bonnement inaccessible. Surtout pour une fille comme moi.
La patience n’est pas mon fort. Attendre dans ces conditions, qui plus est attendre ce genre de rendez-vous, est très stressant. Je décide donc de sortir le calepin de mon sac et de faire ce que je sais faire de mieux lorsque l’angoisse me tord le ventre et que j’ai besoin de m’évader : dessiner.
Je reproduis ce que je vois, le décor, le paysage, lorsque mes yeux s’arrêtent sur un homme sur le trottoir d’en face. Il est nonchalamment appuyé contre le mur et regarde dans ma direction. Grand, brun, je suis persuadée que c’est lui. Je le détaille rapidement avant de rougir et de reporter mon attention sur le carnet. Je dois faire comme si je n’avais rien vu.
Je ne peux malgré tout m’empêcher de jeter des petits coups d’œil dans sa direction. Il n’a toujours pas bougé et vient de sortir une cigarette de sa poche. Super, il fume ! Pourtant Sophia m’a assuré qu’il ne serait pas totalement opposé à mes critères.
J’étais sûre que c’était une mauvaise idée. Je ne sais même pas pourquoi j’ai écouté mon amie. En plus, il est 19 h 30 et il n’a toujours pas bougé, il ne semble pas vouloir approcher. Je ne lui plais probablement pas, et il préfère ne pas tenter d’approche.
Bizarrement, ça ne me blesse pas autant que je l’aurais cru. Je le savais, impossible que je puisse plaire.
Je range mon carnet dans mon sac, pose la monnaie sur la table et me lève.
— Bonsoir.
Je lève la tête et regarde sur le trottoir d’en face, mais l’homme y est toujours. Je me tourne donc vers celui qui se trouve à ma droite.
— Bonsoir, répète-t-il en souriant.
Mais qu’est-ce qu’il me veut ?
— Je peux vous aider ? je lui demande, surprise.
Je le reconnais alors. C’est l’homme extrêmement mignon assis seul à sa table et qui sirotait son café.
— Non, c’est moi qui vais vous aider.
Je suis perdue. Qu’est-ce qu’il… je réalise que ce mec est très beau, vraiment très, très beau. Très grand et musclé, la peau légèrement hâlée, le regard sombre et profond, je suis subjuguée. Son sourire est éclatant, une fossette apparaît du côté gauche de sa bouche, ses cheveux bruns ont ce style coiffé sans en avoir l’air, et je sens déjà son parfum envahir mes sens. Un tsunami de sensations s’abat sur moi en moins d’une minute.
Sa phrase résonne alors dans ma tête et prend tout son sens. « Non, c’est moi qui vais vous aider. »
Oh, mon Dieu ! OH. MON. DIEU !
— Ça va ? Vous voulez vous asseoir ? demande-t-il en tirant la chaise.
Il tire ma chaise ? Je n’ai maintenant plus aucun doute. C’est lui, c’est… merde ! C’est quoi déjà son prénom ? Je n’arrive plus à m’en souvenir, la seule chose que je vois ce sont ses yeux braqués sur moi et son corps qui se penche vers le mien. Son sourire s’élargit et je me reprends, réalisant à quel point j’ai l’air bête.
Je m’assieds promptement. Mon regard se porte sur le trottoir d’en face, où l’homme à la cigarette a été rejoint par une petite femme aux cheveux colorés en rouge. Mais quelle idiote ! C’est pas vrai ! Il était là depuis le début et il a dû m’observer pour jauger la marchandise. Ce que je ne comprends pas, c’est ce qu’il fait encore là.
— Euh… désolée je ne savais pas que… enfin que vous…
— Je sais. Je vous observe depuis un petit bout de temps.
Je pique un fard d’enfer.
— Mais pourquoi vous ne vous êtes pas présenté tout de suite ?
Je triture l’ourlet de mon tee-shirt sous la table. Si je suis stressée ? Si peu…
— J’aime bien observer les gens, dit-il en souriant.
Ce sourire… ce mec est parfait ! Note pour moi-même : couvrir Sophia de câlins lorsque je la reverrai demain.
Mais soudain une question me vient à l’esprit.
— Comment savez-vous que c’est moi ?
— Est-ce qu’on peut commencer par se tutoyer avant d’en venir aux questions ? propose-t-il.
— Oui, je souffle.
— Super. Ton amie m’a envoyé une photo de toi lorsqu’elle a pris le rendez-vous.
Oh, non. Quelle photo a-t-elle envoyée ?
— Tu étais très mignonne dessus.
Je cligne des yeux. Mignonne ? Génial, un de plus à rajouter à la liste. Il suffirait qu’il dise adorable et j’ai le compte.
— Merci, dis-je piteusement.
— Tu es beaucoup plus belle en vrai.
Alors là… j’ai carrément envie de rire. Pourtant son regard de braise m’en convaincrait presque. Il est très fort.
— Est-ce que tu veux boire quelque chose ? Ou tu préfères qu’on aille se balader ?
Se balader ?
— Mais on n’est pas censé euh… je veux dire… tu vois, quoi.
Il hausse un sourcil et s’installe bien sur sa chaise, un petit sourire aux lèvres.
— Non, je ne vois pas.
Comment ça il ne voit pas ? Je panique tout à coup à l’idée de m’être trompée. Et s’il n’était pas…?
— Je te taquine, s’esclaffe-t-il en s’approchant à nouveau, mais je pensais qu’on aurait pu se balader un peu avant de… tu vois, quoi.
Il agrémente sa phrase d’un clin d’œil puis se lève et me tend la main.
— Tu es prête, Constance ?
Le suis-je ? Je me laisse guider par son regard envoûtant et me lève à mon tour. Je prends la main qu’il me tend et nous quittons le café.
Prête ou pas, je ne reculerai pas maintenant.
Lire la suite