Je me dévisse le
cou pour tenter d’apercevoir notre building tout entier depuis la fenêtre de
notre appartement. Peine perdue, il est bien trop haut. Je m’éloigne pour
rejoindre la cuisine, le sourire aux lèvres.
Lorsque Noah et moi
avons déménagé à New York, j’ai eu peur qu’à force de n’être que tous les deux
la routine s’installe. J’étais loin de m’imaginer ce que pouvait être la vie ici.
Impossible de s’ennuyer : il y a chaque jour des centaines de choses à
découvrir, et je compte bien en faire le tour avec Noah. Mais même si nous ne
vivions pas dans cette ville extraordinaire, et même si cela ne fait que
quelques mois que nous sommes ensemble, je sais que la lassitude ne fera jamais
partie de notre quotidien ; je le sais parce que Noah et moi pouvons
rester seuls des heures, allongés sur le canapé dans les bras l’un de l’autre,
à parler ou même à ne rien faire. Si nous sommes comblés dans ce genre de
moment, alors nous sommes prêts à affronter les années ensemble sans crainte.
Tout en faisant
revenir des poivrons dans une poêle, je détaille ma bague de fiançailles. Je
n’arrive pas à en détacher mes yeux. Lorsque Noah m’a fait sa demande en
mariage, il y a tout juste une semaine, j’ai à peine vu ce que contenait
l’écrin noir qu’il ouvrait devant moi. L’émotion et les larmes m’aveuglaient. Mais,
depuis, j’ai repris mes esprits. Enfin, juste un peu, parce que je n’arrive
toujours pas à croire que je suis fiancée et que je m’apprête à me marier. Me
marier… Il y a quelques mois à peine je n’avais encore jamais eu de petit ami,
et aujourd’hui, à vingt‑deux ans, je suis fiancée. C’est un gros
changement, mais je suis sûre de Noah et c’est le principal.
Ma bague est magnifique :
c’est un anneau en or blanc, surmonté d’un diamant rond pas trop imposant. Une
bague simple et discrète, comme moi, mais qui, placée à mon annulaire, produit
un effet du tonnerre. Je l’adore, j’en suis amoureuse, presque autant que de
celui qui me l’a offerte.
La sonnerie du
téléphone retentit et je baisse le feu de la gazinière avant d’aller décrocher.
— Hi!
— Ne
joue pas l’Américaine avec moi, Constance, ou je prends le premier avion pour
venir te botter les fesses et te rappeler d’où tu viens.
Sophia !
— Je
suis contente de t’entendre, moi aussi. Comment tu vas ?
J’incorpore des
blancs de poulet découpés en dés à ma préparation tandis que Sophia me
raconte :
— Mal.
La fac, c’est complètement pourri sans toi. Mathilde est plus insupportable que
jamais… Mais bon, n’en parlons pas. Comment ça va dans ta SAV ?
— La
SVA. School of Visual Arts. Tu devrais le savoir, depuis le temps.
— C’est
cette école qui t’a enlevée loin de moi, je déforme son nom si je veux.
Alors ? Comment ça se passe ?
— J’adore.
Je me trouve plutôt douée pour une débutante. Est‑ce que tu te rends
compte que je suis contente d’aller à l’université le matin ? C’est dingue !
— Je
suis heureuse pour toi. Et avec ton homme ?
Je soupire en
souriant comme une gamine. Je verse de la sauce pimentée dans la poêle et
réponds :
— C’est
Noah, quoi…
— Je
vois. Mais, dis‑moi, il ne te manquerait pas ta meilleure amie de tous
les temps pour que ton bonheur soit parfait ?
— Évidemment.
Tu sais bien que tu es mon rayon de soleil.
— Alors prépare‑toi,
parce que j’ai une grande nouvelle à t’annoncer. Tu es prête ?
J’agrippe mon
téléphone, espérant de tout cœur qu’elle m’annonce que…
— Je
suis en train de réserver mes billets d’avion, j’arrive dans deux semaines. Aaaaaaaaaaah !!!
hurle‑t‑elle de joie.
Je me mets à crier avec
elle et à sautiller devant la gazinière.
— Oh,
mon Dieu ! Sophia, je suis tellement contente ! Tu me manques, tu
n’imagines pas à quel point. On va pouvoir aller faire du shopping toutes les
deux.
— J’y
comptais, j’ai besoin de me refaire une garde‑robe entière. Robes longues
et courtes, jupes, jeans, pulls, bottes à talons, bottes plates, sous‑vêtements…
— Robe
de mariée.
— Pourquoi
pas un nouveau sac à main ? Ou deux ? J’ai fait une liste de toute
faç… Attends une minute. Une quoi ?
Je
souris, fière d’avoir réussi à laisser Sophia sans voix. Avec le décalage
horaire entre Paris et New York, il ne nous est pas toujours simple d’être en
contact. La plupart du temps, lorsque je dors encore, ma meilleure amie a déjà
fait la moitié de sa journée. Je ne me voyais pas lui annoncer la bonne
nouvelle par texto, ni par téléphone d’ailleurs. Mais savoir qu’elle sera
bientôt là m’a fait lâcher l’info. Même si j’aurais adoré voir sa tête, je ne
peux plus garder le secret.
— Une
robe de mariée. Pour moi.
Le
cri perçant de ma meilleure amie me fait sursauter. S’ensuit une flopée
d’injures, pas forcément à mon encontre, des exclamations de joie, puis des
injures à nouveau.
Notre conversation s’éternise :
nous imaginons déjà tout ce que nous pourrons faire ensemble lorsqu’elle sera
là. Je suis surprise que Sophia ne me parle pas de l’organisation du mariage,
mais je sais en raccrochant qu’elle est probablement déjà en train de dresser
plusieurs listes de choses à faire.
J’égoutte le riz et
retire la poêle du feu.
— Tu es
belle.
Je sursaute et
manque renverser la poêle brûlante.
— Noah,
tu m’as fait peur.
Je pose une main
sur ma poitrine et quitte la cuisine pour le rejoindre dans le salon, où il
m’attend nonchalamment assis sur le canapé.
— Tu es
rentré plus tôt, je constate en réalisant qu’il n’est que 19 heures.
— Les
gars ont des partiels demain, alors je les ai libérés pour qu’ils puissent
réviser.
Noah s’occupe d’une
équipe d’étudiants. Il les entraîne tous les soirs de la semaine après leurs
cours et ne rentre en général pas avant 20 h 30.
— Tu
joues les voyeurs depuis longtemps ?
— À
peine cinq minutes. J’aime te regarder, tu le sais.
Il dépose un baiser
sur mes lèvres et se lève en s’étirant.
— Je
vais prendre une douche. Tu viens avec moi ?
— Je
dois finir le dîner. Je suis affamée… et vraiment de nourriture, pour le coup, j’ajoute
en voyant son regard pétiller de malice.
— Je
t’aurai d’une autre manière, ronronne‑t‑il avant de s’éloigner.
Je retourne en
cuisine et dresse les couverts sur le bar. Noah sort de la salle de bain
quelques minutes plus tard, au moment où je remplis son assiette. Moi non plus,
je ne me lasserai jamais de le regarder. Il porte un pantalon de survêtement
noir avec un t‑shirt blanc qui moule ses muscles.
— Tu as
déjà tout de la parfaite épouse, s’amuse‑t‑il en grimpant sur un
tabouret.
— Je me
dois de prendre soin de toi, la dernière fois que j’ai eu ta mère au téléphone,
elle m’a demandé si je te nourrissais bien. Je suis sûre que tu t’es plaint derrière
mon dos.
Il ricane avant de
prendre une grosse bouchée de ma préparation.
— Délicieux.
Il embrasse ma
tempe et je goûte le plat à mon tour.
— Alors ?
Sophia va venir nous voir ?
— Oui.
Elle arrive dans deux semaines. Ça va être génial !
— Je
suis content pour toi. Je sais qu’elle te manque beaucoup.
Noah a raison.
J’appréhendais ma nouvelle vie sans Sophia, qui a été mon pilier pendant plus
de deux ans, et je dois dire que les premières semaines ont été difficiles. Je
l’ai appelée presque chaque jour pour l’entendre me rassurer. Partir dans un
autre pays, entrer dans une nouvelle école pleine d’étudiants et de professeurs
inconnus a été effrayant. J’ai rassemblé mon courage parce que je savais que ce
changement serait bénéfique. Aujourd’hui, tout va mieux.
Et puis, même si Sophia
me manque, Noah dissipe chaque fois toute ma nostalgie rien qu’avec son
sourire.
— Il
faut que je te parle de quelque chose, Constance.
Je me fige
instantanément. Il y a des phrases qui rendent tout le monde nerveux et
« Il faut que je te parle » en fait partie.
— Détends‑toi,
me rassure‑t‑il en caressant mon dos. Ma mère m’a appelé aujourd’hui.
Je suis désolée de te le dire, mais ta mère n’arrête pas de téléphoner à mes
parents pour prendre de tes nouvelles. Elle le fait plusieurs fois par jour et
ça frise le harcèlement.
— Quoi ?
Mais pourquoi ?
— Parce
que tu ne lui réponds pas quand elle cherche à te joindre, que tu ne la rappelles
pas quand elle te laisse des messages… Elle s’inquiète, alors elle cherche des
informations et du réconfort auprès de ma mère.
— Mais
c’est ridicule ! Elle fait ça depuis combien de temps ?
Il soupire, ennuyé.
— Depuis
quelques semaines. Un mois, en fait.
— Pourquoi
ne m’en as‑tu pas parlé avant ? je
m’insurge en bondissant de mon tabouret et en me dirigeant vers le salon. Tes
parents doivent penser que je suis une fille ingrate qui refuse de parler à sa
propre mère. Je vais les appeler tout de suite pour m’excuser. Oh ! bon sang, Noah, je suis désolée. Je ne veux pas causer de
problèmes entre nos familles, et je ne veux pas que la tienne ait à subir mon
hystérique de mère.
— Constance,
m’appelle‑t‑il en me suivant, reviens t’asseoir.
— Mais
non, je dois arranger les choses et…
Noah me prend des
mains le téléphone que je viens de décrocher de son socle. Il me dévisage,
imperturbable.
— Premièrement,
tu ne vas appeler personne, parce qu’en France il n’est que 2 heures du
matin. Ensuite, tu n’as pas à t’excuser, ma famille sait que tu as des
problèmes avec tes parents et personne ne te juge. Et, pour terminer… je pense
que tu devrais arrêter d’ignorer ta mère.
— Pardon ?
— Mon
ange, je sais que les choses sont difficiles entre vous et que tu lui en veux
de t’avoir menti toute ta vie, mais c’est ta mère. Elle regrette et elle est
seule. Victor n’est pas réapparu depuis que tu es partie.
— Tu
prends sa défense ? Elle a gâché les vingt et une premières années de ma
vie en m’imposant sa volonté ! Elle ne pensait qu’à vivre son rêve à
travers moi et se foutait éperdument de ce que je pouvais ressentir. Elle m’a
menti, et à cause d’elle je ne connaîtrai jamais mon vrai père.
— Je
sais tout ça, Constance. Je veux juste que tu ne regrettes pas un jour de
l’avoir rayée de ta vie, c’est tout. En plus, tu devrais lui parler du mariage,
parce que…
— J’ai
besoin de temps. Ne me force pas à lui parler maintenant, s’il te plaît.
— Je ne
te force à rien, je te dis simplement ce que je pense. Tu ne devrais pas
ignorer le seul parent qui te reste…
— Tu
sais très bien pourquoi je l’ignore.
— Et je
le comprends. Crois‑moi, moi non plus je ne porte pas Anne dans mon cœur.
Noah est adorable,
mais, concernant mes parents – du moins, ce qu’il en reste –,
je sais mieux que lui ce que j’ai à faire.
— J’ai
besoin de temps, je répète.
Il repose le
téléphone sur son socle et retourne dans la cuisine. Je le suis et nous
terminons notre repas en silence.
Je déteste ça. Noah
veut m’aider, mais il ne peut pas trouver de solution à ma place à chacun de
mes problèmes. Je dois régler certaines choses moi‑même. Malgré notre
désaccord, je ne supporte pas d’être fâchée avec lui. Je prends sa main et le
fixe jusqu’à ce qu’il me regarde à son tour.
— Je ne
veux pas qu’on se dispute à cause d’elle.
— Constance,
on ne se dispute pas. Je ne suis pas d’accord avec toi, mais peu importe. Je te
soutiendrai quoiqu’il arrive.
Je me faufile dans
ses bras et le serre contre moi en respirant son
odeur.
— Merci
d’être si compréhensif.
— Je
suis parfait, ironise‑t‑il.
— C’est
vrai.
— Je
suis Noah, quoi.
J’écarquille les
yeux.
— Menteur !
Tu as écouté toute ma conversation avec Sophia !
Il rit en me
soulevant dans ses bras.
— J’adore
t’entendre parler de moi.
— Et si
j’avais dit des horreurs ?
Il m’entraîne dans
l’escalier en me gardant serrée contre lui.
— Tu
n’oserais pas. Je suis irréprochable.
— Je
suis sûre que je peux te trouver des défauts. Voyons voir…
Le matelas
s’enfonce sous notre poids et Noah commence à me caresser tendrement.
— Tu laisses
traîner ton linge sale, tu as un côté macho.
— Macho ?
N’importe quoi !
— Tu
adores me voir à la cuisine. Ne le nie pas !
— C’est
parce que tu ne t’es jamais vue derrière un fourneau. Tu es tellement sexy.
— C’est
exactement ce que m’a dit ce beau mec devant la SVA ce matin.
Noah, qui
commençait à explorer mon cou, s’arrête net. Ses yeux lancent des éclairs
lorsqu’il croise mon regard. Je ris pour qu’il ne se fasse pas d’idées.
— Tu
t’es fait draguer ?
— Je
plaisante, Noah.
— Tu me
le dirais si un homme te tournait autour ?
— Personne
ne me tourne autour.
— Mais
tu me le dirais ?
Je prends son
visage entre mes mains et dépose un baiser sur ses lèvres.
— Oui,
je te le dirais, mais tu n’es pas près de l’entendre.
J’imagine assez mal
qu’un mec puisse vouloir me draguer, moi.
Noah m’embrasse à
son tour. Il retire son t‑shirt et je frotte mon nez contre son épaule.
La sonnette
retentit alors. Je sursaute et me fige. Noah me regarde, surpris.
— Ça
doit être une erreur. On ne connaît personne ici.
— Des
voisins qui viendraient nous souhaiter la bienvenue ? dis‑je
en haussant les épaules.
— Avec
quatre mois de retard ?
Noah recommence à
m’embrasser, mais la sonnette retentit à nouveau. Il se redresse en roulant des
yeux, quitte la chambre et descend l’escalier, torse nu. J’attrape mon portable
sur la commode et envoie un texto assassin à Anne Pradel. Simple mais
efficace :
Laisse la famille de Noah tranquille et fous‑moi la
paix. Je n’ai rien à te dire.
— Constance ?
C’est pour toi !
Étonnée, je lisse
mes vêtements et descends au rez‑de‑chaussée. J’écarquille les yeux
de surprise en découvrant sur le palier Evan, un étudiant de la SVA.
— Evan ?
Qu’est‑ce que tu fais là ?
Evan est le seul à
qui je parle vraiment à la SVA. Non que les autres ne m’acceptent pas, mais je n’ai pas envie de me mêler à eux. Je suis heureuse comme je
suis et j’apprécie ma solitude. Je ne dirais pas qu’Evan et moi sommes amis,
mais c’est sympa de passer du temps avec lui. Au départ, j’ai été contrainte de
lui parler parce que nous faisions équipe pour plusieurs projets, mais plus le
temps passe, plus je l’apprécie. Il y a quelque chose d’apaisant chez lui, il
est l’opposé de ma Sophia, et pourtant il me la rappelle par certains aspects. D’ailleurs,
c’est sûrement pour ça que je ne m’intéresse pas aux autres étudiants. Je crois
qu’inconsciemment je tente de reproduire la relation que j’avais avec ma
meilleure amie à Paris.
Pourtant, même si
je l’apprécie, je ne comprends pas du tout ce qu’Evan vient faire ici. Et
d’ailleurs, comment a‑t‑il eu mon adresse ?
— Eh
bien, euh, Jordan Blaine, le responsable des admissions, m’a demandé de t’apporter
ton dossier d’inscription. Tu as oublié de remplir une case. Il est absent
plusieurs jours et Greta en a besoin, elle doit envoyer tout ça je sais pas
trop où. Enfin bref, c’était assez urgent alors il m’a donné ton adresse.
J’espère que ça ne t’embête pas.
Si, un peu… voire
beaucoup. Même si j’apprécie Evan, je ne le connais pas assez pour avoir
vraiment confiance en lui. Que Blaine lui ait dit où j’habite me contrarie :
je lui en toucherai un mot lorsqu’il reviendra.
— Entre,
je t’en prie. Tu veux boire quelque chose ?
— Non, merci.
Je ne vous dérangerai pas longtemps.
Je prends le
dossier qu’il me tend tandis que Noah monte à l’étage pour passer un t‑shirt.
— Merci.
Je le remplis ce soir et je l’apporterai demain matin à Greta. Je suis désolée
que tu aies dû te déplacer.
— Pas de
problème. Je suis resté tard à la SVA et Blaine m’a vu. Comme il nous voit
souvent ensemble, il en a profité.
— Vous
êtes amis ?
Noah s’approche de
nous, vêtu cette fois, et passe nonchalamment un bras autour de ma taille. Je souris
discrètement et observe les deux hommes chacun à leur tour. Noah et Evan sont
complètement différents. Noah est grand, mince et musclé, brun aux yeux
noisette, tandis qu’Evan est plus petit et mince, porte ses cheveux châtain
clair coupés en brosse et a les yeux bleus.
Le fait que Noah
puisse être jaloux est à la fois flatteur et complètement absurde. Comme si je
pouvais être intéressée par un autre que lui…
— On suit
les mêmes cours, répond Evan en enfouissant ses mains dans ses poches. On bosse
ensemble.
— Notre
prof d’art 3D nous a demandé de dessiner puis de peindre une fresque. Le thème,
c’est la folie, et la meilleure réalisation sera accrochée dans le hall de
l’université. Evan est mon binôme. C’est beaucoup de travail, mais c’est
génial.
— Constance
a cinquante idées à la seconde. C’est difficile de la suivre, mais elle est super‑talentueuse.
— Je
vois.
Je comprends que
Noah n’apprécie vraiment pas la présence d’Evan chez nous lorsqu’il resserre
encore son emprise autour de ma taille.
— Merci
pour le dossier. Je m’en occupe, je lance.
— Cool. À
demain, alors. Salut, mec.
— Noah.
Salut, Evan.
Le ton qu’il emploie
lorsqu’il prononce ce prénom est presque menaçant.
— Ouah !
Je ne te savais pas si accueillant ! je fais
remarquer à Noah lorsqu’Evan est parti.
— Je
n’ai pas un bon feeling avec ce mec.
— Pourquoi ?
Il est gentil.
— Ouais,
j’imagine. Pourquoi ne m’as‑tu jamais parlé de lui ? Ni de ton
projet de fresque ? Tu me racontes tout, d’habitude.
— Waldorf
ne nous a confié cette fresque qu’hier. Et je n’ai pas grand‑chose à dire
sur Evan, nous ne sommes pas amis, nous ne faisons que travailler ensemble sur
un projet pour l’université.
Je m’approche de Noah
en souriant.
— Tu es
jaloux ?
— J’ai des
raisons de l’être ?
— Noah…
Il m’enlace et me
serre contre lui. Je souris en frottant mon nez contre le sien.
— Je
garde quand même un œil sur lui, me signale‑t‑il.
— Si ça
peut te rassurer.
— Assez
parlé. On nous a interrompus, et je déteste être interrompu quand je suis avec
toi.
Il me jette sur son
épaule et monte les marches jusqu’à notre chambre tandis que je claque ses
fesses en riant. Je vois l’écran de mon portable s’allumer. La réponse de ma
mère, que je préfère ignorer.
Moi aussi, je
déteste être interrompue lorsque je suis avec Noah.
— Allez les gars, on remonte
en défense ! Allez, allez ! Stan ! Parker est démarqué, fais‑lui
une passe… C’est pas vrai !
Je somme les joueurs de revenir sur le
banc. Quel entraînement pourri !
— On peut savoir ce que vous
avez, aujourd’hui ? Stan, tu n’es pas seul sur un terrain, tu as une
équipe avec toi, arrête de vouloir la jouer perso.
Stan est un peu le leader de l’équipe,
il aime se mettre en avant et tirer la couverture à
lui. Il proteste d’ailleurs :
— J’aurais pu le marquer, ce
panier.
— Et tu l’as fait ?
Son silence est éloquent. Les autres ne
bronchent pas davantage.
— Si c’est pour jouer comme
ça, je préfère que vous restiez tous chez vous. Sur le terrain, je veux une
équipe, pas une bande de gars qui courent après un ballon parce qu’on le leur a
demandé. Réveillez‑vous. Vous avez un match dans deux semaines !
Le silence règne dans le gymnase. Je
vois bien que les gars sont crevés. Enchaîner une journée de cours et un
entraînement, c’est beaucoup. Mais, bordel, si je pouvais être à leur place je
me défoncerais.
— On arrête pour
aujourd’hui. Profitez du week‑end pour vous reposer, et si lundi vous
n’êtes pas motivés ce n’est pas la peine de venir. Compris ?
— Compris, coach.
— Bon week‑end à tous.
Ces gars se montrent plus rapides pour filer
aux vestiaires que pour venir sur le terrain… Je ramasse mon sac de sport et
quitte à mon tour le gymnase. Je croise alors le doyen de l’université.
— Monsieur Dumont ? m’interpelle‑t‑il.
— Monsieur Lewinsky.
— J’espérais vous trouver
avant de partir. Laissez‑moi vous dire que les retours que j’ai sur votre
travail sont excellents.
— Merci, j’en suis heureux.
— À partir de
lundi, vous aurez un coach assistant à vos côtés.
— Pardon ? Je n’ai pas
besoin d’un assistant, je me débrouille très bien tout seul !
— Je n’en doute pas, mais
cette personne doit valider un stage d’un semestre pour obtenir son année.
— Oh. Dans ce cas…
— Cela ajoutera une corde à
votre arc. Je suis sûr que vous lui apprendrez beaucoup de choses. Son nom est James
Braxton.
— C’est noté. Autre
chose ?
— Non, rien. Bon week‑end,
monsieur Dumont.
Je le salue à mon tour et m’éloigne. Un
coach assistant ? J’ai le sentiment que c’est une mauvaise idée. Mes gars
sont des étudiants, ce n’est pas comme si j’entraînais une équipe de pros. Mais
bon, comme ce n’est que pour un semestre, je peux faire un effort.
Mon sac sur l’épaule, je quitte
l’université. Le bruit infernal de la ville me frappe de plein fouet. Cela fait
maintenant quatre mois que Constance et moi avons emménagé à New York, et je
dois dire que mon adaptation est plus difficile que je ne le pensais. Ici, tout
est trop. Trop grand, trop bruyant, trop pollué, trop peuplé. Je me sens
dépaysé, en décalage avec le rythme de vie new‑yorkais. La ville qui ne
dort jamais ? Je dirais plutôt la ville qui épuise. Si les Parisiens ont
la réputation d’être pressés, ce n’est rien à côté des gens d’ici. Vivre à New York,
c’est comme être aspiré dans un tourbillon. À
mon arrivée, j’étais heureux, grisé par la nouveauté, mais, quatre mois après seulement,
je ressens déjà de la lassitude. Je ne suis ici que pour Constance, pour
qu’elle s’épanouisse et vive enfin sa passion pour le dessin. Peut‑être
qu’il me faut juste un peu plus de temps pour m’acclimater à ma nouvelle vie. Peut‑être
que ma nostalgie de Paris s’atténuera dans les mois à venir… Je l’espère, en
tout cas.
Lorsque je rentre chez nous, je suis
surpris et amusé de la scène que je découvre, et ça a le mérite de me faire
oublier l’effervescence de New York. Constance est agenouillée sur le sol du
salon, une toile posée devant elle et sa palette de peinture à côté. Elle porte
une salopette‑short en jean, un t‑shirt blanc, ses cheveux sont remontés
en chignon et elle est pieds nus. Elle est terriblement excitante.
Je pose mon sac par terre. Le sourire
qui illumine son visage lorsqu’elle me voit n’a pas de prix. Je ferais
n’importe quoi pour ce sourire. Pour ce visage. Pour elle.
— Salut, mon beau fiancé.
Fiancé.
Je suis un foutu veinard. Je m’approche d’elle et
m’agenouille à côté d’elle avant de l’embrasser.
— Salut, ma jolie Constance.
— Tu as passé une bonne
journée ?
— C’est le week‑end. On
ne parle pas travail.
— D’accord. Est‑ce que
tu as faim ? Je termine ça et je vais te réchauffer une assiette.
— Tu ne manges pas avec
moi ?
Ne pas voir Constance de la journée,
qu’elle passe tant d’heures loin de moi est déjà bien assez difficile, alors je
préfère tout partager avec elle lorsque je rentre chez nous.
— Oh, j’avais faim en
rentrant de la SVA. J’ai grignoté. Mais je vais te tenir compagnie.
Elle se lève et part réchauffer mon
repas. J’en profite pour jeter un œil sur ce qu’elle est en train de peindre.
Des formes bizarres recouvrent le bas de la toile. J’essaie de comprendre ce
qu’elles représentent. Peine perdue. Je n’ai pas l’âme d’un artiste.
— Comment tu le trouves ?
demande Constance.
— C’est… original.
— Hum. Quelle jolie manière
de dire « moche ».
— Non, ce n’est pas moche. C’est
juste que je ne vois pas ce que c’est.
— On doit réaliser notre
propre Picasso, s’inspirer de ce peintre et de ses techniques pour essayer de
créer une œuvre dans son style, mais qui nous ressemble.
— Ah ouais, je comprends
mieux. Je n’ai pas l’œil d’un artiste, mais vu comme ce que faisait ce mec
était bizarre, je pense que tu es sur la bonne voie.
Constance lève les yeux au ciel, prend
ma main et m’attire dans la cuisine, où elle me fait asseoir sur un des
tabourets du bar. Je la mate avec envie pendant qu’elle sort mon assiette du
micro‑ondes et les couverts du tiroir.
— Tu es tellement sexy.
— Tu plaisantes !
— Jamais. Pas sur un sujet
aussi sérieux que ton sex‑appeal.
Elle s’esclaffe en secouant la tête
puis dépose mon repas devant moi. Elle se hisse sur le comptoir et s’assoit en
tailleur face à moi.
— J’ai pensé à quelque chose
tout à l’heure, commence‑t‑elle.
— Je t’écoute.
— Tu veux toujours
m’épouser ?
Je me fige.
— Plus que jamais.
— Je me suis dit que comme
Sophia vient très bientôt on pourrait en profiter. Non ?
— En profiter ?
Elle me sourit presque timidement, mais
je lis l’excitation dans son regard. Je comprends enfin.
— Oh, tu veux dire, pour nous
marier ? Dans deux semaines ? Sans avoir rien préparé ?
Je ne m’attendais vraiment pas à ça. Il
n’y a qu’une semaine que j’ai fait ma demande à Constance, je pensais qu’elle
voudrait prendre son temps. Je n’imaginais pas l’épouser si rapidement, même si
j’en serais ravi.
— Tu trouves que c’est trop
tôt ? me demande‑t‑elle.
— Je suis surpris. Tu te
rends bien compte qu’en si peu de temps on ne pourra pas organiser le mariage
de tes rêves.
— Tu ne sais pas de quoi je
rêve, Noah. Et c’est de toi, en l’occurrence. J’ai juste besoin que tu sois là
et que tu dises oui. Je ne veux pas de montagne de fleurs, de grande réception,
de robe de princesse ou je ne sais quoi. Je veux quelque chose de simple. Comme
nous.
— D’accord. On préviendra
nos familles dès demain et on s’attaquera à l’organisation.
Elle pince les lèvres et commence à
jouer avec sa bague.
— Tu veux vraiment les
prévenir ?
Elle semble presque redouter ma
réponse. Je prends sa main et la serre doucement.
— Il y a un problème ?
Tu n’apprécies pas ma famille ?
— Si, bien sûr que si, tes
parents sont adorables, Noah.
— Alors qu’est‑ce qui
te chagrine ?
— J’aurais aimé qu’on soit
juste tous les deux.
— Constance, on ne fera pas
un grand mariage si tu ne le veux pas. Juste nous et nos familles, en petit
comité.
L’idée semble vraiment la contrarier. Je
comprends soudain ce qui la dérange.
— Tu veux te marier sans tes
parents, c’est ça ? Tu ne les as pas encore prévenus et tu comptes ne rien
leur dire, je me trompe ?
— Pourquoi je leur dirais
quoi que ce soit ?
— Tu es sérieuse ? Tu
ne veux pas que tes parents soient présents pour l’un des jours les plus
importants de ta vie ?
— Noah, depuis que je t’ai
rencontré, je suis la plus heureuse des femmes, et depuis que nous vivons à New
York je suis sur un nuage. Je ne veux pas que tout soit ruiné à cause de mes
parents. De toute façon, même s’il était réapparu, je n’aurais pas invité Victor,
et Anne… Eh bien, je n’ai rien à lui dire.
Je la comprends. J’ai vu à quel point
elle a souffert de découvrir que sa vie était basée sur un mensonge. Et
pourtant…
— Je suis désolé, mon ange.
Je t’aime, tu le sais, mais je ne peux pas accepter ce que tu me demandes.
— Pourquoi ? C’est
notre mariage. Il ne concerne personne d’autre.
— Mais je ne veux pas
prendre le risque de te voir regretter. Qui va t’aider à te préparer avant la
cérémonie ? Qui va te donner des conseils ? C’est ta famille…
— Je n’ai plus de famille,
Noah.
— Je suis d’accord pour que
Victor reste en dehors de ça. Mais, Constance, ta mère…
Elle se passe la main dans les cheveux
puis descend du comptoir.
— N’en parlons plus. C’était
une mauvaise idée. Je dois terminer ma peinture.
— C’est toi qui as lancé le
sujet, je rétorque.
— Parce que je pensais que
tu comprendrais.
— Et c’est ce que je
m’efforce de faire, mais tu essaies de m’imposer ton idée. Et je maintiens
qu’elle est très mauvaise.
Constance retourne à sa toile sans rien
ajouter. Elle déteste le conflit et préfère fuir lorsque les choses commencent
à s’envenimer. Moi, au contraire, j’aime résoudre les problèmes sur‑le‑champ.
Je termine mon repas seul tandis qu’elle
peint en me tournant le dos. La fin de la soirée est tout aussi silencieuse :
nous regardons une série américaine que Constance apprécie particulièrement puis
allons nous coucher, toujours sans un mot. Je n’aime pas cette tension entre
nous, mais je ne céderai pas. Malgré sa contrariété, ma fiancée se blottit contre
moi au moment où nous nous allongeons. Elle frotte ses pieds contre les miens
pour s’endormir, un rituel qui me fait toujours sourire.
— J’ai une idée, je commence
en passant ma main sous son débardeur pour caresser son dos. Demain, tu
pourrais appeler ta mère et…
— Non.
— Laisse‑moi finir.
Demain, tu lui passes un coup de fil pour lui annoncer que je t’ai demandé de
m’épouser…
Un frisson me parcourt chaque fois que
je pense au moment où elle m’a répondu oui.
— Tu attends de voir sa
réaction, je poursuis. Si elle est négative et que cela te contrarie, alors je
te laisserai décider ce que tu veux pour le mariage.
— Vraiment ? demande‑t‑elle,
ses grands yeux curieux plongés dans les miens.
— Vraiment. En revanche, je
ne pourrai pas me marier sans ma famille : elle est trop importante pour
moi.
— Je sais. Je me suis mal
exprimée, désolée.
J’embrasse les lèvres pulpeuses de
Constance, qui répète :
— Si la réaction de ma mère ne
me satisfait pas, je ne l’inviterai pas.
— Tu verras bien.
— Je suis presque sûre
qu’elle va essayer de me faire changer d’avis.
— Tu n’en sais rien.
— Je la connais. Elle n’a
toujours pas digéré que j’aie quitté Paris pour venir ici. Si elle commence à
te dénigrer…
— Ne brusque rien. N’imagine
pas ce qui pourrait se passer, tu n’en sais rien.
Elle inspire.
— Tu as raison.
Elle me serre contre elle et dépose des
baisers sur mon visage tout en continuant de frotter ses pieds contre les
miens.
Je sais que Constance est en train de
faire une connerie et qu’elle finira par la regretter. Je suis heureux que son
abruti de père – enfin, Victor – ne fasse plus partie de
l’équation, mais sa brouille avec Anne ne peut pas durer éternellement.
À moi de
faire en sorte que tout se termine bien.
Je fixe le téléphone depuis maintenant plus de dix
minutes.
Cela fait quatre mois que je n’ai pas parlé à ma mère.
Je sais qu’elle souffre, et d’une certaine manière je souffre aussi. C’est même
en partie pour cela que je l’ignore : je sais que si je l’entends pleurer
et supplier, je n’aurai pas le cœur à la repousser encore. Noah est assis à
côté de moi sur le canapé. Il attend patiemment que je me décide à franchir le
pas.
— On peut commencer par appeler mes
parents, si tu veux.
— Oui, je préfère.
Il s’empare du téléphone, compose le numéro et
enclenche le haut‑parleur. La voix guillerette de Carole nous répond :
— Bonjour, mon chéri. Comment vas‑tu ?
— Bonjour, maman. Tout va bien, et t...
— Et Constance, comment va‑t‑elle ?
Tu me manques, tu sais, quand est‑ce que vous venez nous rendre visite ?
Ton frère est bientôt en vacances, il faut qu’on s’organise un séjour ensemble.
Vous pensez venir pour Noël ? Parce que…
— Ralentis, maman. Tu es sur haut‑parleur,
Constance est à côté de moi.
— Bonjour, madame Dumont !
— Constance, il me semblait avoir été claire…
— Désolée, Carole.
— Est‑ce que papa est dans le coin ?
reprend Noah. Constance et moi aimerions vous annoncer
quelque chose.
— Armand ! Les enfants veulent nous
parler. Viens vite, s’écrie la mère de Noah, tout excitée.
J’adore Carole. Elle est le modèle même de la mère
aimante.
— Je vous préviens tout de suite, je suis
trop jeune pour être grand‑mère, plaisante‑t‑elle.
Je me raidis. Noah le sent. Ce sujet est sensible
entre nous. Il souhaite que nous fondions une famille au plus vite, mais je
veux prendre mon temps. Nous marier est déjà une grande étape dans notre
couple, mieux vaut ne pas tout précipiter. Et puis je ne suis pas prête, j’ai
encore trop de travail à faire sur moi‑même, trop de problèmes à régler,
trop de projets professionnels à réaliser avant d’accepter qu’un bébé dépende
de moi. En plus, vu l’exemple que m’ont donné mes parents, je sais d’avance que
je serai une mauvaise mère, quand Noah sera, lui, un père parfait.
— Maman ! la
sermonne Noah. Ne commence pas.
— Pardon. Ton père est là. On vous écoute.
Je me blottis contre Noah, qui entoure mon épaule de
son bras.
— Avec Constance, on a
arrêté une date pour le mariage.
Il me jette un coup d’œil. Je l’encourage
d’un hochement de tête.
— Dans trois semaines.
Silence au bout du fil.
— Trois semaines ? Mais
on n’aura jamais le temps de tout préparer ! Pourquoi vous précipiter ?
— Maman, on ne veut pas un
grand mariage, juste une cérémonie en petit comité.
— Mais pourquoi si
vite ? demande Armand.
Je m’apprête à répondre, mais Noah me
devance.
— Il n’y a pas vraiment de
raison. On en a envie, c’est tout.
— Vous ne devriez pas
prendre de décision comme ça, à la légère.
— Nous y avons réfléchi.
— Peut‑être pas
assez ?
— Maman !
— Carole, on en a discuté et
on est tous les deux d’accord pour faire un petit mariage. Noah et moi voulons
nous marier, rien de plus.
Quelques secondes s’écoulent.
— C’est vous qui voyez, finit par déclarer Armand. Si vous voulez vous marier dans
trois semaines, on sera ravis de venir. On va prévenir Aaron et on s’arrangera
pour passer quelques jours avec vous après le mariage. Qu’est‑ce que vous
en dites ?
— Génial, je réponds en même
temps que Noah.
Lors de la suite de la conversation, je
remarque que Carole parle moins. Elle intervient parfois, mais elle qui a la
parole si facile est étrangement silencieuse. Lorsque Noah raccroche, je lui en
fais la remarque.
— Elle doit se demander pourquoi
on se précipite, me répond‑il. Quand elle aura compris que c’est uniquement
parce qu’on s’aime, elle plongera corps et âme dans la préparation du mariage.
— J’espère que je ne l’ai
pas vexée.
— Mais non… Bon, assez parlé
de ma famille. J’ai rempli ma part du contrat : à ton tour.
Je roule des yeux et m’empare de mon portable,
monte à l’étage et m’enferme dans la chambre. Je préfère être seule pour parler
à ma mère.
Je suis soulagée de tomber sur sa
messagerie. Et au moins, Noah ne pourra pas dire que je n’ai pas essayé de la
joindre… Mais, alors que je m’apprête à redescendre, la sonnerie retentit.
J’inspire profondément et décroche.
— Salut, maman.
— Bonjour, Constance.
Sa voix est mal assurée. Elle a prononcé
mon nom comme si elle ne croyait pas que c’était bien à moi qu’elle parlait.
— Comment vas‑tu ?
demande‑t‑elle.
— Bien. Bien. Et toi ?
— J’ai connu mieux. Tu me
manques…
— Comment ça va à
Paris ? j’enchaîne avant qu’elle ne tombe dans le
larmoyant.
Un soupir s’échappe du téléphone.
— C’est silencieux. Vide. Constance,
tu…
— Et Victor ? je la coupe. Il est revenu ?
— Parle‑moi de toi,
plutôt.
— Maman, réponds à ma
question.
— Je n’ai toujours pas de
nouvelles.
Bien. Je prends une autre inspiration avant
de me lancer. Après tout, ce n’est pas la peine de tourner autour du pot.
— Noah et moi, on va se
marier.
Silence. Décidément, tout le monde
devient muet aujourd’hui.
— Vous marier ? Mais…
vous ne vous connaissez que depuis quelques mois !
— Et alors ?
— Réfléchis, Constance, tu
ne peux pas faire ça.
— Et pourquoi pas ?
Noah m’a demandé de l’épouser et j’ai dit oui sans hésiter. Je l’aime.
— Mais tu n’es encore qu’une
enfant ! dit‑elle en commençant à s’énerver. Comment peux‑tu
être sûre de lui au point de l’épouser ?
— Si tu t’avises de le
critiquer, je raccroche.
— Constance ! Je ne
suis pas d’accord avec ce mariage.
— Mais je ne te demande pas ta
permission ! Noah et moi allons nous marier dans trois semaines, que cela
te plaise ou non. Tu veux que je te dise ? C’est lui qui a insisté pour que
je t’appelle. Moi, je ne voulais pas le faire parce que je savais parfaitement
quelle serait ta réaction.
— Ma réaction est justifiée,
insiste‑t‑elle d’une voix dure, tu ne peux pas…
— Je suis adulte, je fais ce
que je veux.
— Ne me parle pas de cette
manière !
— Je ne veux pas que tu viennes.
Un hoquet résonne à l’autre bout de la
ligne.
— Pardon ? Tu refuses
que ta propre mère assiste à ton mariage ?
— De toute façon, tu l’as
dit toi‑même, tu n’approuves pas mon choix. Je ne veux pas que tu viennes
gâcher le plus beau jour de ma vie avec tes idées toutes faites et ta mauvaise
humeur. Je préfère que tu ne viennes pas.
— Tu ne vois pas que ce Noah
te monte contre ta famille ? Tu ne comprends pas qu’il est en train de te
retourner le cerveau ? Tu n’aurais jamais osé me parler de cette manière
il y six mois !
En effet. Je n’ai plus grand‑chose
à voir avec la Constance de cette époque.
— Tu as raison. Je ne suis
plus une coquille vide que tout le monde manipule à sa guise. Aujourd’hui, je
suis fière de ce que je suis.
Ma mère ne répond rien, mais j’entends
à sa respiration saccadée qu’elle est en train de craquer.
— Enfin bref, je voulais
juste te prévenir. Je ne m’attendais pas à recevoir tes félicitations, ne t’en
fais pas. Je vais bien, je suis heureuse. Pas la peine de harceler les Dumont
pour savoir ce que je deviens. Laisse‑les tranquilles. Et laisse‑moi
tranquille. Au revoir, maman.
Je m’empresse de raccrocher avant de
craquer à mon tour. Si ma mère avait été en face de moi, jamais je n’aurais pu
lui dire tout cela.
Lorsque je redescends au salon, je
trouve Noah absorbé par son smartphone, les sourcils froncés.
— Tout va bien ?
— Ouais. Comment ça s’est
passé ? demande‑t‑il en enfouissant son téléphone dans la
poche de son jean.
Je soupire et m’installe sur
l’accoudoir du canapé.
— Elle a réagi exactement
comme je le redoutais. Elle s’oppose au mariage et pense que tu me retournes le
cerveau.
— Je suis désolé, mon ange.
— Ce n’est pas grave. Bon,
qu’est‑ce qu’on fait aujourd’hui ?
Noah s’approche et s’accroupit devant
moi.
— Si tu veux te marier dans
trois semaines, il serait temps qu’on s’y mette ! Où, quand… ?
— Tu veux qu’on passe notre
week‑end à tout planifier ?
— Non. Ce que je veux, c’est
m’enfermer avec toi dans la chambre pour le reste de la matinée, puis t’emmener
déjeuner, nous balader un peu, rentrer à l’appartement et retourner dans la
chambre jusqu’au soir, dîner et passer la nuit à te…
— J’ai compris.
Noah se saisit de mes hanches et
m’attire sur lui.
— Alors, on commence par
quoi ? Le lieu ? La liste des invités ? Ta robe ? Non, je
sais ! Ce que tu mettras sous ta robe !
— Mais c’est
pas vrai ! Quel obsédé !
J’embrasse le bout de son nez et passe
mes mains sur son torse. Il me taquine.
— Par contre, il faut que tu
me promettes quelque chose !
— Promis !
— Écoute ce que
j’ai à dire avant, m’ordonne‑t‑il en souriant.
Cette fossette…
— On sera obligés de faire une
– ou plusieurs – pause(s) câlin tout nus dans la chambre.
Ou le salon. Ou la cuisine. Ou même la salle de bain.
Ou dans toutes les pièces…
Je ris.
— Première pause maintenant,
je décide.
Je passe les mains sous mon débardeur
pour le retirer, glisse mes pouces sous l’agrafe de mon soutien‑gorge et le
jette par terre. Un sourire carnassier apparaît sur les lèvres charnues de Noah.
J’ai l’impression d’être une gazelle devant le roi de la jungle.
— Tu vas passer la journée à
me fixer ou tu vas te décider à faire quelque chose ?
— Et c’est moi
l’obsédé ? J’admire une œuvre d’art, tu devrais comprendre ça, toi.
— Embrasse‑moi, Noah,
je m’impatiente.
Il grogne avant de s’emparer de ma
bouche. Je m’agrippe à sa nuque, faisant aller et venir mes mains sur son cou
musclé. Il me renverse en arrière et m’allonge sur le parquet du salon.
— J’aime que tu aies
confiance en toi, chuchote‑t‑il contre mon cou.
Ses lèvres descendent sur mon ventre,
ses dents mordillent la peau autour de mon nombril.
— Je décide que tu ne
porteras rien sous ta robe le jour du mariage.
Je m’esclaffe en attrapant son visage
pour le faire remonter jusqu’au mien.
— Si tu veux qu’on se câline
nus, retire tes vêtements !
— Qu’elle est impatiente !
se plaint Noah.
Ce qui ne l’empêche pas de se débarrasser
de son sweat.
— C’est toi qui m’as rendue
comme ça. Tu ne peux t’en prendre qu’à toi‑même.
Il parsème de petits baisers la peau de
mon ventre, embrasse mes côtes, évite délibérément mes seins et capture mes
lèvres. Sa main se glisse sous l’élastique de mon short en coton, puis de ma
petite culotte. Bon sang, ses caresses sont toujours incroyables. Il sait
exactement quoi faire, quelle pression exercer, quel rythme donner à ses doigts
pour me rendre folle de désir. Sa langue tente de dompter la mienne et elle y
parvient facilement. Je suis bien trop absorbée parce ce qui se passe plus bas
pour lui résister.
Ma main lâche sa nuque pour se promener
sur son torse et s’arrêter sur le bouton de son jean. J’ouvre lentement sa
braguette et glisse mes doigts dans son caleçon. Noah sourit contre mes lèvres
avant de recommencer à m’embrasser. Ma paume frôle son sexe à plusieurs
reprises. J’aime sentir ses muscles se tendre d’impatience. Il bouge même les
hanches dans ma direction, comme s’il voulait aider ma main à le trouver plus
vite.
— Je n’ai plus besoin que tu
m’expliques ce qu’il faut faire, dis‑je d’une voix rauque.
— Dommage, répond‑il
en me pénétrant d’un doigt. J’aime t’apprendre des choses.
Mes hanches se soulèvent, ma main
s’enroule et se serre autour de lui. Il s’installe plus confortablement par
terre, prenant appui sur son avant‑bras et s’allongeant à côté de moi.
Son bassin bouge doucement, se calquant sur le rythme des va‑et‑vient
de mes doigts. Il me regarde dans les yeux un instant, me sourit malicieusement
et reprend ses baisers. Cette fois, mes lèvres ne l’intéressent plus. Il
parcourt ma gorge, sa langue se fraie un chemin jusqu’à ma poitrine, et enfin
sa bouche s’empare de mon sein couvert de chair de poule. Mes yeux se ferment
et l’espace d’un instant j’en oublie de le caresser… jusqu’à ce que le
mouvement de ses doigts cesse et que mes yeux se rouvrent.
— C’est donnant donnant,
jolie Constance.
Notre position n’est pas confortable,
et comme je suis plus petite que lui mon bras tendu commence à me faire mal. Je
me rapproche de lui en basculant mes hanches sur le côté puis reprends où je
m’étais arrêtée. Cette fois, ma main s’active plus vite, et le sexe de Noah ne
cesse de grossir sous mes caresses. Lui insère en moi un second doigt et joue
de son pouce sur mon clitoris. Sa bouche se ferme à nouveau sur mon sein et un
déluge de sensations explose alors dans mon corps. Je suis prête à parier que
ce n’était pas ce genre de câlin qu’il avait imaginé, mais nous sommes bien
trop pris dans notre plaisir pour changer de position. Nous courons chacun
après la même chose : la libération de l’autre.
Après tout ce temps, je reconnais
maintenant les prémices de l’orgasme de Noah et, lorsqu’il les sent lui aussi,
il tente de me faire lâcher prise, mais je tiens bon. Son plaisir se répand sur
mon ventre mais je n’ai pas le temps d’y penser car je suis soudain paralysée
par le mien.
À
bout de souffle, je me laisse tomber sur le dos tandis que Noah se redresse
déjà pour se rendre dans la cuisine. J’ai toujours mon short et lui a toujours
son jean. Son sourire comblé déclenche le mien.
— Ça va ? me demande‑t‑il en nettoyant mon ventre.
— À ton
avis ?
Mes joues doivent être écarlates. Il se
penche en avant pour embrasser mon front puis m’aide à me relever.
— On devrait recommencer,
propose‑t‑il. Je suis déçu.
— Ah bon ?
Il n’en avait pourtant pas l’air, mais
son sérieux me fait douter.
— Ce n’était pas un vrai
câlin tout nus comme je le voulais. On va devoir
recommencer.
Je ris alors qu’il se baisse pour me
soulever dans ses bras et m’emmener à l’étage.
Mon pied rebondit d’impatience sur le
plancher du taxi et l’excitation agite mes doigts. Je ne tiens plus en place.
Je tape rapidement une réponse au message que Noah m’a envoyé il y a quelques minutes.
Suis bientôt arrivée à JFK. L’avion de Sophia a du retard.
Je fourre le portable dans mon sac.
Après que Noah et moi avons arrêté la date du mariage, je me suis empressée
d’appeler Sophia pour la lui annoncer. Ma meilleure amie, survoltée comme
toujours, a donc décidé d’avancer son vol et de venir m’aider à tout préparer.
J’ai eu beau lui répéter que nous voulions quelque chose de simple, je sais que
rien n’empêchera le cyclone Sophia de s’abattre sur Manhattan. Et, pour tout
dire, je suis impatiente de la voir et de me laisser emporter par sa douce folie.
Je demande au chauffeur de m’attendre
et descends du taxi. L’aéroport grouille de monde : des vacanciers qui
s’envolent vers une destination ensoleillée, des Américains qui rentrent chez
eux, des touristes fraîchement débarqués. Il y a quelques mois, je posais pour
la première fois un pied sur le sol américain, je réalisais enfin mon rêve de
toujours. J’ai encore du mal à croire que tout cela est bel et bien réel. La
pessimiste en moi ne peut s’empêcher de penser que tout est trop beau pour être
vrai et que je ne peux pas être en train de vivre un tel conte de fées.
Je me dirige vers la porte par laquelle
Sophia arrivera bientôt et trouve un siège vide sur lequel m’asseoir pour
patienter. Le message de mon amie m’annonçait une heure de retard, mais avec le
temps que mon taxi a perdu dans les bouchons je suis à l’heure. Je sors de mon
sac mon carnet à dessin pour patienter, mais alors que je l’ouvre le flot des
voyageurs en provenance de Paris se répand devant moi. Je me redresse vivement
et cherche dans la foule une crinière blonde. Je me rapproche, un grand sourire
aux lèvres. Soudain, je la vois. Sophia est sublime dans son long manteau
rouge, perchée sur ses bottes noires dont les talons avoisinent les douze
centimètres. Ses cheveux sont coiffés en un parfait carré lisse. Quant à ses lunettes
de soleil noires, posées sur sa tête, elles sont parfaitement inutiles en cette
saison mais elles la rendent encore plus remarquable.
Traînant derrière elle deux énormes valises,
elle se met à courir lorsqu’elle m’aperçoit. Un sourire éclatant illumine son
visage et nous nous jetons dans les bras l’une de l’autre en gloussant.
— Enfin ! dis‑je en la serrant dans mes bras.
— Tu m’as manqué !
Elle embrasse ma joue. Je me suis
languie de sa voix, tout comme de son regard rempli de malice et de
détermination.
— Tu es belle comme
tout ! Je suis tellement contente de te voir. Cela vaut bien ces interminables
heures d’avion !
— C’est génial que tu sois
là. Maintenant que je t’ai, je ne te laisserai plus jamais repartir ! J’ai
des tonnes de choses à te raconter. Allez, viens, le taxi nous attend !
Je l’entraîne à l’extérieur. Le
chauffeur range dans le coffre les affaires de Sophia pendant que nous nous
installons à l’arrière. Quelques minutes plus tard, nous quittons l’aéroport.
— C’est la première fois que
je viens ici, c’est gigantesque. Et c’est flippant tous ces dispositifs de
sécurité, ils ont au moins le triple de ce qu’on a en France… Oh, mais au fait,
montre‑la‑moi !
Je n’ai pas besoin de lui demander de
quoi elle parle. Je lui tends fièrement ma main gauche.
— Superbe ! Je suis
tellement contente pour toi. On va te préparer un mariage extraor…
— Non ! Stop ! Je
t’ai déjà prévenue que je ne veux rien d’extravagant. Il n’y aura pratiquement
pas d’invités.
— Je croyais que tu
plaisantais ! Tu n’es pas sérieuse ? Ce n’est pas un mariage s’il n’y
a pas au moins une centaine de personnes.
— Je n’ai pas besoin d’être
entourée d’une horde d’inconnus pour me sentir mariée. Il y aura simplement la
famille de Noah et toi.
Sophia écarquille les yeux et ouvre la
bouche de surprise.
— Alors ça, tu t’es bien
gardée de me le dire. Tu n’as même pas invité tes parents ? Ils sont au
courant, au moins ?
Je lui raconte ma récente conversation
avec ma mère, sa désapprobation, la disparition de Victor. Les épaules de mon
amie s’affaissent. Elle semble peinée pour moi.
— Tout va bien. Je n’ai pas
besoin d’eux. Maintenant que tu es là, je suis entourée de tous les gens que
j’aime.
Je pose ma tête sur son épaule.
— Et toi ? Raconte‑moi
tout !
Durant le reste du trajet, j’écoute
Sophia me raconter ses déboires. La fac qui l’épuise, sa lâche de meilleure
amie qui a filé à l’autre bout du monde, le petit boulot qu’elle a été obligée
de se trouver pour aider sa mère à joindre les deux bouts… Nous avons déjà
abordé ces sujets lors de nos longues conversations téléphoniques, mais Sophia adore
passer et repasser en revue tout ce que je rate de sa vie, sur un ton de
reproche en plus. Je l’écoute en souriant, mais je fronce les sourcils lorsqu’elle
en vient à ses problèmes avec Thomas, son ex. Aux dernières nouvelles, leur
séparation ne s’était pas bien passée.
— Et du coup, il m’évite
comme la peste. Son ego en a pris un coup, il n’a pas supporté de s’être fait
plaquer mais tu sais quoi ? Je m’en cogne, parce que les mecs, ça
n’apporte que des emmerdes. Je n’ai pas de temps pour ça de toute façon, j’ai
des études et une carrière à gérer et… oh, Constance, j’adore ton appartement.
Je m’esclaffe en refermant la porte
derrière nous. Sophia est un vrai moulin à paroles. C’est tout juste si elle
prend le temps de respirer.
— Je te fais visiter.
Elle pose sacs et valises sur le tapis
du salon et me suit à l’étage. Je suis tellement heureuse de la voir ici, avec
moi, que j’ai envie de m’agripper à elle et de ne plus la lâcher. Mon rayon de
soleil est de retour et elle me communique un peu de sa force sans rien faire
de spécial.
Mon téléphone sonne alors que nous
redescendons. Numéro inconnu.
— Allô ?
Un silence de quelques secondes me
répond, puis la communication se coupe. Bizarre. Je pose mon portable sur la
table et m’installe sur le canapé au côté de Sophia.
— Ça ne t’embête
pas de dormir dans le salon ? On n’a pas d’autre chambre.
— C’est parfait, ne t’en
fais pas.
— On sera sûrement un peu
serrés quand Aaron arrivera mais tu sais ce qu’on dit : plus on est de
fous…
Le sourire de Sophia se crispe.
— Aaron ? Tu veux dire,
le frère de Noah ?
— Oui.
— Il va venir ?
Pourquoi ?
— Pour le mariage… et aussi
pour passer un peu de temps ici. Ça te pose un problème ?
— Quoi ? Non,
pourquoi ? Je pensais juste que… enfin je croyais qu’on aurait du temps
toutes les deux sans être dérangées par des mecs.
Elle semble carrément contrariée.
— Tu sais que Noah vit
ici ? Donc de toute façon tu aurais été dérangée par un mec, je la
taquine.
Elle se contente de hocher la tête. Quelque
chose cloche.
— Sophia ? Hé… qu’est‑ce
qui se passe ? je demande lorsqu’elle se met à triturer
ses doigts.
Sophia, nerveuse ?
Impensable !
Noah pénètre à cet instant dans
l’appartement, les bras chargés de sacs de nourriture à emporter. Sophia se
redresse. Son visage triste a repris des couleurs.
— Salut les filles.
Ma meilleure amie pose sa main sur mon
genou, me faisant comprendre que, pour l’instant, la discussion est close. Noah
dépose ses provisions sur le plan de travail de la cuisine avant de venir nous
retrouver au salon.
— Comment va la Parisienne ?
Noah et Sophia se donnent l’accolade. Alors
qu’il m’a demandée en mariage et que je sais que ma meilleure amie ne me
trahirait jamais, je ne peux m’empêcher de ressentir une petite pointe au cœur
en les voyant. Ils formeraient un couple bombesque. C’est flagrant.
— Salut, mon ange.
Le chaste baiser de Noah ne me suffit
pas, je le retiens contre moi un peu plus longtemps que nécessaire.
— Plus tard, murmure‑t‑il
sur ma bouche. Je vous ai rapporté de quoi manger, mesdemoiselles, reprend‑il
en se détachant de moi. Burgers, frites et Coca, le régime américain par
excellence !
— Je pense que je ne serai
pas de très bonne compagnie ce soir, dit Sophia en m’aidant à installer le
repas sur la petite table du salon. Le décalage horaire commence à se faire
sentir. Le voyage était interminable et juste derrière moi il y avait des mômes
qui faisaient un bruit d’enfer. Insupportable. J’aime les gamins, mais de loin.
Nous nous installons à même le sol et
Noah et moi écoutons Sophia s’adonner à son activité favorite : parler. Le
dîner est détendu jusqu’à ce que je reçoive un message d’Evan, la photo d’un
croquis qu’il tient à ajouter à notre fresque et sur lequel il veut mon avis.
Noah tend le cou pour regarder l’écran puis saisit mon portable. Son geste me
surprend, et sa réaction encore plus.
— Il ne peut pas te foutre
la paix ? ronchonne‑t‑il.
— C’est pour notre fresque.
— Et alors ? Ça ne peut
pas attendre demain ?
— C’est simplement un
croquis qu’il…
— Je m’en tape. Il vient
chez nous, il a ton numéro, il lui faut quoi encore ?
— Noah, qu’est‑ce qui
te prend ? Rends‑moi mon téléphone !
— Ne lui réponds pas. On
passe une soirée entre nous.
Je dévisage mon fiancé sans comprendre.
C’est quoi cet accès soudain de jalousie ?
— Je vais aller prendre une
douche. J’ai besoin de me décrasser.
Sophia fouille dans sa valise puis
grimpe à l’étage. Lorsque Noah et moi nous retrouvons seuls, j’attaque.
— Qu’est‑ce qui
t’arrive ? Pourquoi tu réagis comme un petit copain jaloux ?
— Je réagis comme j’en ai
envie, Constance. Tu passes tes journées avec lui et il t’accapare encore en
soirée ? C’est trop demander que d’avoir ton attention plus de cinq
minutes ?
Je cligne des yeux. Noah se sent
vraiment en concurrence avec Evan ? Impossible. C’est une
plaisanterie ! Je me rapproche de lui et caresse délicatement sa joue.
— Tu as toute mon attention,
Noah. Tu n’as aucune raison d’être jaloux, je t’assure… C’est ridicule.
Je me blottis dans ses bras. Il
m’enlace et dépose un baiser sur le haut de ma tête.
— Je ne le sens pas, ce mec.
Je ne te vois pas de la journée et lui si. Ça ne me plaît pas.
Je me relève d’un bond et quitte le
salon pour aller chercher mon carnet de croquis dans mon sac à main. Je
retourne vers Noah et m’agenouille sur le tapis, face à lui.
— Regarde.
J’ouvre le carnet et lui montre un énième
dessin de ses yeux.
— Je l’ai fait hier pendant
un atelier de graphisme. Rien à voir avec le sujet du cours, mais je n’arrête
jamais de penser à toi.
Il inspire en détaillant mon croquis.
Sa fossette apparaît et il finit par secouer la tête.
— Rassuré ? je demande en reprenant mon carnet.
Il me sourit, et je grimpe sur ses
genoux pour l’embrasser. Il m’enlace et bascule en arrière.
— Je n’avais pas réalisé que
tu étais un vrai jaloux, je le taquine.
— Je n’ai pas envie de
parler de ça, dit‑il en écartant mes cheveux dont des mèches lui tombent
sur le visage.
— Noah, vraiment, tu n’as
aucune raison de…
— J’ai compris ! Je
suis désolé d’avoir réagi de cette manière.
Il évite mon regard, et ses sourcils se
froncent en une ligne soucieuse. J’attrape son visage d’une main et le force à
me regarder.
— Qu’est‑ce qui se
passe ?
— Rien.
— Arrête ! Je vois bien
que quelque chose te tracasse. Tu sais que tu peux tout me dire.
Son pouce caresse mes lèvres.
— Tout va bien, fais‑moi
confiance.
Je suis sûre que ce n’est pas le cas, mais
s’il y a bien une personne en qui j’ai une confiance aveugle, c’est Noah. Il me
parlera quand il sera prêt. Je patienterai. Il attire mon visage près du sien
pour m’embrasser à m’en faire perdre la tête. Dès que sa langue prend
possession de ma bouche, je m’allonge sur lui et le laisse me plaquer contre son
corps.
— Noah…
Sans tenir compte de ma protestation, il
recouvre mes fesses de ses grandes mains et l’espace d’un instant j’oublie
tout.
— Oh, non ! Pitié, pas ça !
Vous n’êtes plus seuls, s’écrie Sophia.
Noah grogne alors que je ris en me
redressant.
— Vous allez pouvoir vous
contenir pendant que je serai là ? reprend ma
meilleure amie en descendant les marches dans son pyjama en pilou. Au moins, faites
ça dans votre chambre. Et pensez à être silencieux !
Noah se relève gracieusement et
s’étire. Je retiens difficilement le filet de bave qui menace de dégouliner sur
le tapis du salon tandis que Sophia lève les yeux au ciel.
— Je vais me doucher moi aussi.
Jolie Constance, j’espère que tu as compris que c’est une invitation à me
rejoindre. Et Sophia… j’espère que tu as pensé aux boules Quiès.
Arrivé en haut de l’escalier, il retire
son t‑shirt, son pantalon et son caleçon avant d’entrer dans la salle de
bain. Quel allumeur !
Sophia ricane.
— J’ai tout vu dans le
reflet de la baie vitrée. Belle paire de fesses.
— Sophia ! Bordel, tu
n’as pas le droit de te rincer l’œil !
— Si le côté face est aussi
appétissant que le côté pile, et mon petit doigt me dit que ça doit être le
cas, tu es une sacrée veinarde ! Je savais que j’aurais dû prendre un
rendez‑vous dans l’agence de toy
boys, moi aussi. J’ai loupé le coche.
— La ferme ! je rétorque en m’affalant sur le canapé à côté d’elle.
— J’imagine déjà le discours
de demoiselle d’honneur que je ferai. Raconter votre rencontre va être
dantesque.
— Qui te dit que tu seras ma
demoiselle d’honneur ?
Elle s’esclaffe et me tapote la main.
— Qui d’autre ? Et puis,
si tu tiens à te marier sur tes deux jambes, t’as plutôt intérêt à me choisir.
Dictateur !
Elle m’aide à transformer le canapé en
lit, puis je vais chercher un pot de glace à la vanille avec morceaux de
cookies et nous nous installons devant la télé.
— Tu comptes m’expliquer ou je dois te menacer ? je demande.
— De quoi tu parles ? répond‑elle en prenant une grosse cuillère de glace.
— Sophia…
Elle reste muette. Bien ! Elle
l’aura voulu.
— Pourquoi tu as rompu avec
Thomas ?
— Parce qu’il ne
m’intéressait plus, avoue‑t‑elle en haussant les épaules.
— Mais encore ?
— Quoi, mais encore ?
On ne s’entendait plus. Je ne voulais pas perdre mon temps.
Bien sûr, Sophia, bien sûr !
— Et avec Aaron ? Quel
est le problème ?
Elle se crispe. J’ai ma réponse.
— Il s’est passé quoi entre
vous ?
— Chut ! Parle moins
fort, il ne faut pas que Noah t’entende.
— Oh mon Dieu ! Tu sors
avec Aaron Dumont ? je chuchote tant bien que
mal.
— Non ! Constance, non !
On ne sort pas ensemble, ôte‑toi ça de la tête s’il te plaît.
— Alors quoi ?
Elle soupire et rejette la tête en
arrière. Je commence vraiment à m’inquiéter.
— Qu’est‑ce qui s’est
passé ?
— Rien. Promis, tout va
bien. Je suis super‑crevée et je dois être en forme demain pour commencer
la préparation de ton mariage. Ça t’embête si je me couche maintenant ?
Elle me tend le pot de glace et sa
cuillère et se planque sous les couvertures.
D’abord Noah, et maintenant Sophia.
Pourquoi veulent‑ils me faire croire que tout va bien alors que je sens
clairement que ce n’est pas le cas ? Je pourrais les aider s’ils m’en
laissaient la possibilité.
— Non, bien sûr. Bonne nuit,
Sophia. Je suis vraiment contente que tu sois là.
Je l’embrasse sur la joue.
— Va retrouver ton homme, il
doit trouver le temps long seul sous la douche. Il va être obligé de se faire
un petit plaisir solitaire si tu ne te dépêches pas.
— Dors !
Mais je ne peux m’empêcher de rire.
J’éteins les lumières et monte à l’étage. Noah n’est plus dans la douche
– heureusement pour lui. Alors que je me rends dans la chambre pour
retrouver mon allumeur de fiancé, mon portable sonne.
Numéro inconnu. Encore.
Je décroche et réponds plus sèchement
que tout à l’heure. Mais le silence règne toujours à l’autre bout de la ligne.
— Abruti !
Je raccroche, mets mon téléphone sur
silencieux et le range dans le tiroir de ma table de nuit. Je grimpe sur le lit
et m’allonge sur Noah, qui est en train de vérifier la composition de son
équipe pour le prochain match.
— Salut, allumeur.
J’embrasse sa bouche souriante et
enfouis ma tête dans son cou. Son odeur… je dépose des dizaines de baisers sur
sa peau parfumée, sur son visage, son torse.
— Vous travaillez encore,
monsieur le coach ?
Je m’installe sur ses hanches. Mes
joues rougissent.
— Et tu es insatiable, je
lui fais remarquer.
— Tu me cherches, tu me
trouves, répond‑il. Comment veux‑tu que je reste indifférent alors
que tu viens t’allonger sur moi ? Big Noah est en forme et il le fait
savoir.
Je m’éclaircis la gorge et pose mes
mains sur ses avant‑bras pour les caresser.
— Dis‑moi… comment va
ton frère en ce moment ?
Noah écarquille les yeux.
— Quoi ? je lui demande, surprise.
— Tu es sérieuse ? Tu
tiens vraiment à parler de mon frère alors que tu es assise sur mon
érection ?
— Ben…
— Pas moi.
Il me fait basculer sur le lit. Le
document qu’il consultait vole à travers la pièce et je me retrouve allongée
sous lui. Lorsqu’il s’installe entre mes jambes, je suis déjà frissonnante.
— Sophia ! Boules Quiès !
s’écrie‑t‑il avant de s’emparer de mes
lèvres.
— Animaux ! hurle ma meilleure amie en retour depuis le rez‑de‑chaussée.
Je devrais repousser Noah, mais je n’en
ai aucune envie.
Sophia survivra.
— Monsieur Dumont ?
Je me retourne et tombe nez à nez avec
une petite blonde aux yeux marron très maquillés, beaucoup trop, même. Mais
c’est son rouge à lèvres violet qui me laisse le plus perplexe… jusqu’à ce que
je voie ses bottines à talons, son haut fleuri et sa jupe noire. Elle détonne
avec le reste du gymnase. Clairement, elle s’est perdue.
— Je peux vous aider ?
— James Braxton, se présente‑t‑elle
en me tendant la main.
C’est une blague ? Mon froncement
de sourcils la fait sourire.
— Tout va bien ?
— Excusez‑moi mais je
ne vous imaginais pas… comme ça, en fait.
— C’est le prénom, je sais.
Personne ne s’attend à voir une fille s’appeler James. Pour vous la faire courte,
mon père est un fan absolu de LeBron James. À
l’échographie, les médecins ont dit à mes parents que j’étais un garçon, mais à
ma naissance, ils ont eu la surprise de découvrir que j’étais une fille. Ça n’a
pas empêché mon père de camper sur ses positions et de garder le prénom qu’il
avait prévu. Mais je préfère qu’on m’appelle Jamie, c’est moins choquant. Voilà,
vous savez tout.
Génial. Déjà que je n’aimais pas trop
l’idée d’avoir un coach assistant, il va en plus falloir que je me coltine une
pipelette qui a l’allure d’une gamine de dix‑sept ans et qui semble n’avoir
jamais mis les pieds sur un terrain de basket.
— Vous avez déjà entraîné
des équipes ?
— Des collégiens.
Je commence à croire que tout cela
n’est qu’une blague de Lewinsky. Mais Jamie reste droite comme un i à me sourire et à attendre que je
poursuive.
— OK. Bon, on va voir ce que
vous pouvez faire. Les gars, venez ici.
Ils s’approchent en trottinant et je vois
dans le regard de certains que James les intéresse. Vraiment trop bizarre, ce
prénom… Je me reprends. Malgré ma première impression peu concluante, peut‑être
que cette fille est douée, après tout…
— Je vous présente James
Braxton, mon coach assistant. À
partir de maintenant, elle participera à vos entraînements ainsi qu’à vos
matchs. Je compte sur vous pour être sympa avec elle.
Je lève discrètement les yeux au ciel en
voyant mes gars bomber le torse pour paraître à leur avantage. Je sens que ça
va être difficile de les garder concentrés.
— En place sur le terrain !
Montrez‑moi ce que vous savez faire, j’ajoute à l’attention de ma
nouvelle assistante.
***
L’entraînement à peine terminé, je me
précipite dans le bureau de Lewinsky.
— Monsieur Dumont, je peux
vous aider ?
— Je voudrais vous parler de
l’« assistante » que vous m’avez envoyée, dis‑je en mimant les
guillemets.
— Un problème ? demande‑t‑il
en fronçant les sourcils.
— Plusieurs, même. Elle n’a
entraîné que des équipes de collège, elle n’a rien à faire avec des étudiants.
Elle n’a ni l’expérience ni l’autorité requise. Ils ont à peine dix‑neuf
ans et quand ils ne pensent pas au basket ils pensent aux filles. C’est un loup
dans la bergerie. Elle n’est pas assez exigeante, pas assez crédible aux yeux
des gars pour qu’ils écoutent ce qu’elle a à dire. Et d’ailleurs, elle n’avait
rien à dire : elle s’est contentée de leur sourire et de leur donner des
petits noms. L’entraînement a été un désastre.
— Laissez‑lui le temps
de trouver ses marques, ce n’est que son premier jour.
— Même dans un mois elle ne
sera pas au niveau. Je ne suis pas totalement contre l’idée d’avoir un
assistant, mais peut‑être quelqu’un d’autre ? Quelqu’un de plus
expérimenté ?
Je
ne suis pas là pour jouer les baby‑sitters, bordel !
j’ajoute dans ma tête.
Lewinsky se cale au fond de son
fauteuil en cuir et, l’espace d’un instant, je suis renvoyé quelques mois
auparavant, lorsque j’ai annoncé à Coco que je quittais son agence d’escorts.
Elle avait la même position que le doyen : mains croisées sur le ventre,
lunettes sur le bout du nez, yeux plissés. Bizarre comme impression de déjà‑vu.
— Écoutez, je suis désolé,
mais elle effectuera la totalité du semestre ici.
— Même si elle est
mauvaise ? Pourquoi vous a‑t‑elle été recommandée ?
Sûrement pas pour ses compétences !
Je vais peut‑être un peu loin,
mais je ne supporte pas qu’on m’impose quoi que ce soit. Encore moins une sorte
de boulet qui ne fera que me freiner et pénaliser les gars.
Les épaules du doyen s’affaissent légèrement.
— Son père a fait don d’une
somme importante à l’université, ce qui permettra de payer l’entretien d’une
partie des équipements sportifs… dont les terrains de basket.
Incompétente et pistonnée. De mieux en
mieux.
— Franchement, monsieur Lewinsky…
— Je sais ce que vous allez
me dire, mais ce n’est que pour un semestre. Essayez de composer avec elle. De
toute façon, vous n’avez pas le choix.
Je serre les dents pour me retenir de
répliquer avant de quitter le bureau du doyen, frustré et passablement énervé.
Je décide d’aller faire un tour pour décompresser avant de retrouver Sophia et
Constance au restaurant. Je n’ai pas envie qu’elle me voie à cran, elle n’en a
pas l’habitude et à vrai dire moi non plus. Je ne suis pas quelqu’un de
colérique, mais depuis quelque temps je m’énerve plus facilement et parfois
pour pas grand‑chose. Comme hier soir, lorsque Constance a reçu le
message d’Evan. Je n’ai jamais été d’un naturel jaloux, mais j’ai peur que mon
ange m’échappe, qu’elle trouve mieux que moi ailleurs, qu’elle rencontre un
homme qui partage sa passion, ses centres d’intérêt… comme Evan. Ce mec m’a
vraiment fait une mauvaise première impression. Son regard sur Constance me
dérange et savoir qu’elle passe une bonne partie de ses journées avec lui n’arrange
rien. Elle ne voit que le bon côté chez les autres. Elle est encore un peu
naïve et elle n’a sûrement pas remarqué qu’Evan lui faisait
de l’œil. Mais moi, je l’ai vu, et il
est hors de question que je laisse faire.
La liste de mes contrariétés commence à
s’allonger. New York qui m’épuise, mon poste de coach qui n’est maintenant plus
vraiment le mien et, pour finir, Evan.
Marcher me fait du bien, me calme, me
permet de me recentrer et d’arrêter de ruminer. Impatient de retrouver ma fiancée,
je hèle un taxi et pars rejoindre Constance et Sophia dans le restaurant où
elles m’attendent pour dîner.
Je reçois un message de mon frère au
moment où je sors du taxi.
Sois prêt. Les parents ont pris nos billets pour NY. Maman
est super‑flippée que vous vous mariiez si vite. Elle est sur les nerfs.
Après‑demain. JFK. 18 h 37.
Après‑demain ? Putain,
non !
Pourquoi si vite ? Et c’est quoi le problème ? Elle
n’arrête pas de m’envoyer des messages pour essayer de me faire changer d’avis.
Elle a un problème avec Constance ou quoi ?
Cette dernière m’aperçoit à travers la
vitre du restaurant. Son sourire quand elle me regarde me réchauffe le cœur. Je
lui montre mon téléphone en lui servant mon sourire le plus rassurant pour
qu’elle ne s’inquiète pas. Je ne veux ni l’énerver ni la contrarier. Entre les
messages flippés de ma mère et ceux, assassins, que je reçois de la sienne
depuis qu’elle lui a téléphoné pour lui annoncer notre mariage, j’ai beaucoup à
gérer, et je préfère le faire seul. Constance serait blessée si elle savait que
sa mère se défoule sur moi tandis que la mienne se met à douter.
La réponse de mon frère arrive
rapidement et me fait lever les yeux au ciel.
Elle l’aime bien, ta Constance, mais elle a la trouille.
T’es déjà parti à l’autre bout du monde à cause d’elle et en plus tu vas te
faire passer la corde au cou en un temps record. Papa essaie de la calmer… je ne
suis avec eux que depuis quarante‑huit heures, mais vu l’ambiance je n’en
peux déjà plus. J’ai hâte d’arriver. À +
Je fourre mon portable dans ma poche
puis entre dans le restaurant. Constance ne me lâche pas du regard. Même
lorsque je me penche pour l’embrasser, je sens qu’elle me dévisage. Je
m’installe sur la banquette à côté d’elle et lui prends la main.
— Bonne journée, les
filles ?
— Heureusement que je suis venue,
répond Sophia. J’ai fait la liste de tout ce à quoi il faut penser. Même si
Constance veut un mariage de hippie, il faut que les choses soient bien faites.
— Ce n’est pas un mariage de
hippie. Sophia ne comprend pas que nous soyons en comité réduit et que je ne veux
pas des montagnes de fleurs ou autres extravagances de ce genre. On avait dit
quelque chose de simple, seulement entre nous. Pourquoi pas en plein air ?
— C’est ce que je dis !
Des hippies ! Rassure‑moi, tu vas quand même porter une robe ou tu
vas y aller en jean déchiré et débardeur ?
— Rappelle‑moi
pourquoi je t’ai proposé d’être demoiselle d’honneur.
Je les écoute se chamailler d’une
oreille. Peu importe si personne ne comprend pourquoi Constance et moi tenons à
ce que notre mariage se fasse si vite. Ils n’ont pas besoin de le savoir. Ça ne
regarde que nous. Juste elle et moi.
— Aaron vient de m’envoyer
un message, j’informe Constance. Ma famille arrive après‑demain, ma mère
a avancé le voyage.
Le petit cri de Sophia nous fait
tourner la tête. Son verre d’eau glacée vient de se renverser sur la table.
Aussitôt, un serveur arrive pour nettoyer les dégâts.
— Ça va ?
demande Constance.
— Oui… Je suis juste un peu
maladroite parfois.
Elles échangent un regard, comme si
elles communiquaient silencieusement. Truc de filles, je préfère ne pas m’en
mêler.
— Je suis contente de voir
ta famille, reprend Constance en se tournant vers moi. Peut‑être que ta
mère n’est plus aussi perturbée par notre mariage ?
L’idée d’être une source de conflit
dans ma famille angoisse ma fiancée. Je me penche vers elle pour l’embrasser.
— Tout va bien.
Je décide de profiter de la soirée et
de faire abstraction de toute contrariété. Sophia semble avoir recouvré la maîtrise
d’elle‑même et elle se lance dans l’exposition de l’organisation quasi militaire
qu’elle envisage pour le mariage.
Mon portable vibre dans ma poche.
J’ouvre le message avec lassitude en découvrant le nom de l’expéditeur :
Tu ne mérites pas ma fille.
La rancœur d’Anne Pradel envers moi ne
s’apaise pas. Elle n’a jamais accepté que Constance ait lâché ses études de
droit et qu’elle soit partie aux États‑Unis pour réaliser son rêve. Je
pensais qu’avec le temps elle se calmerait et accepterait que sa fille puisse être
heureuse… je me trompais lourdement !
Mais je pensais également que mes
parents ne seraient pas un obstacle à notre bonheur, et là encore je me suis
planté. Je ne suis pas prêt à les voir débarquer et à ce qu’ils me communiquent
leurs doutes.
Je vais devoir faire attention à ce que
je laisserai paraître. Si ma famille comprend que je
ne suis pas pleinement heureux ici, ce sera encore pire. Ma mère sera alors totalement
persuadée que mon mariage est une erreur et elle me suppliera de rentrer à
Paris.
Plus que quarante‑huit heures de
tranquillité avant le grand débarquement.
Plus que quarante‑huit heures
avant que tout parte en vrille.
— Tu devrais faire une
pause, Constance.
— J’ai bientôt terminé. On
doit rendre cette fresque demain et je veux qu’elle soit parfaite ! dis‑je en retraçant minutieusement le contour d’une de
nos ombres fantomatiques plutôt effrayantes.
Evan me tend une bouteille d’eau puis
s’agenouille à côté de moi pour m’aider avec les finitions.
— Waldorf voulait de la
folie ? Elle va être servie, dit‑il en riant.
Je recule pour admirer notre œuvre. Plusieurs
hommes et femmes sont dessinés, tous souriants, mais leur esprit est à nu et nous
y avons représenté les combats intérieurs de chacun. J’adore !
— Tu crois qu’on va
gagner ? je demande à Evan. Avec un peu de chance,
on pourrait être exposés dans une galerie !
— Ne rêve pas trop. Si Waldorf
choisit notre fresque, elle sera accrochée sur le mur du hall de l’université,
c’est déjà un début !
— Il faut toujours voir
loin. J’espère qu’un jour mon travail sera reconnu dans le milieu. Je vais tout
faire pour, en tout cas.
— Tu ne voulais pas devenir professeur ?
s’enquiert mon camarade en posant son pinceau.
— L’un n’empêche pas
l’autre. Je peux enseigner et être exposée. J’espère…
Il pose sa main sur la mienne et me
sourit gentiment.
— Je te le souhaite de tout
cœur. Et je suis sûr que tu y arriveras.
— Merci, Evan.
Ses yeux se posent sur nos mains et son
sourire se fige.
— Oh.
— Oh ?
Il retire sa main et pointe du doigt ma
bague.
— Je ne l’avais jamais vue.
— C’est normal. Comme ici on
est toujours en train de toucher à différentes matières, j’ai peur de la salir
ou de l’abîmer, alors la plupart du temps je l’enlève.
Il cligne des yeux puis fixe à nouveau ma main.
— Alors, tu es genre,
quoi ? Mariée ?
— Fiancée.
— Ouah ! Fiancée ?
Il semble à la fois surpris et un peu
paumé. Ou peut‑être est‑il vexé ? S’attendait‑il à ce
que je lui annonce la bonne nouvelle ? Je n’avais aucune raison de le
faire.
— Félicitations, alors.
Il me prend maladroitement dans ses
bras et tapote le haut de mon dos.
— Merci, dis‑je en me
dégageant de son étreinte, mal à l’aise.
Je reprends mon travail sur la fresque.
Evan m’imite, mais au bout de quelques minutes il m’interroge :
— Je peux te poser une
question ?
— Je t’écoute.
— Ça ne te fait
pas bizarre d’être déjà fiancée à ton âge ?
Je sens que cette conversation ne va
pas me plaire.
— Si j’ai dit oui, c’est que
ça ne me semble pas bizarre.
— Ouais, sûrement. Vous êtes
ensemble depuis longtemps, avec ton mec ?
Pas me plaire du tout.
— Bientôt un an.
Neuf mois, en fait, mais ça ne fait pas
de mal d’arrondir. Et d’ailleurs, pourquoi j’arrondis ? Je sais très bien
pourquoi Evan me demande ça. Il va probablement trouver que mon engagement est trop
rapide, mais je me fiche de ce qu’il pense. Alors pourquoi je me sens obligée
d’enjoliver la vérité ?
— Ah.
— J’aimerais vraiment qu’on
finisse cette fresque. On s’y remet ?
Je m’empresse de joindre le geste à la
parole pour mettre fin à ses questions énervantes.
— Ouais, bien sûr. Excuse‑moi,
je t’ai mise mal à l’aise ?
— Non.
Oui !
Je pose mon crayon, me lève et file
préparer le mélange de peinture dont j’ai besoin. Quand j’ai obtenu la teinte
de gris que je voulais, je retourne m’agenouiller auprès d’Evan, qui estompe
les ombres autour des personnages avec son doigt.
— Je trouve ça incroyable
d’être sûr de la personne avec qui l’on est, au point de s’engager pour la vie.
Et le voilà qui recommence.
— Qu’est‑ce qui te
dérange ? C’est ma vie, je fais ce que je veux, je réplique, agacée.
— Bien sûr. Désolé, je ne
voulais pas te vexer. C’est juste que j’ai une vision
bien à moi de l’amour et j’oublie parfois qu’on n’a pas tous la même.
Il n’en dit pas plus, sauf que
maintenant je veux savoir quel est son point de vue. Et je vois qu’il meurt
d’envie de me l’exposer. Je sens que je vais le regretter, mais je lui demande quand
même :
— Explique.
— OK, dit‑il en se
redressant. Nous sommes sept milliards sur Terre. On nous rabâche sans cesse
cette histoire d’âme sœur, imagine un peu si elle existe vraiment.
— Elle existe. Je suis sûre
qu’on en a tous une qui nous attend quelque part, et j’ai trouvé la mienne.
— Admettons. Mais dans mon
cas, sur les sept milliards d’habitants sur Terre, la moitié sont des femmes.
Disons que sur ces trois milliards et quelque la moitié sont
trop jeunes ou trop vieilles pour me convenir… il reste donc un peu plus d’un
milliard de femmes qui pourraient être mon âme sœur.
Dans quel délire est‑il
parti ?
— Tu fais des maths pour
trouver l’amour ?
— Ce que je dis, c’est que
les possibilités sont innombrables. Comment peut‑on être sûr d’être avec
la bonne personne alors qu’il y a tant d’autres poissons dans la mer ?
Après les maths, les poissons… Les
vapeurs de peinture ont dû lui monter à la tête.
— Ça s’appelle le
destin. Un jour ou l’autre, la personne qui te
convient est placée sur ta route, c’est comme ça.
— Comment peux‑tu être
sûre que ton mec est le bon ? Qui te dit que ce n’était pas par exemple un
de tes ex que tu aurais laissé filer ?
Eh bien, étant donné que je n’ai pas
d’ex, c’est simple de le savoir, mais je me garde bien de dire ça tout haut.
— Ou, puisque tu y crois,
qui te dit que tu ne vas pas voir cette fameuse âme sœur débarquer un jour dans
ta vie ? Qu’est‑ce que tu feras, dans ce cas ? Tu seras mariée
à un autre et peut‑être que…
— Stop.
Evan commence sérieusement à me foutre
la trouille, et pire encore, son raisonnement ne me semble pas si absurde.
— Peut‑être que tu ne
crois pas à tout ça, et peut‑être que tu vas me trouver naïve, mais je
sais que Noah est celui qu’il me faut. Il est arrivé dans ma vie de la façon la
plus dingue possible et crois‑moi, au départ, on n’avait rien en commun. Mais
c’est là que l’amour joue son rôle. Noah est parfait. Il est doux, patient et à
l’écoute, il me fait rire et…
Arrête
de te justifier !
— Tu sais quoi ? Peu importe.
Je suis sûre de moi et je suis sûre de lui.
Evan acquiesce et finit par sourire. Il
prend à nouveau ma main et la serre doucement dans la sienne.
— Alors je suis heureux pour
toi.
Un raclement de gorge attire soudain
notre attention. Noah se tient dans l’encadrement de la porte, les bras croisés
sur sa poitrine, injustement beau dans son pantalon noir, son t‑shirt
gris et sa veste en cuir. Je me redresse et me dirige vers lui.
— Qu’est‑ce que tu
fais là ?
Il hausse un sourcil. Son regard est
sombre. Est‑il énervé ?
Oh !
— Tu ne te souviens pas
qu’on doit aller chercher mes parents à
l’aéroport ?
Quoi ? C’est déjà l’heure ?
Impossible. Je jette un coup d’œil à ma tenue débraillée et tachée de peinture.
— Oh, Noah, j’étais totalement
absorbée par cette fresque. Donne‑moi cinq minutes pour me changer et
j’arrive.
— Pas la peine, je vois que
je dérange. Termine ce que tu as à faire, je vais aller à l’aéroport tout seul.
— Tu ne nous déranges pas du
tout !
Je m’approche pour lui donner un baiser,
qu’il ne me rend pas.
— Vas‑y, Constance,
intervient Evan derrière moi. Il ne reste que quelques petites finitions. Je
vais m’en occuper.
Noah tourne les talons sans rien dire.
Je l’interpelle :
— Attends‑moi !
— Je t’ai dit que tu n’étais
pas obligée de venir.
— Bien sûr que si.
— Tu avais pourtant l’air de
passer du bon temps, me reproche‑t‑il en accélérant le pas. Amuse‑toi
bien avec Evan. Et quand tu auras du
temps à accorder à ma famille tu n’auras qu’à venir dîner avec nous.
— Ne dis pas ça, je…
Mais Noah a déjà disparu derrière les grandes
portes vitrées de la SVA. Il va aller chercher ses parents tout seul alors que
Carole est déjà sur les nerfs à cause du mariage. J’ai merdé !
Mon cœur se serre. Je ne supporte pas
que Noah soit malheureux, et encore moins que ce soit par ma faute. Je retourne
dans l’atelier, où Evan s’est remis à travailler sur notre fresque. Si je
n’avais pas été distraite par ses histoires de maths et de poissons, j’aurais
vu l’heure tourner.
Je rassemble mes affaires en silence et
pars en saluant à peine mon camarade. L’idée de prendre un taxi et de me rendre
quand même à l’aéroport me traverse l’esprit, mais je la repousse.
Je vais rentrer à l’appartement,
m’assurer qu’il est nickel et préparer le dîner. Je vais faire en sorte que
tout soit parfait et Noah me pardonnera.
Quand j’arrive chez moi, ma meilleure
amie est en train de s’affairer en cuisine.
— Merci, Sophia. T’es un
amour.
Je fonce dans la douche pour me
décrasser et passer une tenue propre. Je redescends vêtue d’un jean et d’une
chemise à carreaux bleue. Je peigne mes longs cheveux mouillés tout en
inspectant l’appartement à la recherche de poussière. Je sens bien que depuis
l’annonce du mariage Carole n’est plus aussi enjouée. J’ai l’impression de
devoir à nouveau faire mes preuves.
— Du calme, Constance. Ce
n’est pas la première fois que tu les rencontres.
— Non, mais nos fiançailles
ont jeté une sorte de froid. Je veux que les Dumont se sentent bien ici et que
Carole soit rassurée sur le bonheur de son fils.
Je sors une chaussette de Noah de sous
le canapé et découvre avec horreur qu’elle traîne derrière elle une colonie de
moutons de poussière. Je cours chercher le balai tout en terminant de démêler
mes cheveux. Quel bordel.
— Pourquoi aurait‑elle
besoin d’être rassurée sur le bonheur de Noah ? demande Sophia en
fouillant dans les placards à vaisselle. Il est heureux, non ?
— Oui…
Enfin, je crois… mais depuis quelques
jours il me semble préoccupé.
Je remonte à l’étage me sécher les
cheveux et tenter de me calmer. Si Carole me sent stressée, elle se posera
encore plus de questions. Et je dois discuter avec Noah de sa réaction de tout
à l’heure, ce qui m’angoisse. J’espère qu’il ne sera pas contrarié toute la
soirée.
Je viens de sortir ma trousse à
maquillage – histoire de me donner bonne mine –, lorsque
j’entends la voix de Noah au rez‑de‑chaussée, ainsi que celle
d’Armand.
Inspire.
Expire.
C’est parti !