Chapitre 1

Il y a un inconnu dans ma chambre.

Ne me demandez pas pourquoi lui  ! Cela reste un mystère. Au fil des verres, son charme m’a fait de plus en plus d’effet, et il a fait preuve de galanterie, alors pourquoi pas  ? Et puis, il y a si longtemps que je n’ai pas fait l’amour, mon corps en est presque redevenu vierge  !

Au fait, comment s’appelle-t-il, déjà  ? Lucas  ? Nicolas  ? Un fou rire me gagne, et mon partenaire – tout aussi imbibé d’alcool – me suit. Andrea  ? Non, ça, c’est mon patron, et je suis sûre de ne jamais coucher avec  ! Je ne veux pas choper une IST. Noah  ? Je suis à peu près certaine que ça se terminait en A.

Honnêtement, ce n’est pas mon idéal masculin. Il n’est même pas particulièrement beau. C’est un garçon correct et c’est son jour de chance : je ne suis pas aussi exigeante que lorsque je suis sobre.

Bientôt, nous sommes nus… et visiblement, mon compère ne souhaite pas s’embarrasser des préliminaires puisqu’il m’embrasse à peine avant de se saisir d’un préservatif. Même si je suis épuisée, le temps qu’il prend pour enfiler la membrane en plastique me semble incroyablement long.

Bon sang, c’est pourtant pas si compliqué, son sexe mesure pas vingt mètres que je sache  !

Machin parvient enfin au bout de sa peine dans une expression triomphante, et je n’ai pas le temps de dire ouf qu’il est déjà en moi. Il s’agite, seul. Il me faut un temps monstre pour ne serait-ce que commencer à entrevoir le plaisir. Je commence timidement à prendre mon pied, jusqu’au moment où il gémit contre ma nuque, lâche un « putain » et roule sur le côté.

Les yeux écarquillés, j’attends la suite, priant pour que ce soit une blague. Que nenni.

C’est tout  ?

J’ai besoin d’un moment pour comprendre ce qui vient de se passer. Un instant au cours duquel mon esprit a la vivacité d’une limace. Alors la colère monte. J’en ai connu, des égoïstes – mon ex, par exemple –, mais lui, il bat des records. Je ne m’attendais pas au Nirvana, mais quand même  ! Il m’a prise comme il l’aurait fait avec un parcmètre  ! Un trou et basta  ! Pire que tout, il n’a même pas la décence de rester dormir : il quitte le lit en titubant pour récupérer ses vêtements.

– Tu t’en vas  ?

– Ouais, j’dois m’lever tôt d’main matin. Mais c’était cool.

« C’était cool  ? » Une envie de meurtre me submerge. Je songe à le donner en pâtée à Félix. Quoique, j’aurais peur qu’il ne tombe malade en avalant un porc pareil  ! Son excuse balancée, il s’en va. Je peine à croire qu’il était encore dans ma chambre il y a quelques secondes. Il m’a vraiment laissée en plan  ?

Charmant. Et dire que je pensais qu’il l’était. Mon cul, oui  ! Me voilà frustrée et folle de rage. Mieux encore : demain, les rhums arrangés me le feront amèrement regretter. Putain  !

J’abats mollement mon poing sur le matelas, fatiguée. Alors qu’il débarque dans ma chambre en ronronnant, c’est mon chat qui m’ouvre les yeux : je suis à l’orée de mes trente ans. Si je ne me ressaisis pas, je vais bientôt lui acheter un petit frère et devenir la folle aux chats des Simpson. Je cherche quelqu’un  ; et je ne demande pas la lune  ! Un rendez-vous au resto, une balade dans un parc, une soirée dans un karaoké ou une salle obscure… Tout ce qui peut m’extirper de ma bulle de solitude.

Gonflée à bloc, j’attrape mon téléphone et, parce que je ne cesse d’en voir la pub à la télé, j’installe l’application. Quelques secondes plus tard, ça y est, je suis officiellement sur Meetic… Allez, je tente le tout pour le tout, explorant ce champ des possibles où aborder quelqu’un est infiniment plus facile, et où se livrer, être soi-même, est parfois bien plus évident. Commençons une histoire vraie.

Chapitre 2

C’est bien ma veine : me casser un talon dans une trappe d’égout dès le matin  !

Parfois, j’aimerais être un homme. Tout serait tellement plus simple. Adieu les règles, les hormones, les sifflements, les douleurs de l’accouchement, l’inégalité salariale. Ça a du bon de pisser debout  !

Dans un profond soupir, j’émerge de l’ascenseur et déboule au bureau. Presque trois ans que je travaille dans cette maison d’édition. Comme toujours, Mina pianote à cent à l’heure sur son clavier, Patrick essaie de mettre en marche sa capricieuse imprimante qu’il a demandé de changer depuis belle lurette, Sophie se noie dans une pile de documents, Hector distribue le courrier…

– Mademoiselle Dupont, puis-je savoir ce que vous faites pieds nus  ?

Je me fige. La main encore tendue vers ma chaise, je fais volte-face.

Andrea Santini. Comme si la cuite n’était pas suffisante. Égal à lui-même, mon boss est affreusement sexy : peau bronzée – conséquence de son récent séjour en Sicile –, iris foncés obscurcis par d’épais sourcils marron, cheveux châtains, haute stature qui impose le respect, musculature que l’on devine puissante sous son costume bleu roi. Bref, typique de l’apollon méditerranéen. On croquerait dedans.

Enfin, pas moi. D’une part parce que c’est mon boss, et d’autre part parce qu’avec lui, les nanas, on les voit défiler.

– Vous êtes cordonnier  ?

Ma légèreté le laisse de marbre. Il est du genre sérieux… ou balai entre les fesses. Jamais un faux pas, pas une tache, même sur son CV : hauts lycées italiens, recruté par les plus grosses industries culturelles d’Europe, avant d’arriver en France pour booster la communication vieillotte de notre société. Ils voulaient le meilleur.

– Pas vraiment.

On s’observe l’espace d’un instant, silencieux. Andrea est pour le moins… perturbant. On ne sait jamais ce qu’il a dans la tête. Si les yeux sont le reflet de l’âme, je préfère ne pas savoir ce que cachent ces meurtrières qu’il darde sur moi.

– Vous allez bien  ?

– Pourquoi  ?

– Vous avez une petite mine, des yeux cernés et des lunettes… Soirée arrosée  ?

Formidable. À peine arrivée, mon boss décèle ma gueule de bois.

– Absolument pas.

Je suis aussi crédible qu’un mec à quatre grammes plaidant sa cause devant les flics.

– Je vois…

Ce mec a un truc qui le rend affreusement intimidant. Et ça m’énerve d’autant plus  ! Monsieur a une vie parfaite, sans écart – à part avec les femmes –, rien ne l’atteint. Même mes exploits éditoriaux le laissent de marbre, c’est dire  !

Sans demander mon reste, je prends place à mon poste en me faisant toute petite. Devant mon bureau envahi de Post-it, j’allume mon ordinateur. Mon espace de travail est un joyeux bordel organisé. Enfin, je repère un café posé sur un tas de dossiers. Mon âme se réchauffe face à cette touchante attention qui égaie cette matinée pourrie. Je cherche ma meilleure amie des yeux et forme un petit cœur de mes mains lorsqu’elle me remarque.

Un raclement de gorge mécontent retentit dans mon dos. Je sursaute. Merde, Al Capone.

– Je peux savoir ce que vous faites  ?

Il est quand même vachement sexy, son accent  ! Je comprends pourquoi une certaine Pamela s’est introduite dans nos bureaux il y a trois semaines. Ou encore la renversante Estelle aux jambes interminables qui est passée l’autre matin. Je crois que la dernière en date est une superbe blonde aux yeux bleus. Je ne suis plus certaine de son nom… Clara  ? Carla  ? Chiara, peut-être  ? Ses sourcils se froncent, révélant une ridule. Le pli du travailleur qui passe son temps à réfléchir – ou à s’agacer.

– Des étirements  ?

– Vous vous moquez de moi  ?

Aussi attirant soit-il, je n’ai pas une très haute opinion de lui. S’il arrêtait de se taper les filles à la vitesse à laquelle je mange des croissants, alors peut-être que je lui accorderais de l’estime.

– Je n’oserais pas, monsieur Santini  !

Un sourire angélique naît sur mes lèvres et je peine à contenir un fou rire. Allez, Angie, tu peux y arriver.

– Mettez-vous au travail, élude-t-il en levant les yeux au ciel.

– Avec plaisir, monsieur Santini. Tout de suite, monsieur Santini  !

J’ai le temps d’apercevoir son regard agacé avant de me précipiter sur les touches de mon ordi, faisant mine d’être concentrée sur ma tâche. Dans un claquement de langue irrité, il s’éloigne et une moue triomphante me gagne. Échec et mat  !

La pause, la délivrance. J’aime mes auteurs, mais parfois, ils m’éreintent. Entre les capricieux, les mécontents et ceux qui ont peur de nous déranger – mes préférés –, un café s’impose. Surtout avec mon mal de tête.

Je me lève et avance jusqu’au distributeur, à la limite de défaillir. Je carbure habituellement à la caféine, comme une vieille auto siffle l’essence. J’en mourrai sans doute un jour, comme Balzac. Plus jeune, je préférais le chocolat chaud  ; puis on grandit, l’aigreur de la vie nous rend un peu plus amers, et le sucre ne constitue plus un remontant suffisamment puissant pour nous maintenir éveillés.

– Alors, alors, ce rendez-vous  ?

Jessica me rejoint, un sourire de connivence aux lèvres. Son expression se décompose bien vite lorsqu’elle avise mon visage blafard. J’insère les pièces dans la machine et commande deux cafés.

– Un pauvre type. Il m’a baisée comme un lapin et il s’est fait la belle. J’aurais pu être une chèvre qu’il n’aurait pas vu la différence.

Je suis plus abattue par cette soirée que je ne le pensais. Je m’en veux. Il m’aura fallu quelques verres pour réduire drastiquement mes exigences.

– Je suis désolée pour toi.

– Tu sais, je finis par me demander si c’est vraiment la faute à pas de bol… Ils sont où, les mecs qu’Hollywood nous vend  ? En as-tu seulement vu l’ombre  ?

Poussant un profond soupir, je bois mon café à la même vitesse que mes shots de la veille. Cupidon est bien cruel ces derniers temps.

– Mais non enfin, n’abandonne pas, ma belle  ! Tu peux trouver la perle rare, elle est peut-être plus proche que tu ne le penses. Sur ces quelques milliards d’hommes, il doit bien y en avoir de valeur, quand même.

– T’as raison  ! Il en faut plus pour m’abattre. D’ailleurs…

Fière, je sors mon téléphone, lui dévoilant mon écran d’accueil.

– Meetic… J’ai quelques copines qui sont dessus.

Ça me soulage. Je ne suis pas asociale, c’est déjà ça  ! Les applis de rencontre sont toujours impressionnantes, particulièrement au début.

– Et ça donne quoi  ?

– Pas grand-chose. Je viens à peine de me créer un compte mais j’ai déjà entamé quelques conversations.

– Bah dis donc, tu chômes pas  !

Moqueuse, j’ébroue avec désinvolture ma chevelure rousse dans les airs.

– En même temps, tu as vu la beauté que je suis  ?

Jessica se bidonne.

– En réalité, c’est plutôt bien foutu. J’ai activé la géolocalisation, du coup je visualise les personnes autour de moi.

– Hum, hum… Si tu pouvais me trouver un Tony Stark dans le coin, histoire de faire quelques bébés Iron Man, je t’en serais reconnaissante  !

– Je passerai avant toi si tu n’y vois pas d’inconvénient.

– Je t’en prie, je ne suis pas jalouse.

Encore à moitié endormie, je commande un second café. Si la machine de l’étage venait à tomber en panne, je ne donnerais pas cher de ma peau.

– Et tu sais ce que tu veux  ?

– Pas vraiment… J’en ai juste assez des désastres, des déceptions et des souffrances. Plutôt un truc sérieux, ou au moins qui me fasse ressentir quelque chose. J’en ai marre du plan-plan et de la drague au ras des pâquerettes. Je ne veux plus d’un mec comme celui d’hier.

– Si Iron Man reste caché, tu as toujours Santini.

Je manque de m’étouffer. Ce n’est pas la première fois qu’elle y fait allusion : toutes les femmes fantasment sur lui. Quand il est arrivé, son nom était sur toutes les lèvres, si bien que j’ai fini par délaisser le capharnaüm qu’était devenu l’espace de repos pour la tranquillité de mon bureau. Je n’en pouvais plus de ces piaillements incessants.

– Sûrement pas  !

Elle fait la moue.

– Pitié, l’ensemble des filles de l’étage bavent sur ses fesses, tu ne vas pas me dire que tu fais exception à la règle.

– Il est beau, je te l’accorde, mais trop fier. Son comportement est un répulsif suffisamment puissant. Et mélanger le boulot et l’intime, c’est pas mon truc. Je me connais, ça dégénérerait.

Et puis surtout, c’est le genre d’homme qui pourrait me faire du mal, à nouveau… J’ai eu ma dose de poisse dans le domaine, notamment avec Marc. J’ai vécu des aventures – majoritairement avec des minables, certes –, cependant, j’attends encore celui qui me fera chavirer, qui voudra rester. Je veux du vertige, je rêve d’amour  !

– J’ai peur que tu ne trouves pas…

– Tant pis, je préfère ça à la déception. Je n’abaisserai plus mes critères : les hommes ne sont pas une nécessité, mais un luxe.

– Je m’incline, Simone Veil  !

Ma gaîté meurt dans ma gorge à l’entrée d’Al Capone. Silencieux, il insère une pièce dans la machine. Tiens, Monsieur est team expresso. Jess m’adresse un clin d’œil. Elle ne va pas me lâcher  !

Le téléphone d’Andrea retentit. Il décroche, et un flot d’italien franchit ses lèvres. Intonations, mimiques, R roulés avec sensualité… Je ne l’avais jamais entendu parler dans sa langue maternelle. Elle possède ce je-ne-sais-quoi de chantant, romantique, chaud… Je le déclare officiellement : j’adore ça.

Par pure curiosité, j’essaie de comprendre la conversation… Malheureusement, impossible de décrypter quoi que ce soit, hormis « Chiara ». Il me semble. Sa copine du moment  ?

Lorsqu’Andrea raccroche, soupirant, il jette un coup d’œil à mes pieds toujours nus. Un problème, le parrain  ? Enfin, il s’en va sans cérémonie, la mine songeuse.

– Il m’insupporte  !

– Au moins, il ne t’ignore pas.

– Crois-moi, je préférerais qu’il fasse comme si je n’existais pas  !

Je jette un coup d’œil à ma montre, cherchant à changer de sujet. Il est presque neuf heures.

– J’y vais, on mange ensemble ce midi  ?

Jessica acquiesce et je regagne mon bureau, décidée à me plonger dans le boulot. Je noue grossièrement mes cheveux en un chignon pour bûcher plus facilement.

À mon grand étonnement, je découvre sur ma table un petit tube blanc et vert. De l’aspirine. Qui peut bien m’avoir donné ça  ? Aucun de mes collègues ne m’a vue, Jess était avec moi et… Mon patron  ? Le colosse qui dirige d’une main de maître tout l’étage  ? J’en doute. Quoique, il a immédiatement deviné ma gueule de bois. La note qui accompagne ce Graal finit de me convaincre :

Voilà de quoi vous aider.

Andrea S.

Chapitre 3

Dislike, dislike, like… Il y a quelque chose de plaisant dans ces applis. Une sensation de choix la plus absolue. Pas de scrupules à repousser un lourdaud ayant fondu pour mes seins  ! Un petit coup de pouce suffit. Pas de faux-semblants, c’est honnête.

Énième profil décevant. J’ai l’impression qu’ils se ressemblent tous avec leur passion voyage alors que la seule fois où ils ont quitté le pays, c’était lors d’un échange scolaire. Monsieur Darcy se laisse désirer. Heureusement, certains se démarquent : art, littérature, humanitaire… Mes préférés. Et en général, ils ont de la conversation : la cerise sur le gâteau. Les garçons aussi dynamiques qu’une euthanasie, non merci  !

Distraitement, je caresse le ventre de Félix, allongé sur mes genoux. Je l’envie. Castré, il n’a pas à se soucier de trouver l’amour. Ses seules préoccupations se résument à manger, dormir, manger, user ses griffes sur mon canapé pour me faire enrager et surtout, pisser sur mes tapis de bain. Acte qu’il exécute à la perfection de façon hebdomadaire.

J’ai tout tenté pour l’en empêcher. Rien à faire. « Il a besoin de marquer son territoire », a conclu le véto. Vis-à-vis de qui  ? Il n’y a pas plus célibataire que moi, ce n’est pas comme s’il avait une quelconque concurrence. Je persiste à croire que ce petit con fait ça pour m’emmerder.

Mon téléphone bipe, m’avertissant d’une notification. Je le récupère avant de soupirer de lassitude. Pas de photo, de bio, de hobbies, ni même d’âge  ! Seul un énigmatique pseudonyme apparaît : R. D’habitude, je supprime ces messages fantômes que je suppose provenir d’un vieux pervers ou d’un ado prépubère – au choix.

R

Je peux te faire tomber amoureuse sans te dévoiler mon identité.

Oseras-tu prendre le risque  ?

Eh bien, intrigant  ! Il faut avoir un sacré culot pour envoyer un tel message. Toutefois, je ne peux pas lui enlever ça : il est bien le seul à avoir fait preuve d’originalité. Cela dit, ce parfait inconnu pourrait être n’importe qui : allant de Christian Grey au dangereux Hannibal Lecter.

Je ne réponds pas, pourtant je n’ai pas le cœur à supprimer cette conversation. Ce mystère est tout de même la chose la plus palpitante qui me soit arrivée jusque-là. J’ai l’intuition qu’il faut que je garde ce message sous le coude, sans quoi je pourrais le regretter.

Ce soir, premier date avec un dénommé Thomas  ! Je suis à la fois excitée et angoissée. J’ai beau connaître les applis de rencontre, je suis encore une novice naviguant en eaux troubles. C’est comme marcher sur une corde raide en talons aiguilles au-dessus d’un gouffre avec le sourire.

Comme tous les matins, je déboule au bureau. Pas comme tous les matins : les têtes se tournent dans ma direction. Mon rendez-vous étant fixé juste après le travail, je me suis apprêtée en avance. Et je n’y suis pas allée de main morte : talons de dix centimètres, jean moulant, chemisier qui met en valeur ma poitrine, maquillage sophistiqué et cheveux domptés en de grosses boucles soyeuses… J’avais envie de faire forte impression. Je pense que c’est réussi.

Franchement, je me croise dans la rue, je me drague  !

– Vous êtes en retard, je vous attendais.

Rha, le rabat-joie. Manquait plus qu’Attila  ! Qu’est-ce qu’il me veut encore  ? C’est vrai que faire une entrée magistrale n’est pas une excellente idée quand on est en retard et que notre patron se rapproche plus du dictateur que du chaton. Il griffe, l’enfoiré.

– Je suis désolée.

OK, trente minutes, c’est beaucoup. Mes excuses ne le détendent pas le moins du monde.

Fidèle à lui-même, il est à tomber dans un costume bordeaux qui met en évidence sa silhouette athlétique. Si seulement il pouvait être aussi laid et désagréable que sa personnalité  ! On serait plus proche de Mister Hyde que de Channing Tatum…

– Laissez-moi deviner. Encore un problème de talons  ? suppose-t-il en me détaillant de la tête aux pieds.

Je me mords la lèvre. Il le remarque et ne détourne pas le regard, intense.

– On peut dire ça…

Aucune émotion ne semble capable de le dérider. Il doit être fun au lit  ! À lui seul, il brise le mythe de l’Italien chaleureux. Et dire qu’il m’a donné de l’aspirine il y a quelques jours, c’est improbable. De toute évidence, il voulait que je sois opérationnelle pour travailler.

– Il se trouve que je me suis fait alpaguer dans la rue par des partisans de Greenpeace  ! Vous savez comme ces gens-là sont insistants, ils m’ont prise en otage et impossible de fuir avec ces chaussures.

En réalité, j’avais foutrement mal aux pieds avec les engins de torture que j’ai chaussés ce matin.

Ici, tout le monde sait qu’Andrea n’aime pas être pris pour un idiot. Pourtant, au lieu de voir rouge, j’ai la sensation qu’il entre dans mon jeu.

– Décidément, si notre meilleur élément n’est pas en mesure de s’acheter une paire de baskets pour parer à un rapt, il faudrait peut-être que nous l’augmentions…

Là, ça me parle  ! Tout compte fait, il ne me dérange pas tant que ça ce matin.

– C’est vrai  ?

– Non, répond-il dans un sourire.

Ma naïveté me perdra. Et je peux savoir quelle mouche l’a piqué  ? Pourquoi semble-t-il sympathique  ?

– Quoi qu’il en soit, je suppose que vous faire kidnapper par votre travail ce soir ne vous dérangera pas  ! Ce ne sera que la deuxième fois de la journée, j’ai un dossier à vous confier.

Ce qu’il m’énerve, c’était trop beau pour être vrai  ! Dans le lointain, la photocopieuse de Patrick me fait de l’œil. Cette antiquité est suffisamment lourde pour l’assommer une bonne fois pour toutes. Le frapper avec un objet contondant – comme une imprimante – est tout d’un coup incroyablement tentant. Cela dit, je ne compte pas moisir en taule pour ses beaux yeux. Il ne pourrait pas me lâcher la grappe deux minutes  ? Pourquoi se sent-il toujours obligé d’ajouter cette masse colossale de travail sur mes épaules  ?

J’adopte une intonation plus mielleuse que le nectar d’une abeille.

– Pour être honnête, si… Je dois rencontrer quelqu’un ce soir. Pourrais-je plutôt m’en occuper demain  ?

– Vous vous moquez de moi, j’espère  ? Vous pensez que c’est optionnel  ?

Si un regard pouvait tuer, je me retrouverais six pieds sous terre en compagnie de ma grand-mère Germaine.

– Évidemment, c’est de l’humour à la française, monsieur Santini  ! Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je vais de ce pas rejoindre mon poste  !

Il n’a pas le temps de répliquer : j’ai déjà fait volte-face et me suis jetée sur ma table de travail, seule bouée qui peut me soustraire à la tempête. Lorsqu’il s’enferme dans son bureau, je respire. Il ne me reste plus qu’à prévenir Thomas de mon retard. Une nouvelle version d’une chanson de Frédéric François me vient en tête : « Oooooh, je te hais à l’italienne  ; oooooh, je te hais à l’italienne  ! »

Commander Mysterious R