— Je vais y aller, Lila, bonne soirée !
Je n’ai pas vu mon patron se rendre dans la réserve pour récupérer ses affaires. Mais le fait est qu’il est là, devant moi, habillé de pied en cap tel un bûcheron canadien : doudoune, moufles, bonnet et cache-oreilles. Il m’abandonne comme ça, sans pression. Bonjour l’esprit d’équipe ! Évidemment, le soir du réveillon, le boss n’allait pas rester pour fermer la boutique. C’est l’employée de caisse qui s’y colle. Mes dents grincent si fort qu’elles pourraient se fissurer. Mais puisque je compte garder ce job après les fêtes de fin d’année, j’arbore mon plus beau sourire.
— Bien sûr ! Joyeux Noël, patron, ainsi qu’à votre famille !
— Joyeuses fêtes à toi aussi, répond-il sur un ton rieur, tel un acteur de publicité vintage.
Il franchit sereinement les portes automatiques du magasin, tandis que je lui lance mentalement des gerbes de flammes. Les clochettes que j’ai installées sur celles-ci tintent lors de son passage, ce qui ajoute à mon irritation.
— Rah ! soupiré-je, la mine dégoûtée.
Nous sommes trois à travailler pour Monsieur Bertrand, mais c’est toujours moi qui suis chargée de la fermeture le 24 décembre. Tout ça parce que les deux autres ont un nombre inconsidéré d’enfants. Il fallait y penser avant, les gars ! Si seulement j’en avais aussi (même un seul !) pour peser dans la balance…
Je tiens la caisse du Tip Top Shop, le magasin d’altitude d’Avoriaz. On y propose tout le nécessaire pour passer les vacances du siècle : gel douche à la nectarine, gâteaux secs, fromage à raclette, piles AAA et déclinaison de tee-shirts kaki. On a également un rayon chaussures de rando et un autre dédié aux maillots de bain, pour ceux qui fréquentent plus le spa que les remontées mécaniques de la station. C’est un beau bâtiment en métal et en bois, assez moderne, que je m’applique à rendre chaleureux. Les vacanciers viennent à pied depuis leur location, car notre entrée donne au bas des pistes. Un petit effort supplémentaire des architectes et les tire-fesses partaient directement de l’étal des fruits et légumes ! À l’opposé, de larges baies vitrées à flanc de montagne offrent une vue panoramique sur le village de Morzine, en contrebas. Ça a son charme, au quotidien. Surtout le soir, lorsque la station s’illumine d’une multitude de points étincelants et se drape d’un halo doré enchanteur. Derrière la plupart de ces petites fenêtres, une famille est en train de se réunir en se frottant les mains près de la cheminée.
Malgré ma contrariété, je pousse un soupir de bonheur. Sincèrement, n’est-ce pas le moment le plus magnifique de l’année ? Rien ne pourrait gâcher mon plaisir. Rien de rien. Enfin, presque rien.
À cette heure-ci, le supermarché n’accueille plus que deux ou trois clients qui se sont perdus sur le chemin de la sortie. Et ça tombe bien, parce que lorsque viendra l’heure de fermer, je n’ai pas l’intention d’offrir une seconde supplémentaire de ma vie à cette caisse enregistreuse. L’heure, c’est l’heure. Et à 20 heures, on baisse le rideau. Selon mes calculs, il faut environ dix-neuf minutes en voiture pour redescendre dans la vallée. Je connais cette route par cœur, je pourrais en prendre tous les virages les yeux fermés, je compte donc battre mon record de vitesse aujourd’hui.
Les sourcils froncés, je repense une dernière fois à ma to do list. Cadeaux dans le coffre, check ! (Depuis un mois, d’ailleurs.) Manteau sous la caisse pour ne pas perdre de temps à repasser par les vestiaires, check ! Playlist de circonstance, en mémoire sur mon téléphone pour me mettre dans l’ambiance pendant le trajet, check ! Paquet pour Julien dans la boîte à gants, check ! (Je m’arrêterai le lui donner discrètement avant d’arriver chez mes parents.) Maïs à pop-corn dont je compte bien me gaver devant le 38e visionnage de Love Actually, check ! On a tous des passions secrètes dans la vie et, dans mon cas, il s’agit de voir un mec se prendre le râteau du siècle en tenant ses pancartes avec un air de chien battu. Certains rêvent d’un séjour sous les cocotiers ; moi, j’adore m’empiffrer devant un film que je connais par cœur.
J’aime tout à Noël : l’odeur des gâteaux qui sortent du four, l’étoile en haut du sapin chez mes parents, le plaid rouge très doux dans lequel on s’enroule avec Émilie, ma sœur, ou encore le chocolat chaud dont on s’abreuve jusqu’à en avoir mal au cœur. C’est une véritable institution au sein de laquelle chacun des membres de la famille Rivière a un rôle très précis à jouer : mon père va couper du bois et alimente la cheminée, ma mère prépare un nombre astronomique de biscuits qu’on mangera jusqu’à la mi-janvier, quant à ma sœur et moi, on pousse des soupirs d’extase en visionnant des films de Noël. C’est très bien pensé. Je sais, le partage des tâches est inégal et on ne parle même pas de la charge mentale, mais ça a toujours été comme ça, et à respectivement vingt-cinq et vingt-six ans (ma mère est une guerrière), ma sœur et moi redevenons des enfants à la fin du mois de décembre.
Je suis donc prête pour cette soirée de bonheur. Infiniment prête ! Pour tout dire, je me retiens difficilement de sautiller sur place. L’année dernière, des clients m’ont dit que je ressemblais à une « drôle de sauterelle », ça m’a un peu vexée. Malgré les commentaires désagréables de certains, à Avoriaz, Noël n’est pas seulement une fête de fin d’année, c’est une tradition très importante autour de laquelle nous nous réunissons avec ferveur. Ça doit être l’esprit de la montagne ! Dès qu’il est à peu près temps de diffuser All I Want for Christmas Is You, on se précipite. Le coup d’envoi est donné par la première chute de neige, mais vu l’altitude de la station, les plus enthousiastes décorent leur maison dès le 3 octobre. Chacun se rue dans son grenier pour récupérer le carton plein de guirlandes électriques, de chandelles et de laine à tricoter qu’il avait fini par ranger à la fin du mois de janvier. On balance des bûches dans nos cheminées comme les conducteurs de train du XIXe siècle jetaient du charbon dans leurs locomotives. On accumule des réserves de chocolat en poudre pour le marathon à venir, et on fait de grandes balades en forêt pour repérer le sapin qui trônera dans notre salon.
Je fais bien sûr partie des « super-enthousiastes ». Ce qui signifie qu’à partir du 20 février à peu près, je commence à préparer le réveillon suivant. Je stocke de la laine pour tricoter des écharpes, je collecte des babioles pour créer des calendriers de l’Avent personnalisés… J’habite un petit appartement dans le bourg de Morzine, je n’ai donc pas la place de déployer toute cette panoplie, mais mes parents, eux, ont largement assez d’espace pour accueillir mes ambitions ! Et ça tombe bien, parce que je n’imaginerais pas passer cette fête magique ailleurs que dans la maison dans laquelle j’ai grandi. Celle où j’ai fait mes premières bûches, et déballé tous mes paquets depuis ma naissance. Celle où je me suis postée en embuscade dans l’escalier pour découvrir quelle tête avait le Père Noël… Voir ma mère déposer une pile de cadeaux au pied du sapin m’a foutu au moral un coup qui a duré à peu près deux ans.
Je fais la moue en repensant à la conversation très sérieuse que j’ai eue avec mes parents suite à ça, lorsque des mots murmurés à mon oreille déclenchent un délicieux frisson le long de mon dos.
— Salut, ma puce.
Je pivote et dois me faire violence pour ne pas me jeter au cou de Julien. Au lieu de ça, on se dévore du regard, les bras le long du corps, comme deux collégiens trop stressés pour se tenir la main. Si seulement c’était ça, notre problème ! Julien examine mes lèvres avec l’envie évidente de m’embrasser, mais on va bien sûr éviter, histoire de ne pas faire de cette soirée magique un total désastre. La plupart des clients sont des touristes, mais pas tous.
— Joyeux Noël, me souffle-t-il avec un doux sourire.
Pour empêcher mes mains de trembler, je les enfouis dans la poche de mon tablier décoré de flocons de neige. Je suis ravie d’avoir convaincu Monsieur Bertrand de les acheter, ils sont tellement mignons.
— À toi aussi, murmuré-je à mon tour en jetant de petits coups d’œil autour de nous. Viens !
L’air de rien, je file tout droit vers la salle de pause. Comme toujours, Julien marche quelques mètres derrière moi. Chaque fois que l’on se voit en dehors de chez moi, j’ai l’impression d’être une espionne en mission secrète, les talents au combat et à l’infiltration en moins. La paie, aussi. Et puis les gadgets. Bon, je la joue seulement discrète, d’accord !
Je déverrouille la porte qui mène à la salle de pause et, après avoir vérifié que personne ne le regarde, Julien m’emboîte le pas. Dans la pénombre du couloir, nos lèvres se scellent dans un doux baiser. Julien sent la neige et le gel pour les cheveux. Il me serre longuement contre lui et finit par allumer le néon au-dessus de nos têtes, rompant la magie de cet instant volé. Il est si beau dans son uniforme de sauveteur de haute montagne, si fort et si tendre en même temps. C’est simple, dès que mes yeux se posent sur lui, je remercie la bonne fée qui l’a mis sur ma route, un matin de septembre 1995. Ou plutôt sur le tapis d’éveil à côté du mien. On s’est connus à la crèche. Nous deux, c’est l’histoire de toute une vie. Il m’étreint à nouveau et embrasse mes cheveux.
— Prête pour la plus belle soirée de l’année ? demande-t-il avec un sourire complice.
— Mince, ton cadeau est dans la voiture ! murmuré-je.
Il n’y a plus personne de l’équipe à part moi, il y a donc peu de chances que quelqu’un surprenne notre entrevue clandestine, mais je me suis tellement habituée à être un vilain secret que chuchoter lorsqu’on est ensemble est devenu naturel. Comme si je devais à chaque instant me préparer à me fondre dans les motifs de la tapisserie, au cas où quelqu’un se rendrait compte que j’existe.
— Ne t’inquiète pas, le mien est à la caserne.
— On les échange demain ?
Il y a dans ma voix un espoir saupoudré de supplication. Je me sens honteuse d’avoir demandé ça comme ça, mais il a l’habitude de me voir le cœur battant et l’air transi d’amour, il n’est donc pas surpris.
— Demain, je ne peux pas… répond-il d’un ton embêté. On sera chez ses parents.
Eh oui. Ses parents, pas les miens. Évidemment. En vingt-cinq ans de relation, Julien et moi avons eu tout le loisir de transformer notre complicité en un désir brûlant. Assez tôt dans notre adolescence, on a croqué le fruit défendu. Souvent. On a fait danser nos sous-vêtements au-dessus de nos têtes, on s’est fait des déclarations enflammées. En revanche, on n’est jamais parvenus à s’« engager » l’un envers l’autre. J’aurais facilement succombé, mais pour Julien, ça a toujours été une question délicate. Il avait besoin de vivre, il disait qu’on s’était connus trop tôt, qu’il ne pouvait pas être sûr de faire le bon choix s’il ne vivait pas d’autres choses avec d’autres personnes. Alors j’ai attendu, parce que je suis quelqu’un de conciliant. Peut-être un peu trop conciliant, car dix ans après, on en est encore au même point. Et si ça continue comme ça, il aura tellement vécu qu’on aura tous les deux soixante ans.
On s’aime, c’est indéniable, c’est juste que le hasard a toujours fait surgir des obstacles sur notre route lorsqu’on discutait enfin sérieusement de notre avenir : un visiteur impromptu au magasin, un snowboardeur en détresse le forçant à m’abandonner devant mon chocolat chaud, ou plus récemment, une demande en mariage. Pas de lui à moi, bien entendu. De lui à une autre fille, Amélie, qui en plus d’être sublime est très ambitieuse. Pas vraiment ma sœur jumelle, donc. Du bout du doigt, il relève mon menton et capture mon regard triste.
— Je suis désolé, ma puce. Je sais que ça te fait de la peine, mais je me rattraperai, je te le promets. Tu me crois ?
Je lève des yeux éperdus vers lui, le cœur en miettes. Qu’est-ce que je pourrais dire ? C’est mon roc, mon iceberg. Évidemment que je le crois. Je m’apprête à le rassurer, mais la sonnerie de son téléphone m’interrompt. Il décroche aussitôt, réflexe de sauveteur, me laissant la bouche ouverte. Vu son attitude, je comprends vite qu’il ne s’agit pas d’un collègue. Julien fait quelques pas en crabe puis se met dos à moi, l’air crispé.
— Je ne suis pas loin, murmure-t-il. Non, rien de spécial. OK, je me dépêche. À tout de suite.
Il raccroche et se retourne lentement, craignant visiblement de découvrir ma réaction. Il ne s’est pas trompé ! Vexée, je croise les bras. Rien de spécial. Ben, voyons !
— Je… dois y aller.
Il avale douloureusement sa salive et je prends mes distances, faisant appel à toute ma fierté. Je veux bien être une victime du destin, mais pas le soir de Noël.
— Amuse-toi bien, lui souhaité-je en rouvrant la porte du couloir.
— Désolé.
— Hmm.
Il m’embrasse sur le front et file. Eh oui, l’heure tourne ! Les secondes en compagnie de Julien sont tellement précieuses que je me surprends parfois à les compter. Des gens à sauver, une maison à rénover, une amoureuse à chouchouter, c’est pire qu’un agenda de ministre !
Il a déjà fait la moitié du chemin vers la sortie quand il se retourne. De mon côté, je me suis traînée au rayon chocolats et sucreries, l’air triste.
— Au fait, il vous reste des cerises confites ?
— Oui, ronchonné-je. Avec les produits artisanaux à l’entrée.
Et c’est toujours aussi dégueu ! Mais je garde ce commentaire pour moi. Je ne vais pas empêcher Julien d’offrir un cadeau moisi à ses beaux-parents. Je réserve mes conseils précieux pour le jour où il cherchera quelque chose pour ma mère. Si ce jour arrive. Il me fait un petit clin d’œil et sur ses lèvres je peux lire un « Je t’aime » silencieux. Pff ! Moi aussi, m’agacé-je, c’est bien le problème ! Il se plante devant les cerises et finit par changer d’avis et quitter le magasin. Dommage !
Je pousse un long soupir meurtri. Peut-être que ma situation avec Julien restera telle qu’elle est pour toujours. Je l’attendrai jusqu’à mon dernier souffle en tenant cette caisse enregistreuse de malheur… Ou alors, un matin d’hiver, au détour d’une conversation qui n’aura rien à voir avec moi, il comprendra le sens profond de son existence, il abandonnera sa fiancée et accourra vers moi, dévoilant au grand jour l’amour sans limite qu’il me porte ! Après des années à cacher notre relation, il criera sa passion sur la place de l’église ou louera un avion publicitaire qui tirera un grand ruban derrière lui, sur lequel on lira : « Lila, je t’aime. Julien. » Je n’exige pas forcément un poème en alexandrins, une déclaration efficace me conviendrait parfaitement. Ou bien il se fera plaquer ! Ça arrive à tout le monde, même aux gens très bien. Du jour au lendemain, comme ça, sans qu’on n’ait rien vu venir, paf ! fin de l’histoire. On se réveille, on dit : « Bonjour, mon amour » et l’autre répond : « Je suis désolé, je crois que je ne t’aime plus. » Ce serait dur à encaisser au début, mais si ça devait arriver, je serais là, moi, prête à le consoler.
Est-ce que je peux encore changer ma commande au Père Noël, même si la livraison est prévue dans quelques heures ? Est-ce qu’à la place d’une énième d’une boule à neige, Julien pourrait juste se retrouver tout seul comme une vieille chaussette ? Une flamme se rallume dans ma poitrine. Je ne comprends pas d’où vient cette conviction, mais elle est toujours là, tapie dans un coin de mon cœur. Comme si mon bonheur était à portée de main et qu’il suffisait d’un petit coup du destin pour que la magie opère enfin. J’y crois. Je ne cesse d’y croire, depuis toutes ces années. On ne sait jamais ce que le Père Noël nous réserve, pas vrai ? Enfin, s’il s’agit de ma sœur, si, c’est en général une écharpe en laine chinée, mais l’autre Père Noël, le vrai, celui-là, on ne peut pas deviner !
Imaginer Julien plaqué du jour au lendemain m’a remis du baume au cœur. Pas très sympa, je sais, mais je me raccroche à ce que je peux. De retour derrière la caisse, je pousse un peu plus fort le volume de la musique. Mariah Carey fait presque trembler les rayons avant que je me décide à baisser de nouveau.
Je fredonne en bipant les articles des derniers clients. C’est pas tout ça, mais il sera bientôt l’heure d’aller me gaver de chocolat en famille. Les portes automatiques s’ouvrent pour laisser un homme pénétrer dans le magasin et je ne peux pas m’empêcher de jeter un coup d’œil à mon portable. 19 h 51 ! Et encore un client ! Je suis ravie de faire passer à tout le monde un début de soirée enchanté, mais il ne faut pas non plus pousser. Si j’étais une athlète olympique de Noël, j’aurais déjà les pieds dans les starting-blocks et les mains posées sur le sol pour filer d’ici. Avec le désir secret de ne jamais revenir, mais c’est un autre sujet.
— Dix-sept euros et vingt-trois centimes.
Je tasse les achats de Madame Moreno dans son sac en papier et le fais glisser sur le comptoir. Ma charmante voisine (dans le coin, on s’appelle tous « voisins », ça fait un peu secte au début, mais on finit par s’y habituer) m’adresse un large sourire.
— En vous souhaitant un joyeux Noël ! complété-je.
— Merci, Lila. Passe un très joyeux Noël aussi, et bonjour à tes parents ! Surtout à ta mère, achève-t-elle en me faisant un clin d’œil.
— Oui, bien sûr !
Encore une qui essaie de fayoter, non mais vraiment… Elle n’a qu’à nous offrir une boîte de chocolats, comme tout le monde. Comment croit-elle qu’on entre dans ce foutu club secret, à part en soudoyant la présidente ?
À Morzine, la chorale qui propose les chants de Noël sur la place de l’église le soir du réveillon s’appelle la Compagnie des lutins. Je pense que la fondatrice n’avait pas anticipé son succès, sans quoi elle n’aurait jamais choisi un nom aussi ridicule. Toujours est-il que cette chorale est très tendance par chez nous. Il n’y a rien de plus prisé que de faire partie de la Compagnie des lutins (je le redis, parce que ce nom est dément). Pour avoir l’honneur d’y adhérer, il faut passer à peu près les mêmes épreuves que pour intégrer une confrérie estudiantine aux États-Unis, les hurlements et les jeux à boire en moins. Ça reste costaud, surtout à soixante-cinq ans. Et si Madame Moreno me fait les yeux doux, c’est parce que la responsable de tout ce foin est ma mère. Élisabeth Rivière est en quelque sorte la reine des lutins d’Avoriaz. Elle gère l’association d’une main de fer. Elle a tendance à se prendre pour Kim Jong-un, dirigeant suprême de la Corée de Nord : si quelqu’un n’est pas d’accord avec la setlist qu’elle a prévue pour le soir du réveillon, elle le vire. S’il chante faux, elle le vire, et s’il n’aime pas ses gâteaux aux noix, elle le vire aussi !
À la maison, on évoque toujours la Compagnie des lutins avec mille précautions, car pour ma mère, le sujet a autant d’importance que si elle dirigeait une entreprise multinationale…
19 h 53. Allez, on y est presque ! Monsieur Verdier, mon voisin de quatre-vingts ans, trottine jusqu’à la caisse et y pose sa bouteille de lait quotidienne. J’ai beau sincèrement l’adorer, il joue avec le feu, ce soir. Un peu plus et il aurait dû faire sa Ricorée à l’eau demain matin ! Il m’a vue grandir, il est comme un troisième grand-père, pour moi. Il possède l’une des rares maisons en haut de la montagne, construite bien avant que l’on ait pensé les logements pour les skieurs. On lui a proposé une jolie somme pour débarrasser le plancher, mais il n’a jamais bougé, tel un militant de Greenpeace enchaîné à un arbre centenaire. Lui vivant, aucun entrepreneur ne posera une brique supplémentaire sur son terrain.
— Joyeux Noël, Monsieur Verdier !
Le vieil homme m’offre un sourire bienveillant.
— Joyeux Noël, Lila…
— Comment allez-vous ? Françoise vous prépare un bon repas pour le réveillon ?
Françoise n’est pas l’épouse de Monsieur Verdier, mais son aide à domicile. Le pauvre est veuf depuis presque vingt ans et, malheureusement, à part elle, il ne peut pas compter sur grand monde. Puisqu’elle prend soin de lui, je prends régulièrement de ses nouvelles, comme si elle était de sa famille. Le vieil homme fait grise mine et pousse un soupir fatigué.
— Oui, sans doute… Je n’ai pas regardé dans le frigidaire… Lorsque je me suis réveillé de ma sieste, elle était déjà partie.
— Monsieur Verdier, vous allez bien ? Vous avez une petite mine ce soir, m’inquiété-je.
— Oh ! Tu sais, ce n’est pas la grande forme… Parfois, je sens que la fin n’est plus si loin…
Son regard se perd dans le vide, ce qui fait grimper une certaine panique en moi.
— Dites donc ! Vous n’allez pas passer l’arme à gauche sans rien faire, quand même ? Où est le Monsieur Verdier qui envoie paître les promoteurs depuis trente ans ?
— Tu es gentille, Lila…
Je dois admettre qu’il a l’air épuisé.
— Bon, allez. Je vous mets une sucette au chocolat, et une autre pour Françoise. Attention, je lui demanderai si elle a eu la sienne, alors n’essayez pas de la boulotter sur le chemin, je le saurai !
Il me sourit tendrement.
— Merci, Lila. Passe un joyeux Noël.
La gorge serrée, je lui souhaite de bonnes fêtes à mon tour, puis il quitte le magasin d’un pas traînant.
19 h 57. Allez, dernière ligne droite ! Je peux désormais faire le décompte en secondes : 179… 178… L’air de rien, je me dandine d’une jambe sur l’autre, comme si je m’échauffais avant un sprint. C’est que les fermetures de Noël ont le don de faire monter mon adrénaline et ce serait trop bête de me froisser un muscle en claquant ma portière. Quand je parlais de starting-blocks tout à l’heure, ce n’était pas un hasard, j’ai sincèrement l’impression d’être une athlète olympique ! Les jambes fuselées en moins. Et puis les médailles. Bref !
Un homme très grand et très blond entre avec une combi ridicule et ses bâtons encore attachés aux mains. Il sait que ça fait trois heures qu’il fait nuit ? Il était tombé dans un trou ou quoi ? Je le suis du regard, alors qu’il commence à s’intéresser à l’étal le plus proche. Bon, où en étais-je ? 158… 157… Eh, mais qu’est-ce qu’il fait, là, à toucher à mes petits lutins qui font du ski en tête de gondole ? Avec la chance que j’ai, il va en choisir un à la base de la pyramide et tout me mettre par terre ! Ouf ! Il a renoncé. Un peu plus et je râlais comme un surveillant de musée. Il vient finalement à moi et se plante devant la caisse.
— Excusez-moi, ché foudré louer oune camionnette…
J’arrête instantanément de m’échauffer, toujours en équilibre sur un pied.
— Non.
— Non ? s’étonne-t-il.
C’est sorti tout seul. Oui, on loue des camionnettes, mais non, parce qu’il faut vingt minutes pour remplir tous les papiers. Donc, moi, je ne loue pas une camionnette à un skieur désorienté à 19 h 59 le soir de Noël.
— Désolée, on n’en a plus de disponible.
— Ah ! Fou êtes sûre ? Ch’en ai vu une en bas…
— Elle est louée.
C’est rigoureusement faux.
— Oh ! Dommache, ma famille espérait tellement que…
— Oui, c’est malheureux, approuvé-je en haussant les épaules. Demain, peut-être ?
Pas de sentiment. Pas de compassion. C’est Noël, OK ? Et puis demain, je ne travaille pas, c’est parfait.
— Bon, tant pis alors… se désole-t-il.
J’affiche un sourire contrit.
— Navrée.
Il hésite encore une seconde, encaissant la triste nouvelle, puis quitte le magasin en traînant les pieds. On dirait Monsieur Verdier il y a deux minutes. Je serre les mâchoires, à deux doigts de revenir sur ma décision, mais je sais que je ne dois pas flancher. Qui est parfait en toutes circonstances ? On a tous déjà vu une mariée hurler sur tout le monde parce que le poisson servi lors du repas était trop salé. Elle est là, toute jolie dans sa robe meringue, et pourtant elle insulte le traiteur, les témoins, sa meilleure amie et son conjoint. C’est juste que c’est le plus beau jour de sa vie ! Ça fait monter la pression. Exactement comme moi avec Noël, sauf que c’est tous les ans.
20 heures pile ! Hourra ! À la seconde où le client hollandais quitte le magasin, je me précipite sur les portes automatiques pour les verrouiller avec un réel soulagement. Je commence ensuite mon petit tour des lieux, le sourire aux lèvres, la démarche chaloupée par l’allégresse. Je m’assure que les issues de secours sont bien fermées, ramasse quelques babioles tombées par terre, attrape un balai pour réunir les épines du sapin. Ce n’est pas parfait, mais ça suffira bien. Je défais le nœud de mon tablier hivernal et le passe au-dessus de ma tête. Un soupir de satisfaction m’échappe.
Il n’y a plus qu’à vérifier la caisse, mais ça devrait aller vite, j’ai déjà fait la moitié du travail un peu plus tôt. Je sais que Monsieur Bertrand apprécie mon côté fourmi, puisque je compte et recompte la caisse sans arrêt comme si ces billets étaient les miens. Je n’ai pas de passion claire pour l’argent, mais j’aime bien le manipuler, le gagner, le dépenser, qu’on m’en donne, qu’on me le mette dans une petite enveloppe. Maintenant que j’y pense, je crois que j’aurais dû travailler dans un casino, j’aurais toujours été volontaire pour faire des heures sup.
Je suis presque de retour au comptoir lorsque mon regard s’accroche à une silhouette sombre. Je fais encore quelques pas avant de comprendre la dramatique situation. Je rebrousse chemin et tombe sur un homme grand, les mains dans les poches, concentré sur le rayon alcools. Non, mais qu’est-ce qu’il fait encore là, celui-là ? La forge s’est rallumée, je sens les gerbes de flammes remonter dans ma poitrine, prêtes à jaillir. Quoi qu’il ait prévu pour ce soir, il va devoir mettre son plan à exécution très rapidement. Parce que maintenant, on est fer-més ! Je me racle la gorge sans discrétion et il se tourne doucement vers moi. Son regard gris acier me cloue sur place. Grand, l’air ténébreux, le retardataire doit avoir la trentaine. Il porte une veste en cuir et des rangers. Sous ses vêtements, on devine de larges tatouages. Ses traits sont fins, ses lèvres pleines.
Je le dévisage sans vergogne et il me réserve le même traitement. Je fais instinctivement un pas en arrière. Avec cette allure, c’est sûrement un biker fou (j’ai vu l’intégrale de Sons of Anarchy, flippant !). Il a un côté dangereux, une beauté froide qui me laisse hagarde, le souffle court. Il ouvre à peine la bouche pour me répondre, mais mes yeux sont rivés à ses lèvres charnues, qui, elles, semblent douces et brûlantes. Non, mais qu’est-ce qui me prend au juste ? Il faut vraiment que j’arrête la cannelle dans le lait chaud, ça me fait délirer.
— J’aurais besoin de vos conseils, assène-t-il simplement.
Sa voix est en accord avec le reste. Sombre et parfaite. Ah ! Non, non, non ! Je sais très bien ce qui est en train de se passer, et ça ne va pas être possible. Les coups de foudre impromptus, un soir de décembre, je n’adhère pas. J’ai le 38e visionnage de Love Actually qui m’attend, je n’ai pas le temps de me faire des films alors qu’on ne se reverra jamais.
Chaque année c’est pareil, au moment de tirer le rideau, quelqu’un entre en suppliant d’acheter trois bricoles qu’il a certainement déjà dans son placard. C’est pénible ! Cela dit, c’est la première année que le retardataire est aussi sexy.
Plantés sur des bâtonnets en bois, des lutins se balancent de droite à gauche, les bras chargés de cadeaux factices. Des guirlandes lumineuses scintillent autour d’une hotte en toile de jute qu’ils remplissent et vident inlassablement avec des sourires benêts. Au-dessus de ce bordel trône une inscription peinte à la main sous laquelle on voit encore le tracé au crayon à papier : « La boucherie de Lucien vous souhaite un joyeux Noël. » Le long soupir qui m’échappe forme un nuage de condensation et de fumée de tabac. J’avais dit : « N’importe où près de la montagne » à l’agence immobilière et ils ne m’ont pas raté, les salauds.
Je remonte mon sac de voyage d’un mouvement d’épaule et regarde autour de moi, accablé. Des vitrines ridicules, des rennes au nez rouge, un bâton de sucre d’orge géant qui tourne sur lui-même… Je voulais vivre près de la station, à la place, j’emménage dans un magasin de jouets. J’aurais peut-être dû rester à l’hôtel une semaine de plus, le temps que cette période insupportable s’achève.
Loger à vingt minutes d’Avoriaz me paraissait un bon compromis entre « au milieu de rien du tout » et « à cinquante mètres du boulot ». J’apprends de mes erreurs au fil des mutations. Dans un cas je ne croise personne entre mes gardes, à part le caissier du fast-food, et dans l’autre, je vis en réalité à l’hôpital. Mais… Morzine quoi. Deux mille sept cent quarante habitants, deux cafés, trois magasins, une pharmacie et une boîte de nuit pour quinquagénaires libertins. Ça doit être une punition karmique, je suis trop désagréable depuis trop longtemps. Du coup, on m’a envoyé ici, histoire que je me rende compte de la chance que j’ai d’être en vie, ou je ne sais quoi.
Un groupe me dépasse en riant, trimballant tout un barda d’instruments de musique, l’air tellement heureux. Je les regarde rejoindre le cœur du village dans leurs doudounes beiges identiques, priant en silence pour que l’un d’entre eux se prenne les pieds dans la lanière de son accordéon et s’étale dans la neige. Ce n’est pas encore ce soir que mon score karmique va faire un bond, j’ai l’impression. Je coince une cigarette entre mes lèvres et l’allume d’un geste rageur, à deux doigts de remettre mon sac dans mon coffre et de retourner à Nice, que je n’aurais sans doute jamais dû quitter. Tout ça était peut-être une mauvaise idée dès le départ. Pas Morzine spécifiquement, mais la montagne. Il faut être un foutu crétin pour penser que revenir ici puisse guérir quoi que ce soit.
— Monsieur Lacroix ?
Je reprends brusquement pied dans la réalité. L’agent immobilier qui m’accompagne est une petite bonne femme aux joues rondes et rosies par le froid. Elle me regarde, la tête penchée sur le côté, avec un sourire bienveillant.
— J’ai tout de suite su que c’était vous, s’amuse-t-elle. Vous n’êtes pas d’ici, je me trompe ?
— En effet, acquiescé-je en soufflant ma fumée dans l’air, le visage glacé.
— Ça se voit ! Dès qu’on aura fini, je vous montrerai où acheter un manteau.
Je jette un coup d’œil à ma veste en cuir et hausse les épaules.
— Venez, c’est par ici. Je suis sûre que ça va vous plaire !
Je me demande sur quoi s’appuie cette intuition, mais elle a sans doute raison. Je n’espère rien de particulier alors j’ai peu de chances d’être déçu.
Je la suis sur la place du village jusqu’à un petit immeuble au bardage en bois. L’appartement est au premier étage et donne sur les commerces non loin. Curieusement, ça me plaît. L’agent immobilier blablate tandis que l’on fait le tour du logement. Je n’écoute rien, examine chaque pièce en hochant la tête. Je cherche juste un endroit où m’effondrer après une garde harassante et celui-ci fera parfaitement l’affaire.
— Et ici, vous avez un adorable balcon, il est orienté à l’ouest, c’est vraiment très agréable le matin.
Elle ouvre la fenêtre et la referme aussitôt après avoir fait rentrer un froid polaire dans le salon.
— Désolée, s’excuse-t-elle, frigorifiée.
— C’est bon, je le prends.
— Formidable ! Il ne me reste plus qu’à vous montrer la cave, alors.
— Ce n’est pas la peine.
— Vous êtes sûr ? Ça vous sera utile pour…
Ranger mes skis ? Mon vélo ? On voit vite que ce n’est pas mon genre, non ?
Elle jette un coup d’œil à mon sac de voyage ainsi qu’à la housse que je porte en bandoulière, et abdique silencieusement.
— D’accord, on va finaliser votre dossier.
Puisque mon tempérament acariâtre et cet appartement grisâtre sont compatibles, on va en effet pouvoir passer à la signature du bail. En feuilletant mes documents, elle sursaute.
— Vous êtes médecin ?
J’aimerais répondre « Oui, légiste », mais grommelle un simple « Hmm », qui signifie « Urgentiste depuis six ans », dans mon dialecte de gros con. Je me rends à la fenêtre pour contempler la vue, tandis qu’elle se dandine dans mon dos. Elle doit m’imaginer en blouse.
— Vous exercez par ici ?
— À l’hôpital Saint-Laurent.
En me retournant, je me rends compte qu’elle papillonne des cils comme si elle venait de déballer un magnifique cadeau. Ah ! Ça, croiser ma route, c’est une chance, c’est clair !
— Sauver des vies, voilà un beau métier ! Et… y a-t-il une Madame Lacroix ?
Il doit même y en avoir des milliers. Mais si sa question est de savoir si l’une d’elles a lié son existence à la mienne, heureusement, la réponse est non.
— Pas que je sache, retourné-je, placide.
— Oh ! Eh bien, ma fille, Manon, travaille au Comptoir chocolaté, juste en face. Une jolie blonde, très sympathique. Son fiancé est parti du jour au lendemain, ça a été un coup dur pour elle, forcément… Fréquenter un médecin comme vous lui ferait beaucoup de bien !
Un médecin, peut-être. Un médecin comme moi, je peux lui assurer que non. La fameuse Manon doit être vraiment désespérée pour que sa mère essaie de la caser avec un type aimable comme une porte de prison. Ou alors, cette dernière rêve de débarquer à l’hôpital et demander à être examinée par son gendre. Je ne sais pas ce qu’elles ont toutes avec ça. Ça ne m’a jamais dérangé, c’est juste que… je ne comprends pas. Les médecins sont souvent horriblement arrogants, mettre le grappin sur l’un d’entre nous n’est pas toujours une affaire. Puisque je n’ai rien à répondre à ça, après qu’elle a examiné les documents de mon dossier, on passe à la signature. Ça va vite, elle a l’habitude, moi aussi, ça tombe bien.
— Bon, je vous laisse vous installer, vous devez avoir plein de choses à faire !
Oh ! Oui, je suis pressé de déballer toutes mes affaires. Deux minutes qui s’annoncent délicieuses et dont j’ai hâte de profiter ! Je la raccompagne mine de rien vers la sortie.
— Si vous passez la soirée au Comptoir chocolaté, dites au patron que vous venez de ma part, c’est un ami, il vous chouchoutera !
Quelle horreur ! Je n’ai pas osé le souligner la première fois qu’elle l’a mentionné, de peur de la vexer (ou seulement parce que j’ai la flemme de discuter), mais je vois très bien de quel café elle parle. C’est là-bas que je l’attendais, avant d’aller me planter dans le froid pour fumer, et la déco kitsch des lieux m’a donné de l’urticaire en moins de cinq minutes.
— Personne n’aime être seul pour le réveillon, poursuit-elle alors que j’ai déjà ouvert la porte. Des familles ont pris l’habitude de se mêler à ceux qui sont… (elle pèse ses mots) isolés (elle a bien choisi, il n’y a pas trente-six manières de le dire). C’est très sympathique, vous verrez !
— Merci, mais non.
Elle se rembrunit et serre son sac à main.
— Je travaille ce soir, précisé-je pour éviter qu’elle se mette à bouder.
— Oooh ! Oui, bien sûr ! À l’hôpital ! Et moi, je vous embête avec mes conseils ! En tout cas, n’hésitez pas à faire connaissance avec ma fille. Une grande blonde, vous la reconnaîtrez facilement. Elle sera au Comptoir pour le réveillon… Mais je vous l’ai déjà dit, non ?
Je la fixe longuement du regard, cultivant avec délice le malaise qui s’est installé entre nous.
— Allez, je vous laisse !
— Merci.
Je referme sur elle en entendant à peine son « Bonne soirée Monsieur La… »
Ah ! Enfin seul !
Son départ me redonne le sourire, ce qui n’était pas gagné puisque je vis actuellement le pire moment de l’année. À deux heures de prendre ma garde, je me rends compte que je ne déteste pas uniquement Noël, je hais aussi les patients que l’on voit surgir ce soir maudit. Mes collègues ont des raisons légitimes de vouloir rester chez eux alors j’accepte toujours de prendre cette garde sans broncher. Ce n’est pas parce que ma vie est triste à chialer que je dois gâcher celle des autres. Seulement, qui se retrouve systématiquement à recoudre Jacques, incapable de découper un rôti sans y laisser l’index, ou à examiner Jean-Pierre, qui s’est mis un bouchon de champagne dans l’œil ? Qui fera un pansement à Maryvonne qui s’est brûlée en sortant un plat du four et réhydratera le petit Enzo qui vomit partout à force de bouffer du chocolat constitué à 58 % de sucre ? J’aime bien rendre service, mais ça me donne en général envie de sauter du toit de l’hôpital. Ce serait dommage, celui-ci est plus sympa que la moyenne.
À mon arrivée, on a désigné un binôme sympa pour me montrer les endroits stratégiques : le triage, les box pour les patients, le bureau où je peux faire du charme pour obtenir un scanner plus rapidement. Et bien sûr, la salle de repos et sa machine à café. J’ai montré patte blanche en faisant quelques blagues aux infirmières et aux aides-soignantes, dont la plupart me font maintenant les yeux doux. Ça ne va durer qu’un temps. Dans quelques mois, elles m’ignoreront après s’être passé le mot : je ne rappelle jamais après une partie de jambes en l’air. Elles joueront les écœurées chaque fois qu’elles me croiseront. Enfin, sauf celles qui trahiront honteusement leurs copines et continueront de me dire qu’elles me trouvent troublant. Quant aux médecins, ils se bousculeront pour échanger leurs gardes avec moi. Je serai tout désigné pour garder le fort les jours où les soignants aussi aiment être auprès de leurs amis ou de leur famille : 14 juillet, finale de la Coupe du monde, Noël, jour de l’an, etc. Cela fera bien longtemps qu’ils auront compris que je suis sans attache et plutôt acariâtre. Personne ne me proposera plus de déjeuner et, après six mois supplémentaires, je demanderai une nouvelle mutation. Je ferai mon sac, partirai sans dire au revoir, et ce sera très bien comme ça.
Je m’allonge sur le matelas, les mains derrière la tête. J’aime bien les meublés, ils sont souvent pratiques et pas trop mal déco… Oh ! Bordel ! Je me relève d’un bond. Une horrible aquarelle orne le mur face à moi. Un bateau échoué sur le sable à marée basse, des mouettes tournant en cercle dans le ciel. C’est digne d’une salle d’attente de dermatologue. Je la décroche tout de suite et la fais glisser sous le lit. Parfait. Un mur vide, blanc cassé, voilà de quoi réchauffer mon âme en ce soir de fête ! Je m’allonge à nouveau et fixe le plafond du regard. J’inspire profondément. Je suis ici pour me réconcilier avec le silence, les montagnes, la neige…
Vive le veeeent
Vive le veeeent
Vive le vent d’hiveeeeer
Qui s’en va, sifflant soufflant
Dans les grands sapins verts, oh !
Est-ce bien le chant de l’enfer qui parvient jusqu’à mes oreilles ? Ma fenêtre a beau être fermée, j’entends une chorale s’égosiller sous mon balcon. Un membre agite même des grelots. langheritee="">Je vais me les faire ! Je me relève et me poste près de la vitre, tel un grand-père acariâtre. J’essaie de me raisonner, de me rappeler que c’est pour voir des gens que j’ai emménagé par ici. Mais côtoyer des humains aussi heureux, ce soir en particulier, c’est mon calvaire personnel. Il faut qu’ils la ferment, c’est une question de santé mentale. J’ouvre la fenêtre et me penche par-dessus la balustrade. L’une des chanteuses, une femme d’une soixantaine d’années, cesse de s’époumoner et lève la tête vers moi avec un sourire rayonnant. Elle porte un large bonnet enfoncé sur les oreilles, et frotte ses moufles l’une contre l’autre. Le froid est mordant, je suis glacé en une seconde.
— Joyeux Noël à vous ! crie-t-elle en me faisant signe, pendant que ses compères reprennent le refrain.
— Vous allez la boucler ? hurlé-je par-dessus la balustrade.
J’affiche mon air le plus méprisant. La bouche de la Barbra Streisand de Morzine s’arrondit en un O scandalisé et elle s’étouffe d’indignation.
— Mais… c’est une tradition ! Si vous n’êtes pas content, fermez votre fenêtre.
— C’est du simple vitrage. Vous me gonflez avec vos chansons à la con, dégagez d’ici !
La vieille fulmine et regarde autour d’elle, se demandant si quelqu’un va intervenir pour défendre son honneur. Puisque personne ne bouge, elle met ses poings sur ses hanches et commence à taper du pied. Les autres continuent de chanter comme si de rien n’était.
Qui s’en va, sifflant soufflant
Dans les grands sapins verts, oh !
— C’est un lieu public et la Compagnie des lutins est une institution, Monsieur ! ajoute la Mère Noël, vexée.
J’éclate d’un rire sonore.
— Sérieusement ? La Compagnie des lutins ?
— C’est Noël, vous n’êtes pas au courant ? rage-t-elle.
J’hésite à lui présenter mon majeur.
— Si, je le sais ! D’ailleurs, j’ai un message du petit Jésus, ça vous intéresse ?
Elle a l’air surprise que je traîne le petit Jésus là-dedans. Elle aussi, elle a oublié que c’est pour lui qu’on fait tout ce foin, et pas pour les cadeaux sous le sapin.
— Il veut que vous foutiez le camp ! Maintenant, allez prendre un verre et dégagez d’ici !
Barbra bout de rage et déverse un chapelet de jurons, que je n’entends pas très bien car j’ai refermé ma fenêtre.