C’est plus fort que moi, dès que Mégane sort de la pièce, je saisis la télécommande et zappe. Les sifflements retentissent tout de suite dans le silence de notre appartement. Les plans sur les joueurs s’enchaînent et mon excitation grimpe en flèche quand je l’aperçois une seconde à l’écran. L’équipe de France dispute son dernier match préparatoire avant la Coupe du monde. Dans un mois, les joueurs s’envoleront pour l’Amérique du Nord, les espoirs de toute une nation sur leurs épaules.
Mes yeux détaillent les images. Je le cherche. Je ne m’attarde pas sur l’état de la pelouse, la couleur des maillots, le temps écoulé, ou sur ses coéquipiers. Mes tympans n’entendent plus les hurlements des supporters. Mon regard guette son numéro. Le 10. Mon rythme cardiaque s’accélère en tombant sur sa silhouette dans le champ. Un gros plan sur lui en train de marcher me tétanise. Je me rassasie de son image, de ses iris aussi sombres que du charbon, de ses cheveux soyeux, coupés au-dessus de l’oreille. Sa bouche charnue, ses joues creusées, sa mâchoire puissante, son profil dur, j’en connais chaque détail. Il est si beau. J’en ai mal chaque fois que je tombe sur des photos ou des interviews de lui. La plupart du temps, je les évite. Mais lorsque le manque est trop grand – comme ce soir –, je me gorge de quelques secondes de lui, tout en essayant d’ignorer mon cœur qui se serre, les regrets de ne plus faire partie de sa vie, les doutes sur notre séparation…
Il crache, il est en nage, il crie quelque chose à un de ses partenaires avant que l’action reprenne loin de lui. J’insulte les caméramans lors du changement d’angle, retiens mon souffle au moment où il réapparaît en gros plan. Je n’aime pas le football. Je n’ai jamais aimé ça. Regarder des mecs se faire des passes et courir pendant quatre-vingt-dix minutes m’ennuie. Sauf lorsque Soan joue. Je n’ai jamais compris pourquoi le voir lui, jongler, dribbler, ou tacler, me fascine autant. Peut-être à cause de l’expression de son visage. Avec une balle au pied, Soan est détendu. Comme si l’objet était une extension de son corps. Sur un terrain, il se sent bien, il se sent habile, fort, doué, invincible. J’aimerais pouvoir ressentir cette félicité un jour.
– Quel est le score ?
Je sursaute. Mon doigt ripe sur le bouton de la télécommande par réflexe, mais le mal est fait. Mégane me dévisage avec un petit sourire en coin insupportable.
– Tu as dit à Amir qu’il ne pouvait pas regarder. Et devant quoi je te retrouve ?
– Amir a quatre ans ! Et… je ne regardais pas.
Menteuse !
– Tu me prends pour une imbécile ? Fais-moi une place !
Ma meilleure amie s’assied à côté de moi sur le canapé. Me prenant la télécommande, elle revient sur le match. Je n’ose plus ouvrir les yeux. J’ai du mal à accepter de trouver Soan encore si beau alors que nos chemins se sont séparés depuis tant d’années… Finalement, j’y parviens. Il est en pleine action, ses pieds foulent le sol à une vitesse hallucinante. Les battements de mon cœur suivent le même rythme. Quand Soan tire, mon souffle se suspend. La déception me noue le ventre lorsqu’il rate le but d’un mètre. J’avais oublié à quel point ma vie pouvait se calquer sur la sienne.
– Tu te fais du mal…
Mégane me dévisage.
Est-ce que je me fais du mal ? Oui. C’est certain. Si je voulais vraiment tourner la page, j’éviterais les matchs. Mais c’est plus fort que moi. J’ai besoin de savoir s’il va bien, s’il gagne. En ce moment, toutes les attentions se portent sur l’équipe de France. Les journaux télévisés ne parlent que de la préparation des joueurs, des attentes de leurs supporters. Chaque fois que je tombe sur un reportage, que je le devine en arrière-plan ou qu’un journaliste l’interroge, je perds pied. Je suis bourrée de regrets. Et d’incompréhension.
– Est-ce qu’il se passe un jour sans que tu penses à lui ?
Je dévisage ma meilleure amie. Elle n’attend pas de réponse. Elle sait.
– Il ne reviendra pas, Cassie. Il vit son rêve. Il t’a oubliée.
Ces mots me déchirent la poitrine. Soan vit son rêve, oui. Mais m’a-t-il totalement oubliée ? Mes yeux tombent sur mon téléphone qui n’a plus jamais reçu de message de sa part, puis sur le tiroir de mon bureau où ses dernières lettres reposent. Les plus récentes ont presque cinq ans.
– Je sais.
Je baisse la tête, en proie à une émotion vive et douloureuse.
– Oh ! Mon Dieu !
Le cri de Mégane attire de nouveau mon attention sur l’écran. Mon regard se fixe à l’image : Soan est allongé sur le sol. Il se tient le genou, bascule d’un côté et de l’autre sur le dos. Son visage se crispe.
Je me lève, le ventre foudroyé de douleur.
L’équipe médicale traverse le terrain jusqu’à lui. Elle porte un brancard. Relève-toi ! Soan se tord toujours. Les voix des présentateurs se sont éteintes. J’ai envie de vomir, je lutte contre un vertige. Des sanglots acides commencent à remonter dans ma gorge, des larmes à perler au bord de mes paupières. Je crois sentir la main de Mégane se presser contre la mienne.
– Ce n’est rien. Il va se relever.
Elle tente de me rassurer. Moi, je ne peux plus parler. Je serre mon poing contre ma poitrine, je scrute mon téléphone posé sur la table. J’ai envie de lui envoyer un message, mais n’a-t-il pas changé de numéro ? Et si ce n’est pas le cas, il n’a jamais répondu à mes derniers textos. Pourquoi le ferait-il maintenant ? Nous avons tout traversé, lui et moi. Nous avons été plus forts ensemble. Quand nous avons cessé de tout nous dire, ma vie est devenue bordélique. Aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est lui qui paie notre éloignement.
Je cille en entendant les commentateurs reprendre la parole, annoncer que ça semble grave. Puis ajouter qu’il faut attendre le diagnostic du médecin avant de se prononcer.
– Ce n’est pas engageant, précisent-ils.
Taisez-vous !
Soan est évacué. Il ne revient pas sur le terrain. Emmené sur la civière, il est remplacé et disparaît dans les vestiaires. Dans ma tête, je perds espoir de lire son nom sur la liste des joueurs en compétition le mois prochain. Il devait disputer sa première Coupe du monde, il avait été sélectionné. Il devait remporter une étoile, comme il me l’avait promis. Et je devais le regarder. C’était son plus grand rêve. Si on lui retire ce pour quoi il vit depuis tout petit, comment pourra-t-il se relever ?
Quoi qui se passe dans ma vie, mes pas me ramènent toujours sur la pelouse. C’est le seul endroit, un ballon au pied, où je sais que je vais assurer. Tout le monde peut bien m’insulter en plein match, je reste focalisé sur mon objectif : la cage adverse. La certitude d’être fait pour ça est le sentiment le plus apaisant que je connaisse. Aujourd’hui, des millions de personnes comptent sur moi. L’équipe nationale a quitté la Coupe du monde aux portes de la finale. La majorité des supporters et des journalistes s’accordent pour dire que j’ai manqué à la sélection, que la prochaine fois sera la bonne puisque, ma rééducation terminée, je peux reprendre le chemin des terrains. En effet, je peux. Mon chirurgien et mon kiné me l’ont confirmé. Alors qu’est-ce qui cloche ?
Je baisse les yeux sur mes crampons. Sous mon poids, la pelouse encore couverte de rosée s’aplatit. Je fais rouler le ballon. Intérieur du pied. Extérieur. Je commence à trottiner sans le quitter. Feinte à gauche. J’accélère vers les buts. Je suis seul, ce matin. Il est beaucoup trop tôt pour que qui que ce soit assiste à mon entraînement. Ce combat, je le livre contre moi-même. Je suis toujours un as des jongles, de ce côté-là, la blessure n’a rien changé. J’ai aussi retrouvé ma vitesse, ce n’est pas ça le problème. Pourtant, quand je rejoins le groupe, ou en match, tout part en vrille. Le week-end dernier, par exemple, je devais rentrer sur le terrain en deuxième mi-temps, mais à la sortie des vestiaires, ma tête s’est mise à tourner. Mon cœur a disjoncté, palpitant comme s’il avait voulu s’échapper de ma poitrine. J’étais tétanisé, des frissons brûlants plein le corps, avec une seule image à l’esprit : la pelouse contre mon crâne, et une unique sensation : le déchirement au niveau de mon genou.
Je ne parviens pas à surmonter ma blessure. C’est mental. Un médecin m’a assuré que si mes ligaments étaient guéris, ce n’était pas le cas de ma tête. Anxiété post-trauma. C’est le terme pour désigner mon état. Peur de l’impact. Physiquement, je suis apte, mais mon cerveau bloque. Et il me fait dérailler. Moi qui ne vis que pour le foot, le championnat, disputer la Coupe du monde, mon mental me court-circuite. Je vais finir par tout perdre. Ça devient un putain de cercle vicieux. Sans compter la pression que je me rajoute. Je dois retourner sur le terrain. Je le dois ! Sois plus fort que ça, Soan ! C’est ton rêve que tu gâches avec ta peur à la noix ! Voilà le discours que je me répète du matin au soir. J’ai toujours été un type souriant et discret, mais j’en viens à ruminer pendant les entraînements, à ressasser devant les matchs, et à grogner quand les mecs m’adressent la parole dans le vestiaire. Je suis devenu un vrai con sur le banc de touche, aussi. Je m’en veux, mais je ne parviens pas à sortir de cette spirale infernale.
Arrivé à la ligne des seize mètres, je freine, vise et tire. La balle file à toute vitesse. En plein dans le filet ! Mon cœur pompe plus fort. Facile. Oui, trop facile ! Je soupire face au manque d’entrain que je ressens avant de me détourner pour aller chercher un autre ballon au pas de course. Je ralentis après deux foulées. Je reconnais la silhouette qui se dessine dans la lumière des projecteurs.
– On dirait pas que t’es rouillé ! me crie le mec qui vient à ma rencontre.
De deux ans mon aîné, Vadim est le joueur avec qui je m’entends le mieux. Il a été recruté un an avant moi, ici, à Liverpool. Il n’a jamais envisagé de changer d’air, contrairement à d’autres qui n’ont attendu qu’une saison ou deux avant d’aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs – pas sûr, quand on pense à la quantité de pluie qui tombe en Angleterre ! Grâce à notre envie de rester fidèles à notre club, on a immédiatement sympathisé. Tout ce qu’il veut, c’est être titulaire dans une grande équipe, avec des supporters dévoués, chose à laquelle j’aspirais également. Son père est russe, ma mère est marocaine. On connaît les joies du métissage. Chacun pas vraiment étranger à son pays – je suis né en France et lui en Angleterre –, pas totalement accepté non plus. Je me suis rajouté une difficulté en vivant en Angleterre. Je n’y ai aucune attache, hormis celle de maîtriser l’anglais aussi bien que ma langue natale. Cassandre serait fière de moi, elle qui parlait couramment l’anglais alors qu’elle n’avait jamais mis les pieds au Royaume-Uni.
– Tu es tombé du lit ? me balance-t-il alors qu’il sait très bien où je me rends dès que je me lève.
– C’est plutôt à toi que je devrais dire ça !
On se cogne le poing. Notre plus grosse différence est là : Vadim aime les grasses matinées, moi pas.
– Y a-t-il des choses que je ne ferais pas pour toi ?
Je fais un signe du menton en direction de son jean.
– Apparemment, oui. Tu n’es pas en tenue, lui fais-je remarquer.
– Je n’aurais pas dit non à un un-contre-un, mais pas à 7 heures, frère ! Impossible !
Je me marre.
– En fait, je ne suis pas venu seul. J’ai amené quelqu’un que tu évites un peu trop ces derniers temps, si tu vois ce que je veux dire !
Je perds mon sourire. Vadim se tourne en direction des gradins. J’avise notre agent, en tenue impeccable, assis au premier rang, le regard braqué sur moi.
– Qu’est-ce qu’il fait là ? demandé-je, les dents serrées.
– Il m’a appelé hier soir parce que tu ne réponds pas à ses messages ni à ses coups de fil. Je lui ai expliqué que tu t’entraînes ici tous les matins et qu’il pourrait tenter une approche, vu que tu serais seul et… plus détendu. Je pense que le fait de t’observer l’aura rassuré sur ton niveau.
– Peut-être… Mais ça ne l’avance pas plus. Je ne dispute pas les matchs. Je ne respecte pas mon contrat.
– Je ne crois pas qu’il soit venu pour te passer un savon. C’est un type bien. Quant à nos dirigeants, ils ont des années d’expérience. Des joueurs blessés, ils en ont vu un paquet. Rien ne sert de te foutre la pression. J’ai été à ta place, moi aussi. Je sais ce qu’il faut traverser avant de retrouver le niveau.
– J’ai retrouvé mon niveau.
– Je voulais dire « le mental ».
Il tape dans le mille.
– Je ne lui aurais pas révélé où te trouver s’il avait eu l’intention de te faire une leçon de morale et de te rappeler tes engagements. Tu me fais confiance, non ?
– Bien sûr.
Avec le temps, Vadim est devenu comme mon meilleur ami. Je m’entends super bien avec les autres joueurs, mais avec lui, c’est différent. On est soudés. Je sais qu’il ne lâchera pas l’équipe pour un gros billet, il se battra pour elle quoi qu’il arrive.
– Écoute ce qu’il a à dire, poursuit-il. Tu pourrais être surpris.
Je lui indique que j’accepte d’un coup de menton, puis, dans son sillage, je me dirige vers notre agent. L’une des seules personnes sur qui je suis convaincu de pouvoir compter. Parce que je le paye bien. Il le mérite. Alfredo me suit depuis mes treize ans. C’est lui qui m’a repéré pendant une sélection, et s’est battu pour me représenter. Alors que j’étais au centre de formation de l’Olympique lyonnais, c’est grâce à lui que j’ai décroché mon premier contrat ici. Après trois ans, il a commencé à me parler de transfert pour un club de premier plan, mais il a vite compris que vivre sous les projecteurs espagnols ne me branchait pas. Liverpool a tout le potentiel pour se confronter aux plus grandes équipes, tout en conservant une dimension humaine que j’apprécie par-dessus tout. Les dirigeants sont attachés à leurs joueurs. Ils n’attendront peut-être pas deux ans avant mon retour – ils restent des investisseurs comme les autres –, mais ils m’ont permis de prendre mon temps, de bien me soigner. Maintenant, c’est à moi de prouver que je peux revenir au meilleur de ma forme. Mais comment ? J’ai envie de jouer. Ça me tue de ne pas être sur le terrain parmi les titulaires.
– Soan, ça me fait plaisir de te voir, me salue Alfredo.
Je lui serre la main avant de m’asseoir à ses côtés. J’ai mérité une pause. Je suis debout depuis 5 heures, mon genou commence à tirailler. Pas sûr que ce soit judicieux de grimacer maintenant… Être représenté par Alfredo n’est pas donné à tout le monde. Il a lancé la carrière de nombre de grands joueurs. Je suis fier de faire partie de ses effectifs. Nous ne sommes pas vraiment amis, mais notre relation n’est pas uniquement professionnelle non plus. Disons qu’on se respecte.
– Tu te déplaces rarement sans une bonne raison. Qu’est-ce qui t’amène ?
Je crois qu’il aurait aimé discuter d’autre chose avant d’aborder le sujet qui fâche, mais je suis trop nerveux pour attendre.
– Je ne vais pas y aller par quatre chemins, soupire-t-il. Je m’inquiète. Pour toi. Pour le club. Pour que tout le monde soit satisfait pendant cette période compliquée. Il n’est pas facile de représenter un joueur sur le banc de touche.
– Excuse-moi. J’ai perdu pied.
– Arrête de t’accabler, ça arrive. Vadim est passé par là avant toi.
Mon coéquipier et mon agent échangent un regard. Mon pote acquiesce.
– Le tout, c’est de ne pas te précipiter. Tu dois te laisser le temps de guérir, pas uniquement sur le plan physique. Forcer tant que ton mental ne suit pas serait le moyen le plus efficace de te blesser de nouveau. Soit le pire qui puisse t’arriver. Je ne veux pas te perdre. Le club ne veut pas te perdre.
– Les dirigeants t’ont dit quelque chose ?
– Ils sont prêts à attendre jusqu’à la saison prochaine pour que tu reviennes à ton meilleur niveau. Tu restes leur buteur attitré, l’un des meilleurs de la décennie, et ils tiennent à toi. Ils n’ont pas oublié que tu as eu l’occasion de partir et que tu ne l’as pas fait. Mais si un agent leur présente un nouveau talent plein de promesses, tu devras te battre pour retrouver ta place.
Je sais déjà tout ça. Et la pression ne fait que peser davantage sur mes épaules. Vadim pose une main réconfortante sur mon bras.
– Si je comprends bien, s’ils tombent sur un jeune joueur aussi bon que moi, je ne suis pas certain de réintégrer l’équipe en tant que titulaire.
Il me le confirme d’un signe du menton. Je secoue la tête, ne sachant pas si je dois me sentir reconnaissant d’avoir encore huit mois devant moi pour remonter la pente, ou dépité parce que la réalité du foot me rattrape.
– Tu as dit qu’ils me laissent jusqu’en août… commencé-je sans trop savoir ce que cette notion implique.
– Si tu t’entraînes dur, que tu suis des séances de kiné, que tu leur prouves que tu vas revenir au meilleur de ta forme, ils t’accordent du temps jusqu’à la saison prochaine. Vois ça comme un retour sur investissement pour eux. Ils t’adorent, là n’est pas la question. Mais ils misent beaucoup sur toi.
– On parle de quelle mise exactement ?
– Ils veulent gagner la Ligue des champions. Ils comptent sur toi pour ça…
Mon expression éberluée doit parler pour moi.
– Cela prouve à quel point ils ont confiance en toi.
– Ou qu’ils sont inconscients.
– Ils connaissent ton potentiel. Et ils savent que l’équipe fonctionne comme jamais avec Vadim et toi en pointe.
Notre rapidité et notre connexion sont en effet un atout pour l’équipe. Liverpool côtoie les sommets depuis des années grâce à la formation en place : une défense solide, une attaque puissante.
– Je crois que prendre un peu de distance te ferait le plus grand bien. Vadim m’a rapporté que tu t’exerces comme un fou tous les jours, mais que malgré tes efforts, il n’y a aucune évolution… Alors, fais-moi confiance, continue de t’entraîner, mais loin du stade. Au moins quelques semaines.
Mon agent me demande-t-il vraiment de faire une pause ?
– Si je comprends bien, tu me conseilles de ne pas revenir m’entraîner avec l’équipe tout de suite.
– En effet. On peut faire passer ça pour une mise au vert auprès des journalistes. Personne ne posera de questions. Ta blessure justifie cette absence. On dira que tu suis un stage de remise en forme particulier…
Aussitôt, mes pensées voguent vers la ville de mon enfance, vers ma mère, les amis que j’ai laissés là-bas. Je suis toujours en contact avec Maximilien, mais Cassandre… Une pique bien connue me poinçonne le cœur. Pour faire passer la sensation, je me relève, marche en direction de ma bouteille d’eau posée à côté du banc de touche et m’enfile une longue rasade.
– Tu as une idée de l’endroit où tu pourrais te ressourcer ?
Une idée ? Bien sûr que j’en ai une. Mais elle me paraît si grotesque. Elle me réduit déjà au petit garçon trop heureux d’aller rejoindre sa meilleure amie, à l’adolescent malheureux de devoir la quitter, à l’adulte qui regrette d’avoir perdu contact. Je passe une main sur mon visage en songeant à ces dizaines de lettres qui attendent sagement d’être envoyées depuis des années…
– Non. Je ne vois pas…
Ce serait carrément ridicule d’envisager de rentrer, d’espérer encore après tout ce temps. Août et le début de la nouvelle saison paraissent si lointains et pourtant si proches. Comme Cassandre.
– Je te laisse réfléchir, dans ce cas. Quoi que tu décides, je suis derrière toi. Le club aussi.
– Pour le moment.
– Sois optimiste. Les grands joueurs se relèvent et tu l’es déjà !
Sur ces derniers mots, Alfredo s’éclipse.
Je reste au moins dix minutes le regard rivé sur la pelouse. Je me gorge de cette image paisible du stade. Les gradins immenses me rappellent à quel point c’est grandiose d’entendre les cris des supporters en plein match.
– Ne le scrute pas comme si tu n’allais jamais le revoir, me charrie mon pote. Tu ne pars pas pour toujours !
– Je n’ai pas dit que je partais. Je ne prendrai pas de décision sans penser aux conséquences…
– Même pas une toute petite ?
Le ton de Vadim m’intrigue. Je m’extirpe de ma contemplation pour le dévisager.
– Qu’est-ce que tu entends par là ?
– On sort, ce soir. Et tu as interdiction de te défiler. Je suis au courant que ce n’est pas ton truc, mais il faut savoir lâcher prise de temps en temps. Et les gars seraient ravis de passer du temps avec toi en dehors du stade.
– Les joueurs de Liverpool en boîte… N’est-ce pas contre-indiqué en pleine semaine ? Si vous plantez le prochain match, les tabloïds ne nous épargneront pas.
– Nous n’allons pas sortir en boîte, rétorque-t-il. Nous allons nous donner rendez-vous chez moi et descendre une ou deux vodkas en jouant à Fifa. C’est le meilleur traitement contre la déprime ! Je sais de quoi je parle, je suis russe !
Il me tire un sourire, ce con.
– Je ne bois pas, précisé-je. Me dis pas que tu n’es pas au courant après tout ce temps !
– Rien n’est définitif dans la vie !
Il agrémente sa remarque d’un clin d’œil malicieux. Rien n’est définitif, non. Même les relations qu’on croit éternelles peuvent se détériorer jusqu’à ne plus exister. Ma gorge se noue. Est-ce qu’elle me regarde toujours comme elle me l’avait promis ?
Je préfère ignorer les sentiments qui renaissent en moi. Foutu espoir ! Alfredo n’aurait jamais dû me parler de cette pause. Mon cerveau visualise déjà mon retour dans cette ville où je n’ai pas passé plus de deux mois d’affilée depuis des années. Revenir aux sources me ferait peut-être du bien. Cassandre m’enverrait la balle avec un sourire, comme au bon vieux temps… Je chasse cette idée ridicule. J’aurai toujours des regrets, mais le passé est le passé. Vadim a parlé d’un traitement contre la déprime, non ? Je crois que c’est exactement ce dont j’ai besoin.
– C’est bon, je te suis !
– Tu n’as pas froid ? m’assuré-je en ouvrant la porte de la voiture.
J’arrange le cache-cou et le manteau autour du petit garçon qui s’est habillé à la hâte, puis il descend du véhicule. Nous ne resterons pas très longtemps dehors, mais j’ai toujours peur qu’il tombe malade. Alors que nous nous immobilisons devant un passage clouté, Amir s’impatiente. Il me prend la main comme pour m’inciter à accélérer. Les vacances de Noël viennent de se terminer. Depuis hier soir, il n’arrête pas de me parler de ses copains et du foot à la récré. Il n’attend qu’une chose : que je l’inscrive dans un club. Je lui ai promis de le faire à la rentrée prochaine. Il m’a demandé dans combien de dodos c’était, et a paru choqué quand il a entendu ma réponse. Je suis certaine que j’aurai droit à cette question chaque jour.
– Tu es sûr que tu ne vas pas avoir froid ? insisté-je, inquiète.
– Non, c’est bon, râle-t-il.
Il sautille devant la porte de l’école, puis entre sous les regards attendris des Atsem. Je salue tout le monde. Amir se déshabille comme un grand et suspend ses affaires au portemanteau. Le foot n’est pas la seule chose qui lui a manqué. Il aurait pu sauter une classe l’année dernière. Sa maîtresse m’avait signalé qu’il s’ennuyait devant des jeux qu’il réalisait beaucoup plus vite que les autres. Mais quand je le lui ai proposé et qu’il a compris que ses copains de foot ne seraient plus avec lui, il a refusé. Cette année, elle lui donne des exercices de CP en plus et il s’en sort très bien. Il n’est pas frustré de devoir se freiner.
C’est un petit garçon merveilleux qui me fait penser à moi. J’avais des facilités à l’école. Mes parents plaçaient de lourds espoirs sur mes épaules. Ils me voyaient avocate, ou chirurgienne. Et pendant un temps, j’avais cru partager les mêmes ambitions. Savent-ils que ma vie a pris une direction bien différente ? J’élève un enfant, seule, ou presque ; je ne suis pas mariée ; et dans ma poche, on ne trouve aucun diplôme supérieur. Si quelqu’un le leur a appris, ils lui ont certainement rétorqué que j’avais de mauvaises fréquentations et que j’ai cherché les problèmes. Peut-être ont-ils précisé que Soan est la cause de tout ça, que si je ne l’avais pas connu, je serais toujours leur petite dernière, enfant modèle et studieuse. Ils n’ont jamais compris. Soan n’a jamais été le frein à mes études, mais leur moteur. Si j’avançais chaque jour, c’était pour lui. Personne d’autre n’avait eu envie de faire connaissance avec moi. Personne d’autre ne valait la peine que je me lève le matin. Du moins, jusqu’à ma rencontre avec Mégane.
Je déglutis pour desserrer le nœud dans ma gorge au souvenir de cette période à la fois heureuse auprès de mon meilleur ami, et compliquée pour tout un tas de raisons extérieures. Les enfants peuvent se montrer si cruels entre eux… Au moins, malgré son métissage qui aurait pu lui rendre la vie difficile, Amir possède une ribambelle de copains prêts à le défendre en cas de problème. Pourvu que cela ne change jamais ! En un sens, le foot permet d’effacer les différences. Cela a fonctionné pour Soan aussi quand nous étions plus jeunes.
– Un bisou ? demandé-je à mon futur grand bonhomme en me penchant à sa hauteur.
Amir dépose ses lèvres froides sur ma joue.
– À ce soir, déclaré-je. C’est tata Mégane qui vient te chercher. Moi, je travaille.
– Au soccer1 ?
– Oui.
Son visage s’éclaire.
– On pourra te rejoindre ?
Ses yeux se font suppliants. Amir adore le foot. Il y joue à la récré, quand il a terminé ses devoirs, et dès qu’une occasion se présente. Lorsque je travaille le week-end et que Mégane ne peut pas le garder, c’est mon patron qui endosse le rôle d’adversaire sur un de ses terrains. Dans mes malheurs d’adolescence, j’ai eu de la chance de rencontrer des personnes avec le cœur sur la main. Mes anges gardiens.
Je cumule deux emplois pour offrir une belle vie à ce petit garçon qui compte sur moi. J’ai dû faire des sacrifices, renoncer à mes rêves, mais, aujourd’hui, je m’en sors. Même si certains jours – comme lors des soirs de match –, les choses que j’ai perdues se rappellent à moi plus fort. Je n’ai alors qu’à me rendre dans la chambre d’enfant de mon appartement pour savoir pourquoi je me bats.
Après avoir adressé un dernier signe à Amir, je retourne à ma voiture. Direction le soccer via la rocade. Mon emploi du temps ressemble à un sacré casse-tête. Le lundi et les soirs de semaine, je travaille dans cette salle qui loue des espaces pour jouer au foot ; les autres jours, en dehors du samedi après-midi et du dimanche, c’est dans un garage que j’officie. Au milieu de tout ça, je m’occupe d’Amir du mieux que je peux.
Quand je rentre et passe derrière le comptoir près des premiers terrains, deux sur quatre sont déjà occupés. Une dizaine de mecs se changent sans complexe, en chahutant. Le lundi, ce sont souvent des commerciaux qui viennent se détendre avant d’entamer leur semaine. Je reconnais des habitués et croise le regard de nouvelles têtes. Tous me sourient.
Je me débarrasse de ma doudoune puis me dirige vers le bar pour prendre mon poste. Certains clients détaillent ma silhouette comme un bout de viande alléchant. Peu importe qu’ils soient en couple ou mariés. Depuis cinq ans que je travaille ici, le même schéma se répète. Mégane n’arrête pas de me dire de tenter une sortie avec le premier mec sérieux qui se montrera charmant, mais je me suis toujours méfiée. Je n’ai pas envie de tomber sur un baratineur. Nabil, mon patron, échange avec Maximilien, un de mes anciens camarades d’école. Ils sont accoudés au bar lorsque je me plante à côté d’eux. Un journal est posé sous leurs bras.
– Tu as vu le but d’Ivanovitch, hier soir ?
C’est un coéquipier de Soan. Ce sont les seuls dont je connaisse le nom. Ils discutent de Liverpool ? Je n’en saurai pas plus. Tous deux cessent leur bavardage en me voyant saisir un torchon face à eux. Dans un mouvement qu’il croit discret, Max tire le journal sous son coude.
– Vous pouvez parler de foot devant moi, leur fais-je remarquer en essuyant les verres fraîchement lavés. Ce n’est pas tabou. Je travaille la moitié de mon temps dans un soccer, Liverpool est une grande équipe, j’entends régulièrement parler de Pelletier.
Peut-être moins en ce moment. Depuis sa blessure, Soan n’est pas revenu sur le terrain. Je le sais parce que je ne rate aucun des matchs de Liverpool depuis cet été. Je veux assister à son retour.
– Tu es vraiment très en beauté, aujourd’hui, constate mon camarade d’enfance pour changer de sujet.
Nabil lève les yeux au ciel face à l’éternel cirque de Max. Ce dernier ne peut pas s’empêcher de se pavaner comme un paon devant moi.
– C’est ce que tu as dit à la fille que tu as abandonnée dans ton lit pour venir ici de si bon matin ? me moqué-je. Tu lui as laissé un mot pour qu’elle rentre chez elle sans t’attendre ou tu lui as promis de la rappeler ?
J’aime remettre les pendules à l’heure. Je suis sortie avec Max au collège, après le départ de Soan. Notre après-midi s’est soldée par un baiser, une prise de conscience de l’impossibilité de cette relation pour moi, et nous sommes restés amis. Cela ne l’empêche pas de tenter sa chance régulièrement. Je n’ai jamais eu envie de réitérer l’expérience. Sa réputation agit comme un repoussoir très efficace. Avec son équipe, ils sont les clients favoris des boîtes de nuit. L’alcool y coule à flots, y compris lorsqu’ils jouent le lendemain. Quant aux filles, je ne suis pas sûre qu’ils les considèrent autrement que comme des distractions aussi faciles à consommer qu’un verre de whisky-Coca. Niveau maturité, certains ont encore du chemin à parcourir. Et quand il est entouré de sa bande, Maximilien ne se comporte pas bien mieux. C’est dommage, car loin du troupeau c’est quelqu’un d’intéressant sur qui on peut compter. Je crois qu’il a compris depuis longtemps qu’il perd son temps avec moi. Sortir le week-end, boire et fumer ne me tente pas plus que lécher un cactus ! Dans un sens, ma réputation n’a pas évolué : je suis passée de la jeune catho bien sous tous rapports à la parent célibataire. Soit clairement pas la personne à fréquenter pour asseoir son statut.
– Tu sais que tu me brises le cœur chaque fois que tu insinues que j’agis comme un connard avec les filles ?
– Ce n’est pas vrai ?
– Je ne ferais jamais ça avec la bonne !
Je pouffe, mais lui n’en démord pas.
– Et si c’était toi la bonne et, qu’à cause de tes refus, je ne me range jamais ?
– Je ne voudrais pas priver ces dames de tes prouesses… à l’horizontale.
Nabil tente de dissimuler son sourire. On échange un clin d’œil pendant que je termine d’aligner les verres.
– À l’horizontale… Franchement Cassandre, tu me déçois. Tu ne connais donc que cette position ?
Je rougis. Je ne vais pas répondre à cette question ! Il se penche par-dessus le comptoir.
– Je me dévoue pour te faire découvrir des prouesses que tu n’imagines même pas !
– Je crains que nous soyons incompatibles…
Quand il recule, faussement choqué, mon attention se porte sur le journal toujours à moitié caché sous son bras. Le titre apparaît : L’Équipe. Leur embarras ne peut donc vouloir dire qu’une chose : on y parle de Soan. Max est un ancien de ses coéquipiers, Nabil, un de ses premiers coaches. Le premier a grandi avec nous, le second a été témoin de notre proximité, mais ni l’un ni l’autre ne connaît les détails de notre relation. Seuls Soan et moi savons comment nous nous sommes rencontrés, comment nous nous sommes protégés durant notre parcours scolaire, et comment nous nous sommes quittés. J’essaie d’ignorer la compression autour de mon cœur en déviant la conversation.
– Il y a du monde, ce matin.
Sur les terrains, les joueurs courent. Ils sont déjà en nage. Le foot en salle fait plus travailler le cardio que celui à onze.
– C’est chargé aujourd’hui, précise Nabil, le nez dans sa paperasse. Regarde le cahier, j’ai trois réservations pour l’heure suivante. Les tournois de fin de mois attirent de plus en plus de monde, ce n’est plus aussi simple à gérer.
Nabil organise des matchs tous les soirs, qui conduisent à une grande finale un samedi par mois entre les meilleures équipes. Les amateurs de foot en salle aiment découvrir leur classement chaque jour et espèrent se qualifier pour prouver leur talent. Max repositionne son bras sur le quotidien.
– Et donc, vous avez déjà noté les noms des participants ?
Mon patron semble décontenancé par ma question innocente. Qu’il croit !
– Vous avez rangé un papier, précisé-je en désignant le journal sous le coude du plus jeune. C’est dessus que vous avez inscrit les noms ?
Nabil cligne des paupières. Max se racle la gorge.
– Euh… oui, bien sûr, finit par répondre mon chef.
Leur petit jeu m’agace. Je souffle ostensiblement, croise les bras et me colle contre le comptoir. Max lève la tête vers mon visage fermé.
– Qu’est-ce qui se passe ? m’informé-je, frustrée qu’on me cache des choses.
– Comment ça, « qu’est-ce qui se passe » ? s’étonne l’ancien coéquipier de Soan.
Je pointe du doigt le journal.
– Vous répondez n’importe quoi pour que je ne pose pas de questions. C’est L’Équipe du jour ?
Alors que Max s’apprête à tirer le quotidien loin de moi, ma main se plaque dessus. La poigne bienveillante de Nabil presse mon bras : il me déconseille de regarder.
– Crois-moi, tu n’as pas envie de savoir.
– Pourquoi ?
Parce que ça concerne Soan. Je pourrais presque entendre ce qu’ils taisent.
– Nabil, insisté-je devant son silence.
Il soupire, déjà vaincu. Son étau se desserre, il recule. Max tourne le journal dans ma direction.
– Je t’aurais prévenue, commente l’ancien coach.
Est-ce si grave ? Légèrement fébrile, je saisis le quotidien et le déplie. Mes yeux passent rapidement sur le gros titre dont je me moque, ils filent sur un encadré en dessous, et y lisent le nom que je redoute. « Soan Pelletier a-t-il une chance de revenir en équipe nationale ? » L’article s’interroge sur la rééducation du numéro 10 français qui n’a pas repris son poste de titulaire dans la ligue anglaise. Il semble que c’est compliqué, mais les dirigeants ne fournissent aucune explication, et Soan fuit les journalistes comme la peste. Je reçois un coup au cœur en lisant que certains de ses coéquipiers s’inquiètent pour son mental. Il est précisé qu’il est en train de plonger dans une spirale autodestructrice. Ce mot est si fort, il me fait peur. Mon cerveau enregistre malgré moi les termes « Alcool », « Soirées » et « Drogues ». Je suis morte de trouille que cela soit la réalité et que Soan ne remonte jamais la pente.
Si seulement il avait continué à me parler, j’aurais été là. J’aurais traversé la Manche pour être avec lui. Je l’aurais engueulé pour ne pas m’avoir donné de nouvelles pendant cinq ans, mais j’aurais été la première à le pousser hors de cette pente dangereuse. J’aurais écouté tous les maux qu’il aurait bien voulu me partager. Comme toi, tu as partagé tes problèmes ?
– Tu crois que c’est vrai ? me demande Max.
– Non. Soan ne boit pas. Il n’a jamais bu.
– Il ne s’était jamais pété le genou non plus, proteste-t-il.
– Rupture des ligaments croisés, le corrigé-je. Beaucoup de grands joueurs s’en sont remis. Ce sera la même chose pour lui.
– Encore faut-il qu’il en ait envie…
– Je ne crois pas à ces histoires.
– Peut-être que votre passé t’aveugle…
Je fronce les sourcils. Pourquoi m’attaquer ainsi ?
– Tu as des nouvelles ? se radoucit-il.
Je déglutis face à une nouvelle vague de tristesse.
– Tu en as, toi ?
– J’en avais… Mais depuis juin, c’est le silence radio.
Je baisse les yeux. Je n’ai pas envie de montrer qu’une part de moi se sent peinée. J’ai toujours été la plus proche de Soan et savoir qu’il a gardé contact avec un de ses coéquipiers mais pas avec moi me plonge dans un torrent de questions sans réponse.
J’essaie de rester focalisée sur mon travail, encaissant les commandes, accueillant de nouveaux arrivants désireux de se défouler, mais mes pensées dérivent systématiquement vers Soan et sa blessure. Je me souviens encore de ce jour. J’ai eu mal à la jambe comme si je me tenais à sa place sur le gazon. J’ai senti mon cœur se déchirer quand les secouristes, aux airs graves, l’ont emmené. Mon Dieu ! Faites que ce ne soit pas vrai, qu’il ne se soit pas mis à boire. Il ne le supporterait pas. Il n’arriverait jamais à se pardonner de devenir comme son père et de causer du tort autour de lui à cause de ça.
J’en suis à une énième prière lorsque mon portable vibre au fond de ma poche. M’accordant une pause, je tire l’appareil à moi. Un numéro inconnu vient de m’envoyer un message. Les premiers mots s’affichent sur l’écran verrouillé. Un « Cassie » qui sonne de manière familière à mes oreilles. J’ouvre la suite. Mon cœur bat à tout rompre. C’est Soan.