La dèche !
C’était moins pénible avant.
Sans doute parce que je n’en ai pas beaucoup, de souvenirs d’enfance. J’ai eu une enfance heureuse.
À présent, tout ce qu’il me reste, ce sont les soucis, les beuglements et les factures impayées.
J’ai dix-sept ans et je ne sais pas grand-chose de la vie, mais je sais qu’être mal-aimée et malheureuse est plus dur à supporter que de ne rien avoir à manger.
Mon estomac noué se contracte. Peut-être que si je vomis avant de quitter la maison, cela m’aidera à calmer mes nerfs et à y voir plus clair dans mes idées. Sauf que je ne peux pas me permettre de gaspiller mes calories.
Je gonfle ma poitrine. Les boutons de mon plus beau chemisier tiennent en place. L’échancrure vertigineuse de mon soutien-gorge reste bien convenablement à l’abri des regards. Ma jupe, qui descend à hauteur du genou, tombe mieux ce matin qu’à la boutique de fringues d’occasion. Quant aux ballerines… Laisse tomber ! Les semelles fendues et les accrocs sur les bouts son irréparables. Et c’est mon unique paire de chaussures.
Je sors de la salle de bains et traverse la cuisine sur la pointe des pieds en me démêlant les cheveux d’une main incertaine. Les mèches humides retombent sur mon dos et trempent mon chemisier. Merde, mon soutien-gorge va être visible par transparence ! J’aurais dû m’attacher les cheveux ou les sécher avant de m’habiller. Mais je n’ai plus le temps, ce qui me noue encore un peu plus l’estomac.
Bon sang, pourquoi suis-je aussi nerveuse ? Ce n’est jamais que la rentrée des classes ! Une rentrée parmi beaucoup d’autres.
Sauf que c’est mon année de terminale.
L’année qui décidera de mon avenir.
Une seule erreur, une moyenne un peu trop éloignée de la perfection, une infraction au code vestimentaire, la moindre transgression détournera les projecteurs de mes capacités pour les braquer sur « la pauvre fille de Treme ». Chaque nouvelle étape que je franchis dans les salles couvertes de marbre de la très respectable Le Moyne Academy vise à faire la preuve que je ne me réduis pas à ce cliché.
Le Moyne est l’un des plus réputés, des plus prestigieux et des plus onéreux lycées privés du pays spécialisés dans les arts du spectacle. Il y a de quoi être intimidée ! Terrifiée, même. Peu importe que je sois la meilleure pianiste de La Nouvelle-Orléans. Depuis mon année de seconde, la direction cherche un prétexte pour me renvoyer et mettre à ma place très convoitée un étudiant doté à la fois de talent et de moyens financiers.
Les relents de tabac froid me ramènent à la réalité de mon quotidien. J’allume la lumière de la cuisine qui révèle des monceaux de canettes de bière écrasées et de cartons à pizza. Une vaisselle aux reliefs de nourriture séchés emplit l’évier, des mégots de cigarette jonchent le sol… « C’est quoi ce bordel ? » Je me penche au-dessus du plan de travail et louche sur des restes calcinés au fond d’une petite cuillère.
« L’enfoiré ! » Mon frère s’est servi de nos meilleurs couverts pour préparer sa coke ! Dans un élan de colère, je balance la cuillère à la poubelle.
Shane prétend qu’il ne peut pas payer les factures, mais ce salaud, qui n’en fout pas une rame, trouve toujours du fric pour faire la fête. Et ce n’est pas tout : la cuisine était impeccable quand je suis allée me coucher, malgré la moisissure qui prospère sur les murs et le stratifié des éléments de cuisine qui s’écaille. C’est notre maison, bordel ! La seule chose qui nous reste. Shane et maman n’ont aucune d’idée de ce que j’ai dû endurer pour qu’on reste à jour dans le remboursement du prêt. Dans leur propre intérêt, j’espère qu’ils ne le découvriront jamais.
Un frôlement de fourrure contre ma cheville attire mon attention vers le sol. Une bouille tigrée surmontée de deux grands yeux dorés me regarde, et je me décrispe instantanément.
Schubert incline son menton en broussaille et frotte ses moustaches contre ma jambe en remuant la queue. Il devine toujours quand j’ai besoin d’affection. Parfois, je me dis qu’il est le seul à avoir un cœur dans cette maison.
– Il faut que j’y aille, mon mignon, dis-je à mi-voix en me courbant en avant pour lui gratter l’oreille. Sois un gentil minou, d’accord ?
Je retire la dernière tranche de cake à la banane de sa cachette au fond du cellier, soulagée que Shane ne l’ait pas trouvée. Je l’enveloppe dans une serviette en papier et essaie de gagner le plus discrètement possible la porte d’entrée.
Notre maison délabrée est une enfilade de cinq pièces, sans couloir. Avec ses portes alignées à la suite, je pourrais me mettre sur le perron arrière et tirer un coup de fusil sur la porte d’entrée sans rencontrer une seule cloison.
En revanche, je pourrais toucher Shane. Exprès. Parce que c’est un putain de fardeau et un parasite. Il a aussi neuf ans et pèse soixante-dix kilos de plus que moi, en plus d’être mon seul collatéral.
Le plancher centenaire grince sous mes pieds, et je retiens mon souffle en attendant que Shane se mettre à bramer comme un ivrogne.
Mais rien ne se passe. « Merci mon Dieu ! »
Serrant ma tranche de gâteau contre ma poitrine, je traverse d’abord la chambre de maman. Je l’ai déjà traversée une demi-heure auparavant, à moitié endormie et d’un pas traînant pour aller à la salle de bains dans le noir. Mais cette fois-ci, avec la lumière de la cuisine qui passe par l’embrasure de la porte, la masse de son corps dans le lit signale indéniablement une présence humaine.
Je m’arrête dans mon élan, ébahie, essayant de me rappeler à quand remonte notre dernière rencontre ? C’était il y a deux… trois semaines ?
Je suis soudain émue. Peut-être est-elle rentrée pour me souhaiter bonne chance pour la rentrée ?
En trois enjambées silencieuses, j’arrive à côté du lit. Le rectangle des pièces est exigu et étroit, mais les plafonds culminent à trois mètres soixante, voire plus. Papa disait que le toit à deux pans et la disposition des pièces en enfilade d’un bout à l’autre du bâtiment avaient été conçus pour que tout son amour puisse bien circuler partout dans la maison.
Mais papa est parti, et tout ce qui se répand dans la maison, c’est l’odeur de renfermé que nous crache l’air conditionné.
Je me penche au-dessus du matelas, en m’efforçant de discerner les cheveux taillés court de maman dans la pénombre. À la place, je suis assaillie par la puanteur amère de la bière et de la beuh. « Évidemment ! » Bon, au moins, elle est seule. Je n’ai aucune envie de faire la connaissance de son homme-du-mois.
Suis-je censée la réveiller ? D’instinct, je décide que non ; mais merde, un câlin ne me ferait pas de mal !
Je susurre :
– Maman ?
La bosse change de position et un grognement guttural monte des couvertures. Mais c’est un grognement d’homme, un grognement qui me terrifie parce que je le connais trop bien.
J’ai des frissons dans le dos en reculant à toute vitesse. Que fait le meilleur pote de mon frère dans le lit de ma mère ?
Lorenzo balance ses gros bras en l’air et m’attrape par la nuque avant de m’attirer vers lui.
Je fais tomber mon gâteau en essayant de me dégager, mais il est plus fort, plus vicieux et ne sait pas ce que « non » veut dire.
– Non !
Je crie quand même, d’une voix amplifiée par la peur et les oreilles bourdonnantes.
– Arrête !
Il me jette sur le lit, me fourrant le visage face contre le matelas sous son corps en sueur. J’étouffe sous les effluves de bière chaude de son haleine. Puis je le sens se hisser sur moi, peser de tout son poids… Je sens ses mains et, bon sang, son érection ! Il me donne des petits coups secs sur les fesses avec sa queue tout en troussant ma jupe et en m’écorchant les tympans de ses halètements précipités.
– Laisse-moi !
Je me débats comme une folle en serrant les couvertures, mais je n’arrive à rien.
– Je veux pas ! Je t’en prie, non…
Il plaque sa main sur ma bouche pour me faire taire en m’immobilisant.
Je deviens de glace, insensible, je m’effondre comme une chose morte, déconnectant ma conscience de mon corps. Je me laisse glisser, concentrée sur ma seule certitude, sur ma passion, lorsque je drape tout mon être d’obscurité : touches du piano à peine effleurées, rythme atonal. Sonate no9 de Scriabine. Je visualise la mélodie et sens frémir chaque note qui m’entraîne toujours plus avant dans cette messe noire. Loin de la chambre. Loin de mon corps. Loin de Lorenzo.
Une main s’insinue sous ma poitrine, compresse mes seins, tire sur mon chemisier, mais je me suis dissoute dans les dissonances de la musique que je recrée scrupuleusement afin de détourner mes pensées. Il ne peut pas me faire souffrir. Pas là où je suis avec la musique. Cela n’arrivera plus jamais.
Il change de position, fourre sa main entre mes fesses à l’intérieur de ma culotte, explore sans ménagements cet endroit qu’il fait toujours saigner.
La sonate vole en éclats dans ma tête, et j’essaie d’en rassembler les accords épars. Mais ses doigts sont insistants et je suis obligée de subir leurs assauts, sa main toujours sur ma bouche pour m’empêcher de hurler. Je suffoque et donne des coups de pied en tous sens, tout près de la table de nuit. Mon pied heurte la lampe de chevet et l’envoie se briser par terre.
Lorenzo se fige, resserre son emprise sur ma bouche.
La cloison qui nous sépare de la chambre de Shane vibre près de ma tête sous les coups de poing de mon frère. Je me glace.
– Ivory ! gueule Shane de l’autre côté du mur. Tu m’as réveillé, bordel, espèce de putain de conne bonne à rien !
Lorenzo se redresse d’un bond et recule dans le faisceau lumineux qui provient de la cuisine. Sa poitrine est obscurcie par des tatouages ethniques, et il porte un ample pantalon de survêtement bas sur ses hanches étroites. Une personne non avertie trouverait probablement sa gonflette et son type très latino séduisants, mais les apparences ne sont que l’enveloppe de l’âme, et la sienne est mauvaise.
Je roule jusqu’au bas du lit, rentre mon chemisier dans ma jupe et ramasse par terre le morceau de cake dans son emballage. Pour atteindre la porte d’entrée, je dois traverser la chambre de Shane puis le salon. Il ne s’est sans doute pas encore extirpé de son lit.
Le cœur battant, je fonce dans la chambre de Shane où il fait noir comme dans une grotte et… pam ! Je m’écrase contre son torse nu.
Comme je m’attends à une vive réaction, je fais une embardée et esquive son premier coup, mais, ce faisant, je lui tends la joue et reçois une grande gifle qu’il m’assène de son autre main. Le choc me renvoie dans la chambre de maman, et Shane reste planté là, les paupières tombantes, dans une brume alcoolisée et narcotique.
Quand je pense qu’il ressemblait à papa ! Mais c’était avant… La chevelure blonde de Shane se dégarnit un peu plus chaque jour ; chaque jour, sa mine de papier mâché se creuse un peu plus, et sa bedaine pendouille encore davantage au-dessus de ses shorts de sport ridicules.
Il n’a plus fait d’exercice depuis qu’il a déserté les Marines il y a quatre ans. L’année où on est tombé dans le merdier.
– T’as besoin de réveiller toute la putain de baraque à cinq plombes du mat’, bordel ? me demande Shane en avançant son visage très près du mien.
En fait, il est presque six heures, et je dois faire une courte halte avant les quarante-cinq minutes de trajet.
– J’ai école, tête de nœud ! (Je me redresse, me grandis, malgré la peur atroce qui me cause des aigreurs d’estomac.) Tu ferais mieux de te demander pourquoi Lorenzo dort dans le lit de maman, pourquoi il me tripote et pourquoi je lui criais d’arrêter !
Je suis le regard de Shane qui s’arrête sur son pote. Un tatouage informe et décoloré monte à l’assaut des joues de Lorenzo et se perd sous l’ombre obscure de ses pattes. Mais le tatouage récent qu’il a sur la gorge est gravé en lettres grasses et noires comme ses yeux. Il y a écrit « Destroy. » Si j’en juge à la façon dont il me foudroie du regard, c’est une promesse qu’il me fait.
– C’est elle qu’est encore venue me chercher, proteste Lorenzo tout en continuant de me regarder dans les yeux, la vacherie faite homme. Tu sais comment elle est.
– N’importe quoi !
Je me tourne de nouveau vers Shane.
– Il veut pas me foutre la paix ! j’ajoute d’une voix suppliante. Dès que t’as le dos tourné, il m’enlève mes vêtements et…
Shane m’attrape par la nuque et m’écrase la figure contre le montant de la porte. J’essaie d’éviter la collision en me débattant contre la violence de son accès de rage, mais ma bouche percute l’angle du jambage.
Une vive douleur se répand dans ma lèvre. Un goût de sang m’avertit que je dois tendre le menton en avant si je ne veux pas tacher mes vêtements.
Il me lâche. Ses yeux sont ternes et lourds, mais sa haine me transperce comme jamais.
– Si tu montres encore tes putains de nichons à mes potes, j’te les coupe ! T’entends ?
Je pose aussitôt la main sur ma poitrine et mon cœur se serre lorsqu’elle glisse dans le décolleté béant de mon chemisier. Au moins deux boutons ont sauté ! « Fais chier ! » L’école va faire un rapport, ou pire, me renvoyer. Je passe désespérément en revue le lit et le sol, à la recherche de petits points en plastique éparpillés sur une mer de fringues. Je ne les retrouverai jamais, et si je ne pars pas maintenant, le sang va continuer de couler et d’autres boutons vont sauter.
Je fais volte-face et traverse la chambre de Shane en courant, encouragée par ses cris de rage. Une fois dans le salon, j’attrape ma sacoche sur le canapé où je dors et, l’instant d’après, me voilà dehors, soupirant de soulagement vers le ciel gris. Le soleil ne se lèvera que dans une heure et tout est calme dans la rue déserte.
Tandis que je quitte la pelouse de devant, j’essaie de chasser les dix dernières minutes de mon esprit en les compartimentant sous forme de bagage. Valise vieux style en cuir marron avec petites boucles en cuivre. Puis je visualise cette valise posée dans la véranda. Elle y restera, parce que j’ai déjà assez avec ma sacoche. Je trottine sur quelques dizaines de mètres en direction de la ligne 91. Si je me dépêche, j’ai encore le temps de passer voir Stogie avant le prochain bus.
Contournant les nids-de-poule qui constellent les rues élégantes bordées d’arbres, je passe devant des alignements de petites maisons et d’habitations construites à la hâte, chacune peinte d’une couleur éclatante différente et ornée des marques de fabrique du Sud profond. Balustrades en fer forgé, becs de gaz, fenêtres à guillotine et pignons surmontés de rinceaux rococo : tout y est, pourvu que l’on fasse abstraction des vérandas affaissées, des graffitis et des poubelles en décomposition. Des parcelles inoccupées, en friche, vérolent le paysage urbain, comment si l’on avait besoin de se souvenir du dernier ouragan. Mais le quartier de Treme plonge ses vibrantes racines dans ce sol fertile, dans l’histoire culturelle et dans le sourire buriné des gens qui appellent ce faubourg leur chez-soi.
Des gens comme Stogie.
J’arrive devant la porte à gros barreaux de son magasin de musique et la trouve déverrouillée. Malgré la pénurie de clients, il ouvre au saut du lit. C’est son gagne-pain, après tout.
La clochette tinte au-dessus de ma tête lorsque je pénètre à l’intérieur, et mon attention est automatiquement happée par le vieux Steinway situé dans l’angle de la boutique. Aussi loin que je me souvienne, j’ai passé tous mes étés à frapper les touches de ce piano jusqu’à en avoir des courbatures au dos et les doigts insensibles. Finalement, ces visites se sont transformées en un emploi. Je m’occupe des clients, de la comptabilité, de l’inventaire, bref de tout ce qui peut dépanner Stogie. Mais seulement durant l’été, lorsque je suis privée de mon autre source de revenus…
– Ivory ? roucoule Stogie de sa voix rauque de baryton depuis l’autre bout du magasin.
Je pose mon cake à la banane sur le comptoir de verre et crie en direction du fond.
– Je pose juste ton petit déjeuner.
Le frottement de ses mocassins sur le sol m’annonce son arrivée, puis son corps voûté surgit de son logement aménagé dans l’arrière-boutique. À quatre-vingt-dix ans, cet homme se déplace encore avec rapidité, et il traverse la boutique comme si son corps frêle n’était pas perclus d’arthrite.
Le regard vaguement vitreux de ses yeux noirs trahit sa mauvaise vue, mais tandis qu’il s’approche, il remarque aussitôt qu’il manque des boutons à mon chemisier et la coupure qui gonfle ma lèvre. Il fronce les sourcils sous sa casquette de base-ball. Il a déjà pu constater les œuvres de Shane auparavant, et je lui suis vraiment reconnaissante de ne pas me poser de questions ni de me plaindre. Je dois être la seule Blanche du quartier et, à coup sûr, la seule fille à être inscrite dans une école privée. Mais c’est tout ce qui me différencie des autres. Les casseroles que je traîne sont aussi répandues à Treme que les colliers de perles multicolores sur Bourbon Street un jour de mardi gras.
Il me regarde de la tête aux pieds en grattant les poils blancs de sa barbe qui contrastent avec sa peau noire. Ses bras sont parcourus de légers tremblements, et il redresse les épaules, sans nul doute dans le but de cacher qu’il a mal. Cela fait des mois que je vois sa santé se dégrader, et je ne peux rien y faire. Je ne sais pas comment lui venir en aide ni comment soulager ses douleurs, et cela me ronge à petit feu de l’intérieur.
Je connais l’état de ses finances. Il n’a pas les moyens de payer le traitement ni de faire venir le médecin, pas davantage que le strict nécessaire, comme la nourriture. Il ne peut évidemment pas s’offrir une employée, ce qui a donné à mon dernier été à son service un goût plutôt mitigé. Quand je sortirai de Le Moyne au printemps avec mon diplôme en poche, je quitterai Treme, et Stogie ne se sentira plus obligé de prendre soin de moi.
Mais qui prendra soin de lui ?
Il tire un mouchoir de sa poche de chemise et le porte à ma lèvre d’une main tremblante.
– Tu es super-élégante, ce matin. (Il plonge ses petits yeux rusés dans les miens.) Et tu as la trouille.
Je ferme les yeux pendant qu’il nettoie ma lèvre. Il est déjà au courant que ma meilleure alliée au lycée a démissionné de son poste de directrice des études musicales. Ma relation avec Mme McCracken se développait depuis trois ans. Elle était la seule personne qui était prête à me défendre à Le Moyne. Perdre son soutien pour l’obtention d’une bourse d’études revient à tout recommencer à zéro.
– Il ne me reste plus qu’une année. (Je rouvre les yeux et regarde Stogie droit dans les siens.) Une seule année pour en mettre plein la vue à ce nouveau directeur.
– Et tout ce qu’il te faut, c’est l’occasion. Fais en sorte de la saisir.
J’attraperai le 91 à quelques pâtés de maisons d’ici. Le trajet en bus dure vingt-cinq minutes. Puis c’est dix minutes à pied jusqu’au campus. Je vérifie l’heure. J’y serai… avec des boutons en moins, la lèvre éclatée, mais les doigts encore vaillants ! Je ferai de chaque instant un moment décisif.
Je passe ma langue sur la coupure et grimace en constatant la taille de l’enflure.
– Ça se voit ?
– Oui.
Il me glisse un regard, yeux mi-clos, et ajoute :
– Mais pas autant que ton sourire.
Spontanément, je souris, ce qui, j’en suis sûre, était le but de sa manœuvre.
– Quel charmeur !
– Seulement quand la fille en vaut la peine.
Il ouvre le tiroir à fouillis à hauteur de sa taille et plonge une main tremblotante dans les médiators, les anches, les onglets… Qu’est-ce qu’il peut bien chercher ?
– Ah !
Je saisis l’épingle à nourrice qu’il pousse du doigt et me lance à la recherche d’une deuxième.
– Tu en as d’autres ?
– Juste une.
Après quelques rajustements stratégiques, je parviens à fermer mon décolleté et gratifie Stogie d’un sourire reconnaissant.
Il me tapote doucement le sommet du crâne et me fait signe de déguerpir.
– Allez ! Va décrocher le gros lot !
Ce qu’il veut dire, c’est : « Va à l’école pour foutre le camp de chez toi, de Treme, de cette vie merdique. »
– C’est bien mon intention.
Je fais glisser le cake à la banane en travers du comptoir.
– Ah non, pas encore ! C’est ton tour de le prendre.
– Ils me donneront à manger à l’école.
Je sais qu’il sait que je mens, mais il l’accepte pour me faire plaisir.
Tandis que je m’apprête à partir, il me rattrape par le poignet avec plus de force que je l’en aurais cru capable.
– Ils ont de la chance de t’avoir, affirme-t-il, un éclair dans le regard. Elles sont vernies, ces satanées peaux de vache ! Fais en sorte qu’elles ne l’oublient pas.
Il a raison. Ce n’est pas parce que ma famille n’a pas de dons élevés à leur faire ni de relations influentes à mettre à leur disposition que cela fait de moi un cas social. Mes quatre années de frais de scolarité ont été payées d’avance quand j’avais dix ans, et j’ai été reçue à l’audition requise à quatorze, exactement comme mes condisciples. Tant que je continuerai de surpasser les autres en contrôle continu, en interprétation, en dissertation et en conduite, le lycée aura du mal à m’écarter.
Après avoir embrassé Stogie sur sa joue ridée, je me dirige vers l’arrêt de bus, sans parvenir à contenir l’angoisse qui me prend aux tripes. Et si ma nouvelle directrice des études musicales me prenait en grippe, refusait de me conseiller ou de me soutenir dans le processus d’inscription à l’université ? Papa serait anéanti. Bon sang, c’est ce qui me ronge le plus. Papa me regarde-t-il d’où il est ? Voit-il les trucs que je fais – et que je serai obligée de refaire dès ce soir – pour joindre les deux bouts ? Est-ce que je lui manque autant qu’il me manque ?
Parfois, le vide affreux qu’il a laissé derrière lui me fait si mal que ça en devient insupportable. Parfois, j’ai envie de céder à la douleur et de le rejoindre, où qu’il soit.
C’est pourquoi je place mon plus grand défi en tête de ma liste de choses à faire.
Aujourd’hui, j’ai bien l’intention de sourire à la vie.
Quand la réunion des professeurs prend fin, mes sémillants nouveaux collègues sortent à la queue leu leu de la bibliothèque dans un camaïeu de costumes amidonnés et un concert de claquements de talons. Je reste assis, en attendant que le troupeau se disperse, tout en observant Beverly Rivard du coin de l’œil.
Elle n’a pas délaissé sa pose magistrale en bout de table et n’a pas daigné ne serait-ce que poser les yeux sur moi depuis qu’elle m’a présenté au début de la réunion. Mais elle le fera, j’en suis sûr, dès que la pièce sera vide. Nul doute qu’elle a encore un point d’organisation à aborder avec moi. En privé.
– M. Marceaux, commence-t-elle en m’épinglant du regard, tandis qu’elle évolue d’un pas aérien sur les dalles de marbre, étonnamment sans bruit malgré ses escarpins prétentieux. Juste un mot avant que vous ne partiez.
Ce sera plus qu’un mot, mais je ne jouerai pas sur les mots, justement, pour renverser l’autorité qu’elle s’imagine avoir sur moi. Je connais des moyens bien plus ingénieux pour la faire mettre à genoux.
Je joins les mains devant moi, je me renverse en arrière sur le fauteuil de cuir, un coude sur la table, la cheville posée sur la cuisse. Je la regarde avec toute l’intensité dont je suis capable, parce que c’est le genre de femme qui attend quelque chose de tout le monde, quelque chose de solide qu’elle pourra manipuler à sa guise et selon ses projets. Pour l’instant, tout ce qu’elle obtient de moi, c’est mon attention.
Beverly contourne la table allongée à grandes enjambées dans son simple tailleur ajusté à son corps svelte. Plus âgée que moi de vingt ans, elle porte son âge avec une distinction remarquable. Elle a de hautes pommettes saillantes. Ses traits fins ont quelque chose d’aristocratique. C’est à peine si une ride vient troubler le teint pâle de son visage.
Difficile à dire si ses cheveux sont gris ou blonds sur sa nuque où s’ils sont ramassés en chignon. Je parie qu’elle ne les porte jamais détachés. Attirer le regard des hommes n’est pas son péché mignon. Non, son orgueil féroce réside dans son sentiment de supériorité lorsqu’elle donne des ordres et regarde ses subordonnés se précipiter pour lui lécher le cul.
Notre premier et unique tête-à-tête pendant l’été a mis en évidence certains aspects de sa personnalité. Le reste est évident. Elle n’est pas devenue Madame le doyen de Le Moyne grâce à son bon cœur ou par la timidité de la concurrence.
Je sais d’expérience ce que cela demande pour chapeauter un lycée privé comme celui-ci.
Je sais également qu’il est très facile de tomber de ce poste.
Tandis qu’elle s’avance vers moi d’un pas nonchalant, elle promène son regard d’aigle sur les niches situées entre les étagères de livres en acajou, sur le bureau abandonné du bibliothécaire et sur les banquettes vides tout au fond.
« Oui, Beverly, nous sommes seuls… »
Elle s’assied sur le fauteuil à côté de moi, croise les jambes et me considère avec un sourire calculateur.
– Vous êtes bien installé dans votre nouvelle maison ?
– Ne feignons pas que cela vous intéresse.
– Comme vous voudrez.
Elle racle ses ongles manucurés sur sa jupe.
– L’avocat de Barb McCracken a pris contact avec moi. Il semblerait qu’elle ait décidé de ne pas partir sans faire de vagues.
Ce n’est pas mon problème. Je hausse les épaules.
– Vous avez dit que vous aviez la situation en main.
Peut-être que Beverly n’est pas aussi compétente que je le crois…
Elle hésite, sans toutefois se départir de son sourire, mais celui-ci est plus tendu à présent.
– J’ai effectivement la situation en main.
– Vous les avez arrosés d’argent ?
Son sourire s’évanouit.
– Plus que de raison, la garce est avide !
Ses lèvres s’allongent tandis qu’elle se renverse en arrière et qu’elle regarde fixement devant elle.
– Quoi qu’il en soit, c’est terminé !
J’esquisse un semblant de sourire, signe volontaire que je la trouve divertissante.
– Vous anticipez déjà sur notre accord de licenciement ?
Elle se tourne aussitôt vers moi.
– Vous représentez un risque, Monsieur Marceaux.
Ses yeux se réduisent à deux fentes glaciales lorsqu’elle fait pivoter sa chaise face à moi.
– Combien de propositions d’emploi avez-vous eues depuis votre fiasco à Shreveport, hein ?
Sa provocation réveille en moi un déferlement de rage, au souvenir de la traîtrise dont j’ai été l’objet. Mon rythme cardiaque s’envole. Je brûle de me déchaîner contre elle, mais, pour toute réponse, je me contente de hausser un sourcil.
– Bon. Très bien ! s’exclame-t-elle en faisant la moue avec insolence, à moins qu’elle ne soit soudain prise de doute, ou les deux.
– Le Moyne a une réputation inégalée dont je suis la gardienne. Le départ de McCracken et mon désir de vous engager pour la remplacer ont soulevé une méfiance dont nous nous serions passés.
Même si Shreveport a ruiné ma réputation professionnelle, l’établissement n’a jamais rendu publiques les raisons de ma démission. Il n’empêche que les gens médisent. Je ne doute pas que certains bruits parviennent aux oreilles de la plupart des membres du corps professoral et des étudiants. J’aurais préféré révéler moi-même la vérité plutôt que de m’exposer à des allégations fondées sur des rumeurs déformées. Mais les conditions d’embauche imposées par Beverly stipulaient mon silence sur la question.
– N’oubliez pas notre accord.
Elle serre les coudes contre ses hanches, ses yeux sont excessivement brillants, presque transparents.
– Motus, et laissez-moi guider les moutons et orienter leur bavardage frivole.
Elle dit cela comme si elle s’attendait à ce que je sois impressionné par la malhonnêteté de ses pratiques professionnelles. Mais elle vient, par mégarde, de me révéler son jeu. Sa peur est palpable. Elle a injustement viré une prof titularisée qu’elle a payée pour que celle-ci l’écrase, tout ça pour me faire venir à son seul avantage. Si elle avait réellement la situation en main, elle n’aurait pas éprouvé le besoin d’initier cette conversation. Elle est suffisamment insensible pour détruire la vie des gens, mais cela ne signifie pas qu’elle ait les épaules pour jouer ce jeu, mon jeu !
Je passe mon pouce sur ma lèvre inférieure en savourant la manière dont elle suit à regret le mouvement de mes yeux.
Le bas de son visage, au-dessus de son col boutonné, rougit.
– Il est d’une importance capitale que nous mettions l’accent sur vos talents de pédagogue.
Elle relève le menton et ajoute :
– Je compte sur votre exemplarité professionnelle en classe…
– Ne me dites pas comment je dois faire mon travail !
J’étais un professeur très respecté avant de gravir les échelons de l’administration. Qu’elle aille se faire foutre avec son impudence bien-pensante.
– Comme la plupart des professeurs, vous semblez avoir quelque difficulté à apprendre. Aussi efforcez-vous d’être attentif.
Elle avance la tête à l’oblique et adopte un ton grave et sec.
– Je refuse que vos dépravations noircissent mon établissement. Si votre faute professionnelle de Shreveport se réitère ici, notre accord est annulé.
Ce rappel de ce que j’ai perdu met le feu aux poudres en moi.
– C’est la deuxième fois que vous mentionnez Shreveport. Pourquoi cela ? Êtes-vous intéressée ?
Je lui lance un regard de défi et j’ajoute :
– Allez-y, Beverly, posez les questions qui vous démangent.
Elle détourne les yeux.
– On n’embauche pas un débauché pour l’entendre parler de ses exploits.
– Ah, je suis un débauché à présent ? Modifieriez-vous les termes de notre contrat ?
– Non, Monsieur Marceaux, répond-elle. Vous savez pourquoi je vous ai engagé.
Puis sa voix monte d’une octave :
– À la condition expresse qu’aucune indiscrétion ne filtre.
Et elle conclut, un ton plus bas :
– Je ne veux plus rien entendre à ce sujet.
Je l’ai laissée prendre le dessus depuis le jour où elle a pris contact avec moi. Il est temps de vérifier comment elle se tire d’une petite humiliation.
Je me penche en avant, agrippe les accoudoirs de son fauteuil et l’enferme à l’intérieur de mes bras.
– Vous mentez, Beverly. Moi, je crois au contraire que vous mourez d’envie d’entendre tous les détails salaces de ce que vous appelez mes indiscrétions. Vous décrirai-je les positions utilisées, les gémissements qu’elle émettait, la taille de ma queue ?
– Arrêtez !
Elle retient son souffle et pose une main tremblante contre sa poitrine avant de serrer le poing et d’afficher la façade pleine de dignité qu’elle montre au monde.
– Vous êtes répugnant.
Je me renverse dans mon fauteuil en gloussant.
Elle bondit sur ses jambes, me lançant un regard furieux de toute sa hauteur.
– Ne vous approchez pas de mes enseignants, plus particulièrement des femmes qui sont sous ma responsabilité.
– J’ai maté l’offre pendant la réunion de ce matin. Vous devriez vraiment renouveler le cheptel.
Il y avait bien quelques professeurs bien roulées, pas mal de regards intéressés lancés dans ma direction, mais je ne suis pas ici pour ça. Je connais des dizaines de femmes qui sont prêtes à rappliquer sur un simple claquement de doigts. Et l’erreur que j’ai faite à Shreveport… Je serre les dents rien que d’y repenser. C’est le genre d’erreur que je ne referai pas ici.
– Vous, en revanche… (Je m’interromps en laissant errer mon regard sur son corps engoncé.) Il semblerait qu’une bonne partie de baise à la dure ne vous ferait pas de mal.
– Vous passez les bornes !
Mais sa mise en garde perd tout effet lorsqu’elle recule en oscillant sur ses talons.
Elle fait demi-tour et se sauve vers le bout de la table. Plus elle s’éloigne, plus sa démarche prend de l’assurance. Encore quelques pas et elle me jette un coup d’œil par-dessus son épaule, comme si elle s’attendait à me surprendre en train de reluquer son cul plat. J’en frissonne ! Cette garce arrogante croit en fait que je suis sensible à ses charmes.
Je me lève, glisse une main dans la poche de mon pantalon et m’avance vers elle à grands pas.
– Monsieur Rivard ne serait-il pas à la hauteur de vos attentes au lit ?
Elle s’agrippe au rebord de la table et rassemble ses papiers, se défendant de croiser mon regard.
– Persistez dans cette attitude et je ferai en sorte que vous ne mettiez plus jamais les pieds dans une salle de classe.
Elle se fait tellement d’illusions sur le pouvoir qu’elle détient que j’ai du mal à garder mon sérieux proverbial.
Je m’approche tout près d’elle, la bouscule.
– Menacez-moi encore une fois et vous en regretterez les conséquences.
– Reculez !
Me penchant en avant, je lui souffle à l’oreille :
– Tout le monde a ses petits secrets…
– Moi pas !
– Monsieur Rivard réchaufferait-il un autre lit ?
C’est une pure supposition, mais le léger tremblement qui agite sa main me dit que j’ai mis le doigt sur quelque chose.
Elle s’échauffe.
– C’est scandaleux !
– Qu’en est-il de votre fils modèle ? Qu’a-t-il fait pour vous mettre dans cette situation délicate ?
– Il n’a rien fait de mal !
Je ne serais pas à Le Moyne si c’était vrai.
– Vous tremblez, Beverly.
– L’entretien est terminé.
Elle me contourne, les yeux sur la porte, et trébuche.
Elle perd l’équilibre, les feuilles lui échappent des mains et elle tombe à genoux, à mes pieds !
« Excellent ! »
Elle me lance un regard étonné lorsqu’elle s’aperçoit que je n’ai rien tenté pour la rattraper, et son visage, qu’elle tient levé vers moi, s’empourpre sous l’effet de l’humiliation.
Baissant brusquement les yeux, elle ramasse ses affaires avec des gestes rageurs.
– Vous engager était une erreur !
Je pose le pied sur la feuille qu’elle s’apprête à ramasser et lui jette un regard noir à la verticale de son crâne.
– Dans ce cas, virez-moi !
– Je…
Elle a les yeux rivés sur mes Doc Martens en cuir de serpent repoussé. D’une voix étouffée, abattue, elle reprend enfin :
– Contentez-vous de faire marcher vos relations !
Faire entrer son médiocre fils à Leopold, le conservatoire de musique le plus coté du pays : tel est notre accord.
Elle m’a donné un poste d’enseignant alors que personne ne voulait de moi, et je respecterai ma part du marché. Mais il n’est pas question que je plie ni que je me fasse tout petit comme ses subordonnés. Elle n’a aucune idée de qui elle a affaire. Mais elle l’apprendra…
Je pousse la feuille vers sa main du bout de ma chaussure et la retient du plat du pied.
– Je pense que nous sommes d’accord sur les conditions…
Je lève le pied, l’autorisant ainsi à saisir promptement la feuille.
– De même que sur nos dispositions respectives, ajouté-je.
Elle se raidit et laisse retomber sa tête vers le sol.
Son humiliation est totale.
Je fais demi-tour et sors tranquillement de la bibliothèque.
– J’ai entendu dire qu’elle bourre son soutien-gorge.
– Quelle salope !
– Elle ne portait pas déjà ces chaussures l’an dernier ?
Les chuchotements se propagent tout le long du couloir plein à craquer. Ils sont étouffés par des mains aux ongles manucurés, mais ils sont lancés dans le but que je les entende. Comment ces filles s’y prennent-elles pour ne pas avoir trouvé d’autres ragots en trois ans ?
Tandis que je passe devant cet amas de noms de marques, d’iPhones éditions limitées et de cartes American Express spéciales riches, je réaffirme mon sourire en me souvenant que, malgré nos différences, je mérite ma place dans cette école.
– Je me demande dans le lit de qui elle s’est réveillée ce matin !
– Sérieux, elle empeste le foutre d’ici !
Ces remarques ne me dérangent pas. Ce ne sont que des mots. Des mots plats, immatures et creux.
Mais qui est-ce que je cherche à ménager, là ? Certaines de ces piques ne sont pas très loin de la vérité, et me les entendre dire de façon aussi haineuse m’oppresse. Mais j’ai appris que réagir par des pleurs ne fait que les encourager.
– Prescott raconte qu’il a dû se doucher trois fois après avoir couché avec elle.
Je m’arrête au milieu du couloir. Le flux du passage se scinde autour de moi tandis que je prends une grande inspiration et retourne vers leur petit groupe.
En me voyant arriver, plusieurs des filles se dispersent. Ann et Heather restent, me regardant approcher avec la même curiosité morbide que les touristes réservent à mes voisins sans-abri. Le regard fixe, le dos droit, leurs jambes de danseuses sont immobiles sous leurs jupes qui leur descendent jusqu’au genou.
– Salut ! (Je m’appuie paresseusement contre les casiers à côté d’elle, sourire aux lèvres, tandis qu’elles échangent des œillades.) Je vais vous dire un truc, mais il faudra le garder pour vous.
Elles se méfient, mais j’ai piqué leur curiosité. Elles raffolent des ragots.
– En fait… je leur montre mes nichons. Je préférerais ne pas avoir de sein. C’est dur de trouver des chemisiers à ma taille. (« Et encore plus de pouvoir me les offrir ! » j’ajoute en pensée.) Et quand j’en trouve un qui me va, regardez-moi ça ! (Je tapote l’épingle à nourrice du doigt.) Les boutons sautent !
Je jette un rapide coup d’œil à leurs poitrines de limandes, et malgré une pointe d’envie envers leurs silhouettes élancées, je dissimule celle-ci derrière le sarcasme :
– Ça doit être agréable de ne pas avoir ce genre de problème…
La plus grande, Ann, souffle avec indignation. Toute en minceur, en élégance, et pleine de confiance en soi, elle est la danseuse la mieux notée de Le Moyne. Elle est aussi d’une beauté intimidante, avec ses yeux qui vous évaluent et ses lèvres sensuelles sur un teint ébène rehaussé de légères nuances bleu nuit.
Si Le Moyne organisait des bals, elle serait la reine de sa promo. Et pour une raison que j’ignore, elle m’a toujours détestée. Elle n’a même jamais fait en sorte qu’il en soit autrement.
Et puis il y a son second couteau. Je suis sûre que c’est Heather qui a fait la remarque sur mes chaussures, mais elle est plus faussement timide qu’Ann, beaucoup trop chochotte pour se montrer cruelle devant moi.
Je lève un pied et le retourne pour qu’elles puissent admirer les trous dans le plastique.
– Je les portais l’an dernier. Et l’année d’avant. Et celle d’avant encore. En fait, ce sont les seules chaussures que vous m’ayez vues aux pieds.
Heather tripote ses longues tresses châtains et regarde mes ballerines défoncées en fronçant les sourcils.
– Tu fais quelle pointure ? Je pourrais te passer…
– Je n’ai pas besoin de tes fripes d’occase.
En fait, si, j’en ai besoin, mais il est hors de question que je le reconnaisse. C’est déjà assez difficile pour moi de m’affirmer dans cette école sans que je le fasse dans des chaussures d’emprunt.
Depuis le tout premier jour, j’affronte leurs piques avec franchise et franc-parler. C’est ce que papa aurait fait à ma place. Et pourtant voilà, une toute nouvelle année commence, et déjà le venin de leur mépris me fait bouillir.
Alors, j’essaie une nouvelle tactique : un mensonge sans conséquence pour leur faire fermer leur clapet.
– C’était les chaussures de ma grand-mère, la seule chose qui lui restait quand elle a immigré aux États-Unis. Elle les a transmises à ma mère, qui me les a passées comme symbole de force et de ténacité.
Je n’ai pas de grand-mère, mais la mine coupable de Heather me dit que j’ai peut-être enfin réussi à percer sa précieuse bulle dorée.
Un sentiment de victoire m’envahit.
J’ajoute :
– La prochaine fois que tu ouvres ta petite gueule condescendante, réfléchis au fait que tu ne sais pas de quoi tu parles !
Heather retient son souffle, comme si je l’avais offusquée, moi !
– Sans transition… (Je me penche vers elles.) Vous voulez que je vous dise pour Prescott ? (Je balaie le hall noir de monde du regard, genre je me contrefous qu’on m’entende.) Il a un problème avec la sexualité. Comme tous les mecs. Ils en ont envie, et si on ne leur donne pas ce qu’ils veulent, vous savez quoi, ils le prennent !
Ann et Heather me regardent avec des yeux de bovin. Elles pigent que dalle. Comment peuvent-elles être aussi ignorantes ?
Je rajuste la sangle de ma sacoche sur mon épaule, tandis qu’il me démange de leur asséner d’autres vérités que je laisse de côté.
– Il faut bien que quelqu’un se dévoue pour satisfaire les garçons. Je ne fais que mon devoir pour contenir la violence sexuelle hors de notre école. Vous devriez me remercier.
Je me suis exprimée avec beaucoup plus d’indulgence que je n’en éprouve en réalité. Je fais ce que je peux pour survivre. Que ceux qui trouvent à redire aillent se faire foutre !
Ann me regarde de haut, d’un air dégoûté.
– Tu es vraiment une traînée.
C’est l’étiquette que je porte depuis ma première année ici. Je n’ai jamais cherché à démentir. L’inconduite sexuelle requiert des preuves. Tant que je ne fais rien dans l’enceinte de l’école et je ne me radine pas avec un gros ventre, ils ne pourront pas me virer. Bien sûr, les rumeurs qui circulent salissent ma réputation déjà exécrable, mais elles détournent également l’attention de la vraie raison pour laquelle je passe du temps avec les mecs de Le Moyne. C’est cette vérité-là qui me vaudrait l’expulsion illico.
– Une traînée ? (Je baisse la voix et prends un ton conspirateur.) Ça fait un moment que je n’ai pas couché. Je veux dire, depuis au moins quarante-huit heures.
Je leur tourne le dos en attendant qu’elles poussent leurs petits cris outrés, puis je fais volte-face et, arborant un large sourire à l’intention d’Ann, j’ajoute :
– Mais ton père m’a promis de se faire pardonner sa petite défaillance ce soir.
– Oh là là ! s’exclame Ann.
Elle se plie en deux, une main sur l’estomac, l’autre sur sa bouche béante.
– C’est répugnant ! ajoute-t-elle.
Pour ce qui est de son père, je ne sais pas, mais le sexe en général est répugnant ! Odieux ! Insupportable !
Et sans surprise.
Je les laisse abasourdies et entame la matinée sans me départir de mon sourire. Les matinées à Le Moyne sont du gâteau qui consiste en tous les cours faciles du bâtiment A/B, comme l’anglais, l’histoire, les sciences et les maths et les langues étrangères. Vers la mi-journée, dispersion générale pendant une heure, le temps de déjeuner et de faire un peu d’exercice avant de passer à la vitesse supérieure et de nous diriger vers nos cours de spécialité.
Exercice et repas quotidiens sont nécessaires dans le cadre d’un « régime musical équilibré », mais manger est un problème, vu que je n’ai ni argent ni nourriture.
Tandis que j’attends près de mon casier au foyer du Campus, mon estomac vide se met à gargouiller. Une bonne dose d’appréhension – ou d’adrénaline – masque ma faim.
Non, c’est bien de l’appréhension.
Je pose les yeux sur la sortie papier de mon emploi du temps de l’après-midi :
Solfège
TD de piano
Interprétation
Soutien
Ma deuxième partie de journée se déroule à Crescent Hall, Salle 1A. Avec Marceaux comme prof exclusif.
En cours de littérature anglaise, j’ai entendu certaines des filles répéter que M. Marceaux était très sexe, mais je n’ai pas trouvé le courage d’aller me promener dans Crescent Hall.
Mon estomac se serre tandis que je marmonne à voix haute :
– Pourquoi faut-il que ce soit un bonhomme ?
La porte du casier d’à côté se referme violemment, et Ellie penche la tête par-dessus mon bras pour jeter un coup d’œil à mon emploi du temps.
– Il est vraiment mignon, Ivory.
Je me tourne brusquement vers elle.
– Tu l’as vu ?
– Aperçu, rectifie-t-elle en remuant son petit nez de souris. Pourquoi ça t’embête que ce soit un homme ?
Ça m’embête parce que je me sens plus à l’aise avec les femmes. Parce que les femmes ne m’en imposent pas avec leurs biceps et leur taille. Parce que les hommes ne savent que prendre. Ils s’accaparent mon opiniâtreté, ma force, ma confiance en moi. Parce qu’une seule chose les intéresse et que je n’ai pas le talent requis pour jouer les dernières mesures de l’Étude d’exécution transcendante N°2 de Liszt.
Mais je ne peux rien en dire à Ellie, mon adorable amie, élevée et couvée par une famille chinoise bien sous tous rapports. Sans que nous n’ayons jamais vraiment lié de liens d’amitié, elle se montre sympathique avec moi.
Je fourre l’emploi du temps dans ma sacoche.
– J’imagine que je m’attendais à quelqu’un comme Mme McCracken.
Mais peut-être que M. Marceaux n’est pas comme les autres ? Peut-être qu’il est gentil et bon, comme papa et Stogie ?
Ellie, qui fait une tête de moins que moi, se passe la main à la racine des cheveux qu’elle a aussi noirs que de l’encre et sautille sur la pointe des pieds. Je crois qu’elle essaie de paraître plus grande qu’elle n’est, mais on dirait surtout qu’elle a envie de pisser. Elle est si minuscule et craquante que j’ai envie de tirer sur sa queue-de-cheval. C’est d’ailleurs ce que je fais.
Elle chasse ma main d’une tape et rit avec moi avant de se remettre sur ses talons.
– Ne t’inquiète pas pour Marceaux. Tout se passera bien, tu verras.
Facile à dire… Elle est déjà prise comme violoncelliste au Conservatoire de Boston à la rentrée prochaine. Son avenir ne dépend pas du fait que Marceaux l’ait à la bonne ou pas.
– Je file à la salle de sport. (Elle trimbale un sac à dos presque aussi gros qu’elle.) Tu viens ?
Plutôt que de dispenser un cours d’éducation sportive proprement dit, Le Moyne offre accès à tout un centre de remise en forme, avec entraîneur personnel et une myriade de disciplines comme le yoga et le kick-boxing.
Plutôt m’amputer de trois doigts à chaque main plutôt que de m’escrimer dans une salle tapissée de miroirs avec des filles qui me regardent avec des yeux pleins de reproches.
– Nan, je vais courir dehors.
Nous nous disons au revoir, mais, par curiosité pour Marceaux, je la rappelle.
– Ellie ? Mignon comment ?
Elle tourne la tête et fait marche arrière.
– Incroyablement mignon ! Je ne l’ai qu’entraperçu, mais tu peux me croire, il m’a fait un de ces effets… ici.
Elle tapote son ventre, ouvre grands ses yeux triangulaires et ajoute :
– Peut-être même un peu plus bas.
Je me sens soudain oppressée. Ce sont les plus mignons qui sont les plus laids à l’intérieur.
Mais moi aussi, je suis mignonne, non ? En tout cas, c’est ce que l’on me dit. Le plus souvent, ce sont des gens en qui je n’ai pas confiance qui me le disent. Ceux en qui j’ai confiance me le disent plus rarement.
Peut-être que moi aussi je suis laide à l’intérieur…
Tandis qu’Ellie s’éloigne par petits bonds en m’envoyant un beau sourire par-dessus son épaule, je m’aperçois que j’ai devant moi un contre-exemple à mes généralisations : il n’y a rien de laid chez Ellie.
Dans les vestiaires, je passe un short et un débardeur, puis je sors rejoindre le sentier qui entoure les neuf hectares du campus.
L’humidité dissuade la plupart des trois cents étudiants de s’aventurer loin de la clim à cette époque de l’année ; cependant, quelques-uns glandent sur les bancs, où ils mangent leur déjeuner en riant. Deux ou trois danseurs pratiquent leurs échauffements synchronisés sous les imposants beffrois du Foyer.
Tandis que j’allonge mes jambes à l’ombre d’un grand chêne, je regarde en direction des pelouses verdoyantes et des allées piétonnes au revêtement caoutchouté. Ce sont les mêmes allées que je parcourais avec papa à l’époque où je lui arrivais à peine à la taille. Je sens encore sa grosse main engloutir la mienne quand il m’emmenait promener. Son sourire devenait éblouissant lorsqu’il me montrait du doigt le vieil édifice en pierre, pareil à une cathédrale, de Crescent Hall et qu’il émettait des suppositions au sujet de la dimension des salles de classe qui s’y trouvaient.
Il avait rêvé de Le Moyne, rêve que ses parents n’avaient pas pu lui offrir. Il ne donnait jamais l’impression d’en avoir gardé de la nostalgie. Simplement parce qu’il n’appartenait pas à la race de ceux qui ne savent que prendre, même quand il en allait de ses ambitions. Il avait préféré me transmettre son rêve.
Je redresse le haut du corps, touche mes orteils et laisse la chaleur de l’effort réchauffer mes tendons tandis que mes souvenirs, eux, me réchauffent le cœur. Je ressemble à maman, avec mes cheveux noirs et mes yeux noirs, mais j’ai le sourire de papa. Comme j’aimerais qu’il puisse me voir aujourd’hui, sur le campus, réalisant son rêve et arborant son sourire.
Je souris de plus belle, parce que son rêve, son sourire, ils sont miens, eux aussi.
– Bordel de merde, ton cul m’a manqué !
Je me fige aussi sec, exit mon sourire ; et en plus, je suis trop rouillée pour tourner la tête en direction de la voix qui me hérisse déjà.
– Qu’est-ce que tu veux, Prescott ?
– Toi. À poil. Ta chatte autour de ma bite.
Je ressens un creux à l’estomac, et une goutte de sueur ruisselle sur ma tempe. Je me redresse complètement.
– J’ai une meilleure idée. Et si tu te rentrais ta queue entre tes jambes, que tu dansais comme Buffalo Bill et puis que tu allais te faire foutre ?
– T’es vraiment vicelarde ! réplique Prescott d’un ton amusé tout en rôdant dans mon champ de vision.
Il s’arrête à bonne distance, mais pas suffisamment loin. Je recule.
Ses cheveux longs lui arrivent au menton – mèches blondes décolorées par le soleil des Caraïbes, ou quel que soit l’endroit où il passe ses étés. S’il étouffe sous sa cravate et son col boutonné, il n’en laisse rien paraître tandis qu’il prend tout son temps pour me foutre les jetons avec son œil baladeur.
Je ne comprends pas pourquoi les filles de Le Moyne se crêpent le chignon pour lui. Il a le nez trop long, une incisive de travers, et sa langue se tortille comme un ver dès qu’il me la fourre dans la bouche.
– Merde, Ivory ! (Il se focalise sur ma poitrine et la déshabille du regard.) Tes nichons ont encore grossi d’un bonnet pendant les vacances.
Je me force à relâcher les épaules.
– Si c’est une manière de me demander de t’aider cette année, tu repasseras…
Il ne décroche pas les yeux de ma poitrine et serre son sac-repas entre ses doigts.
– J’ai envie de toi.
– T’as surtout envie que je fasse tes devoirs.
– Ça aussi.
Sa voix rauque me donne des frissons. Je croise les mains sur mes seins, parce que je déteste qu’ils soient aussi voyants, parce que j’ai en horreur sa manière de les reluquer sans vergogne, parce que j’exècre le fait d’être à sa merci.
Il lève enfin les yeux, mais pour les poser sur ma bouche.
– Qu’est-ce qui est arrivé à ta lèvre ? Tu l’as écorchée sur un piercing ?
Je hausse les épaules.
– Il était énorme… le piercing.
Jaloux, il se rembrunit, et je déteste également cela.
– Tu devrais t’en faire poser un !
J’incline la tête pour mieux savourer son rire forcé.
– Pourquoi pas ? Ça augmente le plaisir, il paraît.
Je n’y connais rien en piercings, mais je ne peux pas laisser l’occasion de lui faire une remarque désobligeante.
– Avec ça, au moins, t’arriverais peut-être à faire jouir une fille ?
Son rire forcé se transforme en quinte de toux.
– Eh, minute, qu’est-ce que t’as dit ? s’exclama-t-il, le regard dur. Je te fais jouir !
Coïter avec lui, c’est comme s’enlever un tampon : un petit coup rapide et on se retrouve dans la purée. C’est débectant ! Le genre de truc que je chasse de mes pensées jusqu’à la prochaine fois, par obligation. Je ne prends pas la peine de le lui dire. Il le voit dans le regard noir que je lui lance.
– C’est des conneries.
Il monte à la charge et franchit la limite de ce que des badauds appelleraient une conversation amicale.
Lorsqu’il essaie de m’attraper par le bras, je lève les yeux vers le bâtiment du Foyer et m’arrête sur la fenêtre vide du bureau de madame le doyen.
– Ta mère regarde !
– Tu mens, salope.
Il ne vérifie pas, mais il baisse quand même la main.
– Si tu veux que je t’aide, il va me falloir un acompte.
Il laisse échapper un gloussement indigné.
– Oh que non !
– Comme tu voudras.
Je prends le large au sprint en suivant l’herbe qui borde le sentier pour ne pas brûler mes pieds nus.
Cela ne prend que quelques secondes à Prescott pour me rattraper grâce à ses grandes guiboles.
– Pas si vite, Ivory !
La sueur perle sur son visage tandis qu’il court à ma hauteur en chemise à col fermé.
– Tu veux bien t’arrêter une minute ?
J’espace mes foulées, pose les poings sur mes hanches et l’attends pendant qu’il reprend son souffle.
– Écoute, j’ai pas de cash sur moi tout de suite. (Il tire sur les poches de son pantalon.) Mais je te paierai ce soir.
« Ce soir ! »
J’ai un haut-le-cœur, mais je m’en sors par un sourire et lui arrache son sac-repas de la main.
– Ça suffira jusqu’à ce soir.
Déjeuner est la seule avance dont j’avais besoin de toute façon. Il dispose d’un compte illimité à la cafétéria, alors ce n’est pas comme si je l’affamais.
Il regarde mes pieds nus, le sac en papier entre mes doigts et s’arrête sur ma lèvre ouverte. Pour un type qui a des difficultés en algèbre, il n’est pas idiot. Il serait plutôt indifférent. Indifférent à mes problèmes. Indifférent au programme scolaire.
Aucun d’entre nous n’est ici pour étudier les équations du second degré ou la biologie cellulaire. Nous sommes là pour l’enseignement artistique, pour danser, chanter, pour jouer de nos instruments et être reçus au conservatoire de notre choix. Prescott préfère passer son temps à baiser et à jouer de la guitare classique, non pas à rédiger un devoir d’histoire en français ! Il a du bol d’échapper au contrôle continu, du moins quand il a de quoi me payer pour que je le fasse à sa place.
Il n’est pas le seul connard en titre à Le Moyne, mais je réserve mes services aux plus gros portefeuilles et à ceux qui ont le plus à perdre. Nous connaissons tous le risque. Si l’un d’entre nous se fait pincer, on est tous dans la merde. Malheureusement, mon petit cercle de tire-au-flanc se compose essentiellement de Prescott et de ses amis.
Et il leur arrive parfois de prendre plus que ce pour quoi ils ont payé.
Je jette un coup d’œil à l’intérieur du sac-repas et salive à la vue du rôti de bœuf sur les tranches de pain croustillant, du raisin et des cookies au chocolat.
– Ce soir où ?
– Comme d’hab.
Ce qui signifie qu’il passera me prendre à dix pâtés de maisons du lycée, qu’il garera sa voiture sur un terrain vague et que nous ferons beaucoup plus que ses devoirs. Mais c’est moi qui ai fixé les règles. Pas d’échange de devoirs dans l’enceinte de l’école ni dans des lieux publics. C’est trop risqué, surtout avec la surveillance rapprochée que Madame le doyen exerce sur son fils.
– À tout à l’heure en classe !
Il s’éloigne à grands pas, les yeux braqués sur la fenêtre de sa mère et sur la silhouette de celle-ci.
Il jure qu’elle ne se doute de rien, mais elle m’a dans le collimateur depuis qu’elle a été nommée mère abbesse quand j’étais en deuxième année. C’est peut-être à cause de ma réputation de fille facile ou de mon manque d’argent. À moins que ce ne soit à cause de mon choix d’université ?
Le Leopold Conservatory de New York est l’établissement universitaire le plus élitiste du pays et ils n’acceptent qu’un seul étudiant de Le Moyne par an. Si toutefois ils en acceptent un… Des dizaines de mes condisciples ont fait leur demande, y compris Prescott, mais Mme McCracken a dit que c’était moi qui avais les plus grandes chances, que j’étais celle qu’elle recommanderait pour Leopold. Ce qui fait de moi la plus grande rivale de Prescott. Du moins, l’étais-je… Sans le parrainage de Mme McCracken, c’est exactement comme si je retournais à la case départ.
Recroquevillée sous un arbre, je dévore le déjeuner de Prescott en me persuadant de ne pas m’inquiéter pour lui. Marceaux me prendra en estime. Il verra que je mérite la place. Quant à ce soir… Ce soir, je ne monterai pas dans la voiture de Prescott. On peut relire ses devoirs sur le trottoir, et s’il n’est pas content, je ficherai le camp. Il peut bien foirer son contrôle continu et abandonner la course à Leopold, je trouverai un autre fumiste pour compenser mon manque à gagner.
Tandis que je parcours en courant les cinq kilomètres de piste qui entourent le domaine arboré, je puise de l’énergie physique et morale dans cette ferme résolution.
Lorsque la cloche qui annonce le début des cours dans cinq minutes résonne, je suis déjà douchée, habillée, et je me faufile dans la cohue de Crescent Hall, l’estomac tout retourné.
« Tout ce qu’il te faut, c’est l’occasion. »
La confiance que Stogie met en moi me donne des ailes, mais c’est le souvenir de l’énergie de papa qui me donne le sourire. S’il était à ma place, dans ces couloirs dont il a rêvé, il chantonnerait sans retenue sa joie et sa gratitude. Je la sens, son énergie contagieuse, qui coule dans mes veines et me fait hâter le pas quand j’entre dans la salle 1A, cette même salle de musique où j’étais l’an dernier.
Le mur du fond est couvert d’un impressionnant étalage de cuivres, de cordes et de percussions. Six, peut-être plus, de mes condisciples musiciens se rassemblent autour du bureau situé au centre de ce vaste espace en L. Si je tournais l’angle, je pourrais voir le grand queue de concert Bösendorfer dans l’alcôve. Mon attention bute sur l’homme qui se tient à l’avant du renfoncement.
Assis les bras croisés sur le bord du bureau, il observe l’assemblée des étudiants d’un air sombre, agacé. Dieu merci, il ne m’a pas encore remarquée, parce que je n’arrive pas à bouger d’où je suis ni à détourner les yeux de sa personne.
Contre toute attente, il est jeune ; pas autant qu’un étudiant, mais il doit avoir à peu près le même âge que mon frère. Il a une sorte de beauté sauvage, les joues rasées de près, mais tout de même obscurcies, de sorte que je doute que le rasoir le plus effilé puisse venir à bout de sa barbe.
Plus je le regarde, plus je m’aperçois que ce n’est pas son visage qui dégage une impression de jeunesse. C’est son style, si différent de celui des autres professeurs, avec leurs costumes classiques et leur mine effacée.
C’est aussi à cause de la manière dont ses cheveux noirs sont coiffés : courts sur les côtés, longs et en bataille sur le sommet du crâne, comme s’il s’était de se peigné avec les doigts avant de les laisser retomber sur son front dans le plus parfait désordre. Ses longues jambes sont moulées dans un jean noir serré, mais un examen plus attentif me confirme que c’est en fait un pantalon de toile coupé comme un jean. Les manches de sa chemise à carreaux sont retroussées jusqu’aux coudes, et sa cravate arbore un autre motif à carreaux qui, sans être assorti à la chemise, fonctionne curieusement très bien. Son gilet marron moulant est du genre que les hommes portent sous une veste de costume. Sauf que lui, il ne porte pas de veste.
Dans l’ensemble, son look est cosmopolite décontracté, conformiste avec une touche de personnalité, un défi sans infraction au code vestimentaire de l’établissement.
– Installez-vous !
Sa voix retentissante résonne dans toute la salle, me secouant de l’intérieur, même si ce n’est pas spécifiquement à moi qu’il s’adresse.
Je soupire de soulagement, puis il se tourne dans ma direction, ses yeux bleus aux avant-postes, suivis du reste de son corps. Il empoigne le bord du bureau tandis que son visage entre complètement dans la lumière. Nom d’un cunni ! Une expression comme « incroyablement mignon » banalise l’impression que me laisse sa vue. Ouais, le premier survol est un éblouissement, mais il n’y a pas que son charme. Il y a sa présence, la confiance en soi et l’autorité qui se dégagent de lui et qui me laissent toute chamboulée, le souffle coupé, et qui me font vraiment quelque chose tout au fond de moi.
Il me regarde fixement pendant un instant qui semble durer une éternité ; il est inexpressif, à l’exception de ses sourcils en V.
– Êtes-vous… (Il jette un coup d’œil au mur derrière moi, puis ramène ses yeux sur moi.) Vous n’étiez pas à la réunion du personnel enseignant ce matin ?
– La réunion du personnel enseignant ?
Je comprends soudain, avec la violence d’un coup de poing à l’estomac.
Il me prend pour une prof, et voilà qu’il me regarde comme les autres types, me déshabillant des yeux et me donnant une envie spasmodique de vomir. Cela me rappelle à quel point je suis physiquement différente des autres filles de mon âge et à quel point je déteste ça.
Je place ma sacoche devant ma poitrine, dissimulant la partie la plus ostensible de mon anatomie.
– Je ne suis pas… (Je m’éclaircis la voix et me fais violence pour aller jusqu’à la table la plus proche.) Je suis étudiante. Piano.
– Naturellement.
Il se lève, glisse ses mains dans ses poches, et d’une voix rauque ajoute :
– Asseyez-vous !
Il me suit de son regard glacial, dur ; et, bordel, je n’ai pas envie de me laisser intimider. J’essaie de donner plus d’allant à mes déplacements en puisant dans la confiance en moi que je ressentais en entrant, mais je ne tiens pas bien sur mes jambes.
Tandis que je pose ma sacoche à côté d’une table inoccupée, son impatience gronde, se fait plus incisive.
– On se presse !
Je me laisse tomber sur ma chaise, les mains tremblantes et le cœur qui cogne comme un marteau-pilon dans mes oreilles. Si j’étais plus solide, si j’avais davantage confiance en moi, je me ficherais qu’il force l’intimité de mon regard et qu’il me fasse disjoncter.
Si j’étais plus solide, je pourrais détourner les yeux.
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