Premier 9 novembre
Je suis translucide, liquide,
À la dérive, sans but.
Elle est une ancre, celle qui plonge dans ma mer.
– Benton James Kessler
Fallon
Je me demande ce qu’on entendrait au juste si je lui cassais cette chope sur la tempe.
Il a la tête dure. Avec un verre aussi épais, ça devrait craquer sec.
Je me demande s’il saignerait. Il y a des serviettes sur la table, mais pas du genre à éponger des rigoles d’hémoglobine.
– Bon, oui, dit-il. Je suis un peu choqué. Enfin, c’est comme ça.
Au son de sa voix, j’agrippe ma chope dans l’espoir qu’elle restera bien dans ma main, au lieu d’aller s’écraser contre son crâne.
– Fallon ?
Il s’éclaircit la gorge, essaie d’adoucir ses paroles, mais elles me frappent encore tels des coups de couteau.
– Tu vas dire quelque chose ? insiste-t-il.
J’enfonce ma paille dans un glaçon comme si c’était sa tête et je marmonne :
– Et alors ? Tu ne veux pas que je te félicite, non plus ?
J’ai plutôt l’air d’une gamine mal élevée que d’une adulte de dix-huit ans.
Je m’adosse à mon siège, croise les bras. Je me demande si ce regret que je lis dans ses yeux provient du fait qu’il est navré de me décevoir ou s’il n’est pas encore en train de me jouer la comédie. Voilà à peine cinq minutes qu’il a pris place dans ce box, et il transforme déjà sa banquette en scène de théâtre, comme si j’étais son public.
Ses doigts tapotent sa tasse de café tandis qu’il me regarde silencieusement.
Taptaptap.
Taptaptap.
Taptaptap.
Il croit que je vais céder et lui dire ce qu’il a envie d’entendre. Mais on n’est plus assez proches, depuis deux ans, pour qu’il sache que je ne suis plus la même.
Voyant que je ne réagis pas, il finit par pousser un soupir, pose les coudes sur la table.
– Moi qui croyais que tu serais contente pour moi…
– Contente ? Comment ça ?
Il se fiche de moi.
Un sourire suffisant modère son expression irritée.
– Je ne pensais pas pouvoir redevenir père.
Je pars d’un éclat de rire incrédule.
– Ce ne sont pas quelques gouttes de sperme dans un vagin de vingt-quatre ans qui feront de toi un père.
Là, il ne sourit plus du tout mais penche la tête de côté, comme chaque fois qu’il ignore comment réagir en scène. « Fais comme si tu étais en pleine méditation, et ça passera pour une forme d’émotion. Triste, introspective, contrite, bienveillante. » Il a dû oublier que c’est lui qui m’a initiée à la comédie et que ce regard faisait partie d’une des premières attitudes qu’il m’ait enseignées.
– Tu ne crois pas que j’ai le droit de me revendiquer comme père ? lâche-t-il d’un ton offensé. Alors que suis-je pour toi ?
Je considère sa question comme rhétorique et tape sur un autre glaçon avant de le glisser dans ma bouche. Et je croque bruyamment dedans. Il ne compte sans doute pas obtenir un réponse. En ce qui me concerne, ce n’est plus un « père » depuis le soir où ma carrière d’actrice s’est arrêtée, alors que j’avais à peine seize ans. Pour être honnête, je ne suis pas certaine qu’il ait vraiment été un père avant cette date non plus. On se comportait plutôt comme professeur et élève.
Il glisse les doigts dans ses cheveux, parmi ces implants hors de prix sur le haut de son front.
– Pourquoi fais-tu ça ? reprend-il d’un ton irrité. Tu m’en veux encore de ne pas avoir assisté à ta remise de diplôme ? Je t’ai déjà dit que j’avais un empêchement.
– Non. C’est moi qui ne t’avais pas invité.
Là, il n’a pas l’air de me croire.
– Pourquoi ?
– Je n’avais que quatre places.
– Et ? Je suis ton père. Pour quelle raison ne m’aurais-tu pas invité ?
– Tu ne serais pas venu.
– C’est toi qui le dis.
– Tu n’es pas venu.
– Évidemment, Fallon, puisque je n’étais pas invité !
– Tu es impossible. Maintenant, je comprends pourquoi maman t’a quitté.
– Ta mère m’a quitté parce que j’avais couché avec sa meilleure amie. Ma personnalité n’avait rien à voir là-dedans.
Que répondre à ça ? Cet homme n’a aucun sens du remords. J’ai beau détester ça, en un sens, je l’envie. Je préférerais lui ressembler plutôt qu’à ma mère. Il ne tient aucun compte de ses nombreux défauts alors que les miens occupent le centre de mon existence. Ce sont eux qui m’empêchent de dormir.
– C’est pour qui, le saumon ? s’enquiert le serveur.
On peut dire qu’il tombe à pic.
Je lève la main et il dépose l’assiette devant moi. J’ai perdu l’appétit alors je commence par écarter le riz avec ma fourchette.
– Hé, attendez ! dis-je en relevant la tête.
Mais il ne s’occupe plus de moi. Il dévisage mon père avec attention.
– Vous ne seriez pas…
Et voilà, c’est reparti.
Il frappe la table du plat de la main, me faisant sursauter.
– Oui, c’est vous ! Donovan O’Neil ! Vous jouiez le rôle de Max Epcott.
Mon père hausse modestement les épaules, même s’il n’y a rien de modeste en lui. Bien qu’il ne joue plus le rôle de Max Epcott puisque la série est terminée depuis quinze ans, il continue à se comporter comme une star de la télé. Et les gens qui le reconnaissent le poussent à ça. On dirait qu’ils n’ont jamais vu un acteur de leur vie. On est à Los Angeles, bon sang ! Ici, tout le monde fait son cinéma.
D’humeur toujours aussi agressive, je pique mon saumon à coups de fourchette quand le serveur me demande de les prendre en photo.
Je soupire de résignation.
À contrecœur, je m’arrache à ma place dans le box. Il me tend son appareil mais je fais non d’un geste de la main et passe derrière lui.
– Je vais aux toilettes. Prenez donc un selfie. Il adore ça.
Je me précipite dans l’escalier pour m’isoler un peu de mon père. Je ne sais pas pourquoi je lui ai demandé de le rencontrer aujourd’hui. Peut-être parce que je déménage et qu’on ne se reverra plus pour Dieu sait combien de temps ; mais cela valait-il la peine de m’imposer une telle épreuve ?
J’ouvre la porte de la première cabine, la ferme derrière moi, me tourne vers le distributeur pour en tirer un couvre-siège jetable que je place sur la lunette des wc.
À une époque, j’ai lu une étude sur les bactéries infestant les toilettes publiques. C’était la première cabine de chaque stalle qui en contenait le moins. Les gens croient que c’est la plus utilisée, alors ils prennent la suivante. Pas moi, c’est la seule où j’entre. Je n’ai pas pour autant la phobie des microbes mais, quand on a passé deux mois dans un hôpital à seize ans, on en garde une sorte d’obsession en matière d’hygiène.
Une fois sortie de ma cabine, je consacre une bonne minute à me laver les mains, sans les quitter des yeux, refusant de me regarder dans la glace. Je m’habitue de mieux en mieux à éviter les miroirs, pourtant, je capte encore mon image en prenant une serviette en papier. J’ignore combien de temps j’ai passé à contempler mon reflet, je ne m’habitue toujours pas à ce que j’y vois.
De la main, je trace les cicatrices qui courent sur le côté gauche de mon visage, sur ma joue et sur mon cou. Elles disparaissent sous le col de mon chemisier mais descendent le long du côté de ma poitrine pour s’arrêter juste en dessous de la taille. J’effleure cette zone qui évoque du cuir froncé, et ces cicatrices me rappellent constamment que l’incendie a bel et bien eu lieu, que je n’ai pas juste vécu un cauchemar dont je pourrais sortir en me pinçant le bras.
Des mois durant j’ai porté des bandages sans plus pouvoir effleurer une grande partie de mon corps. Maintenant que ces brûlures sont guéries, il m’en reste les cicatrices, que je me surprends sans cesse à toucher. On dirait du velours froissé et n’importe qui pourrait se révolter à leur contact autant que par leur apparence. Pourtant, j’aime bien cette sensation. Je passe mon temps à parcourir mon cou ou mon bras du bout des doigts, à lire le braille de ma peau, jusqu’à ce que je me rende compte de ce que je suis en train de faire, et là je m’arrête. Comment peut-on apprécier de quelque façon que ce soit le résultat de ce qui a brisé ma vie ?
Bien sûr, je ne parle que du toucher, pour ce qui est de l’apparence, c’est une autre histoire. Ainsi, toutes mes brûlures ont fait les gros titres dans le monde entier et j’ai beau essayer de les cacher sous mes cheveux et mes vêtements, elles restent là. Elles y resteront toujours. Constant rappel de cette nuit qui a détruit ce qu’il y avait de meilleur en moi.
Je n’attache pas une grande importance aux anniversaires, mais en me réveillant, ce matin, j’ai immédiatement pensé à la date d’aujourd’hui. Peut-être parce que c’était l’idée sur laquelle je me suis endormie hier soir. Voilà tout juste deux ans que la maison de mon père a été envahie par les flammes et que j’ai failli y perdre la vie. C’est sans doute pour ça que j’ai eu envie de le voir aujourd’hui. Je devais espérer qu’il allait se souvenir, dire quelque chose pour me réconforter. Je sais, il s’est beaucoup excusé, mais comment lui pardonner de m’avoir bel et bien oubliée ?
Je ne passais chez lui qu’une semaine de temps à autre. Mais, ce matin-là, je lui avais envoyé un texto pour lui dire que je viendrais pour la nuit. Logiquement, on aurait pu penser que lorsque sa maison a pris feu, il allait commencer par venir me réveiller.
Mais il n’en a rien fait ; il avait oublié que j’étais là. Personne ne savait qu’il s’y trouvait quelqu’un jusqu’au moment où on m’a entendue hurler depuis l’étage. Je sais qu’il s’en veut énormément. Des semaines durant, il n’a cessé de demander pardon chaque fois qu’on se voyait, mais ses excuses ont fini par se faire aussi rares que ses visites et ses coups de téléphone. Mon ressentiment reste très fort, presque malgré moi. Cet incendie n’était qu’un accident. Je m’en suis sortie. J’essaie de me concentrer sur ces deux idées, pourtant c’est plus compliqué quand je me regarde dans la glace.
Ou que quelqu’un me regarde.
La porte des toilettes s’ouvre sur une femme qui me jette un bref coup d’œil avant de se diriger vers la dernière cabine.
Vous auriez dû prendre la première, Madame.
Je m’observe encore dans la glace. J’ai longtemps eu une coupe très moderne avec des cheveux qui m’arrivaient aux épaules, mais je les ai laissés pousser ces deux dernières années, afin de mieux couvrir la partie gauche de mon visage. Je tire la manche de mon pull jusque sur le poignet, remonte mon col pour cacher mon cou. Ainsi, les cicatrices sont à peine visibles et j’arrive à supporter mon reflet.
Avant, je me trouvais plutôt jolie. Désormais, je ne fais que vérifier si mes cheveux et mes vêtements me couvrent suffisamment.
Bruit de chasse d’eau. Je sors en hâte des toilettes avant que la femme ne quitte sa cabine. Je fais mon possible pour éviter les yeux des gens que je croise. Pas parce que j’ai peur qu’ils ne voient mes cicatrices mais parce qu’ils ne me regardent pas. Ou alors parce qu’ils me reconnaissent et se détournent, par pudeur. Ce serait sympa, pourtant, de pouvoir soutenir un regard. Voilà longtemps que cette histoire m’est arrivée et j’avoue que l’attention du public me manque.
De retour dans la salle, je repère tout de suite la tête de mon père dans le box. Bon, il est toujours là… En un sens, j’espérais qu’il aurait eu une urgence et serait parti.
Dommage que je préfère retrouver un siège vide à la place de mon père. Cette idée me donnerait presque le cafard, jusqu’à l’instant où mon attention est détournée par le type devant lequel je vais passer.
En général, je ne fais pas trop attention aux gens, d’autant qu’ils m’évitent autant que possible. Mais là, je croise un regard intense, curieux, ostensiblement posé sur moi.
Aussitôt, je me dis : « Si seulement on était il y a deux ans… »
C’est souvent ce qui me vient à l’esprit quand je vois des garçons qui auraient pu me plaire. Or celui-ci est vraiment mignon. Pas dans le genre Hollywood à proprement parler, le genre habitant caractéristique de la ville. Ils se ressemblent tous et, s’il existe un genre distinct d’acteur de cinéma, ils veulent tous se couler dans ce moule.
Celui-ci est complètement différent. Sa barbe naissante n’a rien d’une œuvre d’art soignée. Elle fait plutôt négligée ; irrégulière, comme s’il avait passé la nuit à travailler et pas pris le temps de se raser ce matin. Il n’a pas ébouriffé ses cheveux au gel pour se donner ce petit air tombé du lit. Ça semble naturel, chez lui. Des mèches chocolat lui balaient le front un peu dans tous les sens. À croire qu’il s’est levé en retard pour un rendez-vous et n’a pas pris le temps de vérifier sa tête dans la glace.
Une allure aussi négligée aurait de quoi faire fuir alors que, curieusement, malgré cette absence quasi totale de narcissisme, c’est l’un des mecs les plus attirants que j’aie jamais vus.
C’est peut-être un effet secondaire de mon obsession de la propreté. Je dois être dans un tel état de manque de cette négligence, de cette décontraction dont il fait preuve, que je prends ma jalousie pour de la fascination.
À moins que je ne le trouve mignon parce qu’il fait partie de ces rares personnes qui, depuis deux ans, ne détournent pas immédiatement les yeux en me voyant.
Arrivée à sa hauteur, je dois passer devant lui pour gagner mon box juste derrière et j’en suis encore à me demander si je vais accélérer le pas pour rompre le charme ou ralentir pour retenir son attention.
Son corps vire un peu dans ma direction tandis que je passe, son regard devient trop fascinant. Trop envahissant. Je sens mes joues s’empourprer, ma peau me picoter, alors je baisse les yeux vers mes pieds, laissant mes cheveux tomber devant mon visage. J’en attrape même une mèche dans la bouche, histoire de me cacher davantage à sa vue. Je ne sais pas pourquoi son attention me met si mal à l’aise, mais c’est ainsi. Il y a quelques instants, je me disais encore que j’aurais bien aimé être dévisagée comme avant mais, maintenant que ça m’arrive, je préférerais qu’il détourne le regard.
À l’instant où il va sortir de mon champ de vision, je pose les yeux sur lui et remarque un début de sourire.
Peut-être qu’il n’a pas remarqué mes cicatrices. C’est l’unique raison qui pourrait expliquer le sourire de ce garçon.
Aïe ! Ça m’ennuie d’en arriver à réfléchir de cette façon. Je n’étais pas comme ça, avant. Mais l’incendie a détruit toute l’estime que j’avais pour moi. J’ai essayé de la regagner, seulement, difficile de croire que quiconque puisse me trouver attirante quand je n’arrive pas à me regarder dans une glace.
– On ne s’en lasse jamais, dit mon père comme je me glisse dans le box.
Pour un peu j’aurais oublié sa présence…
– De quoi on ne se lasse jamais ?
De sa fourchette, il désigne le serveur maintenant installé à la caisse.
– De ça. D’avoir des admirateurs.
Il prend une bouchée et continue à parler la bouche pleine :
– Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire ?
– Rien de particulier, pourquoi ?
– C’est toi qui as voulu qu’on déjeune ensemble. À l’évidence, tu avais quelque chose à me dire.
Triste de constater que notre relation en est là. Qu’un simple déjeuner doive avoir un objectif précis, au-delà de la simple rencontre d’un père et de sa fille.
– Je pars m’installer à New York demain. Ou plutôt ce soir, mais comme mon vol décolle tard dans la nuit, il atterrira le 10.
Mon père étouffe une quinte de toux dans sa serviette. Du moins je crois que c’est de la toux. Il n’en est tout de même pas à s’étrangler devant la nouvelle.
– New York ? bafouille-t-il.
Et là… il éclate de rire. Il rit. Comme si je plaisantais. Calme-toi, Fallon. Ton père est un abruti. Tu le sais bien.
– Comment ça ? Pourquoi ? Qu’est-ce qui t’attire à New York ?
Ses questions défilent au fur et à mesure qu’il digère l’information.
– Et, ajoute-t-il, ne me dis surtout pas que tu as rencontré quelqu’un sur Internet.
Mon cœur bat à tout rompre. Il ne pourrait pas, au moins, faire semblant d’approuver ma décision ?
– Je voudrais changer de vie. J’ai envie de passer des auditions pour Broadway.
Quand j’avais sept ans, il m’y a emmenée voir Cats. C’était la première fois que j’allais à New York et cela fait partie des meilleurs souvenirs de mon enfance. Jusqu’alors, il m’avait toujours poussée à devenir actrice, mais il a fallu que je voie cette représentation pour comprendre que c’était ma vocation. Je n’ai jamais pu étudier le théâtre, parce que mon père dirigeait chacun de mes pas dans la profession et qu’il adore le cinéma. Sauf que, depuis maintenant deux ans, j’ai repris ma vie en main. J’ignore si j’aurai le courage de passer des auditions mais, en décidant d’aller m’installer à New York, j’ai pris l’une de mes plus importantes initiatives depuis l’incendie.
Mon père repose son verre en soupirant.
– Fallon, écoute. Je sais que tu aurais voulu être actrice, mais tu ne crois pas qu’il est temps de t’orienter vers autre chose ?
Voilà belle lurette que je n’accorde plus d’importance à ce qu’il pense, et heureusement, parce que je ne relève pas les âneries qu’il vient de me dire. Toute ma vie, il n’a fait que m’entraîner dans ses pas. Mais, après l’incendie, ses beaux conseils se sont interrompus d’un coup. Je ne suis pas complètement idiote. Il estime que j’ai perdu mes principaux atouts pour devenir actrice et, d’une certaine façon, je sais qu’il a raison. À Hollywood, rien ne compte plus que l’apparence physique.
Raison pour laquelle j’ai voulu déménager à New York. Si je veux rejouer la comédie, ce sera sur une scène de théâtre.
J’aurais juste aimé qu’il se montre un peu plus subtil. Ma mère était folle de joie quand je lui ai annoncé la nouvelle. Depuis la fin de mes études secondaires et mon installation en coloc avec Amber, je quitte rarement mon appartement. Sur le coup, maman était triste quand je lui ai dit que je voulais déménager, tout en se réjouissant que je veuille quitter la Californie.
J’aurais aimé que mon père aussi considère la chose comme une étape essentielle dans ma vie.
– Et ton emploi de narratrice, alors ?
– Je continue. Les livres audio sont enregistrés en studio. Ça existe aussi à New York.
Il lève les yeux au ciel.
– Malheureusement !
– Quoi ? Qu’est-ce que tu reproches aux livres audio ?
Il me jette un regard incrédule.
– Mis à part le fait que c’est considéré comme le bas de l’échelle du métier d’acteur ? Tu peux faire mieux, Fallon. Je ne sais pas, moi, l’université, ou d’autres études.
Là, mon cœur se serre. Décidément, il n’y a pas plus égocentrique que ce type.
Il s’arrête un instant de manger et me regarde dans les yeux, comme s’il venait de comprendre ce qu’il m’a dit. Il s’essuie la bouche en hâte, tend l’index vers moi :
– Tu sais très bien que ce n’est pas ce que je voulais dire. Il n’y a rien de dégradant à faire des livres audio. Seulement, tu peux entreprendre une plus belle carrière dans un autre domaine, maintenant que les portes du cinéma te sont fermées. Tu ne gagneras jamais assez avec ces lectures, pas plus qu’à Broadway, d’ailleurs.
Il articule ce mot, Broadway, comme si c’était du poison.
– Pour ton information, dis-je, beaucoup d’acteurs des plus respectables font aussi de la narration. Et tu veux que je te cite les noms des stars de Broadway en ce moment ? J’ai la journée devant moi.
Il fait non de la tête mais je sais qu’il n’est pas convaincu pour autant. Il s’en veut juste un peu d’avoir rabaissé un des rares emplois de comédienne que je puisse encore remplir.
Il porte à sa bouche son verre où ne restent que quelques glaçons fondus.
– De l’eau ! lance-t-il en l’agitant jusqu’à ce que le serveur arrive avec une carafe.
Je pique de nouveau mon saumon maintenant froid. J’espère que mon père va vite finir de déjeuner car j’ai de plus en plus de mal à supporter sa présence. Ma seule consolation reste que, demain, à cette heure-ci, je serai sur la côte Est. Et tant pis si j’échange le soleil contre la neige.
– Ne prends aucun engagement pour la mi-janvier, lance-t-il soudain. J’aurai besoin de toi à Los Angeles pour une semaine.
– Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a en janvier ?
– Ton paternel se marie.
Je m’agrippe la nuque, regarde mes genoux.
– C’est pas vrai…
– Fallon, ne la juge pas avant de l’avoir rencontrée…
– Pas besoin de la voir pour savoir que je ne l’aimerai pas. Du moment qu’elle t’épouse…
J’essaie de faire passer ma colère pour de la dérision mais je suis sûre qu’il a très bien compris.
– Au cas où tu l’aurais oublié, ta mère aussi m’a épousé, et ça ne t’empêche pas de l’aimer…
Là, il marque un point.
– D’accord. Mais ça ne fait jamais que tes cinquièmes fiançailles depuis mes dix ans.
– Mais seulement ma troisième épouse.
Finalement, je porte une bouchée de saumon à ma bouche.
– Avec des types comme toi, je vais envoyer promener tous les hommes qui tournent autour de moi.
Ça le fait rire.
– Pour ce que ça va changer ! Je ne t’ai jamais vue sortir qu’avec un seul garçon, et ça remonte à plus de deux ans.
J’en avale mon saumon tout rond.
Je n’y crois pas ! Où étais-je durant la distribution des pères dignes de ce nom ? Pourquoi ai-je eu droit à ce sombre crétin ?
Je me demande combien de gaffes il a commises durant ce repas. Il ferait mieux de se méfier ou il va finir par se prendre mon poing dans la gueule. Il ne s’est même pas aperçu du jour qu’on était. Sinon, il n’aurait jamais lâché de telles idioties.
Soudain, il fronce les sourcils, comme s’il en prenait conscience et tentait de s’excuser. Je suis sûre qu’il ne voulait pas dire ce que j’ai pigé mais ça ne m’empêche pas d’avoir envie de lui faire ravaler chacune de ses paroles.
Je repousse mes mèches derrière les oreilles, dégageant ainsi mes cicatrices, et le fixe dans les yeux :
– Qu’est-ce que tu veux, papa, les garçons ne me regardent plus comme avant… avant ça… Tu sais…
J’ai la main devant le visage mais je regrette déjà mes paroles.
Pourquoi est-ce que je me rabaisse toujours à son niveau ? Je vaux mieux que ça.
Il pose un instant les yeux sur ma joue mais les détourne rapidement.
C’est vrai qu’il a l’air plein de remords et, sur le coup, j’ai envie d’oublier mon amertume, de me montrer un peu plus gentille. À ce moment-là, le type du box derrière lui se lève, détruisant instantanément ma belle détermination. J’essaie de ramener mes cheveux devant mon visage avant qu’il ne se retourne, mais c’est trop tard. Il a de nouveau porté les yeux sur moi.
Il arbore le même sourire que tout à l’heure. Je soutiens son regard. En fait, je continue de l’observer alors qu’il sort dans l’allée et s’approche de nous. Sans me laisser le temps de réagir, le voici qui s’assied à côté de moi.
Bon sang. Qu’est-ce qu’il fabrique ?
– Désolé d’être en retard, ma chérie, énonce-t-il en me passant un bras sur l’épaule.
Il m’a appelée chérie. Ce parfait inconnu me prend dans ses bras et m’appelle chérie.
J’interroge mon père du regard. Il doit bien y être pour quelque chose ; cependant, il dévisage mon voisin d’un air sans doute encore plus perplexe que le mien.
Je me raidis quand je sens les lèvres du type se poser sur ma tempe.
– Fichus embouteillages… marmonne-t-il.
Parfait Inconnu promène ses lèvres dans mes cheveux.
Qu’est-ce.
Qui.
Se passe ?
Le type saisit la paume de papa.
– Je m’appelle Ben, dit-il. Benton James Kessler. Je suis le copain de votre fille.
Le… quoi ?
Mon père lui serre la main. J’en reste un instant bouche bée, puis je me reprends. Pas la peine qu’il sache que je n’avais jamais vu ce type de ma vie, ni que celui-ci se doute de mon ravissement devant une telle attention. Non, si je le dévore des yeux c’est juste que… enfin… je le prends pour un malade…
Lâchant la main de mon père, il s’adosse au siège, me lance un clin d’œil, se rapproche de moi, la bouche assez près de mon oreille pour que ça puisse lui valoir une gifle.
– Faites semblant, me souffle-t-il.
Il recule en souriant.
Faites semblant ?
C’est quoi, ça ? Un cours d’improvisation ?
Tout d’un coup, je pige.
Il a entendu notre conversation. Il se fait passer pour mon copain afin de piéger mon père.
Bon, je crois qu’il me plaît bien comme faux petit copain.
Du coup, je lui décoche un sourire affectueux.
– Je commençais à croire que tu n’arriverais jamais.
Tout en regardant mon père, je pose la tête sur l’épaule de Ben.
– Ma chérie, tu sais que je voulais rencontrer ton père. Vous avez si peu l’occasion de vous voir… Il faudrait autre chose que des embouteillages pour me retenir.
Je décoche à mon faux copain un sourire satisfait pour cette pique. Lui aussi doit avoir un connard en guise de père car il a l’air de savoir de quoi il parle.
– Oh pardon ! reprend-il. Monsieur, je n’ai pas compris votre nom.
– Donovan O’Neil. Vous devez le connaître, j’ai tenu le rôle principal dans…
– Non, ça ne me dit rien. Mais Fallon m’a beaucoup parlé de vous.
Il me pince le menton avant d’ajouter :
– À propos, que pensez-vous de son idée de s’installer à New York ? Perso, je n’ai pas trop envie de voir ma biquette filer dans une autre ville mais si c’est pour réaliser son rêve, je la conduirai moi-même à l’aéroport.
Biquette ? Il a de la chance de n’être que mon faux petit ami, parce que je me sentirais bien prête à le cogner dans ses fausses roupettes pour ce surnom débile.
Visiblement mal à l’aise, mon père s’éclaircit la gorge.
– Je sais qu’à dix-huit ans on a la tête pleine de rêves, mais Broadway n’a rien d’un rêve. Surtout quand on a connu un début de carrière comme celui de Fallon. À mon avis, elle se rabaisserait.
Ben se redresse sur son siège. Il sent trop bon. Enfin je crois. Voilà longtemps que je ne m’étais pas tenue aussi près d’un mec ; si ça se trouve, il émet une odeur tout à fait normale.
– Heureusement qu’elle a dix-huit ans, rétorque-t-il. Désormais, elle n’a plus à se préoccuper de l’opinion parentale sur ce qu’elle peut faire de sa vie.
Je sais qu’il ne fait que jouer la comédie, mais personne n’avait jamais pris ma défense ainsi. J’en ai la chair de poule. Idiote.
– Venant d’un professionnel, ce n’est pas juste une opinion, dit mon père. C’est un fait. Voilà assez longtemps que je suis dans le métier pour savoir quand il faut tirer sa révérence.
Là, je bondis en avant, bien que le bras de Ben se crispe sur mon épaule.
– Tirer sa révérence ? répète-t-il. Autrement dit, selon vous, votre fille doit renoncer ?
Mon père lève les yeux au ciel puis croise les bras en jetant un regard noir à Ben, qui prend immédiatement une posture identique.
Et moi, je me sens de plus en plus gênée. Je n’avais jamais vu mon père se comporter ainsi, sans chercher une minute à cacher combien son interlocuteur lui déplaît.
– Écoutez, Ben, lâche-t-il la bouche crispée. Cessez de bourrer le crâne de ma fille avec ces inepties juste parce que ça vous plairait d’avoir un plan cul sur la côte Est.
J’hallucine ! Mon propre père qui me traite de plan cul ! Bouche bée, je l’écoute poursuivre son baratin.
– Ma fille est intelligente, solide. Elle accepte que la carrière à laquelle elle voulait consacrer sa vie lui est fermée maintenant que… Maintenant qu’elle…
Incapable d’achever sa phrase, il me jette un regard plein de regret. Je sais très bien ce qu’il allait dire : il ne me parle de rien d’autre depuis deux ans.
À l’époque, je faisais partie des jeunes actrices montantes, quand l’incendie a massacré ma beauté ; alors les studios ont rompu mes contrats. Je crois qu’il souffrait plus de ne pas être le père d’une comédienne que d’avoir failli perdre sa fille dans un incendie provoqué par son insouciance.
Après, il m’a été impossible de revenir devant les caméras. Et nous n’en avons plus jamais parlé. Il est passé du statut de père qui vivait toute la journée avec moi sur un plateau depuis plus d’un an et demi au père que je vois peut-être une fois par mois.
Alors, maintenant, je tiens à écouter la suite de ce qu’il avait à dire. Après tout, ça fait deux ans que je voudrais l’entendre admettre que cet incident a brisé ma carrière. Jusqu’ici, il n’a fait que le sous-entendre. On n’en parle jamais. On se dit seulement que je ne joue plus aucun rôle. Et, pendant qu’il y est, j’aimerais aussi l’entendre reconnaître que l’incendie a également détruit nos relations. Il ne sait absolument plus jouer les pères, à présent qu’il n’est plus mon agent.
– Finis ta phrase, papa.
Il secoue la tête, comme pour écarter ce sujet de la conversation. Je hausse un sourcil, le défiant de poursuivre.
– Tu tiens absolument à ce qu’on continue maintenant ? demande-t-il avec un regard en direction de Ben.
– Oui, absolument.
Fermant les yeux, il pousse un lourd soupir, les rouvre, se penche en avant sur la table.
– Tu sais que je te trouve jolie, Fallon. Cesse de déformer mes paroles. C’est ce métier qui a des objectifs plus ambitieux que ceux d’un père ; et nous ne pouvons que l’accepter. En fait, je croyais que nous l’avions accepté.
Je me mords l’intérieur de la joue pour m’empêcher de dire une chose que je risquerais de regretter ensuite. J’ai toujours connu cette vérité. La première fois que je me suis vue dans une glace à l’hôpital, j’ai compris que tout était fini pour moi. Mais entendre mon père admettre que je devrais cesser de poursuivre mes rêves… ça devient insupportable.
– Eh ben ! murmure Ben en secouant la tête d’un air dégoûté. C’était… Vous êtes son père, oui ou non ?
On dirait bien qu’il est sincère, ce qui est évidemment impossible.
– Exactement. Je suis son père. Pas sa mère, qui l’entretient dans ses rêveries de petite fille. New York et Los Angeles regorgent de filles qui vivent des rêves identiques, pleines de talent, d’une beauté exceptionnelle. Fallon sait que je la considère comme plus douée qu’elles toutes réunies, mais elle est aussi réaliste. Malheureusement, elle ne possède plus les atouts nécessaires à sa réussite. Elle doit l’accepter avant de gâcher son argent à traverser le pays, alors que ça ne lui rapportera rien en termes de carrière.
Je ferme les yeux. Il n’y a que la vérité qui blesse, comme on dit. Elle peut même faire atrocement mal.
– Vous n’êtes pas croyable, souffle Ben.
Je lui secoue le bras, pour lui faire comprendre que je veux m’en aller. Je n’en peux plus.
Mais Ben ne bouge pas. En fait, il glisse la main sous la table, m’agrippe le genou comme pour m’inciter à rester assise.
Ma jambe se raidit à son contact, car mon corps envoie des signaux confus à mon cerveau. Je suis furieuse contre mon père, mais je me sens également apaisée par ce parfait inconnu qui a pris mon parti sans qu’on sache pourquoi. J’ai envie de hurler et de rire à la fois ; par-dessus tout, j’ai envie de manger. Parce que, maintenant, j’ai faim, et je voudrais bien du saumon chaud, merde !
J’essaie d’étendre la jambe pour que Ben ne sente pas à quel point je suis crispée, mais c’est le premier garçon qui pose la main sur moi depuis bien longtemps. À vrai dire, ça me fait drôle.
– Monsieur O’Neil, répondez à ma question, s’il vous plaît. Est-ce que Johnny Cash avait un bec-de-lièvre ?
Mon père ne répond pas tout de suite. Moi non plus. J’espère que Ben n’a pas dit n’importe quoi. Il s’en tirait plutôt bien, jusqu’ici.
Mon père le dévisage comme s’il avait affaire à un fou.
– Que vient faire un chanteur country dans cette conversation ?
– Tout. Et non, il n’en avait pas. En revanche, l’acteur qui l’a interprété dans Walk the Line, Joaquin Phoenix, a une importante cicatrice au visage. Ce qui ne l’a pas empêché d’être nommé aux Oscars pour ce rôle.
Mon pouls s’accélère quand je me rends compte de ce qu’il fait.
– Et Idi Amin ? reprend-il.
L’air excédé, mon père lève les yeux au ciel.
– Quoi ?
– Il n’avait pas les yeux tombants comme Forest Whitaker qui a joué son rôle au cinéma. D’ailleurs, lui aussi a été nommé aux Oscars, c’est drôle, non ? D’autant qu’il a gagné.
Jamais je n’avais vu quelqu’un remettre mon père à sa place. Bien que toute cette conversation me rende plutôt mal à l’aise, j’apprécie ce moment unique.
– Félicitations, dit mon père d’un ton las. Vous venez de citer deux exemples de réussite sur plusieurs millions d’échecs.
J’essaie de ne pas prendre ces paroles pour moi mais j’ai du mal. Je me rends compte que j’assiste plutôt à un jeu de pouvoir entre les deux, qui me concerne à peine. Néanmoins, il y a de quoi enrager de le voir s’embarquer dans cette confrontation avec un total inconnu plutôt que de défendre sa propre fille.
– Si Fallon a autant de talent que vous le prétendez, pourquoi ne pas l’encourager à poursuivre ses rêves ? Pourquoi préférez-vous qu’elle voie le monde avec vos yeux ?
– Et, d’après vous, comment est-ce que je vois le monde, au juste, Monsieur Kessler ?
– Avec les œillères d’un crétin arrogant.
Le silence qui s’ensuit fait penser au calme avant la tempête. Reste à savoir qui va frapper le premier. Et puis non, mon père sort son portefeuille, jette plusieurs billets sur la table puis me regarde dans les yeux.
– Je pèche sans doute par excès de franchise, maugrée-t-il, mais si tu préfères écouter des inepties, alors ce connard est fait pour toi.
Ses paroles me font grincer des dents et j’ai du mal à retenir les injures qui me viennent à l’esprit, dont une, particulièrement, qui pourrait blesser son ego des jours durant. Le seul ennui étant que, avec ce genre d’homme, il n’en existe aucune susceptible de l’atteindre au cœur, puisqu’il n’en a pas.
Alors, plutôt que de lui crier des insanités tandis qu’il s’éloigne du box, je le suis des yeux en silence.
Avec mon faux petit ami.
Ce doit être le moment le plus humiliant, le plus bizarre de ma vie.
Dès que je sens couler une larme, je pousse le bras de Ben.
– Il faut que j’y aille, dis-je. S’il te plaît.
Il sort du box et je passe devant lui la tête droite. Pas question de lui adresser le moindre regard alors que je retourne aux toilettes. Le simple fait qu’il ait éprouvé le besoin de nous jouer cette comédie reste assez embarrassant comme ça. Il a fallu, en plus, qu’il soit témoin de la pire dispute de ma vie avec mon père.
À la place de Benton James Kessler, j’aurais déjà fait semblant de larguer cette fausse copine.
Ben
Je me tiens le visage dans les mains en attendant qu’elle revienne des toilettes.
En fait, je devrais partir.
Mais je n’en ai pas envie. J’ai l’impression d’avoir massacré sa journée en venant me confronter ainsi à son père. J’ai bien essayé de rester gentil, mais je n’y suis pas allé avec la finesse subtile d’un renard. J’ai plutôt fait irruption comme un éléphant dans un magasin de porcelaine.
Aussi, pourquoi ai-je eu envie de me mêler de ses affaires ? Pourquoi ai-je cru qu’elle ne saurait pas gérer la situation ? Maintenant, elle doit m’en vouloir à mort, alors qu’on ne fait semblant de sortir ensemble que depuis une demi-heure.
C’est même pour ça que je préfère ne pas avoir de copine attitrée. Déjà, je suis incapable de simuler sans me lancer dans une bagarre…
Il n’empêche que je viens de lui commander une assiette de saumon chaud, en espérant que ça arrange un peu les choses.
Elle finit par revenir mais, à l’instant où elle m’aperçoit, toujours installé dans son box, elle s’arrête. Visiblement, elle s’attendait à ce que je sois parti.
J’aurais dû partir. Depuis une demi-heure.
J’aurais pu, dû, voulu.
Je me lève, lui fais signe de venir s’asseoir. Elle s’approche en me regardant d’un œil méfiant. Je récupère mon ordi portable laissé dans l’autre box, mon assiette et mon verre, les pose en face d’elle sur la table, puis je m’assieds à la place de son enfoiré de père.
Elle regarde son assiette en se demandant sans doute d’où ça vient.
– C’était tout froid, lui dis-je, alors je t’en ai commandé une autre.
Elle lève les yeux sans bouger la tête, ne sourit pas, ne me remercie pas. Elle me regarde… c’est tout.
Je prends une bouchée de burger, mâche lentement.
Je sais qu’elle n’est pas timide. Cela se voit à la façon insolente dont elle parlait à son père, aussi je ne comprends pas trop son silence. J’avale ma bouchée, bois une gorgée de soda, sans la quitter des yeux. J’aimerais être capable de lui sortir de brillantes excuses, mais rien ne vient. Comme si mon esprit se bloquait sur deux choses auxquelles je ne devrais surtout pas penser.
Ses seins.
Tous les deux.
Je sais. C’est lamentable. Mais tant qu’à rester assis l’un en face de l’autre, sans rien dire, elle pourrait au moins ouvrir un peu le col de ce chemisier à manches longues qui laisse trop parler l’imagination. Dehors, il fait plus de vingt-six degrés. Là, elle a carrément l’air d’une… bonne sœur.
À quelques tables, un couple se lève et passe devant nous. Je vois Fallon agiter la tête pour que ses cheveux lui retombent sur le visage comme un masque protecteur. Je ne suis même pas sûr qu’elle s’en rende compte. Comme s’il lui paraissait totalement naturel de cacher ce qu’elle considère comme des mutilations.
Ce doit être pour ça qu’elle garde ces manches longues.
Pensée qui me ramène à sa poitrine. A-t-elle été touchée là aussi ? À quel point son corps est-il atteint ?
Je me mets à la déshabiller mentalement, sans aucune arrière-pensée sexuelle. Juste de la curiosité. Parce que je ne peux pas m’empêcher de la regarder et que ça ne me ressemble pas. Ma mère m’a inculqué le respect, sauf qu’elle a oublié de m’enseigner qu’il pouvait exister des filles comme celle-là, capables par leur seule présence de remettre en cause la plus belle éducation.
Une bonne minute s’écoule, peut-être deux. Je mange presque toutes mes frites tout en la regardant me regarder. Elle ne paraît pas fâchée, ni apeurée. Elle ne cherche même plus à cacher ses cicatrices.
Ses yeux se mettent soudain à descendre jusqu’à ma chemise, puis remontent sur mes bras, mes épaules, mon visage. Elle s’arrête sur mes cheveux.
– Tu étais où, ce matin ?
Question des plus inattendues. Je me fige. J’aurais juré qu’elle commencerait par demander pourquoi je m’étais immiscé dans sa vie privée. Je prends le temps d’avaler ce que j’ai dans la bouche, bois un peu d’eau, puis je m’essuie les lèvres avant de m’adosser à mon siège.
– Comment ça ?
Elle désigne mes cheveux :
– Tu es tout décoiffé.
– Tu ne t’es pas changé depuis hier.
Elle désigne mes mains :
– Tes ongles sont propres.
Comment sait-elle que je porte la même chemise qu’hier ?
– Alors, continue-t-elle, pourquoi tu es parti si vite de l’endroit où tu as passé la nuit ?
Comment sait-elle que je suis parti en hâte ce matin ?
– Les gens négligents n’ont pas les ongles aussi nets que toi, déclare-t-elle. Ça va à l’encontre de la tache de moutarde sur ta chemise.
Je regarde l’endroit qu’elle m’indique ; effectivement, je n’avais pas vu cette tache.
– Ton burger est à la mayonnaise. Et comme on mange rarement de la moutarde au petit déjeuner, et que tu dévores ton repas comme si tu n’avais rien avalé depuis hier, cette tache ne peut provenir que de ce que tu as mangé au dîner. Visiblement, tu ne t’es pas regardé dans la glace aujourd’hui, sinon, tu ne serais pas sorti les cheveux en bataille. Tu as pris une douche et tu t’es endormi sans te sécher la tête ?
Elle enroule ses longues mèches entre ses doigts.
– Parce que, poursuit-elle, quand on s’endort les cheveux mouillés, surtout aussi épais que les tiens, ils partent dans tous les sens et on ne peut plus les redresser à moins de les relaver. Alors, si ta frange est si emmêlée, c’est que tu dors sur le ventre.
Elle est détective, ou quoi ?
– Je… Bon, oui, je dors sur le ventre. Et j’étais en retard pour les cours, ce matin.
Elle hoche la tête, comme si elle s’en doutait.
Le serveur apparaît avec une assiette de saumon chaud et une carafe d’eau. Il ouvre la bouche comme pour parler à Fallon mais elle ne s’occupe pas de lui. Sans me quitter des yeux, elle lui dit juste un petit « merci ».
Sur le point de s’éloigner, il s’arrête soudain, la dévisage, se tord les mains comme s’il bouillait de poser une question.
– Alors… euh… Donovan O’Neil ? C’est votre père ?
Elle lève sur lui un regard impénétrable.
– Oui, lâche-t-elle.
L’autre sourit et paraît se détendre.
– Eh ben ! C’est pas génial, ça ? Avoir Max Epcott pour père ?
Elle ne réagit pas. Rien dans son expression n’indique qu’elle ait pu entendre un million de fois ce genre de remarque. Je guette une réplique sarcastique car, à la façon dont elle a réagi aux commentaires ineptes de son père, ce pauvre serveur va prendre cher.
Mais non, elle pousse un bref soupir, s’arrache un sourire.
– C’est totalement surréaliste. Je suis la fille la plus gâtée du monde.
– Vous en avez de la chance !
Alors qu’il s’éloigne, elle se retourne vers moi.
– Quel genre de cours ? demande-t-elle.
Il me faut un moment pour digérer sa question tant j’en étais encore à analyser sa réponse délirante au serveur. J’ai presque envie de la relancer dessus, mais non ; elle doit préférer dire aux gens ce qu’ils veulent entendre plutôt que de les remettre à leur place. En plus, elle doit être la personne la plus loyale que je connaisse car, en ce qui me concerne, je ne suis pas sûr que j’aurais pu dire ça de cet homme s’il avait été mon père.
– De création littéraire.
Avec un sourire pensif, elle plante sa fourchette dans le poisson.
– Je savais que tu n’étais pas comédien.
Là-dessus, elle en prend une bouchée et, avant de l’avoir avalée, en prépare déjà une autre. Les minutes suivantes s’écoulent dans un silence religieux alors que nous mangeons. Je vide mon assiette, tandis qu’elle repousse la sienne encore à moitié pleine.
– Explique-moi, dit-elle en se penchant vers moi, pourquoi tu t’es cru obligé de venir à mon aide en jouant les faux petits amis ?
Bon, elle m’en veut. J’aurais dû m’en douter.
– Je ne pensais pas que tu avais besoin d’aide. C’est plutôt moi qui ai parfois du mal à maîtriser mon indignation devant trop d’absurdité.
Elle hausse un sourcil.
– Il faut vraiment être un écrivain pour parler comme ça.
– Pardon, dis-je en riant. En fait, je voulais dire que je peux me comporter comme un parfait imbécile et que j’aurais mieux fait de m’occuper de mes affaires.
Elle pose sa serviette sur son assiette, hausse légèrement une épaule.
– Pas grave, répond-elle avec un petit sourire. C’était plutôt rigolo de voir mon père s’énerver comme ça. Et je n’étais encore jamais sortie avec un faux petit ami.
– Moi, je n’en ai même pas eu de vrai.
Elle jette un coup d’œil sur mes cheveux.
– Ça se voit. Je ne connais aucun gay capable de sortir de chez lui avec une tête pareille.
J’ai l’impression qu’elle s’en moque beaucoup plus qu’elle ne veut bien le laisser entendre. Elle aussi doit avoir droit à toutes sortes de commentaires sur son physique ; j’ai du mal à croire qu’elle soit du genre à accorder une grande importance à l’apparence des garçons.
En revanche, je dirais plutôt qu’elle me taquine ; pour un peu, j’aurais l’impression qu’elle veut flirter.
Bon, décidément, j’aurais dû quitter ce restaurant beaucoup plus tôt, mais cela fait partie des rares moments où je me félicite d’être le roi des mauvaises décisions.
Le serveur apporte l’addition ; sans me laisser le temps de payer, Fallon saisit la liasse de billets déposée par son père et la lui tend.
– Je vous apporte la monnaie, dit-il.
– Gardez-la.
Il débarrasse la table, sans plus rien laisser entre nous. Ce repas va bientôt s’achever et je ne sais pas trop comment réagir pour donner à cette fille l’envie de rester un peu plus longtemps. Elle doit partir pour New York, il y a des chances que je ne la revoie jamais. Je ne sais pas pourquoi, mais cette idée me serre le cœur.
– Alors, lance-t-elle, il est temps de rompre, non ?
Je réponds d’un éclat de rire sans aucun rapport avec mes pensées : est-elle pince-sans-rire ou dénuée de personnalité ? La distinction est mince entre les deux, pourtant je préfère penser qu’il s’agit de la première solution. Enfin, j’espère.
– Ça ne fait pas une heure qu’on se connaît et tu veux déjà me lâcher ? Je suis tellement nul, comme petit ami ?
– Plutôt trop doué. Ça me fait drôle, pour tout dire. C’est là que tu vas briser mes dernières illusions en m’annonçant que tu as mis ma cousine enceinte alors qu’on faisait une pause ?
Je ne peux m’empêcher de rire encore. Très pince-sans-rire.
– Pas du tout ! Elle en était à son septième mois quand j’ai couché avec elle.
Un énorme éclat de rire me répond et, pour une fois, je suis assez content de mon humour lourdingue. Je ne vais pas laisser cette fille s’éloigner avant de lui avoir encore arraché trois ou quatre explosions du même genre.
À peu près calmée, elle jette un coup d’œil vers la porte.
– Tu t’appelles vraiment Ben ?
Je fais oui de la tête.
– Quel est ton plus grand regret dans la vie, Ben ?
Drôle de question, mais je la relève. Avec une fille pareille, rien ne devrait m’étonner, et tant pis si je n’ai jamais avoué à personne quel était mon plus grand regret. Je décide de mentir :
– Aucun. Je n’ai jamais éprouvé ce sentiment.
– Donc, tu es un type bien qui n’a jamais tué personne ?
– Jusque-là, non.
– Donc, si on passe un peu plus de temps ensemble aujourd’hui, tu ne vas pas m’assassiner ?
– Sauf en cas de légitime défense.
Elle prend son sac en riant, le passe sur l’épaule et se lève.
– Ouf, me voilà rassurée ! Si on allait s’éclater autour d’un dessert au Pinkberry ?
Je déteste les glaces et les yaourts.
Surtout les yaourts glacés.
Mais je m’empresse de saisir mon portable, mes clefs et de la suivre, où qu’elle veuille m’entraîner.
*
* *
– Comment peut-on vivre à Los Angeles depuis l’âge de quatorze ans sans avoir jamais mis les pieds dans un Pinkberry ?
Elle en paraît presque offensée. Ce qui ne l’empêche pas de se remettre à étudier les différents parfums.
– Tu as entendu parler de Starbucks, au moins ?
Je ris en désignant les oursons en gélatine. Le serveur en met une cuillerée dans mon bol.
– On peut presque dire que j’y vis. Je suis écrivain, n’oublie pas. C’est un rite de passage.
Elle me précède dans la file d’attente pour passer à la caisse, mais considère mon gobelet d’un air dégoûté.
– Beuh ! dit-elle. Tu ne vas pas manger que des garnitures ?
Elle me dévisage comme si je venais de tuer un chaton.
– Tu es sûr d’être humain ?
Je lui pousse l’épaule pour qu’elle me tourne encore le dos.
– Arrête de me gronder ou je te plante là avant qu’on ne se soit trouvé une table.
Je sors un billet de vingt dollars pour payer nos desserts. On se fraye un chemin à travers le restaurant bondé, mais sans trouver de table libre. Alors elle se dirige vers la porte et je la suis dehors, jusqu’à un banc sur le trottoir. Elle s’y installe en tailleur, pose son bol sur ses genoux. Là, je m’aperçois qu’elle n’a pris aucune garniture.
Alors que je n’ai pris que ça.
– Je sais, dit-elle en riant. Jack Sprat ne pouvait pas manger gras…
– Sa femme ne pouvait pas manger maigre.
Elle sourit, porte une cuillerée à sa bouche, se lèche la lèvre inférieure.
Aujourd’hui, je me serais attendu à tout sauf à ça. Assis à côté de cette fille, à la regarder se délecter d’une glace, je déglutis pour m’assurer que je respire encore.
– Ainsi, tu es écrivain ?
Sa question me permet juste de redescendre sur terre.
– Disons que j’espère le devenir. Je n’ai encore rien publié, alors je ne suis pas sûr de pouvoir déjà dire que je le suis.
Elle se tourne complètement vers moi, s’accoude au dossier du banc.
– Pas besoin d’un chèque pour valifidier ta situation d’écrivain.
– Ça n’existe pas, « valifidier ».
– Tu vois ? Je ne le savais pas. Tu es donc bien écrivain. Chèque ou pas. Ben l’Écrivain. C’est comme ça que je penserai à toi, désormais.
– Et moi, comment est-ce que je devrai penser à toi ?
Elle réfléchit en mordillant le bout de sa cuillère.
– Bonne question, dit-elle. Je vis une période un peu éphémère.
– Alors, Fallon l’Éphémère ?
– Ça marche !
Elle se radosse au banc, étend les jambes devant elle.
– Raconte, qu’est-ce que tu voudrais écrire ? Des romans ? Des scénarios ?
– De tout, j’espère. Je ne me fixe aucune limite. À dix-huit ans, il faut tout essayer, mais je suis très attiré par les romans. Et la poésie.
Elle laisse échapper un petit soupir avant d’avaler une autre bouchée. Mais on dirait que ma réponse l’a rendue triste.
– Et toi, Fallon l’Éphémère ? Quel est le but de ta vie ?
Elle me jette un regard en coin.
– On parle des buts ou des passions de la vie ?
– Ça ne fait pas une grosse différence.
– Oh si ! Énorme. Ma passion, c’est la comédie, mais pas le but de ma vie.
– Pourquoi ?
Elle fronce les sourcils, se détourne vite et se met à remuer son yaourt glacé. Cette fois, son corps tout entier accompagne son soupir, comme si elle s’effondrait.
– Tu sais, Ben, j’apprécie ta gentillesse depuis qu’on forme un couple, mais pas besoin d’en rajouter. Mon père n’est plus là pour nous voir.
Cette fois, c’est moi qui m’immobilise. Je n’en reviens pas que notre conversation ait pris un tour si négatif.
– Ça veut dire quoi, au juste ?
Après un dernier coup de sa cuillère, elle jette son gobelet dans la poubelle voisine puis se retourne vers moi.
– Tu ne sais vraiment pas ce qui m’est arrivé ou tu fais semblant ?
Impossible de déterminer à quel épisode elle fait allusion.
– Attends, tu m’expliques ?
Encore un soupir. Je ne crois pas avoir jamais fait autant soupirer une fille. Et ça ne me met pas à l’aise du tout. On se demanderait plutôt ce que j’ai pu faire de mal.
– J’ai eu beaucoup de chance à quatorze ans, dit-elle le regard dans le vide. J’ai obtenu le rôle principal dans une série pour ados genre Sherlock Holmes rencontre Nancy Drew, et qui s’appelait Détective. Ça a duré un an et demi et ça commençait à vraiment bien marcher. Jusqu’à ce qu’il m’arrive ceci.
Elle montre son visage.
– Mon contrat a été annulé. On m’a remplacée et je n’ai plus rien joué depuis. C’est ce que je voulais dire quand je parlais des buts et des passions. La comédie est ma passion mais, comme l’a dit mon père, je n’ai plus les moyens d’en faire le but de ma vie. Alors j’espère m’en trouver bientôt un autre, à moins qu’un miracle ne se produise à New York.
Je ne vois absolument pas comment réagir à ça. Elle me regarde, guette ma réponse, mais je ne trouve rien du tout et je finis par avouer :
– Je ne suis pas très doué pour improviser des discours de motivation. Parfois, la nuit, je retranscris les conversations échangées dans la journée, mais je les adapte de façon qu’elles reflètent tout ce que j’aurais aimé pouvoir dire sur le moment. Voilà, je voudrais juste que tu saches que, ce soir, j’écrirai une réponse magnifique qui te motivera pour la vie.
Laissant tomber la tête sur son bras, elle se met à rire.
– C’est de loin la plus belle réponse que j’aie obtenue sur ce sujet.
À mon tour, je jette mon gobelet dans la poubelle, derrière elle, ce qui m’oblige à me rapprocher plus que jamais. Je la regarde dans les yeux avant de contempler sa bouche.
– C’est à ça que servent les petits copains, dis-je en commençant à reculer.
Normalement, je n’y réfléchis pas à deux fois avant de me mettre à flirter avec une fille. Je fonce. Mais là, Fallon me dévisage comme si je venais de commettre une faute cardinale. Du coup, je me demande si je n’ai pas interprété de travers cette vibration qui semblait nous attirer l’un vers l’autre.
Je recule complètement sans toutefois me détourner de son regard contrarié. Elle tend l’index vers moi.
– Là, dit-elle. Tu vois ? C’est exactement de cette merde dont je parlais.
Comme je ne vois pas à quoi elle fait allusion, je marche sur des œufs.
– Tu crois que j’essaie de flirter avec toi pour te mettre plus à l’aise ?
– Ce n’est pas ça ?
Elle est sincère ? Personne n’essaie donc jamais de flirter avec elle ? À cause de ses cicatrices, ou du sentiment d’insécurité qu’elle en tire ? Les garçons qu’elle fréquente ne sont quand même pas aussi creux que ça. Ou alors je vais être gêné au nom de tous les hommes. Parce qu’une fille comme elle devrait les repousser les uns après les autres, sans avoir à s’interroger sur leurs motivations.
Les dents serrées, je cherche comment formuler ma réponse. Bien entendu, ce soir, en repensant à ce moment, je trouverai toutes sortes de reparties géniales. Mais là… impossible de me tirer d’affaire.
Au fond, le mieux serait sans doute de me montrer honnête. Disons, presque honnête. Il semble que ce soit le meilleur moyen de communiquer avec cette fille car elle a l’air de détecter toutes les foutaises comme si on les portait écrites sur le front.
À présent, c’est moi qui pousse un soupir.
– Tu veux savoir à quoi j’ai pensé en te voyant pour la première fois ?
Elle penche la tête de côté.
– Quand tu m’as vue pour la première fois ? Autrement dit, il y a tout juste une heure ?
Je préfère ne pas relever son cynisme.
– La première fois que tu es passée devant moi – avant que je ne débarque au milieu du déjeuner avec ton père –, j’ai admiré tes fesses alors que tu t’éloignais de ta place. Je ne pouvais pas m’empêcher de me demander quelle sorte de culotte tu portais. Je n’ai plus pensé à rien d’autre pendant que tu étais aux toilettes. Est-ce que tu préférais les strings ? Ou rien du tout ? Parce que je ne vois pas une trace sous ton jean.
Avant de te voir revenir, j’ai paniqué car je n’étais pas sûr de vouloir voir ton visage. Je t’avais entendue parler et je savais déjà que ta personnalité m’attirait. Mais ton visage ? On dit toujours qu’il ne faut pas juger un livre à sa couverture, mais suppose que tu en lises un sans l’avoir regardée d’abord ? Et que tu aimes vraiment le contenu ? Bien sûr qu’en le refermant tu iras ensuite la voir en espérant qu’elle soit plutôt jolie. Tu garderais un livre que tu adores avec une couverture pourrie ?
Elle pose vivement les yeux sur ses genoux, tandis que je continue :
– Quand tu es revenue, j’ai d’abord remarqué tes cheveux. Ils me rappelaient la première fille que j’ai embrassée. Elle s’appelait Abitha. Elle avait des cheveux extraordinaires qui sentaient la noix de coco, alors je me suis demandé si ce n’était pas le cas des tiens aussi. Et je me suis aussi demandé si tu embrassais comme elle, parce qu’elle fait toujours partie de mes meilleurs souvenirs. Ensuite, ce sont tes yeux que j’ai admirés. Tu étais encore à plusieurs mètres de moi, pourtant, tu me regardais, comme si tu ne comprenais pas ce que je cherchais.
Petit à petit, je me suis senti mal à l’aise car, comme que tu me l’as déjà fait remarquer, je ne m’étais pas coiffé. Je ne savais pas trop quelle idée tu pouvais te faire de moi ni si tu aimais ce que tu voyais. C’était l’impression initiale que tu avais de moi et je n’étais pas sûr qu’elle soit très positive.
Tu arrivais presque à hauteur de mon box quand mes yeux se sont posés sur tes joues, sur ton cou. Là, j’ai découvert tes cicatrices et tu as baissé la tête, puis tes cheveux ont à peu près couvert tout ton visage. Et tu sais ce que j’ai pensé à ce moment-là, Fallon ?
Elle me regarde fixement et je sens qu’elle n’a pas trop envie que je le dise. Elle croit savoir ce que j’ai pensé à ce moment-là, alors qu’elle n’en a pas la moindre idée.
– J’étais soulagé, dis-je. Parce qu’il t’a suffi d’un léger mouvement pour me faire piger que tu étais mal à l’aise… et j’ai compris – puisque tu ne te rendais pas compte à quel point tu étais une vraie bombe – que j’avais une chance avec toi. Alors je t’ai souri. Parce que j’espérais qu’en jouant correctement mes cartes, je finirais par découvrir quel sous-vêtement tu portais sous ton jean.
Et là, on dirait que l’univers décide de se taire. Pas une voiture qui passe. Pas un oiseau qui chante. Le trottoir complètement désert. Voilà les dix secondes les plus longues de ma vie, tandis que j’attends la réponse de Fallon. Assez longues pour me donner envie de remballer mon compliment, au lieu de m’être épanché ainsi.
Elle s’éclaircit la gorge, détourne les yeux de moi, s’appuie au dossier pour se lever.
Je ne bouge pas. Je la regarde, anxieux d’apprendre si ce n’est pas là qu’elle aura décidé de finalement rompre cette prétendue relation.
Elle inspire longuement avant d’annoncer :
– J’ai encore plein d’affaires à emballer. Un vrai copain proposerait aussitôt de m’aider, tu sais ?
– Tu veux que je t’aide à te préparer ?
Elle hausse nonchalamment une épaule.
– D’accord.
Fallon
Ma mère est mon héroïne. Mon modèle. La femme que je voudrais devenir. Elle a supporté mon père pendant sept ans. Une femme capable de ça mérite une médaille d’honneur.
Quand on m’a proposé le rôle principal de Détective, à l’âge de quatorze ans, elle avait ses réserves. Elle n’aimait pas voir mon père se pavaner sous les projecteurs de sa célébrité, elle détestait l’homme qu’il était devenu. Elle disait toujours qu’avant c’était quelqu’un d’adorable. Mais le succès lui était monté à la tête et elle ne le supportait plus. Elle disait que l’année 1993 avait marqué la fin de leur couple, le début de la renommée pour lui, et la naissance de leur premier et dernier enfant : moi.
Si bien qu’elle avait fait son possible pour que je ne vive pas de telles choses en devenant comédienne. Ma carrière à Los Angeles s’annonçait déjà prometteuse, alors que je n’étais qu’au seuil de l’âge adulte. Le meilleur moyen de perdre pied avec la réalité. C’est arrivé à bien de mes amis.
Mais ma mère veillait au grain. Chaque jour, dès que le réalisateur lançait le clap de fin, je devais rentrer faire mes devoirs et aider maman à la maison. Je ne dis pas qu’elle était stricte. Simplement, elle me traitait comme une enfant normale, même si je commençais à devenir célèbre.
Ainsi, elle ne m’a pas laissée sortir avec un garçon avant l’âge de seize ans. Si bien qu’après mon seizième anniversaire, je suis sortie trois fois, avec trois garçons différents. C’était marrant. Il y a d’abord eu deux partenaires avec qui j’avais pu flirter dans les vestiaires. Quant au troisième, c’était le frère d’une de mes amies. Et peu importait avec qui je me trouvais, que je m’amuse ou non, ma mère me répétait la même chose chaque fois que je rentrais : surtout ne pas tomber amoureuse avant d’atteindre l’âge où l’on commence à se connaître. D’ailleurs, elle me le dit encore, alors que je ne sors plus avec personne.
Après son divorce, elle s’était gavée de manuels de développement personnel. Elle lisait tout ce qu’elle trouvait sur l’éducation des enfants, le mariage, la réussite de sa vie de femme. À travers tous ces livres, elle a conclu que les filles changeaient plus entre seize et vingt-trois ans qu’à aucun autre moment de leur existence. Aussi estime-t-elle que je ne devrais pas passer ces années à aimer un garçon, car elle craint que ça ne m’empêche de m’aimer.
Elle a rencontré mon père quand elle avait seize ans, pour le quitter à vingt-trois ; j’en conclus que son expérience personnelle n’est pas étrangère à la détermination de ces limites. Mais, étant donné que je n’ai que dix-huit ans et ne compte pas me marier pour le moment, il ne m’est que plus facile de suivre ses conseils. C’est bien le moins.
Malgré tout, je trouve rigolo qu’elle estime encore qu’il existe un âge magique où une femme finit par réaliser ses rêves. Je dois pourtant reconnaître qu’elle est l’auteure d’une de mes citations préférées :
« Tu ne trouveras jamais ta voie si tu te laisses guider par quelqu’un d’autre. »
Ma mère n’est pas célèbre. Elle n’a pas poursuivi de carrière extraordinaire. Elle n’a même pas épousé l’amour de sa vie. Mais elle a toujours…
Raison.
Et c’est pourquoi, jusqu’à preuve du contraire, j’écouterai tout ce qu’elle me dira, que ça me paraisse absurde ou non. Jamais elle ne m’a donné de mauvais conseils ; aussi, bien que Benton James Kessler semble carrément sorti d’une de ces romances que j’empile sur l’étagère de ma chambre, il n’a pas la moindre chance de me voir le suivre, du moins pour les cinq années à venir.
Ce qui ne veut pas dire pour autant que je n’ai pas envie de lui sauter dessus et de l’embrasser partout au beau milieu de la rue, de le chevaucher, de lui enfoncer ma langue jusqu’au fond de la gorge… Parce que j’ai de plus en plus de mal à me retenir depuis qu’il a déclaré me trouver belle.
Non, minute.
Une vraie bombe, voilà ses termes exacts.
Et s’il me semble un peu trop beau pour être vrai, sans doute bourré de défauts et de tics énervants, je bous d’envie de finir la journée avec lui. Après tout, qui sait ? Bien que je parte m’installer à New York, je pourrai peut-être encore le chevaucher et enfoncer ma langue dans sa gorge.
En me réveillant, ce matin, je croyais que j’allais passer une des journées les plus pénibles de ces deux dernières années. Qui aurait cru que cet anniversaire du pire jour de ma vie pourrait s’achever sur une note positive ?
Je lui donne le code d’entrée de mon immeuble :
Il abaisse sa vitre et tape la combinaison sur le clavier. J’étais venue en taxi pour ce déjeuner avec mon père et Ben a proposé de me ramener.
Je lui montre une place libre sur le parking et il s’y gare, à côté de la voiture de ma coloc. On sort au même moment et on se retrouve devant le capot.
– Il faut que je te prévienne de quelque chose avant d’entrer, lui dis-je.
Il examine le bâtiment puis se tourne vers moi, l’air mal à l’aise.
– Ne me dis pas que, dans la vraie vie, tu as un petit copain…
– Non, rassure-toi ! Ma coloc s’appelle Amber et elle va sans doute te bombarder de millions de questions, étant donné que ce sera la première fois que j’amènerai un garçon dans l’appart.
Je ne sais pas pourquoi, mais ça ne me gêne pas du tout de lui dire ça.
Il me passe un bras sur l’épaule et on se dirige vers l’entrée.
– Si tu veux me présenter comme un simple ami, tu auras du mal. Je n’ai pas du tout l’intention de faire comme si, devant ta coloc.
Je le conduis en riant jusqu’à mon appartement, m’apprête à frapper mais finis par actionner directement la poignée. J’y suis encore chez moi pour quelques heures.
Le bras de Ben quitte mon épaule pour me laisser passer devant lui. Je jette un coup d’œil dans le salon et finis par trouver Amber dans la cuisine avec son petit ami. Elle sort avec Glenn depuis plus d’un an, maintenant, et, si aucun des deux ne m’en a rien dit, je suis persuadée qu’à l’instant où je quitterai l’appartement, ce soir, il viendra s’y installer.
Elle écarquille les yeux en apercevant Ben derrière moi.
– Salut ! dis-je aimablement.
Comme s’il n’y avait rien d’extraordinaire à ce que j’amène ce beau mec dont je ne lui avais jamais parlé.
Elle le suit des yeux et finit par répondre :
– Salut. Qui êtes-vous ?
Puis elle se tourne vers moi :
– Qui est-ce ?
Il s’avance vers elle :
– Benton James Kessler, lance-t-il en leur serrant la main l’un après l’autre. Mais appelez-moi Ben.
Puis il me repasse le bras sur l’épaule :
– Je suis le copain de Fallon.
J’éclate de rire, mais je suis bien la seule. Glenn l’examine des pieds à la tête.
– Copain ? répète-t-il. Il sait que tu déménages à New York ?
– Oui. Il l’a su dès l’instant où on s’est connus.
Amber hausse un sourcil.
– C’est-à-dire quand ?
Elle a l’air sceptique. Étant donné que je lui dis toujours tout, je pouvais difficilement omettre le copain.
– Oh là ! marmonne Ben en m’interrogeant du regard. Ça fait combien de temps, maintenant, ma chérie ? Une… deux heures ?
– Deux au maximum.
Visiblement, elle voudrait déjà tout savoir et bout d’impatience à l’idée de devoir attendre le départ de Ben avant que je lui raconte quoi que ce soit.
– On va dans ma chambre, dis-je sans autre commentaire.
Ben leur adresse un bref salut de la main, détache son bras de mon épaule pour entrelacer ses doigts avec les miens.
– Ravi d’avoir fait votre connaissance. J’accompagne Fallon parce que je veux voir quel genre de culotte elle porte.
Si Amber en reste bouche bée, Glenn se met à rire. Je secoue le bras de Ben, un peu choquée qu’il ait poussé la plaisanterie jusque-là.
– Non, tu m’accompagnes pour m’aider à faire mes bagages.
Il m’adresse une petite moue, je lui fais une grimace, et nous partons tous les deux vers ma chambre.
Voilà plus de deux ans qu’Amber et moi sommes amies. À la fin de nos études secondaires, on s’est installées ensemble dans cet appartement. Cela ne fait donc que six mois que j’habite ici, et ça me donne l’impression d’avoir juste eu le temps de défaire mes affaires pour les rempaqueter aussitôt.
Une fois dans ma chambre, Ben ferme la porte derrière lui et commence par inspecter les lieux. Je lui laisse le temps de fouiner un peu tandis que j’ouvre ma valise. L’appartement où je m’installe à New York est déjà meublé, donc je n’ai plus que mes habits à emporter. Tout le reste est parti chez maman.
– Tu aimes lire ? me demande-t-il.
En me redressant, je m’aperçois qu’il était en train de feuilleter mes livres sur mes étagères.
– Oui, beaucoup. Dépêche-toi d’écrire ton bouquin, parce qu’il fait déjà partie de ma PAL.
– Ta PAL?
– Ma Pile À Lire.
Il en sort un, regarde la quatrième de couverture.
– Désolé, marmonne-t-il, mais je ne crois pas que tu vas aimer mon style.
Il le remet à sa place. En sort un autre.
– Tu as l’air d’aimer les romans d’amour, et ce n’est pas du tout mon truc.
Je cesse de plier mes tee-shirts pour marmonner :
– Non. Je t’en prie, ne me dis pas que tu fais partie de ces prétentieux qui jugent les gens aux livres qu’ils aiment.
– Pas du tout ! assure-t-il. C’est juste que je suis incapable d’écrire un roman d’amour. À dix-huit ans, on n’est pas trop expert en la matière.
Je m’adosse à la porte de la penderie.
– Tu n’as jamais été amoureux ?
– Si, mais pas au point d’en faire tout un roman.
– Parce que tu crois que Stephen King s’est fait assassiner par un clown, dans la vraie vie ? Ou que Shakespeare a avalé une fiole de poison ? Évidemment que non. Ce n’est pas pour rien qu’on appelle ça de la fiction. Tu dis n’importe quoi.
Il s’est installé sur le lit et, en le voyant ainsi, je sens mes joues s’empourprer. J’ai presque envie de lui demander de s’envelopper dans les draps afin de sentir son odeur cette nuit quand je m’endormirai. Jusqu’à ce que je me souvienne que je ne m’y coucherai plus puisque je serai dans le vol pour New York. Alors je me retourne vers la penderie pour que Ben ne devine pas à quel point je me sens gênée.
Il part d’un petit rire.
– Tu penses à des trucs salaces…
– Pas du tout !
– Fallon. Ça fait deux heures qu’on sort ensemble, maintenant. Je lis en toi comme dans un livre ouvert et là, je dirais que c’est un livre érotique.
Tout en détachant des chemises de leurs cintres, je les entasse par terre sans trop savoir encore comment je vais les disposer dans ma valise.
D’un coup d’œil en coin, je vois Ben qui me regarde, les mains derrière la tête. Bon, je ne m’attendais pas vraiment à ce qu’il m’aide, parce qu’il risquerait de me déranger plutôt qu’autre chose. En même temps, je suis contente de constater qu’il s’intéresse à ce que je fais.
Durant le trajet, alors qu’il m’amenait ici, j’avais décidé de ne pas l’interroger sur ses arrière-pensées. Bien entendu, mon côté anxieux se demande encore comment un mec pareil peut s’intéresser à une fille comme moi mais, chaque fois que cette idée me traverse l’esprit, je me rappelle notre conversation sur le banc. Et je me dis que tout ce qu’il m’a raconté paraissait authentique – quelque part, il me trouve vraiment attirante. Franchement, est-ce que ça compte dans le grand ordre de l’univers ? Je pars à l’autre bout du continent, ce qui va se passer dans les prochaines heures ne risque pas d’influer sur ma vie d’une façon ou d’une autre. Qu’est-ce que ça peut faire si ce type a envie de me baiser ? Je préférerais qu’il ne cherche rien d’autre. C’est la première fois en deux ans que quelqu’un me donne l’impression d’être désirable, alors je ne vais pas me culpabiliser d’en tirer du plaisir.
Tandis que je me rends vers la coiffeuse, je l’entends composer un numéro sur son téléphone. Je m’efforce de ne faire aucun bruit.
– Je voudrais réserver pour deux, ce soir à dix-neuf heures.
Un silence palpable s’ensuit et j’attends qu’il continue. Depuis deux heures, mon cœur palpite comme jamais depuis deux mois.
– Benton Kessler. K-E-S-S-L-E-R.
Silence.
– Parfait. Merci beaucoup.
Silence.
Je fouille dans un tiroir mine de rien, tout en priant intérieurement que ce soit bien moi qu’il compte emmener à ce dîner. Je l’entends remuer sur le lit, puis se lever ; je le vois venir vers moi, le sourire aux lèvres.
– C’est ton tiroir de sous-vêtements ?
Joignant le geste à la parole, il sort une culotte que je lui arrache des mains pour la jeter dans ma valise.
– Pas touche ! lui dis-je.
– Si tu emportes des sous-vêtements, ça signifie que tu ne te balades pas à poil sous ton pantalon. Alors, en procédant par élimination, j’en ai conclu que tu portais actuellement un string. Il ne me reste qu’à en trouver la couleur.
Je jette le contenu du tiroir dans la valise.
– Il va te falloir un peu plus que ce baratin pour que je te montre ma culotte, Ben l’Écrivain !
– Ah oui ? s’esclaffe-t-il. Quoi, par exemple ? Un dîner élégant ? Parce qu’il se trouve que je viens de réserver au Château Marmont pour ce soir, dix-neuf heures.
– Pas possible !
Je me retourne vers la penderie pour lui cacher mon large sourire. Ouf ! Dieu merci, il m’invite à dîner ! Puis je suis prise d’un doute. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir porter ? La dernière fois que j’ai eu un rendez-vous, mes seins n’avaient pas fini de pousser !
– Fallon O’Neil ? lance-t-il derrière moi. Tu veux bien sortir avec moi ce soir ?
Dans un soupir je contemple mes vêtements ternes.
– Qu’est-ce que je vais bien pouvoir porter au Château ?
Je l’interroge du regard et il me répond d’une grimace.
– Tu aurais préféré le Chipotle ou un truc de ce genre ?
Dans un grand rire, il me pousse vers l’intérieur de la penderie, examine les tenues qui sont encore pendues.
– Trop long, commente-t-il d’abord. Trop moche. Trop ordinaire. Trop habillé.
Finalement, il en choisit une, une robe noire que j’avais l’intention de jeter depuis le jour où ma mère me l’avait achetée.
Elle m’offre toujours des vêtements dans l’espoir que je vais les porter. Des vêtements qui ne couvrent pas mes cicatrices.
Je lui arrache la robe des mains, la remets à sa place. J’en sors une autre, à manches longues.
– J’aime bien celle-là.
Mais il insiste, reprend la robe noire.
– Seulement, moi, je veux que tu portes celle-ci.
– Pas question, je préfère l’autre.
– Non. Je t’invite à dîner, je peux choisir ce que je vais voir pendant qu’on mangera.
– Dans ce cas, c’est moi qui t’invite et je mets la robe que je veux.
– Et moi je te pose un lapin et vais au Chipotle.
– Là, j’ai l’impression qu’on a notre première dispute de couple.
Il me tend en souriant la robe qu’il préfère.
– Si tu acceptes de la porter ce soir, on peut s’envoyer en l’air vite fait dans cette penderie.
Il est incorrigible. Mais je ne mettrai pas cette fichue robe, quitte à jouer la carte de la franchise.
– Écoute, ma mère me l’a achetée l’année dernière, dans une de ses périodes « Aidons Fallon ». Mais elle ne se rend pas compte à quel point je me sens mal à l’aise dedans. Alors ne me demande plus de la porter, parce que je suis beaucoup mieux dans des habits qui découvrent moins ma peau. Je n’aime pas mettre les gens mal à l’aise et, si je porte des trucs comme ça, ils auront du mal à me regarder.
Il se détourne, les dents serrées.
– D’accord, dit-il en laissant retomber la robe.
Enfin !
– Mais c’est de ta faute si les gens se sentent mal à l’aise en te regardant.
J’en reste le souffle coupé. Tout d’un coup, il me rappelle mon père. Je ne vais pas mentir. Ça fait mal. Je m’éclaircis la gorge.
– Ce n’est pas gentil de dire ça.
Il se rapproche de moi. Mon placard est déjà assez petit. Pas la peine qu’il m’y coince davantage. Surtout après avoir dit quelque chose d’aussi blessant.
– C’est la vérité, insiste-t-il.
Je ferme les yeux, parce que c’est ça ou contempler cette bouche d’où sortent des paroles aussi désagréables.
J’inspire une bouffée d’air pour me calmer mais m’interromps net quand il passe la main dans mes cheveux. Ce contact inattendu me force à fermer les paupières un peu plus fort. Je me sens tellement bête de ne pas le mettre dehors une bonne fois pour toutes ou, au moins, de le faire sortir de cette penderie. Mais, pour une raison ou pour une autre, je n’arrive ni à bouger ni à parler. Ni même à respirer.
Il écarte quelques mèches de mon front, les rassemble au sommet de ma tête.
– Tu portes tes cheveux comme ça parce que tu ne veux pas que les gens te voient trop. Tu portes des manches longues et des cols fermés parce que tu crois que ça t’aidera. Mais ça ne sert à rien.
Là, je subis chacune de ses paroles comme un petit coup de poing dans l’estomac. Je dégage mon visage de ses mains mais garde les yeux clos. J’ai peur de me remettre à pleurer, et j’ai versé assez de larmes pour ce stupide anniversaire.
– Ce ne sont pas tes cicatrices qui mettent les gens mal à l’aise, Fallon. C’est ton attitude qui leur donne l’impression qu’il ne faut pas te regarder. Et, crois-moi, tu es le genre de personne qu’on aime regarder.
Ses doigts m’effleurent la joue et je me sens frémir.
– Et tes lèvres. Les hommes les regardent parce qu’ils aimeraient les goûter, et les femmes parce qu’elles sont jalouses : si elles les avaient toutes de cette couleur, elles pourraient se passer de rouge.
Je laisse échapper une sorte de rire amer mais n’ose toujours pas le regarder. Je me sens complètement paralysée, à me demander où il va me toucher maintenant. Ce qu’il va bien pouvoir dire.
– Et je n’ai rencontré qu’une seule autre fille aux cheveux aussi longs et beaux que les tiens, mais je t’ai déjà parlé d’Abitha. Donc tu sais qu’elle ne t’arrive pas à la cheville, même si elle embrasse très bien.
Sa main repousse mes mèches derrière l’épaule. Il se tient assez près pour voir ma poitrine monter et descendre un peu trop vite, un peu trop fort. Mais j’ai maintenant tant de mal à respirer que je me sens comme flotter dans les airs.
– Fallon, reprend-il en me soulevant le menton.
Quand je rouvre les yeux, il est beaucoup plus près de moi que je ne le croyais, et il me contemple d’un air lourd de sous-entendus.
– Tout le monde a envie de te regarder. Crois-moi, j’en fais partie. Mais si tout en toi crie « Détournez les yeux », c’est ce qu’on finit par faire. La seule personne qui se préoccupe de ces quelques cicatrices sur ton visage, c’est toi.
Je ne demanderais qu’à le croire. Si je pouvais le croire, alors ma vie signifierait beaucoup plus pour moi qu’en ce moment. Si je le croyais, peut-être que je n’aurais pas un tel trac à l’idée de repasser des auditions. Peut-être que je ferais exactement ce que ma mère estime qu’une fille devrait faire à mon âge : découvrir qui je suis vraiment. Cesser de me cacher à moi-même.
Dire que je ne m’habille pas pour le plaisir mais avant tout en imaginant ce que les autres aimeraient me voir porter…
Les yeux de Ben rôdent sur mon chemisier et je me rends compte qu’il a autant de mal à respirer que moi. Il se met à ouvrir le bouton de mon col, avec des gestes lents, puis descend sur le deuxième. J’ai presque l’impression qu’il est en train de trembler.