– Où est-ce que tu m’emmènes ? Je suis censé passer prendre Molly dans un quart d’heure.
Je jette un coup d’œil en direction de mon père, les reflets des phares des voitures en face dansent dans ses lunettes et sur son visage, entre ombres et lumières. Il arbore cette expression, celle qui m’indique qu’il est contrarié ou irrité, et je redoute de découvrir ce que j’ai bien pu faire, cette fois encore, pour le mettre en colère.
Ces derniers temps, la moindre chose déclenche sa colère.
La. Moindre. Chose.
– Tu ne consacres pas assez de temps à ton entraînement. La seule façon d’obtenir des résultats, c’est d’y passer un maximum de temps. Je commence à croire que tu n’as pas ça en toi, fiston. Année après année, je t’explique ce que tu dois faire, comment tu dois t’y prendre et…
Il s’interrompt, puis soupire, ce qui me pousse à esquisser un nouveau regard dans sa direction.
Où allons-nous ?
– Mais tu ne sembles tout bonnement pas écouter. M’entendre. Je pense qu’il est donc temps que je te fasse comprendre plus clairement ce que je veux dire. La leçon numéro un que tu dois apprendre pour te mettre à réfléchir correctement.
– P’pa. (Je m’éclaircis la gorge.) Papa ?
Pourquoi sommes-nous sur le parking de l’école ? Pourquoi la voiture de Molly est-elle là, elle aussi, quand je suis censé aller la chercher dans dix minutes ?
– Il va falloir que tu apprennes que les femmes ne sont rien de plus qu’une distraction. Elles se joueront de toi, gagneront ton cœur, pour ensuite te mener en bateau et t’abandonner comme une vieille chaussette, comme l’a fait ta mère avec toi, et avec moi. (Il répète ces phrases que j’ai déjà entendues des centaines de fois. Des paroles que je refuse, parce que même si je lui en veux de nous avoir quittés, elle reste ma mère. Elle m’a toujours aimé malgré tout. Elle a toujours…) Les femmes sont des tentations éphémères qui nous détournent de nos objectifs. Une fois qu’elles en ont terminé avec toi, tu as déjà tout perdu.
– Qu’est-ce qu’on fiche ici ?
Je lui crie pratiquement dessus, contrarié par ces conneries et crevant d’envie de rejoindre Molly et d’atteindre la deuxième (ou la troisième) base ce soir.
– Nous allons prouver ce que je dis.
Mon père montre du doigt l’entrée du gymnase de l’école devant laquelle j’aperçois Molly, sous les néons. D’une main, elle tripote la médaille de sa chaîne en se balançant d’avant en arrière et en riant avec quelqu’un que je n’arrive pas à discerner.
Du haut de mes dix-sept ans, je tombe encore un peu plus amoureux d’elle. Ses longs cheveux bruns, ses jambes interminables, ses seins sous son débardeur, son sourire… oui, je suis vraiment accro.
Mais soudain, la confusion m’envahit lorsqu’Eddie Hamlin sort de l’ombre. C’est lui qu’elle regarde, c’est à lui qu’elle adresse ce sourire que je croyais m’être réservé. Je ne sais pas pourquoi je retiens mon souffle, mais c’est pourtant ce que je fais.
Et j’ai l’impression que mon cœur explose dans ma poitrine quand elle attrape le pan de sa chemise, comme elle le fait avec la mienne, et l’attire dans ses bras jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent. Jusqu’à ce qu’ils s’embrassent. Jusqu’à ce que ses mains à lui glissent le long de ses hanches et se posent sur ses fesses pour la presser contre lui.
Exactement. Comme. Moi.
Molly ?
Ils reculent pour plaquer son dos contre le mur.
Et Eddie ?
Ses mains glissent autour de son cou et jouent avec ses cheveux dans sa nuque, exactement comme elle le fait avec les miens.
Ma copine et mon coéquipier ?
Je ne réfléchis pas.
Qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
Je réagis.
Je me rue hors de la voiture en remarquant à peine le gloussement de mon père.
– Molly ? je crie en me précipitant vers eux.
– Ce n’est pas ce que tu crois.
Molly sursaute, je lis de la culpabilité et de la surprise sur son visage.
– Ce que je crois ? je bafouille. Eddie ? C’est quoi ce bordel, mec ?
La fureur et la confusion mêlées au chagrin me submergent. Je le repousse. Il trébuche en arrière. D’autres étudiants sortent du gymnase, irrésistiblement attirés par la bagarre.
Mais je refuse d’être l’objet de leur moquerie. Je refuse que ma honte devienne un sujet de conversation à l’école.
Je serre les poings en maudissant les larmes qui me brûlent les paupières. En clignant des yeux, je fais quelques pas en arrière, sans vraiment savoir comment réagir, sans comprendre comment tout cela est arrivé.
Je murmure « je ne comprends pas », pendant que la foule grossit et que les yeux de Molly se remplissent de larmes. Elle secoue la tête.
J’aimerais pouvoir croire à l’authenticité des regrets que je lis sur son visage, mais c’est la même fille qui m’a dit qu’elle m’aimait, le mois dernier. La même fille que j’aimais.
Et je croyais que c’était vrai, alors comment pouvoir encore me faire confiance ?
J’ai besoin de sortir d’ici. J’ai besoin de respirer. J’ai besoin de…
Sans un mot, je me retourne et je cours jusqu’à la voiture où mon père est toujours assis au volant.
– Finn, dit-il trop calmement quand je claque la porte.
– Démarre. Sors-moi d’ici, lui dis-je d’une voix rauque et des larmes plein les yeux.
Mais il ne démarre pas. Au lieu de ça, il reste assis, les mains sur le volant, il observe Molly qui nous regarde.
– Maintenant, tu comprends ce que je t’ai dit pendant toutes ces années. Les femmes sont toutes des traîtresses. Elles nous utilisent, puis nous jettent. Tu dois apprendre à t’en servir et à les jeter avant qu’elles te mettent le grappin dessus. Si elles y parviennent, ça se terminera chaque fois comme aujourd’hui. Tu seras blessé. Meurtri. En colère. C’est ce que j’ai ressenti à cause de ta mère. Et toi aussi, Finn. À cause de ce qu’elle nous a fait.
– Pas maintenant, papa.
Mais ses paroles m’atteignent différemment cette fois. Elles semblent contenir une part de vérité. Elles commencent à prendre sens.
– Les femmes partent toujours. Souviens-toi de ça.
Il finit par démarrer et s’éloigner lentement. Molly et Eddie quittent mon champ de vision. Dieu merci. Je les déteste. Je les déteste tous les deux. Mais comment mon père a-t-il su qu’il devait m’amener ici ?
Comment pouvait-il savoir qu’ils seraient à cet endroit précis et que nous tomberions sur eux ?
Et pourquoi a-t-il ri quand mon cœur a soudain été arraché de ma poitrine et foulé aux pieds ?
Je saute à cloche-pied dans le noir, tout en essayant d’enfiler ma chaussure sans trébucher sur les tas de fringues qui jonchent le sol de la chambre.
Trop tard.
Je perds l’équilibre et je me cogne la cuisse contre l’angle de sa commode.
Eh merde ! Je serre les dents en frottant ma jambe douloureuse et en tournant la tête vers le lit dans l’obscurité, ma chaussure à moitié enfilée.
– Finn ?
Roxy m’appelle d’une voix tout ensommeillée.
Je me fige, la main sur la fermeture Éclair de mon pantalon. Merde. C’est raté pour ficher le camp discrètement.
– Où vas-tu ? me demande-t-elle en s’asseyant dans le lit, telle une ombre dans la nuit.
J’hésite un instant. L’image de son corps tout chaud et de ses gestes plus que sauvages me reviennent en tête. Mais juste après, je me rappelle ce qu’elle m’a dit hier soir.
– Nous sommes bien ensemble, toi et moi. Peut-être que je ne devrais pas renouveler mon bail et que nous pourrions… tu sais, emménager ensemble.
Et comme si ce n’était pas suffisant pour que ma bite se dessèche et tombe, il y a eu ce doux soupir d’un « Je t’aime, Finn » qu’elle a murmuré en croyant que je m’étais endormi. Ces quatre mots m’ont presque tétanisé.
Bon Dieu ! J’ai vraiment pris sur moi pour ne pas ficher le camp sur-le-champ.
Vivre ensemble ? Au milieu de tout ce fouillis ? Sans la liberté d’aller et venir à ma guise ?
L’amour ? Regardons les choses en face. Elle ne connaît rien à l’amour et moi non plus. Non, il est temps d’arrêter, tant que j’ai de l’avance.
Et tant que je contrôle la situation.
Il est grand temps d’y aller.
– Finn ?
– Des clients. J’ai des clients à voir, je marmonne en trébuchant sur une de ses innombrables piles de vêtements jetés à même le sol.
Note personnelle : garde tes distances avec les nanas bobos. Elles accumulent trop de trucs partout.
Oh, mais il y a aussi ces positions du Kâma Sutra qu’elles adorent…
– Des clients ? Il est deux heures du matin. Comment ça, des clients ?
Merde. Il est deux heures.
– Je viens de recevoir un texto. Il s’est foutu dans le pétrin. Je dois m’en occuper.
Pour l’amour de Dieu, faites-moi sortir d’ici.
– Reviens te coucher, dit-elle.
Et je l’entends tapoter le matelas comme si ça allait suffire à me convaincre.
– Non. J’ai reçu un message. (Je parviens à enfiler mon autre chaussure sans me cogner à nouveau dans le coin d’un meuble.) Un de mes clients a eu une altercation, il a besoin de mon aide.
– Je pensais que tu étais agent. Pas avocat.
– Je suis leur… tout. Mais je ne suis pas le tien. (J’appuie sur le bouton de mon téléphone pour que l’écran s’allume dans le noir, comme si je recevais un texto.) Tu vois ? C’est encore lui.
Elle soupire bruyamment avant de se laisser retomber sur le lit – un son que j’interprète comme une victoire, si tant est que je ne trébuche pas sur un autre tas de cochonneries avant d’atteindre la porte d’entrée.
– Alors, on se voit ce soir ? demande-t-elle sur un ton plein d’espoir.
Je m’invente une excuse au débotté :
– Hum… je ne peux pas. Je dois prendre un vol pour le Michigan.
Le Michigan ? Le Michigan ? D’où est-ce que ça sort, bon sang ?
– Ouais. Je ne sais pas quand je serai de retour.
Je m’arrête à la porte et me tourne vers elle pour appuyer mes dires. Je sais qu’elle regarde, les filles le font toujours, et je n’ai aucune envie de me comporter en salaud au moment où je la largue. Elle l’ignore, mais c’est pourtant ce que je suis en train de faire.
– Ok, alors. Tu m’appelles quand tu rentres ?
– Bien sûr.
Sur ce, je me précipite vers la porte d’entrée en glissant ma main dans mon bras de chemise, prêt à tout pour quitter cet appartement du Lower West Side rempli de cristaux et qui empeste le patchouli.
J’attends d’être sorti de l’immeuble pour pousser un soupir de soulagement.
Content d’en avoir fini avec cet intermède.
Ou du moins jusqu’au moment où il faudra que j’ignore ses appels téléphoniques et ses textos qui ne manqueront pas de m’assaillir dans quelques jours.
Devant moi, la sono crache sa musique à fond sur la terrasse de la piscine. Une centaine de personnes en maillot de bain dansent sur la petite scène, les bras en l’air. L’alcool gicle de leurs verres et éclabousse les autres danseurs.
Mais tout le monde s’en fiche.
Ils sont venus à Las Vegas pour faire la fête.
Pour se lâcher.
Exactement ce que je devrais faire en ce moment.
Je porte ma main en visière à mon front pour pouvoir mieux examiner Carson derrière mes lunettes de soleil, depuis la chaise longue sur laquelle je me vautre. Nous en sommes au combientième sermon de la journée ? Le huitième ? Le neuvième ? Et il est à peine un peu plus d’une heure de l’après-midi.
– Tu me gâches la vue, Carson, je marmonne en essayant de détourner le regard pour pouvoir comprendre la raison des hurlements de la foule.
Mais il s’est déplacé, ce qui m’oblige à le regarder, lui, sa chemise habillée aux manches retroussées et son pantalon à pli qui n’ont rien à faire dans une fête, autour de la piscine du Venetian. Mon rabat-joie de manager.
– Donc, tu ne devrais probablement pas être déjà bourrée à cette heure-ci. En fait, peut-être que tu devrais réfléchir à la meilleure façon d’expliquer les images de ta soirée d’hier qui ont fuité sur les réseaux sociaux.
– Dieu interdit-il à la précieuse Stevie Lancaster de se lâcher un peu ? je bougonne en enrobant chaque syllabe de sarcasme.
Puis je repose ma tête sur la chaise longue et je ferme les yeux.
– Mieux encore, peut-être devrais-tu être sur le terrain avec Kellen pour t’entraîner. Tu aurais bien besoin de travailler ton revers avant le prochain Open.
– Lâche-moi, Carson.
J’attrape mon portable et commence à faire défiler les messages sans vraiment les regarder, mais plutôt pour lui prouver que je ne fais pas attention à lui.
Je n’ai aucune envie d’être sur le terrain avec Kellen qui s’adresse à moi comme le ferait mon père, mais dont les paroles sonnent tellement différemment. À tel point qu’immédiatement je me crispe et je rate la balle.
– Il m’a prévenu que tu n’étais pas venue à l’entraînement hier, et à en juger par les verres vides sur la table à côté de toi, j’ai bien peur que tu n’y ailles pas non plus aujourd’hui.
Je hausse les épaules de façon assez spectaculaire comme pour insister sur l’ennui que j’éprouve face à lui. Face à son baby-sitting. N’importe quoi pour faire déguerpir la police des mœurs.
– Je fais une pause, Carson. Je n’ai pas le droit ? je demande, sachant très bien que sous la férule de Liam Lancaster, les pauses – bon sang, les moments festifs – n’étaient jamais autorisées. Uniquement le boulot. Pas d’amusement. Que de la sueur. Chaque minute de chaque jour que Dieu faisait. Je tente un gros bobard – « Je me suis renseignée sur les théories concernant l’entraînement sportif. L’article que j’ai lu ce matin, et dont j’ai décidé de faire ma devise du jour, affirme qu’il est bon pour l’esprit, l’âme et le corps des athlètes d’élite de prendre quelques jours de repos pour se détendre de temps en temps. Cela revigore l’athlète et ça le remotive. » Le sourire que je lui adresse est tout miel, il dégouline d’hypocrisie.
– Alors c’est comme ça que tu appelles danser sur les tables, t’emparer de la barre de strip-tease au Sapphire…
– C’était un défi, et j’étais habillée, je soupire, en essayant de m’en souvenir à travers la brume de l’alcool que j’ai ingurgité hier soir. Tu devrais vraiment essayer les Cards O’Fun. Il est clair que tu aurais besoin d’un peu plus de spontanéité dans ta vie.
– Les Cards O’Fun ? me demande-t-il.
C’est Vivi et Jordan qui les ont inventées. Je fais référence à mes deux plus vieilles amies sur le circuit que nous avons fréquenté depuis notre enfance. Elles ont abandonné la compétition depuis longtemps, mais notre amitié, elle, a perduré. Et sans doute ont-elles été la cause de bien des mises au point entre Carson et moi. Du coup, je les mentionne uniquement pour l’énerver.
– Chaque soir, il faut que je tire deux cartes dans le jeu qu’elles ont inventé et que j’exécute les défis qu’elles contiennent.
– Des tâches comme le pole-dancing, et puis quoi encore ?
– Tu as vu les posts sur les réseaux sociaux. Tu peux aisément deviner.
– Vous n’auriez pas pu opter plutôt pour une partie de Monopoly ou de Yahtzee ?
– Cela manquerait de piquant, non ?
Son regard fixe est indéchiffrable.
– Tu tires deux cartes et tu dois exécuter les défis, ou sinon quoi ?
Je hausse les épaules avec désinvolture.
– Tu m’as déjà vue perdre à quoi que ce soit ? Ce sont peut-être mes copines, mais je ne serai jamais la première à me dégonfler.
– Ce n’est pas une blague, Stevie.
– C’est clair, tu es toujours tellement sérieux ! je me moque.
– Je sais que tu te débats avec la mort de ton père et…
– Tu n’as pas la moindre idée de ce que je…
– Mais c’est comme si tu essayais de rejeter tout ce pour quoi tu as bossé si dur. Tout ce pour quoi il t’a aidé et guidé. Tu étais en pleine forme et, maintenant, on dirait que tu empoisonnes sciemment ton corps avec toutes ces saloperies pour avoir une excuse pour échouer.
Il s’avance d’un pas pour que son ombre puisse recouvrir mon visage, au cas où j’aurais fermé les yeux parce que le soleil était trop fort pour le regarder en face.
Non. Ce n’est pas la raison.
C’est plutôt que je n’ai pas envie qu’on me fasse la morale.
– Je suis passée pro à quinze ans et je n’ai pas arrêté depuis presque dix ans, Car’. J’ai travaillé…
– Exactement, et depuis que ton père est mort, tu agis comme si la vie était une fête perpétuelle.
Un autre rugissement s’élève de la foule des fêtards, cette distraction tombe à pic pour prétendre que je n’ai pas entendu ce qu’il a dit.
Comme si j’avais besoin qu’on me rappelle qu’il est mort. Comme si, chaque fois que je mets un pied sur le terrain, je n’entendais pas sa voix et que je ne le cherchais pas du regard, avant de me rappeler qu’il n’est pas là. Ou bien, chaque fois qu’on frappe à la porte de ma chambre d’hôtel, mon cœur s’emballe et je m’attends à ce qu’il soit furieux que je sois en retard à ma séance d’entraînement.
Chaque seconde, chaque jour me le rappellent. C’était peut-être un tyran, mais c’était aussi mon ancre, ma boussole et, à présent, j’ai l’impression de partir à la dérive. Je ne lutte pas contre la mort de mon père. Je me noie dedans.
Je prends un verre sur la table à côté de moi et j’aspire, jusqu’à ce que des bruits de succion m’indiquent que j’ai atteint le fond. Je suce encore une fois la paille pour produire exprès ce bruit.
Merde. Il m’en faudrait un autre et c’est impossible en présence de ce rabat-joie de Carson avec ses mains posées sur les hanches et son jugement parfaitement limpide.
– Tu pourrais au moins te déplacer sur la gauche, Car’ ? Il y a un mec sexy là-bas, tu le caches et je voudrais pouvoir le mater.
– Bon sang, murmure-t-il, mais il se décale comme pour mériter le sourire en coin que je lui adresse. (Son soupir pèse sur l’atmosphère joyeuse que j’essaie d’apprécier.) Tu ne me laisses pas le choix, petite.
Je ne suis pas ta petite.
Mais je ne réponds pas. Je fais comme s’il n’avait pas ouvert la bouche. C’est tellement plus facile de se concentrer sur tous ces gens qui font la fête, qui se sentent bien, qui vivent une vie que je ne comprends pas, mais dans laquelle j’essaie de me perdre depuis un certain temps.
– Sois dans ma suite demain matin, à dix heures précises.
Je ne réponds pas.
– Stevie.
Il prononce mon nom sur un ton de frustration toute paternelle.
– Dix heures ? je gémis, un tantinet surprise par cette sortie exigeante de Carson. C’est vraiment très tôt, les filles et moi devons terminer notre partie de Cards O’Fun ce soir.
Je soupire violemment en examinant mes ongles comme pour vérifier ma manucure.
– Si tu ne viens pas, j’annule ton inscription à l’US Open et tu perdras deux sponsors importants. Tu n’es pas prête, je refuse que tu te présentes et que tu passes pour une idiote.
L’US Open. Le tournoi préféré de mon père. L’endroit où, petite fille, je m’asseyais sur ses genoux en l’écoutant me raconter comment ce serait quand j’entrerais sur ce court, un jour. Et puis, le lendemain, il m’emmenait sur notre terrain d’entraînement et me faisait m’exercer jusqu’à ce que j’aie l’impression que mes bras et mes jambes allaient se décrocher de mon corps.
Je ne laisse pas la moindre émotion transparaître sur mon visage, bien que j’aie l’impression que chacune me traverse.
– Je ne suis pas prête ? je réagis. J’ai deux mois et demi. Arrête avec ton délire de pouvoir !
Son sourire recèle une lueur de dédain.
– Si les promesses que j’ai faites à ton père ne signifiaient rien pour moi, je te laisserais poursuivre dans la voie que tu empruntes. Je pourrais même prendre plaisir à te voir te casser la gueule devant le monde entier sur le court central. Mais ces promesses signifient quelque chose pour moi, Stevie. Vraiment.
Je détourne les yeux, je tente de retenir les larmes qui menacent. Ce serait plus facile de renvoyer Carson. De lui dire qu’il est trop vieux, qu’il ne me comprend pas, qu’il ne comprend plus comment les choses fonctionnent aujourd’hui, mais ce serait mentir. Je sais, au fond de moi, que mon père l’avait choisi parce qu’il s’y connaissait et qu’il me protégerait.
Et peut-être que j’en veux à Carson pour cela. Parce qu’il a su que mon père était malade, quand moi je ne le savais pas.
– Stevie ? me demande-t-il avec une certaine impatience dans la voix.
– Je vais voir ce que je peux faire. Tu ne peux pas t’attendre à ce qu’une fille change ses plans dans un délai aussi court.
Son gloussement est tout sauf amusé.
Peut-être l’ai-je poussé trop loin. Ou peut-être pas assez loin.
La vraie question, c’est de savoir jusqu’à quel point ça m’intéresse. Je me mords la lèvre inférieure et je pose mon regard derrière lui et son discours bien intentionné pour bien lui signifier que notre entrevue est terminée.
– Éclate-toi ce soir, mais c’est la dernière fois. Saoule-toi, baise avec qui tu veux, amuse-toi avec qui tu ne veux pas, défoule-toi tant que tu peux…
– Wouah, quel langage ! Quiconque t’entendrait pourrait croire que tu es en colère contre moi ou quelque chose comme ça !
Et je fais papillonner mes cils, bien qu’il ne puisse pas les voir derrière mes lunettes noires.
Il fait un pas de plus vers moi, se penche et me lance à voix basse :
– Passe ta dernière soirée de Cards O’Fun, Lancaster, mais essaie d’être discrète, d’accord ? Il y a déjà eu beaucoup trop de presse, ton image est déjà suffisamment écornée, et ensuite c’est moi qui dois payer les pots cassés.
– Personne ne t’a chargé de ce boulot, je rétorque comme la sale gamine que je suis, je le sais fort bien.
– Si, ton père l’a fait. (Ses paroles restent comme suspendues dans l’air.) Il m’a confié cette mission et tu ferais bien de comprendre que j’ai la ferme intention de tenir ma promesse.
À cette simple mention de mon père, mon estomac se noue et mon cœur s’emballe.
– Super. Toutes mes condoléances pour avoir hérité d’un boulot dont personne ne veut.
Je lui fais signe de s’écarter, mais il ne bouge pas.
– Si tu restes planté là, tu pourrais au moins te rendre utile et m’apporter un autre verre, ou deux.
– À dix heures, Stevie.
– Ouais, ouais, je marmonne en le saluant de la main, avant de faire signe à la serveuse qui fait le tour de la section VIP, sans jeter un regard à Carson.
Il s’éclaircit la gorge, le poids de son regard me cloue sur place.
– Il serait déçu par tout ça. Par toi.
Chaque mot est comme un coup de bélier sur mon plexus solaire. Un shoot de culpabilité, de douleur et de souffrance.
Le problème, c’est que c’est justement ça qui me meut, qui me pousse à agir ainsi.
Carson voulait me corriger, il ne se doute pas qu’il a en fait versé de l’huile sur un feu qui couve. Parce que mon père, mon seul but, la seule personne que j’aie jamais essayé de satisfaire, a disparu.
Et rien – ni gagner, ni faire la fête, ni m’entraîner, ni faire des efforts – ne me le rendra jamais.