– TU NE SAIS PAS DE QUOI TU PARLES !
En proie à une vive colère, je regarde mon agent sans ciller et lui renvoie chaque reproche qu’il m’adresse alors qu’en mon for intérieur, je ne peux que reconnaître qu’il a raison.
– Ah non ? hurle-t-il. Alors, à quoi rime ce coup pendable ? Battre l’adversaire est une chose, Hunter, mais cogner sur ton coéquipier ?
– Où est le problème ? Qu’il soit mon coéquipier ou l’un de tes clients que tu essaies de vendre au plus offrant ? Je penche pour la seconde option. Mon instinct me dit qu’il est ton ultime ticket gagnant pour une commission d’enfer et, étant donné que la presse a déjà eu vent de la dispute, sa réputation irréprochable risque de s’en trouver quelque peu salie.
Je décale mon pied et me rapproche un peu.
– As-tu au moins pris le temps de te demander comment la presse l’a appris ? Non ? As-tu seulement envisagé que Dyson ait pu me provoquer et qu’il m’ait tendu un piège dans le seul but de faire le buzz sur les réseaux sociaux ? C’est un vrai défi de rester à la hauteur de son statut de jeune prodige autoproclamé quand un joueur de ma trempe le dépasse chaque fichu soir, haut la main, et lui vole la vedette, vu qu’il croit mériter les gros titres. Quelle est l’expression consacrée ? Aucune publicité n’est mauvaise ? On dirait qu’il mise sur le scandale pour faire sa pub.
Finn Sanderson se mordille la lèvre en m’observant. Derrière la perfection qui exsude de sa coupe de cheveux, de ses vêtements et de chaque détail de sa personne, une lueur d’incertitude que je déchiffre mal survole son expression. Ses yeux sombres me jaugent et m’examinent sans flancher un seul instant.
Il inspire à fond, puis fait la moue dans le silence qui s’éternise.
– Qu’est-ce qui t’arrive en ce moment, Hunter ?
Et c’est reparti.
– Comment ça, qu’est-ce qui m’arrive ?
– Tu as très bien compris. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Tu es sur le point d’envoyer dans le mur trois records historiques établis sur une période ridiculement courte. Du jamais-vu. Autrefois, ton jeu était tout en finesse et en élégance mais, à présent, tu joues comme un chat sauvage qui se prépare à…
– À quoi ? Chasser et dépecer ? Quelle importance ? Mes scores n’ont jamais été aussi élevés.
– J’allais dire que tu joues comme un homme qui ne recule devant rien pour gagner. Même si le prix à payer inclut des dommages collatéraux.
– La victoire nécessite parfois des sacrifices.
Son petit rire grave est pour le moins condescendant.
– Mais aux dépens de qui ? De tes coéquipiers ? De ton club ? (Il exprime sa frustration en secouant subtilement la tête.) Ils encaissent parce que tu gagnes, mais il y a des limites à tout. Tu joues depuis suffisamment longtemps pour savoir que personne n’est à l’abri d’une défaite et que le vent tourne un jour ou l’autre.
– Je sais, en douze années à la Ligue, je me suis élevé à un niveau que d’autres atteignent en nettement plus de temps, ce qui fait de moi un monument.
Au lieu d’atténuer l’ironie dans ma voix, je l’assume pour qu’il se rende compte du ridicule de la situation.
– Tes victoires imposent qu’on te tolère… mais tes frasques en dehors de la glace finiront par te coûter cher, à un point que tu n’imagines même pas.
– Je m’en fiche royalement.
Je sais pourtant qu’il n’a pas tort. Le hic, c’est que ça me passe au-dessus de la tête ces jours-ci.
– Comme tu voudras. (Il hausse les épaules avec indifférence.) Mais personne ne sera là pour calmer le jeu auprès des médias. Ni pour te défendre à propos de la bagarre que tu as provoquée pour un trou dans le mur. Ni pour transmettre tes doléances publiques au sujet de ta crise dans les vestiaires. Ou parce que tu snobes tes fans…
– Content que tu accordes plus de crédit à la presse qu’à ton client, dis-je.
– La scène a été filmée. Je vois difficilement comment nier que tu ne t’es pas arrêté devant ce gamin en chaise roulante qui te tendait une affiche pour avoir ton autographe.
Putain. Je ne fais jamais ça. Pas mon genre.
J’ai été ce gosse. À de nombreux égards, je continue de l’être, c’est pourquoi le fait que je ne l’ai pas vu aggrave encore mon cas. La presse, qui s’en sert contre moi, dépasse les bornes.
Je me rejoue la scène. Au téléphone, ma mère pète les plombs à cause de Jonah et refuse de me laisser lui parler de peur que je le contrarie. Son insistance chargée de culpabilité, le rappel constant du drame, du vrai responsable, l’idée que cela ait fait de nous des personnes que nous ne voulions pas devenir. Et moi, tête baissée, je me bouche l’autre oreille pour ne pas l’entendre. Les flashs des photographes m’aveuglent comme une ribambelle de lumières crues scintillant d’un seul coup. La charge mentale du match encore présente, renforcée par d’innombrables opportunités que j’ai échoué à transformer en buts. Mes coéquipiers derrière moi ; Dyson avec sa grande bouche et son attitude merdique, que je m’appliquais à ignorer.
Et je n’ai pas vu le gamin.
Je le regrette.
Je sais ce que ça fait d’espérer, de vouloir, de rêver… puis de vivre ce rêve, mais à quel prix !
– Une fois que tu te seras mis le public à dos, tu auras un mal fou à le reconquérir.
– Et avec toi, Finn ? Le vent a tourné entre nous ?
Il soutient mon regard, mâchant vigoureusement son chewing-gum, mais il ne formule pas les fichues pensées que je perçois dans ses yeux.
– Sérieusement ? je fais, exaspéré et dépité, alors que je ne devrais plus éprouver ces sentiments. Tu m’accompagnes depuis mes débuts. Tu me représentais déjà à la fin du lycée et ensuite, au fil des échanges et des renégociations qui ont jalonné ma carrière. Douze années et maintenant… maintenant, tu capitules parce que je traverse une période compliquée ?
Je marche jusqu’à la fenêtre. Un monde existe au-delà de cette patinoire, mais il est vrai que je ne le vois pas. Toute ma vie, je n’ai eu qu’un unique objectif depuis l’accident, un seul but depuis l’échange avec les LumberJacks, voilà deux ans, et à présent que le temps presse, je ne dois pas me détourner de ce but. Tout ceci alimente la colère qui brûle en moi depuis toujours, mais qui rejaillit à cet instant. La culpabilité qui me contrôlait déjà avant, mais qui me ronge désormais. Mes larmes naissantes m’irritent les yeux, mais je cille pour les repousser, cherchant à redevenir l’homme que j’étais des mois plus tôt, bien que je sache qu’il ne vaut pas un clou.
Il n’a jamais compté.
– Pour toutes ces raisons, je te demande instamment, qu’est-ce qui te perturbe ces temps-ci ?
– Je n’ai pas délibérément snobé ce gamin. Tu sais que ce n’est pas mon genre. Je n’aurais pas…
– Je ne suis plus sûr de rien, hormis que tu as l’air à côté de tes pompes, me coupe-t-il, les bras croisés sur sa poitrine.
– Avant, tu me défendais. À l’époque où tu prenais le parti de tes clients. On dirait que désormais tu aimes conquérir quiconque porte un maillot, pourvu qu’il ait le potentiel de faire reluire ta renommée, au détriment de ceux sur qui tu t’es appuyé pour bâtir ta réputation de pacotille.
Il grimace, mais contrairement à ce que j’espérais, il ne cède pas à la colère.
– Maddox, j’ai sur le dos trois sponsors qui attendent un seul faux pas de ta part pour rompre le contrat. Plus les directeurs de l’équipe qui exigent de savoir pourquoi leur capitaine – mon client – est le problème et pas la solution. Ils attendent que je leur explique ce qui te travaille, que j’arrange les choses parce qu’autrement tes futurs contrats à négocier ne seront pas reluisants.
– Ah, les menaces ! La carotte et le bâton pour revoir mon contrat à la baisse alors que n’importe quelle autre équipe tuerait pour m’engager.
Des foutaises, parce que je ne veux pas jouer ailleurs. Je veux rester avec les LumberJacks. Je veux faire partie d’une équipe où le hockey guide les décisions des managers, pas l’argent comme dans nombre de grandes équipes.
Et, par-dessus tout, je veux qu’on me connaisse comme le joueur vedette qui a décliné des contrats juteux pour jouer dans la modeste équipe à fort potentiel et les aider à décrocher une Stanley Cup.
J’ai mes raisons. Mais il ne s’est jamais donné la peine de me questionner sur mes motivations.
Au même instant, un sms fait vibrer mon téléphone, mais je ne m’embête pas à le consulter. Je ne réagis même pas à l’alerte. Je connais d’avance le contenu du message, en substance, et bordel, la dernière chose dont j’ai besoin pour l’instant, c’est de découvrir que j’ai déçu une personne de plus.
– Si les menaces te déplaisent, que dirais-tu de faire réapparaître le vrai Hunter Maddox ? Il manque à l’appel depuis trois ou quatre mois, et ce type coléreux et rancunier que j’ai en face de moi, je n’arrive pas à le cerner.
– Tu n’arrives pas à le cerner ou tu t’en balances, tant que je remplis les caisses ? Il y a des gars dans le milieu qui commettent des actes plus graves que les miens. Pourtant, ils restent non sanctionnés, et ils ne reçoivent pas de menaces pour autant.
– Sauf que tu es Hunter Maddox. Le type sur qui la Ligue nationale de hockey a tout misé pour se relever après la grève et la fermeture qui en a résulté.
– Et pas qu’un peu. Alors, tâche de ne pas l’oublier et de m’accorder le bénéfice du doute.
– Quand tu te mets à compromettre mes autres clients avec tes coups de sang d’une bêtise sans nom, je n’ai pas d’autre choix que de les faire passer en premier.
Mes poings se serrent tandis que la colère, le chagrin et la confusion implacables qui me troublent ces derniers mois, et même toute la dernière saison, bataillent juste sous la surface.
Obligations.
Culpabilité.
Responsabilités.
– Content de savoir dans quel camp tu te situes. Cette conversation est terminée ? Tu as fini ton sermon sur le thème Annonçons à Hunter que c’est un sale con ? dis-je sans me soucier de la réponse.
– Bien sûr. J’ai fini. Autant éviter que je te fasse la morale sur le thème Annonçons à Hunter que s’il recommence à dérailler, je ne pourrai plus être son agent.
Sa réplique fait mouche, avec sa gravité et tout ce qu’elle implique.
– Tu me menaces, Finn ?
Il lève les mains devant lui.
– Je ne fais que présenter les choses telles qu’elles sont.
Je m’autorise à rire. Un son teinté d’incrédulité et relevé d’une généreuse dose de va te faire foutre.
– Je fais partie des premiers clients que tu as signés, l’un de ceux qui ont parié sur toi quand tu n’avais aucune expérience et que personne d’autre n’aurait pris ce risque. Et tu menaces de rompre notre association après toutes ces années, aussi facilement que ça ?
– Il faut bien que quelque chose te pousse à sortir la tête de l’eau.
Son regard est limpide, sa voix posée, mais il ignore complètement que je vis avec la sensation de m’enfoncer à tout jamais sous l’eau.
– Les menaces ne fonctionnent pas avec moi.
– On a tous besoin de poser des limites, et la mienne, c’est un faux pas de plus.
– C’est bon à savoir.
Je regarde fixement mon agent, la personne que je considérais comme un ami, et je me demande à quel moment il est devenu ce gars cupide qui n’a que ses propres intérêts à cœur.
Ensuite, je me demande si ça m’intéresse, en vérité, vu que ces temps-ci, je peine à éprouver une autre émotion que la colère.
Sans un mot de plus, je claque la porte.
LE MÉLODRAME À SON PAROXYSME.
Voilà l’unique pensée qui me traverse l’esprit alors que je prends place à la table de conférence, dans les locaux de Kincade Sports Management.
Brexton s’assoit bras croisés sur la poitrine, arborant sa tronche de peste dans toute sa splendeur. Son pied, posé sur le genou opposé, tressaute et elle fait défiler l’écran de son téléphone avec un désintérêt flagrant.
Sur son siège, Chase se tient droite comme un piquet, dans son tailleur impeccablement repassé, et tout ce qui compose sa tenue minutieusement assortie. Seigneur, même la couverture en cuir de son carnet est coordonnée. La perfection jusqu’à l’écœurement.
Lennox inspecte ses ongles. Ils sont trop longs et trop rouges, mais je suis sûre qu’elle a des raisons de sembler prête à arracher les yeux de quelqu’un avec ses griffes.
Espérons que cette fois, ce ne soit pas les miens.
Confortablement installée, je patiente, observe et m’interroge.
Ainsi réunies, ne composons-nous pas l’image même du dédain ? Je préférerais me trouver n’importe où – genre, même en train de faire du lèche-vitrines – plutôt qu’ici, avec elles. Je ne doute pas un seul instant qu’elles partagent mon sentiment.
La joie est probablement la dernière chose que nous ayons toutes ressentie en recevant notre convocation à cette réunion.
Mes concurrentes.
Mes rivales.
– Mesdames.
La voix de Kenyon Kincade retentit sitôt qu’il fait son entrée. Nos têtes se tournent, et seules deux d’entre nous répondent d’un hochement de tête, mais nous l’observons toutes.
La même paranoïa qui m’incite à me demander pourquoi semer la discorde en nous invitant toutes en même temps, me pousse à examiner ses mouvements de plus près. Bouge-t-il plus lentement ? Trahissent-ils un problème de santé ?
La peur rampe le long de mon échine d’une manière que je n’avais jamais éprouvée.
– Merci d’être venues.
Il s’éclaircit la voix, puis prend le temps de boire une gorgée de café, sifflant quand il se brûle la langue.
– Je sais que c’est exceptionnel de vous avoir toutes au bureau en même temps, mais accordez cette satisfaction à un vieil homme qui souhaite réunir ses quatre filles.
Brex, qui se mord la langue, attend qu’il aille droit au but. La patience n’a jamais été son fort, ce dont lui prend note avec un hochement de tête.
Me posant en chef de file, par habitude, j’énonce la question qui nous taraude toutes.
– Pourquoi nous as-tu convoquées, papa ?
– J’ai commis de nombreuses erreurs dans ma vie. Encore plus après le décès de votre mère, quand je me suis retrouvé seul à une trentaine d’années, sans grande expérience, pour élever quatre filles. J’ai fait de mon mieux, mais étant donné que vous préférez éviter de vous trouver au même endroit en même temps, j’ai le sentiment que mes efforts, les plus poussés soient-ils, n’ont pas suffi.
– Détrompe-toi.
– Alors, quelle est ton explication, Lennox ? l’interpelle-t-il. Pourquoi vous entendez-vous aussi mal toutes les quatre ?
Je songe aux années de compétition pour gagner et bénéficier de son attention. Un seul père avec des clients que nous pensions plus importants que nous, en ce temps-là. Non pas par sa faute mais plutôt en raison de sa nature prévenante. Nous recherchions son attention. Nous vivions pour ça.
Le goût doux-amer que me laisse mon statut d’aînée ne cesse de me piquer la langue. Tenir le rôle de la maman à quinze ans, quand on n’est pas la mère, génère beaucoup de ressentiment. Distribuer les corvées à vos sœurs dans une maison saturée d’œstrogènes ne favorise pas vraiment la paix sur le long cours.
Lennox rejette une mèche de cheveux derrière son épaule et rencontre son regard pour la première fois. Le seul homme qui sache apprivoiser ses railleries incessantes et son tempérament explosif.
– Nous sommes capables de nous entendre à merveille.
On distingue un ricanement étouffé, mais je m’interdis de fusiller des yeux celle qui l’a émis, quelle qu’elle soit… parce que je ne suis pas leur mère et je n’ai jamais voulu l’être.
– Vous vous bagarrez comme chiens et chats, proteste-t-il.
– Et nous nous aimons comme des lionnes, riposte-t-elle, et nous pouffons de rire. Nous sommes juste des personnes très différentes.
Son éclat de rire nous prend toutes de court.
– Peut-être parce que vous vous ressemblez énormément.
Comme chacune de nous se hérisse à la pensée de ressembler aux autres, il lève les mains pour nous adoucir.
– Sanderson est en train de nous dépouiller.
Notre agence rivale.
– Finn Sanderson, tu veux dire ? Explique-toi, exige Brex.
Les lèvres retroussées, il nous regarde tour à tour avant de répliquer.
– Douze clients au cours de l’année écoulée. Voilà ce qu’il nous a pris. Je ne saurais dire s’il propose une commission inférieure à la nôtre ou s’il ne se contente pas de flatter leur ego, mais pour moi, ce n’est pas tolérable.
Le ton de la voix de mon père en dit long sur son inquiétude.
Bordel.
– Sommes-nous dans le rouge ? Nous avons des ennuis ? reprend Brex, anxieuse, en s’avançant au bord de son siège.
Il regarde ses mains jointes devant lui, et le temps d’arrêt qu’il marque alors n’augure rien de bon.
– Papa ? Tout va bien ? dis-je d’une voix tremblante, l’esprit assailli de scénarios catastrophes.
Est-il souffrant ? Nous cache-t-il quelque chose ? Dans cette famille, il est le pilier qui résiste à tous les vents. Le tueur de croque-mitaine, l’as des câlins qui réconfortent un cœur brisé d’adolescente. Il a été ma force dans les moments sombres, si bien qu’il m’est impossible de l’imaginer autrement que redoutable… plus grand que nature. Mais pas en cet instant.
Quand il relève les yeux, devant son sourire forcé et son regard assombri, l’effroi m’envahit de nouveau.
– Rien de grave. C’est juste que… c’est tout ce que j’ai à vous léguer, mes filles – cette agence, ma réputation… vos sœurs. (La bouche tordue, il hoche la tête.) Dernièrement, j’ai l’impression d’avoir échoué à encourager et à entretenir tout cela.
Nous échangeons des regards en travers de la table. Pour autant que nous soyons toutes les quatre dotées d’un farouche esprit de compétition, Brexton a raison : nous nous aimons comme des lionnes et, au besoin, nous nous battrons à mort pour secourir notre famille. À voir l’expression de mes sœurs, nous sommes au cœur d’une situation d’urgence.
– Y a-t-il un rapport avec ton rendez-vous chez le médecin ? questionne Lennox, l’appréhension imprégnant chaque syllabe alors qu’elle formule ce qui nous tracasse toutes sans oser l’avouer à haute voix.
– Nous devons nous occuper de Sanderson.
Il n’en dit pas plus, mais un rapide coup d’œil à Lennox confirme qu’elle se tracasse autant que moi.
– Nous n’attribuons sûrement pas la même signification à cette injonction, observe Chase, blasée au possible alors que je sais que la seule mention de son ex fait rejaillir le souvenir de ses mauvais tours et ravive son ressentiment.
– Ne t’en fais pas, Chase. Nous verserons ta caution, murmure Brexton.
Si nous rions toutes, le silence de notre père ne passe pas inaperçu. Lentement, il promène son regard autour de la table, veillant à s’attarder sur chacune d’entre nous de cette façon qui annonce une déclaration cruciale, comme quand nous étions enfants et qu’il voulait que nous nous sentions adultes.
Il marque une pause au moment où ses yeux bleu clair s’arrêtent sur les miens.
– Qu’est-ce qui te fait tiquer, Dekker ? demande-t-il alors que, pensive et la bouche de travers, je me perds en conjectures.
– Évidemment, la question est pour Dekk, geint Lennox avec en fond sonore mes sœurs qui murmurent « c’est sa préférée », comme dans notre enfance.
– Tu es juste jalouse, dis-je en arborant un sourire étincelant pour les agacer.
– Jalouse de ta collection de chaussures, éventuellement, ironise Chase.
– Mesdemoiselles ! avertit mon père. Nous t’écoutons, Dekker.
Je m’éclaircis la voix avant de prendre la parole.
– Manifestement, tous les coups sont permis pour nous piquer nos clients. Sanderson n’en a cure de l’étiquette ou de la solidarité professionnelle ou…
– … de tout, hormis de l’argent ou des cuisses écartées de sa conquête.
Si j’avais été en train de boire, j’aurais recraché mon eau. C’est tellement rare que Chase manifeste une quelconque émotion que j’opine lentement. Après tout ce temps, elle continue de souffrir.
– De cela également.
– C’est toi, l’imbécile qui a fricoté avec la concurrence, souligne Lennox en levant les yeux au ciel, et nous éclatons toutes de rire.
Je donne un coup de coude à Chase en espérant que la plaisanterie de Lennox dissipe un peu de la colère dans ses yeux. Je me réjouis qu’un sourire effleure ses lèvres.
– À quoi penses-tu ? me demande mon père, dans une tentative de nous ramener au sujet principal.
– Comme il est dénué de sens moral et que c’est un enfoiré…
– Un enfoiré avisé, précise-t-il.
– Exactement. Alors pourquoi ne pas nous comporter comme lui ? Il ne fait aucun doute que je compte récupérer les clients qu’il nous a volés, mais nous devons viser plus haut. (Je tapote mon stylo sur mon carnet.) Unissons nos efforts pour recruter une célébrité.
– Bien que l’idée me séduise… (il secoue la tête et a un petit rire)… je ne suis pas sûr que ce soit judicieux que vous collaboriez toutes les quatre. Vous n’avez pas oublié notre dernière tentative ?
Embarrassée, Brexton s’agite pendant que notre père jette un regard sur le mur de droite, où un trou percé dans la cloison durant l’un de ses accès de colère a été rebouché depuis longtemps. Après quoi, les serre-livres ont été bannis du bureau.
– Je pense qu’en retour, nous devrions lui chiper un client, je suggère.
Lennox ricane, un son qui résume l’essence de ma proposition : utopique, insensée, carrément géniale.
Sans compter que c’est facile à dire – je vais voler un athlète de haut niveau à son représentant pour lui adresser une sorte de doigt d’honneur –, mais à mettre en pratique, c’est une autre paire de manches.
Toutefois, le sourire qui se dessine doucement sur le visage de mon père me dit que nous avons eu la même idée.
– Accordé. Combattre le feu par le feu est la seule option… en particulier avec lui.
– Comment comptes-tu procéder ? demande Brex.
– Nous devrions l’attaquer sur quatre fronts. Chacune avec un athlète à rallier à notre cause, suggère-t-il.
– Hormis gagner des clients, qu’est-ce que ça prouverait ? demande Lennox, bien que ce soit évident pour moi.
– Quand on regarde une personne, on ne peut s’empêcher de remarquer son attrait global. Les gens voient en toi l’ancienne reine de beauté, (il se tourne vers Lennox), l’athlète olympique, (vers Brexton), l’étudiante en gestion des affaires sortie major de sa promotion, (puis vers Chase) et l’avocate (son regard accroche le mien), et ils oublient la chose la plus importante de toutes, que mes quatre filles sont aussi diablement tenaces, professionnelles, déterminées et brillantes que leur vieux père l’était autrefois.
– Était ? je rétorque, immédiatement interpellée par l’emploi du passé.
– Est, se corrige-t-il avec un geste vague, sans croiser mon regard. Simple lapsus.
– Papa…
– Jusqu’à présent, vous avez toutes réussi à recruter des clients, mais vous avez toujours œuvré sous mon égide et mon nom. Pour le compte de mon agence. À présent, l’heure est venue de vous approprier Kincade Sports Management.
Le silence s’abat, tandis que chacune s’interroge sur cette soudaine pression, et je déteste toutes les réponses présumées qui me viennent.
– Devons-nous partir du principe que tu as tout planifié, comme toujours ?
La question de Chase élargit le sourire de notre père et chasse la tristesse dans ses yeux.
– Bien sûr que oui, répond-il. Nous divisons pour conquérir. Tu m’as déjà vu échouer à trouver une solution ?
Jamais ; il résout tous les problèmes.
– Qu’attends-tu de nous ?
Son grand sourire s’illumine rapidement, nous laissant entrevoir pour la première fois depuis le début de la réunion, l’image de mon père tenace et bosseur.
– Toi d’abord, Dekk.
Il regarde mes sœurs qui se remettent à chanter en chœur : « C’est la préférée. »
– Je viendrai à vous ensuite, mais le tien (il pointe le doigt dans ma direction) pourrait nous faciliter la tâche à la faveur de ses récentes facéties.
Ses récentes facéties ?
Une expression qu’aucun agent sensé ne souhaite entendre.
Mince.
Je le sens mal.