Chapitre 1

Joana

Debout devant le miroir de ma salle de bains, je tente de dompter quelques mèches rebelles grâce à un fer à boucler qui n’est pas encore sur le marché. Un petit bijou high-tech que tout le monde s’arrachera bientôt. Mon portable, posé sur la tablette devant moi, diffuse le refrain d’une chanson que j’adore. Je danse en rythme quand j’entends la porte d’entrée s’ouvrir plus loin dans l’appartement.

— Hello ! clame Karine en refermant derrière elle.

Oups, je suis encore à la bourre ! Pas le temps de mettre en ligne de story pour mes petites abeilles, elles devront attendre. Et tant pis pour mes cheveux, ça ira bien. Je dois absolument passer au make up.

— T’es là ?

— Salle de bains ! aiguillé-je mon amie, même si, les lieux n’étant pas bien grands, elle m’aurait vite trouvée.

— Qu’est-ce que tu fous ? On part, là ! La boîte a payé pour arriver avant 22 heures.

— Je suis prête, pas de panique !

Le temps qu’elle me rejoigne, j’étale sur ma zone T une fine couche de fond de teint, à l’éponge. Vite, vite ! Je l’entends enjamber le léger bazar qui règne dans le salon. J’attrape l’anticernes de luxe offert par un partenaire et force un peu dessus, j’en ai besoin.

— Circuler en escarpins ici, c’est pas possible ! Sérieux ! J’ai une tranche de pain de mie plantée sur mon talon aiguille, Jo !

— Tout est prévu pour te ralentir !

Et ça fonctionne, puisque la pause qu’elle doit marquer me laisse le temps de recouvrir mes cils avec mon tout dernier achat : un mascara à 75 euros. Oh ! J’adore, il est génial. On ne voit plus la différence entre mes cils et les faux, collés tout à l’heure.

Je me déhanche à nouveau en m’éventant pour que le maquillage sèche.

— T’as mis le paquet ! Tu comptes séduire un pape, ce soir ? me demande mon amie en détaillant ma tenue. En tout cas, si tu danses comme ça, c’est un mal de dos que tu vas attraper !

— Ah, ah, ah ! T’es prof de danse, toi ? Et merci, mais les papes sont tous plus vieux que Madonna, répliqué-je.

Je saisis le highlighter. Ce sera la touche finale. Enfin, non, il me faut du rouge à lèvres, mais il est dans mon sac, je le mettrai sur le chemin.

— Ouais ! Mais les papes sont riches, enchaîne Karine.

Je fronce les sourcils en la regardant via le miroir, puis les hausse.

— Ah ! Ben s’ils sont riches, alors…

Elle scrute la boîte qui contenait le mascara.

— On ne se refuse rien, dis donc !

— J’avais le choix entre ça et régler ma facture d’eau… Du coup, demain, je me doucherai chez toi !

Elle explose de rire en se tournant vers le miroir à côté d’elle. Si elle se doutait une seconde que c’était vrai, serait-elle encore là ?

— Il fait une chaleur, dehors… soupire-t-elle.

— Tant mieux, on n’aura pas froid en sortant de boîte.

Je jette un dernier coup d’œil à mon reflet — une reine doit toujours éblouir ses abeilles si elle veut conserver son trône — au moment où mon portable vibre. La notification d’un SMS écrit en majuscules s’affiche instantanément.

— C’est qui ? interroge mon acolyte.

Ma logeuse… Qui me demande encore une fois où en est le virement. Mais bien sûr, je ne peux pas lui dire ça.

— Un spam. Je te jure, y’en a marre, de ces pubs !

— Trop ! Bon, on y va ?

— Yes, je suis prête !

 

Alors que nous arrivons dans le salon, la porte d’entrée s’ouvre sans que personne n’ait frappé. Comme souvent. Cette fois, c’est Sonia.

— Hello, les filles. Alors, ready ? C’est quoi, ce mascara ? Il est ouf ! remarque-t-elle aussitôt. Fais une story, tout le monde va le vouloir.

— Hum… Non, c’est pas un partenariat.

— En route, dans ce cas ! Au fait, il y avait ça qui dépassait de ta boîte aux lettres, Joana. Il faudrait que tu penses à relever ton courrier, parfois !

Elle me tend une pile de papiers en tout genre. Lorsque je les saisis, une partie s’étale par terre. Un des plis attire mon attention. Mon adresse y est inscrite à la main. Ne reconnaissant pas l’écriture, je retourne l’enveloppe pour voir qui l’envoie.

— Qui connaît une meuf qui s’en fout plus de sa paperasse que Jo ? interroge Karine.

— Personne ! Tu te souviens quand elle a calé le micro-ondes avec un contrat de partenariat ? rétorque Sonia.

— À croire qu’elle n’est pas influenceuse et dépendante des colis qu’elle reçoit en permanence !

— Je comprends mieux pourquoi les marques lui envoient systématiquement des coursiers…

Je les entends exploser de rire alors que l’adresse au dos de la lettre me coupe le souffle. Après quelques secondes de panique, je balance tout sur la table basse comme si ça me brûlait les doigts.

— Je croyais qu’il ne fallait pas arriver en retard, envoyé-je en frappant dans mes mains. En route !

Mes deux amies, hilares, ne se rendent pas compte que je fais ce que je fais toujours : occulter mes problèmes au lieu de les affronter.

Je me recoiffe un peu, positionne l’écran en hauteur pour éviter toute apparition de double menton, et, du pouce, je lance l’enregistrement. L’ascenseur n’est pas grand, mais l’angle le fait paraître de bonne taille.

— Mes bees1, vous l’avez vu dans mes stories précédentes, cette soirée était dingue. Merci à tous d’avoir fait le déplacement. On gardera en tête le mec bourré qui a vomi dans les shooters avant de s’en enfiler trois.

— Et celui qui t’a demandé si tu voulais loucher avec lui ! enchaîne Sonia. Queen Bee, tu veux… loucher avec moi toute la nuit ? imite-t-elle.

On explose de rire et, aidées par l’alcool ingurgité, on est à deux doigts de s’écrouler par terre lorsque les portes s’ouvrent sur mon étage.

— Je vais vous révéler un truc hyper intime… Je sais pas loucher !

— Moi je sais ! s’exclame Karine alors que je zoome sur son regard en pleine action.

J’arrête l’enregistrement de la story et la poste aussitôt alors qu’on sort de la cabine.

— Merci les filtres… J’ai une tête irrespectueuse, marmonné-je alors que chacune d’entre nous a le nez plongé sur ses réseaux sociaux.

— T’as oublié de me mentionner, râle Karine.

— Oups ! Désolée. J’en ajoute une en te taguant.

Je m’exécute puis regarde les statistiques de mes publications précédentes.

— Ce mec était plus que bourré, constaté-je en le voyant à l’écran tandis que je cherche les clés dans mon sac.

— Ou alors il voulait vraiment loucher avec toi cette nuit… se marre Sonia.

Je ris tout en titubant jusqu’à mon appartement. La tête encore remplie des sons trop forts de la boîte, j’ai les oreilles qui bourdonnent. Les soirées de partenariat, c’est la meilleure chose que je connaisse. Tout est gratuit !

Je trouve difficilement l’interstice pour glisser ma clé, et enfin, la porte s’ouvre. Sonia marche en biais, on dirait un crabe géant. Comme souvent, elles vont s’effondrer dans le canapé-lit avec Karine. De mon côté, il est urgent que je rejoigne les toilettes.

 

Lorsque j’en ressors, elles ronflent déjà. Plus qu’à traverser le salon pour retrouver ma chambre et mon lit. Portable en main, je fais un pas, puis un autre, et j’enfonce mon genou si fort dans la table basse que j’en pousse un cri de douleur. Tout ce qui se trouvait sur le plateau tombe par terre.

— Ah ! Saloperie de…

Je me frotte l’articulation tout en continuant difficilement ma route, mais un de mes talons, que je n’ai pas encore quittés, transperce quelque chose.

— Mais, qu’est-ce qu…

Ne me dites pas que c’est le pain de mie dont m’a parlé Karine tout à l’heure !

Je me contorsionne pour atteindre l’objet sans tomber, et c’est une lettre que j’attrape. De colère, je la balance le plus loin possible et, sans que je comprenne comment, elle termine sa course sur mon front. La douleur du coin en papier dans ma peau est si intense que les larmes me montent aux yeux.

— Mais c’est pas vrai ! Quelle poisse !

Je la ramasse et m’apprête à la déchirer lorsque l’écriture manuscrite qui apparaît à la lumière de la fenêtre me freine. C’est la lettre qui vient de là-bas. Mon cœur se serre, et je dois déglutir pour pouvoir reprendre mon souffle. Il est le seul à connaître cette adresse… Qu’est-ce qu’il veut ?

Arrivée dans ma chambre, je m’assieds sur le lit et pose mon portable à mes côtés. L’enveloppe entre les mains, je cherche une bonne raison de l’ouvrir. La curiosité ? Oui, c’est une bonne raison. Mais la peur prend le dessus, et je la lâche. Elle glisse sur le tapis. Je me laisse tomber en arrière. Alors que je frotte mon front, je sens du liquide chaud couler entre mes doigts. Je me redresse d’un bond. Je rêve ou je saigne ? Même avec les kilomètres que j’ai instaurés entre nous, il trouve le moyen de me faire du mal !

— Tu vas voir…

J’attrape la lettre et, en y mettant toutes mes forces, je la déchire en deux, tachant le papier blanc. Puis je superpose les couches et je recommence, et encore une fois. Sauf que je manque déjà de force. Je distingue quelques mots dépasser de mon forfait.

« Nous a quittés »

Ma poitrine se comprime. Des questions se bousculent dans mon esprit. Tant bien que mal, je reconstitue le contenu de l’enveloppe.

« Chère Joana,

Je me permets de t’envoyer ce courrier à ton adresse parisienne. Je l’ai trouvée dans les papiers de ton père. Eh oui, il m’a avoué votre secret il y a quelque temps… Je n’en reviens toujours pas. Mais c’est une bonne chose.

C’est une terrible nouvelle que je t’apporte avec ce pli. Malheureusement, ton père nous a quittés le 3 de ce mois-ci, emportant avec lui une partie de mon cœur. Comme tu le sais sûrement, il était très malade ces derniers temps. Il a finalement perdu son combat. Il est parti dans le calme, dans son sommeil, et avec un léger sourire.

L’enterrement est prévu pour samedi 9, à 13 heures. J’espère de tout cœur que tu seras présente… malgré tout. Nous serons là pour te soutenir dans cette terrible épreuve. Tout le village est sous le coup de l’émotion, ton père était très apprécié.

Je te présente mes plus sincères condoléances.

Prends soin de toi,

Mireille. »

Je cligne plusieurs fois des paupières. On est le combien ? J’attrape mon portable pour vérifier. Je ne dois pas être triste qu’on soit le 15… Je ne devrais pas être triste d’apprendre qu’il était malade en même temps qu’il est mort. Il est mort.

Je détourne le regard de l’écran, mes yeux parcourent les mots de la lettre encore une fois. « Nous a quittés… ». En vérité, je l’ai quitté il y a longtemps. Son enterrement, même si j’avais été au courant à temps, je n’y serais pas allée. Que Mireille offre ses condoléances à quelqu’un d’autre. Il a dit que j’étais morte pour lui, mais il est mort avant moi. Au fait, Mireille, c’est la voisine qui me gardait quand il travaillait ?

Je balance la lettre par terre. Ses morceaux s’éparpillent comme des confettis grotesques. Je me glisse sous ma couette et, alors que la fatigue me submergeait il y a quelques minutes, mes yeux demeurent parfaitement ouverts. Je n’aurais pas dû la lire. J’avais presque réussi à l’oublier, à faire disparaître tout ce que je voulais lui hurler dessus pour vider mon sac. Et maintenant… je ne pourrai plus jamais le faire. J’abaisse mes paupières. Ça suffit, Joana. Tu as fait un choix, assume-le. Tu as quitté cette maison, ce bled paumé, et ça a été la meilleure décision de ta vie. Alors, chasse immédiatement ce tiraillement de ta poitrine !

Sans que j’arrive à la retenir, une larme coule le long de ma tempe jusqu’à aller se perdre dans mes cheveux. Mon père est mort. Un violent sentiment de détresse me happe. J’ai plus d’un million d’abonnés sur Instagram, pourtant je suis plus seule que jamais.

Chapitre 2

Joana

Je sens qu’ouvrir les paupières va être une épreuve. J’ai mal au crâne, la gorge sèche et de la peine à déterminer ce qui a le plus de difficulté à passer : l’alcool ingurgité ou le contenu de cette lettre.

Même si ça m’a pris du temps, j’ai fini par m’endormir. Alors que je repousse encore le moment d’ouvrir les yeux, mon portable vibre. Je le cherche à tâtons et l’extirpe des plis de la couette. Regarder le message de Sonia qui s’affiche est aussi douloureux que prévu, c’est comme si la luminosité de l’appareil se répercutait directement sur mon cerveau. Mon amie m’annonce qu’elle est rentrée chez elle parce qu’elle bosse aujourd’hui, et que Karine l’a suivie. Je lui réponds avec le GIF d’un chat qui a l’air passablement ennuyé avant de vérifier mes réseaux sociaux. Mes stories d’hier ont de bonnes statistiques, mission réussie.

 

Il n’est pas loin de 17 heures lorsque je me traîne jusque dans la salle de bains, après une tripotée de mails envoyés. Qui a dit que c’était de tout repos d’être influenceur ? Je passe mon temps à stresser que tout s’arrête du jour au lendemain. Heureusement pour moi, j’ai des partenaires fidèles à la reine des abeilles et sa ruche.

Une fois prête, j’avale une soupe chinoise sur le pouce. Ce soir, je sors. Hors de question que je reste toute seule ici, à tourner en rond.

J’adore Paris la nuit, et particulièrement son silence approximatif. Le calme m’angoisse, j’ai besoin de rester en mouvement pour éviter d’être rattrapée par mes démons.

Mes copines et moi nous arrêtons à une intersection, portables en main, ouverts sur l’application Uber. Merci à la carte bleue de mon ex, toujours enregistrée dessus, qui m’offre régulièrement des trajets.

— Girls, merci d’être venues, m’exclamé-je.

— Tu sais qu’on traîne avec toi juste parce que ton statut d’influenceuse nous donne accès aux soirées les plus prisées de la capitale ? demande Karine avec un sourire en coin.

— Absolument. Et j’espère avoir votre reconnaissance à vie pour ça.

— Tu l’as, bébé ! répondent-elles à l’unisson avec Sonia.

Deux petites sonneries nous font baisser les yeux sur nos écrans respectifs.

— Ah ! C’est le mien, précisé-je en ouvrant la notification.

— Raaah ! Le mien est à l’autre bout de la rue, il est sérieux ? J’ai douze centimètres de talons, merde ! râle Sonia. Bisous, les filles ! Rentrez bien.

— Toi aussi ! N’oublie pas le SMS ! Toi non plus, Jo, qu’on ne s’inquiète pas ! Pas comme l’autre fois…

 

Une fois arrivée chez moi, j’actionne la lumière de l’entrée, mais elle reste plongée dans le noir complet. Je fronce les sourcils et appuie à nouveau sur le bouton. Rien. Je m’acharne un moment puis, grâce à la lampe torche de mon téléphone, j’avance dans l’appartement. Je libère mes pieds des escarpins tout neufs qui, même si chaque nana croisée ce soir me les enviait, m’ont torturé la voûte plantaire.

Dans le tiroir à couverts, je déniche une bougie chauffe-plat que je pose sur la table du salon après avoir poussé par terre ce qui traînait dessus. Ne pas avoir payé sa facture d’électricité à son marchand de sommeil et être punie n’empêche pas de passer un bon moment. Je sors mon briquet de mon sac — celui qui me sert uniquement à donner du feu aux mecs qui en demandent, parce que je ne fume pas — et je l’actionne. Quelques étincelles jaillissent, mais pas de flamme. Après plusieurs tentatives vaines, il traverse la pièce, accompagné de la bougie. Voilà comment mon appart termine sens dessus dessous, même quand je range.

— Foutue vie de merde…

Assise dans le noir, je me retrouve à devoir affronter ce que j’évite toujours parce que c’est trop dur. Ma vie. Pas celle où je sors et je ris. Celle où j’ai des dettes et où je passe mon temps à faire l’autruche.

Dans la cuisine, j’aperçois les deux bouteilles du dernier apéro. Je me lève et je vais les chercher. J’ouvre la première et je finis le fond de whisky d’une traite. Pour le vin rouge, quasi pas entamé, je me motive à prendre un verre, je ne suis pas une sauvage. Je ne trouve finalement qu’une tasse ébréchée, mais ça ira.

 

— Taxi ! Taaxi ! Tata ! Taxi !

Une voiture s’arrête enfin devant moi.

— Vous allez où ?

— Bah ! Chez moi… Quelle question ? Vous z’être une femme ?

— Oui, jeune fille ! Allez, monte, je te ramène chez toi. C’est pas prudent de se balader dehors dans ton état en pleine nuit.

Elle me tutoie déjà ? Peut-être qu’elle m’a reconnue, ou le fait que je sois torchée enlève certaines barrières. Bref, peu importe ! Je tire sur la poignée de la portière. Le tissu de la banquette qui m’accueille est chaud et doux. En fait, j’avais super froid.

— Alors, c’est où, chez toi ?

J’ouvre la bouche, mais j’oublie aussitôt ce que je compte dire. Je lève un index entre nous.

— ‘tends… Je… j… Et il était tout seul… Je…

Je fouille dans mon sac et lui montre l’adresse que j’y trouve.

— O.K. ! Ceinture ! C’est parti.

— Y fait tout noir chez moi, expliqué-je en m’attachant. Alors j’ai sorti pour marcher, parce que j’aime pas… j’a… j’aime pas pleurer dans le noir !

— Chagrin d’amour ?

— Non. Chagrin de vie…

— Ah ! De vie ? Carrément !

— C’est beaucoup pire… parce que la vie, tu pas peux la virer quand elle te soûle. T’as pas le choix, tu dois fuivre… cuivre… truite… Non, tu dois…

— Suivre ?

— C’est ça !

 

— Nous y voilà !

J’ouvre un œil en sursautant. Je vois deux sièges de voiture, de dos. Qu’est-ce que… Le doux bercement qui m’apaisait s’arrête, me ramenant brusquement à la réalité. Pourquoi suis-je si lucide, d’un coup ? Je n’ai jamais dessoûlé aussi vite. Lorsque je me redresse, mon regard se pose sur le compteur d’un taxi. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine.

— Ça fait un sacré bout de chemin jusque chez toi, précise la conductrice en s’étirant.

Je cligne des paupières. Mais pourquoi j’ai hélé un taxi ? Je ne passe que par Uber, habituellement. Je tente de retracer le cours de ma soirée. La sortie avec les filles, puis le noir complet de mon appartement, l’alcool et… Oups ! Je me revois vaguement hurler sur des gens en pleine rue, puis cette conductrice, et moi qui lui donne… l’adresse de mon père. Comment est-ce que j’ai pu être aussi stupide ? C’est la question à 287 €. Somme qu’elle va me demander de régler d’une seconde à l’autre.

Elle se tourne justement vers moi.

— Carte bleue ? se renseigne-t-elle aimablement.

De l’oxygène entre dans mes poumons, et un sourire apparaît sur mon visage. Elle ne semble pas se douter une seconde que je ne payerai jamais. Merci au look hors de prix pour lequel je sacrifie tout et qui me donne l’air d’être quelqu’un de responsable !

— Carte bleue ! confirmé-je sur le même ton qu’elle.

Je fouille dans mon sac à la recherche de mon portefeuille. Une fois que j’ai mis la main dessus, j’en extirpe ma carte bancaire et la lui tends. Ce truc ne vaut même pas le prix du plastique qui a été utilisé pour le fabriquer.

— J’ai jamais vu quelqu’un s’endormir aussi vite ! plaisante-t-elle en se concentrant sur sa petite machine de payement. Vous avez dû sacrément forcer sur les cocktails, ce soir…

— Ça, vous pouvez le dire ! D’ailleurs, je vais prendre un peu l’air avant de rendre sur votre moquette…

— Ah ! Oui, il vaut mieux !

Je quitte la voiture en embarquant mon sac où j’enfonce mes escarpins et je m’éloigne en faisant mine de faire passer la nausée. Bon, bah, ciao ! Je serre mon sac contre moi et je disparais dans la pénombre. Je fuis aussi vite que possible.

 

J’erre un moment, l’oreille attentive à tout bruit de moteur, mais aucun son ne me parvient. J’ai réussi à semer mon taxi aussi facilement ?

L’odeur des champs portée par le vent m’assaille, faisant remonter en moi de mauvais souvenirs que je cherche à fuir. J’avance, perdue dans mes pensées. Lorsque je relève la tête, devant moi se dresse une maison familière. Sa maison. Sinistre… J’ai les clés au fond de mon sac, je les traîne depuis toutes ces années, pourtant, maintenant que je suis là, il m’est impossible d’entrer. Je longe la bâtisse pour pénétrer dans le jardin.

Ma gorge se serre lorsque je pousse le vieux panneau en bois. Il grince, exactement comme avant. Rien n’a changé, mais tout est à la fois si différent… Je reconnais le cabanon. Ce truc est toujours là ? Je vais peut-être pouvoir dormir sur un des bains de soleil qu’il abritait autrefois. Et quand le jour se sera levé, je ferai ce que j’ai fait il y a dix ans : je fuirai.

 

Je retrouve en effet les matelas convoités, et même une vieille couverture. Alors que je quitte l’endroit trop petit pour m’y allonger, je repense soudain à quelque chose. Je repose mon paquetage et fais le tour du minuscule chalet. Je tente de soulever une dalle de pierre, et râle de ne pas y parvenir.

— Putain, mes ongles coûtent la peau des fesses !

Je me penche davantage, je tire de toutes mes forces, déchirant au passage légèrement ma robe, et, après avoir poussé un grognement d’impuissance, la dalle cède enfin et me livre son trésor. En dehors de son étiquette, la bouteille en verre que j’ai cachée là il y a des années est intacte.

— Victoire !

Je rejoins la terrasse, y dépose ma meilleure amie de la soirée, puis repars chercher les bains de soleil et la couverture avant de m’installer. Je dévisse le bouchon de la bouteille et bois de longues gorgées à même le goulot.

— C’est dégueulasse ! m’exclamé-je en secouant la tête.

Je laisse passer un instant, reluque cette maison qui me terrifie et approche de nouveau la bouteille de mes lèvres.

Chapitre 3

Joana

Immobile devant les grilles d’un autre âge du cimetière, mes pieds refusent d’aller plus loin. J’ai pourtant renfilé mes chaussures, là n’est pas le problème. J’ai mal à la gorge et au cœur. Est-ce que ce dernier essaie de sortir de ma poitrine ? C’est sûr ! En même temps, qui voudrait affronter ça ? Je tangue légèrement, comme s’il y avait trop de vent. Je prends une grande bouffée d’air et me force à avancer, l’anse de mon sac dans une main et ma bouteille de tequila vide dans l’autre. Allez, ce sera bien la première fois que tu pourras parler à ton père sans qu’il te coupe la parole…

Mes talons hauts s’enfoncent dans les gravillons, je me tords les chevilles. Et l’alcool ne m’aide pas à conserver l’équilibre. D’ailleurs, je dois m’activer, parce que d’ici vingt minutes je ne serai plus en pleine possession de mes moyens. La tequila aura fini son œuvre majestueuse, et je serai bourrée pour de bon.

Avant même de tenter d’abaisser la poignée, je remarque qu’une chaîne lie fermement les deux battants d’acier.

— Eh merde ! Je vais devoir escalader.

Sur ma droite, j’analyse la robustesse d’un arbuste. Ça devrait faire l’affaire ! Je pose ma bouteille dans la pelouse et accroche mon sac à une branche un peu plus loin. Il n’est pas question que ce truc hors de prix finisse dans l’herbe ! Je m’assure que personne ne me voit faire, mais il n’y a déjà pas un chat dans ce bled en plein jour, alors en pleine nuit… j’ai le champ libre. J’entreprends de grimper dans le feuillage en attrapant le haut du mur du bout des doigts. Je m’en sors plutôt bien, jusqu’à ce qu’une branche plie sous mon poids. J’arrive de justesse à hisser mon visage au-dessus de l’obstacle en vieilles pierres, mais une de mes chaussures reste coincée. Je mouline des pieds dans le vide puis, après un effort surhumain pour enjamber le mur, un déchirement sonore annonce la fin de vie de ma robe. Je me laisse lamentablement couler de l’autre côté.

C’est une stèle qui me réceptionne. Je pose un pied dessus, puis l’autre, et je m’accroupis en guettant autour de moi. Le sol n’est plus très loin. Je me penche un peu en arrière, et avant que j’aie le temps de comprendre ce qui se passe, tout mon corps bascule. La stèle est en train de chuter. N’ayant pas de prise pour me retenir, je saute dans l’herbe sans parvenir à garder mon équilibre et m’étale lamentablement. J’ai tout de même réussi l’exploit de conserver mon deuxième talon, mais un de mes faux ongles s’est fait la malle. Saloperie !

Après quelques secondes à reprendre mon souffle, je me redresse. La stèle est brisée en plusieurs gros morceaux et recouvre la pierre tombale qu’elle surplombait il y a un instant.

— Je suis vraiment désolée, monsieur… ou madame.

Je me ressaisis et avance sur une allée de graviers en boitant. Sous mes yeux défilent les silhouettes angoissantes de stèles et de pots de fleurs. Les inscriptions sur quelques marbres sont réfléchies par le vieux lampadaire merdique de l’entrée, mais les noms que je distingue me sont inconnus.

Un frisson me remonte brusquement dans le dos lorsque quelque chose bondit de derrière un caveau pour disparaître sur ma gauche. Je ne parviens pas à retenir un cri. Qu’est-ce que c’était ? Un zombie affamé ? Un feulement m’apporte une réponse. Les yeux d’un chat scintillent dans le noir.

— Oh ! La vache, il a failli me tuer de peur !

Je sors mon portable de sa cachette, soit le bonnet droit de mon soutien-gorge, et allume la lampe torche. Ce qui m’entoure apparaît si soudainement que je sursaute bêtement en poussant un petit cri. C’est un cimetière, Joana !

J’éclaire les stèles devant lesquelles je passe jusqu’à découvrir la sienne, tout au fond, près du vieux mur en pierre qui donne sur les champs. Tu dois être bien ici, papa… Ma gorge se noue, et je secoue la tête. Alors que je me penche pour toucher le prénom gravé dans le marbre, mon unique talon se plante dans la pelouse et m’entraîne vers l’avant. Un de mes coudes percute le sol, s’enfonce dans les graviers, et sans que je ne puisse rien faire, ma joue s’écrase tout près de la tombe de mon père. Je me mets à jurer. Ce n’est pas possible, ça fait déjà deux fois en quelques minutes que je me ramasse ! De l’herbe mouillée, de la boue et des cailloux se sont incrustés dans la peau de ma jambe droite. Alors que je me redresse, percluse de douleurs, un prénom me saute aux yeux.

— Hein ?

Sur une plaque en pierre perdue au milieu de la pelouse, comme si elle était là depuis longtemps et qu’elle s’enfonçait lentement, mon prénom me nargue. Je m’accroupis au-dessus et dégage la mousse qui la recouvre en partie.

 

« Joana Mancini. 1er août 1997 – 2012

À ma fille tant aimée, nous ne t’oublierons jamais. »

 

Je cligne des paupières, les yeux rivés sur les mots qui me percutent avec une violence inouïe.

— Il n’a pas osé ? demandé-je à voix haute.

Pourquoi ma tombe est-elle à côté de celle de mon père ? Je suis pourtant bien vivante ! Je reste immobile, incapable de réagir et de trouver une explication logique à tout ça. Est-ce que c’est l’alcool qui me fait délirer ? Ça doit être ça. D’ailleurs, mes gestes sont brusquement moins précis. Mes idées aussi. Et si je creusais sous ma tombe pour découvrir si j’y suis ?

— Alors, papa, ça fait quoi de voir une morte… vivante ? Flippant, hein ! Je peux m’asseoir là ?

Je pose mes fesses sur ma tombe et me retrouve juste en face de mon cher paternel, prête pour la grande conversation.

— Après tout, y’a mon nom dessus, je peux donc même… pisser là, personne n’y trouvera d’inconvénient. Hein, qu’est-ce que tu dis ? Que je suis morte pour toi ? Ça, je sais déjà, papa, puisque c’est le dernier foutu truc que tu m’as dit en face !

J’attrape une motte de terre et la balance sur sa pierre tombale avec rage.

— Pardon, je me suis emportée. Je vais respirer un grand coup et tenter de me calmer. Je vais même respirer tout court, en fait. C’est ce que font les gens en vie.

Je laisse un silence s’installer.

— T’as pas changé, à c’que j’vois. Toujours aussi bavard qu’une pierre tombale…

Je sens monter un rire qui éclate entre mes lèvres.

— T’as saisi ? Une pierre tombale !

Évidemment, il ne me répond pas.

— Allez, marre-toi un peu, papa ! T’as jamais eu d’humour ! Pour te bidonner comme un goret quand je comprenais rien en mathématiques, t’étais là, hein, mais pour le reste…

Je ne parviens pas à contrôler le sanglot qui monte en moi.

— Ton rire… Putain, ce qu’il me manque, papa ! En fait, je ne me rappelle plus vraiment à quoi il ressemblait. Le temps efface tout… Et maintenant, je ne pourrai plus jamais savoir si tu as regretté tout ça…

Mes doigts parcourent mon prénom, juste à côté de mes fesses. La rage monte en moi et chasse la boule qui noue ma gorge. Je fais disparaître les larmes de mes joues d’un revers de main.

— Enfin, visiblement, tu avais pris ta décision ! J’espère que t’as aimé crever seul dans ta baraque de bouseux ! Parce qu’une fille morte valait mieux qu’une fille qui ne fait pas ce que tu veux, hein ! Eh bah, figure-toi que j’en ai rien à foutre !

Je me redresse pour me rapprocher de sa pierre tombale.

— Alors, papa, qu’est-ce que tu veux que je fasse, maintenant ? Parce que « être morte », c’est pas ma vocation, tu vois ! Je suis vivante et heureuse, bordel !

De rage, je tente de faire tomber sa stèle, comme celle de tout à l’heure, mais elle ne bouge pas d’un centimètre.

— C’est une blague ou quoi ?

Je tire de toutes mes forces et finis par m’étaler en arrière. Allez, trois fois que je me retrouve à terre ! Je pousse un cri qui résonne autour de moi et déclenche des aboiements dans le village.

— Qui est là ? s’exclame une voix masculine au loin.

J’aperçois une silhouette qui avance dans ma direction. Je crois reconnaître l’uniforme d’un gendarme. Eh bien, parfait, je vais pouvoir lui montrer ma tombe ! En lui faisant un signe, je laisse échapper mon portable qui, telle une tartine beurrée, semble être tombé du mauvais côté car je me retrouve plongée dans le noir ! Je le cherche à tâtons dans l’herbe, repousse mes cheveux et refoule un haut-le-cœur.

— Y’a quelqu’un ?

Oui, moi ! Je pense crier, mais je n’entends pas le son de ma voix. Le gendarme a une lampe torche, il faut qu’il m’aide pour mon téléphone ! J’aurais dû prendre cette putain de tombe en photo, pour avoir une preuve ! Je redresse la tête tant bien que mal, elle paraît peser une tonne. Est-ce que mon père a vraiment dit à tout ce village que j’étais morte ?

— Ah ! vous voilà ! m’exclamé-je quand le représentant de l’ordre arrive à ma hauteur.

Un hurlement résonne en retour.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

C’est en tout cas ce que je voulais dire, mais des syllabes qui ne semblent pas avoir de sens m’échappent. Le rayon de sa lampe m’aveugle, me volant un cri. Un beuglement sonore explose au même moment. J’agrippe la terre à mains nues pour m’aider à me relever.

— Oh ! Jésus Marie Joseph !

Non, mais qui jure encore comme ça ? C’est totalement dépassé !

— Monsieur ! Il faut que vous…

L’homme en face de moi me coupe la parole pour articuler quelque chose qui ressemble à « morte ».

— Oh ! Je suis pas morte, merde ! C’est une habitude de vouloir m’enterrer dans ce bled paumé ou quoi ?

Pourquoi il se tire en courant ?

— Mais attendez, j’ai perdu mon portable !

Il a disparu. Je jure de dépit avant de partir à sa poursuite.

Commander Queen Bee