Chapitre 1

LOUNA

Un chuchotement me sort de ma torpeur sans que je parvienne pour autant à ouvrir les yeux.

– … Oui, on est presque arrivées… Elle a dormi comme un bébé… Je te rappelle quand je pars, à tout à l’heure.

Alors ce n’était pas un cauchemar. Les paupières toujours closes, je profite de ces derniers instants de déni. Je vais vraiment devoir me coltiner un mois de révisions seule, perdue au fin fond de la cambrousse ardéchoise. Bêtement, j’avais encore un peu d’espoir que ma mère flanche et me laisse étudier à la maison. C’était sans compter sur la détermination de mon père. C’était inévitablement fichu d’avance. J’inspire longuement, réprime un hoquet d’agacement lorsque la voiture s’enfonce dans un nid-de-poule. J’ai mal au crâne. Terriblement mal au crâne. J’ai fêté plus que dignement la fin de l’année scolaire ainsi que l’obtention de mon permis de conduire (à vingt ans, il était temps). Quand j’y pense… c’était vraiment la folie. Mes souvenirs de la soirée sont flous, mais la douleur lancinante dans mes tempes est bien présente. J’ai abusé de l’alcool, ça, c’est certain. Quant à ma mère (mon père étant déjà parti au bloc tôt ce matin), elle s’est bien fichue de ma tête de raton laveur au réveil. Il faut bien que jeunesse se passe, comme on dit. Sauf que là, je me fais plutôt l’effet d’une grabataire. D’une grabataire nauséeuse, qui plus est.

– Lou… murmure-t-elle. Lou ? T’es réveillée ?

Un grognement tout sauf féminin m’échappe. Je me redresse, masse mes cervicales endolories par ma position inconfortable contre la vitre. Tu parles d’une future ostéo.

Nouveau nid-de-poule qui cette fois-ci a le mérite de me faire ouvrir les yeux, complètement alerte.

– Ah, coucou ma puce !

Elle parle beaucoup trop fort, si vous voulez mon avis. De plus, un sourire un peu forcé étire ses lèvres. Ses cheveux aussi blonds que les miens voltigent dans le vent qui entre par la fenêtre qu’elle vient d’ouvrir.

– J’imagine que c’était papa au téléphone ?

Elle opine du chef.

– Et ta tête ? Ça va ?

– Ça cogne.

Je ne m’étends pas plus en bavardages, trop absorbée par le paysage qui défile à travers le carreau. Le décor tout en reliefs me semble beaucoup trop vert, beaucoup trop « nature ». Beaucoup trop paumé, en somme. Beau, je suis d’accord, mais là n’est pas la question. Je n’ai strictement aucune envie de séjourner ici. C’est simple, une fois dépassé le panneau Le Cheylard (étonnamment considéré comme une « ville » alors que l’animation ici semble se rapprocher de celle d’un Ehpad), on ne distingue rien de plus que des arbres. Des arbres qui succèdent à… d’autres arbres. Cinq ans que je n’ai pas mis les pieds dans le coin, et ça ne m’avait pas manqué. Plus nous nous éloignons de la civilisation pour rejoindre les hauteurs, plus la route rétrécit. Ramenez-moi à Lyon, rendez-moi les transports en commun !

– Ce n’est qu’un mois, tu sais, déclare celle qui m’a mise au monde en me jetant un coup d’œil en coin, comme si elle lisait dans mes pensées.

En tant que petite dernière de la famille, j’ai l’habitude de jouer sur les sentiments. Après tout, je suis la fille inespérée après la naissance de trois garçons.

– Maman, pitié… Ne me laisse pas.

– Ton père y tient, tu le sais. Et tu devrais être contente, tes frères ne seront pas sur ton dos. Tu pourras travailler tranquille.

Comme s’ils n’avaient que ça à foutre, de toute façon ! Baptiste (vingt-deux ans) et Victor (vingt-trois ans) sont en quatrième et cinquième années de médecine et passent le plus clair de leur temps à courir après les filles. Quant à Robin, plus âgé, du haut de ses vingt-huit ans, mais aussi radicalement plus discret, il a quitté la maison depuis quelques années et s’apprête à devenir magistrat après un cursus brillant. Ma mère croit encore qu’ils se soucient de moi ? Foutaises, ils ne sont quasi jamais là !

Je ronge mon frein, ne visualisant même pas précisément où je m’apprête à atterrir. Voilà plusieurs années que j’esquive la rencontre annuelle avec Tatie Danielle (qui s’appelle Madeleine, en réalité), une vieille tante éloignée de mon père à laquelle je ne suis pas persuadée qu’il tienne plus que ça. En résultent des souvenirs assez flous de la maison de campagne dans laquelle je vais devoir trimer, le nez dans mes bouquins, sans distraction autre que le club du troisième âge. L’éclate. J’ai toujours vu Madeleine comme étant la « bonne action » annuelle. Nous débarquons de Lyon, mangeons avec elle en feignant de prendre de ses nouvelles ou de l’aider à rentrer du bois, puis nous repartons lorsque le jour décline avec le sentiment du devoir accompli. C’est peut-être terrible, énoncé comme cela, mais cette bonne femme est une vraie plaie.

– La maison tient encore debout, au moins ?

– Ton père l’a fait nettoyer la semaine dernière. Extérieur, intérieur, elle est comme neuve.

– Merveilleux.

Malgré elle, ma mère pouffe de rire face à mon grincement de dents, avant de se reprendre aussitôt.

Nouveau nid-de-poule.

– Même la route s’arrache de là, tu le vois comme moi, non ?

Sans me répondre, un sourire diabolique étirant toujours ses lèvres, elle bifurque sur une petite route (encore plus étroite que celle que nous quittons) qui monte sur les hauteurs.

– Madeleine t’aidera si tu as besoin de quelque chose.

Comme je ne réponds rien, elle me couve d’un regard circonspect.

– T’es blanche, Louna. Ça va ?

– Comment veux-tu que je sois sereine alors que je vais vivre paumée au fin fond de l’Ardèche ! L’AR-DÈ-CHE !

Nerveusement, j’enfouis mon visage entre mes mains, frotte frénétiquement mes yeux.

– Tu auras beau tenter de t’arracher la tête, ma puce, ça ne changera strictement rien. On veut juste faire en sorte de te construire le meilleur avenir possible. Ce n’est pas pour te punir…

Il ne faudrait pas non plus que je foute la honte à la famille, n’est-ce pas ? Je garde cette pensée stérile pour moi, me renfrogne dans mon siège. Ou bien je me rebelle et je prends le risque de me retrouver sans rien (mon père est très clair sur le sujet), ou bien j’obéis gentiment et ils m’aideront financièrement. Et vu mes capacités, je risque de coûter cher. Après l’échec cuisant d’une année de fac, je viens de valider ma première année en école d’ostéo-pathie. De justesse, c’est là le problème. Mes parents mettent un point d’honneur à ce que mes frères et moi volions au-dessus de la moyenne. L’échec n’est pas envisageable, je me dois de rattraper le coup en améliorant mon niveau. Que je le veuille ou non.

– Tiens, regarde, on est arrivées.

– Vous êtes des monstres, marmonné-je tout de même à l’instant où elle se gare.

Je me souviens désormais de cette petite maison en pierres grises dont les joints clairs font ressortir la façade. Personne n’y vit, elle sert juste de pied-à-terre pour les courageux (ou plutôt pour les écolos en mal de nature) de la grande famille de mon père et que nous ne fréquentons que très peu. Elle n’est entourée par… rien, en dehors des bois. À flanc de colline, seule la petite route que nous avons prise permet d’y accéder. Mes voisins les plus proches sont Tatie Danielle, plus haut (qui avec le dénivelé n’a pas de vue directe sur la maison pour m’épier), et une ferme en contre-bas.

Génial.

Non, vraiment. GÉNIAL.

Sans rien ajouter, ma tendre et adorable maman, que je meurs d’envie d’étrangler, sort de la voiture, m’invitant silencieusement à la suivre. J’hésite un instant. Si je saute sur son siège puis enclenche la première, je peux encore me barrer de là en la laissant ici. Première embûche, non des moindres, je n’ai jamais pris le volant seule. Encore moins d’une si grosse Audi. Donc oublie, merci.

Je clos les paupières, soupire un bon coup avant de gonfler mes poumons de courage.

La fraîcheur de l’intérieur me frappe à l’instant où je passe le seuil de l’entrée, contrastant avec les températures estivales de ce premier jour de juillet. Au moins, ce n’est pas de chaud que je mourrai. Ce sera plus probablement d’ennui, de faim, voire dévorée par les insectes. À tous les coups, il y a même des loups qui rôdent dans les parages… J’en frissonne.

– Le frigo est plein, ton père a fait faire le nécessaire ! crie ma mère depuis ce qui doit être la cuisine.

Je n’ai pas le temps de la rejoindre qu’elle se plante face à moi.

– J’ai oublié de te faire visiter. Depuis le temps que nous n’y sommes pas venus…

Elle désigne la porte sur ma gauche.

– Première chambre, ensuite, tu as la cuisine qui donne sur le salon. Sur ta droite, tu trouveras une deuxième chambre suivie de la salle de bains, puis des WC.

– Tu veux dire que je peux me payer le luxe de choisir ma chambre ?! raillé-je en levant les yeux au ciel.

– Quatre semaines seront vite passées.

Elle ignore mon grognement de protestation en se dirigeant vers le salon, où elle attrape mon bagage.

– Je vais t’aider à t’installer. Ton père a des blocs prévus jusque tard dans l’après-midi, il ne sera pas de retour avant vingt heures. Tu vas ranger tes affaires – elle fait rouler la valise jusqu’à moi – et on va aérer un peu. Ça sent le renfermé, tu ne trouves pas ?

C’est la seconde chose qui m’a sauté au nez. Ce parfum d’un passé enfermé entre quatre murs de pierre, malgré la propreté incontestable de la maison. Pas un seul mouton de poussière ne recouvre les meubles en chêne.

– Ou on peut tout aussi bien remonter dans cette voiture et oublier l’idée.

– T’es opiniâtre, hein ? Comme tes frères. Tu feras un bon praticien.

C’est elle qui dit ça, alors qu’elle a renié tous ses rêves de chirurgie pour s’occuper de notre famille.

Je lâche un profond soupir teinté de capitulation, saisis la poignée de ma valoche rouge où « Je fais c’qui m’plaît » est inscrit en immenses lettres noires. J’ai soudainement une boule dans la gorge et l’envie de la brûler me démange. Ce qui serait totalement stupide puisque c’est tout ce que je possède…

– Ah, au fait, ton père t’a glissé une lettre dans la poche avant pour t’expliquer l’essentiel.

Je secoue la tête, dépitée.

– On se croirait dans Fort Boyard…

Seigneur, ayez pitié, sortez-moi de là.

Évidemment, rien ne se produit. Ma mère tourne les talons et commence à ouvrir toutes les fenêtres. De guerre lasse, j’investis la première chambre. Dans les tons lavande, elle est celle qui m’inspire le plus de sérénité. Une commode est installée sur la gauche, une armoire sur la droite, juste en face du lit deux places à baldaquin. Les meubles de bois clair patinés par le temps confèrent une ambiance cosy à la pièce. C’est comme si à eux seuls ils racontaient une histoire. Je contemple le ciel de lit suspendu à un crochet. Je suis certaine qu’il est neuf, car aucune saleté ne le tache. L’ensemble donnerait presque une atmosphère romantique. Pour être tout à fait honnête, je ne m’attendais pas à trouver cet espace si joliment décoré. Parfait pour un tête à tête avec des bestioles.

– Maman !? T’as vu le baldaquin dans la chambre ?

– Ton père l’a fait installer, répond-elle depuis l’autre pièce. Le voile se zippe au sommier pour éviter aux lézards de grimper !

Qu’est-ce que je disais !

Un vertige me saisit. Je n’ai pas peur des reptiles, mais l’idée d’en avoir un coincé dans la maison me fout la chair de poule. Elle aurait pu me faire croire aux moustiques, mince !

Je ne vais pas survivre autant de temps.

Impossible.

Je ne suis pas prête.

C’est non.

Non et re-non.

Je retourne près de ma mère, me plante dans l’encadrement de la porte, croise les bras sur ma poitrine et lève le menton avec une mine déterminée.

– C’est non.

Surprise, elle fait volte-face. Je ne lui laisse pas le temps de broncher et déballe mon ultime plaidoyer.

– Je te jure que je ne sortirai pas de ma chambre et que j’étudierai nuit et jour, s’il le faut. Mais chez nous.

Une expression nostalgique traverse son visage, elle cale une mèche de cheveux derrière son oreille.

– Mon bébé grandit…

– « Mon bébé » a vingt ans et veut rentrer. Là, j’ai plutôt l’impression d’être la risée de la famille qu’on veut absolument écarter.

Après l’échec de ma première année de médecine, mon père a consenti à ce que je m’oriente vers l’ostéopathie, (essentiellement pour y retrouver ma meilleure amie, chose qu’il ignore puisqu’il la déteste, la jugeant trop « exubérante »). Résultat ? Je ne m’en sors pas mieux. Oh bien sûr, mes résultats sont moins catastrophiques, mais la motivation ne suit pas. J’ai beau travailler, ça ne fait pas tout. Au contraire, plus j’avance, plus je me dégoûte d’apprendre. Je suis péniblement arrivée au terme de l’année et l’idée de continuer encore quatre ans me file des sueurs froides. Comment leur faire comprendre sans les décevoir ? Moi, ce que je voudrais (si j’avais le choix), c’est bosser avec des enfants. Des tout-petits. Comme assistante maternelle, par exemple. Pourquoi est-ce si difficile pour eux de l’accepter ?

– Viens par là, m’enjoint-elle en prenant place sur le canapé.

Je résiste à l’envie de me blottir contre elle comme lorsque j’étais enfant. Cela dit, je ne tiens pas plus de trente secondes face à son regard de chaton abandonné et viens me nicher contre elle, les larmes aux yeux. Il est évident qu’elle ne cédera pas.

– Je vais t’avouer quelque chose, Lou. Je ne suis pas particulièrement heureuse de te laisser ici. Je sais que tu as eu une année difficile, tu as trimé comme une folle. Nous sommes fiers de toi…

Elle caresse mes cheveux, son menton calé sur le sommet de mon crâne.

– … Mais tu connais l’intransigeance de ton père. Il tient à vos réussites respectives. Ça le rendrait malade de te savoir dans le besoin. Alors, oui, il peut se montrer rude, mais il veut vous donner la chance d’apprendre qu’il n’a pas eue. Il veut juste le meilleur pour vous.

Le meilleur chez lui est égal à un compte en banque bien garni, de préférence favorisé par de grandes et longues études.

– Et si j’ai juste envie d’être heureuse ?

– Tu le seras, mon ange. Après tes études. Fais-le pour lui, pour nous. Tu nous remercieras plus tard, crois-moi.

Que répondre face à ça ? Si ce n’est qu’ils ont peut-être raison, finalement ?

– Je t’aime, ma puce, chuchote-t-elle.

Ses mots gonflent mon cœur d’émotion.

– Je ne vais pas t’en dire autant alors que tu m’abandonnes avec les lézards et le minéral du dessus.

Elle pouffe de rire.

– T’es vache.

– Meuh non !

Nous rions ensemble, un peu plus détendues qu’en arrivant.

Ma mère sort deux sandwichs de la glacière afin de ne pas taper dans mes réserves, puis nous passons l’après-midi à investir les lieux en discutant. Je mentirais si j’affirmais être sereine. J’ai toujours la boule au ventre à l’idée de me retrouver seule et plus encore lorsque le téléphone de ma mère se met à sonner.

– Allô ? Oui, j’y suis toujours. Dix-sept heures, déjà ? – Elle regarde sa montre. Ah oui, tu as raison. J’aidais Lou à s’installer. Je vais reprendre la route. Tu veux lui parler ?

Elle m’interroge du regard, je hoche la tête.

– Papa ?

– Comment tu vas, minette ? Je fais vite, j’ai une dernière hernie à opérer.

– Tu es un tyran.

Il rit franchement.

– Tu me remercieras quand tu ouvriras ton cabinet, promis ! En attendant, prends soin de toi et n’oublie pas que nous sommes joignables, hein ? Tu as lu ma lettre ?

Mais moi, l’ostéopathie, je m’en cogne !

– Pas encore.

– Elle contient le nécessaire. Ah, et j’ai oublié de te dire que le compteur électrique est dans le garage, au cas où.

– Merci d’en rajouter une couche.

– Je file. Bisous, princesse.

Je n’ai pas le temps de répondre qu’il a raccroché.

Le travail. Toujours.

 

Alors ça y est. Après un torrent de larmes refoulé, ma mère vient de s’en aller. Elle m’a fait « coucou » par la fenêtre jusqu’au dernier moment. Pour un peu, elle faisait demi-tour. Je l’ai senti.

De mon côté, j’ai réussi à me convaincre qu’un mois ici ne serait pas si terrible. J’en suis capable. On y croit.

La première chose qui me frappe lorsque je referme la porte sur l’extérieur est ce silence assourdissant propre à la campagne. Viennent ensuite les dizaines de questions… À commencer par : comment je vais faire pour me déplacer ?!

Je repense à la lettre et file l’extirper de mes affaires.

 

Ma chérie,

Je sais qu’à cet instant tu dois nous détester de t’envoyer ici. Mais je te jure que tu en sortiras grandie.

Madeleine est là en cas de besoin, elle te sera certainement de bon conseil. Elle connaît tout le monde et sûrement plus de beaux endroits que moi (passe-lui le bonjour).

Il y a un supermarché dans le village à trois kilomètres.

Je t’ai fait livrer un vélo, il doit être derrière la maison.

Le camion pizza passe tous les mardis, et un marché de producteurs a lieu sur la place du bourg le jeudi matin.

Pour subvenir à tes besoins, tu trouveras une enveloppe dans l’autre poche avec une somme raisonnable. Si tu en veux plus, demande.

Ne tente pas de rentrer avant l’heure (c’est aussi pour cette raison que tu n’auras ta voiture qu’en rentrant), sous peine de devoir subvenir toi-même à tes besoins. Et les études, plus un appartement, c’est cher.

Le réseau mobile est bon, tu es sauvée ! Tu pourras nous appeler quand tu voudras, ou surfer sur tes réseaux sociaux, (n’oublie pas de travailler tout de même !).

Je suis d’avance si fier de toi…

Bisous,

Papa.

 

Obtenir son permis et se trimballer à vélo… Pathétique.

Le cœur lourd et ce satané sanglot à nouveau coincé dans ma gorge, je ne trouve pas le courage de sortir dans l’immédiat. Je m’aérerai en fin de journée, lorsque la chaleur sera plus tolérable. J’irai voir la vieille tante, au moins pour l’informer de ma présence. Peut-être qu’ensuite je pourrais me renseigner sur les visites à faire dans le coin ? Une chose est sûre, je ne passerai pas tout le mois à scruter des squelettes sur papier glacé ! Ma migraine semble refaire surface. Je me couche sur le lit qui ne porte pas mon odeur dans l’espoir de déconnecter un peu.

Dormir, juste un peu.

Chapitre 2

GABRIEL

Dix-sept heures trente. Merde, merde et re-merde ! Je suis à la bourre. Si Nico avait été à l’heure pour me remplacer à la traite, je serais déjà en train de souffler les bougies avec ma fille.

Je fonce autant que les virages me le permettent. Ici, nul besoin d’avoir des chevaux sous le capot, il suffit de savoir dompter le lacet de bitume. J’ai beau connaître la route par cœur, j’arrive en retard. Je l’étais bien avant de partir, de toute façon. Mon ex-femme, ou celle qui le deviendra lorsqu’elle aura signé ces foutus papiers, n’habite qu’à trois kilomètres de mon exploitation. Nous y vivions tous les trois jusqu’à ce que je réinvestisse la maison attenante à mon domaine après notre séparation, il y a maintenant un an.

Je tire le frein à main en arrivant devant chez elle. Si j’en crois les voitures garées dans la cour, je dois être le dernier. Mon ancienne belle-famille est déjà là, ainsi qu’une petite copine de Zélie. Je frappe une fois, puis je patiente. Deux fois, et je patiente encore. Personne ne semble m’entendre, alors j’entre. J’ai assez perdu de temps. La voix d’Émilie, mon ex, me parvient du séjour.

– Bravo ma chérie ! Tu es une grande fille ! Tu as soufflé comme une championne !

– Il est où papa ?

– Ton père…

– Est là, coupé-je aussitôt.

Tout le monde se retourne, surpris de constater ma présence. Ôtez-moi d’un doute, c’est encore ma fille, non ?

– Gabriel.

– Papaaaaa !

J’attrape ma petite princesse qui se jette dans mes bras et la fais voler dans les airs. Elle éclate de ce rire si pur qui fait battre mon cœur plus fort.

– Bon anniversaire, mon ange.

Ses petits bras encerclent ma nuque, puis elle cale sa tête contre mon épaule.

– Ch’ai soufflé mes bougies.

Ce « ch » sur la langue me fait fondre. J’aimerais qu’elle le garde à vie. Je la reprends pour la forme.

– « J’ai », ma puce.

– « Ch’ai » s’applique-t-elle à répéter.

Je l’embrasse sur la joue et la repose au sol lorsque ses grands-parents viennent me saluer. C’est toujours étrange. Philippe et Agathe étaient mes beaux-parents depuis plus de huit ans et nous nous sommes toujours bien entendus. Aujourd’hui nos relations sont juste cordiales. J’ai rencontré leur fille lors d’un repas estival il y a dix ans, j’en avais vingt-trois, elle tout juste vingt-deux. Deux ans après, nous emménagions ensemble, et cinq ans plus tard, Zélie nous rejoignait.

Nous échangeons quelques nouvelles des plus banales, à savoir si mes bêtes se portent bien et si les récoltes s’annoncent bonnes. Philippe et sa femme s’effacent pour laisser leur fille me saluer. C’est pas trop tôt. On pourrait presque croire qu’elle n’est pas ravie de me voir alors qu’elle refuse de divorcer.

– Gabriel. Toujours en retard.

– Bonjour, Émilie. Toujours aimable.

Sans prévenir, elle me tire par la manche pour m’emmener à l’écart.

– Sérieux, Gabriel ? Même pour l’anniversaire de ta fille tu n’es pas foutu d’être à l’heure ?

Parfois je me demande ce que j’ai pu lui trouver durant toutes ces années. Est-ce sa longue chevelure rousse ? Ses yeux verts qui, autrefois, pétillaient ? Ses longues jambes soulignant sa silhouette élancée ? Possible. C’est vrai qu’elle est séduisante. C’était probablement l’avis du facteur, aussi.

– Nico est arrivé en retard pour traire. Qu’est-ce que j’y peux ? Tu crois que ça me fait plaisir ?

– Et tes vaches ne pouvaient pas attendre un quart d’heure ?!

Non. Ça, non. Dans mon métier, l’heure c’est l’heure. Et si mon frangin n’était pas arrivé du tout ? Impossible de prendre le risque.

– Tu comptes me prendre la tête longtemps ? J’ai fait du mieux que j’ai pu.

– Évidemment.

– Cesse ton numéro. Je suis là.

– Elle a déjà soufflé ses bougies. Encore un moment que tu rates.

Elle me tape sur le système. Je ne suis pas venu ici pour m’entendre dire que je ne suis pas un bon père. Je bosse comme un malade pour faire tourner l’exploitation familiale. Je suis seul à m’en débrouiller. Dieu merci, mon frère m’aide dès que j’en ai besoin. Il n’a jamais voulu travailler avec moi, préférant la sécurité et le confort d’un emploi à horaires fixes.

– Toi tu n’as pas raté ton coup pour écarter les cuisses au premier venu, sifflé-je entre mes dents serrées.

C’est petit et c’est moche. Je sais. Mais trop, c’est trop. Je suis ici pour notre fille, pas pour me disputer avec elle. Nous nous affrontons du regard lorsque le sien se voile de larmes. Je la dépasse afin de rejoindre le salon.

– Je suis désolée, Gabriel… souffle-t-elle lorsque je la contourne.

– Pas tant que moi.

Je lui faisais confiance. Je faisais du mieux que je pouvais pour conjuguer mes obligations professionnelles et notre vie de couple. Nous savions tous les deux que certaines saisons étaient plus délicates que d’autres, mais rien ne m’avait préparé à la retrouver un après-midi au lit avec un autre. Elle a beau s’être excusée, avoir tenté de m’expliquer que c’était une erreur, je n’ai jamais pu lui pardonner. Je la revois pleurer toutes les larmes de son corps, qu’elle se sentait seule et que je lui manquais. Je n’ai jamais compris comment elle a pu chercher ma présence dans le corps d’un autre. Je l’ai quittée sur-le-champ. La chose la plus précieuse que l’on puisse donner à quelqu’un est bien la confiance. Elle a ruiné notre famille pour quelques minutes de plaisir. Alors oui, c’est un immense gâchis. Mais je suis incapable de passer outre. Je ne pourrai plus jamais lui vouer le même amour qu’avant. De notre relation il ne subsiste que notre fille, quelques souvenirs heureux et beaucoup de rancœur. Émilie a cette façon si particulière de me faire sentir si insuffisant et si indispensable à la fois. Curieuse manière de tenter de recoller les morceaux.

Je salue brièvement les autres invités. Je me carre de leur fausse sympathie alors qu’à leurs yeux je suis simplement « celui qui n’est jamais là au bon moment ». Alors que je me souviens bien, croyez-moi, des occasions où j’ai été en avance. Je chasse ce souvenir amer et m’accroupis près de Zélie. Je la vois souvent, mais ne peux m’empêcher de la trouver plus jolie de jour en jour. Ses grands yeux bleus, similaires aux miens au pigment près, se posent sur moi. Un gigantesque sourire se peint sur son visage tandis qu’elle repousse une mèche de cheveux roux sur son front.

– Papa, ch’ai eu un cheval pour ma poupée, regarde.

Elle brandit la figurine en question, toute fière.

– Il est superbe. Comment il s’appelle ?

– Praline. C’est une fille. Comme ça, elle me fera des bébés !

– Tu sais que j’ai un cadeau pour toi aussi, petite chipie ?

– Oooooh ! s’exclame-t-elle en me sautant au cou, me faisant tomber à la renverse.

– Je vais le chercher, il est dans la voiture.

– Tu veux du gâteau, Gabriel ? demande Émilie, qui rapporte une assiette déjà pleine.

– Je vais chercher le cadeau de la petite. Après, merci.

– Oh.

– Quoi ? Tu es étonnée que je n’aie pas oublié l’anniversaire de ma fille ?

Elle baisse la tête et reporte son attention sur notre tornade.

Je reviens quelques instants plus tard avec un énorme cadeau entre les bras. Zélie va être folle de joie en découvrant la maison de poupées en bois qu’a trouvée Annabelle, ma belle-sœur. Avec la belle saison je n’ai pas eu le temps de m’occuper personnellement d’acheter son cadeau, et puis je n’y connais pas grand-chose en poupées. La femme de Nicolas, qui est instit’, s’est fait un plaisir de partir à la recherche du présent parfait.

– Wahou ! s’esclaffent en chœur les invités quand je pénètre dans le salon avec le paquet géant dans les bras.

Je ne vois pas où je marche et je prie intérieurement de ne pas glisser sur un jouet. Ce n’est absolument pas le moment pour moi de me péter quoi que ce soit. L’orage est prévu pour la fin de la semaine, mon foin doit être rentré avant.

– Et voilà !

La petite exulte de joie, sautillant autour du paquet.

– C’est quoiiiii ?! !

– Ouvre, mon ange.

Un petit cri strident lui échappe alors qu’elle se rue sur le papier. Elle est carrément au bord des larmes en découvrant la magnifique maison pour ses jouets.

– Merci papa. Che t’aime.

Ses petits bras encerclent mes genoux. Je la soulève de terre et la câline, bien conscient que ces moments sont aussi uniques que précieux. Même mon téléphone qui sonne dans ma poche ne peut rompre cet instant. Zélie tient plus de cinq secondes dans mes bras, c’est un miracle que je ne peux louper. Sept secondes plus tard, elle bat des jambes pour redescendre. Je la pose en riant. La sonnerie retentit une nouvelle fois, je suis obligé de répondre. Je m’excuse poliment et sors prendre l’appel.

– Gab’, je suis désolé. T’as une vache qui vêle et ça ne passe pas. La pauvre galère, et…

– J’arrive.

Je raccroche et me magne de rentrer embrasser ma fille. Si Nicolas appelle, c’est vraiment qu’il ne s’en sort pas. Je sens déjà la remarque acerbe de mon ex fuser dans l’air, mais je n’ai pas le choix. Je ne peux pas prendre le risque de faire mourir une de mes bêtes.

– Ton assiette est sur la table, m’informe gentiment Émilie.

– C’est gentil, mais je dois filer.

– C’est une blague ?

– J’ai une urgence. Crois-moi, j’aimerais mieux rester.

– Naturellement.

Je ne prends même pas la peine de vérifier si son ton est compatissant ou désapprobateur et appelle Zélie.

– Oui, papa ?

Je me mets à sa hauteur, ses petites mains dans les miennes.

– Je dois m’en aller ma chérie.

– Oh non…

– Un bébé peine à sortir du ventre de sa maman. Je dois l’aider.

– Che peux venir ?

– Profite de ton délicieux gâteau et de tes cadeaux. Tu viendras à la maison la semaine prochaine et on ira faire un petit tour de quad, tu veux ?

Ses pupilles pétillent de joie. L’avantage, à cet âge, c’est qu’il en faut peu pour les rendre heureux et que leur attention est vite détournée.

– Ouiii ! couine-t-elle en m’embrassant.

Je lance un au revoir à la cantonade et cours jusqu’à ma voiture.

Je n’ai pas une minute à perdre. Ça valait le coup de prendre une douche avant de descendre chez Émilie, tiens.

Je fonce, concentré sur la route. Je n’avais pas vu que cette vache se préparait à mettre bas avant de partir. Parfois ça va tellement vite qu’en deux heures c’est fait. Heureusement, elle est isolée dans un box spécial à l’abri des risques extérieurs. Enfin, le plus gros risque dans l’immédiat est que le veau ne passe pas.

J’arrive enfin dans la montée qui conduit jusque chez moi. J’enfonce l’accélérateur. De toute façon, personne n’emprunte jamais cette route. À la cime de celle-ci vit Madeleine, la doyenne du village, qui ne bouge que très peu, et la maison entre les deux n’est jamais ouverte.

Enfin ça, c’est ce que je croyais jusqu’à ce que je pile devant une cycliste blonde qui déboule de nulle part.

Chapitre 3

LOUNA

J’ai longuement flâné sur Instagram avant de me résoudre à mettre le nez dehors. Comme par hasard, je suis tombée sur de nombreuses publicités qui commencaient toutes par le célèbre slogan « La montagne, ça vous gagne ».

Ça, ça reste à prouver.

Cela dit, je dois tout de même avouer que c’est agréable d’être seule sur la route, surtout à vélo. Je garde un œil sur ces fichus nids-de-poule, mais je ne peux empêcher mon regard d’être attiré par le paysage qui s’offre en contre-bas, juste derrière le bois. Le dénivelé est si important que les maisons de « la ville » ressemblent à des legos tassés entre deux flancs de montagne. Mais ce qui domine amplement, c’est la végétation. Arbres et prairies ondulent dans la chaleur, créant une atmosphère à la fois grandiose et apaisante. Rien à voir avec ma vie citadine.

Trop absorbée par la beauté de la vallée, j’entends la voiture arriver une fraction de seconde trop tard.

Crissement de pneus. Odeur de cramé.

Je vais mourir. Voilà exactement les trois mots qui s’imposent comme une évidence alors que je presse les freins de mon vélo flambant neuf.

Tout se passe à la vitesse de l’éclair.

Ma roue arrière décolle.

Adieu.

Par miracle, je m’arrête juste avant de percuter le capot du fou furieux. OK, j’avais le nez au vent, mais il roulait super vite !

Le cœur prêt à lâcher, les mains crispées sur les poignées, je suis incapable de bouger. Pas plus que le conducteur qui m’observe sans broncher de l’autre côté de son pare-brise. Je peux aisément distinguer sa poitrine qui monte et descend à toute allure, indiquant qu’il a probablement eu aussi peur que moi. L’adrénaline pulse dans mes veines alors que ses yeux d’un bleu océan me perforent. Brun, mal rasé. Le temps semble suspendu. Il me faut quelques instants pour remettre de l’ordre dans mes idées. J’ai les genoux qui flageolent, mais la chance d’être intacte. Le soulagement et la peur se mêlent, crépitent en moi et font voler en éclats toutes mes émotions contradictoires.

J’explose.

– Non, mais ça va pas la tête ?!

Contre toute attente, l’homme ne se démonte pas et répond sur le même ton.

– On ne t’a pas appris à rouler à droite ?

Alors là, il me coupe la chique. Hébétée, je le fixe alors qu’il me contourne et reprend sa route dans un nouveau crissement de pneus, sans plus de considération. Tu parles d’un accueil dans le coin ! Quel abruti !

Un peu désorientée, je décide de rebrousser chemin. Je ne me sens pas en état pour aller plus loin aujourd’hui. J’irai jusqu’au village demain. Enfin, si je ne me fais pas réduire en bouillie avant.

Le retour est beaucoup plus pénible que l’aller. D’abord, j’ai les jambes légèrement cotonneuses, et ensuite, il ne s’agit que d’une immense côte dont le sommet semble s’éloigner à mesure que j’avance. Ou alors je fais du surplace.

J’arrive (enfin !) une vingtaine de minutes plus tard, à bout de souffle, après avoir déversé des litres de sueur. Pour le coup je sens bien, voire trop bien, les muscles de mes jambes. J’ai failli demander un remorquage à la ferme située dans le dernier virage, mais ma fierté s’y est opposée. Je file à la douche, épuisée, crevée, rincée. Il n’y a que quelques heures que je suis arrivée et j’ai l’impression que je vais trépasser pour la vingtième fois. Je suis presque certaine de pouvoir en compter une vingt et unième après ma rencontre avec le minéral.

Hier encore, je faisais la fête avec mes amis. Ces derniers se sont bien foutus de moi quand je leur ai dit être réellement bloquée dans le trou du cul du monde durant un mois. Cependant, je ne crois pas beaucoup leur manquer puisqu’ils avaient tous des projets en famille.

La vieille horloge carillonne dix-neuf heures. Affalée sur le canapé, je regarde la batterie de mon téléphone qui se vide à vue d’œil à mesure que je surfe sur les réseaux. La plupart de mes connaissances ont les pieds dans l’eau. J’ai presque envie de pleurer de jalousie.

La communication s’interrompt.

Je crois que je verse une larme.

Quarante-cinq secondes qu’il est éteint et je m’ennuie déjà.

Il ne me reste plus qu’une option en attendant qu’il daigne se rallumer : ouvrir un manuel ou aller rencontrer ma vieille voisine.

Joie !

 

Je me demande encore comment j’en suis arrivée là, paumée au fin fond de la France, quand je frappe chez Madeleine. Je n’y avais jamais prêté attention, mais « Madeleine », c’est vraiment un prénom pourri. Je parie que depuis le temps une verrue lui a poussé sur le nez, qu’il lui manque deux dents sur trois et qu’elle porte toujours des robes fleuries d’une autre époque.

Je frappe, elle ouvre aussitôt comme si elle m’attendait.

Bingo pour la robe à fleurs. Raté pour les verrues et pour les dents manquantes si j’en crois le sourire presque chaleureux qu’elle m’offre. C’est loin du souvenir que j’en avais. La dernière fois que je l’ai vue, j’avais quinze ans et nous avions passé la journée à l’entendre râler. Est-ce que quelqu’un l’aurait exorcisée depuis ?

– Bonjour, Madeleine. Je suis Louna.

– Qu’est-ce que tu dis ?! crie-t-elle aussi fort que possible.

Je sursaute malgré moi et répète en poussant la voix.

– Je suis Louna ! La fille de Louis et Élise, vous vous souvenez de moi ?

D’accord je n’ai plus de boutons, ni d’appareil dentaire, mais quand même !

– Il y a longtemps !

Dieu merci nous sommes seules, isolées, et personne ne peut nous entendre brailler.

La vieille tante aux cheveux gris ainsi qu’à la colonne voûtée par les années ne cesse de me détailler.

– Tu as oublié de grandir ?

La garce ! Je la toise du haut de mon mètre cinquante-cinq. Tout ce qui est petit est mimi, d’abord.

– Et vous, vous avez oublié d’être aimable ? ronchonné-je pour moi-même.

– Je n’entends pas, répète-t-elle en indiquant son oreille de l’index.

– Je disais : je suis contente d’être là !

Son sourire fend son visage ridé en deux.

– Il y a une éternité que je ne t’ai pas vue, tu entres ?

Naaaan, pitié.

– Bien sûr.

Elle s’efface pour me laisser pénétrer dans sa toute petite maison. Si celle que j’occupe est spacieuse et plutôt confortable, la sienne est minuscule, tout à fait comme dans mon souvenir.

– Je ferme, pour garder la fraîcheur.

C’est chiant, les vieux. J’ignore pourquoi ils se sentent obligés de commenter tout ce qu’ils font.

– Tu prends un sirop ?

Ma récente gueule de bois s’efface au profit d’une terrible envie de picoler jusqu’à oublier ma présence ici. J’acquiesce d’un signe de tête, un sirop fera l’affaire.

– Alors qu’est-ce qui t’amène ? demande-t-elle en remplissant mon verre.

– Je vais habiter ici – croupir serait plus juste – durant un mois. Vous savez, dans la maison en pierres grises, juste sous la vôtre. Mon père tenait à ce que je travaille tranquille. D’ailleurs, il vous embrasse.

Bon, ce n’était pas tout à fait formulé ainsi, mais quitte à être coincée là, autant en profiter. J’en rajoute une couche.

– Il m’a dit qu’il viendra vite vous voir. Il n’ose pas le faire très souvent, je crois qu’il a peur de vous déranger. Vous devriez insister pour qu’il reste plus longtemps. Je suis certaine qu’il en serait ravi.

– Alors je le ferai, merci !

C’est moooche ce que tu fais, Lou.

Madeleine, que j’appellerai désormais « Maddie » car c’est tout de même beaucoup plus classe, m’épie. Je remarque que je suis seule à boire en portant mon verre à mes lèvres.

– Il est bon ? demande-t-elle en désignant mon sirop d’un signe du menton. Des saletés de mouches avaient élu domicile à l’intérieur.

Je recrache immédiatement le contenu de ma bouche. Le minéral sourit.

– Le bouchon était mal vissé, mais je les ai triées. Au pire ça te fera des protéines. Tu es maigrichonne, ma p’tite.

Elle m’enquiquine, la vieille ! Je cherche une réponse bien sentie lorsqu’elle me coupe l’herbe sous le pied.

– Puis tu as une sale mine, tu dois être fatiguée.

Et sinon j’ai le droit d’être petite, maigre et moche tranquille ?!

Je serre les dents en me répétant qu’il faut être polie avec ses aînés et saisis l’occasion de m’enfuir de l’antre du diable.

– Vous avez raison. Je vais aller me coucher, déclaré-je en me levant.

– Ah les citadins…

Respire. On a dit « polie avec ses aînés ».

– Tous les mêmes, ajoute-t-elle.

Raaaaah qu’elle m’agace !

Il faut que je m’en aille rapidement. Je ne vais tout de même pas rester pour me faire insulter.

– Bonne soirée, Maddie.

– Maddie ?

– C’est toujours moins laid que Madeleine, répliqué-je d’une voix forte pour être certaine qu’elle m’entende distinctement.

L’intéressée se renfrogne et marmonne des paroles inintelligibles en ouvrant la porte.

– Bonne soirée, jeune insolente.

Je passe devant elle en lui offrant mon plus beau sourire de miss tête à claques. Si elle veut s’en prendre à moi, je saurai lui répondre. La solitude ne justifie pas la vilenie. Elle attrape mon poignet et me contraint à m’immobiliser. Je me retourne, fixe sa poigne (encore ferme pour son âge) sur ma peau.

– Je peux te demander un service avant que tu te sauves ? Tu sais, je suis une vieille femme.

Oui, ça, j’avais remarqué.

– Et ?

– Ma jambe me fait souffrir et je ne peux plus bouger comme dans mes jeunes années. Peux-tu me faire une commission ?

Je sonde ses petits yeux gris à la recherche d’un quelconque piège. Elle ne peut pas passer d’une méchanceté à peine voilée à la pauvre femme âgée qui demande de l’aide. Il y a forcément quelque chose qui cloche.

– Ton père voudrait que tu m’aides…

Et voilà comment mon propre jeu se retourne contre moi. Je soupire, bêtement. Vaincue. Si mes parents apprennent que je n’ai pas aidé Madeleine, ils vont m’en vouloir et je risque de rester croupir ici. Pas question.

– Dites toujours.

– Je n’ai plus de lait. J’en voudrais pour faire ma purée demain midi, tu comprends ?

– Je regarderai si j’en ai dans mes placards.

– Oh non, je ne veux pas d’un machin industriel. Il y a une ferme, plus bas, tu l’as forcément vue. Tu iras m’en chercher un litre, s’il te plaît ?

On peut difficilement la louper, avec son énorme charpente en bois et sa toiture bleu foncé. Ça fait des années qu’elle est là, néanmoins je n’ai pas le souvenir d’y avoir déjà aperçu quelqu’un. Pour le nombre de fois où je viens, en même temps… Il me semble qu’une maison lui fait face, dissimulée par un saule pleureur, mais je ne sais pas si elle est habitée.

Ai-je le choix d’y aller ? Pas vraiment. De plus, je n’avais pas remarqué qu’elle traîne la patte et je ne suis pas une charogne au point de refuser.

– D’accord.

Elle me lâche enfin et clopine jusqu’au placard le plus proche pour en sortir une bouteille en verre.

– Merci. Dis à Gabriel que je le paierai plus tard.

J’opine du chef et tourne les talons en espérant que ce fameux Gabriel soit plus aimable que les deux seules personnes que j’ai croisées jusqu’ici.

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