Prologue

Jude

Sur son lit de mort, ma mère m’a dit que le cœur est un chasseur solitaire.

 

« Les organes, Jude, sont comme les gens. Ils ont besoin de compagnie, d’un soutien sur lequel compter. C’est pour ça qu’on a des poumons, des glandes, des mains, des jambes, des doigts, des orteils, des narines, des dents et des lèvres. Il n’y a que le cœur qui travaille seul. Tel Atlas, il porte le poids de notre existence sur ses épaules, sans bruit, et ne se rebelle que s’il est perturbé par l’amour. »

Elle disait qu’un cœur solitaire – comme le mien – ne tomberait jamais amoureux. Et jusqu’à présent, elle n’avait pas tort.

C’est peut-être pour cette raison, ce qui s’est produit ce soir.

C’est peut-être pour cette raison que j’ai cessé d’essayer.

Les draps crème entortillés autour de mes jambes comme des lianes, je me glisse hors du lit king-size de l’hôtel chicos que j’occupe depuis plusieurs heures. Je me lève du matelas moelleux, tournant le dos à l’inconnu que j’ai rencontré cet après-midi.

Si j’ose un regard dans sa direction, ma conscience va se réveiller et jamais je n’y arriverai.

Je choisis son fric plutôt que mon intégrité.

Un fric dont j’ai passablement besoin.

Un fric qui va payer ma facture d’électricité et les médicaments pour mon père ce mois-ci.

Sur la pointe des pieds, je traverse la chambre jusqu’à son pantalon abandonné au sol, que je trouve vide en tous ces endroits qu’il remplissait les heures précédentes. C’est la première fois que je dérobe quoi que ce soit et le caractère irrévocable de la situation me donne envie de vomir. Je ne suis pas une voleuse. Et pourtant, je m’apprête à vider les poches de ce parfait inconnu. Pour ce qui est de notre nuit, je préfère ne même pas y songer, de peur que ma tête n’explose partout sur la moquette moelleuse. Je ne donne pas dans les coups d’un soir, normalement.

Mais cette nuit, je n’étais pas moi-même.

Je me suis réveillée ce matin au bruit de ma boîte aux lettres s’effondrant sous le poids des courriers et autres factures qu’elle contenait. Ensuite, j’ai raté un entretien d’embauche si pitoyablement qu’ils ont mis un terme au rendez-vous avant la fin pour aller regarder un match des Yankees. (Quand je leur ai fait remarquer qu’il n’y avait pas de match, parce que oui, j’étais désespérée à ce point, ils m’ont expliqué que c’était une rediffusion.)

Dépitée, j’ai erré dans les rues cruelles de Manhattan, sous la pluie battante de ce début de printemps. J’ai alors décidé que la meilleure attitude à adopter, c’était de me réfugier dans l’appartement de mon petit ami pour me sécher. J’avais les clés et il était probablement au travail, à peaufiner sa présentation sur la sécurité sociale des immigrés. Il travaille pour The Thinking Man, l’un des magazines les plus prestigieux de New York. Dire que je suis fière de lui serait l’euphémisme du siècle.

Le reste de l’après-midi s’est déroulé comme un mauvais film bourré de clichés et puant la malchance. J’ai ouvert la porte de chez Milton en secouant les gouttes de pluie de ma veste et de mes cheveux. D’abord, j’ai perçu des gémissements graves, gutturaux. L’image a suivi sur-le-champ, inévitable : la rédactrice en chef de Milton, Elise, que j’avais rencontrée une fois autour d’un verre, pliée sur un accoudoir du canapé qu’on a choisi ensemble à mon marché aux puces préféré, et Milton qui la pilonne impitoyablement.

Bam.

Bam.

Bam.

Bam.

« Le cœur est un chasseur solitaire et cruel. »

Moi, j’ai senti le mien envoyer une flèche empoisonnée direct dans le torse luisant de sueur de Milton, avant qu’elle produise un craquement quand elle a menacé de se briser en deux.

Ça faisait cinq ans qu’on était ensemble. On s’est rencontrés à l’université de Columbia. C’est le fils d’un présentateur de la NBC à la retraite, moi j’étudiais grâce à ma bourse. La seule raison pour laquelle on ne s’était pas installés ensemble, c’était que mon père était malade et que je ne voulais pas quitter son chevet. Mais ça ne nous empêchait pas, avec Milton, d’avoir des projets d’avenir parfaitement similaires, d’entremêler nos vies, un rêve après l’autre.

Visiter l’Afrique.

Partir en mission au Moyen-Orient.

Contempler un coucher de soleil à Key West.

Déguster un macaron parfait à Paris.

Notre liste de choses à accomplir était consignée dans un carnet que, pleine de foi, j’avais appelé Kipling. Et qui formait comme une boule incandescente dans mon sac en cet instant.

Je n’avais pas prévu de vomir sur le pas de porte de Milton, mais ça n’était pas non plus une grosse surprise, étant donné le spectacle auquel je venais d’assister. Ce salaud a dérapé sur mon petit déjeuner en s’élançant à ma poursuite dans le couloir, mais j’ai poussé la porte d’accès à l’escalier de secours et dévalé les marches deux à deux. Milton était quasi nu, avec un préservatif pendouillant de son sexe encore à moitié en érection, du coup, à un moment donné, il a dû juger que surgir dans la rue en tenue d’Adam n’était pas une très bonne idée.

Moi, j’ai couru jusqu’à ce que mes poumons me brûlent et que mes Converse soient trempées et couvertes de boue.

Cognant épaules, parapluies et vendeurs de rues sous la pluie battante.

J’étais en colère, désespérée et sous le choc… pourtant, je n’étais pas dévastée. Mon cœur était fendu, mais pas brisé.

« Le cœur est un chasseur solitaire, Jude. »

J’ai éprouvé le besoin d’oublier… d’oublier Milton, les piles de factures et ma désastreuse situation de chômeuse des mois passés. J’ai éprouvé le besoin de me noyer dans l’alcool et dans un contact chaud.

L’inconnu dans cette suite m’a offert exactement ça et, maintenant, il va aussi me donner une chose sur laquelle on ne s’est pas mis d’accord au préalable.

Cela dit, à en juger cet endroit, il ne devrait pas avoir de mal à se payer le taxi pour l’aéroport.

Une cage d’escalier à la rampe incurvée en fer forgé qui coûte plus que mon appartement tout entier me fait face. Elle conduit à un jacuzzi de la taille de ma chambre. Des canapés de velours tufté rouge me font de l’œil. Des baies vitrées hautes du sol au plafond me mettent au défi de plonger mes pauvres yeux dans la vue du Manhattan des nantis. Et le lustre aux pendeloques en forme de larmes de cristal qui ressemblent drôlement à des gouttes de sperme.

Pour supporter la semaine à venir, Judith Penelope Humphry, il va falloir arrêter de penser au sperme et mettre ton plan à exécution.

J’enfonce la main dans la poche arrière de son pantalon Tom Ford, où il a fourré son portefeuille peu après en avoir tiré un chapelet de préservatifs, et le fouille d’une main tremblante. C’est une création Bottega Veneta en cuir noir et manifestement pas usé du tout. Ma pomme d’Adam monte et descend, pourtant je ne parviens pas à ravaler mon stress.

J’ouvre le portefeuille et en sors la liasse de billets. Apparemment, il n’y a pas que son sexe, chez lui, qui est de bonne taille. Je compte à la hâte, les yeux écarquillés par autant de liquide.

Cent… deux cents… trois… six… huit… quinze cents. Merci, petit Jésus.

J’entends presque Jésus me répondre d’une voix mécontente : « Ne me remercie pas. Je suis à peu près certain que “Tu ne déroberas point” se trouve assez bien placé dans la liste des Commandements. »

Sortant mon téléphone de mon sac à main, je lance une recherche sur la marque du portefeuille que j’ai en main. Il s’avère qu’il coûte un peu moins de sept cents dollars. Mon cœur dysfonctionnel quoique lourd tambourine comme un furieux, j’entreprends de vider les cartes sans leur jeter un coup d’œil. Le portefeuille est monnayable et, a priori, ma morale aussi.

Les tripes nouées par la honte, je sens aussi mes joues s’empourprer. Il va se réveiller et me haïr, regretter le moment où il m’a approchée au bar. Je ne suis pas censée m’en soucier. Il va quitter New York le matin venu et je ne le reverrai plus jamais.

Une fois son portefeuille vidé et toutes ses cartes et ses papiers d’identité soigneusement rangés sur sa table de nuit, je renfile ma robe et mes Converse rose pétant – bien que couvertes de boue séchée – et ose un ultime regard vers lui.

Il est complètement nu, son bas-ventre à peine recouvert par le drap. À chacune de ses inspirations, ses tablettes de chocolat se crispent. Même dans le sommeil, il n’a pas l’air vulnérable. Tel un dieu grec, il est au-dessus de la sensibilité. Les hommes de son espèce sont trop vaniteux pour qu’on se joue d’eux. Je ne suis pas fâchée à l’idée qu’il y aura bientôt un océan entre nous.

J’ouvre la porte et m’accroche au chambranle.

— Je suis vraiment désolée, je chuchote en déposant un baiser sur la pointe de mes doigts pour l’envoyer dans l’air qui nous sépare.

J’attends d’être sortie de l’hôtel pour laisser couler la première larme.

*
*     *

Cinq heures plus tôt.

J’entre en trébuchant dans un bar, commande un whisky au barman entre deux hoquets et des reniflements en secouant la pluie de mes longs cheveux châtain clair.

Je tire sur le col de ma robe noire et grogne dans le verre qu’il me fait glisser sur le zinc. Maintenant que j’ai perché ma carcasse d’un mètre cinquante-sept sur le tabouret, mes Converse se balancent dans le vide – j’ai opté pour des roses, ce matin, encore bêtement optimiste au moment de quitter la maison. Mes écouteurs sont encore fermement enfoncés dans mes oreilles, mais je ne souhaite pas salir ma playlist de chansons parfaites avec mon humeur merdique d’aujourd’hui. Si j’écoute un morceau que j’aime maintenant, je l’associerai éternellement au jour où j’ai découvert que Milton aimait faire ça par-derrière, tout compte fait, et pas juste avec moi.

Je tâche de me remonter le moral par le biais d’un petit sermon tout en avalant, comme si c’était de l’eau, un whisky que je n’ai pas les moyens de me payer. Mon entretien d’embauche a été une catastrophe, mais de toute façon, je n’avais pas vraiment le cœur à travailler pour un magazine chrétien, sans gluten, alors bon. Milton m’a trompée, mais de toute façon, j’ai toujours eu des doutes le concernant. Son sourire retombait trop vite après nos visites à mon père ou si on croisait quelqu’un dans la rue. Son sourcil droit se haussait trop systématiquement chaque fois que quelqu’un n’était pas d’accord avec lui. Et pour ce qui est des soins médicaux, je trouverai le moyen de les payer. Mon père et moi, on est propriétaires de notre appartement à Brooklyn. Si le pire devait arriver, on le vendrait et on prendrait une location. Et puis, je n’ai pas besoin de mes deux reins.

Je pleurniche dans mon verre quand une odeur de bois de cèdre, de sauge et de péché titille mes narines. Je ne prends pas la peine de lever la tête, même quand il dit :

— À moitié ivre et d’une beauté indéniable : le rêve éveillé de tout prédateur.

Il a un fort accent français. Doux et râpeux à la fois. Mais je garde les yeux rivés sur le liquide ambré qui tournoie dans mon verre. Je ne suis pas d’humeur à converser. En temps normal, je suis du genre à pouvoir faire amie-amie avec une brique. Oui, seulement là, je serais plutôt tentée de poignarder quiconque est doté de testicules, au simple motif qu’il respire dans ma direction. Ou dans n’importe quelle direction, d’ailleurs.

— Ou le pire cauchemar d’un queutard, je rétorque. Donc je ne suis pas intéressée.

Dans mon champ de vision, il fait rouler une pique à olives entre ses dents, qu’un sourire carnassier dévoile.

— C’est un mensonge, or je ne donne pas dans les menteuses. Mais pour vous, je consens à une exception.

— Arrogant et imbu de sa personne ?

Je me flanque une gifle mentale pour lui avoir accordé ne serait-ce qu’une réponse. J’ai mes écouteurs, pourquoi est-ce qu’il vient me parler, merde ? C’est le signal international du « laisse-moi tranquille », pourtant. Peu importe qu’en réalité je n’écoute rien, c’est juste destiné à écarter d’éventuels bavards.

— Encore une chance que vous n’ayez pas balancé que vous aimeriez être une larme pour couler sur mes joues…

— J’en déduis que vous avez été abordée par des hommes extrêmement peu raffinés. Et que vous avez passé une sale journée. Sale à quel point ?

Il efface le reste de distance entre nous et, désormais, je sens la chaleur de son corps irradier sous son costume sur mesure.

J’ai la sensation que si je me retourne et le regarde – le regarde vraiment –, il va me couper le souffle. Mon cœur, furieux et blessé après les mésaventures de la journée, tonne un rythme sourd dans ma poitrine. On ne veut pas d’intrusion, Jude.

Grand, Français, Beau-gosse glisse un billet de cent au barman. Ses yeux caressent ma joue tandis qu’il lui demande :

— Combien de verres a-t-elle bus ?

— C’est son second, Monsieur, répond l’homme avec un hochement de tête sec.

Il essuie la surface de bois devant lui au moyen d’un chiffon humide.

— Préparez-lui un sandwich.

— Je ne veux pas de sandwich.

J’ôte mes écouteurs d’un geste brusque et les plaque sur le bar pour lever enfin les yeux. Pivotant sur mon tabouret haut, je plante mon regard dans le sien.

Erreur colossale s’il en est. Les premières secondes, je n’arrive même pas à définir ce que je vois. Il est d’une beauté que la plupart des cerveaux ne sont pas programmés pour traiter. Je vous parle d’une perfection à la Chris Pine, là, d’un canon façon Chris Hemsworth, du charme de Chris Pratt. Bref, un bonbon triple-C, et moi, je suis FICHUE.

— Il va pourtant vous falloir en manger un.

Il ne prend même pas la peine de m’accorder un coup d’œil tandis qu’il jette son portable sur le comptoir. L’écran clignote comme un malade, annonçant l’arrivée de dizaines de mails à la minute.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne m’abaisse pas à baiser une fille saoule, or j’aimerais beaucoup coucher avec vous ce soir, réplique-t-il calmement, en assaisonnant son annonce désinvolte d’un sourire à fossettes ensorcelant qui change mon ventre en une mélasse tiède.

J’essaie de ciller pour sortir de mon état de choc, les yeux toujours rivés sur lui à analyser son visage : yeux bleu profond, la prunelle comme un trait oblique, façon œil de tigre, et sombre, sombre, aussi sombre que le fond de l’océan, cheveux couleur terre, ébouriffés juste ce qu’il faut, une mâchoire si acérée qu’elle pourrait vous servir de coupe-papier et des lèvres faites pour prononcer des mots cochons dans une langue sexy. Un spécimen que je n’avais encore jamais rencontré. J’ai passé toute ma vie à New York. Les étrangers ne sont pas un concept qui m’est inconnu. Pourtant, lui, on dirait un croisement improbable entre un mannequin et un P.-D.G.

Son costume bleu marine lui donne un air sévère. Les courbes et les arêtes de son visage sont impitoyables. Entre les mâchoires sculptées et le menton carré, une bouche généreuse et un nez droit.

Je détourne le regard vers ses mains, en quête d’une alliance. La voie semble libre.

— Je vous demande pardon ?

Je me redresse. Le fait qu’il ressemble à un dieu ne lui donne aucun droit de se comporter comme tel. Le barman me fait passer une assiette chaude contenant un sandwich rosbif, mayo, tomate et cheddar sur un pain brioché. Et moi qui étais si déterminée à rester digne, défiante et forte, hélas, j’ai aussi très envie de ne pas vomir du whisky pur d’ici une heure ou deux.

Monsieur l’Inconnu Sexy s’adosse au bar, toujours debout – un mètre quatre-vingt-cinq ? quatre-vingt-huit ? –, et incline la tête.

— Mangez.

— On est en pays libre, je raille.

— Pourtant, vous semblez prisonnière de l’idée que baiser avec un inconnu, ce n’est pas bien.

— Je suis désolée, je n’ai pas bien entendu votre nom, monsieur Lourdingue.

Je bâille.

— Will Power1. Enchanté. Bon, manifestement vous passez une mauvaise journée. Et moi, j’ai une nuit à tuer. Je reprends l’avion demain matin, mais d’ici là… (Il agite le bras pour faire remonter la manche de sa veste sur sa Rolex vintage.) Je vais faire en sorte que vous oubliiez ce qui vous chagrine. Mademoiselle… ?

Ça fait chier. Il fait chier. Il est d’un sexy que je doute fort de recroiser un jour dans ma vie tout entière.

Je pourrai toujours mettre ça sur le dos de Milton.

Et des factures médicales.

Et du whisky.

Merde, je pourrais blâmer l’État de New York dans son intégralité, après la journée que j’ai passée.

— Spears.

Je plisse les paupières et mords dans mon sandwich. Waouh. Je retourne la serviette en papier qui est venue avec l’assiette pour vérifier le nom du bar. Le Coq Tail. Je la note mentalement afin d’y revenir d’ici une vingtaine d’années, une fois que j’aurai enfin payé les frais médicaux de mon père et cessé de me nourrir de ramen.

Il hausse un sourcil incrédule.

— Comme Britney Spears ?

— Exact. Et vous êtes ?

— Monsieur Timberlake.

Je reprends une bouchée de mon sandwich et manque de pousser un gémissement. C’était quand, la dernière fois que j’ai mangé ? Sans doute ce matin, avant de quitter la maison pour mon entretien d’embauche.

— Vous me tapez sur les nerfs, monsieur Timberlake. Et je croyais que c’était Will Power votre nom ?

 Cry Me a River, bébé. Non, en fait, je m’appelle Célian.

Il me tend la main.

Sa posture m’irrite et me fascine à la fois. Il est taillé comme un dieu, mais au toucher, il a l’air palpitant et chaud comme un mortel. Ça trouble mon jugement, ça embrouille mes sens. J’ai l’impression que des langues brûlantes me lèchent le ventre de l’intérieur.

— Judith, mais tout le monde m’appelle Jude.

— J’en déduis que vous êtes fan des Beatles.

— Présomptueux. La liste de vos défauts est interminable.

— Et vous n’avez encore rien vu. Mangez, Judith.

— Jude.

— Je ne suis pas tout le monde.

Il m’adresse un sourire impatient, l’air d’en avoir terminé avec notre conversation.

Salopard autoritaire. Je croque à nouveau dans mon sandwich.

— Ça ne veut rien dire.

Je suis à peu près certaine que je mens, mais je suis trop épuisée émotionnellement pour me refuser quoi que ce soit, ce soir.

Il se penche vers moi, pénètre dans mon espace personnel à la manière de Napoléon dans Moscou, avec la fierté et la discrétion d’un guerrier païen. Il passe la pulpe du pouce le long de ma gorge. Un simple contact et mon corps entier se couvre brutalement de chair de poule. C’est le mélange de sa masculinité animale, de son accent et de tout ce qu’il y a encore d’acéré en lui – costume, odeur et traits.

Je suis impuissante.

Je veux être impuissante.

« Le cœur est un chasseur solitaire. » Mais mon corps, lui, a besoin de compagnie, ce soir.

Il se penche encore, les lèvres proches de mon oreille, et chuchote :

— Mais ça, si…

— Vous n’êtes pas mon style.

J’adresse un sourire satisfait au reste de mon whisky, que je vide.

— Je suis le style de tout le monde, réplique-t-il d’un ton détaché. Et je ferai en sorte de vous donner du plaisir.

— Vous ne savez pas ce que j’aime, je rétorque.

Ce ping-pong avec lui m’amuse. Il est précis, vif et sans affectation, pourtant, bizarrement, je ne le trouve pas malpoli.

— Je vous parie tout l’argent liquide que j’ai sur moi que si.

Voilà qui est intéressant.

— Et si je simule, chaque fois que j’ai un orgasme, que je ne ressens rien ?

Je fourre les écouteurs de mon iPod dans mon sac. Voilà une conversation étrange au possible. Ses lèvres dessinent un sourire que je n’avais jamais vu sur un visage humain auparavant : si prédateur que mon bas-ventre se contracte autour du vide, ma culotte s’humidifie entre mes cuisses.

— Manifestement, vous n’avez jamais connu d’orgasme. Quand je vous ferai jouir, vous aurez de la chance si vous ne vous explosez pas les rotules.

— Auto-promo…

— Épargnez-moi votre insolence, Spears.

Dix minutes plus tard, nous traversons la rue, direction son hôtel. Je fais beaucoup d’efforts pour ne pas perdre ma nonchalance quand nous pénétrons dans le hall fastueux. L’hôtel Laurent Towers se dresse en face du gratte-ciel LBC, siège de l’une des plus grosses chaînes d’info du monde. L’endroit bourdonne d’activité, pourtant nous sommes seuls à attendre l’ascenseur. Nous fixons tous les deux la cabine sans rien dire, même si mon cœur hurle et menace d’exploser de ma poitrine. Mes genoux flageolent sous ma petite robe noire à deux sous. Je suis en train de le faire. Je m’embarque dans un coup d’un soir. OK, j’ai vingt-trois ans, je suis nouvellement célibataire et nouvellement avide de revanche aussi. Mais je sais que c’est un truc d’une fois dont je rigolerai probablement dans des années.

— Je ne suis pas une habituée de ce genre de choses, je dis quand les portes de l’ascenseur s’ouvrent et que nous entrons à l’intérieur.

Célian ne répond pas. Dès que les portes se referment, il avance sur moi, le regard froid et détaché, les lèvres retroussées. Chacun de ses pas est plus vorace que le précédent. Il m’accule dans un coin de la cabine. Mon pouls se débat dans ma gorge. Il me considère de son regard arrogant et je lève le menton. Je sens mes narines se dilater.

Célian m’empoigne à travers ma jupe et je gémis, le dos cambré contre la paroi derrière moi. Son pouce trouve mon clitoris et s’enfonce à travers le tissu pour appuyer fort et dessiner des cercles paresseux.

— N’essaie pas de me convaincre que tu es une fille bien, siffle-t-il – son souffle, menthe et grains de café, passe sur ma gorge. Je m’en contrefous.

— Votre anglais est très bon, pour un touriste, je lui fais remarquer.

Son accent est prégnant, mais il utilise les mots comme des armes. Stratégiques. Mesurés. Chaque syllabe est un coup dénué de pitié.

Il recule d’un pas et m’observe à travers un rideau d’indifférence.

— Je suis assez doué dans beaucoup de domaines, comme tu es sur le point de le découvrir.

L’ascenseur tinte et il s’écarte de moi.

Les portes s’ouvrent sur un couple de personnes âgées qui nous sourient en attendant que nous quittions la cabine. Célian passe son bras sous le mien, comme si nous étions un couple, et le relâche tout aussi nonchalamment à la minute où ils sont hors de vue.

Le trajet jusqu’à sa suite se fait en silence, pourtant je me noie presque dans le bruit qui emplit ma tête. Je me suis persuadée que c’était la bonne chose à faire. Une nuit de plaisir sans attaches avec un touriste d’une beauté surnaturelle va me débarrasser de ma peine. Je traîne derrière lui, j’observe son large dos et sa silhouette élancée. On pourrait croire qu’il passe sa vie à faire du sport, sauf qu’il est habillé comme qui n’a pas le temps d’aller à la salle. Sa profession, cela dit, restera un mystère. Il reprend l’avion pour la France demain, et qu’il soit brillant avocat ou assassin, ça ne fait aucune différence en ce qui me concerne.

Une fois que nous sommes arrivés dans sa suite, il me tend une bouteille d’eau.

— Bois.

— Arrêtez de me donner des ordres.

— Alors arrête de me dévisager avec ces yeux de biche effarouchée qui attend mes instructions.

Il enlève sa veste et se débarrasse de ses chaussures. La suite est somptueuse et parfaitement rangée – trop pour une chambre occupée. Et immense, mais je ne remarque pas de valises, de chargeur de téléphone, de chemise abandonnée par terre ni aucun autre signe de présence.

D’un côté, c’est suspect. De l’autre, il me fait tout à fait l’effet du psychopathe soucieux de ne laisser aucune trace derrière lui. Et je suis dans sa chambre. Génial.

Note à moi-même : après tes actes du jour, essaie de fonder tes décisions futures sur les conseils dispensés par les biscuits chinois. Ça sera toujours mieux.

Sans réfléchir, je bois l’eau qu’il m’a donnée, puis je lâche la bouteille dans la poubelle comme si elle était en feu. Mon âme rebelle en a pris un coup.

Il n’est pas trop tard pour reculer. Dis-lui que tu ne te sens pas bien et file.

— Je pense que je vais…

Mais jamais je ne finirai ma phrase.

Il me plaque contre le mur, scelle ses lèvres aux miennes et me fait taire. Mes yeux se révulsent sous l’effet du plaisir soudain et des étoiles explosent derrière mes paupières. Je m’agrippe au col de sa chemise tandis qu’il me soulève dans ses bras et me plante les doigts dans les fesses. Sans hésiter, je noue les jambes autour de sa taille. Il ondule contre moi, allumant des salves de désir dans mon bas-ventre et, quand je gémis, il me pince le côté de la cuisse, si fort que je me débats, puis je finis par me rendre compte qu’enfoncer les griffes dans sa peau, c’est très semblable à se noyer dans un baiser éternel. Ses lèvres sont du velours chaud et moelleux. Son corps du marbre, dur de partout.

Célian insinue sa langue dans ma bouche et je le laisse faire.

Il balance le bassin, son sexe dur – très dur – pressé contre ma fente et, là encore, je le laisse faire.

Il me mord la lèvre inférieure plus fort et grogne, puis il la suçote pour apaiser la douleur. Je crie, car j’en veux encore.

Alors il glisse une main entre nous, écarte ma culotte et enfonce deux doigts en moi. Je suis trempée, au point que c’en est gênant.

L’inconnu si sexy arrache sa bouche à la mienne et me toise de toute sa hauteur.

— Maintenant, vous pouvez terminer votre phrase, mademoiselle Spears.

— Je… je…

Je cille, troublée.

Il entame un va-et-vient entre mes jambes – lent, très lent, jusqu’à la torture – et son visage reste parfaitement sérieux.

Qui est ce type ? Il a l’air complètement indifférent, même quand un grognement involontaire s’échappe de mes lèvres, chaque fois qu’il plonge plus profond en moi, que ses doigts repliés caressent mon point G. Son autre main se promène sur mes seins, dont il pince un téton avec rudesse.

— Tu avais quelque chose à faire, peut-être ?

Sa main abandonne momentanément mon sexe afin de venir me peindre les lèvres de mon désir pour lui, puis elle retourne à son nouvel endroit favori, entre mes cuisses. Et il me goûte alors sur ma bouche.

— Qu’est-ce que tu voulais dire, Judith ?

Judith. La façon dont il fait rouler le « J » sur sa langue me donne envie de mourir dans ses bras. Il la passe, brûlante, dans mon cou, sur mon menton, mes lèvres, et puis elle s’insinue entre elles à nouveau. Nous sommes entremêlés comme si nous avions besoin l’un de l’autre pour survivre. Je sais bien qu’il n’y aura qu’une nuit, pourtant on dirait que ça compte tellement plus.

— Je… euh… rien, je réponds en cherchant sa braguette entre nous.

Il appuie une main sur la mienne, presse ma paume contre son énorme érection. Voilà, maintenant, j’ai une raison supplémentaire de paniquer. Ce truc tiendrait dans mon sac de sport, peut-être, mais certainement pas dans mon vagin.

— C’est moi qui dicte le rythme, m’annonce-t-il.

Je secoue la tête. Ce type n’a aucun droit sur moi. Il glisse deux doigts de plus en moi – presque la main entière – et je suis si pleine de lui que je pourrais exploser. Un grondement s’échappe de ma bouche. Qu’il avale dans notre baiser dévorant, et après quelques instants de plus je jouis sur ses doigts.

Le plaisir est si intense que je me liquéfie contre le mur, le long duquel je glisse tel un spaghetti trop cuit. Célian me redresse en plaçant les mains de part et d’autre de mes joues pour me retenir et plante ses yeux dans les miens.

— Tu as intérêt à être aussi délicieuse que tu es jolie.

Sur quoi il tombe à genoux dans un mouvement fluide, remonte ma robe et jette une de mes jambes sur son épaule. Sa langue plonge en moi alors que ma culotte est encore repoussée sur le côté et, au lieu de me lécher ou de me sucer, il me pénètre avec sa langue. J’enfonce les doigts dans ses cheveux, remarquant au passage qu’ils sont plus doux que les miens, et roule la tête contre le mur tandis qu’il m’offre la meilleure séance de sexe oral que j’aurais jamais pu imaginer.

Milton était un amant généreux, quoique robotique. Cet homme-là, c’est un orgasme sur pattes. Je ne serais pas surprise de jouir s’il éternue dans ma direction. Un intense désir me prend de serrer les cuisses autour de son visage et de le garder là pour toujours. Mon deuxième orgasme rugit depuis mes orteils jusqu’à ma tête comme un choc électrique, m’envoie au paradis et, quand il referme les lèvres autour de mon clitoris engorgé et le suce avec force, je suis à peu près certaine que tous les anges du voisinage ont des ailes qui leur poussent. Au moment où il se relève, se débarrasse de son pantalon à pinces et de sa chemise, puis déchire l’emballage d’un préservatif avec les dents, je sais que, prête à le recevoir ou pas, je suis déterminée à finir aux urgences s’il le faut, mais je le veux en moi.

Célian plonge d’un coup d’un seul, m’écrase contre le placard derrière nous, entremêle nos doigts et me menotte littéralement à la paroi. Le plaisir est si pénétrant que je me tortille entre ses bras, combattant ses mains pour pouvoir le griffer, le toucher, le déchirer autant que lui, assaut pour assaut.

— Putain… il siffle. Judith.

— Célian…

C’est la dernière chose que je lui dis avant un moment, avant que nous tombions tous les deux dans un acte sexuel torride, noyés.

Par terre, comme des sauvages.

Par-derrière sur le lit pendant qu’il regarde la télé – CNN.

Puis, quand je lui dis qu’il est à peu près aussi courtois qu’un sac de pierres (il a lâché un juron à mi-voix en voyant Anderson Cooper présentant un sujet exclusif sur la fraude électorale que même moi je suis presque tentée d’écouter), nous filons sous la douche et il me dévore à nouveau, en prêtant une attention redoublée à mon clitoris, cette fois.

Et puis on remet ça contre le lavabo.

Enfin, quand je m’effondre sur le lit, il me tend une autre bouteille d’eau et lance :

— Je pars à six heures. La chambre doit être libérée à dix et ils n’apprécient pas les retardataires, au Laurent Towers.

L’envie me vient de lui rétorquer : a) qu’il peut bien dégager et b) que ce n’est pas l’idée du siècle que je reste la nuit. Sauf que je ne suis pas absolument certaine de pouvoir affronter mon père malade après toutes ces parties de jambes en l’air, pas plus que mon petit ami, qui est depuis récemment mon ex. Pas besoin de me regarder dans le miroir pour deviner que j’ai l’air complètement défaite, avec mes lèvres gercées et enflées, des marques de frottement de barbe sur chaque centimètre carré de ma peau rougie et trois suçons dans le cou. Sans parler de mes yeux sérieusement hagards, et pas à cause du whisky que j’ai consommé il y a des heures. À contrecœur, j’envoie un SMS à papa pour lui annoncer que je vais dormir chez Milton, puis je trotte me coucher sur le lit de Célian et je ferme les yeux. Je me sens comme une orpheline du monde. Personne ne sait où je me trouve et la seule personne qui s’en soucie, mon père, ne pourrait pas vraiment m’aider, vu qu’il ne sort presque plus de la maison.

C’est l’instant où je décide que je ne vais même pas lui parler de ma rupture avec Milton Hayes. Mon père – Robert Humphry – a placé tous ses espoirs en mon petit ami, il compte sur lui pour prendre soin de moi, une fois qu’il ne sera plus là. Tout le monde a besoin de quelqu’un, or, à part mon père, je n’ai personne.

Célian se faufile sous les draps derrière moi, son sexe engorgé pressé contre l’arrière de mes cuisses.

D’un doigt à la pulpe rugueuse, il dessine le long de ma cage thoracique le contour du tatouage que je me suis fait faire le jour de mes dix-huit ans.

Si ça paraît un peu étrange, ben… c’est parce que je le suis !

— Donc, tu n’aimes pas les Beatles, mais tu aimes les Smiths.

Son souffle caresse mon omoplate.

J’ai grandi avec un homme seul qui était ouvrier dans le bâtiment à New York. L’argent était compté, et écouter ses vinyles, assise par terre était l’une de mes occupations préférées. On lisait des livres sur Johnny Rotten et on inventait des quizz musicaux volontairement trompeurs, pour passer le temps.

— Méfiance, tu risques de t’attacher si tu apprends à me connaître, je lui réponds tout bas, les yeux rivés sur New York par-delà les baies vitrées.

Il me pénètre par-derrière, en silence.

— Eh bien, je prends le risque.

Cette position me rappelle la place de choix à laquelle j’ai eu droit pour le spectacle d’infidélité entre Milton et Elise. Mes sentiments vrillent et se nouent. Mon corps se sent bien, pourtant des larmes s’amassent au coin de mes yeux. Je suis contente que mon coup d’un soir ne les voie pas, bien qu’elles proviennent sans aucun doute d’un mélange de bonheur lié à tous les orgasmes qu’il m’a donnés et de tristesse à la perspective de rentrer à la maison demain matin pour affronter la réalité.

Sans petit ami.

Sans travail.

Avec un père mourant et une telle pile de factures que je ne sais pas comment je vais les payer.

Une fois qu’on en a tous les deux terminé, il me dépose un baiser dans la nuque, se retourne et s’endort. Et moi ? J’ai son pantalon en ligne de mire et le renflement de son portefeuille bien garni, qui a l’air de me défier du regard.

Mon cœur est un chasseur solitaire.

Ce soir, je l’ai laissé se repaître.

Chapitre 1

Jude

Trois semaines plus tard

 

— De quoi j’ai l’air ?

— Nerveuse. Anxieuse. Mignonne. Jolie. Y a bien un qualificatif là-dedans qui devrait correspondre à une bonne réponse, non ? pouffe mon père en me frottant les bras.

J’ai opté pour une robe fourreau blanche et mes Converse noires. Classe. Discret. En plus, je la joue sérieuse et professionnelle, aujourd’hui : mes cheveux blond foncé sont relevés en un chignon lâche et j’ai souligné mes yeux noisette d’un épais trait d’eyeliner. Ce n’est pas ma tenue habituelle – je suis plutôt chemises de flanelle, jeans et vestes imitation cuir. Oui, mais bon, c’est mon premier jour à mon nouveau boulot, alors ne pas ressembler à une groupie de Tokyo Hotel, c’est un peu une priorité.

Je caresse la tête de mon père, touffes isolées de cheveux blancs épars, telles des fleurs de pissenlit tristes, puis lui donne un baiser sur la joue, là où les veines transparaissent sous la peau pâle et couverte d’ecchymoses.

— Tu peux me téléphoner n’importe quand, je lui rappelle.

— Oh oui. You Can Call Me Anytime, ma chanson préférée de Blondie.

Il sourit. Et je lève les yeux au ciel : ce qu’il est ringard !

— Je me sens bien, Jude. Tu rentres à la maison après ou tu dors chez Milton ?

Il m’ébouriffe les cheveux comme si j’étais une gamine. Sans doute qu’à ses yeux j’en suis une, d’ailleurs.

Puis il est interrompu en pleine phrase par une autre quinte de toux. Raison pour laquelle je me sens un peu coupable de lui mentir. Il croit que Milton et moi sommes encore ensemble. Mon père a un cancer, des ganglions lymphatiques. Stade trois. Il a officiellement cessé d’aller à ses séances de chimio il y a deux semaines. Le temps nous glisse entre les doigts comme du sable.

Ses médecins l’ont supplié de poursuivre ses traitements, mais il a répondu qu’il était trop fatigué. Comprenez plutôt : on est fauchés. C’était soit on renégocie le financement de la maison, soit on abandonne le traitement, or mon père ne veut pas me laisser sans rien. J’ai eu beau me battre contre sa décision, rien n’y a fait. Maintenant, je culpabilise à mort, je me trimballe mon pauvre cœur solitaire et gonflé d’inquiétude. Pourtant, il est tellement rempli de trucs précieux, lourds et inutiles que je le porte comme une malle remplie d’or.

Je me suis cassé la voix à force de lui hurler de le vendre, ce fichu appartement. Et puis, j’ai capitulé en réalisant que je lui imposais, avec mes exigences, une dose de douleur et de stress supplémentaire.

— Je reviens ici.

Je l’embrasse sur la tempe et file à la cuisine, où je sors les repas que je lui ai préparés pour la journée.

— Tu ne passes plus beaucoup de temps avec lui, en ce moment. Tout va bien ?

Je hoche la tête et désigne le Tupperware devant moi.

— Petit déjeuner, déjeuner, dîner et en-cas. J’ai mis des couvertures en plus sur ton lit, au cas où tu aurais froid. Et je t’ai dit que tu pouvais m’appeler n’importe quand ? Oui, oui, je l’ai dit.

— Arrête de t’inquiéter pour ton vieux père, marmonne-t-il tout en observant ma coiffure soignée tandis que je ressors de la cuisine pour me diriger vers la porte. Et puis : merde, comme on dit !

— Avec ma chance, je suis bien capable de marcher dedans.

Je pose mon sac sur mon épaule et le regarde s’installer en gémissant dans son fauteuil devant la télé. Je m’attends à le voir dans le même pyjama ce soir, en rentrant à Dieu sait quelle heure. La plupart des gens n’investiraient pas dans Netflix s’ils sont perclus de dettes, sauf que mon père quitte à peine la maison. Jusqu’à très récemment, il souffrait de nausées incessantes et se sentait très faible. La chimiothérapie a tué non seulement ses cellules cancéreuses, mais aussi son appétit. Tout ce qui lui reste, ce sont des séries telles que Black Mirror, House of Cards et Luke Cage. Alors pas question de le priver de son seul divertissement, quitte à ce que je doive prendre un autre boulot en plus de celui-là.

Ça, c’est ce qu’on ne vous dit pas, quand vous êtes en train de perdre un être cher d’un cancer : ce n’est pas la seule personne dont la vie se fait bouffer. Quand elle en souffre, vous l’avez aussi. Le cancer grignote votre temps avec le sien, il se délecte de vos bons moments, se nourrit de chaque seconde de bonheur. Il dévore le contenu de votre compte en banque et de vos économies. Il se repaît de votre chagrin et grossit dans votre poitrine, même si vous ne l’avez pas.

J’ai perdu ma mère d’un cancer du sein il y a dix ans. Mon père est le prochain sur la liste et rien de ce que je pourrai faire ne l’empêchera.

Le trajet est long entre Brooklyn et Manhattan et je n’ai pas mon iPod avec moi. Voilà ce qui arrive quand on se comporte comme un voyou et qu’on dévalise un étranger. Je l’ai laissé, avec mes écouteurs et ma morale, dans la suite de l’hôtel. Peu importe. L’argent a payé deux factures d’électricité hyper en retard et couvert nos courses pour la semaine. Bref, du coup, j’ai le temps de parcourir toutes les recherches que j’ai imprimées par avance sur Laurent Broadcasting Company LBC. Son siège est situé dans un gigantesque gratte-ciel sur Madison Avenue. C’est l’une des quatre plus grosses chaînes d’information au monde, avec MSNBC, CNN et FOX. J’y ai accepté un poste en tant que journaliste junior au sein de leur magazine en ligne, un blog Beauté et Art de vivre, ce qui n’est pas ce que j’appellerais mon but ultime dans la vie. Oui, mais bon, ne pas me noyer sous des factures en retard est placé, en revanche, assez haut dans ma liste de choses à faire.

Je suis donc reconnaissante de l’opportunité qui m’est offerte, au point que j’ai failli tomber à la renverse quand j’ai reçu le coup de fil de confirmation. Ma chance dans la salle de rédaction viendra. Il me faut juste travailler à grimper les échelons.

Pour le moment, je dois m’assurer de conserver ce boulot à soixante-quinze mille dollars par an. Ce n’est pas seulement un moyen génial d’entrer dans la boîte par la petite porte, ça pourrait aussi m’aider à convaincre papa de retenter une chimio.

Les bureaux du blog Art de vivre – judicieusement nommé Couture – se trouvent au cinquième étage du bâtiment, au même niveau que la compta.

— Ils ne nous traitent pas comme de vrais journalistes, m’a avertie Grayson, dit Gray, le bavard qui m’a embauchée. Ici, les lunettes des toilettes sont plus respectées que le blog Beauté et Art de vivre. Et elles voient passer plus de beaux culs, je parie. Il n’y a pas un seul beau ou belle gosse à la compta.

Je suis venue hier récupérer mon badge et ma carte électronique, mais aussi pour remplir la paperasse. L’entreprise offre une mutuelle de malade mental et un accès gratuit à une salle de sport. Pour la faire courte : si on pouvait se marier à un job, je ferais en sorte de le rendre heureux et je lui masserais les pieds tous les soirs.

Ayant plus d’une demi-heure d’avance, je fais un arrêt beignets et achète assez de délicieuses sucreries pour tout l’étage. La réceptionniste, une fille aux cheveux auburn d’à peu près mon âge et répondant au prénom de Kyla, est déjà à son poste quand j’entre, en train de taper sur son clavier. Je lui offre un beignet et son regard timide me scrute comme si j’essayais de lui vendre une arme non enregistrée.

— Ils sont bons, je lui promets. Ma mère et moi, on faisait le trajet depuis Brooklyn jusqu’à Manhattan tous les samedis rien que pour en acheter.

Je lui souris.

— Les gens ne sont pas aussi gentils, à LBC, m’informe-t-elle en tapotant nerveusement le comptoir devant elle.

— Eh bien, moi, si. Donc…

Je hausse les épaules.

Elle choisit un beignet au glaçage chocolat, puis me conduit à mon bureau. Qui n’est pas un bureau à proprement parler, plutôt un box dans un open space. Beige sur blanc et cliniquement déprimant avec ses divisions en plexiglass uniformes et ses sièges de bureaux qui couinent. Chaque box se compose de quatre bureaux. Je partagerai le mien avec le personnel de Couture, nous serons trois en tout.

— Gray devrait arriver d’une minute à l’autre, m’annonce Kyla entre deux bouchées et gémissements de plaisir.

Je fourre mon sac à dos qui jure avec les lieux sous une chaise qui fait face à un bureau sans photos ni babioles personnelles, puis je regarde par la fenêtre. J’ai une vue directe sur l’hôtel Laurent Towers, où j’ai passé ma nuit avec Célian. Trois semaines se sont écoulées et c’est encore surréaliste de songer que j’ai fait l’amour – à de multiples reprises – avec un homme que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam. Encore plus étrange, la pique douloureuse de regret qui me perce la poitrine chaque fois que je repense à l’argent que je lui ai volé. Je me suis juré de ne jamais recommencer et je tâche de me persuader que cette nuit-là dans son ensemble était un truc insensé, qui ne me ressemblait en rien.

Grayson débarque vingt minutes plus tard. On dirait un enfant né des amours entre Kurt Hummel de Glee et le frère sexy de ta meilleure amie, et qui s’habille comme Willy Wonka. Le blazer en velours marron foncé qu’il porte aujourd’hui aurait été dénoncé à la police de la mode sur n’importe qui d’autre. En entrant, il agite la main dans un geste théâtral, les yeux encore masqués par ses immenses lunettes de soleil Prada. Il me fait visiter l’étage, qui commence à se remplir d’employés, tout en sirotant son Starbucks. Les comptables et les secrétaires m’offrent un sourire crispé quand nous passons devant eux.

— Sens-toi libre d’effacer de ta mémoire toutes les personnes et tous les visages que je viens de te présenter et utilise plutôt cet espace libre pour mémoriser le rituel beauté de Dua Lipa, car de toute façon, aucun d’entre eux ne nous adresse la parole ou ne fait le moindre cas de nous. On a été illégalement et brutalement déportés du sixième étage – à savoir, la salle de rédaction – après l’incident-que-l’on-ne-mentionne-pas, l’an dernier.

Sur quoi, il se laisse tomber dans son confortable fauteuil et se passe les doigts dans ses cheveux noir de jais.

— Ça a rendu le travail sur Couture extrêmement compliqué, mais on s’en sort.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? je demande, les coudes sur les genoux.

— Les grands patrons ont perdu quelqu’un d’important.

— Quel rapport avec vous ?

— Ce quelqu’un, c’était notre patronne, alors chaque fois qu’ils posent les yeux sur nous, c’est elle qu’ils voient. Raison pour laquelle ils ne nous regardent jamais.

Je prends la main de Gray et la serre dans la mienne, pile au moment où ma seconde collègue à Couture débarque.

— Ha-ha, mes partenaires lépreux pris en pleine scène de gentillesse. (Elle me tend une main aux ongles peints en bleu et vert.) Je suis Ava.

Je lui serre la main. Elle a l’air dans la fin de la vingtaine, comme Gray, et dégouline de chic de la tête aux orteils. Avec sa peau mate, ses grosses boucles et ses yeux de chat – plus une mini-jupe en cuir rouge et des bottes jaunes vintage –, elle pourrait faire la nique à n’importe quelle princesse de la pop.

— C’est la journée « Déguisement infirmière bipolaire » ou quoi ? fait-elle, les sourcils froncés devant ma robe blanche.

J’ouvre la bouche pour lui expliquer que je suis autant la mode que son clavier d’ordinateur, quand elle se fend d’un large sourire. Grayson éclate de rire de son côté en secouant la tête.

— Une robe fourreau et des Converse ? T’es sérieuse ?

Elle essuie une larme au coin de ses yeux.

— C’est quoi qui te perturbe le plus, la robe de seconde main ou les Converse ? je demande en me mordillant les lèvres.

— Je dirais plutôt le fait que tu ressembles à une gamine saoulée au Fanta et qui a fait un raid dans la garde-robe d’Hillary Clinton. Tu as un nom ? me demande Ava, qui me détaille de la tête aux pieds.

— Judith. Mais les gens m’appellent Jude.

Elle m’adresse un clin d’œil.

 Hey, Jude

— Je parie qu’on ne la lui a jamais faite, celle-là, Av, ironise Grayson.

Puis il pivote sur son siège vers son écran Apple et double-clique sur l’icône « enveloppe ».

Quand j’avais dans les sept ans, les gosses de mon quartier avaient décidé que j’étais trop garçon manqué pour porter un prénom aussi féminin, c’est ainsi que Jude est née, Judith connaissant une mort lente, pour ne remonter vaguement à la surface que lorsque j’ai besoin de remplir un document officiel.

« Jude, elle peut toucher la pointe de son nez avec sa langue et faire des bruits de pets avec ses aisselles. »

« Jude peut nous apprendre à faire du skate. »

« Jude sait fabriquer des bombes à eau. »

— En parlant de choses perturbantes, monsieur Laurent fera une annonce aujourd’hui à quinze heures, du coup, c’est peut-être aussi bien que la petite mademoiselle Reese Witherspoon ait enfilé une robe si hideuse qu’elle devrait être hors-la-loi.

J’adresse un regard noir à Ava, qui m’éclate sa bulle de chewing-gum au visage.

— Il aime bien les dames, mais pas de souci. Son fils le tient en laisse.

Les heures s’écoulent, qui avalent les minutes et les aspirent dans une journée entièrement privée de soleil. Je les passe à rechercher les nombreuses et étranges manières dont on peut geler, fondre et frotter la cellulite jusqu’à ce que mort de la susmentionnée s’ensuive. Quand la pendule annonce quinze heures, l’ascenseur tinte gaiement. Mais c’est bien la seule note guillerette de la situation. Le temps s’arrête. À l’instar du cliquetis des claviers et des stations de radio qui retentissent sur tout l’étage, dans le brouhaha général des discussions. À la façon dont l’air reste suspendu telle une épée au-dessus de ma tête, je déduis que monsieur Laurent, le propriétaire de Couture et de LBC, est arrivé.

Grayson s’écarte de son bureau et nous fait signe, à Ava et moi, de sortir de notre box. J’essuie la moiteur froide de mes paumes sur ma robe.

— L’attraction principale est là. Espérons que Laurent père ne tripote personne et que Laurent fils ne nous vire pas sous prétexte qu’il a ses règles.

Sur quoi, il s’avance vers le couloir d’un pas de mannequin sur un podium, en balançant des hanches.

Je pouffe. Ainsi, les infâmes grands-bourgeois new-yorkais, les Laurent et Cie, sont des plaies absolues. Ce n’est pas comme si ça changeait quelque chose pour moi, cela dit. Je doute fort qu’ils travaillent à cet étage ou d’avoir l’occasion de les croiser beaucoup. J’ai entendu parler de Mathias Laurent, le nabab français. Il m’a l’air trop important pour traîner parmi nous, simples mortels du cinquième étage, occupés à compiler des chiffres ou à essayer des échantillons de nouveaux parfums sans gluten.

À la minute où nous entrons dans la zone de réception déjà pleine, ma mâchoire se décroche. Elle heurte le sol et ma langue se déroule façon tapis rouge, comme dans un dessin animé.

Doux Jésus.

J’entends presque Jésus dans ma tête, qui agite le poing : « Arrête d’invoquer mon nom en vain chaque fois que tu te rappelles un péché que tu as commis. » Il marque un point. À ce rythme, je vais devoir réciter tellement de « Je vous salue Marie » que je ne serai pas rendue avant mon trentième anniversaire.

Debout devant moi se tient le touriste français sexy avec qui j’ai fait plein de choses pas très catholiques il y a trois semaines, l’air non moins divin que pendant cette fameuse nuit, à une exception près : il est carrément plus flippant maintenant.

Célian arbore un pantalon gris pâle qui semble avoir été cousu directement sur son corps, une chemise de couturier blanche et une mine particulièrement redoutable. On le croirait prêt à décapiter Kyla et à donner ses membres en pâture à la foule qui est assemblée autour de lui. À ses côtés, un homme aux cheveux blancs d’environ cinq centimètres de moins que lui.

Mathias Laurent. De petits yeux noirs inexpressifs, au contraire de l’indigo profond de ceux de son fils. En revanche, ils ont le même froncement de sourcils désapprobateur qui vous donne l’impression d’être de la boue sous leurs chaussures Bolvaint.

Et probablement la même autorité pour renvoyer votre servante.

— Allons droit au but. En théorie, c’est un problème à régler par la comptabilité, mais nous avons décidé de régler le sort de Couture, puisque vous êtes un gouffre financier aussi profond qu’une fosse marine, commence Célian.

Les glaçons qui lui servent d’iris sont rivés à l’écran de son téléphone.

Mes yeux se révulsent, mes genoux menacent de flancher.

Il a un accent américain. Pas français. Américain. Fluide. Familier. Ordinaire. Il balance ses phrases à la vitesse de la lumière. Je l’entends, mais je n’arrive pas à écouter. Mon corps se comprime sous l’effet du choc tandis que les pièces du puzzle s’assemblent. Ma nuit de plaisir sans lendemain, je l’ai passée avec mon patron. Mon patron américain, un menteur. Et maintenant, il faut que je vive avec ce souvenir – longtemps j’espère, parce que j’en ai désespérément besoin de ce boulot.

Quelqu’un claque des doigts et mon regard passe aussitôt de Célian à Grayson.

Qui plisse le front.

— Tu as l’air de la nana qui produit un effort surhumain pour ne pas pleurer ou qui est sous le coup d’un orgasme super intense. J’espère pour toi que c’est le second et une sorte d’état chelou génial. Ça va ?

Je hoche la tête et esquisse un sourire.

— Désolée. Pas d’orgasme en vue sous cette robe. J’ai juste décroché une seconde.

Menteuse. J’étais sur le point de jouir rien qu’au souvenir de Célian m’écartant les cuisses avec ses grandes mains calleuses pour plonger sa langue dans ma fente. Hmm.

Soudain, les mots cessent de pleuvoir en douche bouillante sur les têtes de l’assemblée et je réalise que, si, si, il y a pire qu’entendre Célian parler un américain impeccable. C’est de ne pas l’entendre parler du tout. Car à présent, les glaçons sont rivés sur moi comme un pistolet armé.

Je lève les yeux pour croiser les siens. Il me dévisage exactement une seconde avant de se focaliser brusquement sur Grayson.

— Je me suis bien fait comprendre, Gregory ?

Gregory ?

— C’est très clair, Monsieur, balbutie Grayson en inclinant la tête.

Célian me désigne d’un mouvement du menton.

— La qualité de vos mannequins de couverture tombe de plus en plus bas.

Bon Dieu. Merde. Salaud.

Il m’a reconnue, je le sais. Son regard s’est allumé, tout à l’heure, la glace a fondu et la pupille s’est dilatée à l’instant où nos yeux se sont trouvés. Il se souvient et peut-être que ça le tue de me voir là, au même titre que ça me détruit, moi.

 

Commander Scandale