Je suis de ceux qui ont une horloge interne qui les réveille à la même heure tous les matins, quel que soit leur état de fatigue ou l’heure à laquelle ils se sont couchés la veille. Je faisais partie de cette catégorie d’enfants, les mamans me reconnaîtront, que les parents supplient de les laisser dormir encore quelques minutes, jusqu’au jour où ils établissent la règle que personne n’a le droit de sortir du lit avant que le soleil ne soit levé.
Ainsi, même si c’est dimanche, mes paupières s’ouvrent à cinq heures du matin, pile. J’étire mes muscles ankylosés par le manque de sommeil… et par la séance de cardio qui a suivi notre retour du bar. J’enlève la couverture et je me lève, à poil, passant devant la tête blonde qui dépasse tout juste du drap, pour me diriger vers la salle de bain. Je vide ma vessie, je me brosse les dents, et je m’éclabousse de l’eau sur la figure avant de coiffer en arrière mes cheveux noirs indisciplinés. Je tends les bras au-dessus de ma tête et je grogne en me faisant craquer la nuque.
Je suis trop vieux pour ces conneries.
Je repense alors aux détails de la seconde partie de soirée ‒ l’excitation de la drague, ma technique de flirt parfaite… les préliminaires en sueur, la baise torride, les longues jambes sur mes épaules… et je souris jusqu’aux oreilles.
Tu ne seras jamais trop vieux.
Je retourne dans ma chambre pour prendre un tee-shirt et un jogging, et je marche en silence jusqu’à la cuisine. J’appuie sur le bouton de la cafetière déjà prête. Oubliez les chiens : le meilleur ami de l’homme, c’est une bonne machine à café. J’attends donc que le café se prépare et j’allume le petit écran plat qui est accroché au-dessus du plan de travail. Les présentateurs annoncent les dernières horreurs, les résultats sportifs et la météo.
Stanton, qui était mon colocataire depuis la fac de droit, a déménagé l’an dernier pour vivre avec Sofia, qui travaille également dans le même cabinet d’avocats que nous. Stanton est un mec super et Sofia est une nana en or. Leur histoire a commencé par un plan cul, mais j’avais vu longtemps avant eux qu’ils finiraient ensemble. Avoir l’appartement pour moi tout seul est génial, non pas que Stanton fût négligé, mais il a passé ses années fac dans une fraternité, or, je suis un mec organisé. J’aime que les choses soient agencées d’une certaine manière, à ma façon. La routine et la discipline sont mes maîtres mots. Ma mère m’a toujours dit que je ferais un super militaire, si je n’avais pas eu de problème avec l’autorité. Les seuls ordres auxquels j’obéis sont les miens.
La vapeur s’échappe de ma tasse de café noir lorsque je sors sur le balcon, regardant les rues de Washington DC se réveiller lentement, écoutant la voix nasillarde du présentateur depuis la cuisine.
« La départementale I-495 était bloquée pendant plusieurs heures, hier, à la suite d’une collision qui a ôté la vie au célèbre lobbyiste de l’environnement, Robert McQuaid, et à sa femme. Les causes de l’accident mortel restent encore à déterminer. Toujours localement… »
Des bras minces m’entourent par-derrière et deux petites mains se posent sur mes abdos tandis que je sens une joue se poser entre mes omoplates.
« Reviens te coucher, rouspète-t-elle. Il est beaucoup trop tôt. »
Désolé, Cendrillon, mais les douze coups de minuit ont sonné. Le carrosse s’est retransformé en citrouille et il est temps de récupérer ton soulier de verre. Je n’ai jamais prétendu être le Prince Charmant.
Il existe certaines femmes qui acceptent très bien qu’un coup du soir en reste là. Mais honnêtement, ce n’est pas le cas de la plupart des nanas. Du moment qu’elles comprennent que je ne leur propose rien d’autre que du sexe, je suis partant pour qu’on remette le couvert une prochaine fois. Cependant, dès que je vois de la tristesse dans leur regard ou que je m’aperçois qu’elles sont vexées… c’est fini. Je n’ai pas le temps pour ces petits jeux, et je n’ai aucune envie de « voir où ça nous mène ».
J’enlève les mains de la blonde et je retourne dans la cuisine pour poser ma tasse vide dans l’évier.
‒ Je vais courir. Il y a du café chaud et de l’argent pour un taxi sur la table, dans l’entrée. Inutile d’attendre mon retour.
Ses lèvres charnues, qui étaient délicieuses lorsqu’elles étaient sur ma queue, font la moue.
‒ Tu n’es pas obligé d’être un connard, tu sais.
‒ Je sais que je ne suis pas obligé, je réponds en haussant les épaules, mais c’est plus simple comme ça.
J’enfile mes baskets et je ferme la porte derrière moi.
« Ils m’ont traité comme un vulgaire délinquant ! C’était humiliant ! »
Milton Cooper Carrington Bradley est l’héritier d’une chaîne d’hôtels de luxe, et un de mes meilleurs clients. Sur le papier, il a vingt ans. Dans sa tête, il en a quatre.
« Ces abrutis de paysans ne savent pas à qui ils ont affaire ! Je leur ai dit que je les ferai tous virer. »
Oui, il s’appelle vraiment Milton Bradley. À l’évidence, sa stupidité est héréditaire.
« Surtout la chef des hôtesses, c’était vraiment une garce. Tu joues au squash avec le président de la compagnie aérienne, non, Papa ? Je veux sa tête. »
Je recule dans mon fauteuil tandis qu’il continue à se plaindre auprès son père à propos des règles injustes des hôtesses de l’air et de tout ce qu’il veut faire pour se venger. Je suis avocat de la défense en droit pénal pour le cabinet Adams & Williamson, et je suis l’une des élites qui s’est rapidement fait un nom dans la boîte. Cependant, cette année est cruciale. Il est temps de sortir du peloton et de montrer aux associés que je suis un des leurs, le meilleur.
Contrairement à mes collègues, qui sont aussi mes meilleurs amis, je ne suis pas freiné par une famille, une copine, un mariage ou des enfants ‒ qui sonnent la fin d’une carrière. Je n’ai pas de distraction dans ma vie personnelle, ce qui fait que je peux m’engager à cent pour cent auprès de mon entreprise. J’aime mon travail. Je ne dirais pas qu’il me passionne, mais je suis très bon dans ce que je fais. C’est intéressant, et je relève des défis tous les jours. Le travail d’un avocat de la défense n’est pas de protéger les plus faibles et les innocents ‒ c’est un jeu. Il faut prendre la main qu’on vous distribue, étudier les éléments de l’affaire et vous en servir à votre avantage. Il faut être plus intelligent que le camp adverse et être capable de gagner alors que rien ne joue en votre faveur.
L’inconvénient, c’est que je dois passer mes journées avec des abrutis comme Milton Bradley.
Il sort une cigarette de sa poche et l’allume avec son Zippo. Il lève brusquement la tête, en faisant voler sa mèche blonde, tandis qu’il recrache un nuage de fumée par les narines, comme un dragon impotent qui ne sait pas faire de flammes.
‒ Tu ne peux pas fumer ici.
‒ Ah ouais ? Et pourquoi pas ? demande-t-il en me défiant du regard.
Je me lève lentement et je me penche par-dessus la table pour le surplomber. J’ai parfaitement conscience de ma taille : je mesure un mètre quatre-vingt-dix-huit et je pèse cent kilos. Ce n’est que du muscle, et je connais l’effet qu’a mon physique sur les gens. Je suis intimidant, même quand je n’essaie pas de l’être.
Or, là, j’essaie justement de l’être.
‒ Parce que je l’ai décidé, je réponds d’une voix grave et menaçante.
Lorsque vous pensez ce que vous dites et que vous dites ce que vous pensez, il n’y a aucune raison d’élever la voix. Crier est un signe de désespoir, c’est l’indication que vous êtes à court d’options et que vous n’avez plus d’autre choix que celui de hurler.
Je tends vers lui un gobelet dans lequel il reste un fond de café. Sans un mot, Milton y lâche sa cigarette, qui s’éteint avec un sifflement, laissant une odeur désagréable dans la salle de réunion.
La plupart de mes clients sont riches, d’autres le sont un peu moins. Cependant, ils arrivent tous dans mon bureau en raison de traits de personnalité similaires. Ce sont des tricheurs ou des escrocs, des hommes qui pensent être au-dessus des lois, des raclures dont la nature violente est cachée derrière leur visage souriant. La défense en droit pénal est un peu comme la proctologie : c’est un trou du cul après l’autre. Ce métier n’est pas pour les mauviettes, et heureusement, je n’en suis pas une.
‒ Comment on fait disparaître le problème, Jake ? demande Bradley senior. Ses yeux, qui sont presque aussi noirs que son costume, me regardent avec un certain degré de respect, parce qu’il comprend ce qui a échappé à sa progéniture : je travaille pour lui, mais il a plus besoin de moi que je n’ai besoin de lui.
Je retourne m’asseoir et je lis le reste du procès-verbal d’arrestation.
‒ Les témoins disent que ton comportement était erratique. Que tu étais menaçant.
‒ Ils mentent tous. Ils sont jaloux, ricane Milton.
‒ L’hôtesse dit qu’elle a senti une odeur de marijuana lorsque tu es sorti des toilettes.
Milton regarde son père d’un air inquiet, mais ça ne dure qu’une seconde. Il repose les yeux sur moi et il lève le menton, comme si je l’avais offensé.
‒ Je l’ai sentie aussi. Ça devait être l’un des autres passagers.
Je note quelque chose dans son dossier, juste pour m’amuser.
J’ai eu des calculs rénaux plus gros que le cerveau de ce gamin.
Les justifications, les excuses… Il y a des jours où j’ai l’impression de les avoir toutes entendues. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Il m’a obligé à le faire. Elle l’a cherché. Je dormais. Je promenais le foutu chien. Si seulement ils faisaient preuve d’originalité et qu’ils faisaient au moins semblant d’y croire…
« Un conseil, pour l’avenir, j’annonce à Milton. N’emmerde pas la Federal Aviation Administration. Ils sont à cran, ces jours-ci, et ils ont les ressources pour faire de ta vie un enfer. »
Je me tourne ensuite vers son père.
‒ Pour répondre à votre question, Malcolm, il me serait plus simple de vous débarrasser de cette affaire si votre fils évitait de se faire arrêter toutes les trois semaines.
Deux arrestations pour conduite en état d’ivresse, une pour trouble de l’ordre public, et encore une pour bagarre dans un bar, et cela en trois mois à peine. Je suppose que vous pensez que ce gamin bat des records, hélas, cela ne joue pas en sa faveur.
‒ Donc on ne peut pas gagner ? demande Milton alors que sa voix se met à trembler.
‒ Bien sûr qu’on va gagner, je réponds froidement. Tu as pris des médicaments avant de décoller parce que tu as peur de prendre l’avion, et tu as fait une mauvaise réaction, ce qui explique ton comportement agressif. Une déclaration signée de ton médecin devrait suffire.
C’est presque trop facile.
« Mais, je poursuis en le pointant du doigt, je veux que tu passes les six prochaines semaines chez toi. Je ne veux pas voir ton nom dans les journaux ou sur les chaînes d’info people. Ne conduis pas, ne va pas en boîte, ne t’avise même pas de péter en public. Tu comprends ? »
Malcolm sourit et pose sa main sur l’épaule de son fils.
‒ Nous comprenons, oui. Comme toujours, je te remercie, Jake, dit le père, tandis que nous nous levons tous les trois. Nous avons de la chance de t’avoir dans notre camp.
‒ Je vous tiens au courant, je réponds.
Nous nous serrons la main, et ils quittent enfin mon bureau.
*
* *
Deux heures plus tard, j’enfile ma veste de costume, prêt pour aller déjeuner. J’ajuste ma cravate et le col de ma chemise pour m’assurer qu’on ne voit pas mes tatouages, qui commencent sur ma clavicule et qui recouvrent toute mon épaule avant de descendre jusque sur mes poignets. C’est un peu galère en été, parce que mes clients coincés sont mal à l’aise lorsqu’ils voient ma peau tatouée, et aucun juge n’aime ça.
Ma secrétaire, madame Higgens, entre dans mon bureau. Elle est l’image parfaite de la petite vieille dame, jusque dans son collier de perles et ses lunettes en demi-lune ‒ le genre que portent les mamies qui tricotent dans leur fauteuil à bascule, entourées par une ribambelle de petits-enfants. Madame Higgens est surtout la secrétaire idéale.
‒ Il y a une jeune femme qui demande à te voir, Jake. Elle n’a pas de rendez-vous.
Bon sang, je déteste ces gens-là, ils sont inattendus et imprévisibles. Ils foutent mon emploi du temps en l’air, et mon emploi du temps est sacré.
‒ Je suis sur le point de sortir.
Madame Higgens penche la tête sur le côté et me parle à voix basse.
‒ Elle est très jolie.
Je regarde ma montre.
‒ Très bien, mais dis-lui qu’elle n’a que cinq minutes et pas une seconde de plus.
Je me rassois sur mon fauteuil, et quelques secondes plus tard, une petite blonde entre dans mon bureau. Elle doit avoir la vingtaine, elle est séduisante et elle a un corps canon sous un pantalon beige et un pull jaune canari. Cependant, son regard fuyant et ses mouvements hésitants la rendent moins attirante.
Le physique compte, chez une femme, mais c’est son assurance qui la rend irrésistible.
‒ Salut, dit-elle en me regardant brièvement avant de tourner la tête vers la porte et de remettre une mèche derrière son oreille.
‒ Bonjour, en quoi puis-je vous aider ?
‒ Tu ne te souviens pas de moi ? demande-t-elle en me regardant enfin dans les yeux.
J’étudie un peu mieux son visage. Elle n’est ni magnifiquement belle, ni affreusement moche. Elle est… banale. Le genre de nana dont on ne se souvient pas, justement.
‒ Je devrais ?
Ses épaules s’affaissent et elle cache ses yeux derrière sa main.
‒ Bon sang, je savais que ça allait être affreux, mais…
Elle s’assoit sur une des chaises devant mon bureau mais elle reste sur le bord, comme si elle s’apprêtait à partir en courant.
« On s’est rencontrés il y a un mois au Angry Inch Saloon, je portais une robe rouge. »
Ça ne me dit rien du tout. J’ai rencontré beaucoup de nanas dans ce bar, et lorsqu’il y en a, je choisis toujours les blondes.
Elle rabat sa mèche sur le côté et tente une nouvelle approche.
« Je t’ai demandé de m’offrir un verre et tu as accepté. C’était un Cosmopolitan. »
Toujours rien.
« On est rentrés chez toi après que je t’ai raconté que j’avais surpris mon copain en train de baiser avec ma meilleure amie. »
Essaie encore.
– Et qu’il portait ma nuisette rose préférée…
Bingo !
‒ Oui, je me souviens, maintenant…
Je fronce les sourcils en cherchant son prénom.
‒ Lainey, déclare-t-elle.
‒ Lainey, je répète en claquant des doigts. C’est ça. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? je demande en regardant ma montre.
Plus que deux minutes, et je me casse.
Lainey redevient nerveuse.
‒ OK, eh ben… il n’y a pas de façon sympa de le dire… donc je vais aller droit au but.
C’est un bon plan d’attaque.
Elle retient sa respiration.
« Il ne s’est pas contenté de se taper ma meilleure amie et de porter ma lingerie préférée… il m’a laissé quelque chose, aussi. »
Que de mystères…
« La syphilis. »
*
* *
Qu’est-ce qu’elle vient de dire ?
J’enfonce mon doigt dans mon oreille, car elle est clairement pleine d’eau depuis ma douche de ce matin, m’empêchant d’entendre ce qu’elle dit.
Seulement, elle le répète, et le son est le même.
« Ouais… la syphilis. »
Mon estomac fait un saut périlleux et je me demande si je ne vais pas vomir mon petit déjeuner sur mon bureau.
« J’ai eu les résultats il y a quelques jours. À la clinique, on m’a dit que je devais contacter tous les gens avec qui j’ai eu des rapports sexuels, et il n’y a que toi. Je me suis souvenue de ton nom et que tu étais avocat à Washington. Donc… me voilà. »
Elle devrait se décaler un peu sur la droite parce que je vais lui gerber dessus.
Elle respire plus calmement, maintenant, et elle a l’air soulagée d’avoir dit ce qu’elle était venue m’annoncer. Eh bien tant mieux pour elle.
« Est-ce que tu as des questions, Jake ? Quelque chose que tu veux dire ? »
Putain de merde, j’aurais dû partir manger sans la voir.
Je n’ai pas toujours été attaché à une routine comme je le suis aujourd’hui. Lorsque j’étais plus jeune, j’étais un véritable bad boy. Plus je faisais de conneries, mieux c’était. J’ai les cicatrices, les tatouages, le casier judiciaire scellé pour le prouver. J’avais un gros problème de comportement et une colère encore plus grande, un mélange explosif, et je laissais les deux me diriger comme les drogués se laissent mener par l’héroïne. Ce n’est qu’après une grosse frayeur, une erreur gigantesque qui a failli foutre ma vie en l’air, que je me suis assagi. Avec l’aide d’un vieux juge irritable qui m’a pris sous son aile et m’a botté le cul ‒ façon de parler ‒, j’ai réussi à enfermer le bad boy à double tour et à jeter la clé.
Ce juge avait vu quelque chose en moi dont je ne soupçonnais pas l’existence : du potentiel, la promesse d’accomplir de belles choses. Certes, ma mère l’avait toujours prédit, mais dans mon cerveau tordu, ce qu’elle pensait ne comptait pas. Toutes les mères pensent que leur gamin est le prochain Einstein, Gates ou Mozart.
Il m’a accepté tel que j’étais, avec mes défauts, mais il a refusé de croire que je n’étais que ça. Lorsque quelqu’un croit en vous, et que cette personne fait d’énormes efforts pour vous alors que rien ne l’y oblige, ça a un impact. J’ai eu envie de pouvoir me regarder dans le miroir et de voir cet homme qu’il savait que je pouvais devenir.
Aujourd’hui, c’est cet homme que je vois dans mon reflet : maîtrisé, puissant, au sommet de la pyramide. Mon ancienne colère ressort de temps en temps, certes, mais je parviens toujours à la gérer. Le bad boy n’a le droit de sortir qu’occasionnellement, et il reste toujours en laisse. Les femmes adorent un homme avec un côté sombre, elles craquent toutes pour les gros durs, donc c’est lui qui gère cet aspect-là de ma vie.
C’est cette maîtrise si durement acquise qui me permet de ne pas annuler mon déjeuner avec mes amis alors que j’en meurs d’envie. Cependant, c’est un rituel : Sofia, Brent, Stanton et moi – les Quatre Fantastiques du cabinet – déjeunons parfois dans nos bureaux, mais en général nous allons dans un des restaurants du quartier. C’est là que nous sommes assis maintenant, à une table ronde couverte d’une nappe vichy, en terrasse sur rue, même si le soleil de mars est à peine assez chaud pour le permettre. Le procès de Stanton s’est terminé plus tard que prévu et il arrive en dernier.
Sofia se lève lorsqu’elle le voit arriver, lissant sa jupe crayon noire, se hissant sur ses talons de dix centimètres qui lui permettent d’être aussi grande que son copain.
Il l’embrasse avec un sourire mielleux.
‒ Salut, chérie.
‒ Salut, répond-elle en passant sa main dans ses cheveux blonds.
Brent recule dans sa chaise, le regard espiègle.
‒ Et moi, je n’ai pas droit à un bisou ?
Stanton recule la chaise de Sofia avant de s’asseoir à son tour.
‒ Mon cul est toujours disponible pour ta bouche, Mason.
‒ En fait, je parlais à Sofia.
‒ Dans ce cas, son cul n’est pas au menu, répond-il avant de regarder la carte.
Stanton Shaw est un bon gars à l’ancienne. Il a grandi dans une ferme du Mississippi, et c’est un homme honnête et loyal qui ne tolère aucun mensonge. Il a un charme naturel que les femmes ‒ et les jurys ‒ trouvent irrésistible. Nous nous sommes rencontrés en fac de droit et nous sommes devenus colocataires. Il détient un impressionnant palmarès de victoires, aussi beau que le mien, et il espère lui aussi devenir associé du cabinet. Cependant, contrairement à moi, Stanton a un passif. Un passif cool et adorable, certes, mais quand même.
Je n’aime pas les enfants, ils sont trop dépendants et trop râleurs. Cependant, Presley, la fille de Stanton, est une exception. Elle vit dans le Mississippi avec sa mère, mais elle vient suffisamment souvent à Washington pour que mon pote mérite la médaille de super papounet dont il est si fier. Si le soleil prenait une forme humaine, comme dans un mythe grec, il ressemblerait à Presley Shaw. C’est une gamine géniale.
Après avoir commandé, nous parlons de nos dossiers respectifs et de ce qu’il se passe dans la boîte : qui empiète sur le territoire de qui, qui est prêt à casser du sucre sur le dos de qui, etc. Ce ne sont pas des ragots, c’est ce qu’il nous faut savoir pour bien nous placer au sein du cabinet.
Nous sommes en train de parler de politique lorsque nos plats arrivent. Washington a beau être une grande ville, lorsqu’il s’agit de stratégies et d’alliances, on dirait Koh-Lanta. Tout le monde meurt d’envie de dégager quelqu’un de l’île.
Cependant, je n’écoute que d’une oreille, car l’autre saigne toujours après la révélation de ma visite surprise. Lainey. Je doute d’oublier de nouveau son prénom. Je fais de mon mieux pour rester calme, mais mes mains moites me trahissent. Or, à moins de frapper un sac de boxe à la salle de sport ou de courir mes onze kilomètres quotidiens, je ne transpire jamais. Je réfléchis à ce que j’ai fait pour en arriver là, aux choix que j’aurais dû faire pour éviter la nausée qui me coupe l’appétit.
La voix de Brent me tire de mes pensées.
‒ Qu’est-ce qu’il t’arrive, aujourd’hui ?
Je lève la tête vers lui.
‒ Comment ça ?
‒ Tu n’as pas dit un mot du repas, tu es resté enfermé dans ton mutisme, répond-il en haussant les épaules. Que se passe-t-il ?
Brent est bavard. Il nous raconte tout ce qui lui arrive. Il vient d’une famille richissime, mais ses parents ne sont pas les aristocrates froids et coincés qu’on pourrait imaginer. Ils sont un peu excentriques, certes, ce que je trouve divertissant au possible, mais ce sont surtout des gens chaleureux et généreux qui ont transmis ces qualités à leur fils. Étant donné qu’ils ne travaillent pas, les membres de la famille de Brent ont beaucoup de temps libre. Ils sont donc beaucoup trop impliqués dans la vie des uns et des autres. Les secrets n’existent pas dans la famille Mason. Le mois dernier, Carolyn, la cousine de Brent, a joint à la newsletter familiale son calendrier d’ovulation pour que tout le monde croise les doigts pour qu’elle tombe enceinte.
Je ne plaisante pas, je suis surpris qu’il n’y ait pas encore de télé-réalité qui leur soit consacrée.
Lorsqu’il était petit, Brent a eu un accident : une voiture qui roulait trop vite lui est rentrée dedans. Il a survécu, mais il a perdu la moitié inférieure de sa jambe gauche. Cependant, il le vit bien ; je crois qu’il est incapable de s’apitoyer sur son sort. D’ailleurs, sa belle gueule et le fait que les femmes le supplient de les baiser ne doivent pas lui faire de mal. Par ailleurs, Brent est un fervent défenseur de la psychothérapie. Je parie qu’il a déboursé plus d’argent en psy, ces dernières années, qu’il n’en a dépensé pour acheter sa maison.
Quant à moi, je ne suis pas bavard, et je n’aime pas me confier. Toutefois, cela ne nous empêche pas de bien nous entendre, et Brent a le chic pour me faire parler, en employant une manière qui ne me donne pas envie de l’étrangler.
Mais aujourd’hui, ça ne marchera pas.
‒ Je n’ai pas envie d’en parler.
Il fixe son regard sur moi comme le ferait un pilote de chasse sur sa cible.
‒ Eh bien, tu es obligé d’en parler, maintenant.
‒ Pas vraiment, non, je réponds sèchement.
‒ Allez, crache le morceau. Dis-nous ! Dis-nous ! Je sais que tu en as envie, dis-nous !
‒ Autant nous le dire, Jake, tu sais qu’il ne lâchera pas l’affaire tant qu’il ne saura pas, ricane Stanton.
‒ Je pourrais aussi lui casser la mâchoire, je rétorque, et là il ne pourras plus rien dire !
Brent frotte lentement sa nouvelle barbe.
‒ Tu n’oserais pas abîmer cette œuvre d’art, ce serait un crime. Allez, dis-nous !
J’ouvre la bouche, puis je m’arrête en regardant Sofia, qui devine à quoi je pense.
‒ J’ai grandi avec trois grands frères, et je vis avec lui, dit-elle en désignant Stanton. Tu ne peux rien dire que je n’ai pas déjà entendu.
OK. Je me force à respirer calmement puis je me lance.
‒ Je viens d’apprendre qu’une nana avec qui j’ai couché il y a un mois a la syphilis. Je dois aller me faire dépister.
Sofia s’étouffe avec sa gorgée d’eau.
‒ Rectification, ça, je n’y avais jamais eu droit.
Brent, cet enfoiré, éclate de rire.
‒ Mec, c’est affreux.
‒ Merci pour ta sympathie, connard. Tu as l’air vraiment triste.
Il parvient à calmer son fou rire.
‒ Ça craint, mec, je ne dis pas le contraire, mais la syphilis se soigne avec une piqûre, ç’aurait pu être pire. Si tu veux jouer, il faut parfois payer le prix. Ça arrive aux meilleurs d’entre nous. J’ai déjà eu un souci de jeu à gratter…
‒ De jeu à gratter ? demande Sofia.
‒ Des morpions, explique Stanton.
‒ Beurk, rétorque-t-elle en grimaçant.
‒ Je t’avais dit qu’à force de jouer, une minette finirait par avoir ta queue, gronde Stanton.
Quand il était célibataire, Stanton était loin d’être un moine. Cependant, quand il couchait avec une nana, c’était plutôt sur du long terme. Il avait une liste de femmes qu’il pouvait appeler régulièrement lorsqu’il voulait baiser. Moi, je ne fonctionne pas comme ça. Ça demande trop d’énergie, trop de temps. Ce n’est pas l’esprit et la personnalité d’une femme qui m’excitent. C’est son corps.
‒ Ce n’est pas comme si vous faisiez attention, vous, je dis à mes deux amis. J’ai vu certaines des femmes avec qui vous avez couché, et certaines étaient loin d’être classe.
‒ Je ne suis pas d’accord, répond Brent en souriant jusqu’aux oreilles, me donnant ainsi raison.
‒ Au moins je connaissais leur prénom, rétorque Stanton. Un peu de leur parcours, leurs goûts, leur histoire…
‒ Mais bien sûr, parce que juste après avoir parlé de la météo, une nana va te dire « au fait, j’ai des morpions ».
Stanton y réfléchit un moment et hausse les épaules.
‒ Ce n’est pas impossible, en fait. Tu serais surpris par ce que tu peux apprendre en prenant le temps de connaître une femme. Et même si elle ne te le dit pas, tu sais au moins quel genre de nana c’est, et ça t’aide à décider si tu veux tremper ta bite dedans ou pas.
Je n’aime pas l’admettre, mais il n’a peut-être pas tort. Je décide donc que, si mes résultats sont négatifs, j’apprendrai à connaître la prochaine nana que je me taperai. Au moins un peu. Histoire que je n’aie jamais, jamais, à revivre cette angoisse.
Sofia appuie ses coudes sur la table et s’approche de moi.
‒ Tu as appelé ton médecin ?
‒ Ouais, j’ai un rendez-vous ce soir.
Je fuis les médecins comme la peste. Au fond de moi, je sais que c’est stupide, mais je suis convaincu que le stress de savoir qu’on est atteint d’une maladie mortelle vous tue bien plus vite que la maladie elle-même. Je préfère ne rien savoir.
Succomber à une crise cardiaque pendant que je baise une femme sublime ou alors que je suis en train de gagner un procès devant un jury. C’est comme ça que je veux mourir. Dans très, très longtemps.
‒ Tu sais ce qui est le pire dans cette histoire, n’est-ce pas ? demande Brent, en souriant jusqu’aux oreilles.
‒ Quoi, ce n’est pas ça, le pire ?
‒ Non. C’est le célibat, mec. Aucun droit de sortie pendant au moins deux semaines. En tout cas, jusqu’à ce que tu aies le résultat des tests.
‒ Deux semaines ? Tu te fous de moi ?
Mon sexe se recroqueville déjà sur lui-même, comme si Brent avait dit deux années.
Mon ami pose sa main sur mon épaule, et j’ai envie de lui en coller une.
‒ Hélas, non. Tu vas passer beaucoup de temps avec ta main, mon pote.
Brent avait raison. Ces deux semaines ont été les plus longues de ma vie. J’ai fait tellement d’abdos que j’ai cassé mon banc de musculation, et j’ai passé beaucoup trop de temps seul avec ma main ‒ il est temps de lui faire mes adieux.
Je ne suis pas un obsédé sexuel. Je n’ai nullement besoin de baiser tous les soirs, mais deux semaines d’abstinence, c’est beaucoup trop long. Cela n’a pas été plaisant, et je n’ai pas été agréable. Je suis devenu de plus en plus insupportable au fil des jours, je suis tendu et sur les nerfs.
En d’autres termes, je suis en manque.
Stanton évite désormais d’être dans le bureau en même temps que moi ‒ je crois que c’est parce que j’ai menacé de lui arracher la langue le jour où il allumait Sofia au téléphone.
C’est aujourd’hui que mon jeûne prend fin, mais je suis encore plus stressé d’obtenir enfin les résultats de mon dépistage, ce qui n’est pas bon pour le client qui vient de passer la porte de mon bureau.
Devinez qui c’est ? Milton-Je-Ne-Peux-Pas-Obéir-À-Un-Ordre-Bradley.
Milton-J’ai-Été-Arrêté-Dans-Une-Voiture-Avec-Dix-Grammes-D’héroïne-Dans-La-Boîte-À-Gants.
La porte tremble sur ses gonds lorsque je la claque derrière lui en le fusillant du regard. Il enfonce ses mains dans ses poches et va s’asseoir avec l’attitude de quelqu’un qui se promène dans un parc, sans le moindre poids sur ses épaules.
Tu as choisi le mauvais jour, abruti.
Il s’assoit dans le fauteuil, tout avachi, et je joins mes mains sur mon bureau pour éviter de lui mettre une droite.
‒ Qu’est-ce que je t’avais dit ? je questionne.
‒ Elle n’était pas à moi.
‒ Qu’est-ce que. Je. T’avais. Dit ? je répète lentement, d’une voix encore plus grave et menaçante.
Il baisse les yeux, comme un chiot qui se fait gronder.
‒ Tu m’as dit de rester à la maison, mais…
‒ Il n’y a pas de mais. Je t’ai dit de rester chez toi, mais tu es trop bête pour écouter.
Il se lève en devenant rouge comme une tomate.
‒ Tu ne peux pas me parler comme ça ! C’est mon père qui paie ton salaire !
Je me lève aussi, et je suis bien plus effrayant que lui.
‒ Assieds-toi.
Il m’obéit, mais je reste debout.
‒ Ton père ne paie pas mon salaire, et même si c’était le cas, ce n’est pas pour autant que j’hésiterais à te traiter d’abruti, parce que c’est ce que tu es.
Il devient plus rouge encore, et je me rassois en adoptant un ton méditatif.
‒ Tu sais ce qui arrive aux garçons comme toi en prison, Milton ? Des jolis petits gars riches qui sentent bon la rose ?
Il pâlit aussi vite qu’il a rougi.
‒ À moins que tu ne rêves secrètement de te faire déchirer le trou de balle, il va falloir que tu comprennes rapidement que le seul obstacle entre toi et un camarade de cellule qui se fait appeler Chewbacca, c’est moi.
Il semble enfin avoir peur.
« Et, comme c’est mon boulot, je vais éviter à ton joli petit cul de finir en taule, même si tu ne le mérites pas, que tu veuilles coopérer ou non. Compris ? »
Il hoche la tête et ne dit pas un mot.
‒ Donc : est-ce que tes empreintes sont sur l’héroïne ?
Il secoue la tête.
‒ Non, je n’y ai pas touché.
Tant mieux, il y a des chances pour que je puisse faire disparaître ce problème.
Je sors une carte de visite du tiroir de mon bureau et je la lui tends.
‒ Quand tu sors de mon bureau, rends-toi immédiatement à cette adresse.
‒ Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il en étudiant la carte.
‒ C’est une entreprise de surveillance. Ils te mettront un bracelet électronique qui les informera dès que tu sortiras de chez toi. Si c’est le cas, ils m’appelleront tout de suite.
Il ouvre la bouche pour protester mais je ne lui en laisse pas le temps.
« Pas un mot, Milton. C’est ta dernière chance. Si tu merdes, c’est le plan B. »
‒ C’est quoi, le plan B ?
‒ Je te casse la gueule. Tu ne pourras pas avoir d’ennuis si tu es en fauteuil roulant.
Il déglutit si fort que je l’entends.
‒ OK. Promis, je vais écouter, cette fois.
‒ Tu as intérêt. Pour ton propre bien, je réponds d’une voix glaciale.
*
* *
Deux heures plus tard, je suis dans le cabinet de mon médecin, assis sur la table d’examen avec cet affreux papier qui colle aux fesses. Comme si je n’étais pas déjà assez sur les nerfs, il est en retard.
Je n’ai rien d’autre à faire que de regarder la pièce. Sur les murs, on peut trouver des certificats médicaux de Yale, une affiche sur la bonne façon de se laver les mains, une pub pour le vaccin contre la grippe, et un rappel pour les examens de la prostate.
Tuez-moi tout de suite.
Pour la millième fois en deux semaines, je fais le serment de ne plus jamais me trouver dans cette situation. Fini les coups d’un soir avec des nanas que je ne connais pas. Fini les nanas qui viennent de se faire larguer et qui veulent se remonter le moral avec moi. Dorénavant, je ne coucherai qu’avec des filles que je connais, que j’aurai choisies.
La porte s’ouvre enfin sur un homme en blouse blanche que je ne connais pas. Ses cheveux sont châtain foncé, ses yeux marron, et il a la peau de quelqu’un qui ne s’est jamais rasé ‒ parce qu’il a l’air d’avoir douze ans.
‒ Je peux vous aider ? je demande.
Il lève les yeux du dossier qu’il tient dans les mains et il sourit.
‒ Bonjour, monsieur Becker, je suis le docteur Grey.
Je regarde derrière lui, espérant que son père va arriver pour prendre le relais.
‒ Vous êtes sûr ?
‒ Oui, j’en suis certain, répond-il en souriant. Je suis nouveau dans le cabinet. Le docteur Sauer a eu une urgence familiale et je le remplace pour aujourd’hui, dit-il en tournant une feuille et en lisant le contenu. Avant de parler de vos résultats, j’aimerais que nous passions en revue le protocole pour des relations sexuelles sans risque, c’est-à-dire les préservatifs, les spermicides, les contraceptifs…
Je lève la main pour l’arrêter.
‒ On va éviter, hein ? Je suis au courant de tout ça. Est-ce que mes résultats sont bons, ou non ?
*
* *
Je lève ma bouteille de bière pour trinquer avec mes trois amis.
‒ Je suis clean !
Je n’ai pas souri autant depuis que j’ai gagné mon premier procès.
‒ Félicitations, s’exclame Sofia.
‒ En bonne santé, riche, et sage, répond Stanton. Prions pour que cela reste ainsi.
‒ Absolument, je dis en buvant une gorgée.
En temps normal, je ne bois pas à l’heure du déjeuner, et je ne suis jamais ivre, même le week-end. J’ai toujours perçu ça comme une faiblesse : le manque de contrôle, les pensées floues, les actes regrettables. Cependant, aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres.
‒ Alors, c’est quoi ton plan, maintenant ? demande Brent. Ah ! Comme si je ne le savais pas déjà, espèce d’obsédé. J’ai vu comment tu regardais madame Higgens. Ce n’est pas un peu désespéré ?
Je lui réponds par un doigt d’honneur. Madame Higgens est sans doute la seule femme dans mon entourage que je ne risque pas de toucher.
‒ Eh ben… c’est quoi le processus normal lorsqu’on sort avec une fille ? Il faut attendre combien de temps avant de coucher avec ?
‒ Trois rencards, répondent mes amis d’une seule voix.
Je hausse les sourcils.
‒ Trois rencards ? Vous êtes sérieux ?
‒ Tu n’as jamais entendu parler de cette règle ? demande Sofia en avalant une bouchée de salade César.
Je secoue la tête et Stanton prend le relais.
‒ Au premier rencard, vous discutez pour savoir si vous supportez d’être dans la même pièce pendant plus d’une heure. Le second… c’est pour vous assurer que l’autre personne est vraiment telle qu’elle vous a semblé la première fois. Et c’est au troisième rencard que les choses deviennent amusantes.
Ça me paraît beaucoup d’efforts juste pour baiser. Je me demande si c’est meilleur quand on connaît le prénom de la nana.
‒ Attends une seconde, intervient Sofia. Ça veut dire que tu n’es jamais sorti avec une fille ? Tu n’as jamais eu de copine ? Même au lycée ?
‒ Je n’étais pas vraiment fait pour être en couple, au lycée. Et les nanas avec qui je traînais n’étaient pas intéressées par ça, de toute manière.
‒ C’est plutôt mignon, en fait, se moque-t-elle. C’est un peu comme si tu étais vierge.
‒ Sauf que pas du tout, je réponds en fronçant les sourcils.
‒ J’ai un rencard vendredi, annonce Brent. Avec Lucy Patterson, de chez Emblem &6; Glock.
Emblem &6; Glock est un autre cabinet d’avocats avec qui nous sommes régulièrement en compétition pour décrocher de nouveaux contrats.
‒ Tu couches avec l’ennemie ? demande Stanton.
Brent hausse les épaules.
‒ Elle est intelligente, canon, et elle ne pense pas que je suis un connard quand je râle parce qu’un nouveau procureur refuse de conclure un accord à l’amiable. En plus, l’esprit de compétition rend les choses plus croustillantes. Je peux lui demander si elle a une copine, on pourrait organiser un double rencard, propose-t-il en me regardant.
Je fais rapidement le calcul dans ma tête.
‒ Ça veut dire que, au mieux, je ne coucherai pas avec elle avant dimanche. Et c’est seulement si je fais une croix sur tout mon week-end pour une femme que je n’ai jamais vue.
Cette histoire de trois rencards avant de passer à l’acte, ce n’est pas pour moi.
‒ Tu as une autre solution ? demande Brent.
Eh bien, il semblerait que oui.
*
* *
Certains mecs n’aiment pas coucher avec des nanas avec qui ils bossent, parce qu’ils ont peur que ça devienne gênant. Or ce n’est pas mon cas, surtout dans ce cas précis. Nous connaissons déjà nos prénoms puisque nous nous sommes croisés pas mal de fois durant les sept dernières années. Ça doit bien éliminer un des trois rencards, non ? J’aime être efficace.
Camille Longhorn travaille à la comptabilité du cabinet. Elle est célibataire, elle mesure un mètre soixante, elle doit peser cinquante-cinq kilos, elle a de longues jambes, une belle poitrine, les cheveux blond foncé et un visage à la Elle Macpherson. Lorsque je l’ai invitée à dîner, il y a quatre heures, j’étais plutôt emballé.
Cependant… après l’avoir écoutée parler de choses qui ne pourraient jamais m’intéresser, et après avoir entendu son rire aigu qu’elle ponctue en grouinant comme un cochon… j’ai perdu toute trace d’enthousiasme. Elle n’arrête pas d’entortiller ses cheveux autour de son doigt, à tel point que j’ai désormais l’impression qu’un million de petites araignées se promènent sur ma tête.
Inutile de dire que je ne suis plus intéressé. Du tout.
‒ Et je lui ai répondu, c’est plus que mon salaire !
Groin-groin-groin.
Mon Dieu, cesse de parler, s’il te plaît.
J’essaie d’ignorer ses manies pour me concentrer sur ce qui compte vraiment ‒ ses seins pulpeux dont j’imagine la forme dans ma main, sous ma langue…
Quelle horreur, elle a des épinards entre les dents.
Ma bite se ramollit, mais ça ne m’empêche pas de rester poli lorsque je désigne sa bouche.
‒ Tu as… quelque chose…
‒ Oh ! Merci.
Elle prend son couteau et gratte ses dents en y regardant son reflet.
Je n’avais jamais réalisé que l’inconvénient d’apprendre à connaître une femme était la possibilité de ne plus avoir envie de la baiser. Je ne pensais pas qu’une personnalité pouvait être aussi dévastatrice sur l’attirance d’une personne. C’est déprimant. Toute ma vision du monde vient de s’effondrer.
Lorsque le serveur nous apporte l’addition et que Camille commence à sortir son portefeuille de son sac, je l’en empêche et je jette une liasse de billets sur la table. Nous nous levons, nous nous rhabillons, et nous sortons du restaurant. Nous sommes venus à pied après le boulot, donc la bonne nouvelle, c’est que je n’ai pas besoin de la reconduire chez elle.
‒ Merci pour le dîner, Jake, dit-elle en souriant. C’était sympa. On devrait le refaire.
J’ouvre la bouche pour lui dire non merci, car j’ai toujours été honnête. De plus, je n’ai pas le temps de prendre des pincettes avec les gens. Cependant, je me retiens, car les rencards impliquent des demi-vérités, voire des mensonges, histoire de ne pas fermer de portes. Peut-être que la prochaine fois que je la verrai elle ne m’agacera pas autant. Ce n’est pas impossible, si ?
Je dégaine donc la réponse classique.
‒ Je t’appellerai.
Camille s’érige sur la pointe des pieds pour m’embrasser sur la joue.
‒ Bonne nuit, Jake.
‒ Au revoir, Camille.
Je rentre seul chez moi en me répétant que ça pourrait être pire. Je pourrais être seul avec la syphilis.
*
* *
Je passe la majeure partie du lendemain à examiner des rapports médicaux pour une affaire de violence domestique. Le sénateur William Holten est un homme politique dont les pattes sont loin d’être blanches, ce qui fait de lui un ennemi formidable, et un allié encore plus puissant. Il est accusé de violences sur sa femme, avec qui il est marié depuis trente ans. Mon patron, Jonas Adams, est un bon ami à lui, et il m’a demandé personnellement de m’occuper de l’affaire, ce qui n’est pas rien. Ça pourrait bien propulser ma carrière.
C’est pour cette raison que j’ai accepté le procès, même si Holten a un regard noir et dépourvu d’émotions, ce que je trouve perturbant, même si la lecture des rapports médicaux et les photos des blessures de sa femme me mettent mal à l’aise. Tout cela m’est trop familier, et j’en ai le ventre noué.
À dix-sept heures, je décide d’aller prendre l’air. Il fait moins chaud, aujourd’hui, et les nuages gris apportent un vent plutôt froid, mais ça me fait du bien après avoir passé la journée enfermé. Je ferme les yeux et j’inspire profondément, sentant l’oxygène remplir mes poumons… et j’entre en collision avec quelque chose qui m’arrive à la taille.
‒ Aïe ! s’exclame la chose en rebondissant sur mon torse.
Je baisse la tête et je vois un môme de neuf ou dix ans, aux yeux gris, aux cheveux bruns ondulés et à la peau pâle avec des taches de rousseur. Il me dévisage quelques secondes, la bouche ouverte, l’air surpris. Il se tourne sur le côté et plonge ses mains dans son sac à dos pour s’assurer que rien n’est tombé.
‒ Ça va, gamin ? je demande en lui tendant la main pour l’aider à se relever.
Son regard se pose sur ma main, et il hésite avant de l’accepter.
‒ Ouais, ça va. Pardon, m’sieur, dit-il en hissant son sac à dos sur son épaule.
‒ Regarde où tu vas, je réponds. Si j’avais été à vélo, tu aurais eu de sacrés bleus.
‒ OK, marmonne-t-il en tournant les talons.
Je continue dans la direction opposée, mais après quelques pas, je réalise que quelque chose est différent, que je me sens plus léger. Je me dépêche de fouiller les poches de ma veste. Mon téléphone est là, dans ma poche de gauche, et mon portefeuille… n’est plus dans ma poche de droite.
Je me tourne brusquement et j’inspecte la foule jusqu’à ce que je repère le gamin.
‒ Eh ! je crie aussi fort que possible.
Plusieurs personnes, y compris l’enfant, tournent la tête dans ma direction. Même de loin, nos regards se croisent, et l’expression diabolique sur son visage m’apprend tout ce que j’ai besoin de savoir. Il lève haut la main et me fait un doigt d’honneur.
Petit con.
Il tourne les talons et part en courant.
Tu ne paies rien pour attendre, gamin.
Je pars à sa poursuite en faisant de mon mieux pour ne pas renverser les passants. J’évite une voiture qui klaxonne et je traverse la rue en trois enjambées, puis je monte les marches d’un centre commercial qui donne sur la rue où le gamin a tourné.
‒ Eh, fais gaffe ! crie un papi grisonnant, en agitant sa canne en l’air.
Je passe les portes et je déboule dans la rue. Je regarde à droite, puis à gauche, et je repère le petit merdeux qui court toujours. Des perles de sueur naissent sur mon front tandis que j’accélère, sautant par-dessus une bouche d’incendie comme un coureur de haies. Je tends le bras, j’étire mes doigts, et je chope le môme par le col de sa chemise.
Je t’ai eu !
Il pousse des cris, outré, et il se tortille comme un poisson au bout d’un hameçon, essayant de m’échapper, mais ça n’arrivera pas.
‒ Lâche-moi ! Lâââche-moiii !
Je le secoue pour attirer son attention.
‒ Calme-toi ! j’aboie.
Ses petits poings frappent mon bras et mon ventre, et je le secoue une nouvelle fois.
‒ Je t’ai dit de te calmer ! Je ne vais pas te faire mal, j’ajoute d’une voix plus douce.
Cependant, ce petit con est déterminé.
‒ Au secours ! crie-t-il en essayant d’attirer l’attention des passants.
Toutefois, comme d’habitude, les témoins poursuivent leur route en supposant que quelqu’un d’autre interviendra. C’est alors que ce merdeux dégaine le discours que tous les parents surprotecteurs font apprendre par cœur à leurs enfants.
‒ Tu n’es pas mon père ! Je ne te connais pas ! Au secooouurs !
Je le secoue un peu plus fort encore.
‒ Tu veux vraiment attirer de l’attention sur toi alors que mon portefeuille est dans ton sac ?
Cela réussit à le calmer un peu et il arrête de gigoter. Il a même le courage de river sur moi son regard plein de défiance.
« Est-ce qu’il y a un problème ? »
Je tourne la tête vers le policier en uniforme qui vient d’arriver et qui observe la scène en fronçant les sourcils jusqu’à ce qu’il me reconnaisse.
‒ Salut, Becker !
La plupart des flics n’aiment pas les avocats de la défense, ce que je comprends. Ils passent leur temps à risquer leur vie pour mettre les ordures de ce monde en taule, et les gens comme moi sont payés pour les remettre en liberté. Personnellement, j’aime les flics. Certes, ce sont souvent des durs à cuire qui n’ont d’obsession que l’autorité, mais ce sont surtout des gens bien qui essaient de faire un boulot sacrément difficile.
Paul Noblecky est un policier de proximité qui va à la même salle de musculation que moi. On a joué au basket ensemble plusieurs fois et on est sortis boire des bières après les matchs.
‒ Ça gaze, Noblecky ?
‒ Je ne peux pas me plaindre, répond-il avant de désigner le gamin que je tiens toujours par le col comme un chaton errant. C’est quoi, ce raffut ?
Le chaton répond avant moi.
‒ On s’amusait un peu. Becker est mon baby-sitter. On a parié que je courais plus vite que lui.
Mon premier réflexe est d’éclater de rire, parce qu’à l’évidence ce gamin a un sacré don pour mentir. Je me demande s’il a déjà envisagé une carrière juridique ‒ ou politique. Mon second réflexe, c’est de le balancer à Noblecky, de tourner les talons, et de m’en débarrasser. Cependant, il y a quelque chose sur son visage… qui m’en empêche. Un mélange de désespoir et d’amertume. Il espère que je vais le secourir, mais il déteste avoir à me demander mon aide. De plus, il y a une innocence chez ce gamin qu’il n’y a plus chez les délinquants confirmés. Quelque chose me dit que, pour lui, tout n’est pas encore perdu, et qu’il mérite d’être sauvé.
C’est pour cela que je joue le jeu et que je frotte sa tête pour ébouriffer ses cheveux.
‒ Je t’avais dit que tu allais perdre.
Noblecky éclate de rire.
‒ Quelqu’un t’a laissé t’occuper de son gamin ? demande-t-il en regardant le garçon. Toutes mes excuses, ajoute-t-il.
Le gamin grimace brièvement, mais je crois que je suis le seul à le remarquer.
Noblecky me met un petit coup de coude.
‒ Tu prends combien de l’heure ? Si je n’emmène pas bientôt Amy au resto, elle va me demander le divorce, dit-il en plaisantant.
Je secoue la tête.
‒ C’était vraiment exceptionnel, les gamins, ce n’est vraiment pas mon truc.
‒ OK, à bientôt Becker, répond-il en tournant les talons.
‒ Ouais, à plus !
Dès que le flic est assez loin, je traîne le gamin de l’autre côté de la rue, plus près du mur de l’immeuble, et je tends la main.
‒ Rends-le-moi.
Il lève les yeux au ciel, puis il plonge sa main dans son sac et il pose violemment mon portefeuille dans ma main. Je ne pense pas qu’il ait eu le temps de le vider, mais je vérifie quand même que tout mon liquide et mes cartes de crédit y sont avant de le remettre dans ma poche.
‒ Comment tu t’appelles ? je lui demande.
‒ T’es flic ? répond-il en fronçant les sourcils.
‒ Non, je suis avocat.
‒ Je m’appelle Rory.
‒ Rory comment ?
‒ Rory McQuaid.
Je le regarde de la tête aux pieds : chemise blanche, pantalon beige… c’est l’uniforme d’une école privée. En plus, des baskets à deux cent cinquante dollars et son sac à dos J. Crew, je dirais que ce gamin ne manque de rien.
‒ Pourquoi tu as volé mon portefeuille, Rory McQuaid ?
‒ Je ne sais pas, répond-il en regardant ses pieds.
Mais bien sûr.
« Pour voir si j’en étais capable, je crois », ajoute-t-il en haussant les épaules.
C’est le moment où je me demande ce que je suis censé faire de lui. Je n’ai pas envie de le livrer aux flics, mais je ne veux pas non plus qu’il s’en tire aussi facilement. Il faut qu’il apprenne que les conneries ont des répercussions, graves, et il faut qu’il l’apprenne maintenant. Sinon, il prendra des décisions encore plus stupides plus tard, et les conséquences seront encore plus sévères.
‒ OK, Rory, on y va, je dis en désignant le bout de la rue.
Mais Rory ne bouge pas.
‒ Je ne vais nulle part avec toi. Tu pourrais être un pédophile.
‒ Je ne suis pas un pédophile, je réponds en fronçant les sourcils.
‒ C’est justement ce que dirait un pédophile.
‒ Alors tu as une grande gueule, en plus d’être pickpocket ? Super, c’est vraiment mon jour de chance. Je te ramène chez toi. Je vais expliquer à tes parents ce que tu as fait, et ce sont eux qui s’occuperont de ton sort.
Ma mère s’était habituée à ce genre de visite, de la part des profs, des conseillers d’orientation, des flics… Ça n’a jamais changé mon attitude catastrophique, mais elle a toujours apprécié de savoir ce que faisait son fils, même si elle travaillait trop pour pouvoir y remédier.
‒ Tu n’es pas obligé de faire ça, dit Rory, tandis que son visage s’assombrit. Je ne volerai plus.
‒ C’est justement ce que dirait un voleur, je dis en reprenant son accusation, ce qui le fait rire.
Cependant, je sens qu’il hésite toujours.
« Écoute, petit. Soit je te ramène chez toi et tu affrontes tes parents, soit je rappelle l’officier Noblecky. C’est à toi de choisir. »
Il met un coup de pied dans le mur en soupirant, puis il hisse son sac à dos sur l’épaule et me regarde dans les yeux.
‒ Elle est où ta voiture ?
*
* *
Lorsque nous arrivons à ma Mustang, Rory monte à l’arrière et attache sa ceinture sans que j’aie besoin de le lui dire. Il me donne son adresse, qui n’est qu’à une quinzaine de kilomètres du centre de Washington.
‒ Tu t’appelles vraiment Becker ? demande-t-il au bout de quelques minutes.
Je le regarde dans le rétroviseur central.
‒ Oui. Jake Becker. Tu as quel âge ?
‒ J’aurais dix ans dans cinq mois.
‒ Ouais, donc tu as neuf ans, quoi.
‒ Et c’est moi qui fais le malin ? rétorque-t-il en souriant.
Le reste du trajet se déroule en silence. Cependant, il semble devenir de plus en plus résigné au fur et à mesure que nous passons les quartiers de Whitehaven, Foxboro, ou encore Hampshire. Il semble se refermer sur lui-même, et ses épaules ainsi que sa mâchoire se crispent.
‒ Ils ne vont pas être trop sévères avec toi, si ?
Je parle de ses parents. Après tout, ce n’est pas parce qu’il semble chouchouté et en bonne santé que quelque chose de sinistre ne l’attend pas à la maison.
‒ Non, répond-il. Ça va aller.
Lorsque j’arrive à l’adresse de Rory, le portail en fer forgé s’ouvre automatiquement. La longue allée menant à sa maison est bordée de lampadaires anciens et de cerisiers. Le chemin de gravier blanc conduit à une grande maison en brique de style géorgien, avec des volets noirs et des moulures blanches décorant les quatorze fenêtres à l’avant de la maison. Il y a un garage pour trois voitures, une grande cour bordée de murets en pierre, et de beaux parterres de fleurs.
Je coupe le moteur et j’observe la maison en me demandant s’il m’a fait une blague.
‒ Tu habites ici ?
‒ Ouais.
‒ Tu es le fils du jardinier ?
Rory fronce les sourcils, confus.
‒ Non, c’est la maison de mes parents. Enfin, ça l’était…, chuchote-t-il.
Il n’en dit pas davantage et il sort de ma voiture avec son sac à dos. Je le rattrape à grandes enjambées et nous attendons devant la grande porte en chêne massif. Je pose ma main sur sa nuque, histoire d’être sûr qu’il ne va pas s’enfuir en courant, puis je sonne.
Une série d’aboiements stridents retentit immédiatement. J’entends un bruit de pas, et la porte s’ouvre.
J’ai le souffle coupé.
Elle doit mesurer un mètre soixante-huit, peut-être soixante-dix. Ses longues jambes musclées sont mises en valeur par son legging noir moulant. J’aperçois une fine taille et une belle poitrine sous son chemisier en coton blanc. Elle a un joli cou et son visage est sublime. Ses pommettes sont hautes, ses lèvres sont charnues, son nez lui donne un air espiègle, et ses yeux bleus brillent comme des diamants au soleil. Ses cheveux auburn sont relevés en queue-de-cheval haute, dont quelques mèches s’échappent, encadrant la peau pâle de son visage. Elle porte des lunettes rectangulaires qui font ressortir ses yeux et lui donnent un côté à la fois sérieux et sexy.
J’essaie de déglutir, mais ma bouche est soudain trop sèche.
« Rory… », soupire-t-elle, soulagée en regardant le garçon à côté de moi.
Soudain, elle s’énerve.
« Où étais-tu ? Ça fait des heures que tu étais censé rentrer ! Et pourquoi ton téléphone est éteint ? »
Le gamin se baisse pour se libérer de ma main et il traverse le hall d’entrée aux carreaux noirs et blancs, puis il monte les escaliers sans même la regarder.
« Rory ! Oh ! », crie-t-elle après lui.
Ses phalanges pâlissent tandis qu’elle serre plus fort le cadre de la porte, et elle se tourne vers moi.
‒ Bonjour…
‒ Bonjour, je réponds en la dévisageant, admirant la vue.
Merde, elle m’excite énormément.
Je secoue la tête pour me sortir de ma transe stupide.
‒ Bonjour, je reprends en lui tendant la main. Je suis Jake Becker. Je suis avocat.
Il est toujours utile de faire part de cette information car, comme pour les flics, les gens font immédiatement confiance aux gens qui sont dans le juridique, même si ce n’est pas toujours mérité.
‒ Chelsea McQuaid, dit-elle en serrant ma main.
‒ C’est moi qui ai ramené Rory.
‒ Ah ? demande-t-elle d’une voix suspicieuse en penchant la tête sur le côté.
‒ Je dois vous parler de votre fils, madame McQuaid, je lui dis.
Elle continue de me dévisager et je sais qu’elle se demande si elle doit laisser un inconnu aussi imposant que moi rentrer dans sa maison. Cependant, je crois que mon costume sur mesure et ma belle gueule jouent en ma faveur.
‒ Très bien, entrez donc, monsieur Becker, dit-elle en reculant.
‒ Appelez-moi Jake, je vous en prie.
Elle ferme la porte derrière moi et elle tourne le verrou. Une boule de longs poils couleur caramel et chocolat débarque et saute sur mes chaussures pour les renifler en aboyant.
Comme tous les petits chiens, celui-ci a clairement un complexe d’infériorité.
‒ Ça suffit, Machin ! gronde Chelsea.
‒ Votre chien s’appelle Machin ? je demande en souriant.
‒ Ouais. Cousin Machin. Comme dans La Famille Adams, répond-elle en m’offrant un sourire dévastateur.
Machin s’excite de plus en plus, comme une serpillière devenue folle.
‒ À propos de votre fils…
‒ Rory est mon neveu, en fait, répond-elle.
Tiens, ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Je regarde sa main et mon cœur s’emballe, car il y a des chances pour qu’elle soit la tante célibataire de Rory. C’est la meilleure nouvelle de la journée.
Des pleurs de bébé jaillissent de la pièce d’à côté et Chelsea me regarde.
‒ Vous pourriez venir avec moi ? Je dois…
Elle tourne les talons et je lui emboîte le pas. Nous passons devant les portes voutées d’une bibliothèque et d’une grande véranda dans laquelle trône un piano à queue, et nous entrons dans un immense salon avec une énorme cheminée et un plafond mansardé. Des dizaines de photos d’enfants recouvrent les murs. Chelsea passe une porte qui mène à la cuisine, où les pleurs s’amplifient.
La cuisine doit faire la taille de mon appartement tout entier. Il y a du parquet au sol, des placards en acajou, des plans de travail en granit, et les deux éviers sont pleins d’ustensiles en inox. Il y a une grande table ronde pour huit personnes juste devant des portes-fenêtres qui donnent sur une terrasse en pierres, puis sur un immense jardin avec une piscine.
Dans un transat installé au pied du plan de travail, un bébé s’égosille.
‒ Tiens, voilà mon bébé, dit Chelsea en prenant la tétine qui est tombée sur le ventre du gamin pour la remettre dans sa bouche.
Je crois que c’est un garçon, en tout cas, il est vêtu d’un minuscule pantalon bleu marine et d’un tee-shirt avec des bateaux. Elle caresse sa petite tête blonde et les cris sont remplacés par des gazouillis.
Une immense casserole d’eau bout sur la gazinière, remplissant la cuisine d’une odeur de bouillon.
‒ Coucou !
Je tourne la tête à droite, où une petite fille aux cheveux blonds et bouclés, vêtue d’un tee-shirt rose maculé de taches, est assise par terre, entourée de livres et de cubes de toutes les couleurs.
‒ Coucou, je réponds froidement.
‒ Coucou ! dit-elle plus fort.
‒ Coucou, je répète en hochant la tête.
Elle grimace, se penche en avant comme si elle s’apprêtait à me révéler un secret, et chuchote « Coucou ! ».
‒ Elle a un problème ? je demande.
‒ Non, répond Chelsea d’une voix légèrement offensée. Regan n’a pas de problème, elle a deux ans.
Regan me sourit de nouveau.
‒ Coucou.
‒ Elle ne connaît pas d’autres mots ?
‒ Non. Elle n’a que deux ans.
‒ Coucou, coucou, coucou, coucou !
Je lâche l’affaire et je lui tourne le dos.
‒ Alors, comment je peux joindre les parents de Rory ? Je dois leur parler de quelque chose d’important.
Elle semble soudain tendue. Triste.
‒ C’est impossible. Ils… mon frère et sa femme ont eu un accident de voiture il y a bientôt deux mois. Ils sont décédés.
Soudain, les morceaux du puzzle se rassemblent dans ma tête. Les commentaires de Rory, sa colère contre le monde entier. Cependant, c’est le nom qui retient mon attention, le nom et l’accident.
‒ Robert McQuaid était votre frère ? Le lobbyiste de l’environnement ?
Elle m’offre un sourire triste et hoche la tête.
‒ Vous connaissiez Robbie ? Washington est une ville immense mais j’ai l’impression que tout le monde y connaît tout le monde.
Lorsqu’il s’agit d’affaires politiques et juridiques… c’est tout à fait ça.
‒ Non, je ne le connaissais pas, mais… j’ai entendu de bonnes choses sur lui, qu’il était sincère et honnête. Ce qui est rare, dans nos contrées.
Soudain, Chelsea me paraît plus jeune. Plus petite et… fragile. Est-ce qu’elle est seule dans cette immense maison avec les enfants ? Elle, Rory, Coucou, et le bébé ?
‒ Je suis la tutrice de Rory, donc vous pouvez me dire ce que vous aviez prévu de dire à mon frère et à sa femme.
Je hoche la tête pour me reconcentrer sur la raison de ma venue.
‒ Oui, donc j’ai ramené Rory, parce que…
Je n’ai pas l’occasion de finir ma phrase, parce qu’une cavalcade résonne au-dessus de nos têtes. Chelsea et moi regardons le plafond comme s’il était sur le point de s’effondrer sur nous, et le bruit se déplace en se rapprochant. Il y a des cris, aussi. Des cris stridents qui me percent les tympans.
‒ Je vais te tuer !
‒ C’était pas moi !
‒ Reviens ici !
‒ C’est pas moi !
Même Coucou a l’air effrayée.
La cavalcade dévale le deuxième escalier et déboule dans la cuisine, sous la forme de deux filles qui se coursent autour de l’îlot central.
‒ Je t’ai dit de ne pas aller dans ma chambre ! crie la plus grande, aux longs cheveux bruns et bouclés.
‒ C’était pas moi ! crie la plus petite.
Mon Dieu, c’est une maison de fous !
Chelsea s’interpose entre les deux en empoignant leurs bras pour les séparer.
‒ Ça suffit !
Maintenant, c’est sur elle qu’elles crient, plaidant leur cause en même temps, chacune essayant de parler plus fort que l’autre. Je ne comprends pas grand-chose, mais leur tante semble parler la même langue qu’elles.
‒ J’ai dit, ça suffit ! dit-elle en levant les mains, les faisant taire immédiatement.
C’est assez impressionnant. Il y a des juges qui n’ont pas autant de respect dans leur propre tribunal.
‒ Une à la fois. Riley, toi d’abord, dit-elle en se tournant vers la plus grande.
‒ Elle est entrée dans ma chambre, alors que je lui ai dit mille fois que c’était interdit ! Et elle a fouillé dans mon maquillage, et elle a ruiné mon rouge à lèvres préféré !
Chelsea regarde ensuite la plus petite qui, maintenant qu’elle ne crie pas comme une folle, me fait penser à Shirley Temple.
‒ Rosaleen, à toi.
Coucou et moi regardons attentivement la scène, attendant son contre-argumentaire, mais elle se contente d’une seule phrase.
‒ C’est pas moi.
Selon moi, ce ne serait pas nécessairement une mauvaise défense… si sa bouche et son menton n’étaient pas couverts d’une pâte rose fuchsia.
‒ Tu n’es qu’une…, commence Riley.
Chelsea lève la main et la fait taire.
‒ Chut, ça suffit.
Elle prend ensuite la petite, Rosaleen, dans ses bras et l’assoit sur le plan de travail.
‒ Je pourrais presque te croire, explique Chelsea en prenant deux lingettes pour bébé et en lui essuyant le menton, si ton visage ne prouvait pas le contraire, conclut-elle en lui montrant le résultat sur les lingettes.
La petite fille regarde le tissu humide et, comme n’importe quel accusé qui sait qu’il vient de se faire prendre, elle fait la seule chose qu’elle peut : elle se soumet à la merci de la cour.
‒ Je suis désolée, Riley.
Riley ne semble pas émue.
‒ Ça ne va pas me rendre mon rouge à lèvres, espèce de peste !
‒ J’ai pas pu m’en empêcher, plaide la petite.
Sans m’en rendre compte, je hoche la tête. Bien joué, petite, plaide la folie, c’est tout ce qu’il te reste.
« Les rouges à lèvres étaient là… Ils m’appelaient… »
Les voix. C’est bien ça. C’est toujours crédible.
Elle plonge ses mains dans ses boucles blondes pour les ébouriffer.
« Ça m’a rendue folle ! Ils sont si beaux, si roses… j’étais obligée de les toucher ! »
Chelsea ferme les yeux et inspire profondément, gonflant sa poitrine fabuleuse. Je profite de la vue en priant pour qu’un des boutons craque et qu’une fontaine jaillisse spontanément de l’évier.
J’ai le droit de rêver, non ?
‒ Riley, quelles sont tes corvées, cette semaine ?
‒ Je dois mettre la table pour le dîner, répond la jeune fille.
‒ Très bien, dit Chelsea d’une voix ferme. Rosaleen, tu feras les corvées de ta sœur jusqu’à la fin de la semaine. Et quand tu auras ton argent de poche, dimanche, tu t’en serviras pour racheter un rouge à lèvres. C’est compris ?
‒ D’accord. Je suis désolée, Riley.
Chelsea passe sa main dans les cheveux de Rosaleen.
‒ Maintenant, va te laver la figure et reviens mettre la table.
Elle hoche la tête, descend du plan de travail et passe devant moi en sautillant.
‒ C’est tout ? râle sa grande sœur. C’est ça sa punition ?
Chelsea soupire, l’air légèrement agacée.
‒ Elle a sept ans, Riley. Tu veux que je fasse quoi ? Que je la fouette avec un martinet ?
‒ C’est pas juste ! crie-t-elle.
‒ Eh bien parfois, la vie est injuste. Plus vite tu le comprendras, mieux ce sera pour toi.
‒ Je déteste cette famille ! hurle Riley en frappant sa main sur le granit.
Elle tourne les talons et remonte les escaliers d’un pas lourd, la tête tournée vers moi pour me fusiller du regard, comme si c’était moi qui avais ruiné son rouge à lèvres.
‒ Elle est adorable, je dis à Chelsea d’une voix moqueuse.
‒ Elle a quatorze ans, c’est un âge difficile. Elle redeviendra humaine… un jour.
‒ Je suis désolée pour ce bazar, dit Chelsea.
Elle ramasse un cube qui a reçu un coup de pied pendant l’échauffourée et elle le rend à Coucou. Ensuite, elle retourne à la gazinière et elle plonge une pile de légumes verts et filandreux dans la casserole. Ses mouvements sont gracieux et élégants et je me demande si elle a fait de la danse.
‒ Vous me parliez de Rory ?
‒ Ah, oui. Il…
Bien sûr, je n’ai pas le temps de le lui dire, ce serait trop simple.
Un jeune garçon, qui ressemble à Rory comme deux gouttes d’eau, entre dans la cuisine. Il est plus fin que son frère, plus grand, avec des lunettes rondes à la Harry Potter sur le nez.
‒ Ils sont deux ? ! je m’exclame d’une voix horrifiée.
‒ Si c’est votre façon de demander si Rory a un frère jumeau, la réponse est oui.
‒ Je vois que vous avez rencontré mon frère, dit le garçon qui semble habitué à ce genre de réaction. Ne me jugez pas parce que nous avons le même ADN. Vous connaissez l’expression génie maléfique ?
‒ Ouais.
‒ Eh bien Rory est le maléfique, moi je suis le génie.
‒ Combien y a-t-il d’enfants dans cette maison, au juste ? je demande à la tante.
Ils sont comme des cafards : vous en voyez un, et vous pouvez être sûr qu’il y en a une cinquantaine derrière les murs et sous vos pieds.
‒ Six.
Six ? Faut croire que Robert McQuaid n’avait pas de hobbies.
Le garçon prend un skate dans un coin de la pièce et regarde sa tante.
‒ Je vais chez Walter, à côté.
‒ D’accord, mais tu mets ton casque, Raymond.
‒ Mais j’ai l’air débile, avec !
‒ Tu crois que tu auras l’air cool quand tu te fractureras le crâne sur le trottoir ?
‒ Non, rouspète Raymond. C’est juste… Vous êtes un mec, vous, vous me comprenez, non ? me demande-t-il. Vous pouvez lui expliquer ?
‒ Oui, rétorque Chelsea en croisant les bras, je vous en prie, expliquez-moi comment le fait d’avoir un pénis vous épargne d’être soumis aux lois de la gravité.
‒ Oh mon Dieu ! s’exclame Raymond en grimaçant et en rougissant. Ne dis pas ça !
‒ Quoi ? demande-t-elle en me regardant. Qu’est-ce que j’ai dit ?
Je hausse les épaules parce que je n’en ai strictement aucune idée.
‒ Pénis ? devine-t-elle.
‒ Mon Dieu, tu me fous tellement la honte ! s’écrie-t-il en prenant son skate et en fuyant.
‒ Mets ton casque, Raymond, sinon le skate finira dans la cheminée !
Elle me regarde en soupirant, puis elle me sourit.
‒ Ce sont les petits plaisirs qui me font tenir, déclare-t-elle d’une voix sarcastique.
Je me retiens de rire. Chelsea n’est pas seulement canon, elle est… divertissante, aussi. Elle retourne aux fourneaux et essaie de soulever l’immense casserole, mais je me précipite vers elle et je la lui prends des mains.
‒ Laissez-moi faire.
‒ Merci.
Elle désigne un saladier en céramique et j’y verse le bouillon, les cubes blancs et les rubans de légumes verts. Nous sommes à quelques centimètres d’écart, et son regard bleu me transperce.
‒ Donc… comment avez-vous rencontré mon neveu, monsieur Becker ?
Je n’y vais pas par quatre chemins, espérant que j’arriverai à finir ma phrase, cette fois-ci.
‒ Il a volé mon portefeuille, Chelsea. Dans la rue. Il m’est rentré dedans, il a glissé sa main dans ma poche, et il s’est enfui.
Elle ferme les yeux et ses épaules s’affaissent.
‒ Ah, soupire-t-elle en se massant le front. Je suis vraiment navrée, ajoute-t-elle.
‒ Ce n’est rien, je réponds.
‒ Il le vit très mal, dit-elle d’une voix douce et triste. Enfin, ils le vivent tous mal, forcément, mais Rory est tellement…
‒ En colère, je finis.
‒ Oui. En colère, répète-t-elle. Surtout contre moi. C’est comme s’il m’en voulait. Parce que je suis là, et pas eux.
‒ Quel âge avez-vous, sans indiscrétion ?
‒ Vingt-six ans.
‒ Vous avez de l’aide ? Vos parents ? Des amis ?
Rosaleen revient dans la cuisine alors que sa tante secoue la tête.
‒ Mes parents sont décédés il y a quelques années, et tous mes amis sont en Californie. J’étais à la fac quand… avant que…
Sa voix s’éteint tandis qu’elle regarde sa nièce prendre une pile d’assiettes.
‒ Quand je suis arrivée, j’ai appelé une agence pour embaucher une nounou à mi-temps, mais…
‒ C’était une garce, intervient Rosaleen.
‒ Eh oh ! gronde Chelsea. Ne parle pas comme ça.
‒ C’est ce qu’a dit Riley.
‒ Eh bien toi tu n’as pas le droit de le dire.
La petite est à peine partie dresser la table que Chelsea se tourne vers moi.
‒ C’était une garce. Je n’aurais même pas laissé Cousin Machin avec elle et encore moins les enfants.
‒ Et les services sociaux ?
‒ Notre assistante sociale est sympa, et elle essaie de nous aider, mais il y a des tonnes de paperasse. Des listes de conditions à remplir, les réunions, les visites surprises et les entretiens… parfois j’ai l’impression qu’ils attendent que je fasse une connerie. Comme s’ils pensaient que je n’étais pas capable de m’occuper d’eux.
‒ Et… vous en êtes capable ? je demande doucement.
‒ Il le faut, répond-elle alors que son regard brille de détermination. Ils sont tout ce qu’il me reste.
‒ Vous voulez dire que vous êtes tout ce qu’il leur reste, je corrige.
‒ Oui, ça aussi, répond-elle en souriant tristement.
‒ Ce gamin devrait voir un psy, je dis en me massant la nuque.
Normalement, je ne suggérerais pas ce genre de chose. Cependant, Brent a réussi à m’y faire croire, surtout lorsqu’il s’agit de traumatismes d’enfance. Il jure que s’il avait dû gérer son amputation sans psy, il aurait fini alcoolique et misérable.
‒ Je sais, répond-elle en ajustant ses lunettes. C’est sur la liste. Dès que j’aurai le temps, je trouverai un bon psy pour tous les enfants.
‒ La liste ? je demande.
Elle désigne le frigo, sur lequel est fixée une liste d’environ mille tâches à faire.
‒ Ma belle-sœur, Rachel, était une pro de l’organisation. Elle arrivait à tout faire, et elle avait une liste pour tout, donc j’en ai commencé une, moi aussi. Ce sont là toutes les choses que je dois faire dès que possible. Une liste qui ne raccourcit jamais ‒ c’est ma nouvelle définition de l’Enfer.
‒ OK.
J’ai fait ce que je suis venu faire, maintenant Rory est son problème. Tous les enfants sont son problème, pas le mien.
‒ Eh ben, je devrais y aller.
Elle penche la tête sur le côté et une mèche auburn tombe sur sa joue.
‒ Merci de l’avoir ramené, et de ne pas avoir porté plainte. Je… est-ce que vous voulez rester dîner ? C’est la moindre des choses que je puisse faire.
‒ Qu’est-ce que vous mangez ? je demande en désignant le saladier géant.
‒ De la soupe miso et des croque-monsieur.
C’est ce qu’on sert dans les prisons dont le budget a été réduit, non ?
‒ Non merci, j’ai du boulot à finir… et je suis plutôt du genre steak haché frites.
Chelsea m’accompagne à la porte.
‒ Eh bien, merci, monsieur Becker.
Nous nous arrêtons, face à face, et je sens quatre paires d’yeux sur le balcon au-dessus de nos têtes qui nous fixent, mais tant pis.
‒ Voici ma carte de visite, je dis en la tendant à Chelsea. Si vous êtes libre, un soir, et que vous voulez boire un verre, ou dîner… ou quoi que ce soit…
L’aînée, celle qui déteste sa famille, ricane.
‒ Vous venez de lui demander de sortir avec vous ? s’exclame-t-elle d’une voix choquée.
‒ Ouais, c’est ça, je réponds sans quitter Chelsea des yeux.
‒ Mais t’es tellement vieux ! s’écrie Shirley Temple.
Je m’oblige à lever la tête pour regarder la gamine en fronçant les sourcils.
‒ J’ai trente ans.
Ma grimace ne semble pas l’impressionner.
‒ Trente ans ! répète-t-elle en posant ses poings sur les hanches. T’as des petits-enfants ?
J’ai envie de rire, mais je me retiens. Cette gamine a un sacré caractère.
‒ On n’a pas de petits-enfants à trente ans, Rosaleen, dit Chelsea.
Elle m’accorde de nouveau son attention et elle baisse d’un ton.
‒ Je doute que j’aurai une soirée libre bientôt, mais… j’apprécie votre proposition.
‒ OK. Eh bien, bonne soirée, Chelsea, je dis avant de regarder brièvement les quatre minois qui m’observent. Et… bonne chance.
Ce qui est sûr, c’est qu’elle va en avoir besoin.
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