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– Espèce de pourriture !

Kennedy se redresse et me dévisage comme si elle ne me reconnaissait plus, ce qui est extrêmement bizarre étant donné qu’on est culs nus dans mon lit et qu’on connaît la moindre tache de rousseur de l’autre.

Le ton de sa voix me surprend, il est sec, blessé, énervé. Comme si j’avais ôté tout l’air de ses poumons. Comme si je venais de lui mettre un coup de poing dans le ventre. Ses paroles ne m’inquiètent pas, toutefois, car nous insulter l’un l’autre est notre façon de flirter. Nos disputes servent de préliminaires. Une fois, elle était tellement chaude qu’elle m’a mis un coup de poing, et j’ai réagi en bandant de plus belle.

Ce n’est pas aussi tordu que ça peut vous sembler, pour nous, ça fonctionne. Du moins, cela fonctionnait jusqu’à il y a dix secondes.

– Attends, quoi ? je m’exclame.

Je pensais qu’elle serait reconnaissante, heureuse, même. Peut-être même au point de me tailler une pipe pour me remercier ?

Toutefois, ses yeux brillent d’un éclat prédateur et dangereux, et je décide que la laisser s’approcher de mon sexe n’est probablement pas une bonne idée, parce que Kennedy n’est pas une femme qu’on prend à la légère. C’est une briseuse de cœurs et de couilles.

– Tu avais prévu ça depuis le début, hein ? De me sauter à m’en faire perdre la tête pour que je baisse ma garde et que tu puisses gagner le procès, siffle-t-elle.

Elle va pour se lever du lit mais je l’empoigne par le bras.

– Tu crois que ma queue a le pouvoir de te rendre stupide ? Je suis flatté ma belle, mais je n’ai pas besoin de me prostituer pour gagner mes affaires. Tu pètes un câble pour rien.

– Va te faire foutre !

Eh ben, il est bien loin le temps où je savais m’y prendre avec les femmes. À l’époque, si le mot « foutre » était prononcé, c’était pour me dire où le mettre.

Elle se débat et déguerpit du lit, rassemblant ses vêtements avec des gestes brusques et agacés. Bien sûr, comme elle est complètement nue et qu’elle se baisse en remuant tout ce qu’il faut, je ne peux que la regarder. Elle a des traces de morsures sur les fesses, et bien évidemment j’en suis l’auteur. Peut-être me suis-je un peu trop emporté hier soir, mais son cul est tellement rebondi et désirable…

J’attrape la prothèse qui repose sur ma table de nuit et je l’enfile sur le moignon de ma jambe gauche car, oui, une partie de ma jambe a été amputée quand j’étais gamin. On appelle ça une amputation transtibiale, si vous voulez le terme technique, mais je vous en reparlerai plus tard, parce que Kennedy ne m’attend pas. C’est une des choses qui me plaisent chez elle, d’ailleurs, elle est têtue comme une mule. Elle n’a pas idée de me traiter autrement qu’en homme en possession de tous ses moyens, car c’est ce que je suis. Elle me traite simplement comme l’enfoiré qu’elle voit en moi en ce moment.

Je fixe ma prothèse et je me lève au moment où elle trouve sa deuxième chaussure et qu’elle l’ajoute à la pile de vêtements dans ses bras.

– Calme-toi, chaton, je dis d’une voix douce.

– Ne m’appelle pas comme ça ! aboie-t-elle. On a dit qu’on ne parlerait pas de l’affaire, on s’était pourtant mis d’accord !

Je me rapproche, les paumes tournées vers elle pour lui faire comprendre que je viens en paix.

– On s’était mis d’accord sur beaucoup de choses qui ne sont plus valables, désormais, poussin.

Elle me fusille du regard en entendant ce nouveau surnom, apparemment, je peux l’ajouter à la colonne « non », ce qui est bien dommage, parce que je trouve que ça lui va plutôt bien.

– J’en ai seulement parlé parce que j’essayais de t’aider.

C’est officiel : je suis un imbécile. De toutes les bêtises que j’aurais pu dire, c’est bien la pire.

– Tu crois que j’ai besoin de ton aide  ? Tu n’es vraiment qu’un connard condescendant !

Elle se tourne vers la porte, mais je la saisis par le bras.

– Lâche-moi. Je m’en vais.

J’ai envie de lui répondre « jamais de la vie » ou « c’est hors de question », mais ça me ferait passer pour un psychopathe, non ? Ainsi, au lieu de cela, je prends ses fringues de ses bras et je me dirige vers la fenêtre.

– Qu’est-ce que tu… ? Ne fais pas ça !

Trop tard. Sa jupe haute couture, son chemiser en soie et ses sous-vêtements en dentelle rouge flottent dans l’air avant d’atterrir sur le trottoir au pied de mon immeuble. Son soutien-gorge s’accroche à l’antenne d’une voiture qui passe à ce moment-là, volant dans les airs comme le drapeau sur les véhicules des diplomates. Cette voiture serait celle de l’ambassadeur de l’île des Nichons.

Je ferme la fenêtre, je croise les bras, et je souris.

– Si tu essaies de partir comme ça, le pauvre Harrison sera traumatisé à vie.

Harrison est mon majordome. Encore une fois, je vous en parlerai plus tard.

– Espèce de fils de pute !

Elle serre les poings et s’attaque à mon visage. Ses années de danse classique l’ont rendue rapide et gracieusement agile. Cependant, aussi rapide soit-elle, elle ne mesure qu’un mètre cinquante-cinq. Ainsi, elle n’a pas eu le temps de me mettre un coup de poing ni l’idée de me frapper entre les jambes que je la jette sur le lit sans le moindre effort. Ensuite, je chevauche sa taille et je m’empare de ses poignets, que je fixe au-dessus de sa tête. Mon érection est collée contre sa peau douce et chaude, juste en dessous de ses seins, ce qui me donne de merveilleuses idées – mais il faudra que ça attende, ça aussi. Dommage.

– Maintenant, ma petite pêche, on va poursuivre notre conversation.

Il lui va bien aussi, ce surnom, car vous l’aurez deviné, sa peau est douce comme celle d’une pêche. Quant à son parfum et son goût… bon sang . Elle est plus sucrée qu’une pêche bien mûre par un beau jour d’été.

Des mèches blondes couvrent son épaule tandis qu’elle se cambre sous moi, donnant à ma queue des idées plus fabuleuses les unes que les autres.

– Va te faire foutre. Je n’ai aucune envie de te parler.

– Tant mieux. Alors voilà ce que je propose. Tu vas fermer ta superbe bouche et m’écouter. Sinon… je peux toujours te bâillonner…

Peut-être vais-je la bâillonner de toute manière, juste pour m’amuser. J’aurais dû garder son string en dentelle.

– Je te déteste !

– Non, c’est faux, je réponds en riant.

Elle dégaine le même regard meurtrier qu’elle m’avait lancé voilà déjà bien des années.

– Je n’aurais jamais dû te refaire confiance.

Je garde ses mains coincées au-dessus d’elle et je recule pour profiter de la vue.

– N’importe quoi. C’est la meilleure décision de ta vie. Maintenant écoute-moi, ma puce…

Et je commence à lui dire tout ce que j’aurais dû lui dire il y a quelques semaines, ou plutôt, depuis toutes ces années…

*
*     *

Quatre semaines plus tôt

« J’ai fait un rêve bizarre, hier soir. »

Je fais les cent pas derrière le divan avec une balle de squash à la main. Lorsque j’arrive au bout, je la fais rebondir sur le mur, je la rattrape dans l’autre main, puis je tourne les talons et je pars dans l’autre sens. Je parle plus facilement en me déplaçant.

« J’étais à la plage… du moins, je crois que c’était une plage, je ne me souviens pas qu’il y ait eu de l’eau. Mais il y avait du sable, parce que j’y creusais un trou… »

Je lance, je rattrape, je tourne.

Certains pensent qu’aller chez un psy est une faiblesse, mais ceux-là disent n’importe quoi. Il faut une sacrée paire de couilles pour oser confier ses pensées à une autre personne, ses peurs, ses désirs les plus sales. C’est comme un exercice pour l’âme, ça vous oblige à vous voir tel que vous êtes vraiment.

D’ailleurs, je pense que c’est ça le problème, la plupart des gens ne veulent pas se voir tels qu’ils sont. Ils préfèrent penser qu’ils sont tels que les autres les voient, alors qu’au fond ce sont des connards égoïstes et pervers.

« Les grains étaient gros, blancs, noirs, et beiges. Je n’arrêtais pas de creuser. Je ne sais pas ce que je cherchais, mais j’ai su quand je l’ai trouvé. »

Je lance, je rattrape, je tourne.

« C’était un rubis. Le plus bizarre, c’est que dès que j’essayais de le prendre, il m’échappait. J’ai eu beau essayer, serrer le poing, je n’arrivais pas à le tenir. C’est louche, non, Charlie ? »

Mon psy s’appelle Charlie Bingingham. C’est quelqu’un de calme et de rêveur, qui est à quelques années de la retraite. Tous ses autres clients l’appellent docteur Bingingham ou docteur Bing, pour faire plus court, mais moi j’aime Charlie, c’est le nom le plus cool qu’on puisse donner. Si votre gamin s’appelle Charlie, vous allez forcément dire « Où est Charlie ? » à un moment de votre vie, et ça , c’est hilarant.

Il me regarde patiemment puis il enlève ses lunettes carrées à bords noirs et il les nettoie lentement avec un mouchoir en tissu. C’est une stratégie que je l’ai souvent vu employer, au fil des années. Il me laisse le temps de trouver la réponse à ma propre question.

Je lance, je rattrape, je tourne.

Cependant, cette fois-ci, je suis sincèrement déterminé à avoir son opinion professionnelle.

– Que signifie tout ça, Charlie ?

Il finit par cligner des yeux et parler.

– Je croyais que cette semaine nous avions décidé de parler de la manière dont vous vous servez des rapports sexuels pour fuir toute intimité avec une femme ?

Je lève les yeux au ciel.

– Le sexe, le sexe, le sexe. Vous ne pensez qu’à ça, vous, les Freudiens, hein ? C’est tout ce que je suis pour vous, Docteur ? Un morceau de viande ? Une bite avec des jambes ? Enfin, une jambe en tout cas, je ricane en tapotant ma prothèse. Votre femme vous a encore fait le coup de la migraine ?

Il écrit quelque chose sur son bloc-notes.

– La prochaine fois, dit-il, peut-être pourrons-nous parler de la manière dont vous utilisez un humour déplacé pour éviter les conversations qui vous mettent mal à l’aise.

Je lance, je rattrape, je tourne.

– Non, je suis juste un mec marrant, c’est tout. La vie est trop sérieuse, je ne veux pas me miner le moral. De toute façon, je crois que vous vous fourrez le doigt dans l’œil à propos de cette histoire d’intimité. Par définition, la baise est intime.

– Pas comme vous vous y prenez, non.

– Est-ce que vous me jugez, Charlie ?

Je l’avoue : j’adore dire son prénom.

– Est-ce que vous voulez que je vous juge, Brent ?

– Vous pensez que je devrais avoir envie que vous me jugiez ?

Je vais voir un psy depuis que j’ai dix ans, je peux jouer à ce jeu toute la journée.

– Je pense que vous vous servez de ce rêve pour éviter de parler de la manière dont vous vous servez du sexe pour remplacer l’intimité.

– Non, vous essayez juste de me retourner le cerveau, Charlie. Je veux savoir ce que signifie mon rêve.

Je lance, je rattrape, je tourne.

Charlie soupire, laissant tomber sa cause.

– Les rêves sont le reflet de notre inconscient. Ils expriment les sentiments et les désirs que notre esprit conscient ne veut pas affronter. Peu importe ce que signifie le rêve, ce qui compte, c’est ce qu’il représente à vos yeux . Comment l’interprétez-vous, Brent ?

Je pense d’abord que mon inconscient me dit que j’ai besoin de vacances – dans un endroit chaud et tropical, avec des cocktails de toutes les couleurs et des nanas canon en bikini. Ou, mieux encore, sans bikini.

Cependant, c’est trop simple. Ce rêve était différent. Il m’a paru… important.

– Je crois qu’il signifie que je cherche quelque chose.

Charlie remet ses lunettes.

– Et ?

– Et que j’ai peur, quand je le trouverai, de ne pas réussir à le garder.

Il hoche la tête, comme un père qui est fier de son fils.

– Je pense que vous avez raison.

Je lance, je rattrape, je tourne.

Sa phrase suffit à me booster le moral, à me procurer un sentiment de puissance et de confiance en moi, et c’est pour ça que c’est génial d’être en thérapie. Je ne sais peut-être pas ce qui va m’arriver à l’avenir, mais je sais que j’arriverai à le gérer.

– Maintenant… revenons à votre peur de l’intimité.

J’émets un bruit guttural, râlant comme un gamin qu’on oblige à faire ses devoirs. Je m’assois sur le canapé, un bras tendu sur le dossier.

– Allez, ça roule, je vous écoute.

Il réprime un sourire et il jette un œil à ses notes.

– Vous avez dit que Tatianna venait à Washington, le week-end dernier. L’avez-vous vue ?

Tatianna est une vieille amie dont je connais le corps de manière intime, si vous voyez ce que je veux dire. C’est aussi une princesse, une vraie de vraie. Si Disney décidait de faire dans le trash, Tatianna serait la muse parfaite. Elle ne reflète pas l’image qu’on se fait d’une princesse assise sur un trône, mais son sang est véritablement royal. Et, s’il y a une chose que la royauté sait bien faire, c’est la fête.

– On s’est vus, oui.

– Et comment ça s’est passé ?

Je tends mes bras au-dessus de ma tête et je fais craquer ma nuque.

– Elle est venue, elle est repartie.

Non sans jouir, bien sûr : au lit, dans la cuisine, dans le jacuzzi. C’était une belle visite.

Charlie hoche la tête.

– Vous avez dit que Tatianna était fiancée, maintenant ?

– Oui. La prochaine fois qu’elle viendra aux États-Unis, ce sera Madame la Duchesse .

La dernière véritable responsabilité de l’aristocratie d’aujourd’hui est de s’assurer que la fortune reste dans la famille en produisant des héritiers – hélas, cela veut dire que Tatianna et moi nous ne pourrons plus nous amuser comme avant.

– Votre associé, monsieur Becker, il est fiancé, lui aussi ?

– Oui, le mariage est dans trois mois. Il n’a pas encore perdu la tête, mais il n’en est pas loin.

Peu de choses sont plus amusantes que de regarder Jake Becker, qui est une véritable armoire à glace, être contraint de choisir les bouquets qui orneront les tables à la réception.

– Et vos autres associés, monsieur Shaw et madame Santos, ils attendent leur premier enfant ?

– Oui, un garçon. Le petit Becker Mason Santos Shaw.

C’est le nom de notre cabinet d’avocats spécialisé en droit pénal. Nous y sommes tous associés, et je trouverais normal que le premier enfant de l’entreprise en porte le nom. Je n’ai pas encore réussi à convaincre Sofia et Stanton, mais j’y travaille. Cela dit, maintenant que j’y pense, je me demande s’ils seraient contre l’idée de l’appeler Charlie…

– Et que ressentez-vous, Brent ? À l’idée qu’autant de gens dans votre cercle d’amis se marient ou attendent des enfants, qu’ils avancent dans leur vie ?

– Je trouve ça génial. Je suis ravi pour eux. Jusqu’à l’an dernier, Jake était un célibataire pur et dur, mais maintenant il s’est trouvé une femme ravissante et une maison pleine d’enfants, et il est plus heureux que jamais.

Charlie écrit quelque chose sur son bloc-notes.

– Est-ce que c’est quelque chose qui vous fait envie ? Le mariage, les enfants ?

– Est-ce que ma mère vous a encore appelé ? je demande à Charlie en l’étudiant d’un air dubitatif.

– Tous les mois, répond-il en se massant le front. Mais vous savez pertinemment que je ne parle pas de nos conversations avec elle.

Ma très chère mère devrait sans doute profiter d’avoir Charlie au téléphone pour prendre rendez-vous avec lui. Le mois dernier, elle a demandé à Henderson, son majordome, de se renseigner sur le meilleur moyen d’adopter un petit-enfant. Tout cela parce que moi, son fils unique, je néglige mes responsabilités et que je refuse de lui en donner un. Vous vous rendez compte ?

Je me penche pour appuyer mes coudes sur mes genoux.

– Très bien, alors voilà le truc. Je suis ravi pour eux, bien évidemment. Mais il y a une partie de moi qui pense que, maintenant, ils sont piégés. Qu’ils sont coincés avec toutes ces responsabilités. Alors que moi, j’ai beaucoup de travail, c’est clair, mais je peux encore aller faire du saut à l’élastique en Suisse ou de la pêche à la mouche en Nouvelle-Zélande si l’envie me prend. Il me suffit de passer un coup de fil pour avoir un plan à trois avec des héritières et les mater se faire des cunnis avant de remettre le couvert.

Ah, au cas où vous ne le sauriez pas, rien n’est tabou dans le cabinet d’un psy.

– Et, si je meurs d’envie de me sentir entouré d’une famille, il me suffit de passer chez un de mes potes pour dîner et jouer le rôle du tonton préféré des gamins. En gros, j’ai tous les avantages sans la moindre obligation. La vie est courte, j’ai envie d’en profiter. Et j’aime vraiment en profiter en toute liberté.

Il m’étudie un moment.

– Hmm, dit-il enfin.

Puis… rien.

– Hmm, quoi ? je demande. Je crois qu’on a dépassé le stade des hmm , vous ne pensez pas, Charlie ?

Il tapote sa lèvre avec son stylo.

– Eh bien, à l’évidence, vous êtes convaincu de ce que vous dites. Vous pensez que vous désirez cette vie égocentrique avec peu de responsabilités.

– Mais ?

Il y a toujours un mais .

–  Mais , je me demande si, au fond, vous n’avez pas passé l’âge pour croire à cette philosophie, si vous ne cherchez pas quelque chose de plus profond. L’engagement n’est pas toujours un poids, Brent. Ce peut aussi être une grande source de joie et de satisfaction.

Je me racle la gorge et je plonge dans mes pensées – comme Luke Skywalker lorsque Obi-Wan lui apprenait à maîtriser la Force.

– Vous vous fourrez le doigt dans l’œil, mon vieux.

Il hausse les épaules.

– Dans ce cas, posez-vous cette question : aussi « piégés » que soient vos amis, pensez-vous qu’eux aussi font des rêves de rubis dans le sable ?

Est-ce que je vous ai déjà dit que Charlie était sacrément perspicace ?

2

Mon nom de famille est inscrit sur les portes d’entrée de bibliothèques, d’hôpitaux et de dizaines d’autres bâtiments similaires, mais le fait qu’il soit sur mon immeuble et sur la porte de mon cabinet d’avocats… c’est particulièrement cool. Je pense que c’est parce que c’est moi qui ai fait ça, et pas un membre de ma famille. Lorsqu’on grandit dans l’ombre de tous ceux qui viennent avant vous, ce genre de chose est important.

Jessica, notre stagiaire – et esclave – pour l’été, m’accueille avec des étoiles plein les yeux et une pile de messages.

– Bonjour, monsieur Mason.

Je prends les messages et j’évite de croiser son regard en m’efforçant de garder un air neutre, parce que les stagiaires en règle générale ont une incroyable soif d’apprendre, qu’ils sont enthousiastes à n’en plus finir, et qu’ils sont prêts à tout pour se faire remarquer.

Cela est particulièrement vrai de Jessica. Elle est vraiment prête à tout, et c’est flagrant à sa façon de me regarder, à sa façon de frotter par accident sa poitrine contre mon bras, à sa façon de venir dans mon bureau quand je travaille tard pour me dire qu’elle est toute à moi.

Par ailleurs, Jessica est absolument canon. Elle est grande, rousse, et elle a des hanches que n’importe quel homme s’imaginerait tenir – par-derrière , si vous voyez ce que je veux dire. Cette nana est une bombe. Hélas, elle a vingt-quatre ans.

Je ne sais pas depuis quand vingt-quatre ans est trop jeune pour moi, mais c’est le cas, point à la ligne.

– Merci, Jessica.

Je gravis les marches jusqu’au dernier étage, où le plancher sombre, les moulures d’origine et les menuiseries sculptées donnent à nos bureaux un air professionnel et élégant. J’arrive face à deux bureaux situés face à face, à gauche et à droite – l’un est pour notre secrétaire, miss Higgens, et l’autre est pour notre assistante juridique. Deux grands canapés en cuir marron permettent à nos clients d’attendre leur rendez-vous.

Je hoche la tête pour saluer miss Higgens, et je file dans mon bureau pour travailler tout l’après-midi.

*
*     *

À seize heures, je me présente à ma porte pour accueillir mon client, Justin Longhorn. C’est le jeune branleur typique : ses cheveux châtains sont coiffés en bataille, son jean slim est usé alors qu’il est tout neuf, il porte un tee-shirt rétro Nirvana, et il est accaparé par son tout nouvel iPhone.

Je n’ai pas le temps de lui dire bonjour que Riley McQuaid, seize ans, apparaît dans le couloir. Elle travaille ici quelques heures par semaine durant l’été, et c’est l’aînée de la fratrie McQuaid. Les six gamins McQuaid de Jake .

Si vous ne comprenez pas ce que cela implique, ça ne devrait pas tarder.

Les deux ados se reluquent mutuellement, de la tête aux pieds – qui sont chaussés de Converse.

– Salut, braille Justin.

– Salut, répond Riley en remettant une mèche bouclée derrière son oreille.

Il n’adviendra rien de bon de cette situation, et je ne suis pas le seul à le penser.

– Salut, grogne Jake depuis la porte de son bureau où il se tient, dominant, bras croisés, regard glacial.

Jake Becker est un mec génial et c’est l’un de mes meilleurs amis. Quand il le veut, il sait aussi être sacrément effrayant. Le regard meurtrier qu’il lance à mon client a déjà fait chialer des mecs plus vieux et plus costauds que moi. Cependant, Justin ne le voit pas, parce qu’il n’a toujours pas quitté Riley des yeux.

– J’ai des dossiers à te faire ranger, Riley, dit Jake en pointant son pouce derrière lui. Et ça se passe dans mon bureau, ajoute-t-il.

– D’accord, j’arrive, répond-elle.

Or elle ne bouge pas. En tout cas, pas tout de suite, pas avant de s’être mordu la lèvre en regardant Justin et en marmonnant l’habituel « À plus ».

– Ouais, répond Justin.

Tiens donc, je n’aurais jamais cru que Justin était suicidaire, mais c’est bon à savoir.

Riley est entrée dans son bureau, mais Jake continue de le fusiller du regard. Apparemment, ce pauvre gamin a un instinct de survie proche du néant, parce qu’il hoche la tête dans sa direction en lui disant « Ça gaze, mec ? ».

Le visage de Jake est impassible.

Je me sens quelque peu responsable de Justin. Après tout, c’est mon client, donc c’est à moi de faire en sorte qu’il n’aille pas en prison et… qu’il reste en vie.

– Jake, je m’en occupe. Je… lui expliquerai.

– J’apprécie, marmonne-t-il d’un ton lugubre.

J’invite l’ado dans mon bureau et je ferme la porte derrière lui.

– C’était qui…, commence-t-il.

– Arrête tout de suite, je dis en désignant la chaise. Assieds-toi.

– Mais…

– Non, je grogne.

Je suis un mec sympa, détendu et sans souci… jusqu’à ce que je ne le sois plus. Dans ces moments-là, personne ne m’a jamais tenu tête.

Justin s’assoit, et je m’installe dans mon fauteuil, de l’autre côté du bureau.

– Est-ce que tu regardes Game of Thrones , Justin ?

– Ouais, bien sûr.

– Tu te souviens de l’épisode où un des mecs écrase la tête de l’autre avec ses mains ?

– Ouais… ?

Je désigne la porte.

– Continue à penser à cette nana, et c’est ce qui va t’arriver.

Il recule dans sa chaise et réfléchit à ce que je viens de lui dire. Sans doute revoit-il cette scène horrible que les gens du monde entier rêvent d’oublier.

Ce gamin est tenace, et si, pour moi, c’est une qualité, je dois lui couper l’herbe sous le pied.

– Mais je…

– Tu es un hacker de dix-sept ans qui est accusé de vol, de fraude et de tout un tas d’autres charges. Et, soyons honnêtes, tu es coupable. Cette nana, j’explique en désignant de nouveau la porte, est la fille de mon associé. Sa fille aînée, tu piges ?

Je pose les mains sur mon bureau et je ferme lentement les poings.

– De la bouillie, Justin, comme un vulgaire raisin.

Justin n’est pas un mauvais garçon. Il est intelligent, drôle, et il me fait penser à Matthew Broderick dans Wargames. Il ne s’est rendu compte qu’il était dans la merde et qu’il était allé trop loin que quand il s’est fait prendre. Or Riley est une nièce, à mes yeux, donc n’importe quel gars qui s’est fait menotter par les flics et qui a besoin d’un avocat n’est pas assez bien pour elle.

J’en rajoute une couche, histoire d’être sûr qu’il m’a bien compris.

– Et avant que tu ne te fasses de films sur la magie d’une histoire d’amour impossible, souviens-toi que Roméo et Juliette n’est pas une romance. C’est une tragédie. Ils meurent, Justin.

Il regarde en direction de la porte une dernière fois, puis il hoche fermement la tête.

– Ça roule, boss.

– Bien. Maintenant, parlons de ton procès. Où est ta mère ?

Justin hausse une épaule.

– Elle a eu un coup de fil de son avocat et elle a dû partir. Je rentrerai en bus.

Les parents de Justin sont en plein divorce. Un vrai divorce affreux. Ils se détestent tellement qu’ils ne peuvent même pas se parler au téléphone en présence de leur avocat. Sa mère est aigrie et son père est un connard. Ils sont tous les deux complètement égocentriques, et tout ce qui a trait à leur fils ne les intéresse absolument pas.

C’est probablement pour toutes ces raisons qu’il s’est retrouvé à hacker le serveur d’une banque internationale. Gamin malin + parents absents = problèmes.

Bien que son procès arrive dans quelques jours à peine, ils n’arrivent toujours pas à s’intéresser à leur enfant. C’est triste.

– Il y a un nouveau procureur sur ton affaire, je dis en lisant son dossier. Un certain K. S. Randolph. Je n’ai jamais entendu ce nom, mais je vais prendre rendez-vous avec lui pour parler de la possibilité d’un arrangement à l’amiable.

Justin hoche la tête et croise les bras.

– Pour du sursis, hein ? Parce que c’est la première fois que j’ai des soucis avec la justice ?

– Exactement. Et parce que tu n’as pas dépensé un centime de l’argent que tu as pris. Ne t’inquiète pas, Justin. Tu ne verras même pas l’intérieur d’une salle d’audience, ok ?

– Merci, Brent, dit-il en soupirant. Vraiment. Je ne sais pas si je te l’ai dit mais, tu es comme… un super héros pour moi. Merci.

C’est mon père qui m’a offert ma première bande dessinée. Il me l’a offerte quand j’étais à l’hôpital après l’accident qui m’a coûté la moitié de ma jambe. C’était un des rarissimes Superman n 1 , qui coûtait près d’un million de dollars, à l’époque. Il me l’a montré, il a enlevé l’emballage en plastique qui garantissait sa valeur, et on l’a lu ensemble. Parce que, m’a-t-il dit, l’acte de le lire avec moi valait beaucoup plus qu’un million de dollars à ses yeux.

Après ça, je suis devenu un fervent lecteur, et un collectionneur encore plus enthousiaste. Grâce aux BD, le temps passait plus vite, durant les mois qui ont suivi, et j’arrivais presque à oublier ma douleur et ma tristesse. Les héros me parlaient. Je comprenais ce qu’ils ressentaient, parce que chacun d’entre eux avait connu quelque chose de terrible, une expérience affreuse. Or, ils s’en sont tous sortis, et leur traumatisme les a rendus plus forts.

C’est comme ça que je voulais être perçu et que j’ai décidé de voir mon amputation. Ce serait la chose qui me rendrait meilleur, bien meilleur que je ne l’aurais été sans l’accident.

Même si Justin n’a pas idée de ce que ses mots représentent pour moi, ils sont précieux et ils me touchent sincèrement.

– Je suis là pour ça, fiston.

*
*     *

Même quand j’étais gamin, même après l’accident, j’ai toujours eu un surplus d’énergie. En grandissant, la pire punition que pouvait m’infliger ma nounou était de m’obliger à rester assis dans un coin, face à un mur blanc, sans avoir quoi que ce soit à faire. J’avais l’impression d’être un singe en cage et ça me rendait dingue.

Ce trait de caractère m’a suivi dans ma vie adulte. C’est pour cela que je cours quinze kilomètres par jour et que la première chose que je fais en me levant le matin, c’est une longue série de pompes et d’abdos. C’est aussi pour ça que j’ai quatre balles anti-stress dans mon bureau, que je serre et desserre pendant que je dicte une motion ou que je parle au téléphone, et c’est grâce à tout cela que je suis vraiment musclé et endurant : deux choses qui sont fortement appréciées par les femmes.

Mon trop-plein d’énergie explique également pourquoi, alors que j’ai un majordome qui sert de chauffeur, je préfère marcher jusqu’au bureau tous les jours.

Lorsque je passe la porte de mon hôtel particulier, ce jour-là, il fait nuit. Ma maison a été décorée par un professionnel et, même si elle paraît ridicule à côté du palace dans lequel j’ai grandi – qui était sur une rue pleine de boutiques de luxe, de BMW, et de Lexus hybrides –, elle est parfaite pour un célibataire.

Enfin… un célibataire et son fidèle adjoint.

– Chéri, me voilà rentré ! j’annonce en refermant la porte.

Je le fais seulement parce que ça l’agace. Même pour un Anglais, Harrison est l’homme de vingt-deux ans le plus sérieux que je connaisse. C’est le fils du majordome adoré de mes parents, Henderson, et, lorsqu’il a décidé de suivre les traces de son père – et parce que ma mère fait encore des malaises en m’imaginant vivre seul –, j’étais ravi de prendre le môme sous mon aile. Maintenant qu’il est à la maison, je ne me vois pas vivre sans lui.

Harrison prend l’attaché-case que je tiens dans ma main.

« Bienvenu chez vous, Monsieur. »

Je hausse un sourcil, me sentant comme un parent qui a eu mille fois cette même conversation avec son gamin.

Il fronce les sourcils.

– Brent, se force-t-il à dire. Bienvenu chez vous, Brent.

Avec sa peau pâle et ses taches de rousseur, Harrison ne paraît pas son âge, c’est une chose que nous avons en commun. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai décidé de me laisser pousser la barbe, et aussi parce que cela plaît aux femmes.

– Comment s’est passée votre journée ?

Je lui mets une tape dans le dos.

– Géniale. Je meurs de faim. Qu’est-ce qu’on mange ?

– Du poulet à la citronnelle. J’ai dressé la table dehors, j’ai pensé que c’était la soirée parfaite.

Comme pour ma maison, j’ai laissé mon petit jardin entre les mains de professionnels. De hautes palissades en bois blanc en font le tour, ce qui est nécessaire car ce serait impoli d’obliger mes voisins à me regarder baiser. Et je baise beaucoup ici, parce que c’est là que se trouve mon énorme jacuzzi : en plein milieu, entouré de pelouse, de buissons qui restent verts toute l’année et de petits érables japonais.

Je m’assois à la table ronde couverte d’une nappe, et Harrison enlève la cloche argentée de mon assiette.

– Votre mère a téléphoné, dit-il en se redressant pour rester debout derrière moi. Votre cousine Mildred organise une fête pour le premier anniversaire de sa fille, samedi, à la propriété de Potomac. Les paroles précises de madame Mason étaient : « J’insiste pour qu’il soit là, et je viendrai le chercher moi-même s’il ne se présente pas à l’heure. »

Cela résume plutôt bien ma mère. Lorsqu’elle vous donne un ordre, mieux vaut lui obéir.

Je regarde Harrison avant de m’attaquer à mon plat.

– Est-ce que ça te dirait de te joindre à moi, Harrison ?

Ce n’est pas la première fois que je lui pose la question, mais sa réponse est toujours la même.

– J’apprécie énormément votre invitation, mais si j’accepte, mon père me reniera, et je tiens à lui.

– Alors va dîner, toi aussi, je réponds en hochant la tête. Je n’aurai besoin de rien d’autre.

Il fait une petite révérence presque imperceptible, puis il s’éloigne.

Au bout de quelques minutes, je réalise que tout est calme autour de moi, même les criquets ne sont pas de sortie. J’aime le silence autant que j’aime rester assis.

Avant, nous sortions beaucoup, mes associés et moi. Après le travail, nous dînions ensemble, nous allions boire un verre, et parfois nous allions danser. Cependant, ces derniers temps, il y a des berceaux à assembler, des gamins à conduire à droite et à gauche, et des mariages à organiser. Il y a d’autres gens avec qui je pourrais sortir, des connaissances, des vieux amis d’école, des femmes qui seraient ravies de recevoir mon appel, mais aucune de ces options ne semble mériter que je fasse un effort.

Le silence qui m’entoure me semble soudain étouffant et irritant, comme une vieille couverture de laine, et je me lève. Je prends mon assiette et je rentre, parce que même si mon jardin est génial, je préfère manger devant la télé.

3

Le samedi suivant, Harrison me dépose à la demeure de mes parents environ une heure après le début de la fête. Je lui dis d’aller faire ses courses et de revenir me chercher dans trois heures – et pas une minute de plus. Ce n’est pas que je n’aime pas ma famille, elle est géniale, mais… à petites doses. Si je passe trop de temps avec eux… vous verrez.

Mes pas résonnent sur le sol en marbre de l’immense hall d’entrée. Je passe devant la salle de musique, le premier salon, la véranda, la bibliothèque où trône un portrait de moi. J’ai cinq ans et je suis vêtu d’une salopette et d’une casquette qui me donnent l’air d’une mauviette. J’ai proposé à ma mère de lui donner mon premier enfant – un enfant que je n’aurai sans doute jamais – si elle accepte de décrocher cette photo, mais elle refuse. Si Stanton, Jake ou Sofia la voient un jour, je suis cuit.

À l’arrière de la maison, la cuisine est en pleine effervescence mais, étrangement, il n’y a guère de bruit. Les serveurs regarnissent des plateaux de champagne et de caviar ou remplissent des seaux de glace pour refroidir les plateaux de fruits de mer et maintenir les homards et les huîtres au frais.

Dehors, dans le jardin, des chapiteaux abritent les tables, l’orchestre, et les deux barmans derrière leur comptoir en zinc de trois mètres de long. Les seules choses qui manquent, ce sont les poussettes, les ballons multicolores et les clowns ou les magiciens. Après tout, c’est censé être l’anniversaire d’un bébé. En réalité, c’est surtout une fête pour les deux cents adultes qui se serrent la main, se claquent la bise et discutent en faisant semblant de s’apprécier.

Oui, j’ai bien dit deux cents adultes : seuls les amis proches et la famille ont été invités.

Voyez-vous, mon père est le plus jeune d’une fratrie de huit enfants. Ma mère, la plus jeune d’une fratrie de douze . Des deux côtés, tous sont en excellente santé, ils ne meurent jamais. Il y a donc des neveux et des nièces, des oncles et des tantes, des petits-neveux et des petites-nièces et des cousins à n’en plus finir. Et tous sont là aujourd’hui.

En plus de leur santé de fer, les membres de notre famille ont un autre trait de caractère saillant. Certains diraient qu’ils sont… excentriques. Moi, je dirais qu’ils sont complètement tarés.

Prenons ma tante Bette, par exemple. C’est cette femme en robe beige qui regarde en haut de l’arbre et qui parle aux oiseaux comme une clocharde dans un jardin public. Elle a quatre enfants et cela fait des années qu’elle ne parle à aucun d’entre eux. Elle préfère la compagnie de ses pigeons de course ; sans rire, je crois même qu’elle a gagné des prix.

Il est important d’avoir un but, dans la vie. Il y a bien plus de gens de ma catégorie socio-culturelle qui sont morts d’ennui plutôt que des suites de cancers ou de maladies cardio-vasculaires. La plupart des gens travaillent pour subvenir à leurs besoins primaires, manger, s’habiller, avoir un toit sur la tête, et ces besoins donnent une motivation et une ambition. C’est une raison vous pousse à vous lever le matin. Or, lorsque ces besoins sont déjà assurés sans que vous n’ayez rien à faire, comment occuper ses journées ?

Si vous êtes bête, vous sombrez dans la drogue, l’alcool, ou les jeux d’argent. L’ennui est une véritable maladie. Soit vous en guérissez en faisant quelque chose que vous aimez, soit vous mourez dans la bataille.

– Salut, cousin.

Et puis, il y a mon cousin Louis, un petit mec chétif qui essaie de cacher sa calvitie en coiffant ses cheveux de gauche à droite. Nous savons tous qu’il vaut mieux assumer d’être chauve, bien sûr, mais Louis ne semble pas l’avoir compris. La richesse rend parfois les gens méchants, toutefois, Louis pourrait n’avoir que deux dollars sur son compte en banque, ce serait quand même une pourriture. Il est né comme ça.

– Louis, je dis en lui serrant la main.

Vous remarquerez que je ne lui ai pas demandé comment il va ? C’est parce qu’il va me le dire, que ça m’intéresse ou non.

– Ça va super, mec. Je viens de conclure un deal génial. J’ai racheté une propriété hyper bien placée et je vais la démolir pour y mettre un parking. Mon larbin distribue des notices d’éviction aux locataires – des nonnes et des orphelins, ou un truc comme ça –, mais bon, les affaires sont les affaires, hein ?

– Pas vraiment, non.

Il ne m’entend pas, par-dessus le bruit de sa propre voix qui résonne en permanence dans sa tête. Je remarque que son regard se pose sur le cul d’une brunette à ma droite.

– Waouh, Cynthia Berdsley a bien grandi, tu ne trouves pas ? remarque-t-il, avant de rediriger son attention sur moi. Tante Kitty ne t’a pas encore marié ?

– Non.

– Tu sais, on doit tous y passer un jour où l’autre. Je te parie une bouteille de Chivas Royal Salute 50 qu’elle t’aura fiancé avant la fin de l’année.

– Ça roule, je dis en serrant sa main.

Louis est peut-être un connard, mais je ne vois pas pourquoi je dirais non à une bouteille à dix mille dollars.

Je repère mon père, de l’autre côté de la pelouse, et je file dans sa direction. Pour ce qui est de mon physique, il est évident que c’est de lui que je tiens : nous sommes tous les deux grands avec d’épais cheveux bruns, des yeux bleus, et une gueule qui paraît toujours avoir quinze ans de moins qu’en réalité.

Nous nous serrons la main et il me tapote l’épaule affectueusement.

– Fiston.

– Salut Papa.

– Comment vont les criminels, de nos jours ? demande-t-il en sirotant son whisky.

Et nous voilà repartis.

Mon père n’a jamais aimé les gens qui se permettent de ne rien faire sous prétexte qu’ils ont un nom de famille célèbre. Lorsque j’étais adolescent, nos repas de famille ressemblaient à l’Inquisition espagnole : À quoi as-tu contribué, aujourd’hui ? Comment t’es-tu démarqué des autres ? Pourquoi se souviendra-t-on de toi ? Lorsque j’ai commencé la fac de droit, il s’est mis en tête que je ferais de la politique. Je serais d’abord Brent Mason, procureur de la République, puis Brent Mason, magistrat, puis Brent Mason, sénateur, et ainsi de suite.

Au lieu de cela, je suis devenu avocat de la défense en droit pénal, et mon père ne s’en est jamais remis.

– Ce sont des accusés, Papa, pas des criminels.

– Il y a une différence ?

– Il doit y en avoir une pour ceux qui sont innocents, oui.

Certes, presque aucun de mes clients n’est innocent, mais les gens enfreignent rarement la loi pour s’amuser, il y a presque toujours des circonstances atténuantes. Ma motivation, à moi, c’est de donner une deuxième chance à ceux qui ne sont pas nés dans une famille où tout leur est servi sur un plateau d’argent.

– Je joue au squash avec quelqu’un qui est haut placé au ministère de la Justice, dit-il.

Mon père joue au squash avec tout le monde, mais il n’aime pas donner de noms, parce que pour lui, l’argent et le réseau sont comme dans Fight Club – la première règle est de ne jamais en parler.

– Ils sont toujours à la recherche de bons gars, penses-y, Brent.

– C’est rangé dans un coin de ma tête, je réponds en tapotant ma tempe.

– Brent, mon chéri, te voilà ! dit ma mère de sa voix douce en venant à moi.

Tout chez ma mère est doux, délicat, et tendre. Comme une rose dont les pétales s’envoleraient si on soufflait dessus. Elle n’a jamais juré de sa vie, elle n’a jamais élevé la voix, pas même quand j’avais sept ans et qu’elle a dû m’emmener aux urgences parce que j’avais enfoncé du pop-corn dans mes narines pour voir combien je pouvais en stocker. La réponse est vingt-trois, au cas où vous vous poseriez la question.

– Salut, Maman, je dis en l’embrassant sur la joue.

Elle promène sa main sur le coton de mon polo bleu ciel.

– Cette couleur te va très bien, mon chéri.

– Merci.

Elle me regarde avec des yeux pleins de dévotion.

– Marche avec moi, Brent.

Merde . Pour ma mère, cette phrase est l’équivalent de « Il faut qu’on parle » lorsqu’on est en couple. Ça ne finit jamais bien.

Elle passe son bras sous le mien et nous nous éloignons de la foule.

– J’ai beaucoup lu, ces derniers temps, commence-t-elle, et j’ai beaucoup réfléchi. Tu as trente-deux ans, mon chéri. Tu es beau, tu t’habilles bien, tu danses bien, tu as toujours été très propre sur toi.

Sa dernière remarque est bizarre et je la regarde d’un air confus. Cependant, je la laisse poursuivre.

– Le fils de Talula Fitsgibbons est né la même année que toi, et il lui a récemment annoncé qu’il était homosexuel.

Doux Jésus.

– Mais ce n’est pas tout, poursuit-elle. Il lui a dit qu’il avait engagé une adorable mère porteuse et qu’elle attendait des jumeaux. Ce n’est pas fou, ça, Brent ? Des jumeaux !

– Maman…

Hélas, lorsque ma mère est lancée, plus rien ne peut l’arrêter.

– Alors je voulais que tu saches que, si tu étais homosexuel, ton père et moi t’aimerions tout autant. Du moment que tu as des enfants, ajoute-t-elle en me tapotant le bras.

– Je ne suis pas gay, Maman.

Elle semble déçue.

– Tu es sûr ?

– Maman, je ne pourrais pas être moins gay.

Elle pose le bout de son index manucuré sur sa lèvre et elle réfléchit.

– Très bien. Alors dans ce cas, j’aimerais que tu parles à la petite-fille de Celia Hampshire. Elle est là et elle est charmante.

– La petite-fille de Celia Hampshire est au lycée.

– Non, elle a eu son bac il y a un mois.

– D’accord… mais je vais me chercher un verre. On peut reparler de ça plus tard ?

– Bien sûr, mon chéri. Je suis contente que tu sois là.

Comme je l’aime, je ne peux faire autrement que lui mentir.

– Moi aussi, Maman.

Ma mère retourne auprès de mon père, sans doute pour lui annoncer que je ne suis pas gay, et je file en direction du bar.

Cependant, j’ai à peine fait trois pas que je sens un bras prendre le mien et que je reçois un coup de hanche.

– Tu es sûr que tu n’es pas gay ? Tu as conscience que ça signifie que ma pauvre Tante Kitty est exclue du cercle in  ?

Je prends ma cousine Katherine dans mes bras.

– Dieu merci, tu es là.

Ses yeux marron sont étincelants tandis qu’elle éclate de rire.

– Pourquoi, parce que je suis la seule de la famille à ne pas être folle ?

– Oui, exactement, je réponds.

Katherine est ma cousine préférée. Elle est un peu garçon manqué, elle parle fort, et son sourire est si contagieux qu’on ne peut s’empêcher de se joindre à elle. Lorsque nous étions jeunes et que mes autres cousins disaient que j’étais trop petit, trop agaçant, pour jouer avec eux, Katherine s’assurait toujours que je sois inclus. Pour mes vingt et un ans, elle s’est pointée à ma fac et elle m’a emmené boire ma première bière légale. On ne choisit pas sa famille, mais si c’était possible, j’aurais choisi Katherine avec grand plaisir.

Son fils de quatre ans percute ma jambe, suivi de près par sa sœur de deux ans.

– Tonton Brent ! crie-t-elle.

– Annie, mon bébé, je dis en la prenant dans mes bras. Salut Jonathan, ça gaze ?

Le petit blondinet penche la tête en arrière sans lâcher ma jambe.

– Je fais plus pipi au lit, maintenant.

– Alors bravo, tu es un homme ! je dis en lui tendant la main pour qu’il la tope.

Annie gigote dans mes bras, alors je la pose par terre et ils se mettent tous deux à courir autour de nous.

– Où est Patrick ? je demande à Katherine.

Elle hausse les épaules et l’étincelle dans son regard disparaît.

– Il est au Portugal, en voyage d’ affaires avec sa secrétaire.

Patrick est le mari de Katherine et je vais lui botter le cul la prochaine fois que je le vois.

– Allez viens, ne t’énerve pas, dit-elle. C’est comme ça, c’est tout.

– Ouais, et c’est tordu. Pourquoi tu acceptes ça sans rien dire ?

– Parce que quand il est là, c’est un bon mari, et aussi un bon père. Parce que les enfants l’adorent, et moi aussi.

– Tu mérites mieux, Kat. Beaucoup mieux.

– Peut-être, mais c’est lui que je veux.

Je secoue la tête tandis qu’Annie tire sur mon jean en désignant un buisson.

– Tonton Brent, je veux le papillon, mais il veut pas venir !

– D’accord, alors toi, Jonathan et moi, on va aller trouver ce papillon.

Katherine m’offre un sourire reconnaissant et nous partons tous les trois à la chasse.

*
*     *

Deux heures plus tard, j’observe la foule monochrome. Je suis face à une mer de beige : des pantalons crème et des robes taupe, parce que tous veulent se copier et éviter d’être étiquetés trop flashy ou trop ostentatoires. Soudain, un éclat écarlate émerge du chapiteau blanc. Peut-être cet après-midi ne sera-t-il pas une perte de temps, après tout.

La robe rouge est élégamment séduisante. Elle arrive au genou, elle est sans manches, et le décolleté tombant se noue derrière la nuque. Cependant, c’est le corps sous la robe qui est vraiment spectaculaire. Elle est minuscule, mais non moins féminine pour autant. Sa peau est couleur pêche, sa taille est fine, ses bras toniques, sa poitrine est généreuse sans être énorme et ses jambes sont parfaitement musclées. Ses cheveux épais sont blonds et quelques mèches presque blanches s’échappent de son chignon décoiffé. Elle est superbe. Je n’ai pas la moindre idée de qui elle est, mais j’ai la ferme intention de le découvrir.

Elle me remarque alors que je vais vers elle, et ses yeux turquoise me reluquent de la tête aux pieds. Profite de la vue, bébé .

– Salut, je dis en souriant.

Son visage m’est familier et chatouille mes souvenirs, mais je n’arrive pas à mettre la main dessus. Je me demande si c’est une amie d’une de mes cousines – peut-être une demoiselle d’honneur que j’aurais chopée à un mariage ?

– La fête te plaît ?

Elle scanne la foule en sirotant son champagne.

– Oui, la star de la journée doit être ravie. S’il y a bien une chose qu’une gamine d’un an veut pour son anniversaire, c’est du champagne et du caviar.

Du sarcasme, ça me plaît, c’est un signe d’intelligence et de confiance en soi. Cependant, j’aime encore plus son cul, que je ne manque pas de reluquer dès que j’en ai l’occasion.

– Les rumeurs disent que tu as monté ton propre cabinet, dit-elle. Que tu as ton propre immeuble avec ton nom dessus ?

Ses seins sont assez phénoménaux aussi, en fait. Presque trop petits, un bonnet B, pas plus, mais je parie qu’ils sont fermes et délicieux. L’avantage, c’est qu’elle peut se permettre de ne pas mettre de soutien-gorge et que ses tétons doivent transparaître sous son tee-shirt quand elle est excitée. J’adore ça chez les femmes.

– Oui, ça fait presque deux ans, maintenant. On commence à se faire connaître.

– Tu dois être fier.

– Je le suis.

Elle hausse une épaule.

– Je trouve ça on ne peut plus prétentieux.

– Je te demande pardon ? je dis en la dévisageant.

– C’est une arnaque, l’histoire du jeune avocat courageux qui quitte son cabinet de prestige pour servir les pauvres gens, répond-elle d’une voix moqueuse. C’est facile d’être courageux quand on a l’argent de papa derrière soi.

– C’est sacrément présomptueux de ta part, je réponds en fronçant les sourcils.

– Non, ce qui est présomptueux, c’est de penser que tu peux venir ici, mater mes seins et mon cul, et supposer que je ne vais rien dire.

Apparemment, je n’étais pas si discret que ça.

– Est-ce que c’est un mot, matable  ? Si oui, alors tu es hypermatable. Beaucoup de femmes le prendraient comme un compliment.

– La plupart des femmes sont stupides, répond-elle en me faisant face. Et elles ne savent pas quel petit con égoïste et immature tu peux être.

Petit  ?

– Mais tu es qui, bon sang ?

Elle me dévisage quelques secondes sans rien dire, la bouche légèrement ouverte, puis elle éclate de rire.

– Mon Dieu, j’ai beau avoir imaginé des centaines de scénarios, je n’aurais jamais pensé que tu m’oublierais complètement . Je suppose que je ne devrais pas être surprise, j’étais facile à oublier, à l’époque.

– Qu’est-ce que ça veut…

Une femme crie « Kennedy ! », me coupant la parole et le souffle. Mitzy Randolph, une des meilleures amies de ma mère et notre voisine, vient vers nous et embrasse la belle blonde à mes côtés.

– Je t’attendais, lui dit-elle.

– Ça fait vingt minutes que je suis là, Mère.

J’hallucine.

Madame Randolph se tourne vers moi sans lâcher sa fille.

– N’est-ce pas fabuleux que notre chère Kennedy soit revenue, Brent ?

– Si… c’est fabuleux, je réponds bêtement, estomaqué.

Mitzy prend les mains de sa fille dans les siennes et écarte ses bras sur le côté, inspectant sa fille, l’évaluant, comme au bon vieux temps.

– Je suis tellement contente que tu aies quitté le Nevada. Tous ces casinos miteux et la poussière du désert… Cet air sec a fait de sacrés dégâts à ta peau. Je vais prendre rendez-vous pour toi chez mon esthéticienne, cette semaine. Tu verras, elle fait des miracles.

Kennedy soupire d’un air résigné.

– Merci, Mère.

– Maintenant, je vous laisse rattraper le temps perdu, dit Mitzy. Je vois que les Vanderblast sont là, et si je ne passe pas au moins dix minutes avec Ellora, elle va faire un caprice.

Lorsque nous nous retrouvons seuls, je ne me retiens plus de la dévisager. Il fut un temps où cette femme était ma meilleure amie. Pendant quelques merveilleuses minutes, elle a même été plus. Après, elle m’a détesté, puis… elle est partie.

Cela fait quatorze ans que je ne l’ai pas vue, et la dernière fois, elle ne ressemblait en rien à ce qu’elle est devenue.

Elle me regarde, la tête penchée sur le côté, une main sur la hanche, le visage plein de dédain.

– Salut, Connard.

Ok. Maintenant, je suis convaincu. C’est bien Kennedy.

 

 

 

 

 

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