Chapitre 1
Meredith
– Un Noël sans cadeau, ce n’est pas Noël, déclare Jo, depuis le tapis.
Décoiffée, comme d’habitude, elle s’est installée par terre devant sa grande sœur, Meg. Ses longs cheveux bruns sont toujours aussi indomptables. C’est ma forte tête, elle est d’ailleurs la seule de mes filles à ne pas monopoliser la salle de bains. Ses doigts délicats, peints de vernis noir écaillé, se perdent dans la bordure du tapis afghan élimé sur lequel elle est assise en tailleur. Artisanalement tissée à la main, sa laine rouge et noire vibrait encore de magnifiques couleurs il y a quelques années quand mon mari nous l’a envoyé depuis Kandahar. Il y était basé à l’époque et nous habitions dans le Texas.
Dans ma tête, j’entends la voix éraillée de Denise Hunchberg me rappelant d’utiliser un vocabulaire militaire correct : mon mari était déployé à Kandahar, en Afghanistan, soit la plus grande base opérationnelle avancée du pays, ajouterait-elle aussi à coup sûr pour faire bonne mesure. Denise est toujours sur mon dos. Quand j’y pense, elle m’a même fait des remarques sur ce tapis quand je l’ai reçu. Elle m’avait dit qu’on aurait au moins pu se le faire expédier directement depuis la base pour éviter les frais de port.
Rien de tout cela n’importe aux yeux de mes filles. Dès qu’il est arrivé, elles l’ont aimé autant que moi. Quand j’ai déchiré l’emballage de ce paquet expédié par leur père, loin de nous depuis huit mois, les filles, Jo en tête, étaient tout excitées de recevoir un tel trésor de l’autre bout du monde, un objet précieux d’une si grande valeur culturelle et esthétique. Meg appréciait de nous voir enfin posséder un élément de décoration luxueux et de bonne facture dans notre petite maison toute simple. De mes filles, c’est la plus matérialiste, mais j’ai toujours su que, si je l’éduquais correctement, elle mettrait à profit son amour de tout ce qui brille pour faire de sa vie quelque chose de magique, quelque chose qui compte. Amy était trop jeune pour se soucier vraiment de ce tapis et Beth était déjà au courant avant même qu’il ne nous soit livré car son père savait qu’elle était la seule des filles Spring à être capable de garder un secret. En plus, sur un plan beaucoup plus pragmatique, comme Beth est quasi scolarisée à la maison, Frank savait qu’elle pouvait réceptionner le colis. Plus tard, il m’a expliqué qu’il voulait que ce tapis arrive directement chez nous, pour que nous ayons la joie de découvrir une surprise sur le pas de la porte et nous éviter la corvée d’aller récupérer le paquet au service courrier de la base. Si je l’avais dit à Denise, je ne suis pas sûre qu’elle aurait compris la subtilité.
Ces derniers temps, le magnifique tapis a perdu de son lustre. Les chaussures sales et le poids du passage l’ont usé. Ses couleurs se sont affadies pour former un ensemble vaguement brun que j’essaie d’entretenir de mon mieux, en vain. Mais nous l’aimons quand même toujours autant.
– Qui sait, il pourrait peut-être y avoir de la neige à la Nouvelle-Orléans, pour une fois. Ça, ça ferait très Noël, dit Meg en se passant les mains dans ses cheveux.
Ils lui arrivent aux épaules maintenant, et elle se fait aider par Jo pour les colorer et ainsi avoir des longueurs blondes avec des racines plus foncées. Il est vrai que les températures sont tellement basses cette année qu’il y a du verglas partout. On compte pour ainsi dire un accident par jour, ce qui bloque régulièrement la principale autoroute qui dessert cette ville. Le panneau indiquant le nombre de jours depuis le dernier carambolage à l’entrée de Fort Cyprus repart de zéro quotidiennement et non plus toutes les semaines, ces temps-ci. En même temps, il n’a jamais passé la barre des soixante-deux jours.
Ce matin, il ne fait pas aussi froid que ce que la télévision nous a annoncé. Je me demande si ma sœur va réussir à venir ou si elle va se servir de la météo comme excuse. Elle a toujours un bon prétexte. Son mari est posté dans la même base que le mien et ils ont eu maintes fois l’occasion de laver leur linge sale en public depuis qu’il a fait des blagues sur son poids devant un bataillon de soldats et qu’il l’a trompée.
Je demande alors aux filles :
– Est-ce que votre tante Hannah a téléphoné ?
Beth est la seule à me regarder et à me répondre par la négative.
Depuis que nous sommes arrivées à Fort Cyprus, Hannah s’est fiancée deux fois, mariée une fois et sera bientôt divorcée. J’adore ma petite sœur, mais je ne peux pas dire que sa décision de déménager pour se rapprocher du centre-ville m’ait franchement chagrinée. Elle s’est trouvé un job de barmaid sur Bourbon Street dans un petit bar, le Spirit. Ils servent des cocktails dans des crânes en plastique lumineux et un bon po’ boy, ces gros sandwichs typiques de la Nouvelle-Orléans. Elle a la personnalité qu’il faut pour ce type de boulot.
– Elle vient aujourd’hui ? demande Jo, avachie sur le tapis.
Je regarde ma fille droit dans ses yeux bruns pour lui répondre :
– Je ne sais pas. Je vais l’appeler dans un petit moment pour lui demander.
Amy s’éclaircit la gorge pour me faire comprendre ce qu’elle en pense, mais je me concentre sur l’écran éteint de la télévision. Je ne veux pas embarquer mes filles dans ces histoires d’adultes. Je veux les préserver de tout ça le plus possible, mais sans pour autant leur cacher les choses. Je leur parle du monde qui les entoure, de ces guerres dans lesquelles nous sommes plongées. Je discute avec elles. J’essaie de leur expliquer les dangers inhérents au fait d’être une femme, et aussi des bonheurs qu’elles y trouveront. Mais plus elles grandissent, plus c’est difficile. J’ai dû leur expliquer que, parfois, il est plus facile pour les hommes d’obtenir ce qu’ils veulent, et souvent sans aucune raison. J’ai dû leur apprendre à se défendre si l’un d’entre eux essayait de leur faire du mal. Avoir quatre filles âgées de douze à dix-neuf ans n’est pas seulement le travail le plus difficile que j’aie jamais eu, mais c’est aussi ce que je ferai de plus important de toute ma vie. La trace que je laisserai sur cette terre ne sera pas d’avoir été l’épouse d’un soldat, mais d’avoir élevé quatre femmes en herbe intelligentes, sérieuses et responsables, prêtes à trouver leur place dans la société. C’est un devoir que je ressens profondément ; si je ne fais rien d’autre dans ma vie, je veux qu’elles soient fières de leur force et de leur gentillesse.
Meg est la princesse de la famille. C’est notre bébé miracle. Elle nous est venue après deux déchirantes tentatives de grossesse qui n’ont pas abouti pour finalement faire son entrée dans le monde un soir de Saint-Valentin. Mais ce n’est pas comme si le jour de sa naissance Frank et moi étions sortis pour boire un verre de vin australien hors de prix. Non, mon mari était coincé derrière un bureau et faisait de son mieux pour rester éveillé. Il devait aussi faire des rondes dans la caserne toutes les heures. À l’époque, il semblait souvent écoper de cette mission de sécurité et de surveillance (Denise me ferait remarquer que le terme exact, c’est « être de garde »). Il détestait cet assignement, mais il devait y passer une fois par mois, c’est obligatoire. Ce soir-là, j’ai dû appeler quatre fois son bureau avant que quelqu’un ne me réponde et rameute mon mari. Il est arrivé à la maison au moment où mes contractions devenaient insupportables et nous nous sommes précipités dans sa voiture. On a bien cru qu’elle allait naître dans notre vieille Chevrolet Lumina. Depuis la banquette arrière recouverte de moumoute noire, je comptais les allers-retours de la paire de dés en peluche accrochés au rétroviseur en essayant d’ignorer la légère odeur de tabac froid qui flottait encore dans l’air. Frank fumait des Marlboro dans la voiture avant de découvrir qu’on attendait un bébé. Cette nuit-là, il m’a tenu la main en me racontant des blagues qui me faisaient tellement rire que j’en pleurais en essayant de m’empêcher de me faire pipi dessus. On était trop cool, à l’époque.
Le temps qu’on arrive à l’hôpital, le travail était si avancé qu’il était trop tard pour la péridurale, alors quand Meg a poussé son premier cri dans cette petite salle, j’ai fait mon possible pour éviter de hurler plus fort qu’elle. Mais bon, ce moment est vite passé. Devenir mère m’a changée profondément ; j’ai eu l’impression que les petits morceaux épars de ma vie s’étaient rassemblés pour former une image cohérente et j’ai su que j’avais un nouveau rôle à jouer.
Ensuite, c’est Jo qui est arrivée et sa naissance a laissé des traces. Elle ne s’était pas retournée, son petit corps entêté a refusé de faire demi-tour, alors l’accouchement a dû être programmé par mon obstétricien.
Pour Beth, c’était plus facile. L’affaire a été réglée en trente minutes. Sa naissance a eu lieu dans le calme, à son image, et elle s’est facilement mise à téter. C’était bien plus simple que pour mes autres filles.
Enfin, notre petite Amy est arrivée par surprise. Elle n’était pas prévue au programme et c’est lors d’une de nos soirées Tacos du mardi que je me suis rendu compte que j’étais enceinte : mon estomac m’a fait savoir qu’il ne supportait plus ce genre de nourriture alors que le reste de mon corps en avait très envie. Après Amy, j’ai demandé à mon gynécologue de s’assurer que nous n’aurions plus de surprises de cet acabit.
Quelques minutes s’écoulent en silence et j’en profite pour regarder mes filles en imaginant que Frank est à nos côtés, juste quelques instants. Quelques secondes à faire comme s’il était là, assis dans ce vieux fauteuil relax que nous possédons depuis notre premier appartement. Dans ma tête, je l’entends fredonner un air qui passe à la radio. Il aime tellement chanter et danser, même s’il est vraiment nul pour ça.
Beth me fait brusquement revenir sur terre en prenant la parole :
– J’ai vu sur Internet que le lycée de White Rock avait fait des coupes dans son budget et que le programme de musique en avait encore pâti.
– Argh, sérieux ? demande Meg.
– Ouais, ça craint. C’est à peine s’il existait avant et maintenant, il n’y a presque plus rien, pas de nouveaux instruments, pas de sorties. Nada.
Amy regarde ses grandes sœurs pour essayer de suivre leur conversation.
– Non mais sérieux ? s’indigne Jo. Je vais me pointer direct dans le bureau de madame Witt. Ils déconnent complètement. C’est quoi ce merdier…
– Joséphine, surveille ton langage, dis-je en continuant à observer Amy.
Jo a toujours un gros mot à la bouche, même si elle essaie de s’en empêcher de toutes ses forces. Sachant qu’elle a presque dix-sept ans, je ne sais pas trop quoi faire.
– Pardon, Meredith.
Elle s’est aussi mise à m’appeler par mon prénom, pour une raison qui m’échappe. De l’autre côté de la pièce, le fixe se met à sonner et Amy bondit pour aller le prendre sur son chargeur. Je l’interromps avant qu’elle ne décroche :
– Quel numéro s’affiche ?
Amy se penche vers l’écran et plisse les yeux pour répondre :
– … Banque truc. National Bank de Fort Cyprus.
J’ai un pincement au cœur. Le soir de Noël ? Vraiment ? Cette banque est déjà complètement pourrie de l’intérieur avec ses taux d’intérêt criminels et son marketing douteux. Ils sont connus pour leurs sales habitudes commerciales. Par exemple, ils postent des jolies filles à l’entrée des supermarchés pour attirer les soldats et leur faire ouvrir un compte le sourire aux lèvres, avec la vague promesse de recevoir leur solde plus rapidement grâce à leur partenariat avec l’Armée.
– Laisse sonner, s’il te plaît.
Amy m’obéit et passe le téléphone en mode silencieux. Elle regarde la petite lumière rouge clignoter sur la base jusqu’à ce qu’elle s’arrête et me demande ensuite :
– C’était qui, à la banque ?
Pour toute réponse, j’allume la télévision et Meg intervient :
– Alors, quel film on regarde ? Pourquoi pas…
Elle parcourt la pile de DVD à ses pieds du bout des doigts. Ses ongles sur lesquels elle a appliqué des stickers colorés s’arrêtent sur une boîte et elle reprend :
– Pourquoi pas The Ring ?
Je suis soulagée que Meg ait changé le sujet de la conversation. Elle a un certain talent : elle saisit l’ambiance d’une situation et l’oriente dans une direction plus agréable grâce à des histoires plus ou moins vraies, en vue de distraire, charmer ou désarmer ses interlocuteurs.
– Je déteste The Ring, se plaint Amy en se tournant vers moi d’un air implorant.
Un jour, Meg avait déguisé Jo pour la faire ressembler à l’héroïne du film et cela n’a pas été drôle. Je n’ai pas du tout rigolé. Bon, OK, peut-être un peu, mais je suis toujours remontée contre mes aînées d’avoir torturé ainsi leur petite sœur.
– Ah bon ? demande Jo d’une voix d’outre-tombe comme si elle essayait encore d’effrayer sa cadette.
Jo tend la main vers Amy pour la chatouiller, mais celle-ci esquive la menace et se jette sur moi pour tirer sur mon pantalon.
– S’il te plaît, Maman, dis à Meg qu’on ne regardera pas The Ring !
– Et si on regardait La Porte des secrets ? suggère Beth.
C’est son préféré. Beth aime tous les films avec Kate Hudson et vivre dans les environs de la Nouvelle-Orléans rend l’histoire d’autant plus terrifiante. Je consulte ensuite Jo :
– Jo, quel film choisirais-tu ?
Elle s’approche à quatre pattes de la colonne de DVD en faisant glapir Amy au passage après lui avoir écrasé le petit orteil avec son genou.
– Cabin Fever ou… Entretien avec un vampire, propose-t-elle en le sortant.
J’ai l’impression d’être une maman super cool quand mes filles apprécient les films que j’ai adorés plus jeune. Entretien avec un vampire est resté mon film culte pendant facilement vingt ans. Anne Rice est la seule auteure dont j’ai lu tous les livres. D’une voix calme, Meg nous dit :
– Ce film me rappelle mon ex, River…
Le simple fait d’entendre le nom de ce garçon me chamboule complètement, mais heureusement, les penchants dramatiques de mes filles me font immédiatement penser à autre chose. Amy se lève et prend la boîte du DVD des mains de Jo pour la jeter sous le sapin. Celle-ci s’en indigne d’un « Hé ! » alors que Meg remercie sa petite sœur en lui envoyant un bisou de la main.
– John m’appelle ! s’exclame ensuite mon aînée en s’éclipsant avant même que son téléphone ne se mette à sonner.
– Alors c’est parti pour Cabin Fever, annonce Jo en se saisissant de la télécommande.
Tandis qu’elle met en route le lecteur de DVD, Amy court aux toilettes et Beth disparaît dans la cuisine. La maison se fait calme. Je ne perçois que les sons du four à micro-ondes que ma troisième fille fait tourner. Un tel silence est inhabituel. Lorsque Frank est parmi nous, on entend de la musique ou son rire, ou sa voix s’élever pour chanter… toujours. Je ferme les yeux et peu de temps après j’entends le pop-corn se mettre à sauter. Vient ensuite l’odeur décadente du beurre qui le nappe.
Assise en tailleur à côté de la télévision, Jo regarde intensément ses chaussettes à rayures rouges. Pour ceux qui ne la connaissent pas, elle a l’air triste, avec ses lèvres boudeuses et ses yeux baissés, mais je sais qu’elle est simplement en pleine réflexion. Cela semble être quelque chose d’important et j’aimerais tellement pouvoir lire dans ses pensées pour l’aider à se débarrasser d’une partie du poids qui pèse sur ses épaules. Je romps ce silence oppressant.
– Alors cet article, ça progresse ?
Je n’ai plus beaucoup l’occasion de passer du temps seule à seule avec elle, maintenant qu’elle a un petit boulot. D’ailleurs, elle adore son job et elle y passe beaucoup de temps. Jo me répond d’un air incertain :
– Pas mal. Enfin je crois, ajoute-t-elle en me regardant, non sans se frotter les joues. En fait, je crois que c’est assez bon. Vraiment bon, même.
Un sourire timide mais éblouissant s’empare de son visage, toutefois elle se couvre la bouche avant de reprendre :
– J’ai presque terminé. Tu crois que je peux utiliser mon vrai nom ?
– Si tu veux. Tu peux te servir de mon nom de jeune fille, aussi. Quand pourrai-je le lire ?
Son sourire disparaît encore plus vite qu’il n’est arrivé. Je rectifie le tir en souriant :
– Ou pas.
Je comprends qu’elle ne veuille pas que je lise son travail trop vite. C’est sûr que cela me peine un peu, mais je sais qu’elle a ses raisons et pour rien au monde je ne voudrais lui mettre plus de pression. Je lui suggère alors :
– Tu pourrais l’envoyer à ton père ?
– Tu crois qu’il aurait le temps de le lire ? demande-t-elle après un instant de réflexion. Je ne voudrais pas le déranger.
Parfois, elle me semble bien trop mature pour son âge.
La porte des toilettes s’ouvre dans le couloir et Amy revient dans le salon, sa couverture à la main. Mes parents me l’avaient donnée à sa naissance, mais à présent elle est usée jusqu’à la trame, les pièces de tissu coloré qui forment le motif du patchwork sont un peu passées. Amy, avec son obsession pour le gloss et ses cheveux blonds, essaie de grandir trop vite. Son vœu le plus cher est d’être comme ses grandes sœurs, mais ce comportement est typique des benjamins dans une famille. Ma propre sœur était comme elle. Elle me suivait toujours partout en essayant de faire comme moi. Amy est maintenant en cinquième, une classe apparemment difficile à passer. Je ne me souviens pas franchement de la mienne, c’est que je n’ai pas dû trop en souffrir à l’époque.
Jo est toujours à taquiner sa plus jeune sœur, à lui dire qu’elle devrait déjà se préparer à affronter le lycée. Mais Amy est à cet âge où l’on pense tout savoir. Elle traverse aussi cette phase où l’apparence change radicalement, mais où elle n’a pas encore pris possession de son corps d’adulte. Les petites pestes dans sa classe aiment se moquer de sa silhouette maigrelette et du fait qu’elle n’ait pas encore ses règles. La semaine dernière, Amy est venue me demander quand elle aurait le droit de se raser les jambes. J’ai toujours dit qu’on pouvait commencer dès que la puberté prenait ses droits. Mais quand je le lui ai annoncé, j’ai dû faire face à un craquage de pré-adolescente en bonne et due forme, larmes comprises. Honnêtement, je ne sais même pas comment j’ai instauré ce principe, c’est probablement ma mère qui me l’a inculqué. Un peu plus tard, ce jour-là, en repensant à tout ce qu’Amy traverse en ce moment, j’ai décidé de montrer à ma fille comment se raser les jambes.
Meg est non seulement l’aînée, mais c’est aussi mon second dans notre logement social d’État. Parfois, il serait facile d’oublier que cette maison ne nous appartient pas, mais il arrive toujours quelque chose pour nous ramener à la réalité. Ainsi, un jour, en regardant par la fenêtre, j’ai vu un homme mesurer notre pelouse à quatre pattes dans le jardin. Lorsque je suis sortie l’affronter, il a lâchement battu en retraite pour remonter dans sa voiture, non sans nous laisser une amende à régler. Apparemment, les services administratifs des logements sociaux de l’Armée n’ont pas mieux à faire que de mesurer le gazon.
J’espère qu’un jour nous pourrons nous acheter une maison, peut-être lorsque Frank prendra sa retraite militaire. Je ne sais pas où nous nous installerons quand il aura fini son contrat, mais j’aime bien l’idée d’aller habiter en pleine cambrousse au fin fond de la Nouvelle-Angleterre. Frank a souvent évoqué l’idée que nous nous installions dans une station balnéaire endormie dans laquelle on pourrait porter des tongs à longueur d’année. Bien sûr, tout dépendra de ce que feront les filles aussi. Amy va encore rester avec nous pendant au moins six ans et Beth… eh bien, je ne sais pas si Beth voudra un jour nous quitter mais ça ne me dérange pas.
Elle ramène justement deux saladiers pleins de pop-corn et tout le monde s’installe dans notre petit salon. Je reste dans le fauteuil de Frank, Amy s’assied entre Beth et Meg sur le canapé et Jo reste par terre près de l’écran.
– Vous êtes prêtes ? demande Jo en lançant le DVD sans attendre la réponse.
Alors que le film passe, je me remets à penser à la vitesse à laquelle mes filles ont grandi. C’est peut-être la dernière fois que nous passons Noël ensemble. L’an prochain, Meg sera très probablement dans la famille de John Brooke en Floride, ou je ne sais plus trop où, en fait. J’ai oublié où se trouve leur maison de vacances. Parfois, j’ai du mal à suivre. Ce n’est pas comme si Meg était sortie avec beaucoup de garçons, mais elle nous en a ramené quelques-uns à la maison tout de même. Si, à la différence de ma mère, je garde un œil sur mes filles et leurs fréquentations, Frank, lui, est bien plus inquiet et sensible que moi sur cette question. Mais d’expérience, je sais que si je protège trop mes filles, le résultat pourrait être pire que si je m’assure simplement qu’elles connaissent les conséquences de ce qu’une relation amoureuse peut apporter. Lorsque Meg a eu seize ans, je l’ai accompagnée au planning familial pour qu’elle prenne la pilule, ce qui m’a valu une leçon de morale plutôt embarrassante de ma propre mère. Alors qu’elle n’est pas très bien placée pour jouer les parangons de vertu : elle a eu deux enfants avant ses vingt et un ans.
Le fixe se remet à sonner et Jo l’éteint directement en tendant le bras. C’est ensuite au téléphone de Meg de s’y mettre. C’est une chanson du moment qu’Amy se met immédiatement à fredonner.
– Ah ! la technologie ! s’exclame Jo.
– C’est madame King, annonce Meg en se levant sur un soupir.
Jo attrape la télécommande pour appuyer sur pause et Meg disparaît dans la cuisine. Amy en profite pour s’allonger à la place de sa sœur, même si elle sait qu’elle devra se relever quand elle reviendra, et annonce :
– Je suis trop jeune pour travailler, mais quand j’en aurai l’âge, je trouverai quelque chose de mieux que serveuse ou assistante personnelle.
– Tu es odieuse, dit Jo.
– Tu es odieuse, répète Amy pour se moquer en imitant sa voix.
En sa qualité de petite dernière, Amy aime montrer du doigt les faiblesses de ses aînées dès qu’elle le peut. J’ai l’impression qu’il lui est difficile de trouver sa place face à trois sœurs qu’elle admire à sa façon. Les relations entre sœurs sont toujours complexes, et même si elle les aime plus que tout au monde, elle est tout aussi jalouse de chacune d’entre elles sur plusieurs plans. La silhouette voluptueuse de Meg, la confiance que dégage Jo, la capacité de Beth à cuisiner n’importe quoi à partir de rien…
Jo redémarre le film lorsque Meg revient dans le salon.
– Est-ce qu’elle t’a payée ? demande Beth en faisant écho à mes propres pensées.
Que Meg travaille pour madame King ne me gêne pas, même si cette femme m’intimide avec son immense maison et ses minuscules chiens pure race. Je n’ai jamais rencontré son mari, mais j’ai croisé ses trois enfants à plusieurs occasions. Meg a eu un gros béguin pour leur fils, Shaya, et je la comprends parfaitement. Il est mignon, il a un cœur en or, et surtout, c’est un passionné. Je pensais que s’il y avait bien un homme capable de suivre Meg, ce serait lui. Je ne sais pas trop ce qu’il s’est passé entre eux, mais j’ai bien compris que si ma fille voulait que je le sache, elle me l’aurait dit.
Elle prend un air détaché :
– Pas encore. Je ne sais pas pourquoi.
Exaspérée, Jo lève les yeux au ciel et fustige le plafond du poing. J’interviens alors dans la conversation :
– Eh bien, tu ne le lui as pas demandé ?
– Si. Elle est tellement occupée, il faut dire.
– À faire quoi ? Organiser des soirées ?
– Oui, soupire Meg en me faisant un signe de tête. On est en plein dans la saison des fêtes de fin d’année, elle est surbookée.
– Ça ne te dérange pas ? Ça m’étonne. Je te pensais un peu plus coriace que ça, commente Jo.
– Je suis coriace.
– Oui, tu es coriace, intervient Amy en riant. Mais tu ne l’es pas autant que Jo, en revanche. Jo, c’est un mec.
Celle-ci se lève d’un bond pour répliquer :
– Qu’est-ce que tu viens de dire ?
– Amy, dis-je avec assez de dureté dans le ton pour lui faire lever les yeux vers moi. Pourquoi dis-tu une chose pareille ?
Je ne tolérerai pas qu’on ait ce type de discours chez moi.
– J’ai dit que tu te comportais comme un garçon.
Amy se redresse sur le canapé en échappant à sa sœur qui tente de la retenir dans son giron. Je sais que, si le ton monte, je devrai intervenir, mais je veux que les filles essaient au moins de régler le désaccord elles-mêmes. Tout comme Meg va devoir se débrouiller avec madame King, même si le culot de cette femme qui ne paye pas les salaires qu’elle doit m’énerve profondément.
– Et qu’est-ce que tu entends par là, au juste, Amy ? Parce que, tu sais, les garçons ne sont pas plus forts que les filles ! dit Jo d’une voix forte en mimant des guillemets avec ses doigts. Avoir de la force n’a rien à voir avec le sexe masculin. En fait…
– N’importe quoi ! Tu peux soulever un truc lourd comme un garçon ? oppose Amy.
– Dis-moi que tu déconnes, rétorque Jo les lèvres pincées de détermination.
Meg pause ses mains sur les frêles épaules d’Amy et presse ses ongles fleuris dans la chemise de nuit bleu ciel de sa petite sœur. La benjamine laisse échapper un gros soupir entêté, mais elle rend les armes et laisse Meg jouer avec ses cheveux. Jo continue à attendre sa réponse, les mains campées sur les hanches. En arrière-plan, le film continue à défiler.
– Et si on profitait de nos vacances de Noël ? C’est toujours plus sympa que de supporter un cours de maths, non ? demande Beth.
Mon adorable Beth essaie toujours d’apaiser la situation. De ce point de vue, c’est elle qui ressemble le plus à Frank. Jo a hérité de son intérêt pour la politique et les sujets de société, mais Beth se glisse naturellement dans le rôle de pacificatrice, elle éprouve viscéralement le besoin d’aider les autres. Beth et Jo se dévisagent quelques secondes avant que l’aînée ne cède et se rasseye tranquillement par terre.
Toutefois, il ne faut pas longtemps à Amy pour repartir sur son sujet favori :
– Beurk, ce n’est pas franchement mieux qu’un cours de maths. Ce n’est pas juste. Vous n’avez pas l’air de comprendre : toutes les filles de ma classe vont revenir en cours avec de nouveaux habits, un nouveau téléphone et des nouvelles chaussures, détaille-t-elle en comptant la liste de ses griefs sur ses doigts et en nous mettant son portable sous le nez. Et nous, nous n’avons même pas un seul cadeau à mettre sous le sapin.
Je suis rongée par la culpabilité et sincèrement peinée. Mais c’est Beth qui répond en premier.
– Nos revenus sont supérieurs à ceux de la moitié des filles de ton école. Regarde un peu notre maison et pense à la leur. À notre voiture, aussi. Regarde un peu autour de toi et souviens-toi comment c’était, avant que Papa ne devienne officier.
Les mots de Beth sont plus durs que ce à quoi elle nous a habitués ; ils semblent faire mouche auprès d’Amy, parce que je la vois froncer les sourcils et regarder son environnement, s’attardant sur nos murs beiges et sur l’écran plat cinquante pouces que nous avons acheté à la coopérative de l’Armée, hors taxe bien sûr. Puis elle se concentre sur le sapin de Noël et reprend :
– C’est exactement ce que je veux dire. On pourrait avoir…
Mais comme bien souvent depuis le début de ces vacances, Jo l’interrompt de force pour rappeler à tout le monde que notre famille n’a d’argent en plus que lorsque Frank doit passer entre les balles et les engins explosifs improvisés en Irak et que nous ferions bien d’en avoir conscience plutôt que de souhaiter avoir la belle vie sur son dos. Je déteste quand elles sont aussi directes et factuelles ; c’est un peu trop. Je me demande s’il reste du Baileys dans le frigo. Je crois bien que oui.
– En plus, poursuit Jo sur sa lancée, toutes les filles dans ta classe volent ces objets. Tu crois vraiment que la famille de Tiara Davis a les moyens de lui offrir des lunettes de soleil Chanel ? Seuls les officiers supérieurs ont assez de revenus pour ça, et il n’y a pas un seul gamin avec un parent de ce grade autour de toi à part ce môme qui revient tout juste d’Allemagne. Il s’appelle comment, déjà ?
– Joffrey Martin, répond Amy en grognant presque son nom. C’est un abruti.
– Ouais, c’est ça, approuve Jo en hochant la tête. Alors ne sois pas jalouse. Par ici, personne n’a d’argent après le cinq du mois.
– Sauf la famille King, marmonne Meg.
Ses mots ne reflètent pas simplement son ennui de ne pas avoir été payée. Dans cette pièce, nous pouvons toutes facilement sentir son envie de posséder ce qui se fait de plus beau, comme la famille King. Des rumeurs courent à leur sujet. À ce qu’il paraît, ils auraient des toilettes en or massif dans leur gigantesque maison. Meg ne les a jamais vues.
Je sais qu’elle aime beaucoup son travail d’assistante personnelle auprès de madame King. Je me demandais comment ma princesse allait supporter d’obéir à des ordres à longueur de journée, mais elle a su conserver cet emploi depuis que sa patronne l’a débauchée du Sephora dans lequel elle exerçait. À ce jour, la description de son poste est encore un grand mystère pour moi. Tout ce que je sais, c’est qu’elle la maquille et promène ses minuscules chiens qui aboient en permanence. La semaine dernière, Meg remplissait le lave-vaisselle des King quand elle a été interrompue pour s’entendre dire de ne plus jamais toucher de vaisselle sale. Je ne suis pas trop sûre d’apprécier l’implicite de cette remarque, mais mon aînée a dix-neuf ans et c’est à elle de décider quel genre de femme elle veut être.
– Personne n’aime la famille King, de toute façon, annonce Amy.
– Mais c’est faux, les défend Meg.
– D’accord, toi tu les aimes bien. Mais ça ne veut pas dire grand-chose. C’est comme dire que les gens aiment Amy, la taquine Jo.
Ma petite dernière ne se laisse pas faire et elle se lève d’un bond pour crier sur sa grande sœur.
– Jo est toujours…
Meg pose sa main sur le torse de sa petite sœur pour lui faire regagner sa place sur ses genoux dans le canapé.
– Amy, c’était un compliment… Et puis, je m’en moque. Bientôt John Brooke sera lui aussi un officier supérieur, quand il sera diplômé de West Point, dans quelques semaines.
J’ai l’impression d’être une adolescente moi-même en levant les yeux au ciel devant cette parole de Meg et je la sermonne :
– Ne te vante pas comme ça de son grade. Tu parles comme une snobinarde.
Ce que Meg ne dit pas, c’est que ça ne la gêne pas d’être snob, si ça lui permet d’avoir des lunettes de soleil Chanel ou une piscine dans le jardin comme madame King. C’est d’ailleurs exactement ce qu’elle a dit à Amy la semaine précédente.
– Ouais, Meg, c’est vrai, d’abord, renchérit celle-ci.
– La ferme, Amy.
– Meredith, tu sais à quel point ils sont riches ? demande mon aînée.
Je lui réponds non d’un signe de tête. Tout ce que je sais, c’est que monsieur King aide les grosses entreprises à éviter les poursuites judiciaires. Je ne suis pas fascinée par cette famille comme mes filles semblent l’être. J’ai même une ferme aversion pour ces personnes qui s’estiment meilleures que d’autres, et elles peuvent être assez nombreuses dans l’Armée. Avant que Frank ne décroche sa dernière promotion, je me sentais à ma place parmi les épouses des simples soldats. Toutes ressentent la même solitude, ont les mêmes difficultés financières, éprouvent le même degré de stress face à la guerre et à la nécessité de nourrir leurs foyers. Certaines travaillent même à l’extérieur et je trouve ça génial. J’avais un petit groupe d’amies, une jeune mariée qui venait d’avoir son premier bébé et une femme de mon âge qui venait d’arriver de Fort Bragg.
Quand Frank est devenu officier, je n’ai plus été acceptée dans le groupe des épouses de soldats de deuxième classe, mais je n’ai pas trouvé ma place dans le club des femmes d’officier non plus. Ce nouveau statut me confère plus de responsabilités sociales et je n’ai aucune envie de les assumer. J’ai déjà quatre filles à élever et un mari à soutenir lorsqu’il est loin de nous.
Denise Hunchberg, la chef autoproclamée de notre groupe de soutien pour les familles de militaires, était sympa avant. Mais elle est devenue méchante et un peu dérangée à mesure que le pouvoir lui est monté à la tête. Ça me rend dingue de rester assise dans mon coin à la regarder se servir de sa prétendue autorité pour s’en prendre aux plus jeunes. Chaque fois qu’elle m’adresse un regard sévère ou se moque d’une femme derrière son dos, je me vois me lécher les doigts pour étaler le maquillage ridicule qu’elle applique sur ses monstrueux sourcils qui lui donnent cet air suffisant absolument méprisable. Parfois, quand je me sens d’humeur exceptionnellement mesquine, je m’imagine dire à Denise, cette femme qui se comporte comme si son statut dans notre association lui conférait les mêmes pouvoirs que ceux du leader du monde libre, que son mari a couché avec une urgentiste. Deux fois depuis que son unité est déployée sur la ligne de front. Lorsque Denise a agité son index vindicatif sous mon nez alors que j’avais oublié de prendre des petits pains pour faire des hot-dogs au cours du dernier événement auquel je me suis rendue, j’ai failli l’envoyer chier. Mais je sais que ce n’est pas la meilleure chose à faire. Je suis trop futée pour me laisser porter par mes émotions et faire quelque chose d’aussi stupide. C’est abominable de détruire une famille et, qui plus est, c’est mon mari qui payerait les pots cassés si je ne tenais pas ma langue. Alors il vaut mieux garder son calme et être mature.
Les femmes d’officier ne sont pas soumises aux mêmes standards que les épouses des soldats de rangs inférieurs et je ne peux pas faire ça à Frank. Parfois, j’ai l’impression qu’à Fort Cyprus je suis comme un poisson coincé dans l’un de ces aquariums de supermarché. Trop de poissons, pas assez de nourriture, nulle part où aller, sauf de l’autre côté de ce petit espace clos et répugnant de saleté. Nos filles aussi doivent prendre garde à leur réputation. Enfin, autant que quatre adolescentes en sont capables. Les rumeurs circulent vite parmi les militaires et la famille Spring a déjà disséminé des raisons de faire parler d’elle un peu partout en ville.
La conversation entre mes enfants a dévié pendant que je pensais à Denise, et je reviens à la réalité en entendant Amy annoncer :
– Et Papa a un travail bien moins dangereux que les autres. Il n’a même pas besoin de porter d’arme.
Personne ne lui dit qu’elle a tort. Je suis à l’origine de ce petit mensonge, né un jour où j’ai voulu lui remonter le moral. Mais franchement, qu’est-ce que j’étais censée dire à ma petite fille de dix ans quand elle m’a demandé si son père allait mourir ? De son côté, Jo essaie toujours d’ignorer l’énorme mitraillette fixée sur le torse de son père sur toutes les photos qu’il poste sur Facebook. Elle déteste les armes et ne se prive pas de le dire à voix haute. Elle a aussi annoncé qu’elle serait bien contente de ne jamais avoir à en toucher une seule de toute sa vie. Je suis comme elle.
– Je ne dirais pas qu’habiter dans une base militaire en plein milieu de Mossoul n’est pas dangereux, contre Jo sans prendre la peine de dissimuler la noirceur du ton de sa voix.
Elle a aussi renoncé à tout faux-semblant. Peu importent les imprécisions d’Amy, mes filles savent toutes où se trouve leur père et à quel point il est dangereux d’être en Irak. Elles savent que des gens y meurent, des deux côtés de la ligne de front. Des gens comme le père d’Helena Rice. Il y est parti deux jours avant son entrée en terminale et y est mort peu avant Noël. Helena et sa mère doivent maintenant repartir là où elles vivaient avant que l’Armée ne leur impose leur ville de résidence. On leur a donné exactement quatre-vingt-dix jours pour évacuer leur logement. C’est abominable. Tout simplement abominable.
– C’est la base la plus sécurisée, rétorque Amy.
Là encore, un de mes mensonges. Jo dément :
– Non…
Mais je l’arrête en la rappelant sèchement à l’ordre :
– Jo !
Je me sens fatiguée, d’un seul coup. Parfois, je ressens ce type d’épuisement momentané, quand j’aimerais que Frank soit physiquement à mes côtés pour donner des explications à ses filles sur des sujets aussi graves.
– Meredith, me retourne-t-elle d’un ton cassant.
Mais son comportement se radoucit un peu quand elle sent le regard de Beth se poser sur elle.
– Allez Jo, laisse tomber. Regardons le film.
Je suis assise au milieu de cette discussion, mais je suis crevée. J’ai envie de me lever pour jeter un coup d’œil dans le frigo.
– Pardon, Beth, désolée si mon inquiétude pour la vie de notre père te gêne pendant que tu regardes un DVD, rétorque Jo, belliqueuse, en croisant les bras sur sa poitrine.
Si elle avait dit une chose pareille à Amy ou à Meg, ou même encore à moi, elle se serait pris un sacré savon, une leçon de morale, voire une gifle de la plus jeune. Mais Beth ne rétorque rien. Quelques secondes passent et Jo se contente de monter le volume de la télévision. Je sens son stress à la posture de ses épaules crispées, tout comme les miennes.
Frank nous manque, c’est tout. Face à l’éloignement de leur père, les filles de la famille Spring sont passées par toutes les phases du chagrin. C’est lorsque son petit ami a montré à plusieurs garçons de l’école des photos d’elle qui n’étaient pas censées sortir de l’intimité de leur couple que Meg aurait eu le plus besoin de lui. Jo aurait voulu l’avoir à ses côtés quand elle a été choisie pour être la plus jeune rédactrice en chef du journal de son lycée jamais nommée, et encore plus quand on l’a virée. Beth regrette de ne pas l’avoir à la maison quand elle joue de la musique et qu’elle ne trouve pas la bonne note. Amy aimerait entendre son père chanter ses chansons Disney préférées. Et enfin, leur mère aimerait bien que son mari soit là quand la vie devient un peu trop lourde à porter sur ses épaules.
Notre capitaine nous manque à toutes les cinq pour un tas de raisons et nous avons tellement hâte qu’il nous revienne dans quelques mois. J’ai l’impression qu’il est parti bien plus longtemps qu’une simple année et deux petites semaines de permission ne suffiront jamais. Lors de ce bref laps de temps, il essaie toujours de concentrer une année entière en quelques jours. L’an dernier, nous avons pris la voiture pour aller en Floride et passer une semaine à Disney World. Lors du feu d’artifice, j’ai senti l’anxiété de Frank surgir à chaque fusée lancée dans le ciel. Il s’est éclipsé pendant le spectacle et je me souviendrai toujours de son apparence quand il est retourné à l’hôtel, les épaules un peu plus crispées chaque fois qu’une explosion illuminait le ciel nocturne d’une pluie d’étoiles scintillantes. Ces détonations étaient belles dans les grands yeux de Jo, et sur l’énorme sourire d’Amy. Mais le fracas des déflagrations a fait battre mon cœur à toute vitesse, car j’étais morte d’inquiétude pour mon mari qui n’a pas pu supporter ce chaotique déchaînement de couleurs et de lumières. Lorsque Frank a disparu dans la foule en liesse, je lui ai couru après et, de son côté, Meg avait laissé Jo aux commandes pour courir après un garçon qu’elle avait rencontré dans la queue pour visiter le château de Cendrillon.
Dans la cuisine, le four se met à sonner et Beth se lève d’un bond. Si les autres filles l’ont entendu, elles ne le montrent pas. C’est elle qui passe le plus de temps dans cette pièce. Ces derniers temps, j’ai de moins en moins envie de faire à manger et, Beth est aussi la seule à remarquer quand la panière à linge sale commence à sérieusement déborder.
– On regarde le film, ou pas ? s’exclame Amy. Ce serait bien que tout le monde arrête de bouger en permanence et de parler !
Jo lève les yeux au ciel. Tous les ans, je fais regarder des films d’horreur à mes enfants le 24 décembre au soir. C’est une tradition depuis que Frank et moi avons passé notre premier Noël seuls tous les deux. Nous étions postés à Las Vegas et j’avais le mal du pays. Quand j’étais petite, j’ai toujours adoré Halloween, c’était le meilleur moment de l’année pour moi. Ma mère nous sortait le grand jeu et j’ai hérité de sa passion pour cette fête. Alors quand j’ai cherché du réconfort ce soir-là, je suis tombée sur un marathon films de monstres. Depuis, c’est devenu une tradition et j’ai gardé cette habitude que j’ai transmise à mes filles.
Elles adorent Halloween. Elles aiment tout ce qui est effrayant et, depuis que nous avons emménagé à la Nouvelle-Orléans, Beth et Amy sont de plus en plus attirées par tous les contes vaudous et les légendes urbaines qui peuplent la ville. Je suis très fière d’avoir la maison la plus flippante du quartier, peu importe l’endroit où nous vivons. Je me rappelle de mon enfance et je raconte des histoires de fantômes et de maisons hantées que je situe dans ma ville natale du Midwest. Quand j’étais jeune, avec mes amis, nous passions nos week-ends à visiter les endroits où des « phénomènes paranormaux » étaient censés avoir eu lieu, ce qui me vaut quelques bons souvenirs.
Jo montre l’écran et commente le film :
– J’adore cette partie.
Elle choisit souvent le même type de productions, généralement des films de zombies ou avec des histoires de virus. L’an dernier, c’était 28 jours plus tard. Meg choisit toujours en fonction de l’acteur qui a le rôle principal. L’an dernier elle était très branchée Tom Hardy et je ne pouvais que partager son opinion… Fantasmer sur les mêmes hommes que sa fille, c’est encore plus bizarre qu’une tartine de pâté-Nutella.
– Moi aussi ! renchérit Amy.
Je surprends Jo sourire à sa petite sœur, ce qui me réchauffe le cœur. Le calme s’installe sur la maison, ponctué par les cris dans la télévision.
Chapitre 2
Jo
Comme tous les ans, je suis la première levée le matin de Noël. C’est mon truc, je me réveille avant qu’il fasse jour et je descends dans le salon pour jeter un coup d’œil aux cadeaux que le « père Noël » nous a apportés. D’habitude, je vais ensuite réveiller ma cadette, puis Meg. Amy ouvre l’œil en même temps que Beth puisqu’elles partagent leur chambre.
Cette année, c’est un peu différent. Malheureusement, rien ne me pousse à me précipiter en toute discrétion au pied du sapin pour voir les cadeaux. Au moins nos chaussettes sont toujours suspendues devant la cheminée. C’est le rituel que je préfère le 25 décembre au matin car mes parents essaient toujours de les bourrer le plus possible de petites cochonneries, surtout de bonbons. Généralement, je fais tomber la mienne par terre et je dois me battre contre mes sœurs pour les empêcher de s’en prendre à mon butin, même si elles ont chacune le leur. Amy est la pire de toutes ; elle a tendance à essayer d’échanger en douce ses trésors contre les nôtres si elle les trouve mieux. Nous avons chacune notre chaussette. Elles sont faites dans un tissu qui gratte et nos noms sont brodés dessus. Ma grand-mère maternelle nous les a fabriquées à notre naissance. La mienne est la plus laide. Elle est décorée d’un père Noël avec une sale tête qui a l’air complètement bourré. Son bide est de travers, sa barbe franchement d’un gris dégueu, comme ses dents. Son sourire est légèrement sinistre et les années qui passent ne l’ont vraiment pas arrangé. C’est comme si Bad Santa avait fait pourrir le tissu de l’intérieur. Il me fait marrer tous les ans, quand je le sors du carton des décorations de Noël. Meg est tout le temps en train de geindre en disant qu’il y a des motifs beaucoup plus mignons sur celles qu’on trouve dans le commerce. C’est vrai que, côté héritage, pour les filles de la famille Spring, c’est plus vieilles chaussettes que somptueux bijoux transmis par un lointain ancêtre d’ascendance royale. Qui plus est, notre grand-mère et Meredith ne se sont pas adressé la parole depuis près de deux ans. Mais bon, si je dois choisir un côté dans ce conflit, j’irai vers celle qui me donne à manger tous les jours. Même si j’aime bien ma grand-mère, je veux soutenir Meredith.
Mes sœurs sont plus touchées que moi par notre absence de cadeaux. Même Beth est tout excitée par les fêtes ; pourtant, elle n’est pas obsédée par les fringues comme Meg, ou par les bouquins comme moi, ou par elle-même comme Amy. Si Noël était une personne, Beth serait la mieux placée pour l’incarner. Elle est pétrie de rires, de gentillesse et de petits gâteaux qui sortent tout juste du four. Moi, je serais plutôt Halloween.
Sur ces considérations, j’ouvre le tiroir du haut de ma commode et je rassemble les petits livres achetés pour mes sœurs. J’ai dépensé la moitié de mon salaire là-dedans. Financièrement parlant, je m’en sors plutôt bien en bossant dans mon café-librairie et j’adore avoir mon propre argent. Je sais que, de mes sœurs, Beth est celle qui lira plus probablement de la poésie – et je sais qu’elle sera fière de me voir me servir de mon fric pour faire des cadeaux à tout le monde –, mais j’espère qu’Amy et Meg prendront simplement la peine de l’ouvrir. Sinon, au moins, l’auteur aura gagné un peu de pognon grâce à mon achat.
Je rêve du jour où je pourrai écrire quelque chose que les gens liront vraiment. Je pourrais me contenter de ne vendre que trois exemplaires de mon bouquin, un seul même, si la personne qui se le procure se sent touchée par mon travail – bon Dieu, je serais folle de joie si elle prend seulement la peine d’aller jusqu’au bout du texte. Beth me dit tout le temps que je suis trop dure avec moi-même, que je suis trop impatiente de vivre mon avenir et trop susceptible. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec elle. Si le passé et le présent sont légèrement pourris et que personne ne semble tirer de leçon de ses erreurs, alors pourquoi n’aurais-je pas envie de me jeter dans le futur ? C’est honnêtement ce que j’ai de mieux à attendre de la vie.
En fait, Beth est la seule à avoir lu tous les articles que j’ai réussi à placer dans le journal du bahut et elle me répète à chaque fois que j’ai beaucoup de talent. Elle me félicite pour mes comptes rendus des réunions du club de débats et mes petites histoires débiles à propos des soirées organisées par l’école, mais j’ai tellement hâte d’écrire sur le monde en dehors des murs du lycée de White Rock. Ça me saoule d’avoir à parler de Shelly Hunchberg et de sa couronne à la con, en plastique pourri et faux strass qui reflètent seulement la lumière de ses rêves bientôt brisés.
Je veux écrire sur la folie du monde et sur ce qu’il se passe dans mon pays. Je veux me servir de ma plume pour autre chose que flatter l’ego de Mateo Hender déjà étalé sur une page entière de photos de lui sur le terrain de football américain avec ses gros muscles dopés engoncés dans son uniforme rembourré de partout. J’en ai marre de rabâcher les statistiques du Corps d’entraînement des officiers de réserve et, comme notre lycée est peuplé à quatre-vingt-dix pour cent de gamins de militaires, c’est sûr, ça ne changera jamais. En fait, ce n’est pas si chiant que ça comme sujet, leur entraînement est plutôt cool à regarder, mais j’ai besoin de plus de liberté. J’ai envie d’écrire sur ce qui aura de l’importance dans deux ans, quand Shelly sera enceinte et qu’elle attendra le bébé de Mateo qui se sera engagé comme troufion ou bossera au fast-food du coin. Je devrais avoir le droit de parler du contingent de soldats qui ont retrouvé leurs familles la semaine dernière – ou de ceux qui ne sont pas revenus. M. Geckle est un con.
– Notre lectorat est trop jeune pour ce type de sujet, m’a-t-il dit en agitant son index tout ridé après avoir lu mon article sur la vague de manifestations qui enfle un peu partout.
Je lui ai répondu en me désignant moi-même comme si ce crétin avait la moindre idée de ce qu’être un ado des années 2000 représente :
– Non, M. Geckle, c’est faux. Notre lectorat est composé d’adolescents, de personnes qui ont mon âge.
– Trop subjectif, trop controversé, a-t-il fini par marmonner en m’indiquant la sortie d’un vague mouvement.
Pas moyen que j’accepte et je suis certaine qu’il ne s’attendait pas à ce que je le fasse. Ça faisait déjà deux ans qu’il me connaissait. Alors j’ai pris la page imprimée et je l’ai pourchassé autour de son bureau :
– Mais c’est vrai. Tout est vrai, là-dedans.
Le faux bois de son bureau hors de prix était blindé d’initiales d’anciens élèves, gravées ou écrites. Le bahut a arrêté de remplacer le mobilier au bout d’un moment. Inscrire ses initiales sur le bureau d’un prof est une sorte de tradition dans mon lycée. J’ai toujours dit que je trouvais que c’était immature, que ça n’avait pas de sens, enfin jusqu’à ce jour-là. À cet instant, j’ai voulu tendre la main par-dessus le meuble couvert de graffitis, attraper le stylo monogrammé dans la poche de sa chemise et m’en servir pour graver mon nom en plein milieu.
Ce n’est que lorsque, debout devant lui, il a rayé d’un trait le meilleur article que j’aie jamais écrit, car il n’a aucune foi en l’intelligence de ses élèves, que j’ai compris ce que représentaient ces initiales. C’est un acte de rébellion. J’ai adoré. Je me suis promis que je m’obligerai à revenir pour gratter cette planche de contreplaqué et y inscrire mon nom pour qu’il ne m’oublie jamais. Mais M. Geckle a continué à dégager mes propositions les unes après les autres. Il a forgé cette idée qui ne me quitte plus : les vrais sujets n’atteindront jamais la conscience de mes camarades de classe. Pas ici, pas dans ce minuscule lycée du fin fond de la Louisiane. Heureusement qu’il y a Internet, ils ont donc les moyens de savoir ce qu’il se passe dans le monde au-delà de notre base militaire. Je n’abandonnerai pas complètement, mais j’ai accepté que mes articles ne soient jamais en première page. Seuls les Mateo et les Shelly font la une des journaux sur cette terre.
Je sens mon portable vibrer dans mon jogging, alors je fourre les trois livres noirs dans la poche ventrale de mon sweatshirt pour courir éteindre mon réveil. Il faut que j’appelle mon taf pour les prévenir que je peux prendre tous les services disponibles pendant les vacances. Je n’ai pas envie de rester glander chez moi, en plus j’adore les jours fériés chez Pages. C’est le genre d’endroit qui n’existe que dans les rêves des auteurs. Une sorte de café postmoderne avec des tables en bois brut et en métal noir, de grands tableaux peints par des artistes du coin accrochés aux murs et des références à la pop culture çà et là. Le jour où je suis allée passer mon entretien pour bosser chez eux, on pouvait laisser des pourboires dans deux bocaux différents. On pouvait choisir entre VOLDEMORT et DUMBLEDORE. J’ai mis le mien dans le premier parce qu’il était vide et que, ce jour-là, j’étais d’humeur particulièrement rebelle. J’avais remercié la fille surexcitée derrière le bar en souriant. Entre Hayton ma collègue survoltée et mon boss qui encourage mon esprit créatif tout en demandant à lire mes textes, j’apprécie pas mal mon boulot.
J’envoie un SMS à mon chef juste avant de me souvenir qu’il est encore super tôt et qu’aujourd’hui, c’est férié. Pas grave, il m’a déjà fait le coup. Puis je m’avance doucement vers le lit de Meg de l’autre côté de la pièce. Elle dort encore et ronfle doucement (même si elle jure que ça n’arrive jamais). Ses jambes sont recroquevillées sur son torse. Ses bras bougent un peu dans son sommeil et son T-shirt remonte légèrement, dévoilant l’un de ses seins. C’est comme si Meg avait récupéré les meilleurs gènes de la famille. Elle a la poitrine et les hanches de Meredith et le sourire de notre père. Je me souviens que, quand j’étais au collège, je me regardais dans le miroir et je me sentais tellement gamine comparée au corps déjà voluptueux de ma sœur. Maintenant, je n’ai plus aussi envie d’avoir de gros seins, mais les atouts de Meg ne s’arrêtent pas là. Je sais qu’elle a de la lingerie en dentelle dans sa commode et qu’elle a couché avec River Barkley, et pas qu’avec lui d’ailleurs.
En plus, elle a une Prius rouge. J’ai tellement hâte de pouvoir conduire. Je viens juste d’avoir mon permis et Meg compte les jours tant elle a envie que je me mette à faire le chauffeur pour les autres. Elle déteste raccompagner tante Hannah dans le Vieux Carré français ou amener Amy chez les scouts. Pour une raison ou une autre, ma sœur pense que son temps est plus précieux que le mien. C’est peut-être vrai, après tout elle est sortie du lycée l’an dernier.
Elle bouge encore. Je me demande si elle fait un cauchemar. Elle rêve peut-être qu’il y a une rupture de stock en palettes de fards à paupières chez Sephora ou que Shaya King l’a bloquée sur Twitter. Elle a piqué une énorme crise quand tous ses anciens potes du Texas l’ont fait, mais elle a refusé de nous dire exactement ce qu’il s’était passé et pourquoi ils avaient tous pris le parti de River. Elle ne nous a jamais dit non plus pourquoi elle ne peut plus encaisser Shaya King.
Meg adore l’espionner sur Internet, elle aime savoir où il est et ce qu’il fout. Elle l’a traqué du Cambodge au Mexique en matant toutes ses photos (sans les liker, bien sûr). Elle essayait de m’expliquer pourquoi ce mec est un connard, mais c’est assez dur à croire quand on le voit publier des photos de lui dans des petits villages partout sur la planète. Je me souviens d’une, prise en Ouganda, où on le voit faire la lecture à une petite fille qui avait passé ses bras autour de ses épaules. Leurs peaux étaient presque de la même couleur. Celle de la petite fille était légèrement plus foncée. Elle était tellement mignonne.
Meg ne peut pas blairer Shaya, alors que je suis fascinée par lui. C’est un mec plutôt canon, populaire et riche, qui laisse tomber la fac pour voyager à travers le monde et se sert de son fric pour devenir un activiste. Je perçois ce qui peut bien gêner Meg dans le concept, mais moi, au contraire, je trouve ça cool et je suis impressionnée de voir qu’il s’est tiré d’ici, lui comme ses sœurs. Je me souviens quand Meg a demandé à Meredith si ça la gênait que Shaya soit noir et notre mère a alors passé plus d’une heure à nous expliquer qu’on pouvait sortir avec qui on voulait : fille comme garçon, black, asiatique, ou métisse. Meg n’a plus jamais posé de question. Mais bon, elle ne semble pas avoir un type de mec en particulier, et tous ceux qu’elle a ramenés à la maison étaient différents.
Du bout des doigts, je soulève un coin de son oreiller pour glisser le recueil de poésies sous sa tête endormie. Elle ne réagit pas et continue simplement à ronfler tout en restant sublime. Je me suis toujours dit qu’elle avait du bol sur le plan physique. J’étais un peu jalouse de sa silhouette généreuse, mais plus je grandis, plus je m’en tape. Meg est fière de son corps, même si elle n’arrête pas de geindre parce qu’elle doit porter des soutifs à armatures renforcées pour supporter tout ce poids. Quand la poitrine de Beth a commencé à s’épanouir, Meg l’a avertie que certains garçons pourraient se mettre à la harceler. De son côté, elle sait utiliser son physique à son avantage. Elle essaie toujours de donner des conseils à Beth sur la meilleure manière de s’y prendre avec les garçons, mais ma petite sœur se contente immanquablement de rougir en secouant la tête, sans jamais rentrer dans son délire. Meg semble savoir de quoi elle parle, d’autant que nous vivons dans une ville pleine de soldats et qu’elle adore ça. D’ailleurs, elle dit toujours qu’elle aime voir les hommes en uniforme. Comme son petit ami, John…
– C’est quoi ce merdier ?
Meg vient de se réveiller brusquement et pousse un petit cri en me voyant, ce qui me fait sursauter. Visiblement paumée, elle regarde autour d’elle et ses cheveux bruns restent collés à sa bouche.
– Qu’est-ce que tu fous, Jo ? Putain, tu m’as fait flipper à mort, dit-elle en écartant les cheveux de son visage pour les mettre sagement derrière ses oreilles.
Je me couvre la bouche avec les deux autres livres pour m’empêcher de rire.
– Je jouais les père Noël.
Meg me sourit et glisse une main sous son oreiller. Elle semble de plus en plus excitée et je remarque à quel point elle a l’air jeune en sortant le livre de sa cachette. Elle regarde mon cadeau avec attention et, même si ce n’est pas du maquillage, elle m’offre un grand sourire en retour, accompagné d’un petit cri de joie en le serrant contre son cœur. Je me couvre la bouche et j’exprime ma joie à mon tour, mais Meg me surprend.
– Merci ! Ce n’est pas une palette Naked, mais je savais que tu ferais le nécessaire, Jo.
J’aime bien cette idée : ça me plaît de savoir que mes sœurs s’attendent à ce que je fasse quelque chose pour elles. D’habitude, c’est Beth qui pense à tout le monde avant de prendre en compte ses propres besoins. Pas cette année. Là, c’est mon tour. Peut-être qu’on va passer de bonnes fêtes de fin d’année, en définitive.
– Voilà, j’ai fait ma BA pour l’année.
Elle reprend ses vieilles habitudes en levant les yeux au ciel pour me répondre :
– Tu aurais aussi pu aller chercher ton permis pour que je ne sois plus la seule à conduire Amy et Beth partout. J’aurais préféré ça comme cadeau.
– Beth ne va jamais nulle part.
– Tu sais très bien ce que je veux dire.
– Pas vraiment.
Je regarde l’un des posters que Meg a accrochés au mur. Il représente un acteur qu’elle aime bien. On l’a vu dans presque tous les films cette année. Elle le suit sur Twitter et elle a failli le rencontrer lorsqu’il est venu pour une convention à la Nouvelle-Orléans cet automne. Quand, une semaine avant elle a appris qu’il s’était fiancé, Meg a refilé son ticket pour la séance de dédicace à laquelle elle avait prévu d’assister.
– Rappelle juste à Meredith de t’accompagner pour aller chercher ton permis. Il serait temps que tu y ailles, quand même.
– Sérieux, Meg, il est sept heures du mat’, détends-toi un peu. J’ai déjà demandé à Meredith de m’y conduire trois fois cette semaine. Elle a trop de boulot.
– Qu’est-ce qu’elle fait, au juste ? insiste Meg d’un air sévère.
Je hausse les épaules en battant en retraite vers la porte. Je ne sais pas vraiment quoi lui répondre et j’ai encore des bouquins à livrer.
– Meredith se bouge plus que toi, Princesse.
Meg me répond en me présentant son majeur.
– Tu devrais lire ce bouquin, vraiment, cette fois-ci.
Quand je me tourne pour la regarder, je la vois l’ouvrir au hasard. J’espère que ces vers lui parleront immédiatement, comme ils l’ont fait pour moi. Ces derniers temps, j’ai commencé à avoir envie de me rapprocher de Meg, de mûrir. J’ai aussi envie que mes trois sœurs se retrouvent dans les mots de cette poétesse. Surtout Meg. Ces poèmes peuvent la toucher plus que nous, j’en suis certaine. Certains d’entre eux m’ont fait crever d’envie de tomber amoureuse ; j’ai même voulu éprouver la rupture après coup.
Je me dirige ensuite vers la chambre de Beth et d’Amy, de l’autre côté du couloir. Il fait sombre à l’intérieur et la porte couine un peu quand je l’ouvre. Hier soir, après une dispute avec sa copine Tory, Amy y a scotché un panneau sur lequel elle a écrit « RÉSERVÉ AUX FILLES DE LA FAMILLE SPRING ». Amy ne garde jamais ses copines bien longtemps, mais quand on a trois sœurs qui nous aiment d’un amour inconditionnel, peu importe. Nous devons supporter son autoritarisme, pas Tory. Ni Sara, ni Penelope, ni Yulia…
La moitié de la chambre occupée par Amy est envahie par le bordel. Alors que le côté de Beth est immaculé et que ce bazar la rend à moitié dingue. Pourtant, elle fait le ménage une fois par semaine, mais Amy laisse tout en plan. Le lit de celle-ci est vide. Je jette un coup d’œil à celui de Beth, m’attendant à la voir câliner notre petite sœur dans son lit légèrement plus grand, mais non, Amy a disparu. Je caresse du bout des doigts la couverture noire du livre en m’arrêtant sur l’illustration représentant une abeille. Tout est parfait dans ce bouquin.
Lorsque je soulève l’oreiller de Beth, elle se réveille immédiatement :
– Qu’est-ce qu’il se passe ? Un problème ?
Je lui réponds d’un signe de tête en pressant mon index sur ma bouche :
– Aucun problème, rendors-toi. Désolée.
Une fois ma mission père Noël terminée, je descends dans la cuisine. Je suis contente de voir que nos quatre chaussettes sont pleines à craquer de bonbons et surprise de voir trois cadeaux sur le plan de travail. Ils ont été précisément alignés à côté d’un compotier vide que ma mère a acheté pour décorer. En revanche, elle refuse de mettre des fruits en plastique dedans parce que ce serait un peu ridicule quand même. Les trois cadeaux ne sont pas emballés, ce qui veut dire qu’ils nous ont été apportés par le père Noël. Aucune d’entre nous n’y croit encore, mais Meredith refuse de l’accepter. Elle veut que ses filles restent jeunes et innocentes le plus longtemps possible, ce qui est assez difficile dans notre monde plein de haine et d’injustice. Mais je dois admettre qu’en regardant ces cadeaux bien alignés, mon cœur a fait un petit bond en tombant sur le dernier. C’est un livre.
Les mots La Cloche de détresse sont inscrits sur la couverture pourpre. J’avais dit en passant que je voulais acheter ce roman d’inspiration autobiographique écrit par l’une de mes auteures préférées, Sylvia Plath. C’est l’un des rares livres qu’elle ait écrits que je n’ai pas encore lu. Meredith n’apprécie pas trop mon obsession un peu malsaine pour une femme à la légende si noire, mais je suis fascinée par elle depuis que je suis tombée par hasard sur un post à propos de son œuvre. Je serre le livre contre mon cœur. Meredith a assuré cette année.
Elle fait tout ce qu’elle peut, sachant que mon père a été envoyé au Moyen-Orient pour la quatrième fois en huit ans. Elle a pas mal de merdes à gérer, en jouant les rôles de père et de mère à la fois. C’est déjà assez difficile d’être l’un des deux, surtout quand on doit élever quatre filles en pleine adolescence. J’attrape le livre et je caresse doucement la silhouette de la femme représentée sur la couverture. C’est une magnifique édition, j’en suis très émue. Il n’y a que les livres pour me faire ressentir ça. J’aimerais pouvoir écrire un grand roman, même si je suis plus une éditorialiste, en fin de compte. J’ai envie de bosser pour Vice ou même pourquoi pas pour le New York Times. Qui sait ? Si j’arrive à me tirer de cette base militaire, je pourrai faire tout ce que je veux.
Le cadeau de Meg est une trousse pour contenir encore plus de maquillage, et celui de Beth, un livre de cuisine, ce qui, tout compte fait, est aussi un cadeau pour notre mère, parce que ce bouquin la rapproche encore plus de la domesticité. Beth fait vraiment tout dans cette maison et c’est à peine si on la remercie pour sa servitude. Son attitude calme et ordonnée est tellement naturelle pour nous qu’on ne la remarque pas. Elle ramasse le bazar de Meg, jette les chaussettes qui traînent dans la panière à linge sale, fait la lessive pour tout le monde. Heureusement, ce livre de recettes promet la confection de repas en moins de trente minutes, ça lui laissera plus de temps pour se consacrer au linge.
Je sursaute en entendant la porte du frigo s’ouvrir et je laisse tomber le bouquin de recettes sur le plan de travail. Amy a la tête entre les étagères, elle cherche de quoi se composer un petit déjeuner. Un pot de confiture me tombe sur le pied, puis roule jusqu’à l’îlot central. Je la gronde immédiatement :
– Chut, tu vas réveiller tout le monde.
La frêle silhouette d’Amy est perdue dans son pyjama aux motifs de saison. Il est couvert de petits bonshommes de neige et de bretzels, ce qui n’a pas franchement de sens. Mais je me souviens que j’adorais ce pyjama il y a cinq ans quand mes parents me l’ont offert pour Noël. Parfois, je suis mal pour Amy. C’est la plus jeune d’entre nous, et du coup, elle se retrouve toujours à devoir porter nos anciennes fringues. À chaque nouvel enfant, mes parents ont dû économiser un peu plus. C’est pour ça que Meredith ne pouvait pas travailler quand on était petites ; un sergent dans l’Armée de terre ne gagne pas assez bien sa vie pour nourrir six bouches, sauf s’il est déployé en zone de conflit. Pour autant, ils n’avaient pas de quoi payer une nounou pour quatre gamines. Maintenant que nous sommes plus âgées, le manque de diplômes de Meredith signifie qu’elle ne peut prétendre qu’à très peu d’emplois dans le coin. Parmi mes amis, seuls quelques-uns ont des mères qui travaillent, c’est la norme chez nous. Certaines vendent des bougies parfumées ou des fringues à domicile pour se faire un peu de fric, mais ce n’est pas grand-chose.
En fait, la plupart des gens de notre ancien quartier n’ont d’argent que le jour de la paye. Ça me rend dingue ; c’est là-dessus que j’ai envie d’écrire. Maintenant que Papa est passé officier, on devrait avoir plus d’argent et mieux s’en sortir, mais bizarrement, on dirait que c’est l’inverse qui se produit.
– Pourquoi es-tu déjà debout, Amy ?
Elle répond silencieusement en fermant la porte du frigo avant de poser un pot de yaourt et une bouteille de jus d’orange sur le plan de travail. On dirait qu’elle est réveillée depuis un petit bout de temps ; elle s’est même brossé les cheveux, et ça, ce n’est pas normal à cette heure de la journée. Je suis toujours la première à me lever parmi mes sœurs. C’est le moment que je peux partager avec Meredith, sans être interrompue par des voix qui se disputent ni avoir à surveiller mes sœurs avant l’école. Elle prend ensuite la parole en haussant les épaules :
– Parce que c’est Noël.
Le col trop large de son pyjama glisse sur son épaule. Elle a l’air si menue dans ces vêtements trop grands pour elle, c’est comme si je la voyais pour la première fois depuis des années. Je suis certaine qu’on peut tirer une métaphore de cette image de mes vêtements si grands sur son petit corps, mais je n’ai pas encore bu mon café et mon cerveau n’est pas prêt pour un exercice philosophique. Amy ouvre le tiroir devant elle et se saisit d’un couteau à beurre.
– T’en veux ?
Je baisse les yeux sur le plan de travail. Des toasts tartinés de yaourt ?
– C’est vachement bon. Fais-moi confiance, me rassure-t-elle comme si elle avait bien plus que douze ans.
Je décide de ne pas me fier à mon instinct et de lui accorder ma confiance. Après tout, c’est juste une tartine. Elle nous prépare donc notre petit déjeuner tandis que je m’attaque à la cafetière. Après avoir mangé cette curiosité qui s’est révélée pas si horrible que ça, Amy se saisit du livre de recettes de Beth.
– Qu’est-ce que tu as eu, toi ?
Elle sort son téléphone de la poche ventrale de mon ancien pyjama. Il est maintenant protégé d’une coque dorée. Ce n’est pas mon style, mais c’est mignon. Amy aime tout ce qui brille et étincelle, moi je suis plus du genre à aimer le jean et le coton.
– C’est chou, lui dis-je en touchant les paillettes dorées.
Au toucher, la peinture est rugueuse et commence déjà à s’effriter sous mon pouce.
– T’as vu ? renchérit-elle en souriant. Tu crois que c’est le seul cadeau qu’on aura ?
Je suis contente que son cadeau lui plaise. Les cheveux d’Amy sont d’un blond si clair dans notre cuisine très sombre. Je me souviens que, lorsqu’elle est née, sa peau et ses cheveux étaient quasi blancs. Nous avons toutes pris de notre père son côté brun : cheveux foncés, yeux sombres. Meredith et Amy sont à part. Elles semblent tout droit sorties d’un film de Disney. Amy est plus pâle, mais ironiquement, c’est elle qui a l’âme la plus noire. Je me souviens que, quand nous étions petites, Meg était jalouse de sa blondeur. Moi, j’aime être brune. Meg aimerait être Cendrillon, mais perso, je préfère être Belle. Elle a une super bibliothèque et en plus elle peut parler aux chandeliers et aux horloges. Avec ou sans le prince charmant, ça je m’en fiche.
– Peut-être, mais ce n’est pas grave. Après tout, à Noël, ce ne sont pas les cadeaux qui comptent. Tu te souviens ?