La Luxure défie la nuit, illuminée par les projecteurs qui l’entourent.
Je crache la fumée de ma clope, le cul posé sur la selle de ma moto et le regard rivé sur ce club de strip-tease qui ne ressemble à aucun autre. Tout en élégance, son architecture imite celle d’un temple grec, avec ses rangées de colonnes de marbre et ses fresques gravées dans la pierre. Un grand escalier invite les simples mortels à pénétrer dans le monde des dieux – enfin, des déesses, plutôt.
Pour oublier sa condition humaine, il n’y a pas meilleur endroit sur terre.
J’écrase mon mégot sous ma botte et m’engage dans les marches. Plusieurs Styx Riders s’y attardent. Eux aussi sont venus se perdre dans la caresse de la Luxure, ou simplement se rincer l’œil.
Une aura chargée de sexe, de fantasmes et de mystères entoure le temple. Pour ma part, j’ai besoin de cette énergie capable de mettre mes pensées sur pause, de me faire oublier mes putains d’insomnies.
Cette nuit encore, je n’ai pas réussi à fermer l’œil. C’est la deuxième fois cette semaine. Depuis que ma frangine Cassiopée a quitté le bercail pour Chicago, mes démons ont pris sa place au cœur de notre maison vide. Mon moral douille sévère, même si, au quotidien, je ne le montre pas. De plus, ma mère me harcèle pour que je règle mes différends avec mon père. Elle semble croire que ça améliorera ma vie. Personnellement, je ne suis pas convaincu qu’il soit possible de recoller les morceaux de notre famille qui a volé en éclats.
Je chasse ces pensées en m’arrêtant devant la porte du temple. Ce soir, je retrouve un gars de mon passé qui prétend avoir des infos utiles concernant Isaac Romy, un ancien Styx Rider qui s’est cru assez malin pour trahir le club. J’ai une dent personnelle contre lui. Il y a neuf mois, cet enfoiré a envoyé des gangsters à mon garage pour qu’ils canardent les environs et réduisent au silence Alex, qui avait démasqué leur employeur. Ma sœur était présente ce jour-là… Par chance, personne n’a été blessé, mais retrouver Romy est devenu une obsession pour moi. Je veux qu’il paye pour ce qu’il a fait. Et si possible lui broyer les côtes à mains nues.
J’inspire, salue les mecs de la sécurité, puis je me perds au cœur de la Luxure. L’établissement porte bien son nom. L’air embaume le désir et le sexe. Qu’on regarde à gauche ou à droite, des nanas se dévoilent dans une semi-obscurité aux reflets violets. De la fumée artificielle rase le sol, donnant l’impression d’évoluer à l’aveuglette.
– Bonsoir, Gold.
Une serveuse en petite tenue m’envoie un baiser du bout de ses lèvres bleues, le visage dissimulé par un maquillage complexe. Toutes les filles font ça ici : employer pseudos, masques et déguisements pour ne pas qu’on les reconnaisse.
– Noxa, pas mal le masque, dis-je.
Elle me propose une coupe de champagne, avant de me prévenir que « mon ami » veut me voir.
– Où est-il ? demandé-je.
– Au fond de la salle, sur la gauche, à côté de l’issue de secours. Pas le mec le plus agréable de la Terre. On se voit plus tard, Gold !
Déjà, Noxa s’éloigne vers l’étage, là où se trouvent les trois salles VIP. Je me détourne, inspectant la foule autour de moi. Depuis qu’un mec m’a vidé un chargeur dans le torse en plein milieu d’un marché de plein air, quand j’étais dans l’armée, les rassemblements me foutent mal à l’aise. J’ai traîné mes guêtres d’ancien soldat dans suffisamment d’endroits pour savoir que le danger peut venir de partout. Et surtout de la pénombre.
Je slalome entre les tables et les fauteuils en cuir, appréciant que les gens s’écartent spontanément autour de moi. Ma carrure aide à ne pas me faire emmerder.
Au-dessus de ma tête, des acrobates aériennes s’enroulent et glissent le long de pans de tissus suspendus, aussi légères que des écharpes de brume. Je m’attarde sur elles une seconde. D’autres danseuses se déhanchent dans des cages, tandis que sur une scène plusieurs filles se contorsionnent autour de barres métalliques en se jouant des mains tendues de la clientèle masculine. À la Luxure, on ne touche pas, on regarde. Pas comme au Purgatoire… Celui qui ose enfreindre la règle se retrouve très vite confronté aux agents de sécurité baraqués postés un peu partout.
Cela dit, ça ne m’empêche pas de me taper régulièrement une employée d’ici, en coulisses. Mais c’est uniquement parce qu’elle le désire autant que moi.
Je retrouve Jasper, l’homme avec qui j’ai rendez-vous ce soir, quelques instants plus tard. Nous étions ensemble chez les marines. D’habitude, on se retrouve chez lui pour boire un verre, parler du bon vieux temps et canarder des bouteilles à l’arrière de sa bicoque branlante avec nos flingues. Mais manifestement, il avait besoin d’un peu d’air aujourd’hui…
– Une des filles vient de me dire que tu n’avais pas été réceptif à ses charmes, lancé-je en m’écroulant sur la banquette à côté de lui.
Jasper a la gueule d’un gars qu’on n’aborde pas, qu’on ne regarde pas et à qui on ne parle pas. Habillé tout en noir, le visage balafré mais dénué d’expression, il est aussi immobile qu’une statue.
Le genre de statue capable de dégainer en une microseconde si c’était nécessaire.
– Je ne suis pas d’humeur, gronde-t-il.
– Je t’offre un truc à boire ? lui proposé-je.
– Non. Je suis là pour te dire qu’il se passe un truc louche en ville.
Il attend qu’une bande de gars nous ait dépassés pour ajouter :
– En moins de cinq jours, trois soldats ont déserté.
Il me sort ça comme si c’était peu commun. Pourtant, beaucoup de recrues quittent les rangs sans tenir compte du contrat qui les lie à Oncle Sam quand elles n’en peuvent plus. Je le fais remarquer à Jasper et il éclate de rire.
– Ce n’est pas un hasard, affirme-t-il. Tous les trois appartenaient à l’ancienne unité d’Isaac Romy.
Mon sang se glace quand j’entends le nom de cette enflure.
– Bordel de merde… soupiré-je.
– J’aurais pas dit mieux.
Je demande à mon ancien camarade d’écrire les noms des gars sur un papier. Je compte mettre sur le coup le pirate informatique des Styx Riders, Buck, afin qu’il rassemble toutes les informations disponibles sur ces types.
– Je crois qu’ils pourraient chercher à rejoindre leur pote, reprend Jasper. Je me répète, mais fais gaffe à toi, petit. Il est temps que je parte. Si tu veux passer à la maison un jour ou l’autre, n’hésite pas.
Sur ce, il me laisse seul. J’envoie aussitôt un texto à Bradley pour lui dire qu’on doit parler. Il me donne rendez-vous dans deux heures au Purgatoire. Parfait. D’ici là, j’ai le temps de me détendre un peu. J’en ai franchement besoin si je ne veux pas exploser !
Sans tarder, je grimpe les marches menant à l’étage. Trois salles VIP s’y trouvent. Le Panthéon et le Théséion pour les friqués qui veulent des shows privés. Et l’Olympe, réservée aux Styx Riders. Je me sens apaisé dès que j’y pénètre. Elle est insonorisée, et j’aime le silence et le calme… Ils me permettent de garder le contrôle sur mes émotions.
Coup de chance, aucun membre du MC n’a décidé de venir se rincer l’œil ce soir. Je suis seul dans la pièce baignée dans une lumière tamisée.
La porte se ferme derrière moi avec un petit chuintement. Je m’approche des vitres teintées donnant sur la salle principale de la Luxure en contrebas. Filles, clients, nul n’échappe au regard de ceux qui ont le privilège de se tenir sur l’Olympe.
Je me dirige ensuite vers le bar pour me servir un bourbon. Enfin, tant que j’y suis, je pourrais boire directement à la bouteille.
Une bombe atomique entre dans la pièce d’une démarche chaloupée au moment où je me laisse tomber dans un large fauteuil noir. Lady, la fameuse employée avec qui j’entretiens des rapports privilégiés…
– Salut Gold, me lance-t-elle. J’ai reçu ton SMS.
Tout en avalant une gorgée d’alcool, je la détaille. Elle se dissimule derrière un demi-masque en strass et ses lèvres sont peintes en argenté. En guise de fringues, elle porte seulement un soutien-gorge et un string blancs. Simple, efficace et terriblement bandant ! Lady sait y faire…
– On dirait que les démons du Purgatoire ne peuvent pas te soulager, ce soir ? se moque-t-elle.
– Tu crois que les déesses y parviendraient ? répliqué-je sur le même ton.
En guise de réponse, elle fait tressauter les ailes couvertes de plumes immaculées dans son dos.
– Absolument, affirme-t-elle. Tu m’en laisses un peu ?
Tout en se coulant sur mes genoux, elle attrape mon verre et le termine d’une traite.
– Besoin d’une danse ou d’un peu plus ? murmure-t-elle ensuite à mon oreille.
Mon regard caresse ses courbes affriolantes, s’arrête sur le charmant V tracé par son string entre ses jambes, remonte vers ses seins rebondis. Franchement, elle me pose la question ? Je l’attrape par la taille et la plaque contre moi.
– À ton avis ? lui renvoyé-je.
Ses mains se perdent dans mes cheveux, les miennes sur son corps. Sa chaleur attise la mienne, et mes caresses d’abord lentes deviennent plus sauvages. Je glisse mes doigts sous le tissu de son sous-vêtement et prends possession de son intimité ainsi que de son plaisir. Elle soupire mon nom en accélérant la danse lascive de ses hanches contre moi. Ma langue parcourt son cou, dérive lentement vers ses seins. Elle gémit, je souris. Je connais son corps par cœur et sais trouver ses points faibles.
Quelques minutes plus tard, au bord de l’explosion, je m’enfonce en elle, laissant le plaisir balayer mes émotions. Lady est ballottée sur mes hanches sans aucune douceur.
Dès que l’incendie dans mes organes s’éteint, nous nous séparons. J’ai des paillettes plein le tee-shirt.
– Je vais redescendre, Van m’a demandé de remplacer une fille dans les cages et je dois filer me remaquiller avant, me dit Lady. Prends soin de toi, mon cœur, OK ?
– Je te retourne le conseil, lancé-je en levant mon verre.
Elle s’apprête à quitter l’Olympe quand la porte s’ouvre sur une nana au visage couvert d’un masque vénitien intégral doré. Elle s’arrête net en nous apercevant. Elle porte une robe blanche légère, plutôt courte, cintrée par une ceinture dorée. Ses seins plus petits que ceux de Lady se devinent sous le tissu ample. Sans mentir, elle doit être l’une des filles les plus habillées du staff.
Tendue à l’extrême, elle reste immobile. Elle me fait penser à un lapin pris entre les phares d’une voiture.
Ou d’une Harley-Davidson.
Je mate ses jambes, longues et dorées, tandis qu’elle murmure :
– Euh…
Je peux sentir sa peur et sa stupéfaction.
C’est quoi son problème ? Je ne vais pas la bouffer.
Sauf si elle me le demande.
– Lux ! s’exclame Lady avec un large sourire.
– Je suis attendue au Panthéon, couine l’inconnue. Mauvaise salle ! Désolée de vous avoir dérangés…
– C’est juste à côté, l’aide Lady. Ici, nous sommes dans l’espace réservé aux Styx Riders. D’ailleurs, Lux, je te présente Gold. Gold, voici Lux, elle ne travaille ici que depuis quelques jours.
Lux. Elle porte bien son surnom, la demoiselle. Sous l’éclairage artificiel, sa peau brille de mille feux.
Elle tente de reprendre contenance en toussant, puis lance :
– Enchantée. Je dois y aller.
Un truc m’interpelle dans sa voix. J’ai l’impression de l’avoir déjà entendue… Je tente d’obliger mon cerveau à superposer toutes les nanas de mon entourage à cette inconnue. En vain.
Sans plus de cérémonie, elle rouvre la porte et disparaît.
– C’est qui ? demandé-je à Lady.
– Notre nouvelle chanteuse, me répond la strip-teaseuse. Si tu l’entendais, tu en perdrais tes moyens ! Elle est vraiment douée.
Personne autour de moi n’exerce le chant, à ma connaissance.
Une brebis, peut-être ? Possible.
– Tu connais son prénom ? enchaîné-je. Le vrai, je veux dire.
Lady secoue la tête et réplique :
– J’ai beau t’adorer, chéri, tu sais très bien que je n’ai pas le droit de trahir la véritable identité de mes collègues. Tu as un crush sur la nouvelle ?
Je secoue la tête. Si je devais craquer sur toutes les femmes que je trouve sexy, je n’en finirais pas.
– Merci pour la petite danse, Lady, dis-je.
– Avec plaisir.
Je me lève, prêt à retourner auprès des miens au Purgatoire, quand elle lance :
– Tu devrais passer lundi soir, Lux chante en public. Crois-moi quand je te dis que ça vaut le détour.
Avant, je passais mes lundis soir avec Cassiopée, devant un film qu’elle choisissait. Puisque je ne compte pas me morfondre tout seul dans mon canapé, je pourrais me laisser tenter par la proposition…
Je redescends au rez-de-chaussée et sors mon portable pour prévenir les gars de mon arrivée imminente. Une partie de billard me tente bien avant de parler au prés’. En général, je joue contre Ash, mon sergent d’armes. On s’est dit que celui qui se ferait battre cent fois par l’autre deviendrait son larbin. Je compte bien l’avoir à mes pieds, pour une fois. Ça changerait.
Mon SMS envoyé, je range mon téléphone dans la poche arrière de mon jean et prends la direction de la sortie principale. Le temple grouille de monde et ça va empirer dans les heures à venir. Je fais bien de partir maintenant…
Soudain, un éclair blanc et doré sur ma droite attire mon attention. Au sommet de l’escalier menant au Théséion, Lux se tient debout. Je m’arrête, à nouveau heurté par un sentiment de familiarité. Elle observe la foule ; lorsque son regard se pose sur moi, elle me fixe et commence à descendre l’escalier, les épaules affaissées. Au moment où elle passe devant moi, je lui barre le passage. L’agent de sécurité le plus proche de moi fronce les sourcils, mais n’intervient pas.
– Tu t’es encore trompée de salle, lui fais-je remarquer. Là-haut, c’est le Théséion, pas le Panthéon. Tu es là depuis combien de temps ? Vanessa ne t’a pas fait visiter ?
La gérante de la Luxure n’est pourtant pas du genre à laisser les filles se perdre…
Lux baisse la tête et se masse le bras, gênée.
Allez, parle-moi, ma jolie.
J’aime moyennement les sentiments étranges qu’elle éveille en moi.
– Si, finit-elle par soupirer. Mais je confonds toujours les salons VIP. Quelle idée de leur donner des noms aussi compliqués…
Elle a parlé si bas que j’ai failli ne pas saisir ce qu’elle disait. Je comprends que, dans le fond, elle s’adressait plus à elle-même qu’à moi.
– On se connaît ? lui demandé-je.
Est-ce qu’on a déjà baisé ? Non, je m’en souviendrais. Son décolleté très plongeant dévoile un minuscule tatouage au-dessus de son nombril. Pas un délicat papillon ou une connerie de ce genre : un poignard à la lame rouge. Si je l’avais déjà vu, je ne l’aurais pas oublié.
Je remonte mes yeux le long de l’ouverture de sa robe, puis caresse du regard son cou fin. Enfin, je fixe ses iris. Gris, communs.
OK, ils ne m’apprennent rien.
Mal à l’aise, Lux fait volte-face avec une telle vitesse qu’elle manque de foncer dans un client qui quitte le Théséion.
– Oh, désolée ! s’exclame-t-elle.
– Encore toi ? tique l’homme. Je vais finir par me demander si tu ne fais pas exprès de gâcher les prestations, jeune demoiselle.
OK, le mec a beau porter un costard à huit mille balles, il ne parle pas à une femme comme ça.
– Un problème ? interviens-je.
Il perd un peu de sa superbe ; pas assez toutefois pour le dissuader de se plaindre :
– J’avais payé pour être tranquille trente minutes avec des filles, mais elle a bousillé la séance et ça a gâché l’ambiance.
– Tu sais ce qui gâcherait vraiment ton ambiance ? grondé-je. Que tu ne puisses plus jamais foutre un pied à la Luxure.
– Et vous êtes ? s’énerve le type.
Pour commencer, pas de bonne humeur.
– Un ami très, très proche du patron, asséné-je.
Histoire d’accentuer mes dires, je tapote le patch des Styx Riders sur mon cut. L’homme blêmit.
– Bouge, lui ordonné-je.
Quoique vexé, il s’exécute. Lux reste pantoise.
– Évite quand même que ce genre d’erreur arrive trop souvent, lui glissé-je.
Sans même voir l’expression de son visage, dissimulée par son masque, je devine qu’elle est embarrassée. Son cou vire au rouge, et elle a cette manie de se gratter le bras.
Sa bouche s’ouvre, mais aucun son n’en sort. Putain, j’ai l’impression d’être un ogre prêt à la bouffer.
– Faut que tu te détendes, ajouté-je.
Elle opine, puis s’éloigne en bredouillant qu’elle doit retourner bosser. Je pousse un long soupir quand je constate qu’une fois de plus, elle prend la mauvaise direction. Sérieux, cette meuf, il lui faut un GPS.
– Ton autre gauche ! lui lancé-je.
Mon autre gauche. Quelle idiote ! Heureusement qu’un masque cache mon visage, sinon tout le monde se rendrait compte de ma gêne intersidérale.
Je prends la direction indiquée par Gold. Je ne me ferai jamais aux noms de temples grecs donnés aux carrés VIP… Ça fait une semaine que j’ai commencé à travailler à la Luxure – les lundis, mercredis et samedis – et je me trompe chaque fois. Ça jase déjà du côté des filles, dans les loges. C’est dire !
Je me tourne une dernière fois en direction du frère de ma meilleure amie. J’ai vraiment cru qu’il allait me reconnaître ! Par chance, il me côtoie trop peu en tant que Ruby pour faire le rapprochement. À bien y réfléchir, je ne sais pas si c’est une bonne chose, cela dit. Depuis des années, j’espère secrètement que ce mec finira par me regarder. Tout chez lui m’attire : sa prestance, son calme, sa force, l’aura intrigante qu’il dégage… et son physique plus qu’avantageux aussi.
Ce soir, enfin, il m’a vue…
Ou plutôt, il a vu Lux.
Le surprendre en compagnie de Lady m’a pétrifiée. Je me remets à peine du choc. De la succession de chocs que je vis depuis quelques minutes, en fait. Je me suis sentie tellement stupide en me trompant une première fois de salle, puis une seconde fois… Et cet homme en costume qui m’a rabrouée… bref, panique à bord !
Gold continue de m’observer en plissant les yeux d’une manière très sexy. Lux ne lui inspire pas que de l’impassibilité, contrairement à Ruby. Je devine même chez lui une pointe de désir et de curiosité à cet instant. Il apprécie les filles du genre de Lady, celles qui savent s’affirmer. Sous le masque, je ne suis pas de celles-là. De nature plutôt réservée, je préfère observer que foncer, me cacher au lieu de m’exposer.
Mais à cet instant, je ne suis pas Ruby : je suis Lux, et cette dernière me souffle d’en profiter. J’ai choisi ce surnom parce que dans les ténèbres du club de strip-tease, j’aime représenter la lumière. J’aime qu’on me regarde, qu’on m’apprécie… J’aime briller dans l’ambiance mystérieuse du temple, même de façon éphémère.
Une chaleur victorieuse descend le long de ma colonne vertébrale. Quelqu’un me bouscule, s’excuse, mais ça n’a pas d’importance. Gold me sourit. J’imagine ses bras m’enlacer, m’attirer contre lui, me protéger du monde extérieur. Depuis mes seize ans, ce gars hante mes fantasmes… Je pousse le vice jusqu’à me demander ce que je ressentirais si je passais mes doigts dans ses cheveux blond foncé, rasés sur le côté et plus longs sur le haut. Une coupe qui rappelle son passé militaire…
– Tout va bien, Lux ? m’interpelle une voix féminine.
Vanessa ! Je me tourne vers ma patronne d’un bond, gênée.
– Je… oui ! m’empressé-je de répondre. Je vais au Panthéon !
– Je sais, ils t’attendent depuis dix bonnes minutes, me dit-elle. Tu t’es encore perdue ?
Mon Dieu, faites qu’elle ne me vire pas !
Je baragouine quelque chose à mi-chemin entre un « oui » et un « désolée ». Vanessa soupire et me répète :
– Le Théséion est à gauche, le Panthéon à droite et l’Olympe au milieu. Note-le quelque part en rentrant chez toi, chérie, il va falloir que ça rentre.
J’opine. Sous mon masque, je me liquéfie.
– Allez, va, reprend ma boss en tapotant mon épaule avec sollicitude. N’hésite pas à demander ton chemin aux serveuses si tu ne sais pas où aller, elles ne vont pas te manger.
Je m’apprête à m’éloigner quand, soudain, Lady s’approche de nous et lance :
– Vanessa, je peux te parler avant de monter dans une cage ?
– Pas maintenant, soupire ma patronne.
– C’est important.
– Je sais de quoi il retourne, on en a déjà discuté.
Je hausse les sourcils. D’habitude, mon employeuse ne se montre pas aussi froide… Lady n’insiste pas : elle se détourne et fend la foule d’un pas rapide.
– Bon courage, Lux, me glisse Vanessa comme si de rien n’était.
Je hoche la tête et me remets en mouvement.
Le Théséion est à gauche, le Panthéon à droite et l’Olympe au milieu.
Il faut que j’apprenne cette phrase par cœur !
Je m’engage dans l’escalier qui mène au salon VIP dans lequel je suis attendue pour chanter. Mon travail ne me demande pas de me dévêtir devant les clients, raison pour laquelle j’ai envoyé une candidature. Non seulement je ne bosse que neuf heures par semaine, mais ça paie vraiment bien, aussi. Parfait pour rembourser mon prêt étudiant, et peut-être même prendre un appartement pour moi seule. Depuis la naissance de mes demi-frères et sœur, il n’y a plus beaucoup de place dans la maison de ma mère… Ces objectifs me poussent à la rigueur. J’ai de la chance d’avoir été admise à la Luxure. Des filles y postulent tous les jours et ne sont jamais rappelées.
Lorsque j’arrive devant la porte sombre gardée par un agent de sécurité, je m’oblige à cesser de penser. À devenir Lux, juste Lux. Puis j’inspire et entre dans le Panthéon. À l’intérieur, quatre hommes d’affaires discutent autour d’une table en profitant du spectacle que leur offre une strip-teaseuse. Je sens leurs regards descendre le long de mon corps. Leur appréciation transpire dans leurs sourires, dans leurs yeux. Je ne peux pas dire que je m’habitue à être observée comme un morceau de viande, mais c’est le jeu dans ce genre de clubs. Éveiller la passion, entretenir le mystère, devenir un fantasme. Mais un fantasme intouchable. Ce mot d’ordre rend le boulot plus facile.
– Lux, nous t’attendions ! Tu sais te faire désirer, n’est-ce pas ? lance un grand brun à l’air charmeur.
S’il connaissait la vérité, il trouverait la situation beaucoup moins sexy…
Je m’approche des fauteuils, semblables à ceux de la salle Olympe, et fais glisser ma main sur le cuir. Mes gestes lents attisent une étincelle de désir voilé chez mes clients. Plus encore quand je me place sur la petite scène, à côté de ma collègue. Cette dernière se déhanche et me frôle, séductrice. Elle ne porte plus que son string, et la lumière ricoche sur les milliers de paillettes qui couvrent son corps nu.
Les types ont l’air d’aimer le show. Pendant quelques secondes encore, nous les laissons profiter, alors que leurs pourboires remplissent l’urne en verre posée sur leur table. Enfin, je détache la partie inférieure de mon masque vénitien, l’abandonne au bord de la scène et attrape le micro.
Je suis capable d’interpréter un répertoire de chansons varié, dans des styles divers. Ce soir, ce sera de la pop, à la demande de mes clients. Ma voix envahit bientôt la salle. Les mouvements de mon corps et ceux de la strip-teaseuse s’adaptent pour suivre le rythme de la mélodie. Je veille à choisir des morceaux langoureux : la lenteur, c’est la base, ici. Je l’ai remarqué dès ma première soirée. Les filles dans les cages, autour des barres métalliques ou sur leurs pans de tissu, semblent tout faire au ralenti. Quand je lui ai fait part de mon observation, Van m’a confié que les hommes adoraient ça. D’une certaine façon, ils se sentent hors du temps. Ainsi, ils ont l’impression de le contrôler. Étrange, non ? S’ils nous demandent de danser plus vite, on s’exécute. Plus lentement ? On obtempère. Ils sont les dieux et nous les marionnettes – encore une phrase de ma chef ! Elle a ajouté juste après, avec un petit rire, que c’était en tout cas ce qu’ils croyaient. Après mon altercation de ce soir avec le client en costume, j’ai saisi ce qu’elle voulait dire.
Heureusement que Gold était là pour prendre ma défense. Je ne doute pas qu’un agent de sécurité serait intervenu rapidement, mais ça me touche qu’il ait décidé de s’impliquer.
Chanter en pensant à lui ne me dérange pas. Je n’ai pas vraiment à me concentrer : je répète quasi quotidiennement depuis que je suis toute petite. J’ai pris des cours jusqu’à ce que ma mère n’ait plus eu les moyens de m’en payer ; ensuite, j’ai continué à m’entraîner seule, en mémoire de mon père. La musique était sa passion… Chacune de mes interprétations lui est destinée : elles me rapprochent de lui. Malgré le cadre peu orthodoxe de la Luxure, j’espère qu’il est fier de moi de là-haut.
La chanson gagne en intensité, l’ambiance également. Les clients sourient, fascinés. La chaleur envahit mon corps et je laisse la mélodie m’entraîner.
Au bout d’une demi-heure, à la fin de ma prestation, je remercie les hommes d’affaires en leur rappelant que les déesses restent à leur disposition. D’un mouvement du menton, je salue ma collègue, qu’on a payée pour rester un peu plus longtemps, puis je quitte le Panthéon. Sans attendre, je rejoins les loges, au rez-de-chaussée. En nage, j’attrape une bouteille d’eau dans le grand frigo, puis j’ôte mon masque, que je pose sur la table qui m’est réservée. Vanessa m’a conseillé d’opter plutôt pour le maquillage intégral, pour éviter la sudation excessive, et je crois que je vais finir par accepter. Parce que là, j’ai l’impression d’avoir couru trente kilomètres avec le casque de Dark Vador sur la tête.
Je me débarrasse de la robe de Lux et enfile mon soutien-gorge. Je suis en train de délacer mes sandales spartiates quand plusieurs filles entrent dans la vaste salle. Quand on bosse dans un club de strip-tease, il vaut mieux ne pas être pudique…
– Lux ! Comment ça va ? me lance Lady en s’approchant de moi.
Elle a l’air moins remontée que lors de son altercation avec Vanessa. Je la trouve plutôt sympa. Notre patronne l’a chargée de me coacher pour mes débuts à la Luxure et elle prend son rôle à cœur. Mais depuis que je l’ai vue avec Gold sur l’Olympe, je ne peux m’empêcher de nourrir une certaine amertume. Est-ce qu’elle couche avec lui ? Même si je crains sa réponse, je compte bien en apprendre plus.
– Ça va, soupiré-je. Je finirai par ne plus confondre les salles VIP. Un jour.
– On est toutes passées par là… Mais tu es quand même du genre tête en l’air, non ?
Je tire la langue. Lady s’esclaffe, et je profite de sa bonne humeur pour lui demander :
– Entre Gold et toi… Il se passe un truc ?
D’abord surprise, elle marque un temps d’arrêt. Une boule obstrue ma gorge. Bien sûr qu’elle a plus de chances que moi auprès de lui : elle a vingt-cinq ans, d’abord, alors que je n’en ai que dix-huit. Et elle ne rougit pas à tout bout de champ, elle…
– Rien de sérieux, finit-elle par me répondre. Tu le connais ?
– Non, mens-je.
– Ce n’est pas l’impression que j’ai eue quand tu es entrée dans la salle…
Je frissonne en passant un coup de lingette sur mon visage. Quelle gourde, je me trahis toute seule !
– D’accord, j’ai saisi, se moque Lady gentiment. Si jamais tu veux lui faire du rentre-dedans, vas-y, il est célibataire.
– Je ne compte pas…
– Très bien, comme tu veux ! me coupe-t-elle. Tu m’accroches mon soutien-gorge, s’il te plaît ?
Je m’exécute, agacée par ma propre curiosité.
– Tu l’as laissé te toucher là-haut, non ? murmuré-je.
– Peut-être bien, me répond mon amie, évasive.
– L’interdiction pour les clients de poser la main sur nous… Elle ne s’applique pas aux Styx Riders ?
Lady éclate de rire.
– Du calme, Lux. Ce ne sont pas des macs, aucun d’eux ne s’approchera de toi… si tu ne le lui demandes pas au préalable, OK ?
Je dois avouer que ça me soulage. Par Cassie, je sais que les Styx Riders ne sont pas les brutes que beaucoup de gens s’imaginent qu’ils sont, mais tout de même, je ne sais pas exactement à quoi m’en tenir avec eux.
– Tu as un copain ? embraye Lady.
– Non…
– Dans ce cas, fais-toi plaisir, me conseille-t-elle. Avec Gold ou un autre, la règle ne s’applique que si tu le décides.
Elle m’envoie un clin d’œil, dépose un baiser sur ma joue, puis quitte la loge par une porte à l’arrière. Je ne tarde pas à l’imiter, les épaules écrasées par une fatigue aussi bien physique qu’émotionnelle. Le moins que l’on puisse dire, c’est que je ne m’attendais pas à croiser le frère de ma meilleure amie à la Luxure ce soir. Mon cerveau s’en remet à peine.
La sortie donne sur un parking privé surveillé par un agent de sécurité, que je prends le temps de saluer.
– Bonne soirée, Gabe, lui lancé-je.
– Fais attention à toi, à lundi, me répond-il.
Je regagne le tas de ferraille qui me sert de voiture. Il roule à peine, mais je compte bien le faire réparer dès que j’aurai mis assez d’argent de côté.
Une fois derrière le volant, je pousse un long soupir pour me détendre. Ensuite, je prends la route. Je vis encore chez ma mère et mon beau-père, avec mes petits frères et ma petite sœur de deux ans. La maison est située au nord de la ville, dans un quartier populaire. Heureusement, à l’heure qu’il est – presque minuit –, la circulation est plutôt calme et me permet de rentrer en une demi-heure seulement.
Quand je franchis la porte du pavillon plongé dans le noir, une odeur de désodorisant au melon, de cigarette et de nourriture refroidie m’accueille. Les ventilations ne fonctionnent plus dans la cuisine, si bien qu’il subsiste en permanence des relents alimentaires dans l’air. Quant à la puanteur de la clope, elle vient de Clay, mon beau-père. Un enfoiré avec qui je ne m’entends pas. Mes heures à la Luxure me font des vacances loin de lui, au moins…
Je dépose mon sac à main dans le couloir de l’entrée, puis je file à la cuisine pour manger un morceau. Il reste du gratin de courgettes. Je le fais réchauffer au micro-ondes, perdue dans mes pensées. Elles se focalisent sur Gold : je n’arrive pas à effacer de ma mémoire son expression quand il m’a découverte sous les traits de Lux. Ça me donne de l’espoir. Peut-être qu’il y a une chance pour que j’existe enfin à ses yeux ? Pour qu’il se rende compte que je ne suis pas seulement la meilleure amie de sa sœur, mais avant tout une femme ?
Au moment où le four sonne, j’entends les escaliers craquer. Je récupère le plat, attrape une fourchette et reste appuyée contre le plan de travail, attendant que Clay surgisse. Ça ne manque pas : il entre dans la cuisine un instant plus tard, en pantoufles et pyjama.
– Ta mère a galéré avec les triplés, ce soir, annonce-t-il. Ils avaient de la fièvre. J’ai dû trouver une pharmacie de garde et pendant ce temps-là, elle était seule à gérer les mômes.
– Je bossais, rappelé-je.
– Ouais, n’empêche qu’on voit tes priorités.
J’enfourne une bouchée de gratin sans répliquer. À quoi cela servirait-il qu’on se dispute encore ? À réveiller les bébés ? Inutile de rendre cette nuit encore plus difficile pour maman.
Mon beau-père se sert un verre d’eau, me décoche un coup d’œil suspicieux, puis me demande :
– Ton boulot, il consiste en quoi déjà ?
Je n’ai rien dit autour de moi de la nature exacte de mon travail. Si ma mère apprenait que j’ai été embauchée dans un club de strip-tease, elle en deviendrait dingue. Quant à Clay, il utiliserait l’information contre moi afin de me chasser de la maison, comme il en rêve depuis qu’il a emménagé.
– Je suis serveuse, mens-je.
– Ouais, serveuse, c’est ça… lâche-t-il. Tes mains brillent.
Je suis son regard et constate que des paillettes sont restées accrochées à ma peau. Mince ! Je tente de trouver une explication du genre… anniversaire d’une collègue ? D’un enfant ? Mais Clay ne me laisse pas le temps de me justifier. Il ricane, puis il quitte la pièce.
La prochaine fois, il faudra que je fasse plus attention ! Ou mon étourderie finira par me trahir…
Je gagne deux parties de billard sur trois contre Ash. Il me file les cent dollars que nous avons pariés avec un grognement mécontent. J’ai l’impression qu’un truc le perturbe, et pas seulement ses défaites. Je le trouve tendu… Ça concerne peut-être son salon de tatouage ? Ou sa régulière ? Est-ce qu’il y aurait de l’eau dans le gaz entre eux ? Ce serait vraiment le pire scénario possible pour son moral…
Je l’invite au comptoir pour en discuter. Quand je lui parle de sa copine, il grimace.
– Tout va bien avec Heden, et même très bien… commence-t-il.
– Mais ? lâché-je en prenant une gorgée de ma bière.
– Je vais lui demander d’emménager avec moi… Je ne sais pas encore quand.
Bordel, il flippe, en fait ! Alors que j’éclate de rire, il me décoche un regard à faire froid dans le dos.
– Tu veux que je t’en colle une, enfoiré ? s’agace-t-il.
Il aurait parfaitement le droit de le faire sans que je puisse m’en offusquer. C’est mon sergent d’armes, il est au-dessus de moi dans la hiérarchie du club. Les enforcers tels que moi agissent sous ses ordres directs. On s’occupe des missions dangereuses, celles qui impliquent en général du sang et des flingues. Le rôle d’Ash est de les superviser, même s’il est sur le terrain avec nous dans la plupart des cas.
– Désolé, je ne m’y attendais pas, c’est tout, m’excusé-je. Tu as peur de sa réaction ?
– Surtout de sa réponse, me renvoie-t-il. Et si elle me dit non ?
Parfois, je me dis que l’amour ne peut pas nous briser, nous mettre à genoux.
Puis je me rappelle Ash.
Il en a bavé avant de trouver sa moitié en Heden Otila. Il y a une dizaine d’années, sa fiancée l’a largué le jour de leur mariage, sans une explication. À cause de son cœur brisé, il s’est peu à peu empli de colère, de rancœur et de violence… Ses émotions négatives se sont apaisées désormais, mais elles l’ont dirigé pendant si longtemps qu’il en garde forcément des séquelles.
Dans les marines, on m’a appris à contrôler mes sentiments, à les oublier quand la situation l’oblige. Je ne suis jamais tombé amoureux, je me contente de plans cul sans importance. Les relations courtes me conviennent, je ne compte pas m’embarquer dans une véritable histoire. Ça nous fout dans un tel bordel… Suffit de voir mon sergent d’armes. Ou Alex, tiens ! Le môme ne me l’avouera pas, mais depuis le départ de Cassiopée pour Chicago, il douille.
Du coup, je me tiens loin de cette merde qu’est l’amour. Il vaut mieux.
Je cherche une réponse à donner à mon frangin quand Gun, notre vice-président, se joint à nous en s’exclamant :
– Il vous arrive quoi, à tous les deux ? C’est quoi ces mines de chien battu ?
Ash roule des yeux, grogne et se lève. Pendant une fraction de seconde, je me demande s’il ne va pas envoyer une droite à son meilleur pote. C’est déjà arrivé… Certes, il se prend le retour de boomerang dans la gueule juste après, mais ça ne l’arrête pas.
– Gold, tu me suis, on va tirer, m’ordonne-t-il.
Bien, chef ! Je me marre devant la mine déconfite de Gun et lui glisse :
– Ça concerne Heden… Mais rien de grave, ne t’inquiète pas.
Sur ce, j’accélère pour rejoindre Ash, qui a déjà pris la direction du sous-sol. Des pièces y sont aménagées pour nous permettre de nous entraîner au maniement du pistolet ainsi qu’au combat rapproché, et pour gérer tout ce dont nous ne pouvons pas discuter lors des simples messes à l’étage.
Une fois dans le stand de tir, mon sergent d’armes sort tous les flingues pour les nettoyer. Je crois que ça le détend. Je me joins à lui en silence, dans l’attente qu’il reprenne la parole.
– Elle se passe comment, ta soirée ? finit-il par me lancer.
– Bien, réponds-je.
– Tu es allé à la Luxure ?
Ça ressemble plus à une affirmation qu’à une question. Je hausse un sourcil, et Ash m’avoue :
– Un mec du club t’a vu y entrer. Il t’a même pris en photo et a envoyé un message à tout le monde pour prendre les paris sur la strip-teaseuse que tu allais baiser.
Je me renfrogne et prends le temps de finir de démonter le Glock que je suis en train de manipuler avant d’indiquer :
– Je devais voir un vieil ami.
– Un vieil ami, répète Ash, goguenard. Il ne s’appellerait pas Lady, par hasard ?
Putain, je suis tellement prévisible ? Je pousse un grognement histoire de clore la conversation. On n’est pas là pour parler de ma queue, à ce que je sache…
Pendant un moment, mon sergent et moi continuons à nettoyer les pistolets en silence. Il est important de veiller à ce qu’ils soient toujours opérationnels : les Styx Riders ne sont jamais à l’abri d’une attaque de gang ou d’un MC d’une ville voisine qui déciderait de se la jouer Rambo. Enfin, depuis que nous avons neutralisé les Red Birds puis Rodz, le dealer qui tentait de nous doubler, plus personne n’ose se dresser devant nous. Nous avons repris le contrôle de la ville et gérons en paix nos ventes d’armes à travers le pays.
– Demain matin, tu passeras chercher Reed et vous me rejoindrez au diner de Wendy, m’ordonne soudain Ash avant de se lever et de se placer dans un box de tir.
Des coups de feu résonnent alors que des balles transpercent la tête de la silhouette accrochée à une dizaine de mètres.
– Pourquoi le diner de Wendy ? m’étonné-je. Ce n’est pas la porte à côté.
– Un mec prétend pouvoir nous dire où se planque Isaac Romy, il veut qu’on le rejoigne là-bas, m’explique Ash. Le président veut qu’on le rencontre pour déterminer s’il est fiable.
– Ouais, j’y crois moyen. Aucune des pistes qu’on nous a filées ne s’est révélée sérieuse jusque-là. Je te parie que c’est juste le trentième type qui veut mettre la main sur la prime qu’on a promise.
– Le trente-quatrième. On y va quand même.
– OK.
Je hoche la tête en observant mon ami. Il paraît toujours aussi morose… Je ne suis pas un grand bavard, mais je lui glisse tout de même :
– Arrête de te faire du mouron pour Heden.
– Je ne me fais pas de mouron ! proteste-t-il.
– C’est ça, ouais.
Ash soupire, secoue la tête, puis change à nouveau de sujet :
– Comment va Cassiopée, au fait ? Elle se plaît bien à Chicago, non ? Pas trop dur pour toi ?
– Oui, elle adore sa nouvelle fac. De mon côté, elle me manque, mais je finirai par m’habituer à son absence.
– Et Alex ?
Pour lui, c’est une autre histoire… Lorsqu’il est devenu prospect, les gars et moi, on lui en a fait baver… Mais il a réussi à intégrer le club au bout de quatre mois, là où d’autres en mettent presque huit, parce qu’il est doué d’une résistance physique et émotionnelle hors du commun. Cependant, le départ de Cassiopée lui a mis un sacré coup au moral.
– Tu devrais l’inviter au lac un week-end, suggéré-je à Ash. Ça le détendrait.
– Heden a eu la même idée. J’organiserai un barbecue samedi prochain, tu seras le bienvenu si tu veux te joindre à nous.
– Ça roule. Bon, allez, je remonte. À demain, sergent.
– À demain, soldat.
Je laisse Ash au stand de tir et rejoins le rez-de-chaussée, où je remarque immédiatement la présence de Bradley au comptoir. Je me dirige vers lui, fais signe au barman de me servir une nouvelle bière et m’installe sur un tabouret. Sans préambule, j’annonce :
– Trois marines de l’ancienne unité d’Isaac Romy ont déserté ces derniers jours.
Le président ne commente pas tout de suite, se contentant de tapoter son index contre son verre. Puis, au bout d’un moment, il lance :
– Tu en penses quoi ?
– Qu’ils vont essayer de rejoindre leur camarade. Mais pourquoi maintenant ? Putain, ça fait neuf mois qu’il a disparu dans la nature !
J’entends soudain un bruit derrière moi. Alex vient de débarquer et de s’installer à son tour au bar, juste à côté de moi. Il décoche un rapide coup d’œil à Bradley puis s’exclame :
– Salut prés’, salut beau-frère.
– Alex. Qu’est-ce que tu fous là ? lui demande notre supérieur.
– Fallait que je bouge, je vais devenir dingue chez ma tante.
Cette dernière sait pour l’entrée d’Alex chez les Styx Riders. Ça lui a fait péter un plomb : elle a débarqué un soir au Purgatoire en furie. Bradley lui a indiqué que faire partie du club était le choix de son neveu et que nous veillerions à sa sécurité. Mine de rien, il a aussi rappelé à madame Anson que c’était grâce à nous que les flics s’en sortaient face aux gangs de Black Lake. Elle l’a encore mauvaise. Tu m’étonnes !
– J’ai entendu ce que vous disiez, ajoute Alex en me volant mon verre. Il est évident que Romy aurait pu quitter la ville depuis le temps, même avec un contrat sur sa tête. Un truc le retient dans notre ville, un truc qui l’a poussé à appeler ses ex-camarades de régiment en renfort.
– Il est temps de foutre un coup de pied dans la fourmilière, gronde Bradley en se levant. Allez pioncer, tous les deux, vous faites peine à voir.
– Tu veux crécher chez moi ? proposé-je à Alex lorsque notre président s’est éloigné.
Un sourire triste étire les lèvres du jeune homme.
– C’est sympa, mais je vais rentrer, me dit-il. Je ne veux pas que ma tante s’inquiète en se demandant où je suis passé.
Brave môme. Je suis un peu plus fier de lui chaque jour qui passe. Je sais qu’il rend ma frangine heureuse, qu’il fera tout pour elle, et que ce qu’il a traversé lui a donné de solides valeurs.
Je tapote son épaule en lui rappelant :
– Sois pas en retard lundi matin au garage.
Depuis la fin de sa terminale, il bosse pour moi à temps plein. Il est sérieux et motivé, nous formons une bonne équipe ensemble.
– Je vais essayer, boss, me renvoie-t-il.
– Si tu n’es pas à l’heure, je te vire, plaisanté-je.
– Pigé, boss. Bonne nuit, boss.
– Va te faire voir, tu me fatigues !
De retour chez moi, je me cuisine un risotto aux poireaux, parce que ça me détend. J’adore m’enfermer dans ma cuisine et me vider l’esprit en préparant des plats en bien trop grande quantité pour moi tout seul. J’en mange une partie, et le reste, je le donne aux gars du club qui vivent seuls, pour les changer de la nourriture surgelée.
Dès que j’ai terminé mon dîner en solo, je prends une douche, puis je me pose dans mon lit avec mon téléphone. Minuit est passé depuis longtemps, mais je ne trouve pas le sommeil. J’en profite donc pour répondre aux mails des fournisseurs du garage, avant de parcourir l’actualité locale. Je cherche en particulier ce qui pourrait avoir un lien avec les gangs de la ville. Rien de fou à signaler, cependant.
Au bout d’un moment, mes yeux commencent à se fermer. J’enchaîne les insomnies ces derniers temps et je commence à les sentir passer…
Alors que je cède au sommeil, les images d’une fille en robe blanche me bercent. Lux. Au-dessus de son nombril, le poignard rouge gravé sur sa peau m’obsède. Je tente de regarder sous son masque, en vain.
Qui es-tu ?
– Lux, me répond-elle.
Je suis hypnotisé par les boucles couleur chocolat qui tombent sur ses frêles épaules, ses mouvements gracieux, son aura de mystère.
Je te connais, Lux. Je t’ai déjà vue… mais où, bordel ?
Mon réveil sonne à six heures. Ma vision disparaît ; pas la frustration qui l’accompagnait, en revanche. La tête dans le cul, je prends un petit déjeuner à base de fruits et de muesli, puis je fais des pompes et des tractions histoire de garder la forme. Ensuite, je me lave, je m’habille, et j’enfourche ma Harley. Je passe chercher Reed devant chez lui. Il m’attend déjà, en compagnie de Martia, sa régulière, appuyée contre l’encadrement de la porte. Elle m’offre un signe de main poli, auquel je réponds par un hochement de tête.
– Soyez prudents, les garçons, nous recommande-t-elle.
Toujours !
Une demi-heure plus tard, Reed et moi rejoignons Ash à notre point de rendez-vous. Il nous attend à l’intérieur du diner de Wendy avec l’air de celui qui n’a pas dormi de la nuit. Bienvenue au club ! Au moins, une délicieuse odeur de pain chaud et de bacon flotte dans l’air. C’est toujours ça de pris pour nous mettre de meilleure humeur.
Des camionneurs et des techniciens se remplissent déjà la panse dans le restaurant – dont la propriétaire ne s’appelle pas Wendy, d’ailleurs, mais Irina. Elle a demandé la protection des Styx Riders moyennant une contribution financière chaque mois. Derrière son comptoir, à côté de la machine à pop-corn, un patch du MC aussi gros que mon poing est affiché fièrement. Ça détonne avec le reste de la décoration – plutôt printanière –, mais au moins ça dissuade les petites frappes du coin de tenter de la braquer.
– Salut, sergent, lancé-je en m’installant en face d’Ash.
– J’adore cet endroit ! s’exclame Reed avec l’entrain d’un gamin. J’emmène souvent Martia et les gosses manger ici. Je vous conseille la formule petit déj’, elle est super.
Il est le seul à la commander : nous ne sommes pas venus ici pour grailler, à la base. Mais Ash et moi prenons tout de même un café.
– C’est quoi, cette tête ? enchaîne Reed en jetant un regard interrogateur à notre sergent d’armes.
– Heden a chopé un truc, grommelle-t-il en réponse. C’était… le bordel, ce matin.
Reed éclate de rire.
– Laisse-moi deviner, tu as été d’astreinte pour tenir ses cheveux au-dessus de la cuvette ?
– Ouais. Le premier qui me les casse aujourd’hui, je le bute.
Autant dire que ni Reed, ni moi ne nous risquons à continuer de le charrier.
Le gars qu’on attend se pointe vingt minutes plus tard. Dans la trentaine et gras du bide, il ratisse la salle du regard jusqu’à nous repérer. Il avance vers nous d’une démarche qui se veut assurée, mais un truc dans ses yeux trahit chez lui une nervosité plutôt fréquente de la part de ceux qui traitent avec les Styx Riders.
– Votre traître, là, Isaac Romy, j’ai des infos sur lui, déclare-t-il en s’installant en bout de table. Avant de vous les donner, je veux une avance sur la prime promise.
Son sourire arrogant me donne envie de lui coller une balle entre les deux yeux. Je reste pourtant immobile, faisant appel à mon sang-froid pour me maîtriser. Ash, quant à lui, ricane et lâche :
– Regarde en dessous de la table.
Le type s’exécute. Quand il voit le flingue du sergent d’armes braqué sur lui, il blêmit.
– Attendez, je ne suis pas votre ennemi ! proteste-t-il.
– Non, mais on en a vu défiler, des mecs comme toi. Tous ceux qui t’ont précédé nous ont fait perdre notre temps. Là, on sature, tu vois ?
– Tu as intérêt à être convaincant, ajouté-je.
– Vous pensez que je pourrais vous mentir ? s’indigne le gars.
– Si tu te présentais, d’abord ?
– Billy Frise.
Je sors mon portable et envoie le nom à Buck. Il va se charger de trouver un maximum d’infos sur ce type pendant qu’on discute.
– On t’écoute, Billy Frise, affirme Ash, d’un ton un peu plus conciliant.
– L’autre jour, je vendais ma dope du côté de Memphis Avenue à un gars qui connaît un agent de sécurité qui bosse au casino. Figurez-vous que ce type, l’agent de sécurité, a entendu un client dire qu’il avait vu votre Romy.
Je m’enfonce dans la banquette, les bras croisés sur mon torse. Je m’en doutais, putain ! Cette rencontre ne nous mènera nulle part.
– Tes infos puent, Billy, commente Ash.
– Bah, je pensais que ça vous serait utile !
– Qu’un mec t’a dit qu’un autre mec lui a dit l’avoir vu ? se moque Reed. Où ça, d’ailleurs ?
– Au casino !
– Bien sûr, Billy Frise, au casino. Romy a un contrat sur sa tête, mais il irait jouer au poker comme si de rien n’était ?
À mon tour de prendre la parole :
– Billy Frise, ou plutôt Billy Friserman, tu habites une bicoque dégueulasse sur Queen Avenue. Tu as été marié six mois, puis un jour tu as passé ta femme à tabac et tu t’es pris quatre ans de prison. Depuis, tu la harcèles, sans tenir compte des ordonnances restrictives. Tu as un chien du nom de Check, un berger allemand que tu ne sors jamais de ton minuscule jardin. Tu as pris un abonnement au câble pour des chaînes porno… et tu dois un sacré paquet d’argent à divers organismes. Tu as une vie palpitante, Billy Friserman.
Le visage de l’enfoiré se décompose au fil de mes paroles. Les infos, je les tiens de Buck, qui vient de me faire un topo rapide par SMS.
– Comment vous…
– On a ton adresse, mon gars, le coupe Ash avec un sourire sombre.
– Je voulais juste aider…
– Ouais, on a compris le topo. Barre-toi, maintenant, lui ordonne mon sergent, à bout de patience. S’il se trouve que tu nous as menti, je passerai personnellement chez toi faire un brin de causette. Tu piges ?
– Vous êtes vraiment des…
– Fais gaffe à ce que tu vas dire, glousse Reed. J’en connais un qui a la gâchette facile ce matin.
Ash décoche un coup d’œil mauvais à mon camarade enforcer, mais il se retient de commenter. Dans la foulée, Billy déguerpit du diner en vitesse.
– Vous en pensez quoi ? nous demande Reed.
– Qu’on s’est déplacés pour rien, gronde Ash. On décolle dans cinq minutes, j’ai besoin de rouler. Dépêche-toi de terminer ton petit déjeuner, Reed.
– À vos ordres, sergent.
Pendant que notre frangin engloutit ce qu’il reste de ses pancakes au sirop d’érable, je suis Ash dehors, curieux de savoir s’il a demandé à Heden d’emménager avec lui. Jusqu’à maintenant, je n’avais jamais vu mon pote aussi nerveux.
– Pas eu le temps, elle était vraiment mal ce matin, soupire-t-il. Je verrai plus tard.
Je ne suis pas vraiment en mesure de lui filer des tuyaux, puisque je ne suis jamais resté avec une meuf plus de deux semaines. Aucune ne m’a donné envie d’aller au-delà.
Une fois, Cassiopée m’a sorti qu’aimer, c’était lâcher prise. Bon courage à la nana qui essaiera de m’entraîner dans le vide…
– C’est ta régulière, le lien entre vous est puissant, me contenté-je d’affirmer à Ash. Elle dira oui, j’en suis certain.
J’ai vu comment ils se regardaient, tous les deux. Mon ami se met la pression pour rien. Tout ira bien avec sa nana.
– Oh, bonjour, Gold ! entends-je soudain derrière moi.
Surpris, je me retourne vers une grande brune habillée d’une robe blanche. Pendant une fraction de seconde, elle me rappelle Lux, mais ce sont seulement ses vêtements qui produisent cet effet. Ce n’est que la meilleure amie de ma frangine, Ruby. Le genre étudiante sage qui se présente aux élections des représentants des élèves, pas du tout le type de fille à travailler dans un club de strip-tease.
– Salut, lui réponds-je.
Elle me décoche un sourire que je ne parviens pas à interpréter, m’observe en silence pendant plusieurs secondes, puis rentre dans le diner.
C’était quoi, ça ? On aurait dit qu’elle s’attendait à ce que je lui parle, ou un truc du genre.
Ash se marre, perché sur sa moto.
– Quoi ? lui lancé-je.
– Rien du tout, réplique-t-il. Tu la connais d’où, cette nana ?
– C’est la meilleure pote de Cassiopée.
Il ricane.
– Putain, Gold, tu as grillé la manière dont elle te matait ?
– C’est la moto qui fait ça, c’est tout, affirmé-je.
Sur ce, Reed sort du restaurant en se massant le ventre, mettant fin à cette conversation un peu trop étrange à mon goût. Sans attendre, nous démarrons et prenons la route, direction le Purgatoire.