Chapitre 1

AIDEN

- 12 ANS -

Mes parents sont trop cool. Pour des parents, je veux dire. Je viens d’avoir le skate que je voulais depuis Noël. Tout ça parce que j’ai de bons résultats scolaires et qu’ils souhaitent m’encourager. Je n’ai pas eu tant que ça, pourtant. Beaucoup trouveraient qu’un « C », c’est médiocre. Mais eux, ils affirment que c’est déjà bien.

Je suis plutôt gâté, je le sais. Et le mieux, c’est que je n’ai pas besoin de partager quoi que ce soit puisque je suis fils unique. J’aurais pu être malheureux d’être seul, sans grand frère pour s’amuser avec moi et m’apprendre à escalader tous les trucs qu’il ne faut pas, mais heureusement, j’ai Elliott, mon meilleur pote, qui habite à quelques maisons de la nôtre. Lui, par contre, il a moins de chance ; il a deux grands frères. Du genre à prendre beaucoup de place et à adorer enquiquiner le petit dernier ! Du coup, on se retrouve dans ma chambre quand il veut jouer à la console tranquille, ou simplement oublier qu’il vit dans une famille plus que bruyante. Il me dit qu’au moins, chez moi, il n’a pas à négocier trois heures pour faire une partie. Et mes parents sont aux petits soins avec lui.

Cette aprèm, il n’est pas là : devoir maison oblige. De mon côté, je suis sur ma tablette, aussi absorbé qu’on puisse l’être par un écran. Après être rentré de l’école, j’ai fait mes exercices, à la demande de ma mère ; et comme il pleut et qu’il n’est pas question que j’aille tester de nouveaux rides dehors, avec ou sans Elliott, je glande dans ma chambre. Je navigue entre YouTube, où je mate des vidéos sur mes riders préférés, et Instagram.

Au départ, mes parents n’étaient pas pour que j’aie un compte, mais maintenant qu’ils m’ont offert un iPad, ils ne peuvent plus y faire grand-chose. Et de toute façon, je ne poste rien. Je n’aime pas raconter ma vie sur Internet, j’ai mieux à faire, comme jouer avec Elliott pendant des heures.

Il doit se passer quelque chose, car tous mes camarades partagent le même post. Le dernier buzz en date. Comme j’ai un côté un peu curieux – d’après mon père, ça me vient de ma mère –, je cherche à en savoir plus. C’est une vidéo qui affole tout le monde, un nouveau clip d’un chanteur international.

Une élève de ma classe a posté une partie des images. Je clique sur le triangle de lecture. Les premières notes de la musique retentissent. Le son est bon, je me retrouve à bouger la tête. Un décor immaculé apparaît. Blanc. Rien d’autre. On suit les pas d’une fille, sûrement aussi jeune que moi. La caméra recule. Je reste scotché devant mon écran, alors qu’elle passe de la marche à une course de plus en plus rapide, jusqu’à sauter, rebondir, et commencer à danser.

 

L’extrait arrive à sa fin. Mes pensées partent en vrille. Dans ma poitrine, j’ai l’impression que mon cœur fait la même chose. C’est le black-out, l’arrêt cardiaque. Il faut que j’en voie plus, que la machine redémarre en moi, je vais crever, sinon…

Sur YouTube, la vidéo est en page d’accueil. Déjà un million de vues en une heure. Lorsque je la lance, mon souffle s’accélère, même le skate et le baseball ne m’ont jamais fait autant d’effet. Je suis incapable de faire autre chose que de regarder cette vidéo encore et encore. Je me redresse bien droit en face de mon écran. La musique me remplit les tympans. À chaque battement de jambe de la danseuse, j’ai l’impression que quelqu’un me fout une baffe tout en allumant le chauffage à fond. Je ne cligne même plus des paupières, et j’ai la bouche ouverte.

Ses cheveux blonds ondulés sont détachés autour d’un visage d’ange. Elle me fait penser à une poupée avec de grands yeux brun clair et de longs cils. Elle est toute seule, en leggings et justaucorps noir contrastant avec la couleur de sa peau. Ses pointes donnent l’impression qu’elle vole. Ses mouvements s’accordent parfaitement au rythme de la musique, comme si la danse avait été créée pour elle. Comme si elles ne pouvaient pas exister l’une sans l’autre.

Pendant un temps indéfini, je reste hypnotisé. Immobile. Il n’y a que mon cœur qui est en train de courir un marathon.

Les commentaires sont admiratifs et ça m’embête. C’est bizarre, j’ai envie de dire à tous ces gens qu’ils n’ont pas le droit de regarder cette fille.

 

Je lance et relance la vidéo tout l’après-midi. Mes parents doivent entendre la musique et se demander ce que je fous, mais je n’arrive pas à m’arrêter. Je le sens dans mes tripes, il faut que je la voie encore. C’est plus fort que moi.

Quand je dois descendre manger, je le fais à reculons. Et c’est comme ça tous les autres soirs de la semaine. Je n’ai plus envie de skater, ou de jouer à la console. Elliott me dit que je suis bizarre, un peu absent, mais je ne réussis pas à me sortir la danseuse de la tête. J’ai même fait des recherches sur elle. Je l’ai vue dans d’autres vidéos, pour d’autres artistes. Pas forcément mise au premier plan, mais peu importe. J’ai trouvé son compte Instagram, et donc son nom : Maya Peterson.

Un journaliste a monté un reportage sur elle. Elle a 12 ans, exactement comme moi, et elle est déjà adulée par de grands chanteurs. C’est la coqueluche des stars, ils se l’arrachent tous. Mais elle continue de rêver au Manhattan Center Ballet, elle veut devenir danseuse étoile, même si ses pas de classique se déchaînent sur des sons électro, pop-rock, hip-hop et j’en passe.

J’ai écrit un commentaire sous le clip posté sur son compte, je me demande si elle le verra parmi tous les autres. Il y en a tellement. Est-ce que sa danse a chamboulé le quotidien de tout le monde comme elle l’a fait avec moi ? J’en rêve, même. Et au réveil, je suis obligé de regarder la vidéo encore une fois avant d’aller me préparer.

*
*     *

Ce jour-là, ça fait presque deux mois que ça dure. Je n’ai pas eu de réponse à mon message – elle doit en recevoir des centaines –, mais je ne peux pas m’arrêter de penser à elle, à ses mouvements, à la liberté qui se dégage de ses apparitions.

Je me lève, entame mon rituel, puis je descends. En bas, ma mère est déjà debout devant son café.

– Bonjour mon chéri.

– Salut maman.

– Bien dormi ?

– Ouais.

Je m’assieds tandis qu’elle me prépare un bol de chocolat chaud. La boîte de céréales atterrit devant moi. J’ai regardé ce que mangent les danseuses classiques, des trucs aussi sucrés ne sont carrément pas recommandés. Je joue avec le carton, sans appétit.

– Quelque chose te tracasse, mon chéri ? me demande ma mère en prenant place devant sa tasse.

D’habitude, je saute sur le paquet, elle doit s’inquiéter. Je lève la tête. Je flippe de ce que je vais lui dire, ce qui n’est pas mon genre. Allez, autant enlever le pansement d’un coup sec !

– Tu dirais quoi si je te disais que je veux faire de la danse classique ?

Gros blanc. Sa cuillère s’arrête de tourner dans son café. Elle m’interroge du regard.

– Je te demanderais d’où te vient cette idée.

Je ne peux pas lui dire que c’est à cause d’une fille. Elle n’acceptera jamais, sinon…

– Tu n’aimes plus le skate ?

Je vois bien qu’elle tente de faire de l’humour pour cacher son incompréhension.

– Si. Mais j’ai envie d’essayer autre chose.

– Et ça te vient comme ça ?

– En fait, j’y pense depuis quelque temps.

Ses sourcils se froncent. J’arrive à la regarder dans les yeux.

– Mais tu n’en as jamais parlé. Je veux dire, se reprend-elle, je ne savais pas que tu étais porté sur la danse.

– C’est parce que j’avais un peu honte.

– Honte de quoi ? lance mon père, qui entre dans la pièce au même moment.

Il va s’asseoir auprès de ma mère après m’avoir fait la bise. Il lui embrasse la joue et se prépare un café. Le silence qui suit me met mal à l’aise. Je n’ai jamais eu de mal à communiquer avec mes parents, on a toujours été très soudés. Sauf qu’aujourd’hui, pour la première fois, j’ai l’impression de sortir du chemin qu’ils avaient tracé pour moi.

Je laisse à mon père le temps de remplir sa tasse, de boire une gorgée, et de me faire signe qu’il attend une réponse. Pendant ce temps-là, je respire profondément.

– Aidan voudrait faire de la danse, explique finalement ma mère à ma place.

Il s’arrête de bouger. C’est mal parti ! Il me regarde comme si je débarquais d’un vaisseau spatial !

– De la danse ? s’étonne-t-il. Quel genre de danse ?

– Classique.

Papa s’étouffe dans son café avant de reprendre son calme. Mais je vois bien ses sourcils froncés. Je me sens comme un gamin qui vient de faire une connerie.

– Comment ça « classique » ? Tu plaisantes ?

– Non…

– Mais, c’est… Tu ne vas pas faire de la danse ! proteste-t-il un peu paniqué. C’est pour les filles !

– Des garçons font de la danse, contre ma mère.

– Peut-être, mais enfin ils sont…

Il ne finit pas sa phrase et tousse dans son poing.

– C’est juste que… Il faut avouer que ce n’est pas commun !

Je vois bien que je le perturbe. Mon envie soudaine lui plaît moyen. Ma mère le calme d’une main posée sur son bras. Il soupire, et il réfléchit.

– Depuis quand ? cherche-t-il finalement à savoir.

– Quelques semaines.

Je dois lui prouver que c’est vraiment ce que je veux, pas un caprice !

– Et pourquoi subitement ?

– Je suis tombé sur des vidéos. Je trouve ça joli. J’ai envie de faire la même chose…

Ce n’est pas vraiment un mensonge. Maya m’a donné envie de danser. Avec elle, c’est clair. Mais de me lancer, aussi.

– Tu n’es pas trop vieux pour commencer ?

L’espoir revient.

– Si je m’y mets à fond, non.

– T’y mettre à fond ? Comment ça ? Genre, sérieusement ?

C’est normal que sa mâchoire tombe aussi bas ?

– Je veux essayer de devenir pro.

J’appuie mon annonce d’un signe de tête décidé.

– Tu es en train de nous dire que c’est ce que tu veux faire comme métier ?

– Ouais.

Je vois bien qu’ils ne comprennent pas. Ma mère est peut-être plus à l’écoute, mais pour eux mon souhait sort de nulle part, ils sont choqués. Je n’aime pas ce que cela provoque chez moi : comme la sensation de ne pas faire ce qu’il faut. Je gigote sur ma chaise en évitant de les regarder.

Mon père est le premier à se reprendre. Il pose sa tasse.

– T’es sûr de toi ? Tu as le temps de changer d’idée.

– À quel âge t’as su que tu voulais être médecin ?

Il se racle la gorge avant de comprendre où je veux en venir.

– À ton âge.

– Bah ! C’est pareil, papa. Je t’assure.

Ils échangent un bref coup d’œil. Maman n’a jamais eu besoin de grandes déclarations pour dire ce qu’elle a sur le cœur. L’important passe dans ses yeux et ses gestes. Et là, elle me prend la main. Je respire un peu mieux. Et encore mieux quand mon père parle ensuite :

– Bien. Si c’est ce que tu veux, finit-il par dire sans aucun jugement dans la voix.

Oui, c’est ce que je veux. Parce que c’est sûrement mon seul espoir pour me rapprocher d’elle et la voir en vrai un jour. Même si ça paraît impossible…

Chapitre 2

AIDEN

– Putain ! Ça fait six ans que je me prive de tout pour être ici.

Je n’en reviens pas d’être dans ce bureau. De me retrouver en face de ma responsable de promotion comme un enfant qu’on engueule. Elle m’a fait asseoir, m’a proposé un thé là où j’aurais préféré avaler une bière cul sec et m’a déblatéré ses conneries sur un ton condescendant. Ce dont j’ai toujours eu peur depuis mon admission est en train de se produire : mon renvoi, immédiat, sans appel.

– Eh bien, ce n’est de toute évidence pas suffisant.

– Vous ne cherchez que ça depuis que j’ai mis les pieds ici. Avouez-le, vous n’avez jamais cru que j’y arriverais !

– J’étais sceptique, en effet, certains de mes collègues aussi. Tu étais trop vieux, pas assez malléable.

– Malléable ?

– Tu n’as pas commencé assez tôt, tu avais déjà tous les tics d’un adulte dans un corps d’enfant. Mais nous t’avons donné ta chance malgré tout. Tu as reçu les mêmes cours que tout le monde, la même tolérance et, après tout ce temps, on se rend compte que tu n’as pas su saisir l’opportunité que nous t’avons offerte.

– C’est quoi ces conneries ?

Elle soupire, comme si cette conversation l’ennuyait. On parle de mon avenir là, merde !

– On exige une certaine rigueur. Le classique le nécessite. Tu l’as découvert depuis que tu as commencé à en faire. Et nous formons l’élite de cette discipline. Nous sommes une institution, nous ne pouvons pas nous écarter de la justesse extrême du mouvement. Nous avons accepté de t’inscrire ici parce que tu dégages, comme rares sont ceux qui le font, ce magnétisme qui capte le regard lorsque tu danses. Mais tu sais, Aidan, que tu ne rentres dans aucun moule. Tu es trop… explosif. Tu l’as toujours été. Nous avons surveillé ton comportement. Malgré la bonne volonté dont tu as fait preuve après ton admission, tu as tout de même réussi à te battre avec deux élèves de l’école voisine. Tu es insubordonné. À côté de ça, nous t’avons demandé de ne pas pratiquer d’autres sports, et nous savons que tu ne nous as pas écoutés. Résultat : tu as trop pris des épaules, tu as trop grandi. Tu ne corresponds plus à nos critères de sélection.

– Mon physique ne vous plaît pas ?

– Il plairait à n’importe qui, mais pas à notre compagnie. À aucune, dans le classique, si je suis honnête.

Je croise mes mains sur ma nuque. J’ai la tête baissée. Elle est en train de m’enterrer, là…

– Je rêve, je suis viré parce que je suis trop musclé…

– Trop grossier aussi, ajoute-t-elle pour me faire comprendre que c’est moi tout entier qui pose problème !

Je me redresse, oubliant ma déception et alimentant mon orgueil. J’ai besoin de faire face à cette adulte qui croit tout savoir, qui pense que j’en ai quelque chose à foutre de son école. Bien sûr que oui, c’est six ans de ma vie ! Mais il est hors de question que j’accepte ça sans broncher. Alors je l’affronte, comme je l’ai toujours fait. C’est mon caractère de merde l’origine du problème, autant l’assumer jusqu’au bout.

– Allez vous faire foutre !

– Celle-là, je l’ai déjà entendue ! répond-elle en levant les yeux au ciel.

– Vous ne savez pas ce que vous perdez !

– Si, nous en avons conscience. Mais il y a d’autres jeunes très compétents qui seront plus à même de faire ce que nous leur demandons. Et sans hausser le ton.

– De gentils petits rats.

– C’est ce que nous attendons, Aidan. Ça a toujours été clair.

Je prends mon sac à dos laissé à mes pieds et le porte à mon épaule, prêt à partir. Je n’ai plus qu’à oublier le temps perdu ici. Oublier ce qui m’y a conduit. De toute façon, c’était voué à l’échec…

Elle doit lire sur mon visage que je suis plus atteint que ce que je veux bien montrer, parce qu’elle s’adoucit :

– J’espère que tu trouveras ta voie, Aidan.

– J’espère que le jour où vous me verrez dans une autre compagnie, vous le regretterez.

– Je ne souhaite que ça.

Mais bien sûr ! Pourquoi tu me vires, alors ?

Au moment de partir, je ne la regarde plus. Je ne la salue même pas, je n’en ai pas envie.

 

Je claque la porte derrière moi et m’effondre aussitôt sur le banc contre le mur devant le bureau, en balançant mon sac à côté de moi. Histoire de prendre une minute avant de réfléchir à mon avenir. Il va falloir que je déménage, que je trouve un appart, et… que j’appelle mes parents. Je suis démoralisé d’avance à l’idée de les avoir au téléphone. Après tout ce qu’ils ont fait pour moi, tout ce qu’ils ont accepté, tout ce qu’ils ont payé… Elle fait chier cette Octavia à la con ! Je sais que je ne suis pas le petit rat d’Opéra parfait, mais je me suis amélioré. Enfin, c’est ce que je croyais.

– On dirait que tu n’as pas eu de chance, aujourd’hui.

Je lève la tête vers la fille qui s’est arrêtée devant moi, debout dans une tenue tout ce qu’il y a de plus « classique » : cheveux relevés en chignon et vêtements près du corps. Je dois rester incapable de réagir une longue minute, je ne m’attendais pas à sa présence.

C’est rare de la voir par ici. En règle générale, elle traîne plutôt dans les studios, à répéter avec ses profs particuliers. Se mêler au petit peuple, ce n’est pas son genre. Depuis le temps que j’essaie de l’approcher, c’est forcément au plus mauvais moment qu’elle s’attarde pour me parler.

– Qu’est-ce que tu veux, on n’a pas tous la chance d’être traité comme la grande Maya Peterson !

– Wouah ! Quelle attaque gratuite !

Elle croise les bras sur sa poitrine sans se démonter. Pourtant mon air n’est pas encourageant, je me suis adressé à elle avec les dents serrées.

– Ça doit vraiment être grave, alors…

– Tu t’attends à ce que je te réponde ? raillé-je de nouveau.

Il y a une éternité de ça, j’aurais été le petit garçon fasciné devant la danseuse. Maintenant, je suis le type aigri face à la peste de service.

– Tu n’avais pas l’air bien, précise-t-elle comme pour se justifier.

– C’est pas la première fois. J’ai l’habitude.

– OK.

Elle ne cherche pas à en savoir plus et poursuit sa route, son sac à dos sur l’épaule. J’ai envie de lui courir après, mais ça ferait mec désespéré, non ?

– Maya !

En définitive, je lui cours après. Foutues palpitations. Elle s’arrête et me laisse venir à elle. Son visage affiche une expression rigide.

– Désolé ! Je prends plutôt mal toutes les conneries que m’a sorties Octavia. C’est toi qui en as fait les frais.

– J’avais compris. Ce n’est pas la première fois qu’on me recale de cette façon.

– Je suis désolé, répété-je comme un con.

Si je voulais enfin nouer le dialogue, c’est raté !

On a dansé une fois ensemble. Une seule et unique fois mémorable. À part ça, Maya est inatteignable. On ne s’est jamais parlé plus de deux minutes, elle et moi. Deux ou trois fois à tout casser ; au détour d’un cours ou d’un couloir. Je l’ai matée en douce à de nombreuses reprises, quand elle répétait en solo ou avec sa classe, mais je n’ai osé l’approcher en vrai qu’une fois, et ça s’est soldé par un échec.

Cette fille est la raison pour laquelle je suis ici, mais si elle le découvre, je redescends au dixième sous-sol question virilité ! Pourtant, aujourd’hui, tout est différent : je vais partir, ne plus la voir. Ce n’est pas une situation que j’avais envisagée quand j’ai sauté de joie d’avoir été accepté dans cette école. J’ai cru être intouchable, me voilà en train de retomber bien bas. Je vais devoir tout recommencer. Loin d’elle.

Qu’est-ce qu’elle peut en avoir à foutre de moi ? Je ne suis qu’un inconnu pour elle.

– Ce n’est pas ton genre de t’excuser, Aidan.

– Tu te souviens de comment je m’appelle ? m’étonné-je d’une voix qui lui fait bien remarquer que c’est extraordinaire.

Je ne lui ai dit mon prénom qu’une seule fois, et elle ne me l’a jamais redemandé. Même pas cette fois-là… Donc ça me surprend qu’elle l’ait retenu, après toutes ces années. Nos rencontres ont été brèves, Maya n’est pas du genre à s’éterniser pour faire connaissance. Elle érige une barrière en béton autour d’elle en permanence. Mais pas aujourd’hui, il faut croire.

J’arrive à voir qu’elle rougit. Sauf que j’ai l’impression que cela la déstabilise encore plus que moi. Du coup, elle se remet bien droite, à l’image de la fille hautaine que tous les élèves décrivent, et efface son air accessible :

– Je connais tout le monde, ici. Si je ne veux pas passer pour quelqu’un de capricieux et dédaigneux, je n’ai pas le choix.

J’ai peut-être imaginé la rougeur sur ses joues, finalement…

– C’est trop généreux de ta part, marmonné-je, blessé.

– Je pense à mon image.

Elle détourne la tête et déglutit.

– Tu devrais un peu moins penser à ton image et un peu plus à te faire des amis, non ?

Ses yeux reviennent m’affronter. Ils sont d’un brun tirant presque sur l’orange. Aussi colorés que les ormes de Central Park en plein automne. Je ferais tout pour provoquer ce regard, encore et encore. Elle est loin, la petite fille qui danse et répète consciencieusement. Il y a d’autres facettes sous ses couches de rigueur. Des facettes qu’on ne peut voir que quand elle danse en totale impro.

– Tu veux être ami avec moi, Aidan ?

– Ami ? Non.

S’il y a bien une chose dont je n’ai pas envie, c’est d’être simplement son ami.

Chapitre 3

AIDEN

- 13 ANS -

Mes parents vont me tuer ! Je viens de me battre. Encore. Et, pour ne pas changer, je me retrouve devant le bureau du principal. Je vais être collé. Ou pire. Ce soir, adieu skate et console.

Je bouge les jambes pour essayer de déstresser, je triture ma casquette du bout des doigts, mais ça ne marche pas trop. Surtout quand je vois la tête de l’autre con en face de moi. Je lui ai mis une bonne droite : il a l’œil tout gonflé. Cette petite satisfaction personnelle me fait sourire, ce que capte le pion qui nous accompagne.

– Je t’ai dit quoi la dernière fois, Aidan ?

De laisser couler. Mais quand on m’insulte, je n’ai pas l’habitude de ne pas réagir. Mes parents ne m’ont pourtant pas élevé comme ça, mais y’a des trucs qu’ils ne peuvent pas contrôler.

– Tu ne peux pas continuer à taper sur tout le monde, Aidan.

– Dites ça à ceux qui se foutent de ma gueule.

Exaspéré, il soupire. Le proviseur sort à ce moment-là.

– Quel est le problème, cette fois ? demande-t-il en nous invitant à nous asseoir tandis qu’il fait de même derrière son bureau.

– Troisième bagarre en un mois, précise le pion.

– Monsieur Baker, me lance le proviseur comme si j’étais le seul fautif. Vous aimez tellement la décoration de mon bureau que vous n’écoutez pas ce qu’on vous dit, apparemment.

– J’écoute, Monsieur.

– Pas suffisamment, il semblerait. Quel est le motif, cette fois ?

Il se tourne vers l’autre tête de nœud. Le mec a presque deux ans de plus que moi, ça ne l’a pas gêné de s’en prendre à un plus jeune que lui. Ma mère m’a appris à ne jamais m’attaquer aux plus faibles. Lui n’a pas eu le même speech, apparemment. En même temps, niveau taille, on se vaut, tout le sport que je fais m’a donné le corps d’un dixième grade.

– Je l’ai traité de gonzesse, finit-il par répondre.

– De gonzesse en tutu, pour être précis, interviens-je.

Le proviseur se passe la main sur le visage en me regardant. À côté de moi, l’autre croit qu’on ne l’entend pas pouffer dans son poing, mais si. Je lui donne un coup de talon dans le mollet.

– Monsieur ! proteste-t-il.

Le proviseur ne me rappelle même pas à l’ordre. Il sait que ça ne m’arrêtera pas. Je suis prêt à tout pour défendre mon droit de faire ce que je veux. Par contre, il balance une œillade noire qui fait fermer sa gueule à ce bâtard. J’ai un peu moins l’impression d’être un foutu caractériel armé d’un complexe d’infériorité.

Il réfléchit un moment avant de demander au surveillant de raccompagner l’autre et de s’assurer que les heures de colle dont il va écoper lui feront passer l’envie de chercher des embrouilles. Puis il se tourne vers moi :

– Monsieur Baker, vous ne pouvez pas vous battre avec tous ceux qui vous balanceront cette insulte à la figure.

– Vous voulez que je fasse quoi ?

– Soyez au-dessus de ça. Un dossier scolaire entaché de jours d’exclusion peut bloquer votre future admission.

Il a raison. Et il est sympa de me le rappeler sans hausser le ton. Le proviseur m’aime bien. Je suis bon élève, un peu bavard et rieur, mais toujours respectueux des professeurs. J’ai juste un problème de caractère quand on se moque de moi. Surtout que les vannes balancées par les mecs au bahut sont loin d’être mignonnes.

Je fais de la danse classique depuis un an et je n’ai que des emmerdes depuis que cela se sait. Aucun autre garçon de l’école n’en fait. J’ai dû m’imposer pour pouvoir continuer à jouer au baseball pendant les pauses, montrer que ça ne changeait rien. Je suis toujours le même, j’ai juste un objectif pro en tête. Je ne lâcherai rien pour y parvenir. Et s’il faut que je me batte pour prouver encore que je suis un « vrai garçon » – selon leurs mots d’arriérés –, je le ferai. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai entendu « tapette » prononcé dans mon dos.

– Vous passez une audition, prochainement, non ?

– Bientôt, oui.

– Alors je ne veux plus vous voir dans ce bureau. Si c’est ce que vous avez envie de faire, pourquoi gâcher vos chances ?

– Ils n’arrêtent pas de me chercher.

– Je sais bien, soupire-t-il.

Et je comprends qu’on ne pourra rien faire entrer dans la tête de tous ces gars qui se croient plus virils que moi tout ça parce qu’ils frappent à la batte ou marquent un panier plutôt que d’effectuer une double pirouette !

– Les élèves de votre âge ne sont pas forcément très intelligents.

– Vous pensez qu’ils le deviennent ensuite ?

– Non, pas vraiment. Mais une fois que vous serez dans cette école, vous n’aurez plus ce problème, si ?

– Non. Mais je risque de pas avoir le niveau…

– Et bien, atteignez-le ! Sans vous battre.

Je rumine.

– Autre chose ?

– Vous croyez que tous les mecs là-bas sont… vous savez !

– Ça serait gênant si c’était le cas ? s’offusque-t-il en haussant les sourcils.

– Non ! me précipité-je de répondre. Mais… je le suis pas, moi. J’ai pas envie qu’ils matent mon cul.

Le principal sourit.

– Dans n’importe quel sport, vous pouvez tomber sur un garçon à qui vous plairez. Il y en a peut-être plus dans la danse, mais cela ne fait pas d’eux des obsédés. Si vous n’êtes pas intéressé, vous n’aurez qu’à leur dire. Ce sera à vous de faire votre expérience.

C’est vrai. À force d’entendre les autres se moquer, je me mets à douter. Pourtant j’adore danser. Je pensais qu’il ne s’agissait que d’une envie un peu stupide pour retrouver une fille dont l’image tourne en boucle dans ma tête alors que je ne la connais pas, mais c’est devenu plus que ça. Je suis heureux de m’appliquer autant dans un art, de me poser, d’écouter la musique et d’essayer de me déplacer à la perfection sur le rythme. Là où j’ai commencé à pratiquer, mon prof passe très peu de classique et ça me plaît de pouvoir bouger autrement que de façon très structurée. Il nous oblige à beaucoup improviser, quitte à utiliser des mouvements de notre cru. Dès que je danse dans ses cours, j’ai la sensation d’être libre.

Je sais qu’une fois dans l’école de Maya je ne pourrai plus inventer de pas ou de chorégraphies, je devrai me plier à l’exigence et à l’excellence attendues. Et si j’ai envie de mettre toutes les chances de mon côté afin de retrouver Maya, une partie de moi me dit que je ne m’épanouirai jamais en collant. Ce sera trop strict. Et je ne suis pas un garçon qui se soumet facilement aux règles.

– Je vous colle, monsieur Baker. Vous échappez de peu au fait que je vous renvoie quelques jours pour vous remettre les idées en place.

Je me lève avec son autorisation, mais j’ai besoin de savoir un truc avant de partir :

– Pourquoi vous êtes si sympa avec moi ?

– Disons que je me reconnais beaucoup en vous.

Il écrit quelque chose sur un papier et me le tend.

– Faites signer cela à vos parents.

C’est un bon pour une semaine d’heures de colle. Génial !

– Je vais être puni.

– C’est le but.

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