Les chaleurs exceptionnelles de cette fin mars me terrassent. Des perles de sueur glissent le long de mes tempes. La climatisation du bureau luxueux de la responsable des relations publiques de mon père peine à rendre la température supportable. Je suffoque, et la gueule de bois que je me traîne n’arrange rien. En temps normal, personne n’aurait pu me faire venir ici un dimanche matin. Même mon père, pourtant à la tête de l’une des entreprises les plus fructueuses du Texas, a toujours mis un point d’honneur à passer cette journée en famille. Mais à ma connaissance, Tricia n’a pas de famille. Elle ne doit pas avoir beaucoup d’amis non plus. Cette fille est un requin. Toutefois, je ne suis pas du genre à me laisser intimider. Surtout par une employée de Walker Oil Corp. Techniquement, ce n’est qu’une question de temps avant qu’elle ne devienne mon employée.
Non, ce n’est pas pour Tricia, qui me regarde en coin en remplissant deux verres d’eau glacée, que j’ai extirpé ma carcasse migraineuse de mon lit. Ce n’est pas pour elle, mais plutôt à cause d’un mot qu’elle a prononcé au téléphone. Sextape. Même si mes souvenirs sont flous, j’ai su immédiatement de quoi elle voulait parler. J’ai vite compris à quel point j’avais merdé.
Évidemment, je l’ai jouée plus fine que ça avec Tricia. Je lui ai balancé un « C’est quoi cette connerie, encore ? » et je me suis ramené en quatrième vitesse. C’était il y a vingt minutes. Vingt minutes qu’elle me fait poireauter en répondant à des coups de fil prétendument urgents et en me regardant avec insistance. Il faudrait peut-être que je lui dise que son numéro de bad cop ne fonctionne pas sur moi, mais je m’en voudrais de lui enlever ses illusions. Elle me tend le verre qu’elle a rempli avec la précision d’un serveur de restaurant étoilé et entre enfin dans le vif du sujet.
— Axel, vous avez sérieusement merdé.
— Je ne vois pas du tout de quoi vous voulez parler, rétorqué-je avec un calme feint.
— On perdrait beaucoup moins de temps tous les deux si vous ne vous foutiez pas de ma gueule, me rentre-t-elle dedans.
Je ne réponds pas et conserve une expression neutre. Tricia fait la maligne parce que c’est à moi qu’elle s’adresse et non à mon père, mais je n’en ai rien à faire de ce qu’elle pense de moi ou du ton qu’elle emploie pour me sermonner. Elle continue à me regarder fixement pendant quelques secondes, les bras croisés sur sa veste de tailleur fermée malgré la chaleur infernale. Quand elle voit que je ne céderai pas un pouce de terrain, elle retourne son ordinateur et appuie sur un bouton. À l’écran, une vidéo se met en route et je déglutis difficilement en reconnaissant le cadre dans lequel elle a été filmée : la chambre d’hôtel où j’ai passé une nuit la semaine dernière. Tricia a eu la délicatesse de couper le son, mais même sans cela, il est impossible de ne pas comprendre tout de suite ce qui se déroule à l’image. Trois personnes, un homme et deux femmes, prennent du bon temps dans des positions plus qu’équivoques.
Les yeux fixés sur l’ordinateur, j’avale une gorgée d’eau. Stoïque. Comme si le type sur la vidéo, ce n’était pas moi. Comme si je ne me regardais pas m’envoyer en l’air avec deux inconnues. J’ai merdé, mais pour le moment, rien ne prouve que c’est moi. On ne distingue que mon cul, je ne vois pas comment les médias pourraient m’identifier avec ce détail.
— Vous m’avez convoqué un dimanche matin pour me montrer un porno amateur ? Les gens font ce qui leur chante, non ? Ce type a l’air de s’éclater en tout cas. Qui pourrait le lui reprocher ?
Face à moi, Tricia fulmine. Elle fait le tour de son bureau, met le film sur pause et s’appuie contre le meuble pour me dominer de toute sa hauteur.
— Jouons cartes sur table, vous voulez bien ? Cette vidéo dure plus de deux heures. Je ne vous apprendrai rien si je vous dis que vous n’êtes pas resté dos à la caméra pendant tout le temps qu’a duré votre petite sauterie.
Elle préfère jouer cartes sur table ? Très bien !
— Eh bien, en fait, non, je ne me souviens pas. J’avais un peu abusé de la vodka, mes souvenirs ne sont pas très fiables. Comment j’étais ? Vous avez apprécié la performance ?
À cet instant, je me déteste. Ce type, ce n’est pas moi. Je ne suis pas du genre à essayer de mettre les gens mal à l’aise. Je ne suis pas non plus du genre à faire une sextape avec deux nanas que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam.
Ou plutôt, ce n’était pas mon genre. Pas avant que je me retrouve, tel un abruti le jour de Noël, habillé en pingouin, devant l’autel de l’église du quartier où j’ai grandi. Ma fiancée, elle, n’a jamais daigné se pointer, pas plus que mon garçon d’honneur et futur ex-meilleur ami. Ce genre de truc n’arrive apparemment pas que dans les films. Lucy a eu l’indécence de m’avertir le lendemain qu’elle vivait le parfait amour avec celui-là même que je considérais comme un frère. Depuis, je ne fais que des conneries. Je ne parviens pas à trouver de saveur à la vie que je mène. Je dois le reconnaître, les gueules de bois et les coups d’un soir qui s’enchaînent n’arrangent rien, malgré ce dont j’ai essayé de me persuader.
— Axel, ne jouez pas à l’imbécile avec moi. Je sais que vous n’avez pas la réputation de sauter tout ce qui bouge, mais ces derniers temps, les rumeurs vont bon train à votre sujet. Vous êtes le célibataire le plus en vogue du Texas et, croyez-moi, ce genre de vidéo va faire les choux gras de la presse à scandale.
— Mon père vous paie une petite fortune pour éviter ça, non ?
— Certes ! Mais je ne suis pas magicienne. Nous sommes en 2020. Vos exploits n’ont pas encore fait le buzz, mais c’est une question de temps. Avec les réseaux sociaux, votre paire de fesses va devenir googlisable, Axel ! Et je ne parle pas du reste. Le plus sage serait de vous retirer pendant quelques semaines. Jusqu’à ce qu’un nouveau scandale éclate, un qui ne vous concernera pas.
Elle déconne ? Je ne vais quand même pas mettre ma vie entre parenthèses pour une merde pareille ! Il faut juste que je me calme sur les petites sauteries, que j’arrête de picoler comme un trou, et ça passera tout seul.
— J’ai un job à Walker Oil Corp, je vous le rappelle. Je ne vais pas disparaître du jour au lendemain et laisser mon père se débrouiller. Il n’est plus tout jeune et a besoin de moi.
Évidemment, j’en fais des caisses. Mon père a une santé de fer. Tricia soupire et se contente de me scruter pendant un long moment. Elle a ce regard de tueuse qui lui a valu cette réputation de requin. Je sais qu’elle va me balancer l’argument béton que je ne pourrai pas réfuter. Je le sais parce que l’évidence m’apparaît au moment même où elle ouvre la bouche.
— Est-ce que vous souhaitez vraiment que votre père pâtisse de votre image sulfureuse ? Pas seulement lui, mais aussi son entreprise. Est-ce que vous voulez que des journalistes harcèlent votre mère au téléphone pour lui parler de vos prouesses sexuelles ? Ou pire, qu’ils attendent votre sœur devant son lycée privé pour gosses de riches ?
Échec et mat. Tricia a fait mouche avec sa tirade et elle le sait parfaitement. J’ai peut-être fait des conneries ces derniers mois, mais il est hors de question que ma famille en paie les pots cassés.
Les vendredis soir sont toujours calmes dans le magasin des Alden où je travaille à mi-temps. Mais lorsque l’équipe de hockey du lycée joue, ça devient carrément désertique. À tel point qu’assise sur mon tabouret derrière la caisse enregistreuse, je m’endormirais presque. Afin que cela n’arrive pas, je me lève pour la énième fois depuis le début de mon service. Je déambule dans les allées de ce commerce que j’ai connu toute ma vie et regarde si les rayons ont besoin d’être réapprovisionnés ou rangés. Vu que personne n’a eu l’occasion d’y mettre la pagaille depuis des heures, je sais pertinemment que tout est en ordre, comme quand j’ai fait mon tour, il y a trente minutes. Mais c’est ça ou ronfler au comptoir.
Je passe des conserves aux étals de médicaments vendus sans ordonnance, puis au rayon spiritueux. Alden General Store n’est certainement pas achalandé comme un supermarché de grande distribution, toutefois, les habitants de Thunderbird River préfèrent venir ici plutôt que dans n’importe quel autre magasin de la région. Aucun n’a d’ailleurs pu s’installer dans le coin. Ils sont systématiquement boycottés par la population de cette petite ville du Wisconsin où j’ai grandi.
Le téléphone se met à sonner quand je redresse un paquet de chips pourtant déjà parfaitement positionné. Je reprends espoir de ne pas mourir d’ennui avant la fermeture à 21 heures. C’est sans doute un client qui veut me faire préparer une commande pour demain. Rowley Alden est dans le métier depuis des années, il a toujours su comment sauvegarder son commerce des Amazon et compagnie, qui le menacent. Je décroche le combiné en me replaçant derrière la caisse.
— Alden General Store, à votre service…
— Emy ? C’est toi ?
— Madame Gordon ! C’est Rome, au General Store !
— Emy ? Mais parle plus fort bon sang, je n’entends rien !
Mme Gordon est sans doute l’une des plus vieilles clientes de l’épicerie. À tel point qu’elle a connu le grand-père de M. Alden quand il tenait le magasin, il y a des décennies. Le problème est qu’elle est sourde comme un pot et qu’elle a de plus en plus de mal à se servir de son téléphone correctement. Je me prépare donc à une conversation sans fin.
— Madame Gordon ! hurlé-je dans le combiné. Vous n’avez pas pressé le bon bouton. C’est le premier pour appeler votre fille.
— Rome ? Ne hurlez pas, très chère. Je vous entends parfaitement.
Classique ! Cette vieille bique têtue a dû régler son appareil auditif avant que je reprenne la parole.
— Et puis, je ne me suis pas trompée de bouton, s’agace-t-elle. Je voulais être certaine que vous n’oublierez pas ma commande pour demain.
— Un litre de lait, une douzaine d’œufs et du bacon. Comme tous les samedis. Ne vous inquiétez pas, tout sera prêt.
— Merci, ma petite Rome. Je vais appeler ma fille, maintenant.
— Premier bouton, madame Gordon !
— Évidemment, je ne suis pas sénile !
Il est inutile que je perde davantage ma salive, elle a déjà raccroché. Mme Gordon est peut-être la plus vieille cliente du magasin, mais c’est sans doute la plus difficile. Elle n’est pas méchante, loin de là. C’est juste une femme âgée un peu isolée, veuve depuis plus de dix ans et dont les enfants vivent à des milliers de kilomètres. Je peux comprendre ce qu’elle ressent, même si Eli remplit ma vie. Si je ne l’avais pas, je ne sais pas si j’aurais réussi à combattre cette solitude qui cherche régulièrement à me noyer depuis un an et demi. Peut-être que, moi aussi, à la place de Mme Gordon, je passerais des commandes journalières au magasin de ma ville pour avoir l’occasion de m’y rendre et de ne plus être seule pendant quelques heures.
Instinctivement, ma main vole jusqu’à mon poignet, mes doigts effleurant le tatouage tracé à cet endroit. Je ferme les yeux un instant tant la douleur est forte, même après dix-huit mois. Une envie irrépressible d’entendre la voix de mon fils me pousse à fouiller dans mon sac, à la recherche de mon téléphone portable. C’est Charlie, l’adolescente qui le surveille après l’école, qui répond presque immédiatement.
— Allô ?
— Charlie ? C’est Rome.
— Oh ! Madame Thomas !
Malgré mon insistance à me faire appeler par mon prénom, Charlie continue à me donner du « madame Thomas ». Je me sens tellement vieille quand elle fait ça, alors que mes années de lycée à TRHS1 me semblent dater d’hier.
— Comment ça se passe aujourd’hui ?
En fond, j’entends le son du piano, de la seule chanson qu’Eli peut interpréter en boucle sans jamais se lasser. Je soupire.
— Il joue depuis combien de temps ? demandé-je doucement.
— Une bonne demi-heure, je dirais. Ça allait bien, pourtant. Il a pris son goûter comme d’habitude. Il communiquait bien. C’est après que ça a commencé à se gâter.
— Ne t’inquiète pas, Charlie. Avec Eli, les bons et les mauvais moments s’enchaînent et on ne sait jamais vraiment pourquoi. N’insiste pas pour le bain. Essaie juste de le faire manger si tu arrives à l’éloigner du piano quelques instants. Sinon, je le ferai en rentrant.
— Pas de souci, madame Thomas.
— Rome ! À tout à l’heure, Charlie.
Je repose mon téléphone sur le comptoir. C’était pourtant un bon jour, mais un détail insignifiant peut amener Eli à se calfeutrer dans sa bulle. C’est d’ailleurs de plus en plus fréquent depuis que nous avons déménagé ici. Je vois mon fils changer, loin de son école spécialisée, loin de ses thérapeutes. Parfois, je me dis que j’aurais pu faire plus. Que j’aurais dû me battre plus fort. Mais si je suis honnête, je dois reconnaître que j’ai toujours su que c’était une bataille perdue d’avance.
Les yeux fixés sur mon téléphone, je n’entends pas la porte d’entrée s’ouvrir malgré la clochette qui retentit dès que quelqu’un la pousse.
— Italie ?
Cette voix ! Ce surnom dont personne ne m’a affublée depuis plus de dix ans…
Je me retourne pour faire face à deux iris bleu sombre que je pensais ne plus revoir. Le visage qui les entoure a changé. Mûri. Ses traits ne sont plus aussi doux et joviaux que dans mon souvenir. Il ébauche un demi-sourire qui me ramène à l’été de mes 16 ans. Les images affluent sans que je puisse les ralentir. Nos mains entrelacées. Ses yeux qui pétillent. Ses épaules d’ado qui commencent à s’étoffer. Et cette voix déjà grave.
— On se retrouve à Noël, Italie, OK ? Ne m’oublie pas.
— Jamais.
J’ai tenu ma promesse, je ne l’ai pas oublié, même si nous ne nous sommes jamais revus. Je l’avais juste rangé dans un petit coin de ma mémoire, dans cet endroit où on met les souvenirs doux, mais un peu fragiles.
— Axel !
Mon vieux pick-up garé devant Alden General Store, je sors de l’habitacle. Je suis accueilli par une bourrasque. J’enfonce un peu plus mon bonnet sur ma tête avant de faire le tour de mon véhicule. Je n’ai jamais connu un hiver aussi doux dans le Wisconsin. Le temps n’est fait que de vent et de pluie. Même le lac n’est pas encore gelé. L’ambiance n’est pas à Noël alors que le mois de décembre a commencé depuis quatre jours. Moi, ça me va bien. Je ne supporte plus cette période. Se faire abandonner le 25 décembre devant l’autel peut avoir ce genre d’effet sur une personne. Mais je préférerais tout de même une bonne couche de poudreuse et un grand soleil à ce temps morose. Temps qui s’accorde très bien à mon humeur, cela dit.
Sur le siège passager, je saisis le papier que j’ai préparé avant de me rendre dans le commerce le plus ancien de Thunderbird River : le General Store. Depuis que je suis revenu ici, je me suis toujours fait livrer tout ce dont j’avais besoin, malgré le prix de la livraison à une adresse aussi reculée que la mienne. Je n’ai pas fait ça parce que j’en ai les moyens ni parce que je trouve indigne de moi de me déplacer pour remplir mon frigo. Je n’avais simplement pas envie de voir du monde. Alors, j’ai vécu en ermite pendant huit mois, rénovant petit à petit le chalet de mon grand-père. Jour après jour, j’ai renoué avec une passion que j’avais fini par délaisser. C’est dans cet atelier où j’ai passé nombre de mes étés que je me suis oublié pendant des heures, des nuits, à travailler le bois comme mon aïeul me l’a appris.
Le lendemain de Thanksgiving, que je n’ai évidemment pas fêté, M. Alden est venu me rendre visite. J’ignore comment il a su que j’étais là, même si je soupçonne que les camions de livraison ont fini par mettre la puce à l’oreille des habitants du coin. Quand je lui ai posé la question, il m’a répondu que c’étaient les lutins qui l’avaient prévenu. Il faut dire qu’il a une certaine ressemblance avec le vieux barbu au costume rouge, et qu’il a toujours aimé en jouer. C’est lui, le Père Noël de Thunderbird River. Je ne sais pas si le vrai est aussi culotté que M. Alden, mais ce dernier ne m’a pas demandé l’autorisation avant de pénétrer chez moi et de s’asseoir sur mon sofa. Il a regardé longuement autour de lui sans prononcer un mot, puis il a hoché la tête, approbateur.
— Ce chalet a bien changé depuis l’époque du vieux Kincade, a-t-il lancé. Tu as choisi quelqu’un de la ville pour rénover ?
— Non, j’ai tout fait seul.
Il s’est tu de nouveau, détaillant mon travail.
— Alors tu es encore plus doué que ton grand-père ne l’était. C’est criminel de ne pas partager ton talent avec Thunderbird River, mon garçon.
— Je ne suis pas venu pour trouver un emploi, monsieur Alden.
— Alors pourquoi es-tu ici ?
C’est une excellente question. Tricia me l’a confirmé par mail, je peux revenir quand je veux, le scandale de ma sextape est enterré depuis longtemps, remplacé par un autre. Pourquoi ne suis-je pas rentré au Texas ? N’ayant pas trouvé la réponse à cette question, je n’ai pas pu satisfaire la curiosité d’Alden.
— Ton petit dérapage de mars doit pourtant être oublié maintenant, a-t-il repris avec un léger sourire en coin.
— Vos lutins sont vraiment bien renseignés, monsieur Alden.
— C’est ma ville, Axel. Rien ne m’échappe. Je finis toujours par savoir, même ce qu’on me cache avec soin. Et tu es le bienvenu ici, évidemment…
— Merci.
— Mais… J’aimerais qu’on te voie un peu plus, que tu participes à la vie de la communauté. C’est comme ça que fonctionne Thunderbird River. Je conçois très bien que ce soit has been à tes yeux, mais un jour tu comprendras à quel point l’entraide est importante.
J’ai fait tourner ces paroles dans ma tête pendant un long moment après son départ. Essayant de mettre le doigt sur ce qui me retient ici. Ce qui m’empêche de reprendre mon job auprès de mon père, comme j’aurais dû le faire depuis des mois. Même si ce dernier ne m’en tient pas rigueur, je sais qu’il ne comprend pas plus que moi ce que je fabrique encore dans le Wisconsin. Sans famille, sans amis. Sans but. Le vieil Alden m’en a donné un, mais n’est-ce pas une excuse pour éviter de regagner mon Texas natal qui me paraît davantage étranger au fur et à mesure que les jours passent ?
Il m’a fallu une semaine pour me décider. Une semaine pour prendre mon courage à deux mains et rédiger cette annonce puis me rendre au centre-ville de ce patelin que je connais comme ma poche.
Une nouvelle bourrasque manque de m’arracher le papier des mains. Je resserre ma prise et m’empare également de la liste de course que j’ai dressée rapidement avant de partir de chez moi.
Quand je pousse la porte du commerce, la cloche accrochée au-dessus émet un tintement sonore qui me renvoie des années en arrière. Le battant se referme derrière moi dans un bruit sourd et je suis assailli par la musique de Noël que le couple Alden se complaît à faire tourner en boucle chaque mois de décembre. Cela fait quelques années que je n’ai pas passé la période des fêtes à Thunderbird River, mais manifestement, rien n’a changé ici. Le magasin est déjà décoré et un sapin recouvert de fausse neige se dresse sur ma droite, me cachant la caisse. Je fais quelques pas, bien décidé à réapprovisionner mon frigo avant de demander que mon annonce soit accrochée sur le panneau dédié. Mais une nouvelle réminiscence m’empêche d’avancer davantage.
Treize ans. Treize ans que je n’ai pas vu ce profil, ce petit nez retroussé et ces lèvres pleines. Treize ans, pourtant je reconnaîtrais entre mille ces cheveux sombres et légèrement ondulés. Je sens presque encore leur douceur entre mes doigts. Je suis sous le choc, mais pas suffisamment pour me retenir de l’interpeller par ce surnom que j’ai toujours été le seul à apprécier.
— Italie !
Elle se retourne et son regard me percute. Je lis une surprise qui fait écho à la mienne dans ses iris verts.
— Axel ! s’exclame-t-elle, avant de porter sa main à sa bouche.
Je m’approche jusqu’à la caisse derrière laquelle elle est postée, constatant au passage qu’elle n’a pas changé. Ou peut-être que si. Je suis peut-être trop perturbé de la revoir après toutes ces années pour m’en rendre compte. Je m’arrête devant le comptoir qui nous sépare. Je reste muet parce que tous les mots qui me viennent en tête me semblent inintéressants. C’est elle qui finit par briser le silence. Ça ne m’étonne pas, elle a toujours été la plus brave de nous deux.
— Ça fait treize ans que je n’ai pas entendu ce surnom ridicule.
— Ce n’est pas ridicule, juste logique. Je suis certain que cela t’avait manqué.
— Non, pas vraiment. Tu as de la chance que ma mère ne soit plus dans le coin, elle a encore suffisamment la forme pour te botter les fesses.
Treize ans. J’ai l’impression que nous reprenons la conversation là où nous l’avons arrêtée. Pourtant, je ne suis plus l’ado jovial et plein d’entrain que j’étais à l’époque. Et Rome Thomas a désormais dans le regard un voile de tristesse qui n’existait pas la dernière fois que nous nous sommes vus.
— Ça fait longtemps que…
— Depuis combien de temps, tu…
Nos mots s’entrechoquent, le silence retombe.
— Pardon, reprends-je. Tu disais ?
— Je voulais savoir si ça faisait longtemps que tu étais dans le coin.
J’ai soudainement un peu honte de ne pas avoir montré le bout de mon nez en ville plus tôt. Même si, encore aujourd’hui, voir du monde me semble presque insurmontable.
— Je suis arrivé en mars. Mais je n’ai pas vraiment quitté Wolf Creek depuis.
Elle ne dit rien, ne relève pas que cela fait des mois que je n’ai pas bougé du chalet. Elle sourit néanmoins à la mention de ce lieu qu’elle connaît bien, elle aussi. Je ne peux pas m’en empêcher, mes lèvres s’étirent en retour.
— Et toi ? interrogé-je. Tu es revenue quand ?
Je ne lui demande pas si c’est temporaire. Elle ne travaillerait sans doute pas chez Alden si c’était le cas.
— En septembre. J’habite dans la maison que maman avait gardée. Les locataires sont partis en juillet.
Je hoche la tête comme si cela avait un sens pour moi. Cela dit, ma présence à Thunderbird ne doit pas en avoir beaucoup pour elle non plus. Elle baisse soudain les yeux sur le papier que j’ai posé sur le comptoir entre nous, puis les relève vers moi.
— Tu as repris la menuiserie ?
Je hausse les épaules, presque gêné.
— C’est vite dit. J’ai bricolé dans le chalet et je me suis amusé un peu. Monsieur Alden est passé et m’a incité à venir proposer mes services… Mais franchement, avec le recul, c’est une mauvaise idée.
Je tente de reprendre le papier, mais elle est plus rapide que moi et s’en empare avant que j’aie pu le faire disparaître dans ma poche.
— Tu plaisantes ! N’oublie pas que j’ai vu ce dont tu étais capable à l’époque. Tu vas faire un carton.
Elle va d’autorité placer mon annonce en évidence dans le cadre prévu à cet effet.
— Il te fallait autre chose ?
— Non. C’est tout.
Je serre ma liste de course déjà en boule dans mon poing fermé. Ces retrouvailles sont étranges. Je suis mal à l’aise tout à coup, sans savoir pourquoi. J’ai besoin de me réfugier dans mon repaire.
— Un café à la maison demain, ça te tente ? J’aurai peut-être un projet pour toi. 10 heures ? propose Rome.
Je déglutis. Demain, c’est loin. J’ai le temps de reprendre mes esprits, de me remettre de cette rencontre que je n’attendais pas.
— Ça marche, 10 heures, acquiescé-je tout en rejoignant la sortie.
Je suis un ours. Je n’ai plus l’habitude de voir des gens. Je n’ai surtout plus l’habitude de tomber sur Rome Thomas et de sentir mes certitudes s’ébranler de la sorte.
— On pourra parler. Se rappeler le bon vieux temps.
Le bon vieux temps ? Concentrons-nous plutôt sur le présent ! ai-je envie de lui crier. Le passé est trop fragile, trop sensible, presque douloureux. Pas seulement le sien ou le mien. Le nôtre aussi.