Chapitre 1

Juin

Quatorze ans plus tôt

NANA SE TOURNA POUR PASSER EN REVUE la chambre d’hôtel. Derrière elle, les rideaux se refermèrent à cause de la brise. Elle examina la décoration aux tons rouge et écru, les peintures d’origine et la télévision qu’elle jugeait sans nul doute tape-à-l’œil, perchée sur la commode, par ailleurs très belle. Je n’étais jamais entrée dans une chambre aussi chic, mais son regard acéré qui se posait sur chaque détail criait : Pour un prix pareil, j’en attendais davantage.

Ma mère m’avait toujours dit que, dans ces cas-là, elle faisait une tête de pruneau. C’était approprié. Ma grand-mère – à seulement soixante et un ans – ressemblait vraiment à un fruit sec quand elle se fâchait.

Puis elle grimaça comme si une mauvaise odeur venait de lui chatouiller les narines.

– Nous avons vue sur la rue. Si je voulais contempler une rue, je serais allée à San Francisco en voiture.

Elle détourna le regard de la commode et fixa le téléphone sur le bureau, avançant dans sa direction d’un pas déterminé.

– Nous ne sommes même pas du bon côté de l’hôtel.

D’Oakland à New York, de New York à Londres, nous avions atterri seulement une heure plus tôt. Pendant le plus long vol, nos sièges se trouvaient au milieu d’une rangée de cinq, et nous avons voyagé cernées d’un côté par un vieil homme squelettique qui s’est immédiatement endormi sur l’épaule de Nana, de l’autre par une mère et son bébé. Enfin, au terme de notre périple, à l’hôtel, je ne rêvais que d’une chose : un bon repas, une sieste et un moment de calme à l’écart de Nana le pruneau.

Ma mère et moi vivions avec Nana depuis mes huit ans. Je savais qu’elle était tout à fait capable de faire preuve de bonne volonté ; ces dix dernières années, j’en avais été témoin chaque jour. Mais à cet instant, nous étions loin de chez nous, clairement en dehors de notre zone de confort, et Nana – propriétaire d’un café de village – ne supportait pas de dépenser l’argent gagné à la sueur de son front si elle n’obtenait pas exactement ce qu’on lui avait promis.

Je hochai la tête vers la fenêtre tandis qu’un taxi noir, typiquement européen, passait en trombe.

– C’est tout de même une très jolie rue.

– J’ai payé pour une vue sur la Tamise.

Elle suivit du doigt la liste des extensions de l’hôtel et la culpabilité me noua l’estomac : ces vacances étaient bien plus somptueuses que tout ce que nous avions fait jusque-là.

– Et sur Big Ben.

Les tremblements nerveux de sa main me donnaient une idée de la rapidité avec laquelle elle calculait ce qu’elle aurait pu prévoir avec cet argent si on avait choisi un hôtel bon marché.

Par habitude, je tirai sur un fil en bas de mon pull, l’enroulant autour de mon doigt jusqu’à me couper la circulation. Nana me donna une pichenette avant de s’asseoir au bureau. Elle décrocha le téléphone avec un soupir impatient.

– Oui. Bonjour. Je suis dans la chambre 1288 et j’ai traversé l’océan avec ma petite-fille depuis… oui, en effet, je suis Judith Houriet.

Je levai les yeux vers elle. Elle avait dit Judith, pas Jude. Jude Houriet préparait des gâteaux, servait les mêmes clients fidèles depuis qu’elle avait ouvert son café à dix-neuf ans et n’en faisait jamais un drame si quelqu’un ne pouvait pas régler son addition. Judith Houriet était apparemment bien plus snobinarde : elle avait voyagé jusqu’à Londres avec sa petite-fille et méritait sans l’ombre d’un doute la vue sur Big Ben qu’on lui avait fait miroiter.

– Comme je vous le disais, poursuivit-elle, nous sommes venues célébrer ses dix-huit ans et j’ai spécifiquement réservé une chambre avec une vue sur Big Ben et la Tamise… Oui. (Elle se tourna vers moi et chuchota.) Ils m’ont mise en attente.

Judith ne s’exprimait même pas comme ma grand-mère. Était-ce la conséquence d’avoir quitté le cocon de notre petite ville ? Cette dame en face de moi possédait la même silhouette curviligne et les mêmes mains de travailleuse, mais elle avait troqué son sempiternel tablier en vichy jaune pour une veste noire ajustée que Jude avait à peine les moyens d’acheter, j’en avais conscience. Jude se faisait toujours un chignon en plongeant un stylo dans ses cheveux ; Judith lâchait les siens pour mettre en valeur son brushing.

Quand son interlocuteur revint en ligne, je devinai immédiatement que les nouvelles n’étaient pas bonnes. Les réponses de Nana ne laissaient aucun doute : « eh bien, c’est inacceptable » et « vous pouvez être sûrs que je me plaindrai », ensuite : « j’attends le remboursement de la différence entre le prix des deux chambres ».

Elle raccrocha et souffla longuement, lentement, comme elle le faisait après plusieurs jours de pluie, quand je m’ennuyais et devenais irritable, et qu’elle ne savait plus quoi faire de moi. Au moins cette fois, j’étais sûre de ne pas être la cause de sa mauvaise humeur.

– Tu n’imagines pas à quel point je suis heureuse d’être ici, murmurai-je doucement. Même dans cette chambre.

Elle laissa échapper un autre soupir et me jeta un coup d’œil, s’adoucissant imperceptiblement.

– Eh bien. Nous verrons bien ce que nous pouvons faire.

Deux semaines avec Nana dans une minuscule chambre d’hôtel, où elle se plaindrait certainement de la pression d’eau trop faible, du matelas trop mou ou du prix de tout ce qui nous entourait.

Mais deux semaines à Londres. Deux semaines d’exploration, d’aventure, à accumuler autant d’expériences que possible avant de revenir à mon train-train. Deux semaines à voir des paysages qui n’existaient jusque-là que dans les livres ou à la télévision. Deux semaines à voir les meilleurs spectacles du monde entier.

Deux semaines hors de Guerneville.

Faire face à un petit pruneau valait la peine. Je me levai, posai ma valise sur le lit et commençai à la défaire.

Après une promenade surréaliste durant laquelle nous avons traversé le pont de Westminster et contemplé l’imposante Big Ben – j’ai réellement senti les carillons résonner dans ma cage thoracique –, nous nous sommes réfugiées dans l’obscurité d’un petit pub appelé The Red Lion. L’intérieur exhalait une odeur de bière rance, de vieille friture et de cuir. Nana fouilla dans son sac pour vérifier qu’elle avait converti assez d’argent pour le dîner.

Plusieurs silhouettes se tenaient près du bar et haranguaient la télévision, mais les seules autres personnes venues se sustenter à cinq heures de l’après-midi étaient deux hommes assis près de la fenêtre.

– Une table pour deux, s’il vous plaît. Près de la fenêtre.

Aux mots de Nana – qui avait parlé fort, avec un accent indubitablement américain –, le plus âgé des deux hommes se leva brusquement, repoussant la table vers son compagnon.

– Outre-Atlantique, vous aussi ? s’écria l’homme qui devait avoir à peu près son âge, grand, forte carrure, peau d’ébène et cheveux poivre et sel, et moustache épaisse. Nous venons de commander. Je vous en prie, joignez-vous à nous.

La crainte d’être obligée de discuter avec quiconque ce soir, plus qu’apparente chez Nana, pesait si lourdement sur elle que ses épaules s’étaient soudain abaissées.

Elle congédia le serveur en lui prenant les menus des mains et me poussa vers leur table près de la fenêtre.

– Luther Hill, se présenta l’homme âgé en serrant la main de Nana. Et voici mon petit-fils, Sam Brandis.

Nana lui serra la main avec précaution.

– Jude. Ma petite-fille, Tate.

Luther me serra ensuite la main, mais j’avais déjà l’esprit ailleurs. Sam était debout à côté de lui et le simple fait de le voir provoqua un séisme interne qui se répercuta le long de ma colonne vertébrale tout comme les cloches de Big Ben avaient résonné en moi un peu plus tôt. Si Luther était grand, Sam ressemblait à un arbre, un gratte-ciel, et il était aussi large qu’une route.

Il baissa la tête pour attirer mon attention ailleurs que sur son torse imposant, m’adressant un sourire sans doute censé rassurer les gens sur le fait qu’il n’allait pas leur briser les os de la main.

Nos paumes se touchèrent, il serra délicatement.

– Salut, Tate.

Il était superbe, suffisamment imparfait pour se révéler… parfait. La petite bosse sur l’arête de son nez laissait penser qu’il se l’était un jour cassé. Une cicatrice traversait l’un de ses sourcils, une autre occupait son menton – une minuscule estafilade en forme de virgule sous la bouche. Mais il y avait quelque chose dans sa présence physique, sa carrure solide et son physique tout entier – ses cheveux bruns et lisses, ses grands yeux brun vert, ses lèvres pleines et douces – qui faisait battre plus vite mon cœur. J’eus la très nette impression que je pourrais contempler son visage pendant le reste de la nuit et y trouver encore un nouveau détail au petit jour.

– Salut, Sam.

La chaise de Nana grinça sur le parquet, attirant mon regard vers Luther qui l’invitait à s’asseoir. Seulement deux semaines plus tôt, j’avais rompu une relation de trois ans avec Jesse, le seul garçon de Guerneville digne d’affection à mes yeux. Les garçons étaient le cadet de mes soucis.

N’est-ce pas ?

Je n’étais pas censée penser aux garçons à Londres. Londres était une ville pleine de musées, d’histoire, de personnes qui avaient grandi en ville plutôt que dans un minuscule village humide entouré de séquoias. Nous étions censées réaliser tous les rêves britanniques de Nana. Vivre une aventure fastueuse avant que je ne retourne dans les limbes et n’entre à l’université de Sonoma.

Mais il semblait que Sam n’avait pas reçu le message que Londres n’avait rien à voir avec lui. Même si j’avais détourné le regard, je sentais encore le sien qui m’examinait. Il ne m’avait pas lâché la main. Je baissai les yeux en même temps que lui. Sa main était lourde comme un rocher, solidifiée autour de la mienne. Il l’éloigna lentement.

Nous étions assis ensemble autour de la table, un peu à l’étroit – Nana en face de moi, Sam à ma droite. Nana lissa la nappe en lin d’une main inquisitrice en faisant la moue ; je sentais bien que cette histoire de vue l’énervait encore et qu’elle déployait de considérables efforts pour ne pas exprimer son irritation devant des étrangers, qui auraient pourtant vraisemblablement confirmé qu’elle avait raison de s’indigner d’une telle injustice.

Du coin de l’œil, j’observai les longs doigts de Sam saisir son verre d’eau.

– Bon, bon, marmonna Luther en inspirant profondément par le nez. Quand êtes-vous arrivées ?

– Nous venons d’atterrir, répondis-je.

Il me regarda en souriant sous sa moustache broussailleuse d’homme âgé.

– D’où êtes-vous ?

– Guerneville. (Je précisai.) À environ une heure au nord de San Francisco.

Il tapa si fort sur la table que l’eau ondula dans son verre. Nana sursauta.

– San Francisco ! (Le sourire de Luther s’élargit, dévoilant des dents irrégulières.) J’ai un ami là-bas. Vous connaissez un Doug Gilbert ?

Les sourcils froncés, Nana hésita.

– Nous… non. Nous n’avons pas ce plaisir.

– À moins qu’il fasse une heure de route pour acheter la meilleure tarte aux myrtilles de Californie, nos chemins ne se sont probablement pas croisés, lançai-je avec fierté.

Nana m’adressa une expression courroucée, comme si je venais de donner, bien trop facilement à son goût, une information dévoilant son identité.

Les yeux de Sam scintillèrent d’amusement.

– Je crois que San Francisco est une assez grande ville, grand-père.

– Pas faux. (Luther laissa échapper un petit rire d’autodérision.) Nous avons une petite ferme à Eden, dans le Vermont, au nord de Montpelier. Je crois bien que tout le monde se connaît là-bas.

– Ça, on connaît, renchérit poliment Nana avant de parcourir discrètement le menu.

Je m’efforçai de trouver quelque chose à ajouter, pour paraître aussi amicale qu’eux.

– C’est une ferme de quoi ?

– Nous produisons du lait, expliqua Luther avec un sourire aussi éclatant qu’encourageant. Et puisque tout le monde fait la même chose dans la région, nous cultivons aussi un peu de maïs, en plus de nos quelques pommiers. Nous sommes venus fêter les vingt et un ans de Sam, son anniversaire était il y a trois jours. (Luther prit la main de Sam.) Le temps file à toute allure, je peux vous le dire.

Nana leva finalement la tête.

– Ma petite Tate vient de terminer le lycée.

L’entendre souligner ma jeunesse en scrutant Sam me donna envie de rentrer sous terre. Il faisait peut-être deux fois ma taille, mais vingt et un ans, c’était seulement trois de plus que dix-huit. À en croire son expression effarée, on aurait dit qu’il en avait trente-cinq.

– Elle entre à l’université à l’automne.

Luther toussa dans sa serviette.

– Où donc ?

– Sonoma State, dis-je.

Il parut songer à la question suivante, mais Nana héla impatiemment le serveur.

– Un fish and chips, s’il vous plaît, commanda-t-elle sans même attendre qu’il s’arrête devant la table. Si vous pouviez séparer le poisson des frites, je vous en serais très reconnaissante. Et une salade à côté, sans tomates. Des carottes, seulement si elles ne sont pas râpées.

Je surpris le regard de Sam et y lus de l’amusement bienveillant. J’aurais voulu expliquer qu’elle avait son propre restaurant et qu’elle détestait dîner dehors. Elle était suffisamment pointilleuse pour cuisiner à la perfection, mais suspectait toujours que ce ne serait pas le cas ailleurs. Il m’adressa un petit sourire avant de détourner le regard.

Nana leva une main pour retenir l’attention du serveur avant qu’il ne passe à ma commande.

– La sauce à part. Je voudrais aussi un verre de chardonnay et un verre d’eau glacée. Avec des glaçons. (Elle baissa la voix pour développer, en restant parfaitement audible pour les autres.) Les Européens ont un problème avec les glaçons. Je ne comprendrai jamais.

Le serveur grimaça, puis s’intéressa à moi :

– Mademoiselle ?

– Fish and chips.

Je lui tendis le menu en souriant. Il s’éloigna, laissant un silence laborieux s’installer derrière lui, avant que Luther ne s’appuie contre le dossier de sa chaise et laisse échapper un rire franc.

– Voyons voir ! Vous faites partie de la famille royale ou quoi ?

Nana retrouva son expression de pruneau. Super.

Sam planta deux bras solides sur la table et se pencha en avant.

– Combien de temps resterez-vous ici ?

– Deux semaines, lui apprit Nana en sortant un gel désinfectant de son sac.

– Notre escapade durera un mois, lança Luther.

À côté de lui, Sam prit un morceau de pain dans le panier au milieu de la table et l’engloutit en une bouchée. Je commençai à m’inquiéter qu’ils aient commandé bien plus tôt et que notre apparition ait réellement retardé l’arrivée de leur repas.

– Il nous reste deux semaines à nous aussi, continua Luther. Et puis, nous irons dans le Lake District. Dans quel hôtel êtes-vous descendus ?

– Le Marriott, dis-je avec le même profond respect que s’il s’agissait d’un château. Au bord de la Tamise.

– Vraiment ? (Les yeux de Sam se fixèrent sur ma bouche avant de s’écarter.) Nous aussi.

La voix de Nana était aussi aiguisée qu’un rasoir :

– Oui, mais nous en changerons aussi vite que possible.

Je restai bouche bée, et l’exaspération me submergea comme une vague d’eau salée.

– Nana, nous n’avons pas…

– Vous allez changer d’hôtel ? demanda Luther. Pourquoi diable en changeriez-vous ? C’est un bâtiment historique magnifique avec une vue à couper le souffle.

– Notre chambre n’a pas de vue. Je considère qu’il est inacceptable de payer une telle somme pour contempler pendant deux semaines une rangée de voitures garées. (Elle refusa le verre d’eau que le serveur lui apporta.) Avec des glaçons, s’il vous plaît.

Elle est fatiguée, je me rappelai en inspirant pour garder mon calme. Elle est stressée parce que ce n’est pas donné, que nous sommes loin de la maison et que maman est seule là-bas.

J’observai le serveur repartir en direction du bar, mortifiée par les exigences et la mauvaise humeur de ma grand-mère. Une boule de plomb commença à rebondir dans mon ventre, mais Sam gloussa en prenant une autre gorgée d’eau. Je le regardai et il me sourit. Il avait la couleur d’yeux que je préfère : un vert forêt illuminé par une lueur malicieuse.

– C’est le premier voyage à Londres de Tate, poursuivit Nana, oubliant apparemment que c’était aussi une première pour elle. Je le planifie depuis des années. Elle mérite d’avoir une vue sur la rivière.

– Vous avez raison, répondit Sam avant d’ajouter sans hésiter : Vous devriez prendre notre chambre. Elle est au douzième étage. Nous avons une vue sur la Tamise, le London Eye et Big Ben.

Douzième étage. Comme nous.

Nana pâlit.

– Nous ne pouvons pas accepter.

– Pourquoi pas ? demanda Luther. Nous n’y sommes presque jamais. La meilleure vue est dehors, quand on déambule par monts et par vaux.

– Évidemment, nous ne comptons pas nous enfermer tout le temps dans la chambre, protesta Nana, sur la défensive. Mais je considère qu’à ce prix…

– J’insiste, l’interrompit Luther. Nous procéderons à l’échange après le dîner. C’est tout vu.

– Je n’aime pas ça.

Nana s’assit à côté de la fenêtre pendant que je fourrais dans ma valise toutes les affaires que j’avais déjà déballées. Son sac à main sur les genoux et sa valise prête à ses pieds me laissaient entendre qu’elle était décidée à échanger nos chambres mais qu’elle avait besoin de se plaindre.

– Qui abandonne une vue sur la Tamise et sur Big Ben pour une vue sur la rue ?

– Ils ont l’air sympas.

– Tout d’abord, nous ne les connaissons pas. Ensuite, il n’est jamais bon de se sentir redevables, même avec des hommes sympas.

– Redevables ? Nana, c’est un échange de chambres, pas une manière subtile d’exiger des faveurs sexuelles.

Nana se concentra à nouveau sur la fenêtre.

– Ne sois pas vulgaire, Tate. (Elle effleura le rideau en organza, pensive.) Et s’ils découvrent qui tu es ?

Et rebelote. La raison numéro un pour laquelle je n’avais jamais voyagé à l’est du Colorado jusqu’à aujourd’hui.

– J’ai dix-huit ans. Cela a-t-il une quelconque importance maintenant ?

Elle commença à récriminer, mais je l’arrêtai d’une main, en cédant. Il était vraiment essentiel pour Nana que je reste cachée. Insister ne valait pas la peine.

– Tout ce que je dis, c’est que c’est sympa de leur part. (Je fermai ma valise et la reposai par terre.) Nous allons passer deux semaines ici, regarder dans la rue te rendra dingue. Ce qui signifie que ça me rendra dingue, au passage. Autant accepter leur proposition. (Elle resta immobile, je m’approchai d’elle.) Nana, tu meurs d’envie de profiter de la vue. Allons-y.

Elle finit par se lever.

– Si ça te fait plaisir…

Nous sommes sorties toutes les deux, faisant rouler nos valises derrière nous en silence, dont les roues se heurtaient régulièrement aux délimitations de la moquette.

– Je voudrais simplement m’assurer que tes vacances soient parfaites, lança-t-elle par-dessus son épaule.

– Je sais, Nana. C’est ce que je veux pour toi, moi aussi.

Elle remonta son sac JCPenney sur son épaule et un instinct de protection surgit en moi.

– C’est notre premier voyage à Londres, et…

– Tout va être merveilleux, ne t’inquiète pas.

Le café était prospère au village, mais tout était relatif ; nous n’avions jamais roulé sur l’or. Je n’aurais même pas su dire depuis combien de temps elle économisait en vue de ce voyage. Après tout, je connaissais l’itinéraire et ce qu’il comprenait : musées, Harrods, spectacles, dîners. Nous étions sur le point de dépenser davantage en deux semaines que ce que Nana dépensait en un an.

Je lui dis :

– Je suis tellement ravie d’être ici.

Sam et Luther émergèrent de leur chambre ; Luther tirait une valise derrière lui, Sam portait son sac de voyage à l’épaule. Encore une fois, je fus surprise par ma réaction physique en le voyant. On aurait dit qu’il prenait toute la place dans le couloir. Il portait une chemise élimée en tartan bleu sur son tee-shirt de la journée, mais il avait retiré ses Converse vertes et marchait désormais en chaussettes. C’était étrangement provocateur.

Sam leva le menton pour me saluer et me sourit. J’ignorai si je devais attribuer le frisson qui me remonta la colonne vertébrale à son sourire ou à ses chaussettes – l’évocation du fait qu’il pourrait se déshabiller.

Je suis venue visiter des musées et prendre une leçon d’histoire.

Je suis venue chercher l’aventure et accumuler des expériences.

Je ne suis pas venue pour flirter avec des garçons.

Sam était là, à un mètre, cinquante centimètres, trente centimètres de distance. Il bloquait la lumière qui provenait d’une série de fenêtres étroites – j’arrivais à peine à la hauteur de ses épaules. Était-ce ce que ressentait la lune, en orbite autour d’une planète bien plus imposante ?

– Encore merci, balbutiai-je.

– Tu rigoles ? lança-t-il en me suivant du regard. Tant que je te vois sourire.

Notre nouvelle chambre était identique à la précédente, excepté un détail non négligeable : la vue. Nana défit sa valise, rangea ses vêtements dans le petit placard, aligna son maquillage et ses crèmes sur le granit qui entourait le lavabo. En contraste avec les tourbillons de pierre beige et noire, son blush et sa palette d’ombres à paupières de supermarché paraissaient poussiéreux et sur le déclin.

Il lui suffit de quelques minutes pour se préparer à aller au lit. Elle commença son rituel du soir en s’hydratant les pieds, programma son réveil, ouvrit son livre. Malgré le décalage horaire et notre vol interminable, je vibrais encore d’excitation. Nous étions à Londres. Pas seulement au bout de la route de Santa Rosa ou à San Francisco, nous avions traversé un océan. J’étais épuisée, mais aussi fébrile, nerveuse, sans la moindre envie de me reposer. En réalité, j’avais l’impression que je n’aurais plus jamais envie de dormir à l’avenir. Si je me mettais au lit maintenant, je ne ferais que me tortiller dans les draps : chaud, froid, chaud, froid.

Tant que je te vois sourire.

Je n’appréciais pas de l’admettre, mais Nana avait raison : la vue était spectaculaire. Elle me donnait envie de me faufiler hors de la chambre comme une ombre dans la nuit pour explorer. Dehors, si proches, se trouvaient la Tamise et Big Ben ; je distinguai une pelouse impeccable en contrebas. Il faisait nuit, seules quelques lumières ressortaient ; on aurait dit un labyrinthe d’herbe et d’arbres.

– Je crois que je vais lire un peu dehors, annonçai-je en saisissant un livre, sur le ton le plus neutre possible. Dans le jardin.

Nana me scruta au-dessus de ses lunettes de lecture, se frictionnant les mains avec de la crème.

– Seule ?

Je hochai la tête. Elle hésita, puis ajouta :

– Ne quitte pas l’hôtel. Et ne parle à personne.

J’affectai l’indifférence.

– Bien sûr que non.

Elle n’exprima pas le fond de sa pensée, qui se contenta d’apparaître comme une lueur dans son regard : Ne parle pas de tes parents.

Je répliquai en mon for intérieur : Comme si je l’avais déjà fait.

Légalement, j’avais le droit de boire en Angleterre et, pour une part, je mourais d’envie de me glisser dans le bar de l’hôtel, de commander une bière et d’imaginer le jour où je viendrais ici seule, libérée de maman et de Nana ainsi que du poids de leur passé, sans oublier le fardeau de leurs attentes. Aurais-je l’air à ma place… ou en pleine crise d’adolescence, en train de jouer à l’adulte ? Un coup d’œil à mon jean slim, mon cardigan extra-large et mes Vans élimées me donna la réponse.

Donc, mon livre à la main, je contournai le bar et me dirigeai vers les portes du rez-de-chaussée. Le jardin était magnifique : il paraissait si bien entretenu que chaque brin d’herbe semblait avoir besoin d’être rentré le soir, trop précieux pour se confronter aux éléments. Il y avait des lumières jaunes à intervalles réguliers, illuminant des triangles d’herbe vert prairie. La ville s’étendait au-delà des arbustes et des grilles en fer forgé, mais l’air exhalait une odeur d’humidité et de mousse.

J’avais attendu un voyage pareil toute ma vie, être loin de chez moi et des secrets qu’on gardait là-bas, mais les occasions étaient rares ; ce jardin étrange et désert venait de devenir le point culminant de ma journée.

– La meilleure vue est par ici.

Je sursautai et me penchai comme s’il y avait eu un échange de tirs, me tournant vers la voix. Sam était allongé sur la pelouse parfaite, les mains derrière la tête, les pieds croisés au niveau des chevilles.

Il avait remis ses chaussures vertes. Pour la première fois, je remarquai une petite ouverture dans son jean au niveau du genou, laissant apparaître un morceau de peau. J’aperçus également un fragment de ventre là où son tee-shirt se soulevait.

J’appuyai une main contre ma poitrine : mon cœur faisait apparemment de son mieux pour s’en échapper.

– Qu’est-ce que tu fais par terre ?

Sa voix était grave, lente, comme du sirop brûlant :

– Je me détends.

– Tu ne serais pas mieux dans ton lit ?

Les coins de sa bouche se relevèrent.

– Il n’y a pas d’étoiles au plafond, expliqua-t-il en désignant le ciel du menton. (Puis il me lorgna, un sourire amusé de plus en plus large aux lèvres.) Par ailleurs, il est à peine neuf heures et Luther ronfle déjà.

Je gloussai.

– Ma grand-mère aussi.

Sam tapota l’herbe à côté de lui, puis montra le ciel du doigt.

– Viens par ici. As-tu déjà regardé les étoiles ?

– Il y a des étoiles en Californie, tu sais.

Son rire joueur mit mon système nerveux en état d’alerte maximale.

– Mais les as-tu déjà vues depuis ce point particulier du globe terrestre ?

Bon point.

– Non.

– Alors viens par ici, insista-t-il doucement.

Je savais que les adolescents sont censés avoir une bonne dizaine de coups de foudre à leur actif avant leurs dix-huit ans, mais je n’avais jamais été du genre à me pâmer devant quelqu’un. Ce genre d’alchimie me laissait incrédule. Mais Sam bouleversait mes idées reçues, ce n’était peut-être pas un coup de foudre, mais les étincelles étaient bien là. Soyons réalistes. Je l’avais vu seulement trois fois, mais à chaque rencontre, ces minuscules réactions insondables – la collision invisible d’atomes entre deux corps – devenaient plus intenses. L’impression de retenir mon souffle s’accusait. L’air se raréfiait délicieusement dans ma gorge, me donnant le tournis.

Mais les directives de Nana – explicites et implicites – firent écho dans mes oreilles. Ne quitte pas l’hôtel. Fais attention. Ne parle à personne.

Je contemplai les alentours, impressionnée par les arbres impeccablement taillés qui se dressaient au-dessus de nous.

– Ce jardin est-il vraiment fait pour s’y allonger et observer les étoiles ? C’est un peu… (je désignai les buis à la forme parfaite et les délimitations méticuleuses entre la pelouse et les dalles de pierre) … guindé.

Sam me dévisagea.

– Que risquons-nous ? Que quelqu’un nous demande de nous en aller ?

En pleine effervescence, je m’approchai de lui pour m’installer. L’herbe était humide et froide dans mon dos ; la fraîcheur s’immisça à travers les mailles de mon pull. Je tirai les manches sur mes mains et les plaquai, tremblotantes, contre mon ventre.

– Bien. Maintenant, regarde en direction du ciel.

Dans son mouvement pour le montrer du doigt, son épaule effleura la mienne.

– Londres est l’une des villes les plus sujettes à la pollution lumineuse du monde, mais regarde. Orion. Et ici ? Jupiter.

– Je ne vois rien.

– Je sais, murmura-t-il. Parce que tes yeux sont encore pleins de l’éclairage intérieur, tu regardes par la fenêtre. Dirige-les vers l’obscurité. Ici, les buissons bloquent la lumière de l’hôtel, des lampadaires… même du London Eye.

Sa présence, solide et chaleureuse, me médusait. J’avais de plus en plus de mal à me concentrer sur autre chose que sur lui. Être aussi proches me rappelait mes rêveries dans la baie de San Diego quand j’étais petite, lorsque je voyais un ferry de croisière s’approcher au loin, en me demandant comment un aussi gros engin pouvait se mouvoir, et par-dessus le marché, avec une telle aisance.

– Que lis-tu ? demanda-t-il en désignant le livre que j’avais complètement oublié une fois sur l’herbe.

– Oh, c’est… juste une biographie.

Je glissai ma main dessus comme pour l’essuyer, alors que je tentais en réalité d’en cacher la couverture.

– Ah ouais ? De qui ?

– Rita Hayworth ?

J’ignore pourquoi je fis sonner son nom comme une question. Sam ne paraissait pas être du genre à juger mes choix de lecture ou mon obsession pour Hollywood, mais c’était une biographie tellement croustillante que je ne pus pas m’empêcher de me sentir un peu fouineuse.

Et un tantinet hypocrite, pour être honnête.

Apparemment, Rita Hayworth était bien moins intéressante aux yeux de Sam qu’aux miens, car il changea immédiatement de sujet.

– Ta grand-mère est délirante.

Étonnée, je me tournai vers lui, mais quand il me regarda, je pris conscience de la distance qui nous séparait. Je battis des paupières.

– Ouais. Elle a un peu tendance à… euh… se stresser quand elle sort de chez elle.

Il resta silencieux, et mon instinct protecteur s’accrut.

– Je veux dire qu’elle n’est en général pas comme ça.

– Vraiment ?

Il parut déçu et me scruta à nouveau. De si près. Je n’avais jamais été aussi près d’un homme si ouvertement viril, et qui appréciait ouvertement ma féminité. En comparaison, mon ex-petit ami Jesse faisait figure d’adolescent dégingandé, même quand il m’avait enlacée, même quand il m’avait embrassée dans le cou avant de continuer à descendre.

– J’aime qu’elle ait du caractère, dit-il.

Je clignai des yeux pour revenir à la conversation, les joues écarlates.

– Obsessionnelle ?

– Pas obsessionnelle. Claire. Elle sait ce qu’elle veut, n’est-ce pas ?

Je pouffai.

– Oh, absolument. Et elle n’a pas peur de l’exprimer.

– Elle me rappelle Roberta.

Il marqua une pause en regardant le ciel.

– Roberta ?

– Ma grand-mère.

Je jetai un coup d’œil en direction de l’hôtel.

– La femme de Luther ?

– Ouais.

– Est-elle venue avec vous ?

Son petit grognement parut négatif.

– Elle est à la ferme. Elle ne voyage pas.

– Jamais ?

– Pas vraiment.

Il haussa les épaules.

– Ma mère est pareille.

Les mots m’avaient échappé avant que j’aie pu les retenir, et la panique m’ébranla soudain.

– Vraiment ?

J’acquiesçai en restant évasive. Il reprit sa contemplation du ciel.

– Ouais, je suppose que Roberta a tout ce qu’elle souhaite dans le Vermont.

Je tentai de nous rediriger vers un territoire plus sûr.

– Alors pourquoi êtes-vous venus à Londres, Luther et toi ?

– Luther en rêvait.

– Pas étonnant qu’il soit aussi enthousiaste.

Ce fut au tour de Sam de hocher la tête, et le silence nous engloutit tous les deux. Plus je me concentrais et plus je voyais des étoiles. Submergée par une bouffée de nostalgie, je repensai à la fois où mon père me lisait Peter Pan au lit. Nous avions choisi notre illustration préférée. La mienne était un dessin de Peter Pan observant la famille Darling qui s’étreignait. Mon père avait sélectionné un dessin de Wendy et Peter volant dans le ciel nocturne, au-dessus de Big Ben.

La voix de Sam brisa la tranquillité.

– Tu veux que je te raconte un truc de fou ?

Piquée de curiosité, je le fixai.

– Carrément.

– Et je dis bien complètement barré.

Je restai silencieuse. Ces dix dernières années, j’avais vécu dans une bulle : avec les mêmes cinq personnes en orbite autour de moi dans une petite communauté touristique. Pendant neuf mois de l’année – en dehors de l’été –, nous vivions à Trifouillis-les-Oies. On n’entendait jamais d’histoires barrées – à moins qu’elles ne concernent mon père et ces dernières ne me parvenaient même presque plus, Nana en faisait son affaire.

– Je t’écoute.

– Je crois que Luther est en train de mourir.

Je restai abasourdie, glacée jusqu’aux os.

– Quoi ?

– Il ne m’a rien dit. J’ai juste… ce pressentiment, tu vois ?

Je connaissais à peine Sam, je connaissais à peine Luther, alors pourquoi cela me paraissait-il aussi bouleversant ? Que ressentait-on quand on avait le sentiment qu’une personne très proche était en train de mourir ?

La seule personne de mon entourage à être morte était Bill le Va-nu-pied. Je ne connaissais pas son nom de famille, mais c’était un client récurrent du café. Quand il ne mangeait pas une part de tarte gratuite sur la table du coin, il faisait la manche au bord de la route, probablement en état d’ivresse. Je crois que Bill vivait à Guerneville depuis encore plus longtemps que Nana ; on aurait dit qu’il avait cent ans – il avait la peau tannée et une barbe emmêlée. Les touristes l’évitaient quand ils le croisaient pour se rendre à Johnson’s Beach, armés de leurs canots pneumatiques, leurs nez blancs de crème solaire. Bill était le gars le plus sûr de ce village ; bien moins imprévisible que les membres des fraternités de passage qui abusaient de la bouteille et se mettaient à harceler ceux qui passaient un bon moment à la Rainbow Cattle Company, le vendredi soir. Rien ne m’énervait plus que de voir les gens fixer Bill le Va-nu-pied comme s’il risquait de devenir violent à tout moment.

Nana avait appris par Alan Cross, le postier, que Bill avait été retrouvé mort près de l’arrêt de bus un matin. Voir ma grand-mère exprimer une émotion relevait du miracle. Au récit d’Alan, elle avait regardé fixement par la fenêtre et demandé :

– Maintenant, qui mangera ma tarte aux pêches avec autant d’entrain ?

Mais Luther n’avait rien à voir avec Bill. Luther était vif, vivant et endormi au douzième étage. Il avait un travail et une famille, il voyageait. Je ne connaissais personne ayant l’air en aussi bonne santé que Luther qui se contentait de… mourir.

Je crois que je restai silencieuse trop longtemps parce que Sam déglutit bruyamment dans l’obscurité.

– Désolé. J’avais juste besoin de le raconter à quelqu’un.

– Non, pas de problème.

– Ce n’est pas mon grand-père biologique – bon, je suppose que tu l’as deviné parce que je suis blanc et qu’il est noir. C’est le deuxième mari de Roberta. Ils m’ont élevé tous les deux. (Sam joignit les mains derrière la tête.) Roberta et lui.

– Tu pourrais lui poser la question ? S’il est malade ?

– Il me le dira quand il y sera prêt.

Bon sang, cette conversation était surréaliste. Mais l’absence de gêne de Sam qui abordait un tel sujet avec une presque inconnue me frappa. Le fait de ne pas nous connaître facilitait peut-être les choses.

D’autres mots bouillonnèrent à la surface.

– Alors tu te retrouverais seul avec Roberta ? Si…

Sam prit une grande inspiration, je fermai les yeux en regrettant de ne pas pouvoir ravaler ces mots et les coincer tout au fond de ma gorge.

– Désolée. Ça ne me regarde pas.

– La maladie de Luther non plus, mais ça ne m’a pas arrêté pour autant. (Je soupesai ses paroles tandis qu’il se réinstallait à côté de moi et se grattait l’oreille.) C’est juste Luther, Roberta et moi, ouais.

Je hochai la tête dans la nuit et Sam continua :

– La rumeur veut qu’une jeune femme originaire d’Ukraine prénommée Danya Sirko ait débarqué aux États-Unis. Elle s’est retrouvée à New York. (Sam marqua une pause. Il adressait au ciel un sourire joueur.) Danya est devenue la nounou des trois jeunes enfants de Michael et Allison Brandis à Manhattan.

Il se tourna vers moi, attendant une réaction.

– D’accord…

Sam hésita d’un air entendu.

– Accessoirement, Danya était très belle et Michael n’était pas fidèle.

Je compris soudain.

– Oh. C’est Danya ta mère, pas Allison ? Michael est ton père ?

– Ouais. Michael est le fils de Roberta. Le beau-fils de Luther. (Il rit.) J’étais leur secret inavoué jusqu’à ce que ma mère soit renvoyée dans son pays, à cause de Michael, d’une certaine manière. J’avais deux ans et il ne voulait pas entendre parler de moi, mais Danya souhaitait que je grandisse ici. Luther et Roberta m’ont accueilli au moment où ils étaient censés prendre du bon temps et profiter de leur retraite.

Mon ventre se noua. Il me confiait l’histoire de sa famille digne d’un feuilleton télévisé alors que je n’avais pas le droit de raconter la mienne. Ça me parut profondément injuste.

– Je suis désolée.

Il ricana doucement.

– Ne le sois pas.

– Tu vois ce que je veux dire.

– Certes, mais je crois qu’être élevé par Luther et Roberta était mille fois mieux que de grandir aux côtés de Michael, bien que cela n’ait jamais été une option pour lui.

– Alors… tu ne connais pas ton père ?

– Non. (Sam soupira avant de me sourire. Il me laissa digérer ses confidences.) Et toi ?

Mon cœur se mit à tambouriner dans ma poitrine et l’expression alarmée de Nana apparut derrière mes paupières. C’était le moment de jouer le jeu, comme toujours : Mon père est mort quand j’étais bébé. J’ai été élevée par ma mère et ma grand-mère.

Mais à dire vrai, toute ma vie, la vérité m’avait étranglée. Après l’impressionnant récit du passé de Sam, je n’avais aucune envie de mentir.

– Moi ?

Sam tapota son genou contre le mien, ce qui déclencha un orage à la surface de ma peau. Même quand il ne me touchait pas, je ne parvenais pas à oublier sa proximité.

– Toi.

– J’ai grandi à Guerneville. (La vérité tournait comme un lion en cage à l’intérieur de ma poitrine.) C’est une toute petite ville de Californie du Nord. Je vais emménager à Sonoma pour aller à la fac, juste à côté. (Je levai les mains et haussai les épaules, laissant un soupçon de vérité s’échapper.) J’ai été élevée par ma grand-mère et par ma mère.

– Pas de père non plus ?

J’avalai ma salive. Le mensonge facile et familier était sur le bout de ma langue, mais je me trouvais sous le ciel de Londres, à des milliers de kilomètres de chez moi… Un éclair de rébellion impulsif me déchira. Ç’avait toujours été tellement important pour ma mère et pour ma grand-mère, bien moins pour moi : alors pourquoi continuer à protéger leur histoire ?

– Il s’est… évaporé, en quelque sorte.

– Comment un père s’évapore-t-il ?

Je pris conscience, allongée à côté de cet étranger si franc sur une pelouse humide, que n’en avoir jamais parlé était très bizarre. D’un côté, je n’abordais pas le sujet parce que je n’étais pas censée le faire. D’un autre côté, parce que c’était superflu : la seule personne au courant – ma meilleure amie, Charlie – avait été témoin du drame en temps réel et des crises qui avaient suivi la séparation de mes parents. Je n’avais jamais ressenti le besoin de faire ce récit. Alors pourquoi en avais-je soudain autant envie ?

– Mes parents ont divorcé quand j’avais huit ans et ma mère est retournée dans sa ville natale. Guerneville.

– Où étiez-vous avant ?

Je me hasardai au bord du canyon. Sans savoir si ma démarche provenait de ce jardin ou de Sam, je décidai soudain que ça suffisait. J’avais dix-huit ans, c’était ma vie. D’ailleurs, qu’est-ce qui pourrait bien m’arriver, au juste ?

– Los Angeles.

Je regardai à nouveau l’hôtel comme si je m’attendais à voir Nana foncer sur nous en agitant les mains d’un air affolé.

Sam laissa échapper un sifflement, comme si cette information était significative. Ça l’était peut-être ; pour un fermier du Vermont, Los Angeles était peut-être plus palpitante que pour moi.

De ma vie en ville, je conservais seulement des bribes de souvenirs : le brouillard matinal, le sable chaud sous mes pieds nus. Un plafond rose qui paraissait infini, au-dessus de ma tête. Avec le temps, je me suis dit que je me souvenais de Los Angeles comme ma mère se rappelait son accouchement : tous les bons côtés, pas la moindre douleur, même si elle était bien tangible et intense.

Le silence s’établit à nouveau, laissant l’opportunité à mon adrénaline d’atteindre un sommet. Je devins de plus en plus consciente du contraste entre le froid dans mon dos et la source de chaleur à côté de moi. Je venais de livrer un fragment de mon passé et aucune calamité n’avait été déclenchée. Nana ne s’était pas matérialisée derrière un arbre pour me traîner en Californie par les pieds.

– Donc, parents divorcés, mère qui retourne à Guerneville. Tu t’apprêtes à étudier à Sonoma ? Je t’ai parlé d’adultère et d’enfant illégitime. Je suis déçu, Tate, me taquina-t-il. Ce n’est pas très scandaleux.

– Ce n’est pas tout, mais…

– Mais…

– Je ne te connais pas.

Sam se mit sur le côté pour me regarder en face.

– Ce qui est encore mieux. (Il se montra du doigt.) Je ne suis personne. À qui veux-tu que j’ébruite les secrets d’une jolie fille, dans le Vermont ?

Mon esprit bloqua sur le qualificatif jolie.

Tiraillée, je cherchai le fil tiré sur l’ourlet de mon pull qui s’effilochait mais je fus distraite par le geste de Sam qui retira un brin d’herbe de mes cheveux. Ses doigts effleurèrent la courbe de mon oreille. Ce point de contact fit irradier de la chaleur qui descendit le long de ma joue, puis dans mon cou. Pouvait-il voir que je rougissais dans le noir ?

Il attendit une… deux… trois secondes avant de se remettre sur le dos.

– Quoi qu’il en soit, je crois que c’est pour ça que je t’ai raconté l’histoire de Luther. Je ne peux évidemment pas aborder ce sujet à la maison. Roberta et lui sont le socle de notre communauté. Aussi indépendante qu’elle soit, je ne sais pas comment elle ferait sans lui. S’il est malade, je suis sûr que ça explique en partie pourquoi il n’a rien dit à personne. Tu vois, j’avais juste besoin de prononcer ces mots à haute voix. (Il se gratta la joue.) Ça se comprend ? L’exprimer aide à l’accepter comme une réalité, ça signifie que je peux faire face.

Ce qu’il racontait, ce qu’il décrivait, on aurait dit une gorgée d’eau fraîche ou la première bouchée d’une pomme juteuse et sucrée. Je savais, d’une façon ou d’une autre, que ma vie s’était intégralement déroulée dans une petite bulle protectrice. Mon père était plein aux as, mais selon moi nous n’avions jamais profité de son argent, parce que nous n’en avions jamais eu beaucoup. On en avait suffisamment. J’étais libre d’évoluer dans un petit périmètre géographique, j’avais une meilleure amie parfaite, une mère et une grand-mère qui m’adoraient.

Il me restait seulement à garder le secret.

Le souci, c’est que j’en avais assez.

– Je ne suis pas censée en parler.

À ces mots, son attention revint sur moi avec une intensité qui me fit frissonner.

– Tu n’es pas censée le faire ? (Il leva la main avant d’ajouter rapidement.) D’accord, dans ce cas…

Les mots se bousculèrent dans ma bouche :

– Je suis la fille de Ian Butler.

Même s’il ne comptait pas insister, je voulais l’avouer. Je voulais mettre des mots sur ce fait, comme lui, pour que cela cesse de risquer de m’échapper à tout moment.

Sam resta silencieux, puis il s’appuya sur un coude et envahit mon champ de vision, éclipsant les étoiles au-dessus de moi.

– Sans blague ! s’exclama-t-il en riant.

J’éclatai de rire avec lui. Je n’avais jamais prononcé cette phrase de ma vie et elle me paraissait tout aussi ridicule.

– D’accord.

– Attends… (Il tendit la main vers moi.) Tu es sérieuse ?

J’acquiesçai, frémissante. Je venais sans nul doute de lâcher une bombe – mon père devait être la plus grande star de cinéma de sa génération. Il avait remporté deux Oscars consécutifs, faisait constamment la couverture des magazines, passait dans des émissions aux quatre coins du globe. Quelqu’un sur cette planète ignorait-il son nom ? Mais j’étais obnubilée par une chose à cet instant : la vue de Sam au-dessus de moi.

Et ce à quoi ressemblerait Sam sur moi.

– Merde alors, murmura-t-il. Tu es Tate Butler.

Personne ne m’appelait comme ça depuis dix ans.

– Je me fais appeler Tate Jones maintenant, mais ouais.

Sam laissa échapper un soupir, scrutant mon visage : l’ovale de mon visage, mes pommettes saillantes, le grain de beauté à côté de mes lèvres, mes yeux couleur whisky, ma bouche en forme de cœur, les fossettes qui avaient valu à Ian Butler de figurer trois fois à la première place du classement de l’Homme le Plus Sexy de People – un record.

– Comment ne m’en suis-je pas rendu compte avant ? Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau.

C’était le cas, je le savais. Quand j’étais plus jeune, je regardais ses films en secret et voir mon visage apparaître sur l’écran m’émerveillait.

– Tout le monde se demande où tu as disparu. (Sam tendit la main pour replacer une mèche rebelle.) Et te voilà ici.

Chapitre 2

– QU’AS-TU FAIT HIER SOIR ?

Nana se servit plusieurs morceaux de melon avant d’avancer vers les viennoiseries aussi minuscules que succulentes.

Je n’avais aucune envie d’avoir une conversation du lendemain sur Sam, avec Nana. Lui mentir à son sujet était une perspective encore moins alléchante. Il ne m’en fallut pas davantage pour que mon cœur parte au galop.

– Je suis restée un moment dans le jardin.

Elle me jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule.

– Il est joli ?

Je distinguais encore l’ombre des arbres méticuleusement taillés, sentais encore les frissons dans mon dos et la chaleur de Sam allongé à côté de moi sur la pelouse.

– Ouais.

Ma réponse était intentionnellement évasive. Si je le décrivais, elle pourrait avoir envie d’y aller en personne et je ne voulais pas qu’elle erre près de la scène de crime.

– Tu t’es couchée tard ?

Il était normal pour elle de me poser ce genre de questions légèrement indiscrètes, comme si elle avait la mainmise sur mon emploi du temps. Serait-ce encore le cas après mon départ à l’université, dans un environnement où elle ne connaîtrait pas les parents de tous mes camarades de classe ? Je savais qu’elle n’apprécierait pas ma réponse : Je ne sais pas exactement à quelle heure. Ce matin-là, j’avais les paupières lourdes et les yeux secs. Mes membres étaient engourdis. J’avais envie de dormir, mais plus encore que dormir, je voulais revoir Sam.

Lui et moi étions restés debout bien après minuit, à discuter. On avait commencé en taillant dans le vif – avec les détails sur Luther, Danya et Michael –, mais après avoir abordé le sujet de mes parents et de mon passé, il avait fait volte-face. Il ne m’avait posé aucune question sur ma vie personnelle à Los Angeles. À la place, on avait commencé à parler de films, d’animaux, de desserts préférés et de ce qu’il ferait une fois le soleil levé. Il avait raison : lui parler s’était avéré facile, parce que peu importait s’il savait telle ou telle chose. Je ne le reverrais jamais après ce séjour. J’aurais voulu filmer cette nuit pour montrer plus tard les séquences à ma mère et à Nana et leur dire : Vous voyez ? Je peux dévoiler mon identité à un inconnu sans qu’il se transforme en fou dangereux et se rue sur la presse. Il ne m’a pas demandé le numéro de papa, OK ?

Je m’étais endormie à côté de lui sur la pelouse, et quand j’avais ouvert les yeux, il me portait à l’intérieur. Dans ses bras.

– Tard, alors ? souffla Nana.

– Assez tard. Il faisait bon dehors.

Mon estomac se noua quand je me souvins de la sensation du bras de Sam sous mes genoux, son autre bras autour de mes épaules, et de l’écho de ses pas sur le marbre du lobby. J’avais émergé, le visage dans le col de sa chemise en flanelle, lovée dans son cou.

Seigneur. Tu n’étais pas obligé de me porter.

Ça ne me dérange pas.

Je me suis endormie ?

Nous nous sommes endormis tous les deux.

Désolée.

Tu rigoles ? Je suis arrivé à Londres et j’ai dormi à côté de la plus jolie fille des environs. Je compte bien m’en vanter.

Il me reposa une fois dans l’ascenseur, avec lenteur et délicatesse. Il fit glisser mon corps contre le sien jusqu’à ce que mes pieds touchent le sol. Il continua à me tenir par les épaules, ses deux mains possessives sur ma peau. J’eus envie de lui demander combien de filles il avait portées. Combien de filles s’étaient entichées de ses bras musclés, de son large torse, de son honnêteté et de sa petite cicatrice en forme de virgule sous sa bouche. Avec combien de filles il avait couché, sur l’herbe ou ailleurs.

Heureusement, Nana enchaîna :

– J’ai prévu la visite du British Museum aujourd’hui. (Elle me fit signe de la suivre à notre table d’un hochement de tête. J’étais tellement happée dans mes rêveries que j’avais à peine mis une tranche de pain et un morceau de fromage dans mon assiette.) Puis un déjeuner chez Harrods.

La bonne nuit de sommeil – sans mentionner la vue – qu’elle avait gagnée hier paraissait l’avoir requinquée : ma grand-mère souriait avec son air habituel, modeste et satisfait, portait son cardigan rouge préféré de chez Penney, ce dont je déduisis qu’elle était au moins d’assez bonne humeur.

Ça, ou il s’agissait tout bonnement de son amour fou pour les programmes. En dehors de Noël et du premier de l’an, elle ouvrait Chez Jude à six heures et demie tous les matins et fermait à quatre heures tapantes tous les après-midi. Entre deux, elle préparait la pâte à tarte, classait ses factures, vérifiait les tickets de caisse à deux reprises, découpait et faisait mariner le poulet dans du babeurre et du paprika, vingt-quatre heures avant de le faire frire, préparait tous les accompagnements et cuisait lentement la poitrine de bœuf pendant que je faisais la vaisselle, lavais le sol et préparais les tables. Ma mère se chargeait de la limonade, pelait pommes, pêches et patates ; préparait la crème au citron puis emportait les vestiges du déjeuner à Monte Rio, au bout de la route, où les mêmes personnes attendaient chaque soir de recevoir leur seul repas de la journée.

Nana fit signe à quelqu’un derrière moi, me tirant de mes pensées ensommeillées. Je supposai naturellement qu’elle hélait le serveur pour lui demander une nouvelle tasse de café, mais la voix de Luther résonna dans tout le restaurant :

– Nos deux demoiselles préférées !

Toutes les têtes se tournèrent, et les deux filles assises à la table d’à côté observèrent Sam en bayant aux corneilles. Un poids me tomba dans le ventre. Je savais que j’allais le revoir – j’espérais le revoir –, mais je ne pensais pas que ce serait au petit déjeuner, en présence de Nana, avant de pouvoir lui rappeler de ne pas mentionner mon père.

– Peut-on se joindre à vous ?

Il m’avait adressé la question sans doute parce qu’un long silence s’était écoulé avant que Nana ne s’exclame :

– Bien sûr ! Nous venons d’arriver.

En face de moi, à côté de Sam, Nana plia sa serviette sur ses genoux en lui souriant, avant de se tourner vers Luther qui s’assit à ma gauche et me tapota le genou avec affection.

Je parvins finalement à lever les yeux vers Sam. Il avait d’énormes bras, dignes d’un manuel d’anatomie sur les muscles, les tendons et les veines. Son tee-shirt bleu s’étirait sur son torse, déformant légèrement le visage de Bob Dylan à cause du volume de ses pectoraux. Sa joue gauche exhibait des marques d’oreiller, comme s’il venait de le quitter pour se rendre directement au restaurant.

Même s’il avait l’air aussi éreinté que moi, il croisa mon regard et esquissa un sourire nonchalant et dragueur, qui me rappela le contact prolongé entre nos corps quand il m’avait reposée la veille. Je me surpris à espérer que la bouffée de chaleur qui montait dans mon corps n’atteigne pas mon visage, parce que Nana était à l’affût.

Il battit des paupières et hocha la tête lorsque le serveur lui demanda s’il souhaitait un café. Il se frotta ensuite le ventre en marmonnant « je meurs de faim », puis s’éloigna vers le buffet.

Hypnotisées, les adolescentes de la table d’à côté suivirent tout son trajet vers la charcuterie et le fromage.

À côté de moi, Luther paraissait ravi de siroter son café, auquel il ajouta quatre sachets de sucre et une généreuse cuillerée de crème.

– J’espère que vous avez apprécié la vue en vous réveillant.

– Oh oui !

Mal à l’aise, Nana gigota sur son siège. Je la connaissais suffisamment bien pour savoir qu’elle l’avait déjà remercié – et qu’elle n’avait pas envie d’avoir à recommencer sans arrêt.

– Mille mercis… encore une fois.

Luther balaya cette phrase de la main, puis porta sa tasse à ses lèvres, soufflant sur le liquide brûlant.

– Les femmes se soucient davantage de ces détails que les hommes.

Cette phrase me mit sur la défensive et je lus le même sentiment sur le visage de Nana. Elle se força à sourire aimablement.

– Hmm.

Luther me désigna du menton.

– Ces deux-là se sont couchés tard, n’est-ce pas ?

Des pneus crissèrent dans mon cerveau, laissant des traînées de caoutchouc noir un peu partout.

Nana se figea avant de pencher la tête d’un air interrogateur.

– Ces… deux-là ?

Il me jeta un coup d’œil, puis désigna du menton Sam qui se servait généreusement de tous les plats du buffet.

– On dirait que nos petits-enfants ont sympathisé.

J’aurais pu apprécier le rire enchanté de Luther s’il n’était pas en train de détruire ma vie.

Nana se tourna vers moi avec l’expression d’un oiseau de proie.

– Vraiment ?

À ces mots, le plaisir de Luther diminua visiblement.

– Oh. Zut. J’espère que Tate n’aura pas d’ennuis par ma faute. J’ai le sommeil léger, Sam m’a réveillé en ouvrant la porte aux alentours de trois heures.

MERCI, LUTHER.

Les sourcils de Nana disparurent sous sa frange.

– Trois heures ?

Je plaquai les mains sur mon front au moment où Sam revint à la table avec une assiette débordant d’œufs, de saucisses, de pommes de terre, de petits pains et de fruits. Je n’avais jamais enfreint ma permission de vingt-trois heures, heure que Nana jugeait déjà tardive pour moi.

– Trois heures ? lui demanda Nana. Est-ce vrai ?

Sam s’assit lentement en balayant la table du regard.

– Pardon ?

C’était tellement incroyablement gênant.

Nana le fusilla de son regard brun intimidant.

– Tu es resté dehors avec ma petite-fille jusqu’à trois heures du matin ?

– Euh, ouais. Mais on a dormi un bon moment. (ll marqua un temps d’arrêt face à son expression de plus en plus horrifiée.) Sur la pelouse. Juste… dormi.

Le visage de Nana passa de la pâleur cadavérique au rose, puis à l’écarlate. Sam grimaça en me regardant, avant de chuchoter :

– Je t’enfonce, n’est-ce pas ?

– Non.

Ma voix émergea de la tasse de thé dans laquelle je tentais désespérément de me noyer.

– Tate, siffla Nana, tu n’es pas autorisée à rester dehors tard avec des inconnus dans le jardin d’un hôtel jusqu’à trois heures du matin !

Je revivais mentalement le jour où Nana nous avait trouvés, Jesse et moi, entortillés sur mon lit, sans tee-shirts, et où elle l’avait poursuivi dans la maison, armée d’une spatule.

Ainsi que la fois où elle nous avait découverts à l’arrière de sa voiture. Qu’à cela ne tienne, elle avait noté son immatriculation et appelé Ed Schulpe, au commissariat, pour lui demander de rappliquer. Il nous avait éblouis avec sa torche de police à travers la fenêtre, nous fichant une peur bleue.

Même quand elle nous avait vus innocemment allongés sur le canapé pour regarder la télévision – en nous touchant à peine –, elle avait ressenti le besoin de me rappeler que les relations de lycée se terminaient en même temps que les études secondaires, parce que le monde est bien plus vaste que cela.

– Je sais, Nana.

– Tu en es sûre ?

Luther et Sam fixèrent leur attention sur la nappe.

Je serrai les dents.

– Oui.

– Tu t’amuses, mon trésor ? me demanda ma mère.

Même si je lui avais déjà parlé un millier de fois par téléphone, je me rendis soudain compte qu’elle était vraiment loin et j’eus immédiatement le mal du pays.

– Jusqu’à présent, oui. (Je jetai un coup d’œil à la porte fermée de la salle de bains et chuchotai.) C’est notre premier jour, Nana est encore en train de s’adapter.

– Et donc, devina ma mère, elle est malheureuse et à cran ?

Je pouffai et me redressai en entendant la chasse d’eau.

– Ça va. Je crois que nous allons au musée aujourd’hui. Puis déjeuner chez Harrods. Ensuite Les Misérables !

– Je sais que tu meurs d’envie de voir des comédies musicales, mais Seigneur : Harrods ! (Elle se tut avant d’ajouter :) Tater Tot1, Harrods, c’est vraiment quelque chose. Fais un petit effort.

– Je fais un effort.

– Bien. (Ma mère ne parut pas convaincue.) Et essaie de persuader Nana de s’acheter, pour elle, quelque chose de sophistiqué.

Un bruit de métal qui s’entrechoquait en arrière-plan me parvint – une poêle sur la gazinière, peut-être – et même si je n’avais pas faim, je commençai à saliver en pensant à la cuisine familiale. Je calculai rapidement, il était minuit là-bas. Grignotait-elle un bout avant de dormir, vêtue de son pantalon de pyjama en soie bleue fleurie préféré et de son tee-shirt Je suis une Artiste ?

– Dis-le-lui toi-même. Je ne m’y risquerai pas. Je suis déjà très consciente du prix de ce voyage.

Elle gloussa.

– Inutile de t’inquiéter pour l’argent.

– J’essaierai, entre deux questions autoritaires et les efforts que je suis censée faire.

Ma mère, comme toujours, ne céda pas à la tentation des chamailleries.

– Bon, avant de raccrocher, raconte-moi quelque chose de positif.

– J’ai rencontré un garçon hier soir. (Je corrigeai.) Peut-être un mec. Un homme ?

– Un homme ?

– Un mec/homme. Il vient d’avoir vingt et un ans.

Éternelle romantique, l’intérêt de ma mère fut soudain piqué, si instantanément que j’en gloussai.

– Est-il mignon ?

Une douleur sinueuse commença à m’élancer. Ma mère me manquait. Ses encouragements pour chercher l’aventure tout en prenant soin de moi me manquaient. Sa manière d’équilibrer les tendances surprotectrices de Nana sans la discréditer, aussi. Sa capacité à comprendre les coups de cœur, les garçons, l’adolescence. Je ne pensais pas qu’elle serait réellement en colère si elle apprenait que j’avais raconté son histoire avec mon père à Sam – plus maintenant, parce que j’étais officiellement une adulte –, mais ce n’était ni l’endroit ni le moment d’ouvrir la boîte de Pandore.

Je lui confierais tout une fois de retour.

– Il est vraiment mignon. Il fait à peu près deux mètres trente. (Comme je m’y attendais, ma mère lança un ooooh admiratif. À cet instant, Nana referma le robinet dans la salle de bains et je me hâtai d’ajouter :) Je voulais juste te le dire.

La voix de ma mère s’adoucit encore plus.

– Je suis heureuse que tu m’en aies parlé. Tu me manques, mon trésor. Fais attention à toi.

– Tu me manques aussi.

– Ne laisse pas Nana te rendre parano, ajouta-t-elle avant de raccrocher. Personne ne viendra te chercher à Londres.

Je retrouvai Sam sur la pelouse le soir même.

Ce n’était pas prévu. Nous ne nous étions pas revus après le petit déjeuner. Mais après notre retour du spectacle, je me faufilai jusque dans le jardin sous le ciel plein d’étoiles, trouvant le grand corps de Sam étendu sur l’herbe, les pieds toujours croisés au niveau des chevilles.

– Je me demandais si tu viendrais, lança-t-il en se tournant vers moi.

Je ne sais pas si j’aurais pu garder mes distances, avais-je envie de dire. Mais je préférai me taire et j’optai pour m’asseoir à côté de lui en silence.

Ce qui me donna immédiatement chaud.

Nous avions tous les deux tiré la leçon de la veille et enfilé des couches supplémentaires. Il portait un jogging et un pull de Johnson State. J’avais enfilé un legging et un pull à capuche des 49ers2. Nos chaussettes immaculées tranchaient avec l’herbe sombre. Mes pieds auraient pu chausser les siens comme chaussures tout en ayant encore de la place.

– J’espère que je ne t’ai pas attiré d’ennuis avec Jude ce matin.

Un peu, mais je ne voyais pas l’intérêt de m’y attarder dans la mesure où, heureusement, Jude avait rapidement laissé tomber. Après notre départ de l’hôtel, elle s’était laissé happer par le métro, le musée, les paillettes et le faste du déjeuner chez Harrods. Et nous nous étions promenées pendant des heures, avant de terminer notre journée par une représentation des Misérables au Queen’s Theatre. Mes pieds vibraient encore de l’écho de mes pas sur les pavés. J’avais la tête pleine des informations que Nana avait tenté d’y fourrer : l’histoire de la monarchie, sur laquelle elle avait tant lu, l’art, la musique et la littérature. Mais c’était mon cœur, surtout, qui débordait : l’histoire de Jean Valjean, Cosette, Javert et Marius m’avait bouleversée.

Je rassurai Sam :

– Elle s’en est remise. Et elle dort du sommeil du juste. Je crois qu’elle a seulement réussi à s’oindre un pied sur deux avant de sombrer.

– Tu crois qu’elle a mis un réveil pour s’assurer que tu seras de retour dans la chambre à minuit ?

– Peut-être…

Je n’avais absolument pas considéré une telle possibilité, mais j’aurais dû. C’était tout à fait une mesure de sécurité que Nana était capable de mettre en place pour me protéger. Et minuit… Ah, ah. Si elle considérait que la permission de vingt-trois heures était tardive, alors celle de minuit serait scandaleuse.

Seigneur, j’étais partagée. D’une part, que pouvais-je faire de plus pour lui prouver que je n’étais pas ma mère ? Je ne comptais pas m’enfuir dans une grande ville, me marier à dix-huit ans, tomber enceinte quelques mois plus tard, poursuivre la renommée et terminer le cœur brisé. Je ne voulais pas non plus attirer l’attention des paparazzis et subir leur déferlante de l’autre côté de l’Atlantique. Je comprenais sa nervosité – elle avait vécu le chaos de la fin du mariage de mes parents et se souvenait bien mieux que moi des détails –, mais j’avais de plus en plus de mal à vivre constamment dans la paranoïa.

D’autre part, me comporter un peu plus comme ma mère serait-il vraiment si terrible ? Parfois, Nana donnait l’impression que maman était incapable de prendre soin d’elle, ce qui était faux. Nana voyait l’âme pure de ma mère comme une faiblesse, mais ma mère trouvait la joie à chaque instant et avait le cœur immense des grandes romantiques. Nana n’avait probablement jamais approuvé la relation de mes parents ni apprécié la dizaine d’années que ma mère avait passées avec mon père, mais après tout, sans lui, je ne serais pas née…

– J’irai sans doute me coucher plus tôt qu’hier, avouai-je en émergeant du labyrinthe de mes pensées.

Sam murmura, entre la taquinerie et la déception :

– Mais j’adore rester dehors tard avec toi.

– J’irai dormir dans mon propre lit, dis-je en lui souriant.

Pourquoi avais-je pris la peine de me mettre du gloss et du blush avant de sortir ? J’étais déjà suffisamment rouge comme ça.

– Quel dommage !

J’observai le ciel, sans savoir quoi ajouter, me demandant s’il se rendait compte que mon sang commençait à bouillonner dans mes veines. Je ne me souvenais pas du moment où il s’était endormi hier soir, donc je devais avoir sombré la première. M’étais-je recroquevillée dans ses bras, une jambe sur la sienne, mon visage dans son cou ? Il m’avait peut-être attrapée par la hanche pour me rapprocher de lui. Pendant combien de temps était-il resté immobile avant de s’assoupir, lui aussi ?

– Nana nous assassinerait tous les deux si ça se reproduisait.

– Tu as dix-huit ans, Tate. Je sais qu’elle est de nature inquiète, mais tu es une adulte.

Comment se pouvait-il qu’entendre que j’étais une adulte me donne encore plus la sensation d’être une gamine ?

– Je sais, pourtant… et je me rends compte que ça peut paraître ridicule, mais c’est un peu différent dans mon cas.

Du coin de l’œil, je le vis acquiescer.

– Je sais.

– Je ne crois pas que quelqu’un s’intéresse encore à ma mère et à moi, mais…

Je laissai ma phrase en suspens et le silence se fit. Je me mis alors à supplier en mon for intérieur que l’aisance de la nuit dernière, le rythme tranquille de la conversation reviennent. La nuit dernière, j’avais eu l’impression de plonger dans une piscine d’eau chaude, d’être certaine d’avoir la journée entière pour nager au soleil, sans la moindre obligation, excepté dormir.

Je demandai :

– Qu’avez-vous fait aujourd’hui ?

– Luther voulait recréer la couverture de l’album Abbey Road, donc on a demandé à deux mecs de jouer aux Beatles avec nous. (Il me sourit.) On a déjeuné dans un resto indien avant d’acheter quelques babioles pour Roberta.

– J’ai vécu une journée bien plus chic, même si tu as su terminer en beauté : ce jogging est bien mieux que mon pyjama.

Il éclata de rire, baissant les yeux comme s’il n’avait pas prêté attention à ce qu’il avait enfilé après le dîner. Cette prise de conscience me fit rayonner de l’intérieur. Pour la première fois aujourd’hui, je n’étais pas embarrassée par ce que je portais. Le seul défaut de cette journée avait été ma certitude que les magasins du Coddington Mall de Santa Rosa ne pouvaient guère rivaliser avec la mode londonienne. À Guerneville, les vêtements que ma mère m’achetait paraissaient branchés et modernes ; à Londres, je me sentais juste mal fagotée.

Le sourire de Sam se fit contemplatif.

– Je peux te poser une question ?

Son ton prudent me mit mal à l’aise.

– Bien sûr.

– As-tu eu une vie heureuse ?

Bon sang, c’était une question compliquée. Bien sûr que j’étais heureuse, n’est-ce pas ? Ma mère et Nana étaient incroyables. Charlie était la meilleure amie que je puisse imaginer. Je n’avais jamais manqué de rien.

Même si je n’avais pas toujours obtenu tout ce que je voulais.

À cette pensée, je me sentis extrêmement égoïste.

Face à mon silence, il précisa :

– J’y ai réfléchi toute la journée. À ce que tu m’as raconté. Je me souviens d’avoir vu ton visage sur la couverture des tabloïds du supermarché, People, entre autres. La plupart du temps, les articles ne parlaient pas de toi mais de ton père, de ses histoires et du fait que ta mère s’était contentée de… disparaître avec toi. Mais quand j’ai cherché Guerneville, je me suis rendu compte que c’était très charmant et j’ai pensé : « Elles ont peut-être été plus heureuses là-bas. » Comme moi avec Luther et Roberta.

Il roula sur le côté, appuyant sa tête dans sa main, comme il l’avait fait hier soir.

– Guerneville, c’est joli mais ce n’est pas incroyable non plus. C’est un endroit chouette, un peu bizarre. Il y a peut-être quatre mille habitants et nous nous connaissons tous.

– Ça semble beaucoup, comparé aux mille personnes qui vivent à Eden.

Je le dévisageai. Sa vie ressemblait peut-être beaucoup à la mienne, simplement de l’autre côté du pays.

– Donc as-tu été heureuse ? insista-t-il.

– Tu veux dire heureuse en général ou heureuse avec mes parents ?

Il paraissait résolu.

– L’un ou l’autre, les deux.

Je me mordillai les lèvres en cogitant. De pareilles questions, étrangement, m’apparaissaient comme des provocations. J’avais rarement pris du recul sur mon existence et je m’étais toujours efforcée de ne pas être triste à cause de mon père. De toute manière, tout le monde semblait le connaître bien mieux que moi ; je m’étais toujours dit qu’à partir d’un certain âge, Nana n’aurait plus autant de réticences à me laisser me rapprocher de lui, moi aussi.

J’avais beaucoup de décisions stupides à mon actif – mon coup de cœur pour le cousin de Charlie à Hayward, en seconde, et la tonne de lettres que je lui avais écrites ; tomber amoureuse de Jesse mais ne jamais coucher avec lui, même si on en avait envie tous les deux, simplement parce que je n’avais jamais la moindre intimité ; m’être éloignée de Charlie alors qu’elle se trouvait en plein drame familial au début de ma relation avec Jesse – mais je n’avais jamais au grand jamais désobéi à Nana ou à ma mère qui me demandaient de faire attention, de garder le secret sur notre isolement, pour nous protéger, maman et moi.

– Ce n’est pas grave, dit Sam après quelques minutes. Si tu n’as pas envie d’en parler.

– Si. (Je me rassis en croisant les jambes.) Je ne l’ai juste jamais fait.

Sam m’imita, se mettant en tailleur pour patienter. Il arracha un brin d’herbe et le promena sur la pelouse, comme une minuscule voiture tournant et virant dans un quartier compliqué.

J’examinai son visage baissé, en tentant de le mémoriser.

– Ma mère et Nana sont super, mais je te mentirais si je te disais qu’il n’est pas difficile de savoir que le monde est vaste, qu’il contient tellement de choses dont je ne sais rien.

Sam hocha la tête.

– C’est sensé.

– J’aime Guerneville, mais qui dit que je n’aimerais pas tout autant Los Angeles ? (Je lui jetai un coup d’œil et mon cœur se serra encore plus.) Ne te moque pas de moi, OK ?

Il leva les yeux vers moi, secouant la tête.

– Promis.

– J’ai toujours voulu être actrice, en secret. (Je perçus une sensation familière dans ma gorge, comme si ce rêve me coupait le souffle.) Je pense à jouer tout le temps. J’adore lire des scripts et des livres sur Hollywood. Si quelqu’un me demandait ce que je veux faire et que je décidais d’être honnête, je le crierais soudain sur tous les toits. Mais bon sang, Nana perdrait la boule.

– Comment le sais-tu ? Lui en as-tu parlé ?

– J’ai fait du théâtre à l’école. Une fois, j’ai même décroché le premier rôle dans Chicago, mais elle a toujours fait en sorte que ça ne fonctionne pas. Honnêtement, notre emploi du temps au café est vraiment très tendu, mais je crois surtout que Nana ne voulait pas que je me prenne au jeu.

Sam se mordit les lèvres et lâcha son brin d’herbe avant de s’essuyer les mains sur ses cuisses.

– Je vois ce que tu veux dire. (Il se tut quelques instants.) J’ai toujours voulu être écrivain.

Je le dévisageai, surprise.

– Ah oui ?

– J’adore écrire, me confia-t-il avec un profond respect. J’ai plein d’histoires dans des cahiers sous mon lit. Mais ce n’est pas un choix évident pour un garçon élevé dans une ferme, censé en hériter un jour.

– Roberta et Luther savent-ils que tu écris ?

– Je crois, mais je ne sais pas s’ils réalisent à quel point c’est sérieux pour moi. J’ai envoyé une nouvelle à plusieurs magazines littéraires. J’ai été refusé partout, mais ça me donne encore plus envie de recommencer.

– Tu devrais. (J’essayai de masquer la tendresse dans ma voix, mais c’était difficile parce que je sentais qu’il me dévoilait un côté de lui que tout le monde n’avait pas l’occasion de découvrir.) Que diraient-ils si tu leur annonçais que tu veux être écrivain ?

– Luther me dirait qu’écrire est un passe-temps. Que je peux m’y amuser mais que ça ne paiera pas les factures. Et Roberta sera peut-être encore moins enthousiaste.

– Si je lui disais que je veux devenir actrice une fois à la fac – quand travailler au café ne sera plus un problème –, je crois que Nana me l’interdirait tout bonnement.

Il gloussa en plissant les yeux.

– Ouais. J’aime profondément Roberta, mais son sens pratique en devient parfois un défaut. Elle n’a pas une minute à consacrer aux rêveurs.

– Quel genre d’histoires écris-tu ?

– C’est peut-être en partie pour ça, continua-t-il en haussant les épaules. La raison pour laquelle je ne leur parle pas de ce que j’écris. La plupart de mes histoires parlent de gens du village, ou de personnages fictifs qui pourraient vivre dans notre village. J’aime imaginer la façon dont ils sont devenus ce qu’ils sont.

J’arrachai mon propre brin d’herbe.

– Je me souviens d’un débat en cours d’histoire il y a deux ans, sur la subjectivité de l’histoire. Par exemple, qui raconte sa version ? La personne qui a gagné ou perdu la guerre ? La personne qui a créé la loi ou qui a été emprisonnée ? Je n’ai pas cessé d’y penser par la suite. Je comprends que je ne suis qu’un individu, sans importance particulière, mais je me demande ce qui s’est réellement passé entre mes parents.

Sam acquiesça, captivé.

– Ma mère m’a raconté que mon père avait voulu ma garde, mais qu’ils avaient jugé dans mon intérêt de grandir à Guerneville, loin des médias. (J’enroulai mon long brin d’herbe autour de mon doigt.) Mais comment savoir si les histoires qu’on m’a racontées étaient vraies ou si c’était simplement pour m’éviter d’être triste ? Je sais que ma mère n’était pas à l’aise à Los Angeles et je connais les circonstances de leur rupture, mais je ne parle plus à mon père depuis des années. Je me demande s’il s’est vraiment battu pour moi. Lui manque-t-on ? Pourquoi ne m’appelle-t-il pas ?

Il hésita. Possédait-il des informations dont j’ignorais tout ? C’était complètement envisageable.

– J’ai vu quelques gros titres, continuai-je, son portrait fait toujours la couverture des magazines chez Lark – pardon, notre magasin de journaux –, mais même si je connais la version de ma mère, est-il étrange que je ne sois jamais allée chercher les articles écrits sur mes parents sur Internet ?

Il leva les yeux.

– Pas vraiment, je suppose.

– Après tout, je suis obnubilée par Hollywood, mais je ne lis rien sur ma propre famille. (Je marquai une pause en déchiquetant mon brin d’herbe.) Les histoires qui traînent sur le Net sont-elles véridiques ? Je ne pourrais même pas m’en rendre compte. Je ne sais pas comment mon père la regardait ou ce qu’était leur relation quand tout se passait encore bien. Je ne saurai jamais ce qu’il disait pour la faire rire, mais je ne connais même pas les cancans. (Je lui adressai un sourire radieux alors que j’étais une boule de nerfs à l’intérieur.) J’aimerais que tu me le dises, en quelque sorte.

Sam écarquilla ses yeux vert forêt.

– Attends, vraiment ?

Je hochai la tête et il se pencha, prenant visiblement ma suggestion à cœur.

– Je ne vais pas te mentir. J’ai effectivement fait des recherches sur Yahoo pendant une heure la nuit dernière.

Un gloussement m’échappa.

– Je n’en doute pas.

– Apparemment, l’histoire veut que… commença Sam en s’éclaircissant la gorge, pour continuer sur une voix plus grave, comme un présentateur. Ian Butler et Emmeline Houriet se sont rencontrés dans leur jeunesse. Emmeline était extrêmement sexy – ce que doivent te dire tous tes copains mecs –, Ian débordait de charisme, et ils sont tombés amoureux, se sont installés à Los Angeles, et la carrière de Ian a commencé à décoller. Celle d’Emmeline… pas tellement. Il était fou d’elle. D’après un profil de Vanity Fair de l’époque, il suffisait de les voir ensemble pour le savoir, déclara-t-il avec un clin d’œil, pour me faire rire.

Dégrisée, je baissai les yeux en tentant de ne pas me laisser abattre par l’idée que mes parents n’avaient pas toujours été malheureux.

– Il a commencé à jouer dans un feuilleton, puis a obtenu un rôle secondaire aux côtés de Val Kilmer avant de se dégoter un premier rôle. Il a gagné un Emmy, un Golden Globe peu de temps après, et un autre quand tu es née.

J’opinai du chef.

– 1987.

– Et puis ton père a eu sa première liaison – ou c’est la première qui est arrivée aux oreilles de la presse.

– Biyu Chen.

– Biyu Chen, répéta-t-il. Tu avais… deux ans ? demanda-t-il en cherchant confirmation.

– Ouais.

Cette partie ne m’était pas inconnue.

– Ta mère ne l’a pas quitté. D’autres rôles importants. D’autres prix. Apparemment, tout le monde pensait que Ian était volage après l’histoire de Biyu. Mais c’est la liaison avec Lena Still qui a déclenché tous les problèmes.

Sans que je m’en rende compte, je recroquevillai les poings. Je me souvenais du film de Lena Still à l’affiche du cinéma Rio. Elle jouait le rôle d’une guerrière dans une dystopie du futur, incarnant le stéréotype de la figure de l’élue qui peut sauver le monde. Je ne l’ai jamais vu, naturellement, mais c’était tout comme parce que mes camarades de classe n’arrêtaient pas d’en parler. Je ne pouvais dire à personne en dehors de Charlie à quel point j’ai détesté aller aux fêtes d’Halloween, entourée d’adolescents déguisés en une myriade de Lena Still.

– Donc, en 1994, Lena avait seulement vingt ans quand elle couchait avec ton père.

Je me retins de lui rappeler que mon père avait à peine une trentaine d’années – il avait mal agi, mais la différence d’âge n’était pas si criante –, mais je ne compris pas d’où venait cet instinct de protection et préférai le refouler.

– Elle est tombée enceinte et la presse l’a découvert. (Sam marqua une pause en plaquant une main contre son torse pour ajouter sur le ton de la plaisanterie :) Beaucoup pensent qu’elle a prévenu la presse.

Beaucoup, soit à peu près tout le monde.

– Et puis, ils ont eu un accident de voiture après la fête de fin de tournage et elle a perdu le bébé. Tout le monde a plaint Lena, pas Emmeline.

J’avais vu ces gros titres. Il était impossible de les ignorer, même à huit ans. Je me demandais combien de fois par jour ces gros titres des tabloïds de supermarché s’infiltraient dans l’esprit de ma mère, importuns et envahissants. Des mots en jaune fluo :

 

FAUSSE COUCHE DE LENA STILL

DÉVASTÉ, IAN BUTLER RENONCE

AU DERNIER JAMES BOND

 

Peu de mentions d’une épouse ou d’un premier enfant – et ma mère m’avait confié que les journaux qui en faisaient état la présentaient en folle furieuse qui se cramponnait à lui.

– Et puis les spéculations sur ta mère ont redoublé.

– Tu as effectivement passé un bon moment sur Yahoo aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Il m’adressa un petit sourire penaud avant de se rallonger sur l’herbe.

– Même moi, je m’en souviens. J’avais onze ans. Ton visage est resté placardé partout pendant des mois, tes yeux immenses. Où étais-tu passée ? T’avait-elle kidnappée ? Étais-tu en sécurité, loin de Ian ? Étais-tu entrée dans un programme de protection des témoins ? Ce genre de choses.

En réalité, la version de ma mère était bien plus banale : mari infidèle, culture toxique, une mère récupère son enfant et quitte Los Angeles pour se réfugier dans un trou perdu. Il se trouvait juste que le père en question était l’un des acteurs les plus chéris du moment, et le public a souvent du mal à réaliser que l’acteur et l’homme ne sont pas toujours la même personne. Personne n’arrivait à croire qu’il lui ait fait subir des choses terribles ou que l’environnement nocif d’Hollywood avait brisé ma mère.

Mais, encore une fois, la véritable histoire s’était-elle déroulée ainsi ? D’une certaine manière, on aurait tout aussi bien pu discuter de la vie de quelqu’un d’autre.

– J’étais petite, à cette époque. J’allais à l’école dans une minuscule institution privée avec d’autres enfants d’acteurs et nous étions isolés de tout ça. Un jour, ma mère est venue me chercher pendant la journée scolaire. La voiture était pleine de valises, elle avait pris le chien. Nous avons roulé pendant très longtemps – ça m’a paru une éternité mais sérieusement, le trajet dure environ six heures.

À côté de moi, Sam pouffa.

– Nous sommes arrivées dans la maison de Nana sur la rivière et je crois que c’est la première fois que j’ai demandé si on allait rentrer chez nous. Ma mère m’a répondu que non. (Je me tus en arrachant un autre brin d’herbe.) Je n’ai même pas pu lui dire au revoir.

– Quelqu’un à Guerneville sait qui vous êtes ?

– Plusieurs habitants, sans doute. Après tout, Nana y vit depuis toujours, mais tout le monde l’appelle par son prénom, Jude. Je parie qu’Alan, le postier, est le seul à savoir que son nom de famille est Houriet. Ma mère a grandi ici, mais elle s’est coupé les cheveux, les a teints en brun et se fait appeler Emma au lieu d’Emmeline. Nous utilisons toutes les deux Jones comme nom de famille. Presque tout se trouve au nom de Nana et ce n’est pas comme si Emma Jones disait quelque chose à quelqu’un. (Je haussai les épaules.) On dirait que tous ceux qui savent qui est ma mère et pourquoi elle est revenue n’ont pas envie de se mêler de ses affaires, si elle a choisi de se cacher.

– Mais tes amis sont au courant ?

– Ma meilleure amie, Charlie. C’est tout.

La culpabilité me submergea soudain, s’étendant dans ma poitrine jusqu’à ce que je me sente complètement glacée. Parler de tout ça était aussi agréable que terrifiant. Je lui dévoilais tout. Je savais que maman et Nana avaient construit cette bulle en autarcie pour nous protéger, mais en parler me donnait l’impression de libérer une créature enfermée dans un sous-sol depuis des années. Il était agréable de s’en débarrasser, même si la laideur du monstre était désormais au contact du monde.

– Il y avait des photos de toi à LAX (l’aéroport de Los Angeles), non ?

– Oh, c’est vrai. (Je me rallongeai à côté de lui et il me prit la main par surprise. Mon cou et mon visage commencèrent à rougir mais je restai immobile.) C’était la première visite convenue avec mon père après le divorce, j’avais neuf ans. Ma mère m’a acheté un billet d’avion. Elle m’a accompagnée jusqu’à la porte, m’a fait mille câlins avant de me laisser partir avec l’hôtesse de l’air. Elle était plus effrayée que moi à la perspective que je vole seule, encore plus épouvantée que la presse me harcèle une fois avec mon père. J’ai atterri à Los Angeles, suis sortie de l’avion et je l’ai attendu.

Je racontai à Sam le reste : l’attente interminable, suffisamment longue pour que les gens se rendent compte de qui j’étais et qu’ils commencent à me prendre en photo. Après un moment, j’ai réalisé que les employés de la ligne aérienne commençaient à se demander avec quel parent me laisser rentrer parce que ma mère avait pris le vol suivant pour me rejoindre.

– Je suppose qu’elle était trop angoissée à l’idée que je sois à Los Angeles et dans les tabloïds. Elle m’a dit que mon père attendait, mais qu’il comprendrait et j’imagine que ç’a été le cas, parce qu’elle m’a ramenée à la maison.

À ces mots, Sam se figea à côté de moi. Son silence prolongé me mit mal à l’aise.

– Quoi ? je demandai alors que son silence devenait un épais brouillard.

– Tu n’as vraiment lu aucun article là-dessus, n’est-ce pas ?

Je tournai la tête pour le regarder. Il avait l’expression d’une personne sur le point de délivrer une terrible nouvelle.

– Que veux-tu dire ?

– Je veux dire, commença-t-il en regardant le ciel, que la rumeur qui court est légèrement différente.

Je patientai, même s’il devint rapidement clair que je devais confirmer ma volonté de savoir.

– Est-ce si terrible ?

– Je… c’est assez moche.

– Dis-moi.

– Je crois que ta mère a dû prendre l’avion parce que ton père ne s’est pas pointé. Du moins, c’est ce qu’ont dit les paparazzis.

Un frisson me hérissa les bras.

– Quoi ?

– Il n’y a pas tant d’articles que ça. Mais je m’en souviens parce que ce sont les seules photos après ton départ de Los Angeles. J’ai vu des photos de toi attendant à l’aéroport de Los Angeles, et des témoins qui disaient que le personnel aérien tentait de localiser Ian Butler, en vain.

Mon histoire se désagrégea un peu. Avais-je vraiment envie d’entendre la vérité ? Ou préférais-je la version qui me permettrait de me sentir bien malgré le silence de mon père ? Mais il était trop tard maintenant.

– Il a fait une déclaration, poursuivit Sam en se plongeant dans mon regard. Tu n’en as jamais entendu parler ?

Je secouai la tête. La seule fois où Charlie et moi avions eu le culot de chercher Ian Butler sur Internet, le premier résultat avait été un shooting photo de nus pour GQ. Malgré la subtilité des poses, ça avait suffi à me dissuader de recommencer.

– Il a blâmé son assistante, affirmant qu’elle s’était trompée sur l’agenda et expliquant qu’il en avait le cœur brisé.

Je haussai les épaules.

– Euh… ça pourrait être…

– Ouais, c’est vrai. (Une longue pause et mon optimisme quant à cette possibilité se délita.) Est-il venu te voir après ça ?

Je fermai les yeux.

– Pas que je sache.

Sam s’éclaircit la gorge et le silence gênant commença à devenir un poids sur ma poitrine.

– Enfin, reprit-il en cherchant quelque chose à dire, c’est peut-être pour le mieux. Charlie a l’air sympa, mais si tu avais grandi à Los Angeles, ta meilleure amie aurait peut-être été Britney. Et nous savons tous que c’est une bombe à retardement.

Mon rire sonna un peu creux.

– Totalement.

Je fouillai mon esprit pour trouver autre chose à dire, un nouveau sujet à aborder, mais à l’instant où mon cœur s’apprêtait à se retourner dans ma poitrine à cause de la tension, Sam nous sauva tous les deux :

– J’ai une théorie sur les chats.

Perplexe, je clignai des yeux.

– Les chats ?

– Ouais, je ne les aime pas.

– C’est ta théorie ?

Il pouffa.

– Non. Écoute. Je n’aime pas les chats, mais chaque fois que je vais dans une maison avec un chat, le chat vient toujours s’asseoir sur mes genoux.

– Parce qu’au premier coup d’œil, ils pensent que tu es un nouveau meuble.

Ça le fit éclater de rire.

– Bien sûr, c’est une autre théorie. Mais voilà la mienne : ces ondes anti-chat seraient désagréables à vivre si elles concernaient un humain – quand on sent que quelqu’un ne nous aime pas, on est souvent gêné –, mais pour un chat, ces ondes négatives sont agréables.

– Les mauvaises ondes sont bonnes pour les chats ?

– Exactement. Ils aiment sentir qu’il y a de la tension.

J’y songeai pendant quelques secondes.

– Si tu dis vrai, alors les chats sont un peu diaboliques.

– Ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Ils sont diaboliques. Il me reste seulement à chercher la manière de le prouver.

Je lui jetai un coup d’œil.

– Je trouve les chats très mignons. Ils ne sont pas collants, ils sont intelligents. Ils sont géniaux.

– Tu te trompes.

Le sérieux de sa réponse me fit éclater de rire, et je laissai cette hilarité dissiper la tension après avoir parlé de mon père et appris ces détails par Sam. Même si y penser me comprimait la poitrine.

Sam le sentit peut-être parce qu’il serra soudain ma main dans la sienne. Et puis, je fus sûre qu’il l’avait senti parce qu’il lança :

– Désolé que ton père soit nul.

Surprise, je me mis à glousser.

– Désolée que ton père soit nul aussi.

– Je ne verrai plus jamais un film avec Ian Butler. (Il marqua une pause.) En dehors de Cryptage parce que ce film est extraordinaire.

– Hé !

– Désolé, Tate, mais c’est la vie.

Chapitre 3

MAMAN AVAIT DÛ DIRE QUELQUE CHOSE À NANA – lui demander de ne pas être aussi dure avec moi, de me laisser m’amuser, ou autre chose – parce que sans qu’elle se plaigne, sans même un brin de mécontentement de sa part, Luther et Sam devinrent nos compagnons réguliers à Londres. Tous les matins, je sautais du lit et me hâtais de me préparer, impatiente de m’asseoir en face de Sam, traîner dans la ville avec lui, de le voir. Nous passions nos soirées à parler pendant des heures dans le jardin. Il me raconta qu’il avait vécu dans un minuscule village toute sa vie, en dehors de ses deux premières années, mais il avait plus d’histoires et de théories originales que quiconque.

Au petit déjeuner tous les matins, ils s’asseyaient à notre table : Sam et son sourire séduisant, son assiette débordant de nourriture, et Luther avec sa tasse de café surchargée en sucre. Dans la rue, ils étaient en général quelques pas derrière nous, bataillant avec la carte géante que Luther insistait pour utiliser et se disputant sur les stations de métro à emprunter lorsque Paddington se retrouvait fermée.

Un jour particulièrement nuageux, nous nous étions protégés de la pluie en visitant le Musée d’histoire naturelle. Luther avait inventé des histoires amusantes – à très haute voix – au sujet de tous les dinosaures de la zone bleue d’exposition et était même parvenu à embobiner Nana pour qu’elle troque son plan de déjeuner dans le vieil hôtel recommandé par son guide contre des hamburgers dans un pub sombre. Elle s’était tenu les côtes en entendant Sam nous raconter ses déboires avec l’équipement pour la traite des vaches pendant sa première matinée en autonomie à la ferme.

Non seulement nos nouveaux comparses ne paraissaient pas gêner Nana mais elle semblait sincèrement apprécier la compagnie de Luther. Après le déjeuner, ils marchaient devant, et Sam se mit à mon niveau tandis que nous nous promenions, le ventre plein, jusqu’à la station de Baker Street.

– Quelle est la plus grande folie que tu aies faite de ta vie ? demanda-t-il.

Je restai pensive pendant quelques secondes, me faufilant avec Sam dans le flux de piétons. Côte à côte, séparés, côte à côte. Son bras effleura le mien et je retins mon souffle en me rendant compte que ce n’était pas accidentel.

– La maison de Nana est sur la rivière. Sur des pilotis, au-dessus de la Russian River et…

– Waouh, des pilotis ?

– Ouais, mais c’est courant. La rivière monte beaucoup, donc la plupart des maisons dans les parages sont sur pilotis. (Il écarquilla les yeux, je précisai :) N’imagine pas un palace. C’est une maison de plain-pied avec trois chambres, sur pilotis. Bref. On n’est pas censé sauter du pont à cause de la hauteur. La rivière est assez profonde, mais on peut effleurer le fond avec les orteils et la profondeur varie tous les ans. Un jour, il se pourrait bien qu’on saute dans le lit de la rivière, sans une goutte d’eau.

La main de Sam effleura la mienne quand il évita un homme sur le trottoir. Cette fois, il ne le fit pas exprès : il s’excusa dans un murmure. Dans mes rêves les plus fous, je lui prenais la main pour ne plus jamais la lâcher.

– Charlie et moi sautions du pont chaque fois que nous étions seules à la maison. Je ne sais même pas vraiment pourquoi.

– Bien sûr que tu sais pourquoi.

– Pour la frayeur ?

– Pour la montée d’adrénaline, ouais. (Il me sourit). À quoi pensais-tu quand tu sautais ?

– Juste… (Je secouai la tête en tentant de convoquer ce sentiment.) Juste que rien d’autre n’avait d’importance à cet instant précis, tu vois ? Pas d’école, pas de garçons, pas de drame, pas de corvées. Il s’agissait simplement de sauter dans l’eau froide et de me sentir follement heureuse pendant quelques secondes.

– Comme tu es mignonne, si c’est ta plus grande folie.

Je n’arrivais pas à me décider entre être ravie qu’il me trouve mignonne ou honteuse d’être aussi sage. Je restai indécise, puis éclatai de rire.

– Tu me connais. (Étrangement, je le pensais.) Et toi ?

Sam hésita.

– Renverser des vaches. Boire de la bière au milieu de nulle part. Des courses et des jeux en tout genre dans les champs de maïs. Essayer de construire un avion. (Il haussa les épaules.) Je ne sais pas. Faire des folies n’est pas très difficile dans une ferme.

– Ah bon ?

– Ouais, enfin, marmonna-t-il en esquivant un passant au regard fixé sur son BlackBerry. Tout le monde à Eden répète qu’il est impossible de s’attirer des ennuis quand on vit dans un endroit reculé, et je crois que ça tranquillise les parents. Même quand ils n’ont pas l’œil sur nous, qu’est-ce qui pourrait bien nous arriver ? Boire quelques bières dans un champ ? Mais le fait qu’ils en soient tellement persuadés, je ne sais pas… parfois, j’avais l’impression d’être mis au défi d’enfreindre les règles.

– Tu t’es déjà blessé ?

Sam secoua la tête.

– Gueule de bois. Je me suis tordu la cheville une fois. On était un groupe d’imbéciles chahuteurs. La plupart des filles étaient bien plus malignes que nous et savaient nous remettre à notre place. Ça nous empêchait d’aller trop loin.

Nana se tourna, attendant que nous les rattrapions.

– De quoi parlez-vous ?

Je souris à Sam.

– On parle de boire des bières dans des champs, renverser des vaches et construire un avion.

Je m’attendais à ce que Luther fasse une remarque à Sam, mais il se contenta de hocher fièrement la tête.

– Cet avion a bien failli s’envoler, n’est-ce pas ?

Sam se tourna vers moi, radieux. Il savait exactement ce que je tentais de faire – lui attirer des ennuis – et quand Nana et Luther reportèrent leur attention sur la rue, il me chatouilla les côtes.

– On dirait que tes machinations ont échoué, jeune fille.

Ma mère m’appela ce soir-là, à l’instant où je me faufilais hors de la chambre pour retrouver Sam. Je sortis avec mon téléphone à clapet pour ne pas réveiller Nana qui ronflait déjà.

Je me demandais si maman se sentait seule pendant notre séjour à Londres, et même si deux dames du village l’aidaient en notre absence, j’étais à peu près sûre qu’elle n’avait pas le temps de beaucoup penser en dehors du travail. En tout cas, à neuf heures du soir à Londres, il était une heure de l’après-midi chez nous ; maman devait courir dans tous les sens pendant l’heure de pointe du déjeuner. À moins que…

– Qu’est-ce qui se passe ?

Elle rit.

– Je n’ai pas le droit d’avoir envie de parler à ma fille ?

– Si, mais pas quand tu es censée être au café. Nana péterait un câble.

– On est mardi, me rappela-t-elle. Le café est fermé. Je suis d’ailleurs encore en pyjama.

J’appuyai sur le bouton du rez-de-chaussée, soulagée.

– J’avais oublié quel jour on était.

– C’est ce qu’il y a de mieux pendant les vacances.

Je réalisai soudain quelque chose.

– Quand en as-tu pris pour la dernière fois ?

Les seules vacances qui me venaient à l’esprit étaient notre week-end à Seattle un peu plus d’un an auparavant. En dehors de cela, ma mère avait toujours été un élément joyeux et constant de Guerneville. Tout comme Nana.

– Seattle, confirma-t-elle.

Submergée par une bouffée de culpabilité, je me demandai pourquoi on n’avait pas fermé le café pour partir toutes les trois.

– Mais ne t’inquiète pas pour moi. Tu sais que j’adore l’été ici.

Moi aussi. Un vent chaud soufflait sur la rivière et d’énormes myrtilles poussaient un peu partout dans son lit asséché. L’air devenait sucré. Le soleil réchauffait les plages et les trottoirs, nous empêchant d’y poser le pied même pendant quelques secondes. Si on avait besoin d’un répit, il suffisait de parcourir quelques kilomètres à l’ouest, à l’embouchure de l’océan et de la Russian River. Sur la plage juste après Jenner, l’air était si frais qu’il fallait enfiler une veste à la mi-juillet. Le village se remplissait de touristes et de leur argent, des gens faisaient le pied de grue devant le café de Nana, toute la journée.

– Peut-être qu’une fois que j’aurai commencé la fac, on pourrait voyager toutes les deux pendant mes vacances.

– Ce serait super, mon trésor. (Elle marqua une pause.) Tu es en train de marcher ? Quelle heure est-il là-bas ?

J’avouai d’un air coupable :

– Je sors pour voir Sam.

– Tu crois que vous pourriez faire en sorte que ça marche ? À travers le pays ?

– Maman ! (Une bouffée d’irritation me submergea quand je réalisai à quelle vitesse elle extrapolait une relation à distance à partir de discussions nocturnes. J’adorais sa fibre romantique mais, parfois, elle exagérait). J’ai dix-huit ans et nous ne sortons même pas ensemble.

– Je ne te suggère pas de te marier si jeune, Tate. Mais juste de… t’amuser. Comme une fille de dix-huit ans.

– Ton rôle n’est-il pas de décourager ce genre d’attitude ?

Il n’était pas difficile de l’imaginer balayer cette objection.

– Je crois que Nana s’en charge amplement. Je me contente de rêvasser, tu me connais. Les conversations marrantes, les possibilités…

– Il me plaît mais… je n’ai pas envie d’espérer quoi que ce soit et de commencer à me faire des films.

– Pourquoi pas ? Quoi qu’il en soit, tu serais déçue si rien ne se passait. Je ne comprendrai jamais pourquoi les gens pensent que le déni permanent vaut mieux qu’une déception passagère.

Je savais qu’elle avait raison et m’accordai quelques instants pour fantasmer sur le chemin qui menait de l’ascenseur jusqu’aux portes du jardin. Mon seul petit ami vivait à un kilomètre de chez moi. Comment pouvait-on sortir avec quelqu’un qui habitait dans un autre État, de l’autre côté du pays ?

– Il est hyper-mignon, maman. Mais encore mieux, j’aime tellement discuter avec lui. J’ai l’impression que je pourrais lui raconter n’importe quoi.

Ma mère se tut et j’entendis immédiatement sa question émerger dans le silence. Finalement, elle ajouta :

– Lui as-tu raconté ?

Qu’est-ce que j’entendais dans sa voix ? De la peur ou de l’enthousiasme ? Parfois, les deux sentiments sonnaient de la même façon – un ton léger, des mots saccadés.

S’énerverait-elle si elle apprenait que c’était le cas ? Ou comprendrait-elle mon désir de revendiquer cette partie prestigieuse de notre passé ? Parfois, j’avais l’étrange impression que je la décevais en ne me rebellant pas, en ne criant pas dans un mégaphone qui j’étais, qui elle était, d’où nous venions. À Londres, je voulais trouver une justification à mes vêtements de petit village, à ma queue-de-cheval toute simple, à mon style désuet. Je me disais que jouer le rôle d’une musaraigne de la campagne dans une capitale pouvait être marrant. Mais dans l’intimité de mes propres pensées, et aussi égoïste que cela puisse paraître, je voulais que le monde sache que ce n’était qu’une apparence, que je n’étais pas hors de mon élément sur cette terre de femmes cosmopolites.

La fille d’un acteur connu mondialement a vécu une vie simple dans un village minuscule et n’a jamais développé de sens de la mode. Elle a tellement les pieds sur terre !

Mais j’optai pour mentir à ma mère plutôt que tout lui avouer.

– Hors de question, maman. Je ne ferais jamais une chose pareille.

Elle soupira, apparemment soulagée.

– D’accord, ma chérie. On discute demain ?

Je lui envoyai un baiser avant de raccrocher, envahie par l’arrière-goût amer de la culpabilité.

Cette culpabilité disparut à l’instant où je sortis sous le ciel étoilé. Sam ne leva pas les yeux tandis que je m’installais sur l’herbe fraîche, mais il se rapprocha imperceptiblement de moi.

– Il était temps, gronda-t-il. (Il faisait nuit, mais j’entendis le sourire dans sa voix.) Je commençais à m’endormir.

L’envie soudaine de lui prendre la main envoya des décharges électriques dans mon corps.

– Désolée. Ma mère m’a appelée pour prendre des nouvelles.

Il se tourna vers moi dans l’obscurité.

– Est-elle jalouse que Jude et toi soyez à Londres ?

– Justement, je me posais la même question.

Je m’assis en tailleur, le surplombant. Je me sentais fébrile, agitée.

– Ça va ? demanda-t-il.

– Elle m’a demandé si je t’avais dit la vérité sur mon père.

Sam me sourit.

– Tu as parlé de moi à ta mère ?

– Ouais.

– Et ? (Il haussa les sourcils.) Qu’as-tu dit ?

– Que j’avais rencontré un gars qui s’appelait Sam.

Taquin, il affecta l’incrédulité.

– C’est tout ?

J’espérais qu’il ne distinguerait pas l’écarlate de mon cou et de mes joues dans l’obscurité.

– Qu’est-ce que j’étais censée dire ?

– Que je suis beau, que j’ai des talents d’écrivain et de fermier.

Je pouffai.

– Je ne suis pas certaine que tu aies des talents d’écrivain ou de fermier ; je n’en ai vu aucune preuve.

– Je remarque que tu ne m’as pas corrigé sur ma beauté.

– Chercherais-tu à impressionner ma mère ?

Il se redressa sur un coude en me fixant d’un air aguicheur.

– Que lui as-tu dit ?

– Je lui ai raconté que tu étais sympa et que…

– Non, m’interrompit-il. Je voulais dire, quand elle t’a demandé si tu m’avais parlé de ton père.

– Oh. (Je me mordis les lèvres.) J’ai menti. J’ai dit que tu ne savais pas.

Ça parut le surprendre.

– Se mettrait-elle en colère ?

– Je ne sais pas. (Je replaçai une mèche de cheveux derrière mon oreille, remarquant que son regard suivait mes doigts.) Je ne crois pas. (Je grimaçai en le fixant.) J’y pensais l’autre jour et je me rends compte que c’est totalement nul, mais une part de moi voudrait, d’une certaine manière, apprécier un peu les avantages d’être la fille de Ian Butler.

– Pourquoi diable penses-tu que c’est nul ? Toute personne à ta place aurait envie de découvrir comment vivent les célébrités.

– Je crois que je culpabilise parce que je cherche une raison de me frotter à ce monde-là alors que cette vie a détruit ma mère.

– Est-ce qu’elle l’a vraiment détruite ? s’exclama-t-il. Ou a-t-elle simplement vécu un mariage malheureux ? (Il effleura l’herbe.) Roberta a eu un premier mari complètement merdique. Il l’a mise en cloque très jeune, et il l’a trompée. Ça ne l’a pas laissée indemne. Et puis, elle s’est installée à la ferme, elle est tombée amoureuse de Luther et ils sont devenus le socle du village. Tout le monde compte sur eux pour des conseils, de l’aide, les gens respectent leur sagesse. Elle n’aurait jamais rencontré Luther si elle ne s’était pas trompée de mari et elle ne m’a certainement jamais conseillé de ne pas me marier au cas où ça ne fonctionne pas du premier coup. Je n’imagine pas que ta mère t’interdirait quelque chose seulement parce que ça ne lui a pas convenu.

Je devinais le conteur en lui, le biographe. Il ne connaissait même pas ma mère, mais il venait néanmoins de mettre en lumière une vérité profonde à son sujet : elle ne m’exhorterait jamais à rester à l’écart de Los Angeles si c’était ce que je voulais réellement.

L’idée de poursuivre ce rêve – de me lancer sous le feu des projecteurs et d’assumer mon héritage – alluma une étincelle en moi. Lorsque Sam plongea son regard dans le mien, il me sembla qu’il la remarquait, lui aussi.

Commander Twice in a blue moon