Chapitre 1

Nell

Sauter dans le vide

Mais que c’est inconfortable ici ! Ces banquettes en plomb ne valent pas mieux que les bancs d’aéroport ! J’ai le dos en vrac et sûrement les cervicales soudées, car j’arrive à peine à tourner la tête. Finalement, m’allonger là-dessus était une mauvaise idée. Je me redresse en grimaçant de douleur, j’ai l’impression d’avoir cent ans alors que nous n’avons passé que trois heures dans cette cellule.

— J’ai mal au cul, bougonne Ben.

— Si c’était que le cul pour moi.

— Tu crois que c’est pareil en prison, ou c’est pire ?

— Aucune idée. Je te rappelle que je n’ai pas d’accointance avec des détenus qui pourraient me raconter leur vie derrière les barreaux.

Pendant que je me masse le bas du dos, des pas résonnent dans le couloir. Un jeune policier apparaît et ouvre la porte.

— C’est fini pour vous. Suivez-moi.

— Ah bon ? On peut rentrer chez nous ?

— Oui, mais vous allez d’abord manger et boire. Le shérif vous ramènera ensuite chez vous.

Comment est-ce possible ? Les types auraient refusé de porter plainte ? Après tout, c’est une possibilité puisqu’ils n’étaient pas bien blancs dans cette affaire. Ça leur éviterait une enquête sur l’origine de tout.

— Mais c’est trop chouette ! je m’exclame en sautant de la banquette. Allez, on rentre à la maison et je plonge dans mon lit douillet.

À cette idée, je pousse Ben avec enthousiasme, mais il faut d’abord passer par la salle de repos, où deux plateaux bien garnis nous attendent. Nous nous jetons dessus, comme les affamés que nous sommes, sous les regards bienveillants des cinq hommes qui nous entourent. Après l’adjoint qui ricane en nous voyant, c’est le shérif qui fait son entrée, les yeux écarquillés devant notre voracité.

— Mais il fallait nous le dire que vous étiez morts de faim !

— On l’a fait, mais on nous a rétorqué que ce n’était pas un hôtel ici, répond Ben, la bouche encore pleine.

— Vous auriez dû me faire appeler. Évidemment qu’on ne chouchoute pas les gens d’habitude.

— Et en quoi sont-ils différents, ceux-là ? demande l’un de ses hommes.

— Ce sont… c’est… je les connais depuis qu’ils sont tout petits, voilà.

Il bafouille, c’est inhabituel pour cet homme sûr de lui. D’autant que ce n’est pas un secret qu’il a toujours été proche de nous, via nos parents. J’ai même des photos de moi dans ses bras alors que je porte une couche. Ça n’étonne donc plus personne ici qu’il se sente si concerné par les Barett. Les garçons pensent qu’il a dû se mettre d’accord avec nos parents pour garder un œil sur nous, qu’il joue le rôle de la taupe en leur répétant tout. Pour ma part, si Burke nous surveille à leur demande, j’aime à croire que c’est parce qu’ils se soucient de nous, même s’ils sont sortis de notre vie.

— Je vous ramène chez vous dès que vous avez terminé, déclare-t-il en se servant un verre d’eau.

Mais c’est donc bien vrai ! C’est tellement inattendu que j’insiste pour qu’il le confirme une nouvelle fois :

— Nous sommes réellement libres ?

— Oui, vous l’êtes. Les garçons sont là, en train de faire leur déposition.

— Quoi ? Quelle déposition ?! On a déjà tout avoué ! proteste Ben.

— Oh, ça va tous les deux ! Vous nous prenez vraiment pour des abrutis ! Vous pensiez qu’on allait gober vos délires ?

— Non, ce n’est pas du tout un délire, objectons-nous mollement.

— Mouais. Ce qui est sûr, c’est que vous êtes très naïfs d’avoir cru que les gars allaient vous laisser payer à leur place.

— Mais que font-ils au juste ?

— Exactement ce qu’ils ont à faire : dire toute la vérité.

— Mais non, il ne faut pas ! Ils risquent d’aller en prison ! je m’insurge.

— Nell, ils n’ont pas le choix. Matt et Wade ne t’auraient jamais laissée y aller, tu t’es fourvoyée. Surtout que les choses se sont compliquées depuis votre arrivée.

— Pourquoi ?

— Le corps de Bridget Evert a été retrouvé sur une route vers Twin Falls. Un mort, ça aggrave sérieusement les faits.

Non ! Nous restons cois, sidérés. Ils n’ont pas pu faire ça ! Jamais. C’est juste impossible.

— Ça ne peut pas être eux ! assène Ben.

— C’est la raison pour laquelle ils expliquent leurs faits et gestes pour l’enquête.

Un mort ? Mais dans quelle galère on s’est fourrés ? C’est la catastrophe et je ressens un malaise, comme si tout mon sang quittait brusquement mon corps.

— Hé, Nell ! s’alarme Ben. Burke ! Elle va s’évanouir !

Le shérif se précipite sur moi et me secoue pour me faire revenir.

— Nell, ça va aller. On va tout faire pour tirer ça au clair. Fais-moi confiance.

— Tu peux compter sur nous, ajoute son adjoint.

Lui, je ne le connais pas, pourtant, son air grave m’inspire confiance. Je les crois sur parole, ils feront leur travail au mieux, même plus en ce qui concerne le shérif. Mais j’ai peur quand même. J’imagine le pire, évidemment. Encore un précipice à franchir, un gouffre qui s’ouvre sous mes pieds.

Burke me tend un verre d’eau.

— Raven vient d’arriver. Finalement, c’est elle qui va vous ramener chez vous.

Je l’observe, les yeux larmoyants.

— Je peux les voir avant ? Juste quelques minutes.

— C’est impossible. Ils doivent terminer leur déposition et ça va durer quelques heures. Vous rentrez avec Raven et je vous tiens au courant. Je ferai en sorte que vous puissiez les voir avant qu’ils soient emmenés. C’est d’accord ?

— Nous avons le choix ? questionne sèchement Ben.

— Non. Vous ne l’avez plus. Maintenant, vous me laissez gérer.

J’envoie ma dignité à la poubelle, j’empoigne sa chemise en chouinant.

— Tu les sors de ce pétrin, hein ? Je ne peux pas vivre sans eux.

— Je te l’ai dit, on va tout mettre en œuvre pour tirer ça au clair.

J’espérais une réponse plus affirmative, mais il ne peut pas faire de miracle, tout shérif qu’il est. Ne sachant quoi ajouter et l’appétit coupé, nous terminons notre repas en silence et en chipotant, puis Burke nous raccompagne vers la sortie. Dans le hall, Raven se précipite sur nous pour une forte étreinte, heureuse de nous récupérer, mais aussi abattue que nous. Le shérif et l’adjoint chargent la troupe dans la voiture, nous adressent un dernier mot rassurant, puis nous partons.

Nous faisons le trajet comme des automates, jusqu’à nous retrouver dans le salon dans un état second. Raven nous tend une enveloppe à chacun, que nous nous empressons d’ouvrir. Dans la mienne, deux feuilles dont l’une est recouverte d’une écriture penchée et brouillonne, celle de Wade. Il ne faut pas plus de quelques lignes pour que les larmes inondent mes joues, sans que je cherche à les essuyer.

— Je vais préparer de quoi boire au lieu de vous regarder noyer le salon, déclare Raven.

Elle fait son retour alors que nous replions chacun notre lettre, la gorge nouée.

— J’en ai une autre pour vous deux, celle de Matt.

Ben s’en empare et entame la lecture d’une voix rauque et hachée.

« Ma Nell, mon Ben,

Nous y sommes, encore une séparation. Je ne supporte pas d’être loin de vous et j’ai pourtant provoqué cette situation. Je n’avais pas le choix, vous le savez, nous n’étions plus en sécurité.

Je vous aime tellement que je ferais n’importe quoi pour vous, alors peu importe le prix à payer.

Je veux que vous preniez soin de vous, c’est le plus essentiel à mes yeux. Moi, je me débrouillerai. Vous savoir à l’abri me suffit pour tenir. Donnez-moi de vos nouvelles et rassurez-moi.

Mon bébé, j’ai toujours tout fait pour t’éviter de vivre un drame, et malheureusement, j’ai encore échoué. Pardonne-moi, Nell.

Je vous embrasse fort. Je vous aime plus que tout.

Votre GRAND frère.

Matt.

P.-S. : Vous aviez raison, j’avais assez de place pour aimer Raven. Prenez soin d’elle aussi. »

La voix de Ben s’éteint doucement, puis un silence pesant s’abat sur la pièce, qui, après quelques secondes, est rompu par des reniflements. J’attrape un mouchoir, fais sursauter tout le monde avec un bruit de trompette, puis je fixe mon frère pour lui poser la question qui me taraude :

— Qu’allons-nous faire, maintenant ?

— Exactement ce qu’ils nous ont tous demandé. Prendre soin de nous et attendre leur retour.

— C’est effectivement le plus sage, approuve Raven. Nous aurons de quoi nous occuper si nous devons gérer un triple procès.

— Pour commencer, il faut leur trouver un avocat. Et un très bon, dis-je avant d’être interrompue par la sonnerie du téléphone de Ben, qu’il s’empresse d’attraper.

À son ton et à ses propos, nous comprenons vite qu’il est en communication avec le shérif. Nous patientons sagement malgré la curiosité qui nous ronge, mais lui laissons à peine le temps de raccrocher.

— Alors ?!

— Leur avocat est déjà arrivé et a pris leurs dossiers en main. Les trois.

— C’est bien ou pas ? Il sort d’où cet avocat ?

— C’est le shérif qui l’a contacté. À titre privé, bien entendu. Il le connaît bien et a toute confiance en lui.

— Il aurait quand même pu vous en parler avant, proteste Raven.

— Sois tranquille, si Burke l’a choisi, c’est qu’il est bon, la rassure-t-il.

— Peut-être, mais vous n’avez aucune idée de ses tarifs.

— Il a précisé qu’il ne fallait pas s’inquiéter pour les honoraires, ça doit vouloir dire qu’il nous laissera un peu de temps. En revanche, tu as raison, nous devons faire les comptes pour savoir ce que nous avons de disponible.

— On verra demain, j’ai ma dose de trucs chiants pour aujourd’hui, dis-je en soupirant.

— Ouais, surtout qu’il y a un monceau de choses à vérifier et à quantifier.

Je m’affale dans le fond du canapé avant d’aborder un sujet qui me turlupine :

— Dis, toi et Matt êtes persuadés que le shérif joue les espions pour nos parents. Tu trouves sincèrement que son comportement y ressemble ?

— Pas vraiment ces derniers temps, j’en conviens. Il doit nous aider en souvenir du bon vieux temps.

— Je ne le connais pas personnellement, mais je suis d’accord avec vous, abonde Raven. On dirait qu’il se soucie réellement de vous.

— On va espérer que c’est bien ça, marmonne Ben. Au fait, il est désolé pour nous, mais nous ne pourrons pas les voir du tout. Ils sont justement avec leur avocat et c’est plus urgent qu’un dernier bisou, ce sont ses mots.

Je fais la moue, Raven se laisse tomber dans le canapé. Il vient d’éteindre la petite flamme d’espoir tapie au fond de nous, nous ne pourrons pas les embrasser avant longtemps. Car soyons honnête, le passage par la case prison est inévitable. Notre moral est plombé d’un coup. Là, tout de suite, nous sommes l’équipe de foot qui encaisse son dixième but, sans avoir pu toucher le ballon une seule fois.

— Je veux dormir pendant deux ou trois ans. Ne me réveillez pas avant, dis-je en soufflant.

— Puisque nous ne pouvons rien faire à part broyer du noir, nous devrions peut-être y aller. Nous aviserons demain.

Personne n’a de meilleure idée à proposer et m’endormir dans les bras de Ben me fera du bien. Oui, nous ferons lit commun cette nuit, car avec les problèmes qui s’accumulent et que nous allons prendre en pleine poire, autant dire que l’interdiction de m’allonger auprès de mon frère, je m’en tape comme de ma première totote. Je me lève et frappe dans mes mains.

— Allez ! On monte !

Je fais un pas en avant quand me vient une image qui me fige sur place.

— Ben ! Comment on t’amène là-haut ?!

Raven l’observe et écarquille les yeux.

— Oh oh. Voilà un minuscule détail que nous avions oublié.

Ben baisse la tête en gémissant avant de taper du poing sur son fauteuil.

— Mais non, pas ça ! Je n’ai pas besoin, en plus du reste, d’être le boulet de la maison !

— Tu ne l’es pas et tu ne le seras jamais. C’est juste un souci logistique que nous allons régler.

— Mouais. Je vais essayer de monter sur les fesses. J’ai des bras en béton maintenant.

— Ah non ! Je te l’interdis ! Si tu t’y risques, je te tue !

Raven éclate de rire, puis me pointe du doigt en prenant un air halluciné :

— Wade ! Sors de ce corps !

— Ma sœur vient de mûrir d’un coup !

— On se calme. Pas question que je devienne le sage de la famille. Je n’ai jamais tenu ce rôle, je ne sais pas faire.

— Justement, ça pourrait te changer.

— Non, je suis contre, réfute Ben. J’aime ma petite sœur insouciante.

— Voilà ! Cette fonction me va comme un gant.

— Tellement plus pratique, aussi, se moque Raven. Sinon, on peut dormir ici pour cette nuit. Viens, on va chercher ce qu’il faut. Ça sera plus simple et on trouvera une solution demain.

— À force de tout remettre à demain, nous allons passer une très longue journée, je commente avec inquiétude.

Après un passage à la salle de bains et nos pyjamas enfilés, nous revenons les bras chargés. Pendant que nous installons les couchages, Ben se lave les dents dans la cuisine. Nous sommes toutes les deux allongées, en train de discuter du programme du lendemain qui m’effraie d’avance, lorsque Ben apparaît sur le seuil, visiblement gêné.

— Hum… Les filles, j’ai un souci.

Alarmée, je rabats la couette sur le côté et me redresse pour l’écouter. Il hésite, tapote les roues du fauteuil en fixant ses pieds, réellement mal à l’aise. Je l’encourage d’une voix douce :

— Ben ?

Il inspire fortement.

— Je suis désolé, et encore plus mort de honte, mais… il faut que j’aille aux toilettes.

Ahurissement, puis silence gêné, rompu après quelques secondes par Raven qui agite la main, un peu affolée.

— Euh… alors là… Nell, c’est pour toi. C’est une affaire de triplés.

Je grimace, mais approuve en hochant la tête.

— Le pipi, OK. Pour le reste, nous devrons chercher une solution, c’est trop intime. Sinon, il nous faudra suivre une psychothérapie jusqu’à la fin de notre vie.

— Alors trouve ta solution. Tout de suite.

Je blêmis.

— Là ? Maintenant ? Tu ne peux pas attendre demain ?

— Non, pas demain. Ça urge.

Misère ! Je rive mes pupilles à celles de Raven et nous brûlons des neurones pour imaginer une astuce acceptable. Et mettre Ben sur le pot au milieu du salon ou de la cuisine n’en est pas une. Il y a quatre toilettes dans cette maison et tous à l’étage ! L’architecte est un abruti. Malheureusement, aucune de nous n’a d’idée pour résoudre ce problème ni les muscles nécessaires pour porter Ben en haut.

Inutile de tourner en rond plus longtemps, il est évident que nous avons besoin d’aide et je ne vois que deux personnes aptes à venir à notre secours. Je compose le numéro pour joindre la plus compréhensive. Pendant la sonnerie, je cherche les bons mots pour m’expliquer, en vain, je vais devoir improviser. Quand l’interlocuteur décroche et se présente, je retiens mon souffle. Courage, Nell, il faut sauver ton frère, même s’il ne s’appelle pas Ryan et n’est pas soldat.

— Bonsoir. Je suis Nell Barett.

— Nell, je ne peux pas te passer ton mari ou ton frère, répond le policier sur un ton désolé.

— Oui, je sais. C’est au shérif que je souhaite parler. Nous avons un problème à la maison.

Je me suis préparée à subir un interrogatoire en règle, alors c’est avec étonnement que je l’entends m’inviter à patienter avant de m’envoyer une musique dans les oreilles. Le chef a dû passer des consignes. Sur le côté, Ben me fait les gros yeux derrière de grands gestes.

— Quoi ?

— Tu appelles qui ?!

Je lève la main pour lui demander d’attendre, une voix inquiète retentit à l’autre bout de la ligne :

— Nell ? Tu as un problème ?

Pour une sollicitation à titre privé, je dois utiliser son prénom, ça le préparera à la suite.

— Oui, Burke. À vrai dire j’en ai plusieurs, mais celui pour lequel j’ai besoin d’aide est un peu délicat.

Comment formuler un truc pareil ? Quel mot convient le mieux ? Pendant que je cogite, mon regard tombe sur Raven, effarée, et Ben, carrément horrifié. Quoi ?

Soudain, l’énormité de ce que je m’apprête à faire me frappe. Je vais réellement demander au shérif de Boise de venir s’occuper du popo de mon frère ? J’ai juste envie de mourir de honte, là, tout de suite. D’ailleurs, ça va peut-être m’arriver puisque Ben, furieux, mime qu’il va me trucider. Quant à Raven, elle a la bouche grande ouverte, ses deux mains plaquées dessus et ses paupières ont disparu.

— Nell, tu m’expliques immédiatement ou je débarque toute sirène hurlante, se fâche-t-il.

— Oui ! C’est Ben. C’est… comment dire… c’est la merde… oui, justement, c’est ça le problème, je débite pour finir en marmonnant.

— Je ne comprends rien du tout. Tu peux ouvrir la bouche quand tu parles, s’il te plaît ?

Au diable la discrétion, quand il faut y aller, on plonge !

— Ben a besoin de se rendre aux toilettes ! À l’étage. Pour la grosse commission… Enfin, tu vois.

Pas de réponse, mais une respiration m’indique qu’il est toujours en ligne. Puis une autre voix derrière, celle de l’adjoint : « Burke, que se passe-t-il ? Tu fais une drôle de tête. Un souci chez les triplés ? Tu veux que j’aille voir ? » J’imagine parfaitement la tronche du shérif, normal que ses hommes pensent qu’un drame se déroule. Il se racle la gorge avant de lui répondre : « Euh… non. Il faut que ce soit moi qui y aille. »

— Nell ?

— Oui, je suis là.

— J’arrive tout de suite, dit-il avant de raccrocher.

Je fais face à Ben et Raven, toujours ahuris. Dédramatisons la situation, pour ça, j’affiche un grand sourire :

— Bonne nouvelle, il vient te sauver !

Raven éclate de rire, un rire qui devient incontrôlable au point qu’elle en tombe du canapé. Elle est affalée sur le ventre et agitée de soubresauts. Elle ne va pas s’en remettre et ça n’arrange pas l’état de Ben. De la sidération, il passe à la colère, que je sens monter en même temps que la rougeur sur ses joues. Je vais me prendre une douille, ça ne va pas traîner et ce sera violent. Elle arrive, il ouvre subitement grand la bouche :

— Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ?!

— J’ai appelé la personne la plus proche de nous et capable de te porter là-haut.

— Le shérif ! Nell ! Le shérif, bordel ! Où tu as vu que c’était dans ses attributions de me porter sur les toilettes ?!

— Du calme, tout va bien. Je n’ai pas appelé le shérif. J’ai contacté Burke.

— Tu te fous de ma gueule en plus ? Fais gaffe, hein ! C’est le même !

— Pas du tout. Burke a déjà changé nos couches. Pas le shérif puisqu’il ne l’était pas à cette époque.

Ben souffle d’exaspération, mais plus que ma mauvaise foi, ce sont les gloussements de Raven qui l’horripilent.

— Raven, arrête de te bidonner comme ça !

Elle arrive à répondre entre deux hoquets :

— Sûrement pas ! C’est le meilleur moment de cette journée pourrie alors j’en profite.

— Premier soir avec vous et je n’en peux déjà plus.

Il soupire en se tapant le front, je le toise.

— J’ai pensé que Burke était plus indiqué que Tyron, puisqu’il connaît tes petites fesses.

— Il a nettoyé mon cul de petit garçon ! Tu es chiante à toujours faire des conneries.

— OK ! Puisque tu le prends comme ça, demain, je vais t’acheter des couches. Ça réglera le problème, tu pourras même les changer toi-même.

— Ma mère a encore mon vieux sac à langer, je pourrais vous le donner.

— Raven, étouffe-toi dans le coussin et n’en rajoute pas ! la rembarre-t-il avant de pointer un doigt menaçant sur moi. Nell, fais bien attention à toi !

On frappe à la porte, ce qui a le mérite de mettre fin à cette stupide conversation. Je découvre le shérif sur le seuil, renfrogné, contrairement à son adjoint derrière qui affiche un air malicieux. Avant de pouvoir dire un mot, une grosse boule de poils me saute dessus. Ravie, je serre Oups dans mes bras.

— C’est gentil de l’avoir ramené.

— Fallait bien. Il mettait le boxon dans le chenil, il n’a pas l’habitude d’être enfermé. C’est bien le chien de son maître.

Si le shérif est bougon, l’adjoint pourrait monter un club avec Raven. Il a les yeux brillants et rougis, je suis sûre qu’il était mort de rire pendant tout le trajet. Ils entrent pendant que je fais un câlin à la grosse bête si enthousiaste qu’elle va finir par me renverser.

— Oups ! Stop ! intervient l’adjoint en l’attrapant par le collier.

Je le remercie en m’essuyant les mains pleines de bave sur mon jean, puis je caresse la tête de Oups, sagement assis. Je suis lamentable, je n’ai vraiment aucune autorité. À l’inverse du shérif qui se plante devant Ben, sans perdre une minute pour remplir sa mission.

— Ben, désolé, je n’ai pas pu venir seul. Je n’ai plus trente ans et tu pèses un sacré poids.

Sans plus de bavardage, ils le soulèvent et le portent jusqu’à l’étage. Voilà ! Je peux me laisser tomber dans le canapé, la police gère la crise. Quelques minutes plus tard, l’adjoint redescend.

— Nell, on fait comment ? On le laisse dans sa chambre et on revient demain matin pour le descendre ou bien on le fait maintenant ?

Il me prend de court, je n’en ai aucune idée. Jamais je ne me suis sentie aussi inutile et bonne à rien, je suis atterrée. Voyant ma détresse, il avance sur moi et me serre l’épaule.

— Hé, ne t’inquiète pas. Nous allons régler le problème dès demain. On s’occupera de tout, OK ?

— Alors autant le laisser là-haut pour cette nuit. Ce sera plus facile de lui monter un plateau-repas que de le monter, lui.

Il hoche la tête et repart, puis ils nous rejoignent tous les deux un peu plus tard. L’adjoint, toujours amusé par la situation, fait son compte rendu :

— C’est bon, il est dans son lit et prêt pour une nuit complète.

Beaucoup plus sérieux, Burke me tend un bout de papier.

— Appelle-moi sur mon portable quand tu veux me parler. Le standard, c’est uniquement si tu n’arrives pas à me joindre.

— Ça marche. J’ai été un peu prise de court, désolée.

— Nous repasserons demain matin pour nous occuper de Ben. Nous réglerons aussi tous les problèmes de logistique. Allez, on file, passez une bonne nuit.

Il m’enlace, salue Raven d’un signe de tête, puis l’ambiance change subitement lorsqu’ils claquent la porte derrière eux. L’agitation laisse place au vide. Plus un bruit, même Oups est calme. Sagement assis, il m’observe. Je deviens son maître, il attend après moi. Une vague d’anxiété me traverse. C’est un rappel brutal que mon mari, mon frère et Alex sont en cellule, et peut-être pour de longs mois.

Ça recommence alors que nous nous remettions juste de la précédente séparation. Mes pensées s’assombrissent à l’idée de ne plus les avoir auprès de moi. De ne plus vivre notre quotidien joyeux, même si parfois chaotique. Ne plus nous bousculer, nous taquiner, et nous aimer, surtout. Ma subite mélancolie n’échappe pas à Raven qui m’enlace.

— On va y arriver. Nous allons tous affronter cette sale période. Dans dix ans, on en rigolera.

— Pardonne-moi. Je me lamente sur mon sort alors que le tien n’est guère meilleur. Je suis la sœur et l’amie la plus nulle du monde.

Je me sens dépassée. J’ai peur pour notre avenir, mais l’angoisse est surtout liée aux doutes sur mes capacités à tout assumer. La maison, Ben, la défense des garçons, et gagner de l’argent. Moi, la jeune fille pourrie et gâtée depuis toujours par ses deux frères, je viens de plonger dans les eaux sombres et glacées de la réalité. Je dois grandir d’un coup, sans mes appuis de toujours. Autant me jeter dans le vide sans parachute. Le constat est amer.

— Je n’ai pas les reins assez solides. Je vais les décevoir.

— Ne dis pas ça. Tu t’es débrouillée seule en France, non ?

— Tu parles ! Juste pour savoir quoi manger, quand suivre mes cours et comment m’habiller. Le logement, l’inscription, tout a été géré par mes parents.

— C’est leur faute à tous si tu manques d’autonomie, sans cesse à gérer à ta place. Et ce n’est pas mieux avec Wade. C’est tout juste s’il ne respire pas l’air avant toi pour être sûr qu’il est assez pur.

— Je suis autant coupable puisque ça me convenait très bien. Tellement pratique de les laisser me guider et vivre dans l’insouciance, je ronchonne contre moi-même.

— C’est vrai, mais j’aurais fatalement fait pareil. Ça va peut-être se faire dans la douleur, mais tu vas surmonter les problèmes, j’en suis certaine. Surtout que tu n’as pas à les affronter seule, je suis là et Ben également. Et je crois que tu peux compter sur le shérif et son adjoint comme parents de secours, me taquine-t-elle en m’assenant un coup de coude.

— Tu as raison, je ne suis pas seule. Je ne sais pas pourquoi je m’en fais tout un monde.

Tout compte fait, ce n’est pas un saut dans le vide si impressionnant puisque j’ai au moins quatre parachutes. Allez ! Il est temps de montrer ce dont je suis capable.

Chapitre 2

Ce que je vois et ce qui est

Après une nuit difficile au cours de laquelle des visions moroses se succèdent, je perçois le réveil comme une bénédiction. À travers mes paupières lourdes, le visage de Ben apparaît, tout chiffonné. Aucun doute sur le fait que nous avons connu la même tempête interne. Nous nous sourions, un peu tristement, quand une main se pose sur mon dos. Je sursaute, avant de me souvenir que Raven ne voulait pas dormir seule, elle non plus.

Je bâille sans aucune élégance, épuisée comme après une nuit blanche. Pourtant, ma nouvelle vie commence maintenant, je dois préparer le déjeuner et m’occuper de Ben. Ma motivation n’a pas le temps d’atteindre mes membres quand me parvient un bruit de pas dans l’escalier. Lourds et au moins deux paires de gros pieds. Les garçons sont là !

La porte s’ouvre, deux têtes apparaissent, et c’est la déconvenue. Ce ne sont que le shérif et son adjoint, en civil. Après un instant de surprise, Burke semble contrarié.

— C’est quoi le problème avec vos chambres ? Il y en a trois dans cette maison, et sans être une tronche en maths, je sais que ça vous en fait une à chacun. Alors, vous pouvez m’expliquer pourquoi je vous retrouve entassés dans le même lit ?

Ben et Raven rabattent la couette sur leur tête, les pétochards. J’escalade les deux momies et m’assieds au bord du matelas en me frottant les yeux.

— Aucun de nous ne voulait dormir seul après la putain de journée d’hier.

— Surveille ton langage. File te préparer et tu descends pour déjeuner. Raven, même traitement, debout ! Nous, on s’occupe de Ben.

— Je ne suis pas sûr d’en avoir envie, bougonne Ben. Surtout si je me fais éjecter du plumard comme ça tous les matins.

— Arrête de râler et assieds-toi que je t’emmène dans la salle de bains, rétorque Burke en arrachant la couette qu’il jette au bout du lit. Il te faut un autre fauteuil ici, un qui ne servirait qu’en haut pour te déplacer seul sur l’étage. Je vais te trouver ça. Nell, tu veux bien sortir d’ici ?!

Raven s’esquive rapidement sur la pointe des pieds, moi, je la ramène pour l’honneur :

— Ça va, y a pas le feu non plus.

J’obéis quand même, mais apparemment pas assez vite. Deux grosses paluches m’attrapent par les épaules et me poussent dehors, avant de claquer la porte derrière moi. Je rêve ! Il vient faire la loi chez nous ! Vexée, je crie contre le battant :

— Je m’en vais si je veux, d’abord ! Non, mais oh !

— Va t’habiller, la mioche !

Hein ! Mais il est pire que Matt ! Je laisse passer pour cette fois. Je me ferai une piqûre de bravoure un autre jour pour lui rappeler qu’il n’est pas le chef ici.

Je prépare le petit déjeuner avec Raven et ils nous rejoignent alors que nous buvons notre café. J’ai déjà rempli le mug de Ben, mais rien pour Burke et l’adjoint. Ils ont mangé chez eux, non ? Ça ne leur pose aucun problème, ils fouillent dans les placards, trouvent les tasses puis s’installent à table. Café, tartines, il semblerait qu’ils aient encore faim. Nous les regardons faire en silence, décontenancés. Ça ne leur suffit pas de nous traiter comme des enfants de cinq ans, voilà qu’ils investissent notre maison. Et à en croire les aises qu’ils prennent, ils investissent aussi notre vie. Nous voilà bien, c’est carrément une descente de flics.

— On va vous installer des toilettes sèches au rez-de-chaussée.

Ben redresse vivement la tête.

— Où ? Pas dans le salon ou la cuisine comme si c’était la caisse du chat, j’espère ?

— Mais non. Vous avez un garage qui donne sur la cuisine et vous ne mettez jamais de voiture dedans. On va débarrasser un peu et ça ira. Comme ça, tu seras autonome en journée et on passera le matin et le soir pour les transferts à l’étage.

— Vous allez me coucher à vingt heures comme un gosse ? Et si je veux rester tard au salon ? Genre comme un adulte, quoi.

— Alors tu nous préviens et tu dormiras dans le canapé. Ça te va ?

— Ouais, pas le choix.

— Et on peut toujours venir regarder un film avec toi là-haut, je le rassure en pressant ses doigts.

— C’est sympa de nous aider, mais ça va vous faire perdre du temps pour l’enquête, continue Ben.

— Non. Nous en avons été dessaisis, répond Steven, l’adjoint, qui préfère qu’on l’appelle désormais par son prénom.

Troublés par l’annonce, nous protestons avec véhémence. Vite calmés par Burke qui lève les mains.

— Nous ne pouvons pas intervenir dans l’enquête, mais nous la suivons de près.

— Mais pourquoi ?

Il s’empare de son mug et plonge le nez dedans en nous fuyant du regard. Pour qu’il soit mal à l’aise, c’est qu’il nous cache quelque chose, donc nous insistons. Comme nous nous obstinons, sans effet sur Burke rompu aux jérémiades en tout genre, c’est Steven qui se lance dans une explication :

— Parce que Burke est trop proche de vous, ce qui pourrait porter préjudice aux garçons si votre relation est utilisée pour discréditer tout notre travail. Et je vous rappelle que l’enquête sur la mort de Bridget Evert est confiée à la police de Twin Falls.

— En attendant de passer devant le juge, ils ont été transférés à la prison de Boise. Nous avons demandé des autorisations de parloir à vos noms, mais ça prendra quelques jours. Je vais quand même insister pour toi, Nell, afin que tu voies Wade. Puisque tu es sa femme, tu as plus de droits.

Je me décompose. Prison, juge, ça restait abstrait jusque-là, mais l’entendre de leur bouche officialise la catastrophe. En plus, il faudra peut-être plusieurs semaines avant de pouvoir les serrer contre moi. Certes, ce n’est pas merveilleux une visite en prison, mais c’est mieux que rien. C’est une descente aux enfers. Il y a bien un moment où on doit toucher le fond ?!

— Nell ? Hé, calme-toi, je ne les laisse pas tomber. Steven et moi ferons tout ce qui est possible, murmure Burke en me prenant dans ses bras.

Ben et Raven nous observent, perplexes. D’ailleurs, à y penser, je le deviens aussi. Le shérif de Boise qui me fait un câlin alors que mes proches sont en prison, c’est plutôt incongru. Après tout, ce n’est qu’une excentricité de plus dans cette maison, mais cela soulève à nouveau le doute sur ses motivations. Autant en avoir le cœur net.

— Dis, Burke. Tu fais ça pour nos parents ?

Il cille et s’écarte avant de se racler la gorge, embarrassé. Je m’en fiche, j’insiste :

— Burke ? Tu comprends que ça nous tracasse ?

Il marmonne un truc qui ressemble à « foutus gamins » avant de répondre du bout des lèvres :

— Non, rien à voir avec eux. Pour tout vous dire, nous sommes en froid.

Oh ! Nous étions donc loin du compte. Ça demande quelques explications, Ben attaque :

— Mais depuis quand et pourquoi ?

— Euh… Depuis le pétage de plomb de Matt.

Aussi sec, il se lève et amorce une retraite vers le salon. Il pense réellement qu’il va s’en sortir en fuyant lâchement ? Ce culot ! Je le hèle sèchement :

— Burke ! Il faut que l’on t’arrache les informations au pied-de-biche ?!

— Ce n’est pas le moment pour ça, OK ?!

— Bien sûr que si !

— On doit savoir !

Le ton monte, alors Steven qui restait en retrait se dresse entre nous.

— Hé, hé, hé ! Tout le monde se calme. C’est normal qu’ils veuillent savoir.

Burke souffle puis se passe les mains sur le visage.

— Nous nous sommes fâchés, voilà.

— Mais encore ?

— Je n’étais pas d’accord avec eux sur plein de choses, et ce n’est rien de le dire. T’envoyer à l’étranger dans le dos des garçons, c’était… complètement con et inutile ! C’est bon, ça vous va ? Vous me lâchez maintenant ?

— Pas tout de suite, rétorque Ben, suspicieux. Vous étiez amis depuis le lycée, alors je trouve étonnant qu’ils te fassent la gueule juste parce que tu n’étais pas d’accord.

— C’est moi qui leur en veux et… disons que j’ai été un peu virulent en leur faisant part de mon point de vue, bougonne-t-il.

Sur ce, il sort de la cuisine en nous laissant cois. J’interroge Ben du regard, mais il est aussi perdu que moi. Dans un même mouvement, nous nous tournons vers Steven, car nous le soupçonnons d’en savoir beaucoup plus qu’il n’y paraît.

— Oh non, non, non ! s’exclame-t-il en se levant vivement.

Puis il quitte la pièce avec le feu aux fesses en agitant les mains devant lui. Voilà qui est encore plus troublant.

— Ils nous cachent quelque chose.

— C’est évident et nous arriverons à le leur faire cracher, de gré ou de force.

— Il y a quelque chose de pourri dans le royaume des Barett, ironise Raven.

— Tu as raison, ça sent l’intrigue à la Shakespeare.

Ils se marrent alors que ça m’agace.

— Que nous cache-t-il ? Ça me titille et je ne vais pas pouvoir lâcher l’affaire. C’est comme un bouton de moustique, ça te démange sans cesse.

— Voyons voir… Il couchait avec votre mère ? déclare Raven en ricanant.

— Arrête tes conneries, réfute Ben. Et puis, quitte à coucher avec l’un des deux, ça aurait été avec notre père. Il est gay.

— Votre père est gay ?! s’exclame Raven en s’étouffant.

— Mais non ! Je parle de Burke.

Silence. Paupières en mode stroboscope. Ai-je bien entendu ? Finalement, je conteste en secouant la tête :

— Non mais tu racontes n’importe quoi !

— Fais confiance à mon gaydar, il aurait choisi notre père, pas notre mère, confirme-t-il avec un sourire malicieux.

Raven et moi sommes sidérées. Nous ne l’avions pas vue venir celle-là !

— Alors avec l’adjoint… tu penses qu’ils se jointent ensemble ?

— Il y a des chances, oui.

— Peut-être, mais ce n’est pas ce qu’il cherche à cacher.

— Exact, pas dans le cas présent.

— Moi je sais ! s’exclame Raven en levant les bras.

Intrigués, nous la regardons nous pointer lentement du doigt avec un air grave.

— Votre père, il est ! clame-t-elle en prenant une voix d’outre-tombe.

Elle éclate de rire, nous nous décomposons. Sa petite blagounette n’est ni drôle ni anodine, elle nous interpelle. Pendant qu’elle se bidonne, nos fronts se barrent d’une ride, celle de la réflexion. Et chez nous, elle est profonde, la ride. Par manque d’habitude, sûrement. Je me remémore certains détails de notre passé, et plus je les compile, moins je trouve son hypothèse délirante. J’échange un regard avec Ben, c’est le gros malaise de son côté aussi. Notre mutisme alerte Raven qui ravale son rire.

— Hé ! Je déconnais ! Bon, c’est sûr que vous lui ressemblez pas mal, contrairement à votre père, mais de là à croire que… Oh merde ! Vous pensez que ça serait possible ?

Comment répondre alors que ma tête vient d’être percutée par deux cymbales ? Je suis sous le choc ! Ben, pareil, il gobe de l’air.

On reprend tout depuis le début ! Notre père ne s’occupait pas de nous, voire était carrément désintéressé. Passé nos dix ans, les relations entre lui et Matt sont devenues conflictuelles, jusqu’à finir par exploser. Tout l’inverse avec Burke, notre tonton de cœur, qui passait le plus de temps possible avec nous, nous emmenait souvent en sortie et nous gâtait. Un tel écart de comportement entre les deux me saute aux yeux aujourd’hui. Le même film défile dans la tête de Ben qui, sidéré, m’interroge :

— Qu’en penses-tu ?

— Il nous a toujours aimés, c’est un fait.

— C’est si évident maintenant. Pas juste l’ami de nos parents qui leur rendait service en nous gardant.

— Il est proche d’eux depuis le lycée, donc c’est techniquement possible qu’il soit notre père.

C’est un tsunami qui déferle dans mon crâne ! Chez Ben, c’est un ouragan, il se liquéfie. Même Raven, qui regrette déjà d’avoir lancé ça en rigolant, reste bouche bée, mais pas longtemps.

— Houlà ! Nous allons passer de Hamlet à Macbeth.

Elle tente à nouveau l’humour pour dédramatiser, mais ça ne va pas suffire cette fois. Il faut dire que, excusez du peu, mais nous venons de déduire dans le coin d’une cuisine que notre père, l’homme que Matt déteste depuis des années et que Ben et moi connaissons finalement à peine tant il nous a ignorés, pourrait ne pas être notre père. On se retrouve un peu anesthésiés du cerveau et peu enclins à la rigolade, alors je pense que Raven nous pardonnera de plomber l’ambiance ce coup-ci.

Son flop étant acté, elle retrouve son sérieux dans l’intention de nous faire réagir :

— OK, ça serait un sacré truc à avaler, mais entre nous, ce serait si grave qu’il soit votre père ?

C’est une bonne question. J’observe Ben, il répond par une moue, éprouvant la même difficulté que moi à poser des mots sur cette hypothèse. Certes, nos relations avec le paternel officiel sont mauvaises ou inexistantes, mais le jeter à la poubelle comme ça demande un minimum de préparation mentale. Ce n’est pas comme si nous arrachions un sparadrap, c’est tout de même l’homme que nous avons toujours appelé « papa ». Quand il était là.

— Grave, ce n’est pas le bon terme, déclare finalement Ben. Choquant serait plus approprié pour l’instant, étant donné tout ce que ça remettrait en question.

— Je m’en doute, mais sincèrement, Burke est vachement mieux. Votre père, c’était quand même un… un peu…

— Un vrai con, tu peux le dire, on ne t’en voudra pas. Même tes parents ne l’aimaient pas, grommelle Ben.

— De toute façon, on n’en sait rien, alors autant ne pas se monter le bourrichon.

Pourtant, l’idée fait son chemin, s’insinue malgré moi dans ma tête. Burke, notre père… Pour être tout à fait sincère, j’en serais terriblement fière. C’est un homme bon, honnête et fiable. Il ferait un père parfait et j’en suis à regretter qu’il ne nous ait pas élevés lui-même. Ce qui est certain, c’est que notre maison aurait connu plus de rires. C’est trop tard, l’idée me ronge. Je veux savoir !

— Désolée, mais on doit en avoir le cœur net. Je ne peux pas faire comme si de rien n’était. Maintenant que le doute plane, je vais obligatoirement loucher sur Burke dès qu’il sera face à moi.

— Pareil, ça va me gratter sans fin cette histoire, approuve Ben.

— Alors il faut qu’on le chope pour vérifier.

— Le choper ? Tu peux préciser ?

— Eh bien… On l’attache et on l’interroge ?

Incrédules, ils m’observent comme si je venais d’annoncer qu’on allait découper Burke en tranches.

— Mais non, je plaisantais, enfin ! On se débrouille juste pour apercevoir le haut de son cul, ce sera déjà bien.

Raven bondit de sa chaise.

— Tu es complètement cinglée ! Voir le cul du shérif ! C’est comme ça qu’ils font les tests ADN en France ? En se matant le cul ? Ils se le reniflent, aussi ? Je te préviens, je ne te suis pas sur ce coup-là.

Elle semble terrifiée, alors que Ben applaudit.

— Si, Raven, Nell a raison. Petite sœur, tu es géniale quand tu veux.

— Vous êtes malades ! Vous vous entendez ?

— Mais non. S’il a une tache, on a la réponse.

— Tu m’as dit que ce n’était pas héréditaire. Faut savoir, hein !

— Ça ne l’est pas toujours, mais ça arrive quand même. On a une chance sur deux d’avoir une confirmation.

Elle secoue la tête avec un air affligé.

— Déculotter le shérif… J’aurai tout fait avec vous, mais j’en suis !

Nous affichons un sourire de conspirateurs, fiers de notre plan infaillible. Ou presque. Il ne faudrait pas oublier que la proie peut être féroce. Surtout qu’on s’emballe, toujours prompts à faire n’importe quoi, d’autant plus si c’est drôle, mais si nous avions tort ? Comment justifier notre attaque ensuite sans sombrer dans le ridicule ?

Tant pis. Trop de détails qui nous obligent à vérifier, surtout que Raven a raison en avançant que son physique se rapproche beaucoup du nôtre. Châtain, avec les tempes qui commencent à grisonner. Les yeux noisette et le même air revêche que Matt qui dissimule un nounours dans ce grand et large corps. C’est stupéfiant que nous n’ayons eu aucun soupçon jusqu’ici ! Cela étant dit, on ne se pose pas de question lorsqu’on a déjà des parents.

— Nell ? intervient Ben. Nous sommes peut-être à côté de la plaque, alors du calme.

— Tu as raison, dis-je avec une moue de déception. Mais… j’aimerais tellement, en fait. Tirer un trait sur le mauvais pour recommencer avec lui.

— J’avoue que je ne serais pas contre non plus, vu mon manque d’attachement à mon père officiel, raille-t-il.

— Vous êtes de doux dingues. On m’annonce que le mien n’est pas mon père, je le prendrais nettement moins bien que vous, souffle Raven, effarée.

— Parce que tu l’aimes, toi.

— C’est vrai. Mais on se fait tellement chier dans ma famille, alors que dans la vôtre, c’est le cirque Pinder sous amphet à toute heure du jour et de la nuit. Bon, comment fait-on pour authentifier son cul ? s’enthousiasme-t-elle en tapant dans ses mains.

Pendant plusieurs minutes, en stratèges aiguisés, que nous ne sommes pas, nous mettons au point un scénario dans lequel le postérieur de Burke doit nous apparaître, mais rien à voir avec la Vierge. Ce sera plus rapide qu’une analyse ADN s’il porte également une marque. Confiants, nous rejoignons Burke et Steven qui montent les toilettes sèches dans le garage.

Je m’infiltre en douceur avec Raven, affichant un air faussement fasciné par le futur trône du roi Ben Premier. La petitesse du lieu oblige Steven à sortir, Ben bloque ensuite l’accès avec son fauteuil. La nasse se referme sur notre proie, qui, pensant que nous nous intéressons à sa nouvelle installation, nous explique le fonctionnement et la maintenance.

— Vous avez compris ?

Là, il me vexe.

— Tu es sérieux ? C’est juste un seau amélioré avec de la sciure au fond.

— Mais il faut l’entretenir correctement et je compte sur vous. Regardez.

Un sourire en coin, nous admirons le merveilleux objet qui sent bon la forêt de pins, pour l’instant. J’échange un coup d’œil avec Raven, elle est prête. Première étape : qu’il se mette à genoux, que sa chemise remonte et nous dévoile le bas de son dos. C’est le moment parfait. Soucieuse, je lui fais remarquer un truc bizarre dans le fond, juste ce qu’il faut pour l’intriguer. Je le promène jusqu’à ce qu’il soit à quatre pattes derrière les toilettes.

— Non, plus loin. Oui, là-bas.

Dépitées, nous fixons sa chemise qui reste bien sagement coincée sous la ceinture. Pas le choix, aux grands maux les grands remèdes ! Nous lui sautons dessus et l’aplatissons au sol. Il lâche un cri de surprise puis un « outch ! »

— Mais vous êtes malades !

Alors que nous sommes étalées sur lui pour le maintenir, je tire par coups secs sur le tissu. Mais va-t-elle sortir, nom d’un chien ?! Il arrive à respirer en serrant autant sa ceinture ? Ce qui est sûr, c’est que ça ne l’empêche pas de beugler.

— Oh, mais ça ne va pas ? Vous faites quoi, là ?! Steven !

— Je crois qu’elles cherchent à te déshabiller, hasarde-t-il en se bidonnant.

— Vous êtes folles ou quoi ?! Lâchez-moi tout de suite !

— Nan ! On veut voir ton cul !

Ma réponse fait hurler de rire Steven.

— Les filles, dégagez de mon dos ! Maintenant !

Il agite les mains derrière lui pour nous pousser. Si Matt était à notre place, il aurait déjà pris une torgnole, mais par chance, il n’ose pas avec nous. Sa chemise enfin sortie, je tire un peu la ceinture vers le bas en retenant mon souffle. Bingo. Elle est là ! Elle nous fait de l’œil, la petite tache sombre.

— C’est notre père ! s’exclame Ben en la pointant du doigt.

L’effet est immédiat, nous passons du chahut au silence pesant. Tout le monde est calmé et encaisse. Burke est mon père. Notre père. Je suis assise sur mon père ! Je me laisse tomber sur le sol. Lui, sans un mot, se redresse et réajuste sa chemise. Nous l’observons, attendant patiemment qu’il s’explique. Il amorce une fuite, mais bloqué par Ben, il souffle fort avant de bougonner :

— Vous êtes vraiment chiants.

— On tient ça de notre père.

Steven s’esclaffe et le paye cash.

— Tu aurais pu m’aider, toi, au lieu de te marrer !

— Et comment aurais-je pu savoir ce qu’ils tramaient ? Et si j’avais viré Nell de ton dos brutalement, tu m’aurais engueulé.

— Bon, on t’écoute, s’impatiente Ben.

— Je n’ai pas l’intention de vous raconter quoi que ce soit. Ça suffit comme ça.

— Quoi ?! Qu’espères-tu ? Que l’on fasse comme si personne n’avait rien vu ?!

— Oui, parce que ce n’est pas si simple.

Il devrait pourtant se douter qu’on attend une explication, alors j’insiste :

— Si, c’est simple, tu es notre père ou tu ne l’es pas. Alors ?

— Tu ne sortiras pas d’ici sans avoir parlé, grince Ben.

Il se renfrogne et marmonne en nous lançant un regard noir, puis cède du bout des lèvres :

— Oui, je le suis bien, mais c’est compliqué et absolument pas officiel, ni officieux.

— Ça, nous sommes bien placés pour le savoir, je raille.

C’est dit. C’est donc vrai, pas juste dans notre imagination. Je suis comme assommée par la nouvelle dont je mesure l’ampleur. En dehors de l’effet coup de pelle sur la tête, mes sentiments se confondent. La fierté d’abord, car j’ai beaucoup de respect pour lui. Ensuite, de la gêne, et il y a de quoi. Je suis tout de même face à un nouveau père, le vrai, tout neuf, et même si je connais Burke, en changer en l’espace de quelques minutes est assez déstabilisant.

Puis un horrible doute me traverse l’esprit. Celui auquel j’aurais dû penser avant de me lancer bille en tête. Il a peut-être tu sa paternité parce qu’il ne voulait pas entendre parler de nous. Qu’il ne veut pas de nous. Oui, il n’a peut-être pas l’intention de modifier quoi que ce soit dans nos relations, rester un adulte qui nous a vus grandir, rien de plus. L’idée m’attriste terriblement alors que je me faisais déjà des films ! Je n’ose même plus le regarder, je fixe le bout de mes pieds.

Ce moment empli d’une gêne soudaine est heureusement rompu par Burke qui pose la main sur mon épaule.

— Nell ? Mon silence n’a jamais rien eu à voir avec un rejet. On ne m’a pas laissé le choix.

Un sentiment de libération s’empare de moi. Au point que je me jette dans ses bras, les yeux humides. Ses barrières cèdent aussi, il me serre fort contre lui. Il pose une main sur ma tête et sa voix se brise d’émotion :

— Je t’ai toujours aimée, Nell. Je vous aime tous les trois.

Une bulle de bonheur éclate au-dessus de nous et ça fait un bien fou après tous les mauvais évènements. Il nous aime, il l’a dit. Je lâche les vannes contre son torse. Au son des reniflements autour, je ne suis pas la seule.

Après un instant assez bouleversant, Raven décide d’ajouter sa touche à l’ambiance.

— Vous pourriez peut-être aller fêter ça ailleurs plutôt qu’assis par terre autour des chiottes ?

— C’est vrai qu’on peut dire adieu au souvenir émouvant du premier câlin paternel. On verra toujours le pot de sciure en y repensant, se bidonne Steven.

Je ricane à mon tour :

— C’est tout simplement dans la continuité de cette famille de dingues. On ne va pas y passer la nuit non plus, alors filons au salon.

En plus, je suis pressée d’écouter Burke parce que mon cerveau fourmille de questions. Une fois que nous sommes installés, Ben et moi le fixons, prêts à entendre les révélations fracassantes. Je retiens même ma respiration lorsqu’il se lance.

— Donc, comme il n’y a qu’un sac de sciure pour l’instant, le mieux serait que Ben soit le seul à utiliser les toilettes sèches.

Nous restons interdits quelques secondes, puis Ben reprend vie en tempêtant :

— Mais on s’en tape de la sciure ! J’irai abattre un arbre dans le jardin s’il le faut. C’est tout le reste qu’on veut savoir. Raconte-nous !

— Ça ne sert à rien de ressasser le passé. Vous n’aimerez pas, alors on laisse tomber. Et elle doit être sèche pour bien absorber, la sciure.

— Ah non !

— Tu crois vraiment qu’on va en rester là ? Désolée, mais si, on va ressasser ! je m’agace.

Il pensait vraiment se défiler, stupéfiant ! Mais face aux deux énervés, il grogne, marmonne, puis cède.

— Bon, pour la première, on va faire bref. Je connais vos parents depuis le collège, mais je suis un ami de votre mère à la base. Juste un ami, précise-t-il en levant un doigt pour contrer nos sourires moqueurs.

— Et ?

— Vos parents se sont mis ensemble et n’arrivaient pas à avoir d’enfants.

Ben grimace.

— Je sens venir l’histoire glauque du copain qui saute la femme de l’autre pour rendre service.

— Mais non, pas du tout. Déjà, je ne savais pas encore que…

— Que tu étais gay et que tu t’adjoins les services de ton adjoint aussi dans le privé, je termine à sa place.

— Hé ! Ne me mêlez pas à cette histoire, s’offusque Steven.

Burke gémit en baissant la tête.

— Même ça, vous l’avez compris ?

— Oui, ça ne pouvait pas m’échapper, plastronne Ben.

— Évidemment… Bref, une nuit, votre père est en déplacement professionnel, grosse bringue chez eux. Trop bu, votre mère et moi… paf ! Voilà, débite-t-il sans reprendre son souffle.

Que… Je reste ahurie. J’ai loupé un truc, pas possible autrement, alors je me repasse sa phrase. Non, j’ai bien entendu. Mais enfin !

— Paf ? Sérieusement ? C’est comme ça que tu nous résumes ? Par un « paf » ?!

— Pour cette soirée-là, oui, ce n’était pas plus que ça. C’est après, quand votre mère s’est rendu compte qu’elle était enceinte, que les choses ont changé. C’est tout ce qu’il y a à savoir.

Pardon ? Il n’est pas possible, quelle tête de pioche ! On dirait Matt. Exaspérée, je m’emporte :

— Mais zut à la fin ! Tu vas parler, oui ?!

Il me lance un regard noir sous lequel je me ratatine.

— Pour commencer, tu baisses d’un ton avec moi, jeune fille. Ensuite, je ne suis pas certain que vous vouliez vraiment savoir. C’est pourri comme histoire, non ?

— M’en fiche, c’est la mienne.

— Pareil ! assène Ben.

Burke se tourne vers Steven pour l’interroger du regard.

— Au point où on en est, déclare Steven avec flegme.

Après ça, qu’ils osent nier qu’ils fricotent ces deux-là et ils me verront mourir de rire à leurs pieds. En tout cas, je l’aime bien ce Steven, encore plus depuis qu’il se range de notre côté.

Se sentant acculé, Burke s’enfonce dans le canapé en fermant les yeux, puis il se redresse, fixant avec un air grave sa progéniture qui trépigne. Il se lance à contrecœur :

— En clair, oui, vous êtes mes enfants. Non, ce n’était pas voulu. Désolé de vous le dire comme ça, mais c’était juste un accident. Il n’y a jamais eu plus que de l’amitié entre votre mère et moi. Quant à votre père, c’était un ami par obligation, nous n’avons jamais été de véritables potes. Il est con, mais pas débile, alors quand il a appris la grossesse et comme il avait déjà des doutes sur la fameuse soirée où…

— Paf ! finit Ben.

— C’est ça. Il a compris que c’était moi le coupable. Autant vous dire que l’ambiance s’est tendue. Il a réclamé un peu de temps pour réfléchir. Votre mère l’aimait plus que vous, enfin plus que ses potentiels futurs enfants, et comme elle avait peur de le perdre, elle a proposé de se faire avorter.

Il fait cet aveu d’une voix douce pour en atténuer la brutalité. Certes, il nous avait prévenus que nous n’aimerions pas et je le confirme : ça pique. Je frémis, Raven pose la main sur mon genou qu’elle presse.

— Vous êtes sûrs que vous voulez continuer ?

Oh ben, après avoir appris qu’on est le fruit d’une soirée alcoolisée, que « paf », et qu’on a envisagé de nous faire disparaître avant notre naissance, je ne pense pas que le reste puisse nous choquer plus, alors soyons fous !

— Oui, marre des non-dits, grommelons-nous, Ben et moi.

— Tu as raison, mettons tout à plat. Finalement, comme ils n’arrivaient pas avoir d’enfant, votre père a décidé de garder le bébé et de le reconnaître. Moi, je ne voulais pas d’enfant, encore moins de votre mère, donc je me suis rangé à leur choix qui m’arrangeait bien, autant être honnête. Un peu plus tard, ils ont appris que vous étiez trois.

— Tu aurais pu partir, mais tu es resté leur ami, et donc, de fait, aussi dans notre vie, commente Ben.

— Oui, j’étais jeune et j’aimais ma liberté, mais vous étiez quand même là et je n’arrivais pas à tirer un trait définitif sur vous. Je peux vous assurer que depuis j’ai rêvé un nombre incalculable de fois de revenir en arrière pour changer les choses. Nous avons continué à faire comme avant, bien que les relations avec votre père se soient nettement rafraîchies. C’est à votre naissance que mon instinct a repris le dessus et ça a été le début des problèmes. Même si je n’avais aucun droit sur vous, j’ai tenu à être présent dans votre vie, ça, vous le savez puisque vous y étiez. Ce que vous ne savez pas, c’est que nous nous engueulions sans cesse parce que je n’approuvais pas leur façon de vous élever. J’ai explosé le jour où ils vous ont séparés. Il était temps de mettre fin à cette mascarade, alors je leur ai demandé de dégager de votre vie parce qu’ils ne vous amenaient rien de bon, en les menaçant d’un tas de conneries s’ils tentaient de vous récupérer. Trop contents de se débarrasser de vous, ils ont mis les voiles. Et voilà.

Décontenancée, je rebondis :

— Comment ça « trop contents » ? Je n’ai pas le souvenir d’avoir été mal aimée. C’était tendu avec notre père et il ne s’occupait pas de nous, mais ils nous aimaient quand même, non ?

Ben secoue la tête avec un air désolé.

— Non, Nell. Nous t’avons toujours protégée de ça, Matt y tenait. Mais non, notre père ne nous aimait pas. Maman, oui, sûrement, mais pas assez pour nous faire passer avant lui ou se mettre en travers en prenant notre défense.

Je suis sidérée. Et horrifiée, comme s’il venait d’écrouler un mur devant moi.

— Vous m’avez caché un truc pareil ?! Vous vous rendez compte de la portée de ce mensonge sur ma vie ?! J’ai l’impression d’être une totale abrutie.

— Tu ne dois pas en vouloir à tes frères. Ils avaient besoin que tu sois heureuse. Tu as toujours été leur bol d’air, ton insouciance et ta gaieté leur apportaient la sérénité. Si toi tu n’allais plus, c’était évident pour tout le monde que tout volait en éclats.

— Tu parles ! C’est arrivé quand même. En résumé, je suis la naïve aveugle ! Je mène une vie que je m’invente. Une dinde ! Je découvre que je suis une grosse dinde stupide ! Merci de m’offrir ce merveilleux cadeau qui va beaucoup m’aider à affronter l’avenir !

Ben attrape ma main et la serre sur ses genoux.

— Mais non. Nous vivions dans une atmosphère étouffante, malsaine. Les seuls moments paisibles étaient ceux que nous passions entre nous. C’était un bonheur pour nous de te voir rire, toujours gaie. Nous avons tout fait pour te préserver de cette ambiance qui ne faisait qu’empirer. Dès nos treize ans, ça pouvait exploser n’importe quand entre Matt et les parents.

Je suis une grosse dinde quand même, ce n’est pas possible d’avoir autant de crotte dans les yeux !

— Comment ai-je pu me tromper à ce point sur mon enfance ? Toujours est-il que ça explique pas mal de choses sur leur comportement.

Abattue, je pose la tête sur l’épaule de Ben en soupirant. Les traits de Burke se crispent.

— Si je peux comprendre votre père, un peu, pour votre mère… je préfère ne pas dire ce que j’en pense. Matt a mauvais caractère, mais il est très sensible et a le nez fin. Souviens-toi que, petit, il se mettait sans cesse entre vous et les parents. Il les maintenait de plus en plus à distance au fil des années. Si tu n’as pas eu l’impression de ne pas être aimée, Nell, c’est parce que tes frères te donnaient à eux seuls tout l’amour dont tu avais besoin. Constamment à vous rassembler pour vous rassurer. Vous m’avez souvent fait penser à une petite meute de chiots.

Hum. Comment le contredire alors que je suis justement blottie contre Ben ? Certes, nous avons toujours agi ainsi.

— C’est mal ?

— Je ne serais pas aussi affirmatif. Ce n’est pas la normalité, c’est certain, mais on retrouve les fratries fortes et soudées dans les familles dont les parents ne sont pas à la hauteur. En revanche, vous êtes désormais adultes, alors il est temps d’alléger vos relations.

J’interroge Ben du regard car je doute de tout, ce soir. Ou bien je garde mes réflexes. Mes frères ont toujours été le centre de mon monde, leur approbation et leur encouragement mon moteur. Avec leur amour, bien sûr. Ben penche la tête en me souriant.

— Il a raison et avoue que nous y sommes presque.

— Bien sûr qu’il a raison, mais j’en connais un qui va être grognon. Matt a œuvré pendant des années pour éloigner son père et voilà qu’il y en a un autre qui lui tombe dessus.

— Nettement plus costaud et avec plus de caractère, confirme Ben en s’esclaffant. Je vois se profiler de belles scènes rigolotes à la maison.

— Et moi, je n’ai pas fini de me marrer, approuve Raven.

Burke écarquille les yeux en expirant tout l’air de ses poumons :

— Et moi donc.

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