La Subaru dérape en s’arrêtant sur le parking du commissariat de police du comté de Basalm. Le tapis de neige fraîche qui recouvre l’asphalte rend les rues glissantes.
Le ventre noué, je comprends que ma mère vient de me tendre un piège.
– Je croyais qu’on allait faire les magasins, maman ?
Depuis que nous avons quitté la maison, elle est restée silencieuse. J’ai pensé que c’était parce qu’elle était énervée. Disons qu’elle est souvent en colère contre moi ces jours-ci.
– Tu pensais sérieusement que j’allais faire comme si de rien n’était et qu’on irait juste faire du shopping ? Il fallait bien que je te fasse monter dans la voiture, dit-elle en regardant fixement devant elle.
Je l’ai déjà vue se servir de ce stratagème avec Bingo, notre labrador. Pensant qu’il part se promener au parc, il saute joyeusement sur la banquette arrière, la queue qui frétille et la langue qui pend, avant de finir chez le vétérinaire. Chaque année, il tombe dans le panneau.
Sauf que là, c’est bien pire que d’aller chez le vétérinaire.
Elle éteint le moteur et défait sa ceinture.
– Bon, tu sais pourquoi on est là ?
Comme je ne défais pas ma ceinture, elle se penche et presse sur le bouton à ma place. L’expression de son visage est glaciale.
– Hier, j’ai dénoncé Monsieur Philips à la police. Il leur faut une déclaration de ta part, voilà pourquoi nous allons entrer au commissariat et que tu vas tout leur dire. Maintenant !
– Mais… je tente, avec une boule dans le ventre et une sensation de chaleur qui grimpe le long de ma nuque, tu avais promis que tu ne le ferais pas !
– Je n’ai jamais rien promis, Catherine.
Ce n’est pas possible… Il faut que je prévienne Scott avant qu’elle ne me force à y aller.
Comme si elle lisait dans mes pensées, elle m’arrache le téléphone des mains.
– C’est le mien ! Rends-le-moi !
Je me précipite pour le récupérer, mais elle le garde et repousse ma main d’une claque.
– La police en a besoin comme preuve.
– C’est une atteinte à ma vie privée.
Je m’efforce de garder mon calme sans pour autant me laisser faire. À l’intérieur, je bous. Parce que ce téléphone contient effectivement des preuves que j’aurais dû effacer. Que Scott m’a demandé de supprimer, chose que j’avais promis de faire. Sauf que je n’ai pas tout fait disparaître. En tout cas, pas le message où il me dit que je suis belle. J’adore le relire, allongée sur mon lit.
– Ça suffit, maintenant. Maman, je t’en supplie… Et si on allait juste voir le principal ? Laisse-le virer Scott si c’est ce qu’il veut. D’accord ?
Elle fait une moue terrible.
– Son père est le principal du lycée, son oncle est le chef de la police et sa mère n’est autre qu’une fille de Balsam ! Tu crois qu’ils vont vouloir que l’affaire sorte ? Ils se contenteront de cacher la poussière sous le tapis.
C’est exactement ce que Scott et moi espérions quand, deux jours plus tôt, ma mère a entendu que je descendais l’escalier à pas feutrés et qu’elle m’a suivie, sans faire un bruit, vêtue seulement de sa chemise de nuit et de son peignoir jusqu’au coin de la rue où Scott attendait dans sa voiture.
Je ne sais pas ce qui l’a rendue le plus furieuse : le fait de m’avoir surprise en train de faire le mur pour aller retrouver mon prof d’anglais ou le fait que je tente de me justifier en prétextant « qu’il m’aide à la rédaction d’un devoir pendant les vacances », dans la rue, à une heure du matin…
– Et puis, de toute façon, c’est trop tard. La police a ouvert une enquête, ajoute-t-elle avant de reprendre calmement son souffle. Je n’ai pas le choix, Cathy. C’est ce que tout bon parent se doit de faire après avoir découvert qu’un homme de trente ans se sert de leur fille adolescente.
Je me retiens de lever les yeux au ciel, ça ne ferait que l’exaspérer un peu plus.
– Il ne s’est rien passé ! Je te rappelle que la majorité sexuelle est fixée à seize ans. Arrête de le faire passer pour un vieux pervers.
Scott est drôle et beau. Il a l’air d’avoir une vingtaine d’années, porte des jeans troués et des Vans, se déplace à moto et écoute The Hives et Kings of Leon. Je ne suis pas la seule du lycée à craquer pour lui. Je me suis éprise de lui dès le premier jour où je suis entrée dans sa classe.
– C’est ton prof ! Et pour qui tu me prends ? Je sais exactement ce qui s’est passé, alors arrête de me mentir, dit-elle en pressant la poignée de la portière.
Je sais très bien qu’avec elle il ne sert à rien de tout nier.
– Mais maman… dis-je en la prenant par le bras.
Ses muscles se contractent sous ma main. Je m’efforce de retenir le tremblement de mes lèvres.
– Maman, je t’en prie. Je l’aime. Et il m’aime.
C’est ce qu’il m’a dit. Par de doux murmures, entre quelques baisers volés après la sortie de l’école ou pendant qu’il m’aide à préparer mon dossier pour l’université. Haut et fort entre nos râles emmêlés les deux soirs où j’ai réussi à faire le mur et à le rejoindre à vélo.
Une faible étincelle de pitié illumine brièvement son regard avant qu’il ne redevienne sévère.
– Tu n’as que dix-sept ans, Cath. Ce n’est qu’une passade. Ça ne durera pas. Ce n’est pas la réalité.
– Non, entre nous c’est différent.
– Tout ce qu’il t’a dit, tout ce qu’il t’a promis, ce ne sont que des mensonges. Tu es une jolie fille, il est prêt à dire tout ce que tu veux entendre pour te mettre dans son lit.
– Tu te trompes.
– Même si je me trompe, ça ne changera rien. Tu ne peux pas être avec lui, Catherine !
– Tu es… impossible ! je m’exclame en frappant le tableau de bord ; des larmes de frustration me brûlent les joues. Elle n’écoute pas, elle se fiche de savoir comment je me sens. Elle se fiche de comprendre qu’il me rend vraiment heureuse.
Elle ne quitte plus le pare-brise des yeux. Une fine couche de neige le recouvre, le court trajet n’ayant pas suffi à réchauffer la voiture.
– Un jour tu comprendras que j’ai raison. En attendant, il faut que tu arrêtes d’être aussi égoïste.
Égoïste !
– Nous n’avons fait de mal à personne !
– Ah bon ? Tu as pensé aux conséquences pour notre famille ? Nous vivons tous ici ! Ton frère et ta sœur iront un jour dans le même lycée. Les rumeurs, les ragots, les… (elle s’interrompt pour pousser un soupir), je suis sûre que les gens sont déjà en train de remettre en doute nos compétences en tant que parents. On sera au cœur de toutes les conversations, de Belmont à Sterling, après tout ça.
– Oui ! Parce que tu nous as dénoncés !
Pour quelqu’un de si préoccupé du qu’en-dira-t-on, je trouve étonnant qu’elle ne choisisse pas plutôt de se taire, comme Scott et moi.
– Bon sang, Catherine ! Si tu veux vraiment qu’on te traite comme une adulte, commence par le mériter en te comportant comme une adulte. Assume la responsabilité de tes actes.
– D’accord ! Je mets fin à notre histoire !
Même si je hurle ces mots, ce n’est qu’une promesse en l’air. Je ne veux pas mettre fin à mon histoire avec Scott.
– C’est fini, ça c’est sûr. Et le jour où tu seras mère, dans longtemps j’espère, tu comprendras pourquoi je fais ça.
Le jour où tu seras mère… Une de ses répliques préférées, avec « parce que c’est comme ça et pas autrement ». N’a-t-elle jamais eu dix-sept ans et été amoureuse ?
– Tu ne peux pas faire ça. Tu vas détruire sa vie. Et s’il finissait en prison ?
– Il y sera à sa place puisqu’il s’en prend à ses élèves.
– Il ne s’en prend à personne.
– Je t’en prie. Aujourd’hui, c’est toi. Demain, ce sera une autre innocente de quinze ans.
À un détail près : je ne suis pas si innocente que ça.
– Ça ne s’est produit qu’une seule fois, dis-je après avoir poussé un soupir.
Elle secoue la tête avec colère.
– Ça dure depuis que tu t’es séparée de ce garçon ?
Je détourne le regard.
– Pourquoi tu n’es pas restée avec lui ?
Quoi ?
– Mais tu détestais Ethan !
Ma mère n’a jamais été aussi heureuse que le jour où je lui ai annoncé avoir largué ce fumeur coiffé d’une crête que je fréquentais depuis trois mois, ma plus longue relation avant Scott. Ce jour-là, elle ne m’a même pas demandé pourquoi je le quittais ou si j’allais bien. Elle s’en fichait.
– Eh bien, là je serais prête à l’accueillir à bras ouverts, grommelle-t-elle.
– Ce n’est pas Ethan que je veux.
Je n’ai pas pensé une seconde à lui depuis que j’ai mis fin à notre histoire. Avec du recul, je ne comprends pas ce que je lui trouvais. Il n’a que des mauvaises notes. Dans dix ans, il sera sans doute caissier chez Weiss et continuera à jouer à des jeux vidéo.
Je ne veux pas de lui ni d’aucun autre petit copain. Ce ne sont que des garçons.
Scott est un homme, lui. Avec lui, je me sens intelligente, belle et talentueuse. Il me traite comme son égale, nous discutons de tout, d’art, de musique, de lieux où il souhaiterait m’emmener dans le monde. Il me fait réfléchir à mon avenir.
À notre avenir.
– Nous allons nous installer à Philadelphie après l’obtention de mon diplôme l’année prochaine. Scott trouvera un poste d’enseignant, et moi j’irai à la fac d’arts plastiques. Il m’aide à monter mon dossier. Maman, si tu voyais ça… Il déchire !
Voici l’angle idéal par lequel aborder le sujet : l’université. Elle ne fait qu’en parler à la maison.
Cath, quelles universités as-tu choisies ?
Cath, les bonnes universités refuseront de te prendre avec des notes pareilles.
Cath, tu ne peux pas réussir dans la vie sans aller à l’université.
Elle pousse un soupir et baisse la tête.
– Je te l’ai déjà dit. On s’aime, dis-je en retenant mon souffle.
Peut-être que tout n’est que stratégie d’intimidation. Peut-être qu’elle va simplement soupirer une fois de plus et me dire de rattacher ma ceinture et de…
– Sors de la voiture. Ils nous attendent.
Des larmes chaudes coulent sur mes joues.
– Que fera papa quand il apprendra que tu m’as amenée ici ?
Je me raccroche désespérément à la moindre chose. Elle n’est pas dupe. Mes parents se sont disputés dans leur chambre la veille. Elle a dû lui faire part de son projet. Il n’était sans doute pas d’accord, mais il savait très bien que rien ne pourrait l’arrêter. Elle est ainsi.
Ce matin, mon père n’était pas là, ce qui en dit long, même si on ne peut pas dire qu’il y soit souvent.
Elle attrape son sac avant de sortir de la voiture sans dire un mot.
L’idée me vient de m’enfermer dans la voiture en prenant une attitude déterminée, mais je sais que cela ne sert à rien, car Hildy Wright n’en fait toujours qu’à sa tête.
Alors, j’essuie mes larmes du revers de la main et ouvre la portière.
– Je te déteste ! je crie de toutes mes forces en claquant la porte.
Il est peut-être encore temps de partir en courant ?
Est-ce qu’ils arriveront à me faire parler ?
Ai-je besoin d’un avocat ?
Un pas lourd retentit dans la neige derrière moi, je me fige.
– Tout va bien ? demande le shérif Kerby d’une voix claire et autoritaire.
– Oui, Martin. Nous venons pour que Catherine fasse sa déposition.
Depuis vingt ans, ma mère et le shérif font partie du même club de bowling. Bien sûr, elle s’est directement adressée à lui.
Je prends une profonde inspiration avant de me tourner vers cet homme d’un certain âge, les joues rosies par le froid glacial. Il arbore un sourire bienveillant, mais je refuse de me faire avoir. Il est sur le point d’aider ma mère à ruiner ma vie.
Mais il me vient à l’esprit que la famille Philips a beaucoup d’influence dans le coin. Les gens adorent Scott. Ils l’adorent depuis qu’il a fait monter Basalm High, l’équipe de base-ball, au championnat national et ils éprouvent encore plus de sympathie pour lui depuis qu’il a abandonné son poste de professeur à Philadelphie pour revenir enseigner chez lui. Cela suffira sans doute à abandonner les poursuites. Scott dit qu’il ne s’agit que d’un écart de conduite, accusation dont on peut facilement se défaire. Peut-être que les conséquences n’auront rien de grave ? Rira bien qui rira le dernier, nous aurons le dernier mot. Et quand je déménagerai à Philadelphie avec lui, ma mère n’existera plus à mes yeux.
D’un air déterminé, je gravis les marches du commissariat, une boule dans le ventre.
Elle a tort. Scott et moi sommes faits pour être ensemble.
C’est la réalité.
Et jamais je ne lui pardonnerai.
*
* *
Assise, les mains croisées devant moi, je me fais toute petite sur mon siège tandis que Lou Green fait lentement glisser son stylo sur mon CV. Misty m’avait prévenue, la propriétaire du Diamond est plutôt intimidante avec son expression sévère et son ton ferme.
J’ai tant besoin de ce travail que je tiens plus en place depuis hier soir. Quinze minutes auparavant, j’ai fait mon entrée dans le diner, l’estomac tellement noué, bousculée par la clameur de la salle, les bruits métalliques de la cuisine et la forte odeur de pancakes, que mon ventre me fait mal.
Ce qui ne joue pas en ma faveur, c’est que l’entretien avec Lou se tient dans un des box au cœur de toute cette agitation, avec de nombreuses paires d’yeux posés sur moi, certains clients me jettent des regards furtifs, d’autres me dévisagent sans gêne.
Sont-ils toujours aussi intéressés par les éventuels employés du restaurant ? Ou est-ce simplement qu’ils sont intéressés par moi, la traînée du lycée qui a tenté de mettre Scott Philips sous les verrous ?
– Tu n’as donc pas d’expérience en tant que serveuse, dit brusquement Lou…
Je ne saurais dire si elle se contente d’énoncer un fait ou si elle vient de souligner la raison d’arrêter cet entretien.
– Non, Madame. Mais j’apprends vite.
– N’est-ce pas ce qu’elles disent toutes, murmure-t-elle sèchement. Tu vis avec Misty ?
J’acquiesce.
– Depuis trois mois.
Dans l’appartement qu’elle partage avec son père, chauffeur routier sur de longues distances, qui n’y passe qu’une nuit par mois. J’ai quitté la maison de mes parents le jour de mes dix-huit ans. Ma mère ne pouvait plus me forcer à rester. Après tout, c’était son devoir légal d’héberger ses enfants jusqu’à leur majorité. Pour Hildy Wright, la loi revêt une importance suprême.
– Et comment ça se passe ? demande Lou.
– Bien.
Misty n’est pas la fille la plus intelligente que je connaisse et elle ne s’arrête jamais de parler, un vrai cauchemar le matin quand j’aimerais juste pouvoir boire mon café en silence. Mais je ne peux pas me plaindre, elle m’offre un toit et si j’obtiens ce travail, ce sera grâce à elle. Et puis, c’est surtout la seule amie qui me reste.
En observant Lou, je me demande ce qu’elle pense de Misty. J’imagine que c’est positif puisqu’elle ne l’a pas virée et qu’elle a accepté de me faire passer cet entretien.
– Je vois que tu étais caissière au Weiss de Balsam, de novembre à mars ?
– Oui, pendant cinq mois.
– Que s’est-il passé ?
– Ce n’était pas fait pour moi.
Je déglutis pour faire disparaître le nœud dans ma gorge, repensant au jour où Susan Graph, ma supérieure, m’a convoquée dans son bureau pour me remettre mon indemnité de congés et m’annoncer qu’il valait mieux que je ne revienne plus, compte tenu de ma vie privée. Seulement un mois après avoir reçu une excellente évaluation de sa part. Le pire, c’est que j’étais quand même obligée d’y faire mes courses puisque c’est la seule épicerie de Balsam.
– Je peux faire n’importe quelle plage horaire, tôt le matin, tarde le soir… ça m’est égal.
J’essaie de ne pas avoir l’air trop désespérée. En vain. Mais peut-être que les employeurs aiment les employés désespérés, qui acceptent n’importe quoi. En ce qui me concerne, je suis prête à accepter n’importe quoi. Misty gagne bien sa vie grâce aux pourboires. C’est ce qu’il me faut pour pouvoir économiser et partir le plus loin possible du comté de Balsam, le plus rapidement possible. J’attends depuis des mois qu’une place se libère.
– Comment feras-tu pour venir jusqu’ici ? Tu as une voiture ?
– Pour le moment, je viendrai avec Misty. Je pense pouvoir m’acheter une voiture pas trop chère au bout de quelques mois.
Diamond est à quinze minutes en voiture de Balsam, sur la Route 33. Trop loin pour y aller à vélo.
Lou pointe à nouveau son stylo sur la section « formation ». Elle fronce de nouveau les sourcils.
– Tu n’as pas fini le lycée ?
– Non, Madame.
Elle me dévisage par-dessus ses lunettes épaisses. Ses cheveux courts, bruns et frisés encadrent son visage. Je pense qu’elle a une cinquantaine d’années, mais c’est difficile à dire.
– Tu sais pourtant combien il est important d’avoir le bac ?
Je ravale le sentiment de honte qui monte encore en moi.
– Oui, je sais… J’ai décidé de prendre une année sabbatique.
J’avais l’intention de mentir sur mon CV avant que Misty ne me mette en garde : si Lou venait à l’apprendre un jour, elle me mettrait à la porte.
De toute façon, Lou a forcément entendu parler de « l’affaire Philips », comme ma mère aime l’appeler. Tout le monde est au courant dans le coin ; l’histoire est à la une de la presse locale depuis que Scott a été arrêté neufs mois auparavant.
– Les gens ne sont pas tendres avec toi, n’est-ce pas ? demande-t-elle, mais elle semble connaître la réponse.
Je me contente d’acquiescer.
– Cette histoire avec le prof, c’est…
Elle s’interrompt, les lèvres pincées. Je serre les dents en attendant la suite, sans doute « quel genre de fille es-tu ? » ou « tu devrais avoir honte » doublé d’un regard sévère. Ce ne serait pas la première. J’ai tellement entendu de choses. Surtout depuis que je me suis rétractée, dix jours après la plainte, après avoir appris que le procureur ne pouvait forcer une « victime » de dix-sept ans à témoigner et que les accusations contre lui ont été levées. À l’épicerie, où la famille et les amis de Scott sont passés plus d’une fois, en clamant haut et fort que je devais être punie d’avoir sali sa réputation, que je devais m’en tenir aux garçons de mon âge et que quelqu’un devait m’apprendre à ne pas écarter les jambes. Au lycée, où tous les élèves qui adorent Scott me suivaient dans les couloirs en chuchotant les mots « salope », « traînée » ou encore « pute ». Sur la rue principale, où des inconnus me montraient du doigt à leurs amis.
Je suis devenue une célébrité locale, aussi ridicule que cela puisse paraître.
– Entre vous… c’est fini, n’est-ce pas ? finit-elle par demander.
J’ouvre la bouche, prête à nier toute l’histoire, mais elle plisse les yeux, comme si elle voyait déjà venir mon mensonge. Alors, je me contente de hocher la tête, la gorge nouée et les larmes aux yeux. Super, maintenant, je vais pleurer pendant mon entretien, ce qui va donner encore plus envie à Lou de m’embaucher.
Toutes ces épreuves me font encore souffrir. C’est encore plus douloureux que le jour où Scott a été relâché et qu’il a refusé de répondre à mes appels et à mes messages. Je pensais qu’il n’avait pas le choix, que cela faisait partie des conditions de sa remise en liberté.
Sauf que… ce n’était pas la seule raison.
Rapidement, les rumeurs ont commencé à prendre de l’ampleur, comme un virus intestinal dans une crèche. C’était horrible. Des chuchotements pendant le cours d’arts plastiques, assez forts pour être entendus, disant que je m’étais jetée dans les bras de Scott, puis que je l’avais accusé de viol ; que je n’avais pas supporté qu’il me quitte et que j’avais donc décidé de détruire sa vie ; que je le harcelais en faisant le guet autour de sa maison tard dans la nuit, pour l’apercevoir. Personne ne semblait jamais raconter l’autre version des faits, le fait que nous étions bel et bien ensemble et que j’avais été forcée de porter plainte.
La plainte retirée, Scott a gardé son poste de professeur d’arts plastiques, mais il ne pouvait plus avoir ma classe. Il ne me regardait plus quand on se croisait dans les couloirs.
Comme si ce que nous avions vécu n’avait jamais existé.
Comme si je n’existais plus.
Lou se racle la gorge.
– C’est mieux comme ça. De toute façon, c’était mal barré.
– Oui, je dis doucement.
Dommage d’avoir mis autant de temps avant de m’en rendre compte.
Une serveuse passe devant nous avec un plat d’oignons frits, l’odeur me donne la nausée.
– Ça va ? Tu es toute pâle.
– Oui, ça va.
Je jette un coup d’œil à Misty qui rentre une commande sur l’ordinateur. Elle esquisse un grand sourire et m’encourage en levant les pouces. Si seulement je pouvais être aussi confiante qu’elle.
Une femme, assise à la table numéro deux, ne cesse de me regarder. C’est le Docteur Ramona Perkins, mon dentiste. Ou plutôt, mon ancien dentiste. En avril, elle a annoncé que son cabinet devait réduire la liste de ses patients et qu’elle ne pourrait plus accepter de rendez-vous pour ma famille. Le cabinet dentaire Perkins est le seul de notre commune de trois mille habitants. Ma famille doit désormais faire un trajet de trente minutes en voiture jusqu’à l’autre bout de Belmont pour des soins dentaires.
Au départ, ma mère était sous le choc. Elle avait commencé à travailler avec John Perkins, le père de Ramona, à son arrivée à Balsam vingt ans plus tôt. Mais elle a fini par découvrir que le Docteur Perkins est la meilleure amie de la mère de Scott, Melissa Philips.
Les autres femmes de la table ont la décence de regarder ailleurs, mais Docteur Perkins me lance des regards noirs et hautains, avant de s’exclamer haut et fort :
– Les femmes n’auront plus qu’à bien tenir leur mari, avec une telle serveuse.
– Et si on allait plutôt discuter dans mon bureau ?
Lou redresse son corps trapu et bien en chair avant de s’extraire du box en ramassant mon CV. Elle passe devant Ramona, dont le regard n’est plus aussi insistant, et me conduit jusque dans la cuisine. Là, un homme costaud à la peau d’ébène fait sauter des pancakes dans une poêle d’une main et remue une casserole de l’autre.
– Voici Leroy, le chef cuisinier.
– Sache que Lou me ramène tous les soirs chez elle et qu’elle fait mes lessives. Et puis, parfois, elle m’appelle aussi « son mari », dit Leroy en faisant un clin d’œil et en arborant un grand sourire que je m’efforce de lui rendre.
Mon sourire doit ressembler plutôt à une grimace car l’odeur de graisse qui émane des friteuses me soulève le cœur.
– Trois tables viennent de se remplir, annonce Lou, je ne sais pas pourquoi il y a soudain autant de monde. Il faudrait vraiment que je reparte en salle. Bon, c’est bientôt fini, mon bureau est juste…
Je n’entends pas le reste, je me précipite vers la porte des « toilettes réservées au personnel » et plonge au-dessus de la cuvette, pile au moment où mon petit déjeuner décide de faire sa réapparition.
Lou patiente jusqu’à ce que je sorte quelques minutes plus tard. Les bras croisés sur sa grosse poitrine, elle me dévisage avec inquiétude.
– L’odeur des saucisses m’a donné la nausée.
– Tu ne supportes pas l’odeur des saucisses et tu veux travailler dans un diner ?
J’entends presque le « quelle idiote ! » que Lou a sans doute ajouté dans sa tête.
– Je ne sais pas ce qui s’est passé, mes nerfs ont dû lâcher. Je vous promets que ça ne se reproduira plus.
J’ai vraiment besoin de ce travail.
Elle grimace, perdue dans ses pensées, puis elle pousse un soupir.
– Ne bouge pas.
Elle disparaît dans son bureau et revient au bout d’un moment.
– Je garde toujours une boîte quelque part. Entre toutes mes serveuses, il y a au moins cinq crises de panique dans l’année. Je préfère que mes filles en aient le cœur net plutôt que de les voir toute la journée faire tomber des assiettes et oublier la moitié des commandes parce qu’elles sont hantées par le doute. Alors, s’il te plaît, repars dans les toilettes et fais pipi là-dessus.
Je regarde fixement l’emballage qu’elle vient de me glisser dans la main, les joues en feu.
– Non ! Je ne suis pas… Ce n’est pas…
Je prends la pilule.
– Tu es sûre ?
Je fais un rapide calcul dans ma tête. Depuis quand… ?
Mince alors !
– Bon, c’est bien ce que je pensais. Allez, vas-y, fait Lou en me poussant avec force dans les toilettes avant de refermer la porte.
Le visage tout rouge, je déchire discrètement l’emballage, sans trop comprendre pourquoi. Lou sait très bien ce que je fabrique.
– C’est sans doute le pire entretien d’embauche de votre vie ? dis-je en riant bêtement.
Je me place sur la cuvette, le bâtonnet en main et avec l’espoir de m’y prendre correctement.
– Non. Une fille de Sterling a fait pire. Les flics sont venus l’arrêter alors qu’elle venait de m’assurer que je pouvais lui faire confiance. En fait, elle avait pillé la caisse de son ancien patron, une semaine plus tôt.
– J’imagine qu’elle n’a pas été prise.
Comme moi.
Par-dessus le bruit de la chasse d’eau, j’entends Lou s’exclamer :
– Il faut attendre deux minutes pour le résultat !
Je me lave les mains et j’attends, détournant le regard du bâtonnet posé sur les toilettes. Un sentiment d’échec m’accable. J’ai passé beaucoup de temps à me préparer pour cet entretien. J’ai repassé une chemise blanche empruntée à Misty et bouclé mes pointes blond cendré afin que mes cheveux retombent avec élégance sur mes épaules. Misty m’avait prévenue que Lou préfère un maquillage léger, alors j’ai décidé de ne pas mettre d’eye-liner et de me contenter d’un peu de gloss au lieu du rouge à lèvres rose vif que je porte d’habitude.
Dans la cuisine, les casseroles s’entrechoquent à grand bruit et des voix annoncent les commandes.
– Je sais que vous êtes occupée, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez vous occuper de vos clients, je me débrouille.
Pas de réponse. Je me dis que Lou est certainement partie, jusqu’à ce que retentisse « le temps est écoulé ! ».
Je prends une profonde inspiration et attrape le bâtonnet d’une main tremblante.
– Non, non, non…
Je m’adosse contre le mur et glisse jusqu’au sol, les yeux rivés sur les deux traits roses. Aucun doute possible.
Mon Dieu…
Comment est-ce possible ? Je prends la pilule ! Bon, j’ai eu quelques oublis, surtout ces derniers mois.
Des larmes coulent sur mes joues. Serrant le test dans ma main, je réfléchis à la seule soirée où cela aurait pu arriver. Je me sentais tellement triste.
J’avais trop bu.
J’ai fait une bêtise.
Comme si je n’avais pas déjà suffisamment gâché ma vie ! Comment vais-je faire ? Je ne peux pas vivre chez Misty avec un bébé et il est hors de question que je rentre chez mes parents en pleurant. Je n’ai pas de travail. Qui va accepter de m’embaucher à présent ?
Tout à coup, la porte des toilettes s’ouvre et Lou fait irruption, le regard fixé sur moi. Les bras autour de mes genoux, je sanglote. Pas la peine d’être un génie pour deviner le résultat du test.
Elle hésite une seconde. J’ai l’impression que Lou n’est pas du genre à tourner autour du pot.
– Tu sais qui est le père ?
Je suppose que la question mérite d’être posée à la traînée de la ville.
Je hoche la tête.
– Tu es enceinte de combien ?
Je fais un rapide calcul de tête.
– De sept semaines. Ou peut-être huit ?
– Tu vas lui annoncer ? Demander son soutien ?
– Je ne sais pas.
– Ça se comprend.
Je détourne le regard et fixe le lino rose délavé au sol. Je crois que je n’ai vraiment plus aucune chance d’avoir ce job.
Misty fait son apparition.
– Leroy m’a dit que vous étiez… (Elle se tait en découvrant le test dans ma main.) Oh non… Cath ! s’exclame-t-elle en pressant sa main sur son ventre. Non, non, non !
Au bout d’un moment elle ajoute :
– Tout est de ma faute !
Elle semble être au bord des larmes.
– Misty, il me semble pourtant que tu n’es pas équipée de ce qu’il faut, remarque Lou.
– Non, mais je suis celle qui a demandé à DJ de venir à la fête avec un de ses amis de New York pour que Cath le rencontre.
– DJ, ton ex ? crache Lou.
Elle n’a pas l’air de l’apprécier, comme la plupart des gens. DJ Harvey est le diable déguisé en mec sexy. Si de l’argent disparaît dans une maison pendant une soirée, on peut parier qu’il est dans ses poches. Si une bagarre éclate, DJ est forcément celui qui l’a provoquée. Une vitre brisée ? Un graffiti sur un mur ? Il est sûrement derrière. Je n’ai jamais compris comment Misty pouvait tolérer son côté louche. Ça n’a fait que ternir sa réputation.
Elle acquiesce en remuant ses boucles blondes.
Lou pousse un soupir.
– J’en déduis que le type qui s’est fait arrêter avec lui est bien l’ami de New York en question ?
Tout le monde a entendu parler de l’arrestation de DJ et d’un autre homme pour trafic de cannabis et de cocaïne à Belmont, le lendemain de cette fameuse fête. J’ai eu droit à un peu de répit, les gens ayant de nouveaux potins pour égayer leurs conversations. Misty a eu l’intelligence de quitter DJ sur-le-champ, même si elle en a pleuré pendant toute la semaine suivante.
Elle hoche de nouveau la tête, et Lou pousse encore un soupir.
– Après tout, il n’y a pas le feu et rien ne sert de révéler que le père de cet enfant est un dealer. Il ne risque pas de pouvoir t’aider depuis sa prison.
– Mais les gens m’ont vue monter dans son van.
Ou plus exactement, ils ont vu Matt me traîner jusqu’à l’intérieur, parce que je venais de me jeter sur une fille qui m’avait craché dans les cheveux. Après des mois de ragots et de ricanements depuis l’arrestation de Scott, c’était la première fois que je m’en prenais physiquement à quelqu’un. J’étais saoule et en colère, je n’ai pas pu m’en empêcher.
Matt a ensuite allumé un joint et nous sommes restés à l’arrière de son van Volkswagen, à nous plaindre de la vie tandis que la fête battait son plein autour de nous. C’était agréable de pouvoir parler avec quelqu’un qui ne connaissait personne dans le coin, à part DJ, et qui se contrefichait de savoir si j’avais oui ou non couché avec mon prof.
Il était pas mal. Il m’a fait rire. Puis il s’est penché pour m’embrasser…
Et maintenant, je suis enceinte.
Comme si je n’avais pas été suffisamment au cœur de toutes les conversations.
Je me fiche de ce que disent ou pensent les gens car j’ai désormais un plus gros problème : un autre être dont il faut que je m’occupe, alors que je ne sais même pas m’occuper de moi.
– Peu importe ce qu’ils ont vu tant que tu n’admets rien. Ça ne les regarde pas, dit Lou. Misty, tu as des tables à servir. Et tu as intérêt à garder tout ça pour toi, compris ?
Misty m’adresse un sourire compatissant et sort des toilettes.
– Bon, commençons par te nourrir pour remettre ton estomac en place, puis tu pourras commencer à étudier la carte. Elle est longue, plus vite tu l’apprendras, plus vite tu pourras commencer à servir.
Comment ? Je lève les yeux sur Lou qui se tient au-dessus de moi dans les toilettes propres et exiguës du personnel.
– Vous voulez bien m’engager ?
Elle hausse les épaules.
– Il vaut mieux s’occuper que de passer son temps à avoir des regrets. C’est ce que je dis toujours.
– Mais… vous acceptez vraiment de me prendre ? Pourquoi ? je demande sans pouvoir m’empêcher d’avoir l’air incrédule.
Elle tord la bouche.
– Eh bien, il me semble que tu as encore plus besoin d’un travail maintenant qu’à ton arrivée ici il y a vingt minutes, n’est-ce pas ?
– Oui, mais… dis-je en repensant aux paroles du Docteur Perkins, vous n’avez pas peur de ce que pourraient penser vos clients ?
Elle pousse un grognement.
– Je n’ai pas besoin de ce genre de clients. Ce sont les mêmes qui pensaient que je n’aurais pas dû épouser mon mari à cause de sa couleur de peau. Et puis, il faut vraiment être idiot pour ne pas voir que ce prof t’a utilisée, dit-elle, les mains posées sur les hanches. Alors, tu le veux ou pas ce travail ?
– Oui !
J’essuie mes larmes.
– Très bien. Alors, fini les pleurs. Leroy n’accepte pas qu’on pleure dans la cuisine. Sinon, ça l’affecte et il se met à faire tomber des pancakes. Demande à Misty, elle te racontera.
Je m’efforce de sourire et je me relève en essayant d’ignorer la petite voix intérieure qui me hurle dessus.
J’ai vraiment merdé.
Ce soir, c’est une première.
Et une dernière.
Je n’accepterai plus jamais de rendez-vous arrangé de toute ma vie.
– Et donc j’ai dit au type… (Gord agite ses mains potelées au-dessus de son plat, il aime particulièrement parler avec les mains.) J’ai dit : « Je ne peux pas vous laisser partir sans avoir acheté cette voiture, ce serait du gâchis. »
Il marque une pause et se penche sur la table, comme pour accroître le suspense.
– Eh bien, dans l’heure suivante, il est reparti au volant d’une Dodge flambant neuve.
Gord Mayberry, trente-cinq ans, est le futur propriétaire du concessionnaire de véhicules Mayberry, dès que son père y sera passé, information partagée au bout de trois minutes, mais aussi un génie autoproclamé de la vente de voitures. Il se fait un plaisir de partager une liste sans fin d’anecdotes sur la vente de voitures tout en déchiquetant ses côtelettes tandis que je souris poliment et picore mes frites. Je lutte pour ne pas regarder avec insistance le gros bouton au-dessus de son sourcil gauche, assorti de deux poils qui ne demandent qu’à être arrachés.
Si seulement je n’avais pas pris ma voiture, je pourrais au moins faire passer ma déception en buvant du chardonnay.
Comment Lou a-t-elle pu imaginer que son neveu et moi pourrions aller ensemble ? Sans être prétentieuse, j’essaie de passer outre le consternant manque d’attraction physique et de me concentrer davantage sur les points positifs : il est propriétaire d’une maison, il a un bon travail et il a fait de bonnes études. Sans oublier qu’il lui reste encore toutes ses dents.
Dans la mesure où je ne suis qu’une serveuse de relais routier de vingt-quatre ans avec une bonne dose de casseroles à mon actif et que je n’ai pas embrassé un homme depuis plus de trois ans, je suis plutôt mal placée pour le critiquer.
Le serveur nous apporte la carte des desserts et débarrasse nos assiettes. Je pousse un petit soupir de soulagement, car je serai bientôt de retour à la maison.
– Vous désirez quelque chose d’autre ?
Gord tire sur la serviette qu’il avait passée autour de son cou et essuie ses doigts recouverts de sauce barbecue.
– Je vais prendre une part de votre délicieuse tarte à la myrtille. Et toi Cathy ?
– Non merci. J’ai assez mangé.
Je résiste à l’envie de râler. Il fait aussi partie de ces gens qui estiment que Catherine et Cathy sont interchangeables. Et si je glissais un « Gordy » pour voir si ça lui plaît ?
– Tu fais attention à ta belle silhouette, c’est ça ?
Il esquisse un grand sourire et avance sa main sur la table. Paniquée, je me dépêche d’occuper mes mains avec les couverts.
– Je vous en prie, laissez-moi faire, dit la serveuse d’âge mûr en retirant les couverts et en libérant mes mains, convoitées par Gord.
Je les glisse alors sous mes cuisses.
Gord cède enfin. Il se penche en arrière, jette un coup d’œil à son reflet sur la fenêtre. Sa mèche blonde rabattue ne dupe personne.
– Et donc… Catherine Wright…
Ses yeux vert émeraude, le seul attribut de cet homme, me scrutent avec curiosité et amusement. Cela fait déjà presque une heure que nous sommes assis à cette table, mais il ne m’a toujours pas posé de questions sur moi.
Je sais exactement à quoi il pense.
La fameuse Catherine Wright.
Gord a une dizaine d’années de plus que moi et il vient de Belmont, ville beaucoup plus grande, mais il n’ignore sans doute pas les histoires du passé. Il a dû entendre un tas de choses sur moi. Ou du moins, sur mon adolescence. Que les gens sont visiblement incapables d’oublier.
Après tout, c’est sans doute la raison pour laquelle il a accepté ce rendez-vous. Il espère probablement que je n’ai pas changé et qu’il va pouvoir s’envoyer en l’air ce soir. Je parie que cela fait longtemps que ça ne lui est pas arrivé à lui non plus.
– Eh ouais, c’est bien moi.
Ses yeux croisent les miens, je lui lance un regard noir. De défiance. J’ai presque envie qu’il déterre ces vieux dossiers. Au moins, j’aurai une bonne excuse pour partir et mettre fin à ce rendez-vous désastreux.
Je comprends dans son regard qu’il a pris sa décision. Il détourne les yeux vers la bouteille de ketchup qu’il saisit machinalement.
– Ma tante Lou m’a dit que tu travailles au Diamonds depuis sept ans.
Il semble encore hésiter à revisiter les souvenirs du passé.
– Six ans et demi.
Depuis le jour où j’ai appris que j’étais enceinte de Brenna et tout le long de ma grossesse. Quand j’ai perdu les eaux, j’avais un plateau de porridge dans une main et une assiette de sandwichs à la dinde dans l’autre. Les routiers ont eu droit à mon liquide amniotique répandu au sol pendant l’heure de pointe du dîner, mais Lou s’est montrée plutôt compatissante.
Gord émet un sifflement.
– Je n’aimerais pas être à ta place, toute la journée sur tes pieds à servir les clients pour les pourboires. Bien sûr, tante Lou s’en sort plutôt bien parce que le relais lui appartient. Mais les serveuses plus âgées qui y travaillent depuis des années… (il regarde par-dessus son épaule, sans doute pour vérifier que notre serveuse n’est pas dans les parages), elles vieillissent mal dans ce genre de profession, elles ont l’air exténuées dès quarante ans.
La dernière chose dont j’ai envie en ce moment même, c’est de me projeter à quarante ans en train de travailler au Diamonds. Je repousse cette pensée terrifiante et lui offre un sourire crispé.
– C’est juste un travail.
Plus stable que des missions saisonnières à l’Hôtel Resort, au café Hungry Caterpillar, au Szeet Stop ou dans toutes les petites boutiques touristiques de Balsam. Je gagne d’ailleurs beaucoup plus que si je travaillais au Dollar Dayz. Je frissonne à l’idée de me retrouver derrière le comptoir de cette boutique discount, à encaisser les vêtements soldés en nylon et le papier aluminium de personnes âgées, le tout pour 7,25 dollars de l’heure.
Bien sûr, entre l’aide financière pour le loyer, les bons alimentaires et d’autres aides que l’État m’accorde chaque mois, je m’en sors. Tout juste.
Gord prend une dernière gorgée de son Coca en aspirant bruyamment dans sa paille.
– Ce n’est tout de même pas un job de rêve.
– Certaines personnes ne peuvent pas se payer le luxe d’avoir un job de rêve.
Nos parents ne nous donnent pas automatiquement un travail et un avenir. Pour commencer, Balsam n’offre qu’un choix limité de carrières, même si c’est le chef-lieu du comté. Avec trois mille habitants (davantage en hiver et en été), la ville, qui attire son lot de touristes, compte une épicerie, une station essence, deux écoles, deux églises, quelques hôtels, une rue principale bordée de petites boutiques, de cafés et de restaurants aux horaires d’ouverture limités pendant la semaine. Sans oublier un billard pour occuper les habitants. De toute façon, on ne peut pas dire que ma « fausse accusation » ait séduit les employeurs de la région de Balsam. J’ai quand même eu la chance que Lou me fasse confiance.
Il fronce les sourcils, saisissant la pointe d’exaspération dans ma voix.
– Ce que je veux dire par là, c’est qu’il te faudra une meilleure situation à l’avenir. Tu as une petite fille à charge.
Malgré son ton condescendant, ses paroles et le fait qu’il évoque Brenna me font sourire. Ma fille de cinq ans, bientôt six, est ce qu’il y a de plus beau dans ma vie.
– Tout va bien pour nous.
– J’ai entendu dire que le père est absent.
Je m’efforce de sourire pour rester calme.
– Non.
Il se penche vers moi, comme pour me divulguer un secret.
– Un dealer, c’est ça ?
Voilà tout le problème de l’endroit où je vis. Petite ville, petites vies.
Et langues bien pendues.
Il glisse un cure-dents entre ses dents de devant et s’affaire à retirer un bout de viande.
– Tu sais, certaines personnes pensent encore qu’il s’est passé quelque chose entre toi et le prof. Et que c’est son enfant.
Je le fusille du regard jusqu’à ce qu’il détourne les yeux sur l’étiquette du ketchup.
– Bon, bien entendu la chronologie ne colle pas, n’est-ce pas ?
– À moins que je possède l’appareil reproductif d’un éléphant.
Il se gratte le menton, perdu dans ses pensées.
– Il a quitté le comté, n’est-ce pas ?
– Je n’en sais rien.
Il est parti juste après Noël, cette année-là. Pour Memphis, dans le Tennessee. Avec Linda, son ex. Ils se sont réconciliés deux mois après la levée des poursuites. Ils sont désormais mariés, avec deux enfants. Les membres les plus rancuniers de la famille Philips aiment tout particulièrement parler haut et fort d’eux quand je passe à proximité en apportant les assiettes de mes clients, ou quand je fais la queue à la banque ou à l’épicerie. C’est leur façon de me dire poliment « regarde combien ils sont heureux alors que tu as essayé de détruire sa vie ».
Je fais tout pour oublier. Je ne vais pas rester scotchée sur un homme qui m’a blessée si profondément, qui a délibérément préféré sauver sa peau que de me protéger. Il m’a fallu quelques années pour comprendre à quel point Scott m’avait utilisée et manipulée et pour accepter que je n’étais qu’une adolescente vulnérable et amoureuse dont il profitait.
À présent, je me réjouis de le savoir loin de moi, de ne pas devoir le croiser. J’ai entendu dire qu’il est rentré quelquefois à Noël, mais ses visites se font rares.
– Et donc, le père de ta fille… il ne veut pas voir son enfant ?
– Non.
Si tant est qu’il ait appris son existence, il n’a jamais fait l’effort de nous contacter, ce qui me convient parfaitement.
– Je pense que tu devrais lui demander une pension. Voilà ce que tu dois faire, dit Gord en pointant son index en l’air.
– Je ne veux pas de son argent et je ne souhaite pas qu’il fasse partie de notre vie.
Je n’ai surtout pas besoin de ce type, ni de personne d’autre, pour me dire ce que je dois faire. On s’en sort très bien toutes seules, Brenna et moi.
Gord s’interrompt et me dévisage. Il songe à ce que je viens de dire.
– J’imagine que tu es une femme indépendante.
– J’ai appris à le devenir.
– Ça me plaît bien.
Il fait un clin d’œil à la serveuse qui lui sert une part de tarte. Il engloutit une grosse bouchée avec sa fourchette et continue de parler en faisant tomber des miettes de sa bouche :
– Tu t’entends bien avec ta famille maintenant ? Lou m’a dit que vous aviez des relations difficiles. Ils t’ont mise à la porte ?
Je le regarde fixement, mais je me ressens surtout de la colère contre Lou. Bien sûr, c’est grâce à elle que je m’en suis sortie. Cela ne lui donne tout de même pas le droit de discuter de mon passé avec son neveu avant de nous organiser un rendez-vous.
Gord lève les mains en l’air en signe de reddition.
– Ça va… Pas la peine de faire un caca nerveux. Je ne voulais pas te blesser, fait-il en remuant sa fourchette entre nous, un sourire aux lèvres. Tu sais… j’ai peut-être du travail pour toi à Mayberry’s. Je pensais engager une assistante. Si tu mènes bien ta barque, tu pourrais t’assurer un avenir prometteur, avec tous les bénéfices qui vont avec. Tu n’aurais plus besoin des allocations.
Il marque une pause, m’observe dans l’attente de ma réaction. J’en déduis que c’est le moment où je devrais le remercier de me sauver d’un triste avenir.
Je me force à sourire et me rappelle que Lou adore son neveu dont elle chante toujours les louanges. Je dois tenir ma langue.
Il mange sa tarte en radotant sur Belmont, sa ville, située à vingt-cinq minutes au sud de Balsam, fier d’expliquer qu’elle compte un magasin Target, un cinéma, une galerie marchande et quatre supermarchés, qu’elle est desservie par la Route 33, ce qui permet de rejoindre Philadelphie en une heure et vingt minutes et qu’elle offre donc davantage d’opportunités. Selon lui, je devrais envisager de quitter ma petite ville touristique endormie et de m’installer plus près de chez lui.
Je souris et fais semblant d’écouter, contente de ne plus avoir à répondre à des questions sur ma vie privée. Lorsque la serveuse dépose l’addition et qu’il s’empresse de la saisir, je pousse un soupir de soulagement en pensant qu’il accepte de payer la note. Pour ce rendez-vous, j’ai déjà perdu une soirée de pourboires et j’ai dû prendre une baby-sitter.
– C’est vingt dollars chacun, déclare-t-il en se penchant pour tirer son portefeuille de sa poche.
Entendu.
Sauf qu’il a pris un dessert, une bière, un Coca et un carré de côtes. Ce n’est pas du tout équitable. Je pourrais protester, mais je choisis plutôt de compter mes billets car je souhaite en finir au plus vite avec ce type pour pouvoir enfin retrouver Brenna à la maison.
Il esquisse un grand sourire, récupère mon argent et le dépose à côté de lui sur la table. Je sais très bien ce qu’il manigance : faire en sorte d’avoir l’air de payer toute la note.
– Sacré repas !
Je devrais lui dire qu’il a un reste de peau de myrtille sur les dents, mais je préfère me lever et enfiler ma veste noire en faux cuir. Nous sommes début mai ; les journées rallongent et deviennent plus chaudes, mais les soirées restent assez fraîches.
Alors que je me prépare à lui faire un signe de la main et à m’éclipser, Gord insiste pour m’escorter jusqu’à ma voiture. Je serre mon sac contre moi, agrippant mes clés et priant pour qu’il ne m’embrasse pas. Hors de question que mes lèvres se rapprochent de ce mec.
– Voici ma voiture, dis-je en m’arrêtant devant ma Pontiac noire.
Il secoue la tête d’un air atterré et parcourt du regard le véhicule en s’attardant sur la roue arrière rouillée.
– C’est une plaisanterie.
– Elle marche encore.
Grâce à mon ami Keith qui s’y connaît suffisamment en mécanique pour réparer tout problème et qui se contente d’accepter des reconnaissances de dette sous forme de bières. Je lui dois au moins vingt packs.
Gord me tend sa carte professionnelle.
– Viens dans mon magasin, je peux te trouver une bonne voiture à un prix cassé, dans les cinq cents dollars.
– Cinq cents dollars ?
C’est bien plus que ce que j’ai déboursé pour ma Pontiac, un modèle des années 2000 avec cent trente mille kilomètres au compteur.
Il se met à rire.
– Je suis sûr qu’on pourra faire un geste pour la nouvelle amie de Gord Mayberry.
Aie ! Il vient de parler de lui à la troisième personne.
Sa main chaude et moite effleure la mienne, je me raidis.
– J’ai passé une excellente soirée, Catherine.
– Ah bon ?
Avons-nous vraiment passé la même soirée ?
– Effectivement, j’avais des réserves. On m’a vivement mis en garde contre toi quand j’ai annoncé que j’allais te rencontrer. Tu sais, à cause de l’affaire Philips.
« L’affaire » Philips.
Gord s’attarde sur ma robe noire, sous ma veste ouverte. Je l’ai choisie parce qu’elle met en valeur ma silhouette svelte et tonique, que j’avais de l’espoir et envie d’être jolie pour le neveu de Lou, soi-disant « grand, blond et accompli ».
– J’aimerais bien te revoir, dit-il en faisant un pas vers moi.
J’affiche mon plus aimable sourire en reculant.
– Je t’appellerai.
Non, jamais je ne le ferai.
Je ne sais pas s’il a compris qu’il ne s’agit que d’une excuse bidon.
– J’attends ton appel avec impatience.
Il pose ses yeux verts sur ma bouche et hésite une seconde avant de se pencher sur moi, si rapidement que je n’ai presque pas le temps de tourner la tête. Ses lèvres humides atterrissent sur ma joue.
Gloussant bêtement, je me dégage de son étreinte et saute dans ma voiture avant de claquer ma paume sur le bouton de la fermeture des portières si jamais il lui prenait l’envie de recommencer.
Beurk.
Dieu merci, la soirée est terminée.
– Va te faire voir !
Je jette mes chaussures contre la porte.
– Je t’interdis de me parler sur ce ton ! Je suis ta mère. Tu me dois le respect !
Ma mère me talonne alors que je rentre dans la cuisine.
– Et pourquoi ? Tu ne me respectes pas. Tu te fiches complètement de moi.
– J’ai fait ce qui m’incombait, dit-elle en me saisissant par le bras pour me tirer face à elle. Il allait détruire ta vie !
– Non, c’est toi qui as détruit ma vie. Si les gens de l’école l’apprennent…
Je frissonne à l’idée qu’il y a six cents élèves dans le lycée de Balsam qui raffolent de ragots. Et la moitié d’entre eux sont sous le charme de Scott.
– Tu ne te préoccupais pas autant de ce que pensaient les gens quand tu faisais le mur pour aller faire le tapin.
Je reste bouche bée. Ma mère vient de me traiter de pute ? La colère m’envahit, je cligne des yeux pour ravaler mes larmes.
– Tout le monde ne peut pas être une connasse frigide comme toi.
La gifle qu’elle m’envoie est cinglante ; je suis sûre que le bruit a retenti au-delà de la cuisine. C’est la première fois qu’elle me frappe. Je n’en reviens pas et reste figée sous la douleur.
Mais pas longtemps puisque, comme par réflexe, ma main s’envole à son tour.
Elle pose sa main sur sa joue rougie, sous le choc.
– Pas étonnant que papa ne soit jamais là. Lui non plus n’arrive pas à te supporter.
Je tourne les talons et monte l’escalier vers ma chambre, sans me préoccuper d’Emma et de Jack, assis à l’étage, qui ont tout entendu.
*
* *
– Qu’as-tu dit ? Je ne t’entends presque pas avec tout ce bruit.
La voix de ma mère conserve encore un très léger accent allemand, du temps où elle vivait à Berlin, avant de s’installer aux États-Unis avec mes grands-parents à l’âge de dix ans. Il faut néanmoins tendre l’oreille pour s’en rendre compte.
Je laisse ma voiture avancer jusqu’au panneau « stop ».
– Désolée, je crois que le pot d’échappement a un problème.
Keith dit qu’il n’a pas le matériel nécessaire pour le réparer et que ça risque de me coûter une petite fortune. Après tout, je ferais peut-être mieux d’accepter l’offre de Gord Mayberry pour acheter une nouvelle voiture.
– J’ai dit que j’arriverais à six heures avec Brenna.
Mes parents gardent Brenna tous les samedis, ce qui me permet de travailler toute la journée, le jour le plus fréquenté de la semaine, sans avoir à donner une grosse partie de mon salaire à une baby-sitter.
Ma mère pousse un soupir.
– Pourquoi tu ne l’amènes pas plutôt le vendredi soir pour qu’elle ne soit pas obligée de rester au relais pendant que tu travailles ?
– Je ne veux pas vous en imposer plus que ce que je fais déjà.
– C’est notre petite-fille, Catherine. Ce n’est pas un fardeau.
Bien sûr. Alors, pourquoi me donne-t-elle cette impression, quand je viens récupérer Brenna chaque samedi et qu’elle énumère toutes les choses qu’elle n’a pas pu faire. Ma mère fonctionne ainsi depuis toujours : elle offre son aide, puis elle se plaint ouvertement.
– À demain matin.
– D’accord.
Soulagée, je jette le téléphone sur le siège passager et je sens mes épaules qui s’affaissent. Toujours la même réaction après une conversation avec elle. Je ne nous imagine pas devenir amies mais, au moins, nous sommes de nouveau capables de nous parler. Pendant longtemps, presque cinq ans, je ne parlais ni à elle ni à mon père.
Gord a parlé de « relation difficile » un peu plus tôt. Je dirais plutôt « explosive ». J’essaie encore de me faire à la méfiance et la rancœur qui se sont accumulées après que tout a éclaté.
Nos problèmes ont commencé bien avant que ma mère m’amène au commissariat. Je me souviens d’avoir remis en question ses règles dès l’âge de neuf ans, quand ma meilleure amie de l’époque, Mary Jane, m’avait invitée à dormir chez elle et que mes parents avaient refusé. « Non c’est non ». Pourtant, toutes mes amies y allaient et il n’y avait rien de préoccupant chez Mary Jane ou sa famille. Mon père laissait à ma mère prendre toutes les décisions concernant l’éducation et tout le reste. Il travaillait toute l’après-midi sur la ligne de montage d’une entreprise de peinture. Il partait avant que je rentre de l’école et dormait le matin pendant que je prenais mon petit déjeuner.
Ma mère n’a jamais saisi l’importance que revêtaient pour moi les moments de jeu avec les autres enfants, les soirées chez les amis, les câlins ou les histoires avant d’aller se coucher. Toutes ces prétendues bêtises de la culture américaine qu’elle n’avait pas reçues dans son enfance et sans lesquelles elle « s’en est sortie ». Pour elle, ce qui revêtait de l’importance était d’obtenir de bonnes notes à l’école (ce qui ne m’arrivait jamais vraiment) et de se livrer à un programme strict de corvées ménagères (que je ne parvenais jamais à satisfaire). Elle pensait qu’il était de son devoir de nous élever avec une main de fer. Dorloter ses enfants avec des compliments ne ferait que les gâter, une fois devenus adultes.
À trente-cinq ans, ma mère semblait plutôt en avoir soixante-dix. Elle était déterminée, incapable de s’adapter et rétive au changement. Si on ajoute à cela ses anciennes valeurs européennes, inculquées par des parents qui ont eu leur enfant sur le tard, on comprend mieux pourquoi nous étions destinés à l’échec.
Ce n’est qu’à mes quatorze ans que je me suis vraiment rebellée. N’étant jamais à la hauteur de ses attentes, j’ai fini par ne plus du tout faire d’efforts. À seize ans, ils ne savaient plus quoi faire de moi. Je n’allais pas toujours en cours et j’avais des mauvaises notes. Je ne rentrais pas à l’heure à la maison, car je préférais rester dehors à me défoncer et à rencontrer des garçons. Surtout, mes parents étaient terrifiés de l’influence que je pourrais avoir sur Emma et Jack. Emma, qui a trois ans de moins que moi, allait rentrer au lycée. C’est la grosse tête de la famille, future major de sa promo.
Et puis, j’ai rencontré Scott en première. J’ai d’ailleurs commencé à m’améliorer en classe grâce à lui, paradoxalement.
Rien de tout ça n’a compté lorsque ma mère a tout découvert sur nous.
Depuis… nous avons un accord. Elle avait raison sur un point, Scott ne m’a jamais vraiment aimée.
Je suis à l’arrêt, à l’angle de Rupert Road et de Old Cannery Road, une route tranquille qui mène à Balsam, en train de réfléchir à ma relation tumultueuse avec mes parents, quand soudain une voiture de sport rouge passe à toute allure en pétaradant.
– Espèce d’idiot, je murmure.
C’est vraiment dangereux. Le conducteur dépasse largement la limite de vitesse autorisée alors que le brouillard s’accroche à la chaussée de cette route sinueuse. Encore un mec de la ville qui se dépêche de rejoindre son chalet pour profiter d’un agréable week-end de printemps. Ce n’est pas ce qui manque, avec les monts Poconos à proximité.
Je jette un coup d’œil à l’heure sur le tableau de bord tout en faisant attention à ne pas rouler trop vite. J’espère arriver à la maison avant vingt-deux heures pour ne pas avoir à m’arrêter à la banque pour retirer du liquide pour payer Victoria. La soirée m’a déjà coûté suffisamment cher, étant donné que Lou m’a forcée à ne pas venir travailler, arguant que je la remercierais le lendemain matin.
D’ailleurs, je m’interroge sur la façon de mener cette conversation. Cela fait des années que Lou me propose un rencard avec Gord. Pendant toutes ces années, j’ai décliné l’offre, redoutant la situation. Lou est bien du genre à se vexer si je rejette son neveu.
Si j’ai fini par accepter, c’est sans doute parce que mon sentiment de solitude avait érodé ma détermination.
On pourrait presque dire que je suis redevenue vierge. Je n’ai fréquenté aucun homme depuis la nuit où Brenna a été conçue. Le dernier homme que j’ai embrassé, Lance, a anéanti la toute dernière lueur de confiance que je pouvais avoir pour l’autre sexe. C’était un beau chauffeur routier qui passait deux fois par semaine au Diamonds, le lundi en partant pour la côte Ouest et le jeudi matin, sur le chemin du retour. Il a flirté avec moi pendant presque un an avant que je n’accepte de m’asseoir avec lui pendant ma pause. Puis nous sommes rapidement passés à des pauses dans l’habitacle de son camion où nous nous pelotions avec intensité.
C’est là que j’ai découvert la photo de sa femme et de son fils, glissée dans le pare-soleil du siège conducteur. J’ai mis des mois à me défaire de ma culpabilité, terrifiée d’être désormais cataloguée de « briseuse de ménages », en plus du reste. Après ça, je me suis consacrée entièrement à Brenna, reléguant mes besoins au second plan.
Je vais d’ailleurs continuer sur cette voie, au lieu d’accepter des rendez-vous sans intérêt avec des vendeurs de voitures.
Poussant un grognement, je ralentis avant un virage. Après tant d’années passées à emprunter cette route tranquille qui mène au Diamonds, je me réjouis de connaître comme ma poche tous les talus et les virages dangereux.
Alors, quand j’aperçois de faibles lumières rouges qui clignotent au loin, l’inquiétude m’envahit. Car je sais qu’il y a à cet endroit précis une courbe à gauche de presque quatre-vingt-dix degrés.
Je freine et allume mes phares en me rapprochant. Le brouillard absorbe presque toute la lumière, je dois m’avancer davantage, pour pouvoir voir la plaque d’immatriculation par-delà le capot de ma voiture. Je mets les warnings, vérifie dans mon rétroviseur qu’aucune autre voiture n’approche, si peu de gens empruntent cette route qu’il n’y a aucune chance que quelqu’un me rentre dedans, puis je prends ma lampe de poche et sors de ma voiture.
Mon ventre se serre.
Inutile d’aller voir à l’avant de la voiture de sport rouge pour comprendre ce qui s’est passé. Le capot écrasé contre un vieux chêne en dit long.
Cette voiture allait bien trop vite pour éviter le danger.
– Tout va bien ? je m’exclame en me précipitant vers l’avant de la voiture, une Corvette, peut-être. Les jambes tremblantes, je compose le numéro d’urgence sur mon téléphone. Je n’obtiens pour toute réponse que le sifflement du moteur.
– Je me trouve sur Old Cannery Road, je bredouille à la personne au bout du fil.
Mon pied heurte un débris métallique et le projette un peu plus loin sur l’accotement en gravier.
L’urgentiste me demande combien de personnes ont été touchées. Je contourne alors le véhicule et découvre un corps partiellement éjecté à travers le pare-brise, éclairé par les rayons lumineux. J’en ai le souffle coupé. À en juger par la taille et les cheveux, il s’agit d’un homme. Il ne bouge plus.
– Y a-t-il un passager ? demande l’urgentiste.
Je lui réponds que je n’arrive pas à voir l’autre côté. Ce côté n’existe plus… Il n’y a plus qu’un amas de métal froissé dégageant de la fumée, qui cache peut-être un corps.
Dopée à l’adrénaline, je fais le tour de la voiture pour aller de l’autre côté. Mes talons s’enfoncent dans la boue.
Oui. Je pense apercevoir une silhouette derrière la toile d’araignée de la vitre brisée.
– Les secours arrivent dans quatre minutes. Mettez-vous en sécurité dans votre véhicule en attendant, Madame.
– Quatre minutes, je me répète dans ma tête en raccrochant. Au fond, je me dis que cela ne changera rien au sort du conducteur. Et pour le passager ? On dirait que c’est du côté conducteur que l’impact contre l’arbre a été le plus fort. Le côté passager est sacrément abîmé aussi.
Je passe la corde de la lampe torche autour de mon poignet pour libérer mes mains, puis je prends une profonde inspiration avant de tirer sur la poignée. Contre toute attente, la porte s’ouvre sans trop de difficultés.
Un homme est assis, la tête vers l’avant. Immobile. J’éclaire l’intérieur avec ma lampe pour évaluer la situation. Son front est recouvert de sang. Il y en a tellement qu’il coule le long de son visage, sur sa barbe courte. Il a dû percuter le tableau de bord. Le problème des vieilles voitures de sport, c’est qu’elles n’ont pas d’airbag. La ceinture de sécurité est encore tendue autour de son torse. Au moins, il a eu l’intelligence de la mettre.
Je pose ma main sur son torse, les doigts tremblants. Je sens qu’il se soulève et retombe, au rythme d’une faible respiration.
Il est encore vivant.
– Hé, je chuchote dans la crainte de l’effrayer, vous m’entendez ?
Pas de réponse.
J’inspire profondément par le nez. Ça sent le brûlé. J’espère que ce n’est qu’une goutte d’huile. Et si c’était autre chose ? Qui sait quel type de fluides pourraient s’écouler sur le moteur brûlant. S’il prend feu, la voiture va s’enflammer en quelques minutes. S’il y a bien une chose que j’ai apprise en écoutant les discussions au relais routier, c’est qu’une voiture brûle à toute vitesse dès qu’il y a une étincelle.
– Hé ! Vous m’entendez ?
Cette fois, je crie car la panique a remplacé mon état de choc initial.
Un infime grognement s’échappe de sa bouche. Mais il ne bouge pas, encore inconscient.
J’hésite, indécise, pendant quelques secondes.
– Je vais simplement détacher votre ceinture de sécurité.
Je me penche prudemment sur lui afin de pouvoir appuyer sur le bouton d’attache de la ceinture, redoutant de le heurter et de le blesser davantage.
Quatre minutes se sont-elles déjà écoulées ? Je m’immobilise et tends l’oreille, à l’affût d’une sirène. Rien.
Mais j’entends autre chose.
Le souffle caractéristique du liquide inflammable qui prend feu.
La voiture va flamber.
Si cet homme ne se réveille pas pour en sortir, il va brûler vif.
Un sentiment accru de panique monte en moi.
– Réveillez-vous ! Il faut se réveiller ! Maintenant ! je hurle en appuyant sur son épaule.
Il paraît très grand, surtout dans la voiture toute bosselée.
Les flammes sont désormais visibles autour du capot. Une chaleur intense commence à irradier ; une odeur putride gagne mes narines et me donne des haut-le-cœur. Je comprends que la chair du conducteur est probablement déjà au contact des flammes.
Une petite voix me hurle de m’enfuir en courant, de rentrer à la maison saine et sauve auprès de Brenna. J’ai fait tout ce que je pouvais, il est temps de sauver ma peau.
Je tends les bras pour l’attraper par le côté le plus éloigné, au niveau de sa taille.
– Je vous en prie, réveillez-vous ! dis-je en pleurant.
Je tire sur son corps et n’obtiens qu’un grognement de sa part. Je dois lui faire mal et je pourrais lui infliger une blessure grave, mais je n’ai pas le choix. Rien ne pourrait être pire que les flammes.
Sauf que je n’y arrive pas. Il fait bien le double de mon poids, impossible de le soulever.
J’abandonne sa taille, préférant tirer sur sa jambe droite que je parviens à libérer et à poser au sol.
– La voiture est en feu ! Réveillez-vous !
Je ne cesse de crier tout en tentant de dégager sa jambe gauche. La chaleur des flammes réchauffe ma peau, devient de plus en plus intense à mesure qu’une fumée épaisse et étouffante se forme. Son pied gauche semble coincé, impossible de savoir par quoi. Je peux bien tirer de toutes mes forces, je n’arrive pas à le sortir de là.
Je sens des larmes de frustration qui jaillissent tandis que la chaleur devient insupportable. Il n’a toujours pas repris connaissance et je n’ai plus le temps.
– Je suis désolée, je n’y arrive pas !
Il ne se réveille pas. Il va falloir que je laisse là, avec une des jambes pendant à l’extérieur du véhicule.
– Je suis vraiment désolée, dis-je en sanglotant sous la chaleur étouffante du feu.
Je fais un pas vers l’arrière. J’ai un enfant qui m’attend à la maison. Il n’y a plus rien à faire. Je ne peux pas mourir pour cet homme.
Je fais encore un pas en arrière, je sens des joncs contre mon dos.
Il se met à tousser, soulève la tête et la repose contre le siège.
– Hé ! Hé ! je hurle en reprenant espoir.
Je plonge de nouveau sur lui et empoigne le revers de sa veste.
– La voiture est en feu ! Réveillez-vous !
Il garde les yeux clos, mais il fait la grimace, à cause de la fournaise ou de la douleur.
– Il faut libérer votre pied, tout de suite ! Je vous en prie ! Sinon vous allez mourir !
Ce qui provoque enfin quelque chose en lui. Il se met à bouger sa jambe piégée en tordant le visage tout en essayant de la libérer. Je me baisse et attrape sa botte pour l’aider, happée par l’odeur du caoutchouc qui brûle.
Enfin, sa jambe se libère.
Je saisis sa cuisse musclée des deux mains et tire dessus jusqu’à la faire glisser à l’extérieur avec l’autre.
– Levez-vous !
Je plonge à nouveau, sans faire cas du sang, du verre cassé et du risque de le blesser davantage, et j’entoure sa taille de mes bras.
– Il faut sortir de la voiture !
Je tire de toutes mes forces.
Soudain, je tombe vers l’arrière, dans les joncs, avec le corps lourd de cet homme qui s’écrase sur moi. Nous dégringolons et atterrissons à quelques centimètres d’un marécage. La fraîcheur qui s’en dégage offre un agréable contraste avec le feu.
Je regarde par-dessus mon épaule juste à temps pour voir les flammes qui s’engouffrent dans la voiture par le pare-brise béant. À travers le rugissement des flammes, j’entends les sirènes qui approchent.
*
* *
Keith me tend un chiffon blanc. Je l’accepte, les yeux rivés sur le tas de métal incandescent au loin. Les pompiers ont l’air de maîtriser la situation. Ils ont tout utilisé pour contrôler le feu : de l’eau, de la mousse et un camion rempli d’hommes. Ils ont agi vite, mais pas assez pour sauver ma voiture, garée trop près.
– Où l’ont-ils amené ?
Les ambulanciers sont arrivés en courant dès qu’ils m’ont vue agiter la main depuis le fossé. Nous étions encore trop près du feu. Craignant que les flammes gagnent les broussailles, ils se sont dépêchés de mettre l’homme sur un brancard à l’abri.
– Pour l’instant, à Belmont. Mais il sera sans doute acheminé en avion jusqu’à Philadelphie.
En avion. Je me demande si ses blessures sont irrévocables et si notre chute n’a pas aggravé son état.
À côté de moi, la radio de la voiture de police de Keith bredouille une série de codes. Il répond et se tourne vers moi. Je suis contente qu’il soit de service ce soir.
– Tes parents s’occupent de Brenna ?
– Elle est avec la baby-sitter, je rentrais à la maison…
Depuis combien de temps suis-je là ? On dirait que cela fait des heures. Je jette un coup d’œil à ma voiture brûlée. Seul mon sac, sur la banquette arrière, avait de la valeur. Même si la voiture était encore en état de marche, je me demande comment je pourrais bien me mettre au volant.
– Je dois rentrer, dis-je en dévisageant Keith.
Je ne m’habituerai jamais à voir Keith porter une arme et un badge, le gosse dégingandé de mon quartier, que j’avais embrassé derrière le gymnase à douze ans et que j’ai choisi d’ignorer pendant l’adolescence parce qu’il n’était pas assez « cool », devenu entre-temps mon meilleur ami.
Il est plutôt mince et, à vingt-cinq ans, il a tout juste l’air d’avoir vingt et un ans en uniforme. Il est presque imberbe, sa barbe n’est parsemée que de petites taches blondes.
Il pose sa main sur mon épaule pour me réconforter.
– Dis à la baby-sitter que tu seras de retour dans une demi-heure, grand maximum. Je te dépose dès que les renforts arrivent. Ils sont en route, il n’y en a plus que pour quelques minutes.
Je parviens à le remercier doucement, puis je regarde le chiffon dans mes mains désormais tachées de sang. En grande partie de celui de l’homme. Je préfère ne pas imaginer à quoi je ressemble.
Keith se penche contre la voiture de patrouille, le regard perdu en direction de l’épave. Ce n’est pas tous les jours que nous assistons à ce genre de chose chez nous.
– Mince alors, Cath… C’est dingue, ce que tu as fait ce soir. C’est courageux… mais dingue.
– Je ne pouvais pas le laisser mourir.
– Ouais… fait-il avant de pousser un soupir. Mais ça aurait pu mal finir.
– Il aurait pu brûler vif, je murmure d’une voix rauque.
La seule réponse qui me vient à l’esprit, car je ne peux pas me résoudre à imaginer ce qui aurait pu se passer. J’ai la gorge nouée chaque fois que m’effleure l’image de Brenna se réveillant sans sa mère. Quoi qu’il arrive à ce type, qu’il survive ou pas, je ne vais pas cesser, au cours des prochains mois, de me demander ce qui aurait pu arriver.
Keith secoue la tête en fixant ma Pontiac du regard.
– Je ne peux plus grand-chose pour ta voiture.
Je pousse un grognement.
Trois voitures de patrouille arrivent alors derrière nous avec leurs gyrophares qui clignotent, mais pas de sirènes. Il ne fait aucun doute que les radioamateurs de la ville ont eu vent de l’accident. Ils seront bientôt en route pour essayer de se rapprocher au plus près de la scène. Je suis d’ailleurs étonnée que personne du journal Tribune ne soit encore arrivé.
– Bon, dans quelques minutes, je te ramène à la maison. À moins que tu aies changé d’avis et que tu souhaites aller à l’hôpital ?
Je bouge mon poignet droit. Une douleur insoutenable jaillit dans mon avant-bras mais, au moins, je peux le bouger.
– Ce n’est qu’une entorse, ça ira, je siffle entre mes dents.
C’est arrivé en tombant dans le fossé, mais je n’ai rien senti sur le moment. Mon poignet est deux fois plus gonflé que la normale ; le médecin urgentiste qui a nettoyé les plaies de mes jambes voulait m’envoyer à l’hôpital, mais j’ai refusé. Je veux rentrer à la maison, prendre une douche pour me laver du sang et de l’eau du fossé, et me blottir contre le petit corps chaud de Brenna, sans me préoccuper du fait que je n’ai plus de voiture pour aller travailler ou que je ne pourrai pas faire le service sans ma main droite.
Keith ouvre la bouche, pour me contredire, j’imagine.
– Je t’en prie, Keith.
Il pousse alors un soupir.
– D’accord. J’arrive dans cinq minutes.
Il avance vers les policiers qui approchent et je monte dans sa voiture. Je claque la portière pour conserver la chaleur à l’intérieur. La seule chaussure qui me reste est posée sur ma cuisse car le talon est cassé. L’autre se trouve quelque part parmi les broussailles.
Je m’enveloppe dans la douce couverture que m’a donnée Keith, puis j’observe et écoute les pompiers qui s’affairent, vêtus de leurs costumes jaunes. Une scène qui, bizarrement, m’apporte du réconfort. Un homme d’âge mûr aux tempes grisonnantes s’approche. Il porte un pantalon blanc et une veste au dos de laquelle on peut lire « médecin légiste ». Je ne peux même pas imaginer l’horreur de la scène sous le capot de la voiture. Je ferme les yeux et écoute la radio de la voiture qui ne cesse de brailler des codes que je ne comprends pas. Cela fait sans doute des décennies que cette radio n’a pas vécu un événement pareil.
Quelques minutes plus tard, Keith se glisse du côté conducteur. Le moteur tourne encore et le chauffage réchauffe mon corps mouillé.
– On n’a pas encore donné ton nom aux journalistes…
– Ne le faites pas ! Je t’en prie. Je ne veux pas que toute la ville ait une autre raison de parler de moi.
Ce qui ne ferait que déterrer les histoires du passé. Je ne souhaite pas que Brenna en entende parler avant que je décide de lui en parler. Pas avant de nombreuses années.
– Je sais, c’est ce que je leur ai dit.
Je me redresse pour attacher ma ceinture et siffle de douleur en cognant mon poignet.
Il me regarde faire en silence.
– Qu’est-ce que tu comptes faire pour le travail ?
– Je vais me débrouiller. Comme toujours.
Même si ça me hérisse le poil, j’ai des économies dans lesquelles puiser pour pouvoir garder la tête hors de l’eau. J’ai mis un temps fou à mettre cette somme de côté.
– Peut-être que tes parents peuvent t’aider ?
Je lui épargne mon regard. Pas question de demander de l’argent à mes parents. Je suis sûre qu’ils sont déjà noyés sous les dettes après les quatre années d’études d’Emma à l’université de Columbia. Heureusement que mon petit frère Jack a obtenu une bourse pour celle du Minnesota.
Keith soupire.
– Mais tu vas au moins leur dire, n’est-ce pas ?
Je ne réponds pas, alors il pousse un grognement. Je le fais beaucoup soupirer et grogner.
– Ça te surprend ?
Keith vit toujours avec ses parents, ce que je trouve totalement anormal. De son côté, il ne comprend pas ma relation avec mes parents. Il passe son temps à me donner des conseils sur comment « régler nos problèmes », alors que je ne cesse de lui dire que certaines choses sont irréparables.
– Mais enfin, Cath ! Qu’est-ce que tu penses qu’elle dirait ?
– Que ma vie n’est qu’une succession de mauvaises décisions ?
J’entends déjà la voix nasillarde de ma mère : « Comment peux-tu faire passer la vie d’un inconnu avant ta fille ? »
J’écarte le sentiment de culpabilité qui s’immisce en moi. Moi aussi, je me pose la même question.
– Je ne pense pas.
– Bien sûr que si.
– Tu as peut-être tort.
– Arrête, Keith.
Keith habite tout près de chez mes parents et il n’hésite pas à se mêler des problèmes des autres.
– Comme tu veux, Cath. Sauf qu’ils finiront bien par l’apprendre de la bouche de quelqu’un d’autre et ça n’arrangera pas les choses.
– Ils ne l’apprendront pas. Je ne veux en parler à personne. Hors de question que mon nom sorte.
– D’accord.
Il fait demi-tour et dépasse les autres voitures de patrouille.
– En plus, Jack et Emma sont en plein dans leurs examens de fin d’année. Je ne veux pas les perturber. Qui sait, elle pourrait me tenir responsable d’une note en dessous de vingt.
– Je suis sûr que non.
– Elle a toujours besoin de rejeter la faute sur quelqu’un. C’est ainsi qu’elle procède.
Pendant mon enfance, c’était toujours moi la coupable. Jack est tombé et s’est fait mal ? Je ne l’avais pas suffisamment surveillé. Emma a perdu ses lunettes ? Elles doivent forcément être dans le foutoir de mes affaires dans la chambre que nous partagions.
Nous prenons un virage et tout ce que j’aperçois, ce sont les lumières rouges et bleues du barrage de police qui scintillent et des phares qui brillent dans le brouillard. Il y a au moins une dizaine de voitures et d’autres qui approchent au loin. Bien plus que la normale, pour un accident ayant eu lieu dans le comté de Balsa, aussi tragique qu’il soit.
Keith ralentit afin que les policiers puissent déplacer les barricades et nous laisser passer. Devant nous sont postés des journalistes et des caméras qui filment la scène.
Je fronce les sourcils en découvrant une rangée de camionnettes de différentes chaînes de télévision. Des chaînes locales, de Philadelphie, une de New York et puis… CNN ?
– Comment se fait-il qu’il y ait autant de chaînes ? Pourquoi couvrir cet accident ?
Tout ça est loin de mériter une couverture médiatique nationale.
– Tu veux bien mettre la couverture sur ta tête le temps qu’on passe ?
Keith appuie sur un bouton et une sirène retentit dans la nuit. Les gens sont forcés de se rabattre sur les côtés pour que nous puissions avancer. Au bout d’un moment, il dit :
– C’est bon, tu peux te découvrir.
La route sombre et tranquille réapparaît.
– Keith, que se passe-t-il ?
Il hésite, me regarde à plusieurs reprises du coin de l’œil en conduisant.
– Le type que tu as sauvé ce soir, eh bien, ce n’est pas n’importe qui, Cath. C’est Brett Madden, répond-il avec un peu d’euphorie dans la voix.
– Brett Madden ?
Je réfléchis. Ce nom m’est familier.
Keith me dévisage.
– Le seul et unique Brett Madden ! s’exclame-t-il. Le capitaine de l’équipe Philadelphia Flyers !
– L’équipe de foot ?
Il éclate de rire, et ses fossettes apparaissent sur son visage fin.
– Non, l’équipe de hockey sur glace. Celle qui vient d’écraser deux autres équipes en série éliminatoire et dont la victoire en Coupe est quasiment assurée cette année. Ou en tout cas, l’était, dit-il en secouant la tête.
– Je crois que j’ai entendu des mecs au travail parler de lui.
– C’est probable. Il a marqué trois buts d’affilée la nuit dernière. Ce gars est une véritable légende. Demande à Jack.
Mon frère fait partie de l’équipe de hockey de l’université du Minnesota. Il a forcément entendu parler de lui.
– C’est donc juste un joueur de hockey.
– Non, c’est sans doute le meilleur joueur que la Ligue nationale de hockey ait jamais connu, corrige Keith.
D’après le ton de Keith, je comprends que ça ne s’arrête pas là.
– Et… ?
– C’est aussi le fils de Meryl Price.
– Meryl Price ? je m’exclame, bouche bée. Ça alors…
Je deviens toute rouge, sous le choc. J’ai justement regardé un de ses films le week-end précédent. Celui pour lequel elle a remporté un Oscar.
Keith ralentit pour traverser une zone de brouillard très épais.
– Voilà pourquoi il intéresse les médias, dit-il, et je sens qu’il me regarde. Tu viens juste de lui sauver la vie. Donc, nous pouvons ne pas révéler ton identité, mais tous ces journalistes que tu as vus… tu ne pourras pas toujours les éviter. Ce sont de vrais rapaces. Ton quart d’heure de gloire va avoir lieu, que tu le veuilles ou non.
Je m’enfonce dans mon siège, le ventre noué.
– J’ai déjà eu mon quart d’heure de gloire. Ça suffit.
Keith me lance un regard compatissant.
– Cette fois, ça n’a rien à voir.
– Maman ?
Entre mon état de choc et la douleur lancinante à mon poignet, je ne pensais pas réussir à m’endormir. Pourtant, j’ai bel et bien fini par m’assoupir, car lorsque j’entends la petite voix de Brenna, j’ai du mal à ouvrir les yeux. Si bien que je préfère les garder clos en savourant la chaleur de son corps tiède blotti contre le mien.
Deux petites mains se posent sur mes joues.
– Pourquoi tu es dans mon lit ?
– Parce que, je murmure en souriant.
– Parce que tu ne voulais pas que je me lève et que je vienne dans le tien ?
C’est devenu un rituel nocturne, ma petite fille à moitié éveillée titube de sa chambre à la mienne avant de se glisser dans mon lit pour le reste de la nuit. J’y suis tellement habituée que j’entends dans un demi-sommeil le bruit de ses pas feutrés sur le lino.
J’ouvre les yeux pour observer ses grands iris marron de près. Moi aussi j’ai les yeux de cette couleur, mais Brenna les a encore plus foncés, avec un halo noisette autour des pupilles. Sa peau a une teinte olive, contrairement à la mienne qui est pâle et rosée. Ses cheveux sont épais, ondulés et blonds tandis que les miens sont raides, fins et blond cendré.
– Je ne voulais pas attendre.
J’avais presque deux heures de retard la veille. Keith s’est occupé de payer Victoria pour les heures supplémentaires, elle avait l’air terrifiée quand elle m’a vue couverte de sang et de boue, et comme il était trop tard pour qu’elle rentre à pied, il l’a déposée chez elle. Après avoir entrevu mon apparence dans le miroir de la salle de bains, j’ai immédiatement regretté d’y avoir jeté un coup d’œil. J’ai l’air de sortir d’un film d’horreur. On dirait la survivante du massacre des Everglades.
Au moment où la douche est devenue froide, j’ai pris conscience de ce que j’avais fait. Certes, j’ai sauvé la vie d’un homme. Mais plus encore, j’ai risqué de laisser Brenna orpheline. J’ai risqué ma vie pour tirer un géant inconscient, un parfait inconnu, d’une voiture en feu.
Et si la voiture avait explosé ? J’aurais pu mourir calcinée en tentant d’accomplir l’impossible.
Finalement, un miracle m’a fait accomplir l’impossible.
D’abord, j’avais renoncé. J’ai failli partir, le laisser brûler.
C’est à ce moment-là que mon front a heurté le mur de la douche et que je me suis mise à pleurer, d’abord doucement, puis à chaudes larmes. Ensuite, j’ai sangloté de colère. Je ne saurais décrire la nature de mes émotions. Un mélange intense de soulagement et de culpabilité.
J’ai mis mes vêtements déchirés dans un sac et me suis assurée qu’il n’y avait plus aucune trace dans la salle de bains, une tâche qui s’avère difficile quand on ne peut plus se servir que d’une main. Après avoir réussi à enfiler mon pyjama, je n’avais pas envie d’attendre davantage avant d’être près de ma fille. Ne pouvant pas la porter jusqu’à mon lit, je me suis allongée dans le sien, attirant son corps chaud contre moi. J’ai lutté pour ne pas trembler alors que des sanglots montaient en moi.
À présent, elle me regarde attentivement, fronçant les sourcils d’un air renfrogné.
– Tu as les yeux rouges.
– Ah bon ? dis-je d’une voix légère en souriant. Je dois être fatiguée.
Le téléphone sonne dans le salon.
– Je vais répondre ! s’exclame-t-elle en sautant du lit avant de s’élancer dans le couloir.
Depuis qu’elle a cinq ans, je l’autorise à répondre au téléphone. Chaque fois qu’il sonne, elle se précipite pour décrocher.
Je ferme les yeux et souris tout en écoutant sa petite voix enfantine qui s’efforce de prendre une intonation d’adulte.
Je suis tellement heureuse d’être encore là pour l’entendre.
– C’est Mamie ! braille-t-elle.
Je me relève en poussant un grognement. Il est huit heures passées de quelques minutes. J’ai déjà laissé un message au Diamonds à l’intention de Lou. J’expliquais dans des termes vagues être tombée et avoir une entorse au poignet, tout en me confondant en excuses de ne pas pouvoir travailler. Je n’ai pas pris la peine d’appeler ma mère ; il était trop tard de toute façon. Je me suis contentée de lui envoyer un message avec la même excuse pour lui dire que je ne déposerais pas ma fille chez elle.
– Elle arrive, Mamie… Oui.
Le petit corps athlétique de Brenna est recroquevillé dans le fauteuil vert que j’ai récupéré dans un magasin de charité. Elle a enroulé entre ses doigts le cordon du vieux téléphone qui vient du même magasin. Je dois être la seule personne de Pennsylvanie qui utilise encore un téléphone à cadran.
Dans combien de temps Brenna exigera-t-elle un téléphone de notre siècle pour appeler ses amis ? Dans quelques années, peut-être ?
Je sens ma gorge se serrer en imaginant Brenna adolescente, assise sur le même fauteuil, et pour la deuxième fois de la journée, je me sens infiniment reconnaissante de pouvoir être encore là pour y penser.
– Brenna, tu veux bien aller me chercher un pack de glace dans le congélateur ?
– Pour quoi faire ?
Je soutiens mon poignet meurtri qui a gonflé pendant la nuit, désormais tacheté de bleu et de noir.
Elle ouvre grand les yeux.
– Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
– Je suis tombée, dis-je en faisant signe en direction du frigo et en susurrant « vas-y » avant que les questions fusent.
Je prends le combiné de la main gauche et m’installe sur le fauteuil.
– Salut, maman.
– Tu es devenue folle ? Tu es montée dans une voiture en feu ?
Je ne m’attendais pas à être assaillie par la voix stridente de ma mère.
La panique monte. Est-ce que la police a dévoilé mon identité ?
– Comment le sais-tu ?
– Keith a croisé ton père en faisant son jogging. Il lui a tout raconté.
– Oh.
Soulagée, je me recroqueville dans le fauteuil. Dès que j’aurai raccroché, j’appellerai Keith pour lui passer un savon. Qu’est-ce qui lui a pris ? Je parie qu’il ne passe jamais devant chez mes parents d’habitude et, surtout, qu’il ne fait pas de joggings après avoir travaillé toute la nuit.
Au moins, les journalistes ne savent toujours pas. Pour l’instant.
Je souris à Brenna en guise de remerciement quand elle dépose un pack de glace sur ma cuisse, déjà entouré d’un torchon pour atténuer la virulence du froid. Elle se hisse sur le fauteuil et vient se caler dans le petit espace à côté de moi, elle tire la langue en souriant. Signe qu’elle est fière de m’aider.
– Keith a dit que tu ne voulais pas nous le dire.
– Ce n’est pas grave.
– Pas grave ! Tu n’as pas allumé la télé ou quoi ? On ne parle que de ça, dit-elle et, avant de me laisser répondre, elle se met à beugler : Ted, monte le son !
Les voix de journalistes retentissent dans le fond. J’imagine alors mes parents assis à la table de la cuisine avec leur café à la main, déjà habillés alors que la plupart des gens préfèrent généralement rester en robe de chambre un samedi matin.
On ne parle que de ça. Super. Je jette un coup d’œil au vieux téléviseur dans un coin de la pièce, résistant à l’envie d’allumer CNN. Je préfère que Brenna ne voie pas ces images dès le réveil.
– Ta voiture est en train de passer à la télé !
– Oui, elle est toute cramée. Comme un toast. Qu’est-ce qu’ils disent ?
– Qu’il y avait un témoin. Mais ils n’ont pas révélé ton nom.
– Je ne veux pas qu’il le fasse. Tu n’en as parlé à personne, hein ?
– Non, bien entendu. Keith nous a demandé de ne rien dire, répond-elle avec un brin d’indignation dans la voix.
Mes parents voient Keith comme le Messie.
– D’accord. N’en parle à personne, s’il te plaît. Surtout pas à Emma et à Jack.
– Je ne leur en parlerai pas. Ils sont en pleine période d’examens. Je ne veux pas que cela affecte leurs notes.
Il ne s’agit pas là d’une accusation directe, mais je perçois quand même une insinuation dans le ton de sa voix. Une note inférieure à vingt serait imputable à mon imprudence. Je te l’avais dit, Keith !
– Je ne veux pas tout ce cirque pour Brenna.
Je me sers de ma fille, alors qu’en vérité c’est moi qui ne le supporterai pas.
– Un cirque ? demande Brenna en écarquillant les yeux, pleine d’espoir. On va au cirque ?
Je l’embrasse sur le front pour la faire taire.
– Regarde les choses en face, Cath. Tu ne pourras pas les empêcher.
– Je vais essayer.
Keith a raison, la police n’a pas révélé mon identité, mais le bouche-à-oreille finira par me faire démasquer. Cette ville est si petite que ça va aller très vite. Compte tenu de la renommée de Brett Madden, le mot « cirque » me semble un peu faible.
– Je… On… Qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête pour monter dans une voiture en feu ? Tu aurais pu y passer.
Sa voix, d’habitude si calme, traduit son émotion.
– Elle n’était pas complètement en feu… Pas encore, je marmonne en fermant les yeux.
Je ne peux pas lui en vouloir de réagir ainsi. Il n’y a que quand Brenna se met en danger que je perds mon sang-froid. Le simple fait de l’imaginer se blesser me donne envie de l’enfermer à la maison.
– Qu’est-ce qui était en feu ? demande Brenna gaiement.
Je m’éloigne de ses oreilles indiscrètes. J’espère qu’elle n’entend pas ma mère à l’autre bout du fil.
– Je n’ai pas vraiment réfléchi.
– Ça, c’est sûr !
– Maman, qu’est-ce qui était en feu ?
Elle se met à tirer sur mon bras avec impatience. Je pousse un cri de douleur.
– Brenna, fais attention !
– Keith nous a dit que tu es blessée au poignet mais que tu as refusé d’aller à l’hôpital ?
Je pousse un soupir. Combien de temps va-t-il me falloir pour pouvoir utiliser ma main pour étrangler mon ami Keith ? N’est-ce pas briser le code de déontologie de la police que d’aller voir mes parents, littéralement, en courant ?
– Il fallait que je rentre à la maison auprès de Brenna. Ce n’est qu’une entorse.
– Comment peux-tu en être sûre ? Tu n’es pas médecin. Il y a peut-être une fêlure, ça ne guérit pas facilement. Tu vas l’aggraver et tu ne pourras plus travailler. Et ensuite…
– D’accord ! D’accord !
Je soulève mon poignet afin de l’examiner. Il n’est pas beau à voir.
– Je vais me débrouiller, j’ajoute.
– Ted, prends les clés ! Nous partons chez Catherine, s’exclame-t-elle avant d’ajouter à mon intention : j’espère que tu es habillée.
– Ce n’est pas la peine que vous… je bégaie avant de me rendre compte qu’elle a déjà raccroché.
Je fronce les sourcils en regardant le combiné.
*
* *
L’entraîneur principal des Philadelphia Flyers affiche une expression grave en s’adressant aux journalistes. Il ne semble pas affecté par les flashs et les déclics incessants.
– Au nom de l’équipe, j’adresse toutes nos pensées et prières aux joueurs et à leurs familles. Nous avons appris que Brett est dans un état stable. Nous prions pour son prompt rétablissement. Quant à Seth…
Il marque une pause. Sa voix tremble, premier signe de vive émotion chez cet homme bourru, au visage impassible.
– C’était un joueur de hockey et un être exceptionnel, poursuit-il. Il nous manquera à tous.
Un journaliste pose ensuite une question sur la finale de la Coupe de l’Association de l’Est, qui a lieu le vendredi suivant. Il veut savoir si l’entraîneur pense que l’équipe a vraiment ses chances alors qu’elle vient de perdre deux de ses meilleurs joueurs. Mon père coupe le son de la télé avant la réponse.
– Et voilà, c’est foutu pour la Coupe, fait-il d’un air renfrogné. Tout ça à cause de ces imbéciles et de leurs voitures de sport.
Je lui lance un regard noir, l’image du conducteur est encore trop fraîche.
– Ne me dis pas qu’ils n’allaient pas trop vite, ajoute-t-il d’un air penaud, ce qui excuse l’insensibilité de sa remarque.
Je ne peux pas dire le contraire. Je l’ai déjà dit à Keith la nuit dernière. Mais quelle différence cela fait ? Je bois la dernière goutte de mon café. Au moins, j’ai réussi à avoir ma dose de caféine pendant les cinq minutes qui se sont écoulées avant l’arrivée de mes parents. J’ai aussi eu le temps de demander à Brenna de s’habiller, mais pas plus.
– Je me demande si Jack est déjà debout. Il va être bouleversé par la nouvelle.
Ma mère fonce droit sur la tasse que je viens de terminer et se dirige vers l’évier. Trente secondes après avoir passé le pas de ma porte, elle s’est mise à nettoyer les couverts de la veille. J’aimerais pouvoir expliquer son comportement par ma blessure au poignet, sauf que je la sais simplement incapable de faire face au désordre. Ma mère est ce qu’on appelle une « maniaque ». Je pense vraiment qu’elle a un problème psychologique. Ces dix dernières minutes, je l’ai surprise en train de parcourir ma maison du regard, faisant sans doute le constat de mon manque de propreté. Pourtant, mes critères dans ce domaine ne sont pas aussi bas que ce qu’elle imagine. Misty ou Lou font pire. La différence, c’est que j’ai une petite fille de cinq ans. Certains jours, j’ai l’impression de vivre avec une tornade.
De toute façon, la maison est si petite que je ne pourrais guère cacher le désordre, à moins de tout fourrer sous le lit. D’ailleurs c’est plutôt un cottage qu’une maison, avec quatre pièces sur une surface de soixante-cinq mètres carrés. Dès l’entrée, on tombe sur le salon qui fait aussi salle à manger et cuisine. Deux chambres se trouvent à l’arrière, séparées par la salle de bains. Un porche, à l’avant, ajoute un peu d’espace quand le temps est clément. Étant situé derrière Rawley, la salle de billard, la vue laisse à désirer, mur en brique couvert de graffitis et poubelles qui débordent presque tous les jours. Une des raisons qui font que le loyer est abordable.
J’ai passé des mois à chercher un appartement quand j’étais enceinte de Brenna. À Belmont, Davenport et dans toutes les villes à proximité du relais. Partout sauf à Balsam. Ne pouvant pas m’installer à Philadelphie, j’étais catégorique sur ce point : rester le plus loin possible de Balsam.
Belmont s’est révélée trop chère, avec peu de propriétaires enclins à louer à une fille enceinte de dix-huit ans. J’avais trouvé deux appartements corrects dans ma fourchette de prix, situés dans des villes voisines. Les propriétaires m’ont par deux fois accordé la location. J’avais rempli tous les papiers et fourni les chèques du premier mois et de la caution. Puis, subitement, les appartements n’étaient plus disponibles. Pas la peine d’être un génie pour comprendre qu’ils avaient appris qui j’étais et ne souhaitaient pas prendre de risques avec moi.
Je pensais finir à la rue, jusqu’à ce que Lou s’approche un jour de moi avec un client, Monsieur Darby, propriétaire d’un petit cottage blanc recouvert de vigne grimpante qu’il proposait de me louer pendant l’été.
À Balsam.
Mais loin du centre-ville qui attire les touristes et les habitants les plus aisés. Le cottage se trouve dans le quartier réservé à la petite minorité de gens comme moi, des locaux qui ne cadrent pas vraiment avec la coquetterie ambiante. J’ai accepté la maison, car je n’avais pas le choix. Je pensais aussi que je finirais par trouver autre chose.
Le destin a fait que j’y suis encore. C’est pratique de n’être qu’à quelques minutes de chez mes parents en voiture, depuis que nous sommes en meilleurs termes.
– Il faut vraiment qu’on parte. À moins que tu souhaites passer ta journée aux urgences ? dit ma mère avant de poser les yeux sur mon T-shirt et mon bas de pyjama. Tu ne comptes pas sortir habillée comme ça, n’est-ce pas ?
– J’en ai pour dix minutes.
Ma mère tend un verre d’eau à Brenna.
– Brenna, tu veux bien apporter ça à Papi ? Vas-y doucement, prévient-elle d’un ton grave.
Prenant cette tâche très au sérieux, Brenna avance en faisant de petits pas, les yeux rivés sur le verre. Elle traverse toute la pièce en direction de mon père qui la regarde en souriant.
Je souris à mon tour en passant devant eux.
Lorsque j’ai appris que j’étais enceinte, je n’ai rien dit à mes parents. Je ne leur parlais plus, et ce n’était qu’une déception de plus à leur faire endurer. De toute façon, je n’avais pas l’intention de retourner vivre avec eux. Je préférais chercher un appartement, demander des allocations et l’assurance maladie. En tant que jeune fille enceinte de dix-huit ans, j’avais toutes mes chances pour obtenir des aides.
À six mois de grossesse, ayant du mal à cacher mon ventre sous mon tablier, mes parents ont fini par apprendre la nouvelle de la bouche d’un voisin qui m’avait vue au travail. Je ne saurais dire ce qui a le plus exaspéré ma mère : apprendre qu’ils allaient devenir grands-parents par une tierce personne ou devoir me demander qui était le père.
Ma mère est venue au Diamonds pour me blâmer d’avoir une fois de plus sali l’honneur de notre famille.
Je ne savais pas trop quoi lui dire pour calmer sa colère, surtout, ça ne m’intéressait pas. Avec une bonne once de méchanceté, j’ai admis que son premier petit-fils avait été conçu à l’arrière d’un van, suite à mon chagrin d’amour et après de nombreuses pintes de bière ; que je n’avais pas l’intention de faire une place au père dans ma vie ; que je pouvais me débrouiller toute seule.
Et qu’elle pouvait repartir, car je me considérais comme orpheline.
J’ai conclu en lui disant que je la détestais.
Tout ce que je voulais, c’était lui faire mal. Lui faire subir une fraction de ce qu’elle m’avait fait endurer.
Je n’ai plus entendu parler d’elle jusqu’à la naissance de Brenna. Elle est venue au Diamonds, exigeant de voir sa petite-fille. J’ai refusé. Je venais de passer les mois les plus difficiles de ma vie toute seule, avec l’aide de Misty, de Lou et de Keith, et je n’avais pas l’intention de lui donner ce qu’elle voulait, simplement parce qu’elle l’avait décrété. Mon père était moins coupable à mes yeux, il ne faisait qu’accepter toutes les exigences de sa femme, ils étaient unis dans cette affaire. S’il y a un trait de caractère que j’ai hérité de ma mère, c’est bien mon entêtement.
Un jour, elle est même venue chez moi. J’ai appelé la police. Elle n’a jamais recommencé, la honte étant trop grande pour elle, dans une ville qui ne se nourrit que de ragots.
C’était vraiment la pire période de notre relation.
J’ai caché Brenna pendant des années. À cette ville et à mes parents.
Nous jouions dans notre arrière-cour le week-end, nous allions au parc et à la bibliothèque uniquement pendant la semaine. J’allais au supermarché le lundi matin.
Je restais à l’écart et j’évitais tous les endroits où j’étais susceptible de tomber sur ma mère. Sa vie est très organisée, courses toutes les semaines, essence et bibliothèque tous les samedis matin, et elle reste en général à la maison quand elle n’est pas au travail. En dehors des quelques fois où j’ai croisé leur voiture sur la rue principale, ma stratégie a fonctionné.
C’est mon petit frère Jack qui a fini par recoller les morceaux entre nous. Lui et Brenna, surtout. Il a presque six ans de moins que moi, il en avait douze quand j’ai quitté la maison. À quatorze ans, il est venu pour la première fois à vélo jusque chez moi, après l’école, sans que ma mère le sache.
Jack est le premier à avoir tenu Brenna dans ses bras.
Nous nous ressemblons beaucoup plus, Jack et moi, que je ne ressemble à ma petite sœur. Emma est une version miniature de ma mère. Jack a un meilleur rapport que moi avec mes parents, peut-être parce que c’est le petit dernier de la famille ou que c’est un garçon. Ou encore parce que les choses ont sans doute changé depuis mon départ. Après presque deux ans de visites en cachette chez moi, il a fini par leur avouer que nous étions en contact et qu’il connaissait sa nièce. Il leur a même montré des photos.
Brenna grandissait. Elle devenait une petite personne. Très intelligente. Elle commençait à poser des questions. « Où habite Oncle Jack ? » ; « Est-ce que j’ai des grands-parents ? » ou encore : « Pourquoi est-ce qu’on ne voit pas notre famille à Noël comme dans les films à la télé ? »
Brenna a rencontré mes parents pour la première fois quelques jours avant son quatrième anniversaire, sur le même perron où je claquais la porte quelques années auparavant. Mon père lui a tendu une poupée qu’elle a attrapée dans ses petites mains. Tout le monde pouvait voir la joie sur son visage. Son monde s’agrandissait enfin.
J’ai alors compris combien j’avais été égoïste de les empêcher de se rencontrer. Je leur faisais du mal. Et j’en faisais également à Brenna.
Un accord tacite s’est depuis instauré entre ma mère et moi, une sorte de trêve. Nous n’en avons jamais parlé, la communication n’ayant jamais été notre fort. Je dirais que nous avons désormais un rapport « courtois ».
Par conséquent, le fait qu’ils aient tout mis en suspens et qu’ils se soient précipités chez moi est loin d’être normal pour nous.
Je mets vingt minutes à me préparer, car j’ai du mal à enfiler un T-shirt ou à brosser mes longs cheveux d’une main, ce qui a tendance à m’énerver.
Je reviens au salon où mon père est encore collé à la télé.
– C’en est fini pour nous cette saison. Et sans doute pour les cinq prochaines années, grommelle-t-il.
– C’est ce qui arrive quand on donne autant d’argent à ces jeunes gens qui se croient déjà invincibles.
Ma mère a la tête dans le frigo, elle réorganise les condiments. La lessive de Brenna est déjà triée et pliée, le sol brille comme si quelqu’un venait de passer la serpillière ; les livres sur mon étagère et les chaussures à côté de la porte ont été alignés. Elle a dû faire tout cela très vite derrière mon dos.
Je me sens à la fois reconnaissante et offusquée.
– Son état est « stable »… Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi ils n’en disent pas plus ? Les fans ont le droit de savoir ! C’est nous qui achetons les places et tous les accessoires qui permettent de payer ces salaires démesurés ! Il a peut-être des dizaines de fractures.
En général, mon père ne s’exprime pas beaucoup. Sauf quand il est en colère.
Il doit être vraiment très en colère.
Il se tourne vers moi avec, à la main, une tasse de café qu’il vient de préparer.
– Qu’en penses-tu, Cath ?
Il lève la tasse vers sa bouche sans me laisser le temps de l’avertir de ne pas boire.
Il esquisse une grimace de dégoût au bout de quelques gorgées. Je me contente d’un « désolée ». J’ai acheté une machine à café pour dix dollars à un vide-greniers en pensant que je faisais une affaire. Sauf que je me suis fait totalement escroquer par le vendeur et que je possède désormais la pire machine à café du monde.
Mon père secoue la tête et pose la tasse.
– Il était dans quel état ?
– Plutôt amoché.
Qui sait s’il n’avait pas aussi des blessures internes.
– Il t’a dit qui il était ?
– Non, il était inconscient.
Mon père fronce les sourcils.
– Et quand tu l’as aidé à sortir de la voiture… il a bien dû dire quelque chose ?
– Non, il ne s’est pas réveillé.
– Enfin… Il a dû quand même se réveiller… Il fait au moins cent kilos de muscles et tu as réussi à…
Il me dévisage, moi qui fais un mètre soixante-deux pour cinquante kilos.
Je hausse les épaules.
– Je ne sais pas, je le tirais et je criais quand tout à coup on est tombés dans le fossé. J’imagine qu’il s’est réveillé à ce moment-là. Il faisait tellement chaud, il a dû finir par reprendre ses esprits. Un instinct de survie… Une seconde plus tard et il y passait.
Plus j’y pense, plus je me dis qu’il a dû se réveiller et se hisser à l’extérieur.
– Qui allait y passer ? demande Brenna en faisant des pirouettes.
Je glisse le bras qui ne me fait pas mal autour de ma fille et dépose un baiser sur son front. Je ne dois pas oublier que ses oreilles sont toujours à l’affût.
– Tu veux bien aller faire ton lit, ma chérie ?
Je suis des yeux son corps léger qui s’en va en trottinant. Elle est heureuse d’avoir une nouvelle mission ; cela devrait l’occuper au moins trois minutes.
Lorsque je me retourne, mes parents me regardent fixement. Ils n’arrêtent pas de m’observer avec insistance depuis que je leur ai ouvert la porte ce matin.
– Quoi ?
Ils échangent un regard, puis ma mère prend la parole, tout naturellement.
– On a juste du mal à croire que tu aies fait ça. Nous sommes…
– Ça va, j’ai compris. Pas besoin de me faire la leçon. Ça me rend déjà malade d’y penser ; c’était dangereux et stupide, j’aurais dû penser davantage à Brenna et…
– Cath ! s’exclame mon père en secouant la tête d’un air incrédule. Ta mère n’est pas en train de te faire la morale.
– Je voulais simplement te dire que ce que tu as fait est noble. Et courageux.
Puis elle fait un geste qui ne lui ressemble absolument pas, surtout au vu de l’état de notre relation : elle m’attrape par l’épaule et me prend maladroitement dans ses bras.
– Tu devrais être fière de ce que tu as fait.
Je me contente de rester droite, à la fois crispée et désorientée par son geste et par ses paroles. Est-ce que je me sens fière ? Non, ce n’est pas le bon mot. Je suis soulagée de ne pas avoir la mort de Brett Madden sur la conscience. Et c’est une pensée plutôt égoïste.
– Effectivement, tu as fait quelque chose de fou et d’imprudent, et nous… (elle s’interrompt pour prendre un peu d’air, comme si elle avait dû se rattraper) tu peux être fière de toi. Nous sommes fiers de toi.
Impossible de me souvenir de la dernière fois que j’ai entendu cette phrase sortir de sa bouche. Je parie qu’elle ne m’a peut-être jamais dit une chose pareille.
Je me sens devenir toute rouge.
– Oui, je suppose que je suis fière, enfin, je ne sais pas. Je n’ai juste pas envie d’être au centre de l’attention. Pour moi et pour Brenna. Et pour vous aussi. J’ai peur de ce qui pourrait se passer.
Je me souviens du jour où je me suis réveillée en sursaut en entendant une vitre se briser. Quelqu’un venait de lancer une brique à travers la fenêtre du salon. Je me souviens aussi du jour où mon père a perdu son travail à l’usine de peinture, après avoir été accusé par son supérieur, ami du père de Scott, d’infractions inventées de toutes pièces. Et je me souviens d’Emma qui, l’année du brevet, n’a pas reçu de mention alors qu’elle avait les meilleures notes de tout le collège. Ma mère avait raison : la famille Philips a pignon sur rue à Balsam. Ils n’avaient pas l’intention d’oublier ni de passer à autre chose.
– Ça n’a rien à voir avec ce qui s’est passé autrefois.
Je devine dans le regard de mon père que lui non plus n’a rien oublié. À l’époque, il a plutôt rapidement retrouvé du travail dans une usine automobile.
– Je sais, mais je ne veux pas donner aux gens une raison de déterrer le passé.
Ma mère pousse un soupir.
– Ce n’est pas la peine d’y penser pour le moment. Nous avons su traverser cette épreuve une fois, et nous le ferons encore s’il le faut. Au moins, cette fois, il n’y a pas de honte à avoir.
Je pince les lèvres. La façon dont elle a prononcé le mot « nous » semble insinuer que nous avons tout vécu ensemble. Or, ce n’est pas le cas. D’un côté, il y avait la famille Wright. De l’autre, il y avait moi.
Ce n’est toutefois pas le moment de le lui rappeler.
– Il faut que tu contactes ce joueur de hockey. Ou sa famille, dit-elle en aplatissant son pull sur ses hanches généreuses qui s’épaississent depuis qu’elle se rapproche de la soixantaine. Il te doit une nouvelle voiture. Ils sont pleins aux as. Je suis sûre qu’ils accepteront de te la remplacer. Sinon, je demanderai à Hansen de s’en mêler.
Ma mère est depuis vingt ans assistante juridique dans l’éminent cabinet d’avocats Jeremy Hansen & Robert Shaw, spécialiste des affaires civiles. Elle a pris l’habitude de spéculer sur le gain financier qui se cache derrière toute situation.
Mes épaules se contractent.
– Je ne vais pas demander à Brett Madden ou à sa famille de m’acheter une nouvelle voiture. Et sache que je ne veux surtout pas qu’Hansen s’en mêle.
Ce profiteur avait fini par convaincre ma mère d’intenter un procès à Scott, au lycée et à l’usine de peinture de mon père. Elle serait partie en croisade contre eux si mon père n’avait pas menacé de divorcer. Comme nous tous, il en avait sa claque de tout ce cirque.
Hansen serait capable de faire parvenir les papiers du procès dès que Brett Madden sera en état de recevoir des visites.
– Il te faut une voiture, Catherine. Comment vas-tu aller au travail ?
Le rare instant de calme et de complicité que nous venons de vivre est déjà loin derrière nous. Hildy Wright, celle que je connais si bien, refait surface, les bras croisés, avec cette intonation condescendante qui la caractérise. Tout porte à croire qu’elle veut reprendre le contrôle pour que les choses aillent dans son sens.
– Hildy… prévient mon père.
C’est un homme calme et silencieux. Il ne hausse que très rarement le ton, en général quand il ne supporte plus ma mère. Nous nous ressemblons, lui et moi. Nous sommes des introvertis. Ce qui compte pour lui, c’est le travail et les matchs le soir accompagnés d’une bière.
– Ne te vexe pas, dit-elle en poussant un soupir. Je n’essaie pas de prendre des décisions à ta place. Je pense simplement à ton bien-être. Et à celui de Brenna.
– Et tu crois que je fais quoi ?
Je prends une longue inspiration pour me calmer, tout en me rappelant que ma mère n’est pas juste méchante. Elle s’inquiète pour moi. Simplement elle le témoigne d’une façon que je déteste.
– Je parlerai aux gens de l’accident si et quand je serai prête. Hors de question de demander à Brett Madden ou à sa famille de remplacer ma voiture. C’est moi qui décide. Et c’est tout vu, je réponds avec fermeté.
– Nous le respectons. N’est-ce pas, Hildy ? dit mon père, sur le ton de l’avertissement.
– Pourquoi on a besoin d’une nouvelle voiture ? gazouille Brenna, ce qui brise la tension qui s’était installée.
– Ma voiture ne marche plus, ma chérie.
Elle ne vaut pas la franchise que je dois payer à l’assurance et elle n’a même pas de valeur de remplacement. Je ne serais pas étonnée de recevoir une facture de la ville pour sa mise à la casse.
– On reparlera de tout ça plus tard, chuchote ma mère.
Mon père lève les yeux au ciel. Après des années d’asservissement, il prend enfin son courage à deux mains.
– Commençons par le plus important, dit ma mère en attrapant son sac. Il te faut une radio du poignet. Il est peut-être cassé. Tu devrais d’ailleurs aussi demander un dédommagement à la famille pour ça.
J’ouvre la bouche pour lui dire que je vais me débrouiller toute seule, mais mon père se racle la gorge en croisant mon regard. Je lis l’inquiétude dans ses yeux.
– Une chose après l’autre. Pour le moment, ce qui compte c’est de soigner ton poignet.
– Vous pouvez me déposer à l’hôpital. Je vais sans doute devoir y passer des heures.
– Non, nous restons avec toi.
L’expression de mon père indique que ce n’est pas négociable.
Et, pour une fois, je suis soulagée.