À peine ai-je quitté le vestiaire après notre entraînement de foot que je récupère mon portable dans mon sac pour ouvrir mon appli préférée. Close2U. Je fais défiler les profils à la recherche d’un coup rapide et disponible dans l’heure. Je n’ai pas de temps à perdre.
J’ai l’embarras du choix, et ma messagerie déborde déjà. Je m’arrête sur la bio d’un type dont la photo me plaît. Joli sourire et abdos en béton armé. Parfait.
LONESOMECOWBOY : PARTANT POUR UNE GORGE PROFONDE ?
J’accompagne mon texte d’une photo de ma queue. Histoire qu’il percute direct à qui, ou plutôt à quoi, il a affaire.
LUSTDEVIL : CARRÉMENT. OÙ ET QUAND ?
C’est si simple, putain. Quelques mots, une question, une photo… et le mec accourt. Comme d’habitude. Il ne cherche même pas à savoir à quoi je ressemble. Mais je suppose qu’une seule partie de mon anatomie l’intéresse. Non pas que je m’en plaigne. C’est exactement pour ça que j’ai choisi cette appli : du sexe facile avec des gars que je ne reverrai jamais. Pas de prise de tête, pas de question. Juste du plaisir. Teinté d’un léger goût d’amertume et de désespoir.
LONESOMECOWBOY : REDCROWN DANS 30 MIN.
C’est toujours dans cet établissement que j’échoue quand je veux m’envoyer en l’air. C’est un peu le repère du coin pour les types comme moi, et il est assez connu au sein de la communauté.
LUSTDEVIL : OK, JE SITUE TRÈS BIEN CE BAR. DÉJÀ SUR LE DÉPART ;)
Plus qu’à récupérer ma caisse et, dans quelques minutes, je pourrai enfin relâcher le stress de ma journée dans une bouche accueillante.
Soudain, un bras entoure mes épaules. Je verrouille mon écran juste à temps pour que Dante n’y jette pas un coup d’œil curieux. Il ne me pose pas de questions, mes colocs ont tous rapidement compris que ça ne servait à rien. Au début, Dante s’est montré insistant, il voulait absolument savoir pourquoi je passais autant de temps seul, en dehors de chez nous, mais à force de répéter que j’avais parfois simplement besoin d’être tranquille, il a fini par lâcher l’affaire.
Sans lui mentir, je me suis contenté de lui balancer une semi-vérité pour qu’il me foute la paix sur le sujet. Après tout, habiter tous ensemble peut être étouffant. Même si j’aime ces gars, j’aime aussi avoir la paix. Et pouvoir m’envoyer en l’air sans subir d’interrogatoire.
— On va boire un verre au Eva’s Club avec Blake, Leander et Nyx, ce soir. Tu viens ?
— Non, merci. Je vais aller faire un tour.
Et baiser.
Je déteste avoir à lui cacher ça, à leur cacher ça — surtout que je sais qu’ils comprendraient —, mais c’est une partie de moi que j’ai déjà du mal à admettre, alors l’avouer aux autres… hors de question. J’espère encore que je changerai, que ce n’est qu’une « phase », comme certains l’appellent. Une phase qui dure depuis un bon paquet d’années, certes, mais elle finira bien par passer un jour, non ? J’ai envie de ricaner tellement je me voile la face. Pourtant, c’est tant plus facile de croire ça que d’accepter que je suis… gay.
Dante tapote mon épaule avant de me relâcher, et nous nous saluons tandis que je grimpe dans ma voiture.
En attendant que le chauffage rende la température de l’habitacle acceptable, je ne résiste pas à retourner sur Close2U. Dans mes DM1, je scrolle la dizaine de messages non lus, cherchant un nom en particulier. CheerMeUp.
Mon espoir est vite douché quand je me rends compte qu’il n’a toujours pas rebondi sur notre dernière conversation. Tant pis. Je devrais me faire une raison. En général, je laisse tomber rapidement si on ne se montre pas intéressé, j’ignore donc ce qui me pousse à vouloir garder le contact avec un fantôme. Ses réponses sont systématiquement laconiques, arrivent à un rythme aléatoire, et trop lent à mon goût.
Nous discutons depuis le jour de Noël, ce qui est un peu triste quand on y réfléchit, et nous n’avons échangé que quelques phrases sans grand intérêt, alors pourquoi ne puis-je m’empêcher d’attendre des nouvelles ? Peut-être parce que, justement, contrairement à tous ces pauvres hères qui traînent sur l’appli, il n’a pas l’air de simplement chercher à s’envoyer en l’air. Alors j’ai envie de creuser, de découvrir ce qu’il fabrique ici.
Une fois encore, je m’égare sur son profil. « Juste là pour discuter, et plus si affinités… » Sa photo est un portrait, mais son visage flou est dissimulé par sa main. Une main qui porte des bagues.
Je soupire et finis par sortir du parking du stade, mes pneus crissant sur la neige. Je suis les phares arrière de la voiture de Chase, mais bifurque à droite alors qu’il part à gauche. Vers chez nous. Tandis que je quitte le campus.
Ma playlist résonne dans l’habitacle, et je ne peux m’empêcher d’afficher un sourire penaud lorsqu’Ateez laisse place à BTS. La K-pop, c’est mon péché mignon, même si je ne l’avouerai jamais. Je sais que je ne devrais pas avoir honte, mais mes potes ne jurent que par la musique pop rock américaine.
Tout en me dirigeant droit vers le RedCrown, je fredonne puis chante lorsque les paroles sont en anglais. Devant le bar, des types sont agglutinés autour de braseros, en train de fumer leur clope. Ils sont bien trop peu vêtus pour un temps pareil, mais je suppose qu’entre l’alcool, la danse, le sexe et la came, ils ne doivent plus sentir la morsure du froid.
Je continue mon chemin et me gare plusieurs rues plus loin, comme toujours. J’ignore pourquoi je prends autant de précautions, ce n’est pas comme si les gens que je fréquente traînaient dans le coin et risquaient d’apercevoir ma caisse, mais… c’est plus fort que moi. Des années que je fais attention à tout, pour ne pas laisser de traces, ne pas semer d’indices. La seule fois où j’ai failli être découvert, c’était avec un pote de l’armée. Autant dire que depuis, je redouble d’attention.
Une fois le moteur arrêté, je récupère mon téléphone abandonné sur le siège passager et ouvre Close2U.
LONESOMECOWBOY : J’ARRIVE.
LUSTDEVIL : JE SUIS AU BAR. SWEAT VERT ET UNE PUTAIN DE GAULE…
Je me pince les lèvres, l’anticipation du plaisir me prenant aux tripes, puis m’extirpe de ma voiture. Plus vite ce sera fait, plus vite j’aurai pris mon pied et plus vite je pourrai rentrer pour aller me pieuter.
Un frisson parcourt ma peau lorsqu’une rafale me fouette le visage. J’enfonce mon bonnet sur ma tête et me dirige vers le RedCrown. Comme chaque fois que je discerne l’enseigne à la couronne rouge qui clignote dans la nuit, une vague de dégoût et de honte me serre la gorge. Heureusement, elle ne s’attarde pas.
Je me fraie un passage entre les corps et pousse la porte en bois. De l’extérieur, rien n’est visible. Et tant mieux. Les basses m’agressent les oreilles dès que je mets un pied à l’intérieur. Tant mieux. De cette façon, j’entends moins mon cœur qui bat trop fort.
Mon regard se porte aussitôt vers le bar animé derrière lequel des serveurs torse nu courent dans tous les sens. Il faut dire que l’endroit est bondé, comme souvent. C’est le lieu de réunion des mecs comme moi : recherchant la facilité. Je me demande parfois si je suis le seul dans cette foule à ne pas assumer, à préférer les coups rapides simplement pour mieux me voiler la face. Sans doute pas. Vivre sa sexualité dans l’obscurité, c’est le lot de beaucoup de gens. La preuve, jusqu’à récemment, Jeremiah était comme moi.
Songer à lui m’oblige à m’interroger. Est-ce que moi aussi j’attends de trouver la bonne personne, celle qui brisera les barrières que j’ai érigées et m’aidera à m’accepter pleinement ?
Secouant la tête pour chasser ces pensées parasites, je scrute le bar bondé. Je repère rapidement le sweat vert et, après avoir pris une profonde inspiration, je me dirige vers lui d’un pas ferme. Mes bottes claquent sur le sol collant, et une fois à la hauteur du type, je pose une main sur son épaule. Il se retourne, et son regard brun se rive au mien tandis qu’un sourire aguicheur naît sur son visage.
— Eh bien, j’ai tiré le gros lot, on dirait, déclare-t-il en me matant de la tête aux pieds.
Je lui rends son sourire, m’attardant sur ses lèvres pleines ornées d’un piercing. Merde. J’ai hâte de les sentir se refermer autour de ma queue. À voir la manière dont il joue avec son anneau avant que sa langue glisse sensuellement sur sa bouche pulpeuse, il semble en avoir autant envie que moi. Je crois que moi aussi, j’ai tiré le gros lot.
J’essuie quelques verres au bar quand mon père se place à mes côtés et pose une main sur mon épaule.
— Comment s’est passé l’entraînement, fiston ?
Tout en continuant ce à quoi je suis occupé depuis quelques minutes, je me tourne à demi vers lui pour lui répondre.
— Très bien. C’était plutôt sympa de s’entraîner sur le terrain et de faire autre chose que de bosser cette chorégraphie pour Daytona. Je crois que tout le monde en avait marre de ne faire que ça, même le coach Reyes.
— Il ne vous épargne pas cette année, ce coach. Je veux que tu saches à quel point je suis fier de toi. De tout ce que tu accomplis au quotidien, entre les cours et le cheerleading, sans jamais te plaindre.
— Je sais, papa. Tu me le dis tous les jours. Merci.
Je souris pour essayer de cacher mon embarras, mais mes joues rouges ne trompent sans doute personne. Je me demande si je finirai par m’habituer à ce genre de démonstration d’affection. Probablement pas. Les sept premières années de ma vie en ont été dénuées, et je crois que certaines blessures ne guérissent jamais vraiment.
La main libre de mon père se pose sur mon autre épaule, et il me tourne complètement vers lui avec force et détermination.
— Je te le dirai encore demain. Et le jour d’après. On est chanceux de t’avoir avec nous, Pierce. N’en doute jamais.
Je hoche la tête, rendu muet par la boule qui me serre la gorge. Malgré ça, je sais que je ne pleurerai pas, je ne le fais jamais. J’ai perdu cette capacité à montrer mes émotions il y a longtemps.
Je pousse un soupir de soulagement quand la sonnette du Eva’s Club, le speakeasy dont mes parents sont les propriétaires, retentit. Mon père me sourit avant de se diriger vers le petit escalier menant à la cordonnerie qui donne sur la rue et n’est en fait qu’un décor. Le Eva’s Club est ouvert depuis la prohibition, et mon père est fier de raconter qu’à une certaine époque, Capone y rencontrait certains de ses associés de Saint-Louis. Je ne suis pas convaincu que ce soit vrai, mais les clients adorent ce genre de légende.
Quand je reconnais les quatre personnes qui accompagnent mon père, je ne peux pas m’empêcher de jeter un coup d’œil derrière eux. Dante me fait signe, et je ravale ma déception pour lui répondre. Knox ne vient jamais ici, de toute façon. J’ignore pourquoi je cherche encore à le voir apparaître comme par magie avec ses potes lorsqu’ils débarquent pour boire un verre. En réalité, ce type me fascine. J’ai un sacré crush pour lui, même si je sais que ça ne mènera jamais à rien. Lui et moi, on ne joue carrément pas dans la même cour. Knox est un dieu oublié parmi le commun des mortels. Il n’y a qu’à le voir sur un terrain de foot pour en être persuadé. Sa carrure, son allure, tout en lui est divin. Moi, je ne suis que… moi. Avec mes défauts et mes angoisses qui me bouffent la vie. J’ai appris à les accepter et à faire avec, mais ça rend impossible quoi que ce soit avec un type comme Knox. Cependant, rêver n’a jamais fait de mal à personne, si ?
Mon père reprend sa place derrière le bar une fois qu’il a conduit Dante, Blake, Leander et Nyx à une table. J’attrape quelques cartes des boissons et me dirige vers eux.
C’est ma troisième année à Saint-Charles, et comme pour beaucoup de choses, il m’a fallu du temps pour faire connaissance avec les autres étudiants. Dante a été le premier. On s’est rencontrés à Saint-Louis Athletic Cheer quand il est arrivé du Connecticut et on s’est rapidement rendu compte que nous étions aussi dans la même équipe universitaire. Dante est un type franc, qui a le cœur sur la main. Je me suis vite senti à l’aise avec lui, et au fil des années, il m’a lentement introduit dans son groupe. Si je pense pouvoir le considérer aujourd’hui comme un ami, je ne peux pas encore en dire autant des autres.
— Hey ! les salué-je en me postant près d’eux. C’est cool de vous voir ici ! Vous savez ce que vous voulez ?
— Oui, mais on ne te le dira que si tu acceptes de boire un verre avec nous, me répond Dante en me lançant un clin d’œil.
Je le regarde en fronçant les sourcils puis me tourne vers les autres.
— Vous soutenez ses tentatives de chantage ?
Ils hochent tous les trois la tête, tout sourire.
— Allez, mec ! C’est vendredi. De plus, avec le gros match qui nous attend demain et le coach Reyes qui nous exténue avec les entraînements pour Daytona, je suis sûr que tu as tout autant besoin que nous de te détendre.
Je jette un coup d’œil à mon père qui s’active derrière le bar. Il peut se débrouiller seul, mais…
— Et ton patron a déjà donné son accord, ajoute Dante qui a suivi la direction de mon regard. Tu n’as donc aucune excuse.
Le traître. Dante sait que je préférerais me planquer dans mon coin à préparer les boissons plutôt que de venir m’incruster dans son groupe d’amis. Même si je les fréquente régulièrement, ça n’enlève rien à mon sentiment d’être l’outsider de la bande. Dante et ses potes n’y sont pour rien, la faute n’incombe qu’à moi et à mon manque de confiance maladif.
— OK, capitulé-je. Je prends vos commandes, je les prépare et je vous rejoins.
Je mémorise les boissons désirées par chacun et retourne jusqu’au bar derrière lequel je reste plus de temps que je ne le ferais normalement.
Quand mon père passe à côté de moi, je l’interpelle :
— Tu es sûr que ça ne te dérange pas que je boive un verre avec Dante et les autres ?
— Tu ne devrais même pas être là, Pierce. Je ne t’attendais pas spécialement ce soir pour m’aider à faire le service. Va t’amuser.
— Merci.
Alors que je m’apprête à m’éloigner avec mon plateau, il m’arrête d’une main posée sur mon épaule.
— Dis à Leander que l’équipe a intérêt à gérer, demain. Histoire que les spectateurs n’aient pas l’impression que seuls les cheerleaders assurent le spectacle !
J’éclate de rire. Comme si j’allais oser dire ça à Leander.
— Pierce ne dira rien, mais je vais me charger de le faire à sa place, lance une voix derrière moi.
Dante est appuyé au bar avec un sourire qui monte jusqu’à ses oreilles. Quel fouteur de merde celui-là, quand il s’y met !
— Je suis venu voir si je pouvais te filer un coup de main.
Je lève les yeux au ciel.
— Tu m’insultes, là. C’est quand même beaucoup plus facile de porter ce plateau que de tenir une des filles de l’équipe à bout de bras. Côté poids, y’a pas photo !
Alors que nous retournons vers ses amis, Dante s’étouffe presque de rire.
— Putain, ne dis jamais ça à nos coéquipières !
— Ça va pas, non ? Je tiens à ma vie.
Nous rions encore lorsque je dépose les verres sur la table. Je ne remercierai jamais assez Dante d’être cet ami qui comprend d’instinct quand j’ai besoin d’un petit coup de pouce. Comme ce soir.
Alors que les autres discutent à bâtons rompus du prochain match de la saison, je prends conscience que la vie n’a que plus de saveur quand on ne la passe pas seul. Peut-être qu’à partir de maintenant j’accepterai plus facilement leurs invitations. Ou peut-être que j’oserai répondre à des messages inoffensifs sur des applis de rencontre sans avoir peur à en vomir.
J’ai encore du chemin à parcourir et je n’aurai sans doute jamais la capacité sociale de Dante ou de Nyx, mais alors que je profite d’un bon moment plutôt que de trimer derrière le bar pour occuper mon esprit à tout prix, je me dis que ça vaut la peine de se forcer un peu.
Au début, j’ai songé à le faire mariner, comme lui l’a fait, mais j’en suis incapable. Et j’ai envie de croire que j’ai eu raison puisque ça va bientôt faire trois heures que nous discutons. Il ne m’a toujours pas demandé de lui montrer ma queue ni n’a proposé de m’envoyer une vidéo où il se branle, chose qui ne m’est jamais arrivée depuis que je fréquente Close2U.
J’ai passé la soirée le nez rivé à mon téléphone pendant que les gars jouaient à la PlayStation.
Tout le monde dort désormais, et la maison est silencieuse. Du moins, c’était le cas lorsque je me suis levé pour aller pisser, parce qu’à présent, avec la musique qui hurle dans mon casque, je n’entendrais pas une bombe explosant dans le salon.
Je relis le dernier message, celui qui a fait battre mon cœur un peu trop fort.
CHEERMEUP : EST-CE QUE C’EST BIZARRE DE TE DIRE QUE J’AIME PARLER AVEC TOI ?
Je souris.
LONESOMECOWBOY : NON. MOI AUSSI. MÊME SI TU N’AS JAMAIS VU FIGHT CLUB.
Nous avons parlé de cinéma et de séries télé pendant la majeure partie de la soirée. Je crois que nous focaliser là-dessus a aidé à briser la glace. Aucun de nous ne s’est engagé sur des questions personnelles, même si j’en meurs d’envie. Des interrogations basiques, comme son âge, ce qu’il fait dans la vie, s’il est étudiant ou s’il bosse, mais aussi plus intimes, du genre ce qu’il cherche sur cette appli. Clairement pas du sexe, sinon il me l’aurait déjà proposé.
En fait, je me rends compte que nous ne connaissons même pas nos prénoms, comme si c’était un secret que nous tenions à garder jalousement.
CHEERMEUP : DÉSOLÉ. JE VAIS ESSAYER DE REMÉDIER À CET AFFRONT. SI TOI, TU ME PROMETS DE MATER TU NE TUERAS POINT.
LONESOMECOWBOY : DEAL.
C’est un film qu’il a déjà évoqué, que je ne connaissais pas, ce qui est étrange, vu le sujet. C’est marrant qu’il veuille me faire regarder un film de guerre sans connaître mon passé de militaire. Une drôle de coïncidence.
Je scrute mon écran, impatient de poursuivre cette conversation.
CHEERMEUP : JE DEVRAIS ALLER ME COUCHER.
C’est la douche froide. Et moi qui étais prêt à discuter toute la nuit. Étrange comme c’est plus simple d’échanger à l’écrit qu’à l’oral. Je ne suis pas quelqu’un de très causant, tout le monde peut en attester, tout comme je n’aime pas montrer mes émotions. Depuis longtemps, j’ai formé une sorte de barrière invisible entre moi et les gens, parce que c’est plus facile. Mais cette barrière s’efface tandis que je discute avec ce mec. Le fait qu’il ne puisse pas me voir et analyser mes réactions m’aide. Sans compter que nous ne nous connaissons pas. Nous pourrions simplement arrêter de nous parler et continuer notre vie, tout irait bien, ça ne changerait rien.
CHEERMEUP : TU T’ES ENDORMI SUR TON TÉLÉPHONE ?
LONESOMECOWBOY : DÉSOLÉ. J’ÉTAIS EN TRAIN DE ME DIRE QUE JE FERAIS MIEUX DE ME PIEUTER AUSSI.
Pas du tout. Même s’il est tard et que la journée de demain va être chargée.
CHEERMEUP : OUAIS… J’AURAIS BIEN AIMÉ POURSUIVRE CETTE DISCUSSION, MAIS JE VAIS ÊTRE CLAQUÉ DEMAIN SI JE NE ME FORCE PAS À DORMIR, ET J’AI UN ENTRAÎNEMENT HYPER TÔT.
Un nouveau sourire ourle mes lèvres. C’est dingue, j’ai l’impression de n’avoir fait que ça ces dernières heures : sourire. Pour un inconnu. Pour quelques mots échangés par écrans interposés.
LONESOMECOWBOY : TU PRATIQUES QUEL SPORT ?
Évidemment, il a attisé ma curiosité. Soudain, je l’imagine en joueur de foot. Ce serait drôle, et une sacrée coïncidence. Et ça nous ferait une passion commune. Non que je manque de gens avec qui partager mon amour du ballon, mais quoi de mieux pour se rapprocher ?
CHEERMEUP : JE VAIS TE LAISSER DEVINER. INDICE : CE N’EST PAS CELUI AUQUEL TU PENSES.
LONESOMECOWBOY : ET AUQUEL JE PENSE ?
CHEERMEUP : À CELUI QUI SE PRATIQUE AVEC UNE BALLE.
LONESOMECOWBOY : HA, HA ! TRÈS MALIN.
Cela dit, ça écarte pas mal de possibilités. Tant pis pour le football.
CHEERMEUP : BONNE NUIT, MEC.
LONESOMECOWBOY : À TOI AUSSI. XOXO
J’attends une dernière réponse, mais elle ne vient pas, alors je me déconnecte de l’application et pose mon téléphone sur mon torse en rivant mon regard au plafond. Est-ce que c’est étrange d’imaginer sa voix, son physique ? La réalité est souvent loin d’être conforme à l’image que l’on a en tête, et pour être honnête, ça ne m’a jamais dérangé. Je n’ai pas de style de mec en particulier. Peu importe puisque je ne m’attarde pas.
Je pousse un soupir, arrête ma playlist Spotify et décide d’essayer de dormir un peu. Moi aussi, j’ai un entraînement demain et j’ai besoin de sommeil. Je branche mon portable sur la table de nuit et me tourne sur le ventre, les mains passées sous mon oreiller. Puis je ferme les yeux, espérant que les bras de Morphée m’étreignent rapidement.
*
* *
— Putain ! C’est quoi ce temps de merde ? grogne Sander, les mains sur les cuisses, en train de reprendre son souffle.
Je souris et secoue la tête.
— T’es vraiment une petite nature, mon pote.
— Ferme-la, Knoxy.
— Arrêter de m’appeler comme ça !
— Alors, arrête de me faire chier.
Je lève les yeux au ciel et essuie mon visage pour ôter la neige fondue qui ne cesse de tomber. Clairement, les conditions ne sont pas optimales pour s’entraîner, mais nous n’avons pas vraiment le choix. Cette année, nous espérons faire mieux que la saison dernière et arriver plus loin dans le championnat, nous redoublons donc d’efforts.
Mes heures sans sommeil se rappellent à moi, pourtant j’ai l’habitude de ne pas dormir beaucoup. Faire la grasse mat n’est pas possible au sein de l’armée.
Je cligne des paupières, essayant de chasser des souvenirs que je tente de refouler. Comme celui de mon père, qui n’a jamais accepté que je ne devienne pas Navy Seal. Pire que ça, que je n’aie pas envie d’être soldat.
Je viens d’une famille de militaires, et d’après eux, on a ça dans le sang. Pourtant, j’aspire à autre chose. À tout sauf ça. Pour une raison que je n’ai jamais osé leur dévoiler, que ce soit à mes parents ou à mon frère. Ils ne comprendraient pas. Et c’est en partie pour cette raison que mon choix s’est tourné vers le football. Par défaut, et parce que, soyons honnêtes, je pensais que ça m’aiderait avec ma sexualité. Un sport brutal, un sport de mecs. Et puis, bien que j’aie commencé sur le tard, j’ai découvert que j’étais doué pour ça. Vraiment doué. Et surtout, que ça me plaisait. L’esprit d’équipe, la tactique, l’effort physique. Être soldat m’a permis d’obtenir une bourse universitaire. Depuis, je rêve de passer pro. Pour prouver à mes parents que je ne suis pas une merde juste parce que je n’ai pas choisi la voie qu’ils souhaitaient.
Longtemps, j’ai eu l’impression d’être spectateur de ma propre vie. D’aller où l’on me disait d’aller, de faire ce qu’on me demandait, sans vraiment savoir ce que moi, je voulais. Le football a changé ça. Et même si mes rêves ne se réalisent pas, rien ne m’empêche de trouver une solution de repli. De temps en temps, je me dis que je serais tout aussi heureux dans une petite ville, à réparer des motos. Je suis doué pour la mécanique, et posséder mon propre atelier m’irait parfaitement.
— Stevenson, arrête de rêvasser ! gronde le coach depuis les abords du stade.
Je cligne des paupières et me tourne vers lui.
— Désolé !
Leander s’avance vers moi et pose une main sur mon épaule.
— Tout va bien ?
— Ouais, ouais, ça va.
C’est le cas, je me suis juste perdu un peu trop longtemps dans mes pensées.
Il n’insiste pas. Personne n’insiste jamais. Mes amis ont appris que ça ne sert à rien. Parfois, je regrette de ne pas réussir à m’ouvrir plus à eux, comme ils le font avec moi, mais je trouve ça plus facile de tout garder pour moi.
Leander me serre brièvement le bras avant de me relâcher en souriant et en hochant la tête. Puis l’entraînement reprend.